D’où vient ce chiffre de 15.000 litres d’eau nécessaires pour produire 1 kg de viande de bœuf ?

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[RTBF.BE, rubrique FAKY, 15 juin 2023] Quinze mille litres d’eau pour produire un kilo de viande de bœuf. C’est un chiffre qui ressort depuis plusieurs années lorsqu’on veut parler de l’impact de la production de viande sur l’environnement. Deux études – l’une publiée en 2007 et l’autre en 2012 – sont à l’origine de ce calcul. Un chiffre qui comprend toute l’eau nécessaire à l’élevage de l’animal, y compris l’eau de pluie tombée sur le champ où la vache paît.

Produire de la viande, cela consomme énormément d’eau. On estime que pour un kilo de viande de bœuf, il faut plus de 15.000 litres d’eau. C’est 150 fois plus que pour un kilo de légumes.” Le 28 mai dernier, le JT de la RTBF fait le point sur l’impact environnemental de la production de viande et cite cette estimation, maintes fois reprise par ailleurs par exemple, par le journal Le Monde en 2015 ou Futura sciences le 6 avril dernier.

Une moyenne globale

Ce chiffre a été publié dès 2007 dans une étude coécrite par le scientifique Arjen Hoekstra de l’Université de Twente aux Pays-Bas. Le chercheur a ensuite continué ses recherches et publié un chiffre similaire en 2012. Il a utilisé une méthode agréée par la FAO, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations Unies. Cette méthode a ensuite été reprise par l’organisation Water Footprint Network qui se charge de communiquer à propos de l’empreinte eau de l’activité humaine afin de préserver l’or bleu.

Dans son calcul, Hoekstra fait une moyenne pondérée de l’utilisation de l’eau dans la production de viande de manière globale, pour tous les pays du monde. Mais comme le soulignent les scientifiques de l’INRA, l’Institut national français de la recherche agronomique en 2013, “il y a de fortes différences d’un pays à l’autre, allant par exemple de 11.000 litres au Japon à 37.800 litres au Mexique. Cette variation est liée aux précipitations et à l’évapotranspiration locale, aux systèmes de production et à la productivité animale.

L’eau de pluie prise en compte

Car oui, dans ce calcul de 15.000 litres d’eau pour 1 kg de bœuf, les scientifiques comptent plusieurs types d’eaux, y compris celle venant du ciel, autrement dit la pluie qui sert à faire pousser les aliments des animaux. Chez nous, cette nourriture provient en grande partie de l’herbe des prairies.

C’est ce qu’explique Jérôme Bindelle, professeur de gestion du pâturage et d’élevage pour l’agroécologie à Gembloux Agrobiotech de l’Uliège. “Cela comprend ce que l’animal va boire mais aussi ce qui va servir à nettoyer les étables, ce qui va servir à dépolluer les eaux qui seraient contaminées et aussi ce qui va servir à produire les plantes que le bovin va consommer c’est-à-dire, le fourrage, l’herbe des prairies, les céréales et les tourteaux, les concentrés que l’animal va manger tout au long de sa vie.

Ces 15.000 litres d’eau comprennent donc différentes catégories d’eaux en fonction de leur provenance et de leur utilité :

      • L’eau verte est celle qui tombe du ciel sur les champs et sur les prairies, l’eau de pluie.
      • L’eau bleue est celle que l’on consomme, que l’on va aller pomper dans les rivières ou dans les nappes phréatiques via des captages.
      • L’eau grise est celle qui est utilisée pour les processus de dépollution.

Et chez nous, c’est principalement l’eau verte, autrement dit la pluie, qui sert à produire les plantes que le bovin va consommer.

Jérôme Bindelle a lui-même repris les calculs de ses confrères hollandais. “Si on fait le total de la consommation de ces trois eaux, on est plus ou moins sur les mêmes valeurs. Mais il faut se rendre compte que la proportion d’eau verte, en particulier dans les systèmes avec des herbivores, des animaux qui consomment de l’herbe en pâturage, est très importante : elle représente entre 90 et 95% de l’eau consommée.

Autrement dit, la quasi-totalité de l’eau utilisée par les vaches qui sont en pâturage est celle “qui est tombée sur un champ ou sur une prairie et qui va être utilisée par la plante pour pousser et va être évaporée par celle-ci“, explique le professeur de l’Uliège. “Donc, ce n’est pas de l’eau qui est retirée au cycle de l’eau par le processus d’élevage.

C’est en partie ce qui fait bondir les fédérations d’éleveurs lorsque ce chiffre ressort. Jérôme Bindelle n’est quant à lui pas étonné de cette estimation pour laquelle il comprend le calcul. Mais il souligne qu’il est important de préciser que “la grande majorité de cette eau n’est pas de l’eau que l’on puise dans les nappes phréatiques ou que l’on dépollue. C’est de l’eau qui, de toute façon, va tomber sur une prairie et sera réévaporée, quelle que soit la végétation qui est dessus donc on ne prive pas les nappes phréatiques de cette eau-là.

Des chiffres très différents en fonction des méthodologies

En fonction de la méthode de calcul de cette “empreinte eau”, d’autres résultats sont disponibles, comme on peut le voir dans ce tableau publié par l’INRA, en 2013 :

© Institut national de la recherche agronomique (FR, 2013)

À l’extrême, il y a l’étude de Pimentel et Pimentel en 2013, qui compte 200.000 litres d’eau pour la production d’un kilo de bœuf. Mais la méthodologie précise n’est pas spécifiée, note l’INRA qui constate que ce calcul se base sur “un système sur parcours extensifs, qui demande une grande surface et donc une grande quantité d’eau verte par kg de viande produit.

Ainsi, paradoxalement, plus l’espace donné aux vaches est grand et plus elles y restent longtemps, plus cette quantité d’eau (de pluie) le sera aussi… ce qui peut paraître contradictoire vu que la pression exercée par les animaux sur l’environnement est moins importante quand ils sont moins nombreux sur une prairie. Nous ferons le point sur cette pression chez nous plus loin dans cet article.

Paradoxalement, les cultures irriguées ont une empreinte eau moins importante

À l’autre extrême, il y a le chiffre de 58 à 551 litres nécessaires à la production d’un kg de bœuf, un chiffre publié par Ridoutt en 2012 et qui correspond à la production de viande en Australie et où l’eau utilisée au nourrissage des bêtes est de l’eau bleue. Il s’agit donc d’eau irriguée, prélevée dans les nappes phréatiques ou les rivières, “ce qui conduit à une réduction d’eau douce disponible“, écrit l’INRA, contrairement aux modèles se basant sur le pâturage.

Si l’on résume, plus l’élevage est “naturel” en laissant paître les vaches sur des prairies, plus la quantité d’eau nécessaire est importante car c’est toute l’eau de pluie qui est comptabilisée dans la production de nourriture pour la vache. Or, elle tombera quoi qu’il advienne et sera ensuite “évapotranspirée” par les plantes ou retournera à la nature via les déjections bovines.

En revanche, en comptant tous les types d’eau, l'”empreinte eau” globale est moins importante dans les élevages plus industriels et où leur nourriture est essentiellement composée d’aliments concentrés et de céréales fourragères qui ont besoin d’irrigation et de pesticides pour pousser. Mais il s’agit essentiellement d’eau bleue. Donc plus l’élevage est intensif, plus il puise dans les réserves d’eau mais cela n’apparaît pas dans cette “empreinte eau“.

Quel type de culture chez nous ?

La question est donc de savoir quel type de viande nous consommons : celle qui est produite avec des bêtes qui paissent ou bien celle qui est produite grâce à des plantes irriguées ? “Chez nous, c’est une production mixte“, répond Jérôme Bindelle. “La majeure partie de la nourriture des bovins vient des prairies, que ce soit en pâturage direct pendant la saison ou un affouragement à l’auge de foin ou d’ensilage d’herbe qui aurait été conservé pour l’hiver.

Et puis, il y a quelques compléments qui sont donnés. “Par exemple, les bovins, en engraissement, reçoivent quelques compléments pendant la dernière phase de leur cycle de production. Certaines fermes utilisent aussi de l’ensilage de maïs en plus de l’herbe pour avoir plus de fourrages pour leurs animaux.

La plupart de ces compléments viennent de chez nous, précise le professeur, à l’exception de certains tourteaux. “Le lin ou le soja sont importés mais cela reste une part peu importante de l’alimentation des animaux.

Peu de pression sur les champs

Fannie Jenot est chargée de mission pour C-durable qui s’occupe d’aller dans les fermes pour calculer leur score environnemental sur base de la biodiversité, du bien-être animal et du climat. “L’un des éléments les plus importants qui permet de savoir si un élevage est plutôt intensif ou extensif est le chargement en bovin à l’hectare“, explique la chargée de mission.

On estime que l’impact de la ferme sur la biodiversité est très défavorable si elle a un chargement de 2,6 UGB (Unité de gros bétail par hectare, autrement dit une vache, ndlr) par hectare. Et on estime qu’elle est favorable ou qu’elle n’a pas d’impact entre 1,8 et 1,4.” Or en Wallonie, la moyenne ne dépasse pas 2,6 vaches par hectares. “En 2018, la moyenne est de 2 UGB par hectare fourrager avec la charge la plus basse à 1,5 et la plus élevée à 2,7.

Reste à savoir si cette viande est celle que nous consommons chez nous. Selon Statbel, la Belgique est plus qu’autosuffisante en viande bovine : 247.122 tonnes équivalent carcasse (os, tendons, graisse compris) de viande bovine ont été produites en 2021 et 177.356 tonnes équivalent carcasse ont été mises sur le marché.

Mais cela ne signifie pas pour autant que les Belges consomment uniquement la viande produite chez nous car si la Belgique exporte 158.997 tonnes équivalent carcasses, elle importe aussi 89.231 tonnes équivalent carcasse. Bien que nous soyons autosuffisant en viande de bœuf, celle que nous consommons vient en partie d’ailleurs. Cependant, les données ne permettent pas d’identifier l’origine des viandes échangées.

En conclusion, le chiffre de 15.000 litres par kilo de viande bovine est exact selon une méthodologie qui comprend l’eau de pluie. Et c’est ce qui est paradoxal dans la méthode de calcul de cette empreinte eau. Plus les vaches paissent longtemps, sans être agglutinées dans les prairies, plus l’empreinte eau est grande.

Marie-Laure Mathot et Marine Lambrecht, rtbf.be


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Plus de presse…

MALET : Le système Pierre Rabhi (2018)

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Repris dans notre portefeuille de veille pour la Revue de presse, le Monde diplomatique [MONDE-DIPLOMATIQUE.FR] ambitionne de “faire vivre un journalisme affranchi des pouvoirs et des pressions.” Leur devise : “On s’arrête, on réfléchit.” Nous avons marqué l’article ci-dessous dans la catégorie Tribune libre comme dans la catégorie Revue de presse, en ceci qu’il documente le sujet le sujet autant qu’il alimente le débat. What else ?


Frugalité et marketing

[MONDE-DIPLOMATIQUE.FR, août 2018] La panne des grandes espérances politiques remet au goût du jour une vieille idée : pour changer le monde, il suffirait de se changer soi-même et de renouer avec la nature des liens détruits par la modernité. Portée par des personnalités charismatiques, comme le paysan ardéchois Pierre RABHI (1938-2021), cette “insurrection des consciences” qui appelle chacun à “faire sa part” connaît un succès grandissant.

Dans le grand auditorium du palais des congrès de Montpellier, un homme se tient tapi en bordure de la scène tandis qu’un millier de spectateurs fixent l’écran. Portées par une bande-son inquiétante, les images se succèdent : embouteillages, épandages phytosanitaires, plage souillée, usine fumante, supermarché grouillant, ours blanc à l’agonie. “Allons-nous enfin ouvrir nos consciences ?“, interroge un carton. Le film terminé, la modératrice annonce l’intervenant que tout le monde attend : “Vous le connaissez tous… C’est un vrai paysan.

Les projecteurs révèlent les attributs du personnage : une barbichette, une chemise à carreaux, un pantalon de velours côtelé, des bretelles. “Je ne suis pas venu pour faire une conférence au sens classique du terme, explique Pierre Rabhi, vedette de la journée “Une espérance pour la santé de l’homme et de la Terre“, organisée ce 17 juin 2018. Mais pour partager avec vous, à travers une vie qui est singulière et qui est la mienne, une expérience.

Des librairies aux salons bio, il est difficile d’échapper au doux regard de ce messager de la nature, auteur d’une trentaine d’ouvrages dont les ventes cumulées s’élèvent à 1,16 million d’exemplaires. Chaussé de sandales en toute saison, Rabhi offre l’image de l’ascète inspiré. “La source du problème est en nous. Si nous ne changeons pas notre être, la société ne peut pas changer“, affirme le conférencier.

Passé la soixantième minute, il narre le fabliau du colibri qui a fait son succès : lors d’un incendie de forêt, alors que les animaux terrifiés contemplent le désastre, impuissants, le petit colibri s’active, allant chercher quelques gouttes d’eau avec son bec pour conjurer les flammes. “Colibri, tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu éteindras le feu !“, lui dit le tatou. “Je le sais, mais je fais ma part“, répond le volatile. Rabhi invite chacun à imiter le colibri et à “faire sa part“.

La salle se lève et salue le propos par une longue ovation. “Cela doit faire dix fois que je viens écouter Pierre Rabhi ; il dit toujours la même chose, mais je ne m’en lasse pas“, confie une spectatrice. “Heureusement qu’il est là !, ajoute sa voisine sans détacher les yeux de la scène. Avec Pierre, on n’est jamais déçu.” L’enthousiasme se répercute dans le hall adjacent, où, derrière leurs étals, des camelots vendent des machines “de redynamisation et restructuration de l’eau par vortex“, des gélules “de protection et de réparation de l’ADN” (cures de trois à six mois) ou le dernier modèle d’une “machine médicale à ondes scalaires” commercialisée 8 000 euros.

À Paris aussi, Rabhi ne laisse pas indifférent. Le premier ministre Édouard Philippe le cite lorsqu’il présente son “plan antigaspillage” (23 avril 2018). “Cet homme est arrivé comme une véritable lumière dans ma vie“, affirme son ancienne éditrice, désormais ministre de la culture, Mme Françoise Nyssen. “Pierre a permis à ma conscience de s’épanouir et de se préciser. Il l’a instruite et il l’a nourrie. Quelque part, il a été son révélateur“, ajoute M. Nicolas Hulot, ministre de la transition écologique et solidaire.

En se répétant presque mot pour mot d’une apparition à une autre, Rabhi cisèle depuis plus d’un demi-siècle le récit autobiographique qui tient lieu à la fois de produit de consommation de masse et de manifeste articulé autour d’un choix personnel effectué en 1960, celui d’un “retour à la terre” dans le respect des valeurs de simplicité, d’humilité, de sincérité et de vertu. Ses ouvrages centrés sur sa personne, ses centaines de discours et d’entretiens qui, tous, racontent sa vie ont abouti à ce résultat singulier : cet homme qui parle continuellement de lui-même incarne aux yeux de ses admirateurs et des journalistes la modestie et le sens des limites. Rues, parcs, centres sociaux, hameaux portent le nom de ce saint laïque, promu en 2017 chevalier de la Légion d’honneur. Dans les médias, l’auteur de Vers la sobriété heureuse (2010) jouit d’une popularité telle que France Inter peut transformer sa matinale en édition spéciale en direct de son domicile (13 mars 2014) et France 2 consacrer trente-cinq minutes, à l’heure du déjeuner, le 7 octobre 2017, à louanger ce “paysan, penseur, écrivain, philosophe et poètequi “propose une révolution“.

Tradition, authenticité et spiritualité

L’icône Rabhi tire sa popularité d’une figure mythique : celle du grand-père paysan, vieux sage enraciné dans sa communauté villageoise brisée par le capitalisme, mais dont le savoir ancestral s’avère irremplaçable quand se lève la tempête. Dans un contexte de catastrophes environnementales et d’incitations permanentes à la consommation, ses appels en faveur d’une économie frugale et ses critiques de l’agriculture productiviste font écho au sentiment collectif d’une modernité hors de contrôle. En réaction, l’inspirateur des “colibris” prône une “insurrection des consciences“, une régénération spirituelle, l’harmonie avec la nature et le cosmos, un contre-modèle local d’agriculture biologique non mécanisée. Ces idées ruissellent dans les médias, charmés par ce “bon client“, mais aussi à travers les activités du mouvement Colibris, fondé en 2006 par Rabhi et dirigé jusqu’en 2013 par le romancier et réalisateur Cyril Dion. Directeur de collection chez Actes Sud, fondateur en 2012 du magazine Kaizen, partenaire des Colibris, Dion a réalisé en 2015 avec l’actrice Mélanie Laurent le film Demain, qui met en scène le credo du mouvement et qui a attiré plus d’un million de spectateurs en salles.

Le succès du personnage et de son discours reflète et révèle une tendance de fond des sociétés occidentales : désabusée par un capitalisme destructeur et sans âme, mais tout autant rétive à la modernité politique et au rationalisme qui structura le mouvement ouvrier au siècle passé, une partie de la population place ses espoirs dans une troisième voie faite de tradition, d’authenticité, de quête spirituelle et de rapport vrai à la nature.

Ma propre insurrection, qui date d’une quarantaine d’années, est politique, mais n’a jamais emprunté les chemins de la politique au sens conventionnel du terme, explique Rabhi sur un tract de sa campagne présidentielle de 2002. Mon premier objectif a été de mettre en conformité ma propre existence (impliquant ma famille) avec les valeurs écologistes et humanistes” — il n’obtint que 184 parrainages d’élu sur les 500 requis. Le visage caressé d’une lumière or, le candidat présenté comme un “expert international pour la sécurité alimentaire et la lutte contre la désertification” se tient parmi les blés. De l’Afrique du Nord aux Cévennes, en passant par le Burkina Faso, la trajectoire de Rabhi illustre les succès autant que les vicissitudes d’une écologie apolitique.

Né le 29 mai 1938 à Kenadsa (région de Saoura), en Algérie, Rabah Rabhi perd sa mère vers l’âge de 4 ans et se retrouve dans une famille d’adoption, un couple de colons formé d’une institutrice et d’un ingénieur qui lui donne une éducation occidentale, bourgeoise, catholique. L’adolescent d’Oran adore “écouter La Flûte enchantée, Othello ou bien un soliste de renom” à l’opéra ; il aime la littérature française et les costumes impeccablement coupés qui lui donnent l’allure d’une “gravure de mode”. Fervent catholique, il adopte à 17 ans son nom de baptême, Pierre. “Je me sentais coupable non pas de renier la foi de mes ancêtres [l’islam], mais de ne point aller propager parmi eux celle du fils de Dieu.” Pendant la guerre d’Algérie, raconte-t-il, “me voici brandissant mon petit drapeau par la fenêtre de la voiture qui processionne dans la ville en donnant de l’avertisseur : “Al-gé-rie-fran-çai-se”“.

Il gagne Paris à la fin des années 1950 et travaille chez un constructeur de machines agricoles à Puteaux (Hauts-de-Seine) en tant que magasinier, précise-t-il lors de l’entretien qu’il nous accorde, et non en tant qu’ouvrier à la chaîne, comme on peut le lire dans Pierre Rabhi, l’enfant du désert (Plume de carotte, 2017), un ouvrage de littérature jeunesse vendu à plus de 21 000 exemplaires. C’est dans cette entreprise que le jeune homme rencontre en 1960 sa future épouse. La même année, il expédie une lettre qui changera sa vie. “Monsieur, écrit-il au docteur Pierre Richard, nous avons eu votre adresse par le père Dalmais, qui nous a appris que vous vous préoccupiez de la protection de la nature, que vous avez activement participé à la création du parc de la Vanoise, et que vous essayez d’obtenir la création de celui des Cévennes. Nous sommes sensibles à toutes ces questions et voudrions prendre une part active en retournant à cette nature que vous défendez.

Étudiant en médecine avant-guerre, Richard devient, en 1940, instructeur d’un chantier de la jeunesse près des mines de Villemagne (Gard), sur le mont Aigoual. Cette expérience hygiéniste, nationaliste et paramilitaire l’influence durablement. En décembre 1945, il soutient une thèse de médecine qui assume un “parti pris évident” : “La santé de l’homme est atteinte, et celle du paysan en particulier, et, par-delà, celle du pays, de la nation, écrit Richard — santé intégrale du corps, de l’esprit, des biens matériels, de l’âme.” Quatorze ans plus tard, en 1959, le docteur Richard joue son propre rôle de médecin de campagne dans un film de propagande ruraliste intitulé Nuit blanche, où il fustige l’urbanisation, l’État centralisateur, les boîtes de conserve et la politique de recrutement des entreprises publiques qui arrache les paysans à leurs “racines”.

Sur une photographie du mariage célébré en avril 1961, le docteur Richard offre son bras à la mariée, Michèle Rabhi, tandis que Pierre Rabhi donne le sien à l’épouse du médecin de campagne. “Pierre et Anne-Marie Richard sont les parents que le magicien nous a destinés“, écrit Rabhi dans son autobiographie. “À mon arrivée en Ardèche, c’est lui qui m’a pris sous son aile. C’était mon initiateur“, complète-t-il.

“L’homme providentiel”

Peu après, l’apprenti paysan rencontre l’écrivain ardéchois Gustave Thibon. Acclamé par Charles Maurras dans L’Action française en juin 1942 comme “le plus brillant, le plus neuf, le plus inattendu, le plus désiré et le plus cordialement salué de nos jeunes soleils“, Thibon fut l’une des sources intellectuelles de l’idéologie ruraliste de Vichy. “Ce n’est pas mon père qui était pétainiste, c’est Pétain qui était thibonien“, affirmera sa fille. Bien que ses thuriféraires n’omettent jamais de rappeler que Thibon hébergea la philosophe Simone Weil en 1941, ce monarchiste, catholique intransigeant, antigaulliste viscéral et, plus tard, défenseur de l’Algérie française fit régulièrement cause commune avec l’extrême droite.

Entre le jeune néorural et le penseur conservateur se noue une relation qui durera jusqu’aux années 1990. “On voyait chez lui une grande polarisation terrestre et cosmique, relate le premier. (…) J’étais alors très heureux de rencontrer un tel philosophe chrétien et j’ai adhéré à ce qu’il disait.” Dans le paysage éditorial français, Thibon a précédé Rabhi en tant que figure tutélaire du paysan-écrivain “enraciné” poursuivant une quête spirituelle au contact de la nature (10). Dans le hameau de Saint-Marcel-d’Ardèche où vécut Thibon, Mme Françoise Chauvin, qui fut sa secrétaire, se souvient : “Pierre Rabhi doit beaucoup à Gustave Thibon. Quand il venait ici, son attitude était celle d’un disciple visitant son maître.

J’ai fait 68 en 1958 !“, s’amuse, soixante ans plus tard, l’élève devenu maître, lorsqu’il évoque son “retour à la terre”. Le paysage intellectuel des années 1960 et 1970 ne l’enchantait guère. Quand on lui cite l’œuvre du philosophe André Gorz, auteur des textes fondateurs Écologie et politique (1975) et Écologie et liberté (1977), il s’agace : “J’ai toujours détesté les philosophes existentialistes, nous dit-il. Dans les années 1960, il y en avait énormément, des gens qui ne pensaient qu’à partir des mécanismes sociaux, en évacuant le “pourquoi nous sommes sur Terre”. Mais moi, je sentais que la réalité n’était pas faite que de matière tangible et qu’il y avait autre chose.” L’homme ne s’en cache pas : “J’ai un contentieux très fort avec la modernité.

Sa vision du monde tranche avec la néoruralité libertaire de l’après-Mai. “Je considère comme dangereuse pour l’avenir de l’humanité la validation de la famille “homosexuelle”, alors que par définition cette relation est inféconde“, explique-t-il dans le livre d’entretiens Pierre Rabhi, semeur d’espoirs (Actes Sud, 2013). Sur les rapports entre les hommes et les femmes, son opinion est celle-ci : “Il ne faudrait pas exalter l’égalité. Je plaide plutôt pour une complémentarité : que la femme soit la femme, que l’homme soit l’homme et que l’amour les réunisse.”

En plus de ses fréquentations vichysso-ardéchoises, Rabhi compte parmi ses influences intellectuelles Rudolf Steiner (1861-1925), fondateur de la Société anthroposophique universelle. “Un jour, le docteur Richard est venu chez moi, triomphant, et il m’a mis entre les mains le livre Fécondité de la terre, de l’Allemand Ehrenfried Pfeiffer, un disciple de Steiner, raconte-t-il. J’ai adhéré aux idées de Steiner, ainsi qu’aux principes de l’anthroposophie, et notamment à la biodynamie. Lorsqu’il a fallu faire de l’agriculture, Rudolf Steiner proposait des choses très intéressantes. J’ai donc commandé des préparats biodynamiques en Suisse et commencé mes expérimentations agricoles.

À son arrivée en Ardèche, après une année de formation dans une maison familiale rurale, Rabhi fait des travaux de maçonnerie, travaille comme ouvrier agricole, écrit de la poésie, ébauche des romans, s’adonne à la sculpture. Sa découverte de l’agriculture biodynamique le stimule au point qu’il anime, à partir des années 1970, causeries et formations à ce sujet. Il se forge alors une conviction qui ne le quittera plus : la spiritualité et la prise en compte du divin sont indissociables d’un modèle agricole viable, lequel se place dès lors au centre de ses préoccupations. Une nouvelle fois, un courrier et la rencontre avec un personnage haut en couleur vont infléchir le cours de son histoire.

Fondateur de la compagnie de vols charters Point Mulhouse, bien connue des baroudeurs des années 1970 et 1980, l’entrepreneur Maurice Freund inaugure en décembre 1983 un campement touristique à Gorom-Gorom, dans l’extrême nord du Burkina Faso. Grâce à cette “réplique du village traditionnel avec ses murs d’enceinte qui entourent les cours“, Freund compte faire de cette localité un lieu de “tourisme solidaire”. Las ! Quelques semaines plus tard, il découvre que le restaurant “traditionnel” sert du foie gras et du champagne car “des coopérants, mais aussi des ambassadeurs, viennent se détendre dans ce havre de paix“.

Au même moment arrive une lettre de Rabhi l’invitant à visiter sa demeure en Ardèche. Devant l’insistance de celui qu’il prend d’abord pour un quémandeur, Freund se rend à la ferme. “Avant même d’échanger une parole, en plongeant mon regard dans le sien, je comprends que Pierre Rabhi est l’homme providentiel“, écrit Freund. “S’inspirant des travaux de l’anthroposophe Rudolf Steiner, Pierre Rabhi a mis au point une méthode d’engrais organiques (…) qu’il a adaptée aux conditions du Sahel. Il ramasse les branches, plumes d’oiseaux, excréments de chameau, tiges de mil… Il récupère ces détritus, en fait du compost, le met en terre“, s’émerveille-t-il. Il place aussitôt Rabhi à la tête de Gorom-Gorom II, une annexe du campement hôtelier où l’autodidacte initie des paysans du Sahel au calendrier lunaire de la biodynamie.

Le 6 mai 1986, la chaîne publique Antenne 2 diffuse le premier reportage télévisé consacré à Rabhi. “Il y a un vice fondamental, explique le Français à Gorom-Gorom, sur fond de musique psychédélique. On s’est toujours préoccupé d’une planification matérielle, mais on ne s’est jamais préoccupé fondamentalement de la promotion humaine. C’est la conscience, c’est la conscience qui réalise.” Images de paysans au travail, gros plans sur les costumes traditionnels, paysages sublimes : le reportage fait dans le lyrisme. “Je crois que le Nord et le Sud n’ont pas fini de se disputer ma personne“, conclut Rabhi. Aucune précision technique sur les méthodes agronomiques n’est en revanche donnée.

Quelques mois plus tard, fin 1986, l’association Point Mulhouse, fondée par Freund, demande à l’agronome René Dumont, bon connaisseur des questions agricoles de la région du Sahel, d’expertiser le centre dirigé par Rabhi. Le candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974 est épouvanté par ce qu’il découvre. S’il approuve la pratique du compost, il dénonce un manque de connaissances scientifiques et condamne l’approche d’ensemble : “Pierre Rabhi a présenté le compost comme une sorte de “potion magique” et jeté l’anathème sur les engrais chimiques, et même sur les fumiers et purins. Il enseignait encore que les vibrations des astres et les phases de la Lune jouaient un rôle essentiel en agriculture et propageait les thèses antiscientifiques de Steiner, tout en condamnant [Louis] Pasteur.

Pour Dumont, ces postulats ésotériques comportent une forme de mépris pour les paysans. “Comme, de surcroît, il avait adopté une attitude discutable à l’égard des Africains, nous avons été amenés à dire ce que nous en pensions, tant à la direction du Point Mulhouse qu’aux autorités du Burkina Faso“. Deux conceptions s’opposent ici, car Dumont ne dissocie pas combat internationaliste, écologie politique et application de la science agronomique. Rabhi s’en amuse aujourd’hui : “René Dumont est allé dire au président Thomas Sankara que j’étais un sorcier.” Dumont conseillera même d’interrompre au plus vite ces formations. En pure perte, car Rabhi bénéficie de l’appui de Freund, lui-même proche du président burkinabé. Mais l’assassinat de Sankara, le 15 octobre 1987, prive Freund de ses appuis politiques. Rabhi et lui quittent précipitamment le Burkina Faso.

Cet épisode éclaire une facette importante d’un personnage parfois présenté comme un “expert international” des questions agricoles, préfacier du Manuel des jardins agroécologiques (2012), mais qui n’a jamais publié d’ouvrage d’agronomie ni d’article scientifique. Et pour cause. “Avec l’affirmation de la raison, nous sommes parvenus au règne de la rationalité des prétendues Lumières, qui ont instauré un nouvel obscurantisme, un obscurantisme moderne, accuse-t-il, assis dans la véranda de sa demeure de Lablachère, en Ardèche. Les Lumières, c’est l’évacuation de tout le passé, considéré comme obscurantiste. L’insurrection des consciences à laquelle j’invite, c’est contre ce paradigme global.

Rabhi ne se contente pas d’exalter la beauté de la nature comme le ferait un artiste dans son œuvre. Il mobilise la nature, le travail de la terre et l’évocation de la paysannerie comme les instruments d’une revanche contre la modernité. Cette bataille illustre bien le malentendu sur lequel prospèrent certains courants idéologiques qui dénoncent les “excès de la finance”, la “marchandisation du vivant”, l’opulence des puissants ou les ravages des technosciences, mais qui ne prônent comme solution qu’un retrait du monde, une ascèse intime, et se gardent de mettre en cause les structures de pouvoir.

Que nous soyons riche ou pauvre, affirme Rabhi, nous sommes totalement dépendants de la nature. La référence à la nature régule la vie. Elle est gardienne des cadences justes.” Dans Le Recours à la terre (1995), il fait d’ailleurs l’éloge de la pauvreté, “le contraire de la misère” ; il la présente dans les années 1990, lors de ses formations, comme une “valeur de bien-être“. Quelques années plus tard, ce parti pris se muera sémantiquement en une exaltation de la “sobriété heureuse“, expression bien faite pour cacher un projet où même la protection sociale semble un luxe répréhensible : “Beaucoup de gens bénéficient du secourisme social, nous explique Rabhi. Mais, pour pouvoir secourir de plus en plus de gens, il faut produire des richesses. Va-t-on pouvoir l’assumer longtemps ?” Pareille conception des rapports sociaux explique peut-être le fonctionnement des organisations inspirées ou fondées par le sobre barbichu, ainsi que son indulgence envers les entreprises multinationales et leurs patrons.

Fondée en 1994 sous l’appellation Les Amis de Pierre Rabhi, l’association Terre et humanisme, dont un tiers du budget provient de dons tirés des produits financiers Agir du Crédit coopératif (plus de 450 000 euros par an), poursuit l’œuvre entamée par Rabhi au Burkina Faso en animant des formations au Mali, au Sénégal, au Togo, ainsi qu’en France, sur une parcelle d’un hectare cultivée en biodynamie, le Mas de Beaulieu, à Lablachère. Entre 2004 et 2016 s’y sont succédé 2 350 bénévoles, les “volonterres“, qui travaillent plusieurs semaines en échange de repas et d’un hébergement sous la tente.

Aux Amanins (La Roche-sur-Grane, Drôme), l’infrastructure d’agrotourisme née en 2003 de la rencontre entre Rabhi et l’entrepreneur Michel Valentin (disparu en 2012), lequel a consacré au projet 4,5 millions d’euros de sa fortune, s’étend sur cinquante-cinq hectares. Elle accueille des séminaires d’entreprise, des vacanciers, mais aussi des personnes désireuses de se former au maraîchage. La production de légumes repose sur deux salariés à temps partiel (vingt-huit heures hebdomadaires chacun) qu’épaule un escadron de volontaires du service civique ou de travailleurs bénévoles, les wwoofers (mot composé à partir de l’acronyme de World-Wide Opportunities on Organic Farms, “accueil dans des fermes biologiques du monde entier“) : “En échange du gîte et du couvert, les wwoofers travaillent ici cinq heures par jour, explique la direction des Amanins. Nous ne payons pas de cotisations sociales, et c’est légal.

Son exercice de méditation terminé, l’un des quatre travailleurs bénévoles présents lors de notre visite gratifie son repas bio d’une parole de louange et confie : “En fait, on travaille plus que cinq heures par jour, mais le logement est très confortable. Être ici, ça ramène à l’essentiel.” Malgré la taille du site et la main-d’œuvre abondante, les Amanins déclarent ne pas atteindre l’autosuffisance alimentaire et achètent 20 % de leurs légumes. “J’ai vu des gens partir en claquant la porte, en se plaignant d’être exploités, témoigne Mme Ariane Lespect, qui a travaillé bénévolement au Mas de Beaulieu, géré par Terre et humanisme, ainsi qu’aux Amanins. Mais je crois qu’ils n’ont pas compris le message de Pierre Rabhi. Sortir du système, retrouver un échange humain, c’est accepter de travailler pour autre chose qu’un salaire, et de donner.

Le prophète-paysan ne tire aucun profit monétaire de ces engagements bénévoles. Mais ces apprentis jardiniers sans grande expérience ni connaissances agronomiques qui bêchent le sol des “fermes Potemkine” donnent du “contre-modèle” Rabhi une image télégénique d’exploitation biologique économiquement viable — alors que ces fermes réalisent une part importante de leur chiffre d’affaires en facturant des formations.

Le mouvement Colibris ne supervise aucune exploitation agricole. Toutefois, son actuel directeur, M. Mathieu Labonne, coordonne GreenFriends, le réseau européen des projets environnementaux de l’organisation Embracing the World (ETW), fondée par la gourou Mata Amritanandamayi, plus connue sous le nom d’Amma. Sa tâche consiste à développer des “écosites modèles” dans les ashrams français d’Amma : la Ferme du Plessis (Pontgouin, Eure-et-Loir) et Lou Paradou (Tourves, Var). Dans ses comptes annuels de 2017, l’association ETW France, sise à la Ferme du Plessis (six hectares), déclare avoir bénéficié de l’équivalent de 843 710 euros de travail bénévole (20), toutes activités confondues. Et l’association MAM, qui gère Lou Paradou (trois hectares), de 16 346 heures (21) de seva, “l’une des pratiques spirituelles qu’Amma nous conseille particulièrement, le travail désintéressé en conscience, appelé aussi méditation en action, explique le site Internet de l’ashram. Cuisine, travail au jardin, ménage, travaux, couture… les tâches sont variées.” Les réseaux Amma et Colibris se croisent régulièrement, que ce soit lors des venues annuelles de la gourou en France, dans les fermes d’ETW, ou dans la presse des Colibris — Amma a fait la “une” du magazine Kaizen en mars 2015.

L’enthousiasme des patrons colibris

À partir de 2009, année marquée par la participation de Rabhi à l’université d’été du Mouvement des entreprises de France (Medef), le fondateur des Colibris rencontre des dirigeants de grandes entreprises, comme Veolia, HSBC, General Electric, Clarins, Yves Rocher ou Weleda, afin de les “sensibiliser“. Les rapports d’activité de l’association Colibris évoquent à cette époque la création d’un “laboratoire des entrepreneurs Colibris” chargé “de mobiliser et de relier les entrepreneurs en recherche de sens et de cohérence“. “On peut réunir un PDG, un associatif, une mère de famille, un agriculteur, un élu, un artiste, et ils s’organisent pour trouver des solutions qu’ils n’auraient jamais imaginées seuls“, lit-on.

Désireux de stimuler cette imagination, Rabhi a également reçu chez lui, ces dernières années, le milliardaire Jacques-Antoine Granjon, le directeur général du groupe Danone Emmanuel Faber, ainsi que M. Jean-Pierre Petit, plus haut dirigeant français de McDonald’s et membre de l’équipe de direction de la multinationale. “J’admire Pierre Rabhi (…), je vais à toutes ses conférences“, clame M. Christopher Guérin, directeur général du fabricant de câbles Nexans Europe (26 000 salariés), qui se flatte dans le même souffle d’avoir “multiplié par trois la rentabilité opérationnelle des usines européennes en deux ans” (Le Figaro, 4 juin 2018). Rabhi a également déjeuné avec M. Emmanuel Macron durant sa campagne pour l’élection présidentielle. “Macron, le pauvre, il fait ce qu’il peut, mais ce n’est pas simple, nous déclare-t-il. Il est de bonne volonté, mais la complexité du système fait qu’il n’a pas les mains libres.

À force de persévérance, les consciences s’éveillent. Le 8 mai 2018, à Milan, dans le cadre du salon de l’agroalimentaire Seeds & Chips, M. Stéphane Coum, directeur des opérations de Carrefour Italie, disserte devant un parterre de journalistes et d’industriels. Trois mois à peine après que M. Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour, a annoncé 2 milliards d’euros d’économie, la fermeture de 273 magasins et la suppression de 2 400 emplois, le dirigeant de la succursale italienne fait défiler une présentation. Soudain, une citation appelant à l’avènement d’un “humanisme planétaire” apparaît à l’écran, accompagnée d’un visage au sourire rassurant. “Il y a six ans, j’ai commencé à lire Pierre Rabhi, déclare ce patron colibri. Pour que nous parvenions au changement, il faut que chacun “fasse sa part”. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui veulent changer le monde, et c’est aussi la volonté de Carrefour.” Réconcilier grande distribution et sollicitude environnementale, grandes fortunes et spiritualité ascétique : la sobriété heureuse est décidément une notion élastique.

Jean-Baptiste Malet

  • Jean-Baptiste MALET est journaliste et l’auteur de L’Empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie (2017).
  • Les références bibliographiques et les sources sont disponibles dans l’article original SUR MONDE-DIPLOMATIQUE.FR (août 2018).
  • Pierre Rabhi a également préfacé le livre de Tom HODGKINSON : L’Art d’être libre dans un monde absurde (2017). C’est dans wallonica.org…
  • L’illustration principale de l’article est © monde-diplomatique.fr ; l’iconographie est de wallonica.org.

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