VIENNE : Dit-elle (2017)

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Je ne sais pas, dit-elle.

Mais elle est toujours là, cependant, assise nue au bord du lit, belle, forcément belle. Un peu d’une lumière crue filtre à travers les rideaux, qui rend sa peau plus blanche encore et, dans le même temps, confère à sa chevelure une blondeur retrouvée. Troublé, il l’observe à la dérobée, s’attarde à ses seins tandis qu’elle aussi fuit son regard gris. Il hésite, se rapproche, voudrait la prendre dans ses bras, va le faire sans doute, pour la rassurer ou se rassurer lui-même. Son parfum emplit ses narines. Souvent, cédant à la mode, toutes les femmes ont la même odeur, elle non, cette fragrance est personnelle, unique, intime. Ses lèvres effleurent sa nuque. Je ne sais pas, dit-elle, alors il l’embrasse, avidement, lui évitant de prononcer des mots qu’elle cherche encore, qu’il devine déjà, qu’aucun n’a envie d’entendre. Ils feront donc l’amour, c’est ainsi qu’il a toujours fait taire ses angoisses.

Plus tard, sortant de la salle de bain, elle se tient à nouveau nue, face à lui, avec un naturel dénué de toute provocation, ce qui d’ailleurs lui plaît davantage. Il la contemple longuement, attentivement, ne pouvant la photographier (elle s’y refusera toujours), il enregistre cette image qui le poursuivra longtemps, il le sait déjà. Avec une tendresse particulière pour son ventre, émouvant dans son imperfection, sur lequel il y a peu reposait sa tête après qu’en elle il s’était abandonné, se demandant comment il a pu alors que toujours il s’y est refusé, pourquoi cette soudaine confiance ou bien en a-t-il fini avec la peur d’une paternité ? Il se souvient comment et combien de fois il a essayé de repousser le sommeil qui l’envahissait, voulant la contempler, une fois au moins, endormie, paisible, infantile et vulnérable. Mais il n’y parviendra jamais et s’étonnera, chaque matin, de la découvrir à ses côtés, comme une promesse miraculeusement renouvelée.

Tout à l’heure ils marchaient, ils marcheront encore dans les rues de cette ville étrangère qui, désormais, intégrée à leur histoire, ne l’est plus. Il lui tiendra la main qu’en même temps il caressera, non qu’il veuille la retenir mais la permanence du contact physique lui est nécessaire. Ils croiseront d’autres couples qui leur souriront, croyant se reconnaître en eux, alors que. La traversée du parc lui rappellera une promenade faite ensemble dans un jardin, au pied des murailles de leur ville, parmi des senteurs florales qu’exacerbait la proximité d’un orage, je ne sais pas si tu te souviens, lui dira-t-il, sachant sa mémoire parfois défaillante, mais oui bien sûr et même que, tous les deux, nous étions vêtus de mauve. C’est exact, et jusqu’à ses paupières qu’elle avait ainsi exceptionnellement fardées. Je commence à fatiguer, dit-elle, alors ils s’assoient côte à côte à une terrasse, poursuivant une conversation à peine entamée, mais ce dont on parle importe peu, c’est dans les silences que l’on se reconnaît.

Elle frissonne, malgré la proximité d’un brasero, c’est vrai que le soleil reste froid, puis il la sait frileuse de toute manière. Elle allume une cigarette, lui sourit. Personne ne fume jamais dans tes histoires, dit-elle. Non, en effet, personne, jamais, il ne s’en était même pas aperçu tiens, il fallait qu’elle débarque dans sa vie pour ajouter des volutes à la volupté. Mais quelle drôle de remarque quand même, se dit-il, est-ce donc là tout ce qu’elle a retenu de ce que j’ai écrit ? C’est bien elle de s’attarder à un détail aussi futile, pour peu il la croirait superficielle s’il ne la savait capable de bien plus de profondeur et de sensibilité, se protégeant probablement derrière une apparente légèreté qui, par ailleurs, l’apaise lui. Une mouette est là, qui récolte quelques mies de pain, puis s’envole. Il se revoit chez elle, assis dans le sofa, observant par la fenêtre le vol des hirondelles tandis qu’il lui caresse le dos, la nuque, les cheveux. Sous la couverture, il pose la main sur sa cuisse, ne peut l’embrasser à cause de la cigarette, pardon dit-elle, et il a le sentiment que c’est de bien davantage de choses qu’elle s’excuse mais, par avance, il lui a déjà tout pardonné.

Il imagine quels peuvent être ses doutes et tous ces mots s’entrechoquent, l’incertitude, l’instabilité des sentiments, du désir, comment ils naissent et disparaissent, la crainte de ne pas aimer assez, de l’être trop, étouffé, enfermé dans une relation dont on ne pourrait s’échapper qu’au prix de blessures, comme celles qui aujourd’hui encore, et les différences, toutes ces différences que l’on veut ignorer et qui pourtant, immanquablement, à commencer par la différence d’âge d’ailleurs. Il devine tout cela, lui dont la vie n’a, en définitive, été qu’un long questionnement et pourtant, là, il ne doute plus, il sait, croit savoir à tout le moins, a atteint avec elle une légèreté qui, jusqu’ici, lui était inconnue. Il lui laissera entrevoir cette évidence qui nécessite d’être partagée, pas trop cependant pour ne pas l’effrayer davantage.

Ils se lèveront et repartiront, main dans la main, puis impromptu elle éclatera de rire, parce qu’elle est ainsi, ne pouvant persister dans la mélancolie, joyeuse somme toute, de la même manière écrit-elle sa vie tandis que lui s’arrête d’écrire pour la regarder vivre. Il se dit qu’en définitive, les hommes de cinquante ans sont bien vulnérables. Ensuite, au musée, ils parcourront les salles à contresens des touristes, échangeant leurs impressions, se découvrant au travers de la peinture. Parfois, il osera une explication, ne voulant ni l’ennuyer ni la vexer, il lui dissimulera une partie de son savoir ainsi qu’il le fait de la profondeur de ses sentiments. Et moi, dit-elle soudain, si j’étais un tableau, lequel choisirais-tu ? Il dirait bien un Mondrian, pour l’apaisement qu’il lui procure, mais ce serait trop long à expliquer, alors il évoque un préraphaélite, le Lady Godiva de Collier, et ils rient de ce qu’il est convenu d’appeler un private joke.

Plus tard, ils iront manger à une terrasse où elle aura froid, une fois encore, mais où elle pourra fumer, un asiatique, oui, un thaï ce serait bien. Ils boiront quelques Singha pour étancher une soif attisée par les épices, se toucheront par-dessus, par-dessous la table, riront encore de leurs souvenirs, préservant une complicité à laquelle ils ne voudraient pas, ne voudront pas renoncer. Jamais, sans doute. Puis, le regard troublé par la bière peut-être, elle lui dira. Ces mots que tu attends, je voudrais sincèrement pouvoir les prononcer mais te mentir, nous mentir, ça je ne le veux pas.

Je sais, dit-il.

Philippe VIENNE

Ce texte faisait partie du tapuscrit original de “Comme je nous ai aimés“, mais n’a pas été repris dans le recueil. C’est donc un inédit qui est offert aux lecteurs de wallonica.org


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : John Collier, Lady Godiva (1897) © domaine public


Plus de littérature…

OLIVER : De la force et du temps (“Of Power and Time”, essai, 2016)

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“C’est un matin d’argent comme tous les matins d’argent. Je suis à mon bureau. C’est alors que le téléphone sonne ou que quelqu’un frappe à la porte. Je suis profondément plongée dans la machinerie de mes méninges mais, à contre-cœur, je réponds au téléphone ou j’ouvre la porte. Et l’idée que j’avais à portée de la main – ou presque à portée de la main – s’est déjà envolée.

Le travail créatif a besoin de solitude. Il a besoin de concentration, sans interruptions. Il a besoin de tout le ciel pour voler, sans qu’aucun regard n’en soit témoin, jusqu’à ce qu’il atteigne cette certitude à laquelle il aspire, mais n’a pas nécessairement ressenti tout de suite. L’intimité, donc. Un endroit à part – un rythme pour mâcher ses crayons, griffonner, effacer et griffonner à nouveau.

Mais aussi souvent, sinon plus souvent, l’interruption ne vient pas d’un autre, mais de soi-même, ou d’un autre soi au sein de soi, qui siffle et frappe à la porte et se jette, en éclaboussant tout, dans le lac de la méditation. Et que veut-il dire ? Que vous devez appeler le dentiste, que vous êtes à court de moutarde, que l’anniversaire de votre oncle Stanley est dans deux semaines. Vous réagissez, bien sûr. Puis vous retournez à votre travail, pour découvrir que les petits lutins de votre idée sont retournés dans le brouillard.

C’est cette perturbation interne – ce trublion intime – dont je voudrais suivre les traces. Le monde est un lieu ouvert et partagé et il distribue l’énergie de ses nombreux signes, comme un monde doit le faire. Mais que le soi puisse interrompre le soi – et le fasse – est une affaire plus sombre et plus curieuse.

Je suis, moi-même, au moins trois moi différents. Tout d’abord, il y a l’enfant que j’ai été. Bien entendu, je ne suis plus cet enfant ! Pourtant, de loin en loin, et parfois de pas si loin que ça, je peux entendre la voix de cet enfant – je peux ressentir son espoir, ou sa détresse. Il n’a pas disparu. Puissant, égocentrique, toujours à insinuer des choses – sa présence surgit dans ma mémoire, ou descend des rivières brumeuses de mes rêves. Il n’est pas parti, pas du tout. Il est avec moi en ce moment présent. Il sera avec moi dans la tombe.

Puis il y a le moi vigilant, le moi social. C’est celui qui sourit et fait office de gardien. C’est la part qui remonte l’horloge, qui me pilote à travers la vie quotidienne. Qui garde à l’esprit les rendez-vous qui doivent être pris, auxquels on doit se rendre ensuite. Il est enchaîné à mille obligations. Il traverse les heures de la journée comme si son mouvement même constituait la totalité de sa tâche. Qu’il cueille en chemin une fleur de sagesse ou de plaisir, ou rien du tout, c’est un problème qui ne le concerne guère. Ce qu’il a en tête nuit et jour, ce qu’il aime par-dessus tout autre chant, c’est l’éternelle avancée de l’horloge, ces mesures régulières et vives, et pleines de certitudes.

Mary Oliver © Rachel Giese Brown

L’horloge ! Ce crâne lunaire à douze chiffres, ce ventre blanc d’araignée ! Quelle sérénité dans le mouvement des aiguilles, de ces fins indicateurs tout en filigrane, et quelle régularité ! Douze heures, et puis douze heures, et puis on recommence ! Manger, parler, dormir, traverser une rue, laver une assiette ! L’horloge continue à faire tic-tac. Tous ses possibles sont si vastes – sont si réguliers. (Notes bien ce mot.) Chaque jour, douze petites boîtes pour ordonner une vie désordonnée, et plus encore des pensées désordonnées. L’horloge de la ville sonne haut et fort, et la face sur chaque poignet bourdonne ou s’allume ; le monde marque le pas, à son propre rythme. Un autre jour s’écoule, un jour régulier et ordinaire. (Remarquez également ce mot.)

Supposons que vous ayez acheté un billet pour un avion et que vous ayez l’intention de voler de New York à San Francisco. Que demandez-vous au pilote lorsque vous montez à bord et que vous prenez votre place à côté du petit hublot, que vous ne pouvez pas ouvrir mais à travers lequel vous voyez les altitudes vertigineuses auxquelles vous êtes emportée loin de la terre amicale et si sécurisante ?

Bien sûr, vous voulez que le pilote soit son moi ordinaire et régulier. Vous voulez qu’il aborde son travail et le fasse avec rien de plus qu’un plaisir calme. Vous ne voulez rien de fantaisiste, rien d’inattendu. Vous lui demandez de faire, en mode routine, ce qu’il sait faire – piloter l’avion. Vous espérez qu’il ne rêvassera pas. Vous espérez qu’il ne s’égarera pas dans quelque méandre intéressant de la pensée. Vous voulez que ce vol soit ordinaire, pas extraordinaire. La même chose est vraie pour le chirurgien, le conducteur d’ambulance et le capitaine du navire. Laissez-les tous faire leur boulot, comme ils le font ordinairement, avec confiance, dans un environnement de travail familier, et pas plus. Cet ordinaire est la certitude du monde. Cet ordinaire fait tourner le monde.

Moi aussi, je vis dans ce monde ordinaire. J’y suis née. Et la majeure partie de mon éducation visait à me le rendre familier. Pourquoi cette entreprise s’est soldée par un échec est une autre histoire. De tels échecs se produisent, et ensuite, comme toutes choses, ils sont tournés au bénéfice du monde, car le monde a besoin de rêveurs aussi bien que de cordonniers. (Ce n’est pas si simple, en fait – car quel cordonnier ne se blesse pas parfois le pouce quand il est, comme on dit, “perdu dans ses pensées” ? Et quand ce bon vieux corps animal réclame de l’attention, quel rêveur ne doit pas de temps en temps descendre de son rêve éveillé et se précipiter au supermarché avant l’heure de fermeture, à défaut de quoi, il devra se résigner à avoir faim ?).

D’accord, mais ceci est également vrai : dans le travail créatif – quel qu’il soit – les artistes actifs dans le monde n’essaient pas d’aider le monde à tourner, mais à marcher plus avant. Ce qui est quelque chose de tout à fait hors de l’ordinaire. Un tel travail ne réfute pas l’ordinaire. C’est simplement autre chose. Ce type de labeur nécessite une perspective différente – un autre ensemble de priorités. Il ne fait aucun doute qu’il y a en chacun de nous un moi qui n’est ni un enfant, ni un serviteur des heures. C’est un troisième moi, occasionnel chez certains, tyran chez d’autres. Ce moi n’a plus d’amour pour l’ordinaire ; il n’a plus d’amour pour le temps. Il a soif d’éternité.

Il mobilise des forces – dans le cas du travail intellectuel parfois, pour le travail spirituel certainement et toujours dans le cas du travail artistique – des forces qui agissent sous son emprise, qui doivent voyager au-delà du décompte des heures et des contraintes de l’habitude. Ceci étant, son activité concrète ne peut pas être entièrement séparée de la vie. Comme les chevaliers du Moyen Âge, il y a peu que le créateur puisse faire sinon se préparer, corps et esprit, pour le labeur à venir – car ses aventures sont toutes inconnues. En vérité, le travail lui-même est une aventure. Et aucun artiste ne pourrait entreprendre ce travail, ni ne le voudrait, sans une énergie et une concentration extraordinaires. L’extraordinaire, c’est de cela que l’art est fait.

Il n’est pas non plus possible de contrôler – ou de réguler – la mécanique de la créativité. On doit travailler avec les forces créatives (à défaut, on travaille contre elles) ; en art, tout comme dans la vie spirituelle, il n’y a pas de position neutre. Surtout au début, il faut de la discipline ainsi que de la solitude et de la concentration. Établir un emploi du temps pour écrire est une bonne suggestion à faire aux jeunes écrivains, par exemple. Mais il suffit de le leur dire. Qui irait leur dire d’emblée qu’il faut être prêt à tout moment, et toujours, que les idées dans leurs formes les plus scintillantes, n’ont cure de toute notre discipline consciente, qu’elles surgiront quand elles le voudront et que, au milieu des battements rapides de leurs ailes, elles seront désordonnées ; imprudentes ; aussi incontrôlables, parfois, que la passion.

Personne n’a encore dressé de liste des endroits où l’extraordinaire peut surgir et où il ne le peut pas. Pourtant, il existe des indications. Il apparaît rarement dans la foule, dans les salons, dans les servitudes, le confort ou les plaisirs, il est rarement vu. Il aime le plein air. Il aime l’esprit qui se concentre. Il aime la solitude. Il est plus enclin à suivre celui qui prend des risques qu’à celui qui prend des tickets. Ce n’est pas qu’il dénigrerait le confort ou les routines établies du monde, mais son regard se porte ailleurs. Il cherche la limite, et il vise la création d’une forme à partir de l’informe qui est au-delà de cette limite.

Une chose dont on ne peut douter, c’est que le travail créatif exige une loyauté aussi complète que la loyauté de l’eau envers la gravité. Une personne qui cheminerait à travers les dédales de la création et qui ne le saurait pas – qui ne l’accepterait pas – est perdue pour de bon. Celui qui ne désire pas ce lieu sans toit, l’éternité, doit rester chez lui. Une telle personne est parfaitement digne, utile, voire belle, mais n’est pas un artiste. Une telle personne ferait mieux de vivre avec des ambitions plus adaptées et de créer ses œuvres pour l’étincelle d’un moment seulement. Une telle personne ferait mieux d’aller piloter un avion.

On pense souvent  que les créatifs sont absents, distraits, imprudents, peu soucieux des coutumes et des obligations sociales. C’est, espérons-le, vrai. Car elles sont dans un tout autre monde, un monde où le troisième moi tient les rênes. Et la pureté de l’art n’est pas l’innocence de l’enfance, si cela existe. La vie de l’enfant, avec toutes ses colères et ses émotions, n’est que de l’herbe pour le cheval ailé – elle doit être bien mastiquée par ses dents sauvages. Il y a des différences inconciliables entre, d’une part, identifier et examiner les fabulations de son passé et, d’autre part, les habiller comme s’il s’agissait de figures adultes, propres à l’art, ce qu’elles ne seront jamais. L’artiste qui travaille concentré est un adulte qui refuse d’être interrompu par lui-même, qui reste absorbé et tonifié dans et par le travail – qui est ainsi responsable envers ce travail.

Le matin ou l’après-midi, les interruptions sérieuses au travail ne sont jamais les interruptions inopportunes, gaies, voire aimantes, qui nous viennent d’autrui. Les interruptions sérieuses viennent de l’œil vigilant que nous lançons sur nous-mêmes. C’est le coup qui dévie la flèche de sa cible ! C’est le frein que nous mettons à nos propres intentions. Voilà l’interruption à craindre !

Il est six heures du matin et je suis en train de travailler. Je suis distraite, imprudente, négligente des obligations sociales, etc. Tout est pour le mieux. Le pneu se dégonfle, la dent tombe, il y aura une centaine de repas sans moutarde. Le poème est écrit. J’ai lutté avec l’ange et je suis taché de lumière et je n’ai pas honte. Je n’ai pas non plus de culpabilité. Ma responsabilité ne concerne pas l’ordinaire ou l’opportun. Elle ne concerne pas la moutarde ou les dents. Elle ne s’étend pas au bouton perdu ou aux haricots dans la casserole. Ma loyauté va à la vision intérieure, d’où qu’elle vienne et de quelque manière que ce soit. Si j’ai un rendez-vous avec vous à trois heures, réjouissez-vous si je suis en retard. Réjouissez-vous encore plus si je n’arrive pas du tout.

Il n’y a pas d’autre manière de réaliser un travail artistique digne de ce nom. Et le succès occasionnel, pour celui qui s’y consacre, vaut tout. Les personnes les plus regrettées sur terre sont celles qui ont ressenti l’appel du travail créatif, qui ont senti leur propre pouvoir créatif agité et en ébullition, et ne lui ont donné ni force ni temps.”

Mary Oliver, Upstream, Collected Essays (2016, trad. Patrick Thonart)


Une anthologie des poèmes de Mary Oliver est en cours de traduction par Patrick Thonart : ils sont disponibles dans notre poetica et repris dans un recueil non-publié à ce jour : Une Ourse dans le jardin (2023)

Cliquez sur l’icone pour afficher la poetica…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, traduction et iconographie | sources : peachbeltstudio.com | contributeur-traducteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête Hammershøi, Vilhelm, Intérieur de Strandgade avec plein soleil sur le sol (1901) © Statens Museum for Kunst, Copenhagen ; © Rachel Giese Brown.


Plus de tribune libre en Wallonie-Bruxelles…

SPADIN, Henry (n.d.)

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Henry SPADIN est d’origine ardennaise et s’installe à Liège pendant la guerre 40-45. Il entre dans l’orchestre de Luc Troonen, monte ensuite son propre orchestre au sein duquel on retrouve notamment le futur Bob-Shot Jean Bourguignon et le batteur Mathieu Coura. Joueront aussi dans cet orchestre, après la guerre, des musiciens comme Raoul Faisant, Henri Solbach, Clément Bourseault ou Paul Franey.

Il se produit pour les Américains et dans divers établissements, à Liège même ou en banlieue, devient l’orchestre-maison du Jardin Perdu à Seraing qui connaît alors son apogée. Bohème et peu ordonné, Spadin ne pourra toutefois maintenir très longtemps cet orchestre (un des plus jazz de la région), qui sera repris en charge par le pianiste Paul Franey tandis que Spadin disparaîtra petit à petit de la scène.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : le Jardin Perdu à Seraing © geocaching.com


More Jazz…

 

MARRE : Nu féminin (s.d., Artothèque, Lg)

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MARRE Matthieu, Nu féminin

(photographie, 25 x 20 cm, s.d.)

Matthieu MARRE est photographe. Il a suivi un cursus universitaire en ethnologie et en anthropologie. Il s’intéresse à l’intime où il espère déceler une sincérité des choses. Il attend de la photographie un regard décalé des évidences qui nous sont données. C’est un regard amoureux empreint d’une distance. En 2015, il publie L’oublié aux éditions Yellow Now (Liège). En 2016, il intègre le studio Hans Lucas.

Cette photographie est tirée d’une série intimiste. Matthieu Marre y montre des images du quotidien. “C’est une photo de la mère de ma fille. A l’époque de la photo, cette dernière n’avait que quelques mois et était encore allaitée.” (M. Marre) “Il semble y avoir peu à dire des photographies de Matthieu Marre, qu’elles ne disent elles-mêmes mieux que les mots. Ainsi en va-t-il de certaines images, de certains univers dont la grâce sans prétention peut vous toucher à la manière d’un petit coup de foudre ou d’une révélation, et susciter en vous un désir de contemplation, d’observation voire de recueillement timide et silencieux, ample toutefois dans sa respiration. …)”(d’après YELLOWNOW.BE)

Pour en savoir plus…

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © mathieumarre.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

Et si Hergé avait été le premier artiste woke?

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[SLATE.FR, 23 décembre 2323] Le créateur de Tintin n’a cessé de modifier son œuvre pour des raisons pragmatiques et, parfois, idéologiques. L’affirmation d’un auteur qui a fini humaniste après avoir été très conservateur.

1966. L’Angleterre est encore en pleine Beatlemania, John Lennon vient d’ailleurs d’affirmer dans l’Evening Standard que son groupe est plus célèbre que Jésus ; L’Espion qui venait du froid, long-métrage avec Richard Burton, adaptation du roman du même nom de John Le Carré, a été sacré meilleur film britannique de l’année aux BAFTA. En plein swinging sixties, la maison d’édition anglaise Methuen publie L’Île noire, enfin The Black Island, une aventure de Tintin que les Britanniques n’ont encore jamais lue.

Pour mieux les séduire, Hergé (1907-1983) a accepté d’entièrement redessiner l’album : il se chargera des personnages et les collaborateurs de son studio, des décors. Les responsables de Methuen jugent en effet que L’Île noire, créé entre 1937 et 1938, se révèle sévèrement daté, notamment dans la représentation du Royaume-Uni qui, comme beaucoup de pays européens, a beaucoup changé depuis la Deuxième Guerre mondiale. Alors, en 1961, Hergé a chargé son collaborateur, le dessinateur belge Bob de Moor, de faire des repérages en outre-Manche afin de moderniser L’Île noire et de gommer les 131 erreurs listées par Methuen.

L’écrivain Benoît Peeters, scénariste de BD –auteur du cycle des Cités Obscures entamé il y a quarante ans avec François Schuiten, dont le récent Le Retour du Capitaine Nemo – mais aussi biographe de Derrida, de Robbe-Grillet et d’Hergé (Hergé, fils de Tintin) déplore la souplesse du dessinateur belge: “Hergé, qui peut se montrer intransigeant sur certaines choses, se fait alors tout à fait docile. Il y a une normalisation, une banalisation à laquelle il se plie. Esthétiquement, le travail du studio n’a pas la fraîcheur du premier Hergé. Avoir cédé n’est pas une bonne chose. La première édition de L’Île noire est plus savoureuse, plus authentique.

Si on relit l’édition originale de L’Île noire, celle en noir et blanc, ou celle en couleurs de 1953, on ne peut que constater l’absence du Royaume-Uni et des clichés qu’on s’en fait. Aucune vue, ici, de Londres : Hergé déploie son action dans un décor champêtre lambda avant que Tintin n’arrive en Écosse vêtu d’un kilt, intrigué par la “bête” qui, selon les habitants, terrifie quiconque met un pied sur la fameuse île noire.

“Moderniser sans changer l’histoire crée des incohérences”

Pleine de péripéties, cette histoire policière, qui débouche sur l’arrestation de faussaires, repose surtout sur le talent burlesque d’Hergé. Avec beaucoup d’énergie, le dessinateur enchaîne les gags loufoques, les chutes (les Dupond·t sont de la partie). Tintin échappe à ses assassins grâce à une chèvre excitée par Milou et manque de mourir dans les flammes. Le chef des pompiers anglais a perdu la clé du garage où réside une antique pompe à incendie et pendant quatre pages tout le monde court après.

Dans la version de 1966, il s’agit désormais d’un camion de pompiers. “Moderniser sans changer l’histoire crée des incohérences, constate Benoît Peeters. La plus fameuse est l’épisode de la clé du garage: avec un camion neuf, le gag ne marche plus“. Pourtant, c’est bien cette version de L’Île noire, initiée pour le public anglais, qui est devenue canonique et a relégué la précédente au titre de curiosité (elle reste néanmoins tout à fait trouvable).

© Methuen

En 1971, l’éditeur Methuen récidive et demande à Hergé de modifier Tintin au pays de l’or noir. L’histoire originale, imaginée en 1939, reflète le paysage géopolitique de l’époque soit, au Proche-Orient, l’occupation de la Palestine par le Royaume-Uni jusqu’en 1948 et la fin du mandat britannique.

L’occupant britannique joue un rôle assez moche dans cet album, confirme Benoît Peeters. À la fin des années 1960, les Anglais ne veulent plus être identifiés à ceux qui ont occupé la Palestine et lutté contre les mouvements nationalistes juifs. Hergé accepte: “Quand même, le marché anglophone est très important, je ne vais pas me fâcher avec mon éditeur anglais pour ça.” Plus tard, cette décision sera mal interprétée, on prétendra qu’Hergé est antisémite car il n’a pas voulu représenter les juifs de l’Irgoun. Alors que, s’il refait l’album, c’est pour faire plaisir aux Anglais.

Comme pour L’Île noire, cette version remaniée, où les références à la Palestine occupée et l’Angleterre ont disparu, remplace partout la précédente. Déjà, lors de sa prépublication en 1940, Hergé s’en était peut-être voulu d’avoir été trop réaliste. Mettre en scène des soldats anglais dans un journal collaborationniste (on y reviendra) alors que la Belgique est occupée par les nazis lui paraît un peu touchy. Il préfère enchaîner avec Le Crabe aux pinces d’or, son trafic d’opium et son capitaine alcoolique voué à devenir un pilier de la série.

Un auteur sous influence

Plus que n’importe quel auteur de littérature ou de bande dessinée, Hergé passe sa carrière à retoucher sa propre œuvre. “Oui, Hergé ne cesse de revenir sur ses albums, abonde Benoît Peeters. Il le fait une première fois pour la mise en couleurs des albums noir et blanc, leur normalisation en 62 pages, mais il recommencera plus tard pour des raisons différentes. Il corrige des petites erreurs, le nombre de marches de Moulinsart qui n’est pas le bon, réalise des petits toilettages à la demande de ses éditeurs étrangers. On est vraiment dans l’attitude contemporaine, stigmatisée par certains, de réécriture.

En plus des raisons pragmatiques (ou commerciales), certaines corrections ont des motifs plus idéologiques, qui reflètent l’évolution intellectuelle d’Hergé. On le sait, il a d’abord été sous l’influence d’une personnalité d’extrême droite, Norbert Wallez, codirecteur du journal Le Vingtième siècle où Hergé débute en tant que dessinateur. À peine sorti du scoutisme, il en a gardé les valeurs ambiguës, comme lorsqu’il donne, en 1923, dans la revue L’Effort, une définition très inquiétante de ce qu’est un artiste: “L’artiste a une très grande responsabilité dans ses œuvres et, avant de produire, il doit commencer par former sa vie, une vie exemplaire à tout point de vue. […] Si donc l’artiste a une vie saine et bonne, ses œuvres seront en général bonnes, tandis qu’un artiste, de talent peut-être, mais de mauvaise vie, produira des œuvres qu’on nommera “chefs-d’œuvre” mais qui produiront beaucoup de mal.

Ces propos cités par Benoît Mouchart et François Rivière dans leur Hergé intime (éditions Bouquins) montrent bien sa candeur et son manque de réalisme. Quand il envoie Tintin chez les Soviets, il répond à une commande de Wallez. “Tintin est créé comme un reporter qui va pourfendre les bolcheviques, confirme Benoît Peeters. Quant à Tintin au Congo, il y a, derrière, très clairement la volonté de l’abbé Wallez et du journal Le Vingtième siècle de susciter des vocations coloniales. Le Congo manquait toujours de main d’œuvre belge, alors il fallait donner une image attrayante du pays. Dans les deux cas, la documentation d’Hergé est minimaliste et très orientée. Quand je l’ai rencontré une première fois à la fin de l’année 1982, il parlait de péchés de jeunesse par rapport aux trois premiers Tintin [Tintin chez les Soviets, Tintin au Congo, Tintin en Amérique, ndlr]. C’était pour lui trois livres d’égale naïveté remplis de préjugés.

Peut-on lire un album de 1931 avec les lunettes post-coloniales de 2023 ?

Benoît Peeters

Tintin au Congo, empreint de colonialisme et véhiculant des représentations racistes, reste le pire des trois. Benoît Peeters interroge : “Est-ce que l’on peut lire un album de 1931 avec les lunettes post-coloniales de 2023 ? Je n’en suis pas sûr. Il faut accepter qu’Hergé a créé cette histoire à un moment où il n’avait aucune possibilité de se documenter réellement.

En 2012, la justice belge, saisie par Bienvenu Mbutu Mondondo, citoyen congolais et résident belge, et le Conseil représentatif des associations noires, avait rendu son verdict : Tintin au Congo restait autorisé à la vente. Sa lecture, elle, n’a pas perdu son caractère problématique. Qu’Hergé ait légèrement rajeunit le contenu pour la version en couleurs de 1945 n’y change pas grand-chose. “Par certains aspects, elle est plus embarrassante, estime Benoît Peeters, parce qu’elle n’a pas la naïveté de la première version avec son dessin encore très simple. Ainsi, la leçon de géographie – “Mes chers amis, je vais vous parler aujourd’hui de votre patrie : la Belgique”, annonce Tintin devant une classe de jeunes Congolais – est remplacée par une leçon d’arithmétique peu recherchée – 1+1 ?”

Benoît Peeters conclut au sujet du Congo : “Moi, si je devais lire des Tintin à des jeunes enfants, je ne prendrais certainement pas Tintin au Congo. Sa lecture met mal à l’aise un enfant d’aujourd’hui qui vit dans une société très mêlée avec plein d’enfants de nationalités différentes. Au premier degré, je comprends tout à fait qu’il puisse heurter, et pas seulement les Africains. Mais je ne suis pas non plus pour le censurer, pour moi c’est devenu une lecture adulte, une lecture de document.

Il insiste aussi sur le contexte de la création de l’album: “Tintin au Congo a été réalisé à une époque où le discours colonialiste et la réalité de la colonisation étaient plus violents que ce que montre l’album. Dans la bande dessinée, le petit Congolais Coco s’assied dans la Jeep à côté de Tintin, ce qui était impossible à l’époque. Ça n’enlève rien aux clichés colonialistes que l’album contient. Mais par rapport à la réalité de l’apartheid qui se pratiquait, extrêmement violent, Tintin au Congo est très soft. Sauf que toute la littérature de propagande a disparu, mais Tintin lui est constamment réédité. Pourquoi ne pas nous dire que l’album a été créé dans tel contexte ?

La contextualisation souhaitée par Benoît Peeters vient d’arriver, un peu en catimini. Ainsi, début novembre, les trois premiers Tintin ont été réédités en version originale colorisée avec des préfaces du spécialiste Philippe Goddin. En préambule de Tintin au Congo, Goddin, sur quinze pages, replace la création de Tintin au Congo dans son époque, montrant sa documentation, comme une photo de l’explorateur gallo-américain Henry Morton Stanley, datant du XIXe siècle, posant avec son serviteur en pagne.

Hergé n’est jamais allé au Congo mais il lit les récits des premiers colons sur place comme Henry Morton Stanley. Il y voit, par exemple, la photo de Stanley, accompagné de ce jeune enfant noir qui lui servait de boy. Ce même enfant qui deviendra Coco sous la plume d’Hergé © DP

L’expert belge s’efforce de souligner la rigueur documentaire d’Hergé, ne nie pas le paternalisme et l’invraisemblance de certains détails, mais évacue toute accusation de racisme, expliquant qu’Hergé “brocarde allègrement tout son monde, Blancs comme Noirs“. Sa présentation finit d’ailleurs par une citation d’un journaliste congolais (anonyme) qui, en 1969, dans la revue Zaïre, affirmait que les caricatures de Tintin au Congofont rire franchement les Congolais qui y trouvent à se moquer de l’homme blanc qui les voyait comme ça“. Ce travail de remise dans le contexte, discutable quant à la question du racisme, ne suffira pas à faire réévaluer une œuvre de jeunesse qui tient plus du travail de propagande maladroit que d’une œuvre artistique maîtrisée.

À 27 ans, Hergé n’est plus le jeune homme malléable de ses débuts

Le 8 mars 1934, Le Petit Vingtième, revue à succès depuis la publication de Tintin, publie une fausse interview du reporter dans laquelle celui-ci annonce partir bientôt enquêter en Chine. Ce teaser vaudra à Hergé une lettre de l’abbé Gosset, un aumônier d’étudiants chinois. Afin qu’il ne reproduise pas de clichés, le religieux invite Hergé à rencontrer les jeunes Chinois qui étudient à l’université de Louvain.

Quelques semaines après, le dessinateur rencontre Tchang Tchong-jen qui a le même âge que lui. Leur amitié influera sur la tonalité du Lotus bleu, où Tintin prend la défense d’un pousse-pousse agressé par un client blanc. Plus tard, quand il sauve de la noyade un garçon prénommé Tchang, il le rassure: “Mais non, Tchang, tous les Blancs ne sont pas mauvais, mais les peuples se connaissent mal. Ainsi, beaucoup d’Européens s’imaginent que tous les Chinois sont des hommes fourbes et cruels.” Il continue d’égrener les clichés les plus absurdes avant que Tchang n’explose de rire: “Ah ! Ils sont drôles les habitants de ton pays.”

Hergé a 27 ans et n’est plus le jeune homme malléable de ses débuts. “Tchang l’ouvre sur une autre culture, souligne Benoît Peeters. Pour Hergé, qui a eu ses premiers succès d’auteur, c’est une première prise de conscience. Il se dit: “Je suis peut-être là pour autre chose que pour faire rigoler sans trop de scrupule autour de stéréotypes.” Le Lotus bleu et les suivants bénéficieront de cette prise de conscience.

Quand la situation européenne puis mondiale est bouleversée par les nazis, Hergé ne s’abstrait pas de l’actualité. Pour Le Sceptre d’Ottokar, dont la publication démarre en août 1938, il imagine deux pays fictifs des Balkans, la Syldavie et la Bordurie, mais s’inspire de la toute récente annexion de l’Autriche par l’Allemagne d’Hitler. Un parti syldave, le parti de la Garde d’Acier, complote afin que la belliqueuse Bordurie envahisse la Syldavie. Le nom attribué par Hergé au chef du parti, Müsstler, est un clin d’œil transparent aux deux modèles qu’il prend, Mussolini et Hitler. “Hergé brouille les cartes mais sa référence au réel est très très forte“, commente Benoît Peeters.

Publier dans une Belgique occupée

En 1940, le réel devient une menace qui l’empêche de travailler. À la suite de l’invasion allemande, l’éditeur du Vingtième siècle, le journal dans lequel Hergé a fait toute sa carrière, cesse son activité et il se retrouve au chômage. Il refuse la main tendue du journaliste Léon Degrelle qui lui propose de créer un supplément jeunesse à son quotidien, Le Pays Réel. Degrelle est le fondateur du parti rexiste, mouvement nationaliste qui tombera vite dans le fascisme pur –il finira par intégrer la Waffen-SS avec d’autres volontaires.

Pour ses détracteurs, la relation entre Hergé et Degrelle prouverait que l’auteur penchait à l’extrême droite. Comme les autres biographes, Benoît Peeters se montre catégorique: “Non, il n’y a pas eu d’amitié avec Léon Degrelle. Ils se sont côtoyés avant l’entrée en politique de celui-ci quand les deux étaient des jeunes journalistes. Mais il n’y a pas eu de proximité ni d’adhésion de la part d’Hergé au rexisme.

Les deux se connaissent tout de même: Degrelle a rapporté des comics américains d’un reportage au Mexique et, en 1930, Hergé a illustré la couverture d’un essai anti-laïcard de son collègue, Histoire de la guerre scolaire 1879-1884. Les deux sont en réalité brouillés depuis que Degrelle a détourné un dessin d’Hergé pour en faire une affiche de propagande électorale. “Hergé a aussitôt protesté et fait un procès, ajoute Benoît Peeters. Pour atteinte à son droit d’auteur ou raisons politiques ? Cela reste ambigu. Mais, à ce moment-là, il se fâche avec Degrelle de façon très nette.” Pour Benoît Mouchart et François Rivière, selon leur Hergé intime, si Hergé refuse l’offre de Degrelle, “c’est parce qu’il sait que la situation financière de celui-ci est incertaine“.

Le Soir était un journal dégueulasse et profondément collaborationniste. Hergé, qui n’est pas très vigilant idéologiquement, n’y voit pas malice.

Benoît Peeters

En revanche, il accepte celle de Raymond de Becker, celui qui, avec d’autres, a relancé le quotidien belge de référence Le Soir pour le transformer en feuille de chou collaborationniste. Pour situer, de Becker considère le national-socialisme “comme une des plus grandes choses de l’histoire européenne depuis l’apparition du christianisme“. Pour Hergé, cette version du Soir –restée dans l’histoire comme le “Soir volé”– constitue un marchepied vers encore plus de reconnaissance: il est diffusé à 200.000 exemplaires, bien plus que Le Petit Vingtième. Mais la pente est glissante, ce dont Hergé ne se rendra compte que trop tard.

Il faut bien voir que, en 1940, au moment où disparaît le journal le Vingtième siècle, Hergé ne peut pas envisager de vivre des ventes, très réduites, de ses albums qui n’existent qu’en Belgique, note Benoît Peeters. Le Soir peut donner à Tintin une visibilité beaucoup plus grande. Il faut le dire, c’était un journal dégueulasse et profondément collaborationniste. Hergé, qui n’est pas très vigilant idéologiquement, n’y voit pas malice. Il va réussir à traverser les années de guerre en faisant des histoires apolitiques et assez propres qui, à une exception malheureuse, ne reflètent en rien l’idéologie profondément collaborationniste et antisémite. Si on relit Le Secret de la licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge parus pendant la guerre, il n’y a pas un mot ou une phrase à retirer. Mais le fait que ça paraisse dans ce Soir-là en modifie le sens.

Les représentations antisémites de “L’Étoile mystérieuse”

Parmi les aventures de Tintin publiées par le “Soir volé”, figure celle qui a occasionné des retouches très légères et pourtant lourdes de sens. En 1941, juste après Le Crabe aux pinces d’or et avant Le Secret de la Licorne, Hergé entame L’Étoile mystérieuse sur un air de fin du monde. Une boule de feu se dirige vers la terre et la manque, puis un aérolithe tombe dans les mers arctiques, bientôt objet de rivalité et d’expéditions concurrentes, l’une initiée par les Européens –le camp de Tintin– l’autre par un fourbe Américain. “Cette fin du monde allégorique, on peut en trouver des échos dans certains discours de Pétain, commente Benoît Peeters. Là, l’inconscient d’Hergé parle mieux que lui, raconte autre chose. C’est pour ça que je ne serais pas du tout prêt à jeter aux orties L’Étoile qui est un album très imprégné de fantastique, très puissant… mais entaché par des représentations antisémites au moment le plus terrifiant de l’histoire européenne.

Dans les premières pages parues dans Le Soir en 1941, Tintin est mêlé à la foule fascinée, comme lui, par l’étoile dans le ciel qui grandit à vue d’œil. À ce moment, il croise Philippulus un prophète fou. Alors que ce dernier annonce la peste bubonique et le choléra, deux hommes dialoguent devant une boutique dont l’enseigne est Levy. “Tu as entendu Isaac ? La fin du monde ! Si c’était vrai ?” L’autre, se frottant les mains, répond avec un fort accent : “Hé hé. Ça serait une bonne bedide avaire, Salomon. Che tois 50.000 francs à mes vournizeurs Gomme za che ne tefrais bas bayer.

Pour appuyer son propos antisémite, Hergé reprend aussi les codes des caricatures en cours à l’extrême droite. “Avec ces cases antisémites, L’Étoile mystérieuse sacrifie à l’air du temps, déplore Benoît Peeters. Peut-être à la pression de la rédaction, car Hergé était considéré par plusieurs responsables du journal comme de valeur idéologique nulle. Lui était fidèle à la ligne du roi belge pour qui il fallait se remettre au travail, faire tourner le pays. Après la Seconde Guerre, Hergé dira: “Mais comment aurais-je pu savoir, qui était au courant de ces abominations envers les Juifs ?” Il n’était pas nécessaire de connaître le détail des camps d’extermination pour s’indigner des persécutions contre les Juifs qui étaient connues depuis plusieurs années et s’étalaient dans les journaux.

En 1944, Hergé se trouve dans la “galerie des traîtres” d’une publication résistante et passe une nuit en prison. © Wikimedia Commons

En tout cas, quand L’Étoile mystérieuse sort en album à la fin de l’année 1942 – le premier en couleurs – les cases antisémites ont disparu. La libération de la Belgique, en septembre 1944, met un terme à la parution du “Soir volé”. Hergé se trouve dans la “galerie des traîtres” d’une publication résistante et passe une nuit en prison. Finalement, le dessinateur est lavé de toute implication dans un parti collaborationniste et verra le résistant Raymond Leblanc lui proposer de créer en 1946 Le Journal de Tintin.

Mais il n’a pas fini de modifier L’Étoile mystérieuse. Une lectrice, qui a perdu une partie de sa famille à Auschwitz, lui fait part de son indignation face au méchant de L’Étoile, un banquier américain du nom juif de Blumenstein. Tout en rejetant la moindre intention antisémite, Hergé rebaptisera le personnage Bohlwinkel, ce qui signifie “confiserie” en bruxellois (mais est aussi un patronyme juif). Il remplacera aussi le drapeau américain par un pavillon fictif. “Quand Hergé racontera après-guerre qu’il voulait représenter la concurrence entre la recherche scientifique européenne et américaine, ça paraît être un thème tout à fait acceptable et innocent, insiste Benoît Peeters. Mais ça n’a pas du tout le même sens en 1942, quand les États-Unis entrent en guerre.

Se jouer des préjugés

À la fin des années 1950, Hergé continue de modifier ses albums, mais pas pour des raisons aussi graves et dérangeantes. Certes, la première version de Coke en Stock, si elle dénonce la traite des Noirs, met dans la bouche des captifs un langage colonialiste. Mis face à ses responsabilités, Hergé utilisera une convention inspirée des romans américains noirs.

Les derniers Tintin présenteront des modifications bien plus light. Il suffit de lire la dernière édition des Bijoux de la Castafiore telle qu’elle a été publiée dans le Journal de Tintin entre 1961 et 1962. Si le livre propose des bonus croustillants et une couverture inédite, la principale différence avec la version que l’on connaît tient à la mise en couleurs. Sinon, l’intrigue n’a pas eu besoin d’être modifiée, elle se joue déjà des préjugés –toujours en cours aujourd’hui– contre les Roms. Car dans l’album, les gens du voyage sont stigmatisés et désignés comme les coupables idéaux du vol des bijoux de la cantatrice Bianca Castafiore.

© wokistan.fr

Hergé, la cinquantaine passée, se montre plus progressiste et moins englué dans les clichés que le Tintin débutant. “Les Dupond·t ont cette phrase formidable digne du ministère de l’Intérieur français : “C’est bien notre chance ! Pour une fois que nous tenions des coupables, il faut qu’ils s’arrangent pour être innocents”, s’amuse Benoît Peeters. Le traitement de la question rom n’a pas pris une ride. Au-delà des retouches opportunistes et pragmatiques, toute l’œuvre de Hergé témoigne d’un cheminement vers l’humanisme qui m’avait beaucoup frappé lors de nos rencontres à la fin de sa vie. C’était quelqu’un d’extrêmement ouvert, curieux de l’autre et de la modernité. Il avait lu Barthes et Lévi-Strauss ou rencontré Warhol. Il fallait avoir en tête d’où il venait pour savoir ce que ça représentait pour lui. Il avait voulu faire bénéficier ses albums de cette ouverture d’esprit, du respect de l’autre, des civilisations. Hergé n’était pas woke, mais je ne pense pas non plus qu’il était anti-woke. Il aurait peut-être fait aujourd’hui une relecture queer de la Castafiore.

Aux antipodes du jeune Hergé

Juste avant Les Bijoux de la Castafiore, Hergé a envoyé Tintin au Tibet pour une aventure très révélatrice de son état d’esprit. “Bob de Moor racontait que tout le monde, au studio Hergé, était devenu bouddhiste pendant la conception de l’album, intervient Benoît Peeters. J’ai eu la chance de rencontrer le Dalaï-Lama à Dharamsala et celui-ci est fan de Tintin au Tibet. Même si c’est la représentation d’un Tibet mythologique –Hergé n’y est pas allé–, on sent chez lui le respect d’une autre culture, d’une autre spiritualité. On est aux antipodes du jeune Hergé.

Benoît Peeters poursuit: “Mais c’est aussi le mouvement de la vie. Un créateur mûrit, profite des rencontres, se documente et finit par une conscience du monde, peut-être aussi une responsabilité, qu’il n’avait aucunement dans sa jeunesse. Quand je lui avais fait l’éloge de la construction des 7 boules de cristal et du Temple du soleil, il m’avait répondu: “Je suis malheureux d’avoir utilisé cette éclipse à la fin du Temple du soleil. Les Incas avaient une bonne connaissance des phénomènes célestes, c’est un préjugé de les avoir représentés aussi naïfs.” Jusqu’à la fin, il gardait en tête cette possibilité de révision. On est bien loin des questions des sensitivy reader et du politiquement correct. On est dans autre chose, l’idée d’une œuvre que l’on pourrait continuellement corriger, améliorer, comme Proust qui, avant de mourir, rêvait de réécrire en profondeur La Recherche.”

© Olivier Pirnay – Oli (www.olillustrateur.be)

Benoît Peeters pointe même une obsession d’Hergé pour la modernité qui le pousse à gommer de plus en plus l’ancrage historique des Tintin afin que les aventures de son reporter ne se démodent jamais: “Ce qui me frappe c’est ce double rapport au temps. Il y a dans Tintin une chronique du XXe siècle avec ses guerres, ses inventions techniques, la conquête de la Lune, toutes sortes d’événements extrêmement datés. Hergé a eu la volonté tardive de vaincre le temps, de bâtir une œuvre qui se déroule dans un temps circulaire où les personnages ne vieillissent pas. Pour lui, si un enfant sortait Tintin au pays de l’or noir de la bibliothèque et qu’on lui parlait de l’occupation de la Palestine juste avant la création d’Israël, il n’y comprendrait rien. Et pourtant le Lotus bleu parle de l’occupation de la Mandchourie par le Japon et ça ne nous empêche pas d’aimer cet album. Donc il y a une contradiction au cœur du génie de l’œuvre qui a conduit Hergé à accepter des remaniements qui n’ont pas amélioré l’œuvre.

Avec tous ses défauts et ses qualités – comme son caractère visionnaire – cette œuvre continue de fasciner et d’être disséquée, reflet d’un XXe siècle qui a vu à la fois les pires horreurs et les plus belles découvertes.

Vincent Brunner, slate.fr


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Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

ROBERT, Pierre (1924-vers 1960)

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Pierre ROBERT est né à Liège en 1924. A seize ans, il fonde, un peu avant la guerre, la Session d’une Heure qui deviendra le principal groupe amateur liégeois pendant l’Occupation. Il quitte néanmoins cette formation peu de temps après pour rejoindre le milieu des “pros” : tout en poursuivant des études de peinture à l’Académie de Liège, il joue dans l’orchestre de Gaston Houssa.

En 1942, il rencontre Django Reinhardt lors de sa venue à Liège. En 1943, il se produit dans la petite formation de la pianiste française Yvonne Blanc, aux côtés de Raoul Faisant. Il travaille avec Jack Demany et Gus Deloof et effectue des remplacements chez Gene Dersin. En 1944, il est arrêté par la Gestapo et envoyé dans les camps de concentration. De retour en Belgique, en avril 1945, il réunit à nouveau le groupe qu’il venait de mettre sur pied un peu avant sa déportation : les Bob-Shots (Bobby Jaspar, André Puisage, Charles Libon), auxquels se joignent quelques transfuges de la Session d’une Heure, Jacques Pelzer en particulier.

Recevant de son frère des disques des Etats-Unis, Pierre Robert est un des premiers en Belgique à découvrir le be-bop ; il fait aussitôt prendre aux Bob-Shots (qui jusque-là jouaient un répertoire plutôt swing) leur tournant décisif et en fait le tout premier orchestre européen à oser s’attaquer à la nouvelle musique ! Avec les Bob-Shots, il se produit aux côtés de Don Byas (1947) et dans différents festivals : Knokke 1948 (découverte des Bob-Shots par Boris Vian qui ne cessera d’encenser le groupe), Nice 1949 et Paris 1949 (prestation des Bob-Shots entre l’orchestre de Miles Davis et celui de Charlie Parker !).

En 1949, dissolution des Bob-Shots : il se rend en Allemagne où il joue pour les G.I’s aux côtés de Vicky Thunus et de Sadi. Il voyage un peu partout en Europe, passe un an à Saïgon, joue à Paris avec Jaspar et Sadi, puis est engagé dans l’orchestre de variété d’Aimé Barelli. Il se fixe à Monte-Carlo et reste dans cet orchestre jusqu’à sa mort. Il a été un des premiers (et un des seuls !) à s’attaquer à la harpe électrique qu’il utilise notamment pour un enregistrement aux Pays-Bas en 1954 (avec la chanteuse Pia Beck).

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Liège années 1950 © lqj.uliege.be.


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LIEGE : La création du monde (c’est Tchantchès qui la raconte…)

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Au début, il n’y avait rien.
Le premier jour, Dieu créa Liège et tout s’illumina ;
Le second jour, il créa D’ju d’là* et tout se mit à vivre ;
Le troisième jour, il créa Tchantchès* et on entendit rire ;
Le quatrième jour, il créa Nanesse* et on entendit braire ;
Le cinquième jour, il créa le péket et les fêtes s’animèrent ;
Le sixième jour, il créa le reste, la terre, les étoiles, les animaux…
Juste pour le bon plaisir du peuple de Liège ;
Et le dimanche comme de bien entendu, il est allé se reposer en bord de Meuse avec Tchantchès et sa Nanesse tout en buvant un frisse pèkèt* ;
Durant la conversation, il se dit : bel après-midi, mais, pour la matinée c’est trop calme.
Et… Il créa la Batte*.
Voilà pourquoi nous sommes fiers d’être Liégeois !

[auteur anonyme]

Quelques explications :

      • D’ju d’là : quartier d’Outremeuse situé – comme son nom l’indique – ‘de l’autre côté’ de la Meuse, par rapport au centre-ville ;
      • Tchantchès & Nanesse : couple légendaire de Liégeois, réputés pour leurs disputes (voir ci-dessous) ;
      • Pèket : nom wallon donné au genièvre, la boisson typique du Pays de Liège ;
      • La Batte : marché dominical qui se tient sur les rives de la Meuse à Liège.

TCHANTCHÈS & NANESSE

[d’après PROVINCEDELIEGE.BE] Connaissez-vous le couple le plus célèbre des marionnettes liégeoises ? C’est un personnage légendaire. L’apparition de Tchantchès remonterait au 25 août 760. Selon la légende, il serait né entre deux pavés du quartier d’Outremeuse. Comme le petit bonhomme n’apprécie pas l’eau, son père lui fait goûter, avec succès, un biscuit trempé dans le pèkèt, (alcool liégeois aux baies de genévrier). Son sevrage se fait par la suite, avec un hareng saur, une pratique courante à l’époque, ce qui lui donne une soif ardente, pour la vie ! Notre héros hérite d’un physique peu gracieux. Durant son baptême, son nez s’allonge d’une façon démesurée après que la sage-femme le cogne accidentellement sur les fonts baptismaux ! Plus tard, atteint de la rougeole, on lui fait boire de l’eau ferrugineuse destinée à le guérir. C’est ainsi qu’il avale un fer à cheval de travers. Ce corps étranger l’empêche, depuis, de bouger la tête de bas en haut. Devenu adulte, Tchantchès participe à de nombreuses aventures avec ses fidèles compagnons, Roland le preux chevalier, l’archevêque Turpin et bien sûr l’empereur Charlemagne. La mort de Roland à la bataille de Roncevaux rend Tchantchès inconsolable. Tchantchès nous quitte définitivement, emporté par la grippe espagnole à l’âge de 40 ans. Il repose à proximité de la place de l’Yser, au pied du monument qui lui est dédié.

…et des marionnettes attachantes. La marionnette de Tchantchès foule les scènes des théâtres liégeois dès la fin du XIXe siècle. La plupart des montreurs s’identifient fortement à Tchantchès qui devient leur avatar ; ils réalisent souvent la marionnette à leur effigie. Tantôt blagueur voire critique vis-à-vis des puissants, tantôt peureux ou bagarreur, la palette de ses différents traits de caractère est immense. Il n’existe pas qu’un Tchantchès mais une multitude !

Quant à l’origine de Nanesse, elle reste mystérieuse : elle se situerait vers le début du XXe siècle. Peut-être a-t-elle été créée pour donner à Tchantchès une compagne et ajouter un peu de piquant à la vie de ce pauvre bougre ? Sa personnalité varie peu, contrairement à celle de son compagnon : c’est une femme de caractère, botteresse de profession, n’hésitant pas à mettre son homme au pas lorsqu’il a tendance à étancher sa soif plus que de raison.

Lors des spectacles, elle rythme le récit en intervenant à certains moments clés, en général pour ramener Tchantchès à la maison… Le couple n’est pas marié, les deux tourtereaux sont des applaqués, comme on dit à Liège. En effet, Nanesse refuse de convoler en justes noces car “le mariage est fait pour les sots.” Son apparence et son langage contraste avec celui des princesses du répertoire, souvent passives et peu hardies. Si l’arme secrète et fatale de Tchantchès est un côp d’tiésse épwèzoné (un coup de tête empoisonné), Nanesse n’est pas en reste avec ses coups de poêle à boûkètes (crêpes liégeoises à la farine de sarrasin) ! Figures emblématiques du folklore liégeois, ces deux personnalités authentiques et attachantes, perpétuent joyeusement la légende auprès de tous les petits (et grands) enfants.

J.D.

Et la tradition continue…

[2023] Bouli Lanners, récemment primé aux césars, se lance dans le monde des marionnettes, et en famille. Sa femme, Elise Ancion, est la fille de feu Jacques Ancion, marionnettiste-sculpteur du célèbre théâtre Al Botroûle. Un théâtre qui renaîtra de ses cendres sous un nouveau nom, mais avec les mêmes marionnettes, qui sont en pleine rénovation. Pour en savoir plus, lisez notre article : AL BOTROÛLE : Bouli Lanners fait revivre des marionnettes et leur théâtre… et ils ne d’ailleurs sont pas les seuls à vivre cette tradition, comme le montre ce reportage de 1959 :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, édition et iconographie | sources : Domaine public ; FaceBook ; provincedeliege.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Visit Liège ; D.P. ; rtbf.be.


Vivre son quotidien en Wallonie-Bruxelles…

MONFORT : Sans titre (s.d.)

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MONFORT Martine, Sans titre

(linogravure, 40 x 40 cm, s.d.)

Martine MONFORT est née le 26 août 1951. Elle suit les cours de Georges Comhaire à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège en section gravure. Elle participe ensuite à de nombreuses expositions personnelles en Belgique (Liège, Louvain…) et à des expositions de gravure internationales (Triennale de Gravure de Spa en 1986, International Biennal Print and Drawing Exhibit Taipei en 1995). Martine Monfort anime un atelier de gravure pour l’asbl Li Querneu à Huy. (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE)

Illustration : Martine Monfort © vinalmont.be

Martine Monfort est une spécialiste de divers procédés de gravure, notamment l’aquatinte. Elle opté ici pour la linogravure, délaissant les nuances de gris pour un noir et blanc radical. Si le motif évoque un damier, une observation plus attentive nous montre une organisation chaotique : nulle ligne n’est perpendiculaire à l’autre. L’ordre attendu par le spectateur laisse place à un désordre subtil et quelque peu désarçonnant….

Pour en savoir plus…

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Martine Monfort ; vinalmont.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

CASALS : Le chant des oiseaux, un hymne à la paix

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[RADIOFRANCE.FR/FRANCEMUSIQUE, 29 décembre 2023] Une chronique à la découverte d’un chant de noël catalan qui signifiait beaucoup pour le violoncelliste puisqu’il en réalisa une transcription qu’il joua toute sa vie, comme un symbole de la Catalogne, de la liberté et de la paix.

C’est un air anonyme que l’on chante depuis des siècles en Catalogne. Un chant de noël qui résonne depuis le moyen-âge et qui au cœur de l’hiver nous donne l’espoir qu’un jour le printemps reviendra. Les paroles de cet air sont dites par des oiseaux. C’est un aigle, un moineau, une linotte et une mésange qui chantent tour à tour le retour du ‘Sauveur’ et avec lui de la paix et de la joie.

Le chant des oiseaux, El cant dels ocells a connu de nombreuses variations au cours des siècles. Au XIXe siècle, le compositeur Pep Ventura entendait dans ce chant mélancolique sur le mode mineur, l’occasion de composer une sardane dansante et pleine de vie que l’on pourrait jouer sur un tenora, un hautbois traditionnel catalan. Mais à l’opposé du thème joué par le tenora, des pépiements des flûtes et les motifs rythmiques imaginés par Pep Ventura, il est une autre version plus récente, plus épurée, pour un seul instrument et que l’on connait peut-être mieux. Un autre chant des oiseaux est possible, il suffit de ralentir le tempo, de revenir à une forme plus épurée, avec, pour commencer, un piano qui gazouille… A la question posée par les trilles du piano répond un violoncelle. Le violoncelle de Casals.

Pablo ou plutôt Pau Casals connaissait cet air depuis l’enfance. Avant que son père ne lui fabrique un violoncelle artisanal, avant de découvrir chez un libraire de Barcelone les Suites pour violoncelle de Bach qu’il ressuscitera, avant qu’il ne devienne le plus célèbre des musiciens de Catalogne, sa maman dont il était très proche lui chantait cette berceuse, dans son berceau.

Un Chant des oiseaux qu’il joua pendant toute sa carrière, à la fin de ses concerts. La version que l’on entend avec le pianiste Mieczyslaw Horszowski a été enregistrée le lundi 13 novembre 1961 à la Maison Blanche. Il faut imaginer Casals face au couple Kennedy et des artistes, politiciens, compositeurs triés sur le volet et qui découvre le jeu d’un musicien qui s’était pendant des années murés dans le silence de la ville de Prades en Catalogne française.

Pourquoi a-t-il joué ce morceau devant le président des Etats-Unis et devant le conseil des nations unies lors de ses différentes visites à l’ONU. Car ce chant lui rappelle sa chère Catalogne, quand elle était libre, avant la guerre d’Espagne, avant la dictature de Franco. Pour Casals, cet air est celui d’une paix fragile et que les oiseaux ne cessent de chanter comme le rappelle le violoncelliste en 1971 lors de son dernier discours donné à l’ONU…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : France Musique ; youtube.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Fundació Pau Casals.


Savoir écouter en Wallonie-Bruxelles…

LO BIANCO : Bottine (2010, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

LO BIANCO Audrey, Bottine
(eau-forte, 22 x 22 cm, 2010)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Audrey Lo Bianco

Audrey LO BIANCO est née en 1984. Licenciée en arts plastiques, visuels et de l’espace, recherches picturales et tridimensionnelles de l’Académie des Beaux-arts de Liège, Audrey Lo Bianco a reçu différents prix en Belgique et au Luxembourg, et a exposé à différentes éditions de la Biennale internationale de gravure (Liège), à la Bienal internationale de Villa Nova de Cerveira (Portugal), au Centre culturel des Chiroux et dans de nombreuses galeries belges et étrangères. (d’après OUT.BE)

A travers une série de gravures minimalistes, Audrey Lo Bianco aborde avec délicatesse le monde de l’enfance. L’eau-forte permet un trait fragile et tremblé, les ratures et le fonds grisâtre évoquent une vieille photographie. Silhouettes, jambes, chaussures… les détails s’accumulent, comme autant de fragments nostalgiques ou de trésors inestimables et dérisoires.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Audrey Lo Bianco ; academieroyaledesbeauxartsliege.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

ANGUERA, Jean (né en 1953)

Temps de lecture : 6 minutes >

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 12 décembre 2023] Petit-fils du sculpteur espagnol Pablo Gargallo et fils de la sculptrice Pierrette Gargallo, Jean Anguera (né en 1953 à Paris) expose jusqu’au 11 février [2024] au musée de la Carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux, la ville où il est arrivé à l’âge de dix ans. C’est dire les liens qui relient le sculpteur académicien et cette banlieue du Sud de Paris qu’il a arpentée, adolescent, du quartier arménien au fort militaire de l’enceinte de Thiers. Vivant aujourd’hui dans le Loiret avec sa femme, la sculptrice Laure de Ribier, il continue d’entretenir des liens avec “ces lieux qui me sont très chers”, comme il aime à le rappeler. C’est pourquoi le fait d’exposer au milieu des collections historiques de la ville d’Issy-les-Moulineaux a du sens car ses œuvres répondent volontiers à Rodin et Dubuffet. Ses figures et ses bustes surprennent par leur monumentalité et leur travail de la matière.

Au gré du parcours dans le musée, on peut imaginer des correspondances entre les grandes figures dans l’espace de Jean Anguera et les tableaux d’Henri Matisse décrivant le volume de son atelier d’Issy-les-Moulineaux, où l’artiste a vécu de 1909 à 1917. On peut également recréer des liens entre les plâtres de Rodin, placés dans une vitrine du musée pour rappeler son séjour à la Villa des Brillants à Meudon, et les bustes de Jean Anguera représentant son ami le poète Salah Stétié. Sans parler de la verticalité de certaines de ses sculptures qui rappellent celle de la Tour aux figures de Jean Dubuffet, érigée sur l’île Saint-Germain voisine.

Est-ce grâce à ses études d’architecture, menées à Paris jusqu’en 1978, à sa proximité avec le sculpteur César aux Beaux-Arts ou aux cours du scénographe Jacques Bosson que Jean Anguera a un tel sens de la monumentalité ? Parti du bloc, qui est ici malaxé, trituré, laminé, cet homme drapé dresse sa petite tête vers le ciel. Il marche comme celui de Giacometti, son aîné, mais pèse de tout son poids sur la terre avec laquelle il fait corps. Les sculptures de Jean Anguera sont modelées d’abord dans l’argile, puis reproduites dans la résine de polyester, avant d’être fondues en bronze.

Lauréat du Prix Simone et Cino del Duca en 2012, Jean Anguera a été élu en 2013 membre de l’Académie des Beaux-Arts au fauteuil du sculpteur François Stahly. Comme celui-ci, il aime les silhouettes-totems, le noir de la gravure et la patine des bronzes. Parfois, Jean Anguera joue sur la masse comme ici, avec cette Femme assise, qui semble émerger du magma.

Pensée… pesée d’un perpétuel inachèvement, d’où la permanence de la plénitude”, écrit René Quinon. «“Il y a dans l’écriture de Jean Anguera ce qui nomme l’essentiel : l’exigence de la respiration, de l’apesanteur, de la stase”. Ainsi de cette deuxième version du Corps retrouvé qui, pareil à une crête de montagne, s’étire et deviendra, sept ans plus tard, le corps d’une femme étendue. L’horizontalité, les traces de la main et le rythme des plis donnent tout son sens à ces variations d’odalisques et de paysages anthropomorphes.

Le poète libanais Salah Stétié, maître des mots et de la calligraphie, a qualifié Jean Anguera de “sculpteur de l’impalpable”. À propos du sujet de ses sculptures, il parle d’un homme “brisé de traits à l’avancée du jour” et “enfanté par la complexité des lignes”. En réponse, le sculpteur a créé une série de bustes où les traits du visage sont encore présents mais où des scarifications plus ou moins profondes viennent altérer leur lisibilité. On ne peut s’empêcher de penser aux œuvres en trois dimensions de Jean Fautrier.

Dessins et livres illustrés (depuis 1999, Jean Anguera collabore à la collection Mémoires et réalise des manuscrits avec Joël Bastard, Michel Butor, Serge Meschonnic…) complètent la vingtaine de sculptures, corps ou paysages, présentées aux quatre coins du musée. Chaque pièce devient le signal d’une relation humaine à la création, écrit Jean-Paul Gavard-Perret. Bref, d’une étrange intimité. Dans la fabrication de cette tension à ceindre le vide et dans tous ses états, le corps est le vaisseau-fantôme“. Ici, ce n’est plus l’homme qui marche dans la plaine mais La Plaine traversée, métonymie sculpturale transformant le corps en lieu du déplacement.

Guy Boyer


© academiedesbeauxarts.fr

[CANALACADEMIES.COM] Issu d’une famille d’artiste, petit-fils du sculpteur Pablo Gargallo, Jean Anguera naît à Paris en 1953. Passionné par le modelage depuis son plus jeune âge, il suit les cours de l’atelier César en parallèle à ses études d’Architecture à l’École nationale supérieure des beaux-arts ; choisissant à partir de 1978 de se consacrer entièrement à la sculpture et au dessin, il retiendra de l’enseignement de l’architecture l’apprentissage d’un langage rigoureux et les rapports entre intériorité et extériorité qu’il transposera dans l’imaginaire de sa sculpture. Jacques Bosson, architecte-scénographe, ainsi que le comédien Jacques Lecoq et le sculpteur Gérard Koch influenceront les recherches formelles de sa sculpture.

À partir de 1981, il choisit d’utiliser un matériau auquel il restera fidèle, la résine de polyester, qui lui permet de reproduire avec précision les modelages qu’il effectue dans l’argile. Ayant épousé en 1977 Laure de Ribier, une jeune femme sculpteur rencontrée à l’atelier de César, il part s’établir avec elle en Auvergne ; la variété des paysages et des reliefs lui procure un vocabulaire formel qui alimente ses premières «images doubles» où se mêlent le corps humain et la représentation du paysage (série des Géographies sentimentales).

Il se rapproche de Paris en 1983 et installe son atelier dans un village au cœur de la plaine entre Beauce et Gâtinais. Il découvre un paysage réduit à l’essentiel – où tout se joue entre l’étendue de la terre et l’immensité du ciel induit par la séparation virtuelle de l’horizon – un paysage qui rencontre peu à peu sa sculpture en y inscrivant la relation intime de l’homme avec l’espace. “Il y a avant tout l’horizontalité absolue, et puis cette rupture, cet accident inouï qu’est la verticalité de la silhouette.” (Pierre Edouard in Jean Anguera – Trinité de la sculpture,2017).

Pour Jean Anguera, le modelage constitue l’essentiel d’une démarche artistique qui tente d’unir dans une même forme la présence et le lieu. “L’art ne saurait éluder le périmètre où il se forge, et à fortiori la sculpture, qui participe d’un environnement donné, tant il s’avère consubstantiel de sa viabilité.” (Gérard Xuriguera in Jean Anguera, terre d’appui, catalogue galerie Marwan Hoss, 2006).

Jean Anguera a exposé régulièrement à la galerie Marwan Hoss et avec elle à la FIAC ou à ARCO à Madrid et avec la galerie Michèle Broutta à partir de 1999. En témoignage d’amitié le poète et essayiste Salah Stétié lui consacre en 2011 une monographie illustrée de photographies de l’artiste Jean Anguera, sculpteur de l’impalpable. La même année, le musée Goya de Castres consacre à son travail une première rétrospective (L’argile est éternelle, commissariat Jean-Louis Augé). Suivront deux expositions importantes en 2012 au musée du COMPA à Chartres et en 2013 à la Propriété Caillebotte à Yerres . En 2015 il expose à la Fondation Elsa Triolet-Aragon et début 2016 le Palacio de la Lonja de Saragosse présente les quinze dernières années de sa sculpture (Camino de la escultura – commissariat Rafael Ordonez). Une partie significative des œuvres constituera l’exposition à l’abbaye de Flaran la même année. En 2017 le Musée Espace d’Art de la Ville de Pithiviers présente son travail sous le titre Un désir de présence (commissariat Jean-Marc Providence). Et en 2018 c’est au tour de la Ville de Tarbes d’accueillir au Carmel un ensemble représentatif de son travail.

Depuis 1999, il collabore à la Collection Mémoires dirigée par Eric Coisel et travaille à la réalisation de livres peints manuscrits avec de nombreux poètes, dont Jacques Ancet, Joël Bastard, Michel Butor, Jean-Paul Gavard-Perret, Serge Gavronsky, Robert Marteau, Henri Meschonnic et Salah Stétié. En 2012, l’Académie des beaux-arts lui décerne le Prix de Sculpture de la Fondation Cino del Duca pour l’ensemble de son œuvre. L’année suivante il est élu membre de l’Académie des Beaux-Arts au fauteuil de François Stahly. Les titres de ses expositions personnelles tels que De la présence et du lieu (1997), Pensée du paysage (1999), L’intime dehors (2004), Terre d’appui (2006), Le paysage à travers l’homme (2008), L’homme jusqu’à la plaine (2011), Le paysage sculpture (2012), témoignent de la thématique centrale dans son œuvre : celle du paysage qu’il unit de manière indissociable à l’image de l’homme. Depuis 1997 son épouse Laure de Ribier l’assiste dans son travail. La plupart des œuvres seront signées de leur deux noms. Jean Anguera est Chevalier des Arts et Lettres. Il a été élu membre de l’Académie des beaux-arts le 27 février 2013.


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | sources : Connaissance des arts ; Le Feuvre & Roze | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © orleans-metropole.fr ; academiedesbeauxarts.fr


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

ISTA : Li boukète èmacralèye (1917)

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[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Artiste touche à tout avec un égal talent, Georges ISTA (Liège 12/11/1874, Paris 6/01/1939) a animé la vie culturelle wallonne sur les scènes liégeoises durant les années précédant la Grande Guerre. Avec Maurice Wilmotte, il contribue à l’organisation du premier Congrès de l’Association internationale pour la Culture et l’Extension de la Langue française (1905). Autre facette de la riche personnalité de Georges Ista, il apparaît comme l’un des pionniers de la bande dessinée qu’il pratique de ‘façon moderne’ dès le début du XXe siècle.

Dessinateur, aquafortiste, peintre, graveur sur armes, Ista a hérité de ses ancêtres tapissiers-garnisseurs d’une grande sensibilité artistique, à laquelle il ajoute un grand souci d’exactitude et un esprit certain de fantaisie, ce qui ravit le public liégeois. Alors qu’Édouard Remouchamps et Henri Simon font le triomphe du théâtre dialectal wallon de la fin du XIXe siècle, le jeune Georges Ista dénonce une certaine facilité et en appelle à davantage de rigueur, voire d’exigence artistique. Il s’en explique dans une série d’articles publiés dans La Revue wallonne avant de se lancer lui-même dans l’écriture dramatique : entre 1905 et 1912, il écrit et fait jouer huit comédies qui sont autant d’études de mœurs, de portraits ciselés de types locaux, dont la finesse conduit à l’universel. Avec Qui est-ce qu’est l’maîsse ?, Mitchî Pèquèt, Madame Lagasse et Li babô, il fait les beaux jours du Pavillon de Flore et du « nouveau » théâtre communal wallon aidé par la ville de Liège.

Georges ISTA © DP

Cependant, il aspire à d’autres horizons. Chroniqueur dans la presse liégeoise (Journal de Liège 1906-1912, L’Express 1913-1914), il se fixe à Paris dès 1909, et fait carrière dans la presse française, où il publie d’innombrables articles. Cela ne l’empêche pas de rester en contact avec les Wallons, de continuer à collaborer à La Lutte wallonne (1911-1914), ou d’envoyer à L’Express sa chronique intitulée Hare èt hote. Défenseur de la langue wallonne autant que de la langue française, il contribue à donner une définition au régionalisme qu’il entend comme un moyen de diminuer les excès de la centralisation et comme un moyen d’atteindre une vraie égalité entre les hommes (Wallonia, 1913).

Rentré de Paris alors que la Première Guerre mondiale n’est pas encore finie, il s’installe à Sy, avec le peintre Richard Heintz (1917). Après l’Armistice, il repart définitivement à Paris où il vit de sa plume. Auteur littéraire (drames, contes, nouvelles, comédies, opérettes, revues locales, romans, chroniques, fantaisies), auteur de romans en français, Ista était l’un des nègres littéraires de Henri Gauthier-Villard, dit Willy, le célèbre critique parisien, écrivain, auteur d’une centaine d’ouvrages dont les premiers romans de Colette. À Paris, Ista a écrit notamment dans Comoedia, La Petite République, Le Rire, Le magasin pittoresque, Le Sourire, L’Œuvre, etc.

En 1975, Daniel Droixhe s’interrogeait sur la contribution de Georges Ista à une authentique tradition wallonne de la caricature ; récemment, on a (re)découvert que Georges Ista fut un excellent raconteur d’histoires qui utilisa la bande dessinée comme moyen d’expression. “Fait très rare pour l’époque dans l’imagerie, il développe ses histoires autour de héros récurrents qu’il suit au fil de leurs aventures. (…) Contrairement à la grande majorité – sinon l’ensemble – des auteurs de l’époque, Ista élève par ailleurs la pratique au rang de métier et fait, pendant une quinzaine d’années, de la bande dessinée de manière soutenue” (Fr. Paques).

Paul Delforge © Institut Destrée

Œuvres principales :

      • Titine est bizêye ! (revue, Pavillon de Flore)
      • on-n-onke Djouprèle, 1905 (théâtre)
      • Qui est-ce qu’est l’maîsse ?, 1905 (théâtre)
      • Li rôze d’argint, 1906 (théâtre)
      • Pire ou pa, 1907 (théâtre)
      • Mitchî Pèkèt, 1908 (théâtre)
      • Madame Lagasse, 1909 (théâtre)
      • Li veûl’ti, 1910 (théâtre)
      • Noyé Houssârt, (théâtre)
      • Moncheû Mouton, (théâtre)
      • Li bâbô, 1912 (théâtre)
      • La vertu de Zouzoune
      • Boukète èmacralêye (poème)
      • Li pètard (poème)
      • Pièrot vique co, 1922 (revue, Pavillon de Flore)

“…Li Mame féve des boukètes” © DR

La bouquette ensorcelée

C’était la nuit de Noël, la mère faisait des bouquettes.
Et tous les petits enfants rassemblés devant le feu,
Rien qu’à humer l’odeur qui montait de la poêle
Sentaient l’eau leur monter à la bouche et se reléchaient les doigts.

Quand un côté de la pâte était juste à point,
La mère prenait la poêle et la secouait un petit peu.
Et puis hop, la bouquette en l’air fit une pirouette
Et au milieu de la poêle se retrouvait cul vers le haut.

Laissez-moi un peu essayer, brailla la petite Marie Jeanne,
Je parie que je vais la retourner du premier coup.
Vous allez voir mère“. Et voilà notre gamine
Qui prend la poêle à deux mains, qui s’abaisse un petit peu.

Et rouf ! De toutes ses forces elle envole la bouquette.
Elle l’envola si bien qu’elle n’est jamais retombée.
On chercha tout côtés, sous l’armoire, au-dessus de la porte.
On ne retrouva jamais rien. Où était-elle passée ?

Tout le monde se le demanda et les commères du quartier
Se racontaient tout bas, la nuit, autour du feu
Que c’était surement le diable qui s’était caché sous la table
Et qui l’avait mangé sans faire ni une ni deux…

L’hiver passa, l’été ramena les verdures
Et les fêtes de la paroisse et les joyeux cramignons.
Tout le monde avait déjà oublié cette aventure
Quand la mère de Marie Jeanne fit reblanchir ses plafonds.

Voilà donc le borgne Colas, badigeonneur sans pareil
Qui arrive avec ses brosses, ses échelles et ses seaux.
Il commença par enlever les petits objets encombrants
Qu’il y avait dans la maison. Il ôta les tableaux

Qui pendaient sur les murs puis, montant sur l’escabeau,
Il décrocha le grand miroir qui s’étalait sur la cheminée
Et c’est derrière le miroir qu’on retrouva notre bouquette
Qui était là depuis six mois, encore plus dure qu’un vieux clou,

Noire comme un cul de chapeau, encore plus raide qu’une quille,
Grêlée comme une vieille poire, et en plus de tout cela,
Toute couverte de cacas de mouches et tellement moisie,
Qu’elle avait des poils encore pire qu’un angora.

Le texte en wallon liégeois est disponible dans notre POETICA

Cliquez ici pour la poetica…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et iconographie | sources : connaitrelawallonie.wallonie.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : domaine public | Remerciements à Alain Bronckart et RTC Télé Liège | Sources de l’auteur : Paul DELFORGE, Georges Ista (Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, Institut Destrée, 2001, t. II, p. 854-855) ; Daniel DROIXHE, La Vie wallonne, IV, 1975, n°352 (p. 204-207) ; Jacques PARISSE, Richard Heintz, 1871-1929 : l’Ardenne et l’Italie (Sprimont, Mardaga, 2005, p. 75) ; Maurice WILMOTTE, Mes Mémoires (Bruxelles, 19149, p. 120- et ssv) | On trouvera une honnête recette de bouquette liégeoise sur gastronomie-wallonne.be.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

PINELLI : Sans titre (silhouette féminine) (2014, Artothèque, Lg)

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PINELLI Joe G., Sans titre (Silhouette féminine, 2014)
[dessin aux bâtons d’huile]

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Joe_G_Pinelli
Joe G. Pinelli © PLG

Joe G. (Giusto) PINELLI (né en 1960) est un illustrateur, dessinateur et scénariste de bande dessinée.  Il arrive à Liège à la fin des années 1970, pour y suivre le cours de bande dessinée de Jacques Charlier à l’Académie Royale des Beaux-Arts. Lorsqu’il commence à réaliser ses premières bandes dessinées, il décide de se raconter, de mettre en image son quotidien. De nombreux extraits de ces récits autobiographiques, sont publiés dans des fanzines, tant en Belgique qu’en France ou encore aux Pays-Bas. Son graphisme libéré et tendu en fait l’un des auteurs importants de la Bande dessinée indépendante.

Ce dessin aux bâtons d’huile fait partie de l’œuvre du peintre fictif Hans Von Furlow, créé par Joe G. Pinelli et évoqué notamment dans son album Féroces Tropiques (Dupuis, sur scénario de Thierry Bellefroid). A travers la biographie d’un autre peintre fictif, celle de Kurt Hix, Pinelli évoque en filigrane la première guerre mondiale et plus tard, dans une série de fanzines, la montée du nazisme…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © PLG | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

ROUSSELET, Richard (né en 1940)

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Un des seuls Montois illustre dans la sphère jazz, le trompettiste Richard Rousselet est une des figures centrales de la scène belge. Né en 1940, il découvre le jazz à l’âge de quinze ans. En autodidacte, il étudie la trompette, instrument finalement peu représenté sur la scène belge d’alors. Il s’intègre bientôt à de petits orchestres amateurs et, à cette époque où, précisément, le jazz disparaît des préoccupations du public jeune, il fait ses premières apparitions en public. Ses débuts coïncident avec ceux de Philip Catherine et de Jack Van Poll qu’il rencontre bientôt dans les jams bruxelloises et anversoises (la région montoise est en réalité peu fertile en solistes modernes, la principale activité jazz y étant concentrée autour des Dixie Stompers d’Albert Langue).

En 1960, Richard Rousselet est remarqué par les journalistes comme par les musiciens, lors du premier festival de Jazz d’Ostende. li dirige alors un quintette dans lequel on trouve le pianiste Jean Leclère, le bassiste Ferry Devos, le trombone ostendais Léo Delannoit et le batteur verviétois Félix Simtaine. Malgré le caractère résolument swing de certains des musiciens, l’ensemble sonne d’une manière qui se veut proche du hard-bop. Comme beaucoup d’autres, Rousselet est en effet rapidement passé de Louis Armstrong à Clifford Brown et il semble avoir assimilé la leçon des modernes. Petit à petit, il s’intègre au milieu du jazz belge et, en 1963, il se produit au Festival de Liberchies et y fait forte impression sur le jury qui lui décerne le prix Reinhardt. C’est la première d’une série de distinctions qui affermissent sa réputation sur le plan national. L’année suivante, c’est à Lausanne qu’il obtient le prix de la Maison de la Radio, gravissant l’échelon européen avant même d’être bien connu dans son propre pays.

Mais les temps sont durs pour les jazzmen ; le free a fait fuir une partie du maigre public resté fidèle au jazz, et les jeunes ne jurent que par la pop-music, alors à son apogée. Pendant quelques années, Rousselet va voir son ascension ralentie considérablement. Le grand redémarrage a lieu pour lui en 1969. Cette année-là, en effet, il se retrouve à deux reprises sur la scène du prestigieux Festival de Montreux : en petite formation avec Philip Catherine, Jacques Bekaert, Freddie Deronde et Félix Simtaine, et en tant que représentant de la Belgique, au sein de l’International Big Band dirigé par Clark Terry et Emie Wilkins. C’est avec cette grande formation qu’il enregistre son premier disque, aujourd’hui introuvable. L’année suivante, nouvelle promotion, il est à nouveau choisi pour représenter la Belgique, cette fois au sein de l’orchestre de l’U.E.R. (Union Européenne de Radiodiffusion).

Puis, lorsque Marc Moulin monte le groupe Placebo, il engage Rousselet qui va devenir un des seuls trompettistes belges (exception faite de quelques expériences, hélas confidentielles, de Milou Struvay, complètement marginalisé) à se spécialiser dans cette nouvelle musique binaire popularisée par Miles Davis, et vouée prioritairement aux instruments électriques (guitares, claviers). C’est avec Placebo qu’il apparaît pour la troisième fois sur la scène de Montreux, où il reçoit un accueil particulièrement chaleureux. li se voit décerner le prix de la Presse. “Ces lauriers couronnent un des musiciens de jazz les plus doués de notre pays” écrira Michel Herr, alors chroniqueur jazz dans la revue Amis du Film. Interrogé par un journaliste peu après le concert, Richard défend avec véhémence les choix musicaux à l’œuvre dans Placebo : “Le pop (…) sous-tend une ouverture que nous voulons avoir. Le jazz n’est-il pas plus fermé que le pop ? Le terme “jazz-pop” quant à moi, je le revendique aussi…” se situant ainsi dans la mouvance définie par Miles et Hubbard à cette époque.

Le concert de Montreux est en fait le premier concert de Placebo ; le groupe se maintiendra trois années au moins et Richard fera l’entièreté du parcours aux côtés de Marc Moulin, y côtoyant dans la section de trompette Nicolas Fissette. Trois albums (1971, 1973, 1974) scellent cette dernière participation durable de Rousselet à un orchestre. Mais Placebo ne l’occupe pas à plein temps et il continue à participer à différentes expériences musicales, ne dédaignant aucun type de jazz (à l’occasion, il joue dans des formations dixieland, et il enregistre en 1973 avec Alex Scorier un album intitulé This is New-Orleans), du Big Band (Belgian Big Band 72) au jazz de chambre.

Rousselet restera fidèle à Marc Moulin dans quelques unes de ses expériences ultérieures (l’étrange Sam·suffit par exemple en 1974) mais c’est aux côtés d’un autre pianiste qu’il va vivre l’aventure la pus exaltante de celle période de relance. En 1972, Michel Herr décide lui aussi de monter un groupe fixe utilisant les apports des musiques électriques nouvelles au service de compositions originales. Davantage que Placebo (dont la musique est plus “statique”), Solis Lacus restera au-delà de cette forme nouvelle un orchestre de jazz – quartette puis quintette – où les improvisations effrénées foisonnent. Les deux cuivres – Richard Rousselet et Robert Jeanne – , dynamisés par Michel Herr, Freddie Deronde ou Nicolas Kletchovsky et Félix Simtaine puis Bruno Castellucci, proposent, en concert surtout, une musique musclée et inspirée que l’électronique, les rythmes binaires, les percussions, etc. ne font que colorer davantage.

Solis Lacus joue dans différents festivals – au Middelheim notamment – et donne de nombreux concerts en Belgique et à l’étranger ; en janvier 1975, le groupe est présent au Conservatoire de Liège pour le concert donné en mémoire de René Thomas ; et la même année, un disque est enregistré, qui sortira sur IBC puis sera réédité sur B.Sharp. Ce disque est en fait un disque-testament : en effet. peu de temps après, Solis Lacus est dissout : le rêve du jazz-rock a pris fin, l’apparition de la musique punk a mis fin aux espoirs d’ouverture entre pop et jazz, une ère se termine.

Pendant tout ce temps, Richard Rousselet a continué à jouer un jazz plus traditionnel et il a eu l’occasion d’accompagner quelques monstres sacrés des notes bleues : ainsi, il s’est associé pour un soir à de bouillonnants ténors (Johnny Griffin, Hal Singer), à de graves barytons (Pepper Adams, Cecil Payne…) etc. Il se confronte également volontiers à ses collègues instrumentaux se livrant à des trumpetbandes endiablées avec des musiciens comme Benny Bailey, Nicolas Fisselte, ldrees Sulieman, etc. Entre la fin de Solis Lacus et la fin des années 70, Rousselet ralentit ses activités, cherchant quelle sera sa nouvelle voie. Quand il refera surface, ce sera le début d’une “seconde carrière”, plus brillante encore, pendant laquelle ses qualités de soliste, davantage canalisées, lui vaudront d’être quasi omniprésent sur la scène belge ; tandis que se dévoileront d’évidentes qualités de leader, insoupçonnées jusque là.

Soliste de l’Act Big Band de Felix Simtaine depuis sa fondation (1979) et présent par le fait même sur les trois albums enregistrés par cet orchestre d’exception (1980, 1981, 1987), membre des groupes Lilith (1 LP en 1986), Leman Air, etc., membre du BRT Big Band (1984 à 1986), il est très fréquemment invité à participer à des sessions d’enregistrement : on le retrouve ainsi sur les disques de Bob Porter, Paolo Radoni, Jean-Pierre Gebler, Christine Schaller (1983), Robert Cordier, Marc Moulin (1986), etc. Il se révèle également à cette époque habile pédagogue : ce ne sont pas ses élèves du Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège, des stages d’été des Lundis d’Hortense, de l’Académie d’Amay ou du Conservatoire de Bruxelles qui le démentiront. Avec son orchestre, il anime également une centaine de séances d’initiation au jazz destinées au élèves de l’enseignement secondaire (tournées Jeunesses Musicales).

Richard Rousselet s’exprime aujourd’hui encore dans différents langages jazziques : son éclectisme le mène de la direction du West Music Club (orchestre style Glenn Miller) aux expérimentations de la Rose des Voix de Pousseur, en passant par les inévitables divertissements dixieland avec une prédilection plus marquée toutefois pour ce mainstream moderne qui convient si bien à sa sonorité ronde et puissante. “Mes antécédents prouvent que j’ai vraiment été ouvert à tous les genres, jusqu’à Pousseur et la musique contemporaine. Mais jamais je n’ai renié les musiques ni les musiciens que j’ai côtoyés au cours de mes différents périples. Malgré tout. la musique que je ressens le plus profondément demeure le be-bop : Clifford Brown reste, dans mon domaine, un musicien exceptionnel, idem pour Charlie Parker et Freddie Hubbard dont j’adore la puissance et l’énergie”.

A cette musique, Rousselet va ajouter un brûlant chapitre en formant un quintette qui, en quelques années, du Zaïre (RDC) au Québec, d’Ostende à la Roche-Jagu, devient un “grand classique” du jazz belge. Il dirige à l’occasion d’autres groupes (par exemple un quartette avec le guitariste Paolo Radoni ou un septette avec les frères Vandendriessche et Jean-Pol Danhier entre autres), c’est au quintette qu’il revient toujours, et c’est au quintette que restera lié son nom. La rauque modernité du ténor de John Ruocco, la vélocité de l’alto de Steve Houben, le soprano de Pierre Vaiana se sont succédé à ses côtés pour laisser la place aujourd’hui au langage du jeune et talentueux Erwin Yann. Le piano, par contre, resté aux mains expertes de Michel Herr ; Jean-Louis Rassinfosse est lui aussi un complice de longue date, et l’assurance d’un soutien de qualité ; aux tambours et cymbales enfin, Félix Simtaine, déjà présent aux côtés de Rousselet lors de son premier concert à Montreux en 1969.

L’album No, maybe sorti en décembre 1985, deviendra sans doute un album de référence ; au moment de sa sortie, on pouvait lire dans Jazz Magazine ce commentaire laconique et révélateur : “(…) du jazz comme ça, aussi intelligemment mis en jeu, je veux bien en écouter tous les jours. Un disque bon comme un verre de Rodenbach ·à la pression”. L’histoire a d’ores et déjà donné raison au choix de Rousselet et des siens : le jazz de demain sera plus enraciné que jamais dans celui des boppers. Du quintette, André Drossart écrivit un jour qu’il témoignait d’une “maturité du meilleur aloi, à peu de choses près, la rondeur d’un œuf” ! Cet œuf de Colomb, certains l’appellent simplement… le swing !

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : rtbf.be | visiter le site de Richard Rousselet 


More Jazz…

 

GAG : Top des meilleures blagues sur des écrivains…

Temps de lecture : 5 minutes >

[d’après TOPITO.COM, 16 décembre 2023 & TWOG.FR] A l’initiative du compte Twitter Popesie, les internautes se sont déchaînés pour proposer leurs meilleures blagues littéraires de toute l’histoire de l’humanité. Et c’est tellement drôle qu’on en a fait un top tweets. Voilà des blagues que seuls ceux qui prennent le temps de lire un bon bouquin pourront comprendre.

    1. C’est un personnage de Zola qui entre dans un bar. Il commande une bière. Puis il devient alcoolique comme son père, il perd tout son argent au jeu et il meurt.
    2. C’est Chateaubriand qui entre dans un bar, et l’ambre d’or de son 🥃reflète  la lueur fugace du crépuscule de son âme tandis que les glaçons s’entrechoquant composent le formidable fracas des mondes sombrant dans les abysses glacés.
    3. C’est un personnage de Beckett qui rentre dans un  bar. Il n’y a personne. Il ne fait rien.
    4. C’est l’histoire de deux vagabonds qui attendent un mec. Voilà.
    5. C’est un personnage de Proust qui rentre dans un bar, un bar patiné dont les poutres en chêne qui traversaient la salle en longueur, étaient à ce point vermoulues qu’elles semblaient tenir davantage par miracle qu’en obéissant à la physique. Il commande une bière, une bière…
    6. C’est l’histoire d’un zeugme qui entre dans un bar et dans une profonde dépression.
    7. C’est un personnage de Gabriel Garcia Marquez qui rentre dans un bar avec ses fils Aureliano Felipe, José Aureliano, Prudencio Pepito Aureliano, Gastòn José Roberto…
    8. C’est un personnage de Dan Brown qui rentre dans un bar. Mais en fait, avant d’être un bar, c’était un lieu conçu par des francs-maçons où le Vatican planquait la liste des huit évêques satanistes qui détiennent le secret de la naissance d’Albert Einstein.
    9. C’est un personnage de Heidegger qui entre dans un bar, mais qui n’est pas dans le bar comme le poisson est dans le bocal, il est un personnage-au-bar, inhérent au bar tout en étant ouvert à l’horizon de sa propre finitude originée par l’angoisse existentiale de la mort.
    10. C’est un personnage de Victor Hugo qui rentre dans un bar. Le patron de ce bar le tenait de son père, brave homme mort d’une faiblesse des poumons avant ses trente ans. La bâtisse en colombages trahissait un savoir-faire médiéval depuis bien longtemps oublié. Le personnage meurt.
    11. C’est un personnage d’Hemingway qui entre dans un bar. Il y reste.
    12. Quel est le comble pour Balzac ?
      C’est la partie supérieure de la maison située sous la toiture et constituée de la charpente et de la couverture qu’il va décrire dans les moindres détails pendant 120 pages…
    13. C’est un personnage de Balzac qui rentre dans un bar. Le comptoir est en bois de noyer, arbre qui est de la famille de juglandacée. Le père du propriétaire l’avait commandé à un ami menuisier. Sa conception est d’ailleurs cocasse, je vais l’expliquer dans les 100 prochaines pages…
    14. C’est un personnage de Ionesco qui entre dans un bar. Il n’entre pas dans un bar.
    15. C’est un personnage de Feydeau qui rentre dans un placard.
    16. C’est un personnage de Molière qui a des choses très importantes à partager à son comparse ; il se penche vers lui d’un air grave avant, goguenard, de lui avouer quelque secret d’alcôve. Mais las l’imbécile n’a pas vu qu’il y a un adulte d’1m70 misérablement mal caché derrière un rideau pas du tout assez grand qui écoutait tout.
    17. C’est un personnage de Jules Verne qui entre dans un bar ; en plus de son auguste et intrépide personne, s’y trouvent déjà un nain, six Chinois et douze membres d’un club anglais qui l’y attendent et le mettent au défi de réaliser une prouesse scientifique impensable. Après un périple presque aussi long que le discours positiviste qu’il leur a tenu, il parvient à aller quelque part où on pensait que l’humanité n’irait jamais, repoussant les limites d’un siècle, le XIXe, qui a fait basculer le monde dans la modernité.
    18. C’est un personnage d’Amélie Nothomb qui rentre dans un bar pour y rencontrer l’avocat qui va l’aider à changer d’état civil et à poursuivre ses parents pour le prénom de merde qu’ils lui ont filé à la naissance.
    19. C’est un personnage de Modiano ou plutôt non est-ce un personnage, allez savoir c’était il y a si longtemps et je n’ai plus que mes doigts parcourant l’annuaire dans une cabine téléphonique de la porte d’Orléans pour savoir qui il était, pour faire acte de souvenir. Il fuyait, je n’ai jamais su quoi. Son ombre ? Moi, j’étais à la recherche de mon nom et je frayais dans les cafés de la rue Saint-Placide où j’écoutais beaucoup. Il avait commandé une mauresque, je l’avais imité, nous avions discuté, Romantino et moi, dans le hall d’un hôtel que je regagnai à pied du côté de l’Alma.
    20. C’est un personnage de Guy de Maupassant qui entre dans un bar, sa démarche légèrement désabusée témoignant d’un vécu marqué. Les conversations animées des clients forment une toile de fond bruyante, tandis que le personnage cherche un coin tranquille pour se perdre dans ses pensées. Les verres de vin se vident comme des heures qui s’écoulent inexorablement. Les visages fatigués et les sourires forcés cachent des histoires personnelles, des tragédies discrètes qui tissent la trame silencieuse de la vie quotidienne.
    21. C’est un personnage de Jean de La Fontaine qui rentre dans un bar,
      Là, il croise un renard, ivre, le regard hagard.
      Le renard, un verre de trop, parle sans retenue,
      De ses plans rusés, de ses astuces bien connues.
      Un corbeau les écoute, perché en hauteur,
      Il perçoit la vantardise du renard avec ferveur.
      Attendant son moment, le corbeau descend d’un vol,
      Et le renard, distrait, se fait dérober son col.
      La morale de cette histoire, claire comme le jour,
      C’est que l’orgueil et l’ivresse mènent souvent au détour.
      Les paroles vantardes peuvent voiler la réalité,
      Et l’arrogance se paie parfois de sa propre naïveté.
    22. C’est un personnage de Houellebecq ; le bar, anonyme, respire l’ennui contemporain. Les conversations, stériles, se heurtent aux écrans ; lumières artificielles, échos vides. Un whisky, sec, coule dans le verre, image de l’existence déshydratée. Les visages, tristes, se mélangent dans un flux d’indifférence ; la virtualité s’impose. Solitude, palpable, s’installe à la table. Le personnage, amer, se noie dans cette mer d’anonymat. Chaque gorgée, une fuite illusoire ; les vides restent intacts…
    23. C’est un personnage d’Edgar Allan Poe qui rentre dans un bar. Il n’en sort jamais plus.
    24. C’est un personnage d’Albert Camus qui entre dans un bar. Il commande une bière, l’éclate sur la tête du serveur sans raison, paye et s’en va très calmement, parce qu’il se rappelle que c’est aujourd’hui l’enterrement de sa mère ou demain il ne sait plus…
    25. C’est un personnage d’André Gide qui va à la plage avec un ami. Voici l’histoire de ce personnage, celle de son ami, celle de son frère, celle de…

thomasq, topito.com


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation, correction et iconographie | sources : topito.com & twog.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : une estampe de Grandville (1803-1847), La grande course au clocher académique © gallica.bnf.fr ; © FB.


Rire encore en Wallonie-Bruxelles…

VARDA, Arlette dite Agnès Varda (1928-2019)

Temps de lecture : 10 minutes >

Agnès VARDA, cinéaste, photographe et plasticienne

[FRANCECULTURE.FR] De son vrai nom Arlette Varda, Agnès Varda est née le 30 mai 1928 à Ixelles (Belgique) d’un père grec et d’une mère française. Elle grandit à Sète où sa famille s’est réfugiée en 1940 puis part à Paris pour y étudier la photographie.

En 1949, elle accompagne le metteur en scène Jean Vilar et se fait connaître en photographiant la troupe du Théâtre National Populaire dont elle devient la photographe officielle.

Elle tourne son premier film en 1954 : La Pointe courte, avec deux comédiens du TNP, Philippe Noiret et Silvia Monfort. En 1961, elle réalise Cléo de 5 à 7 qui remporte un vrai succès et scelle son destin de cinéaste. Dans les années 70, elle part à plusieurs reprises à Los Angeles et y tourne deux documentaires. Agnès Varda est une cinéaste éclectique qui aime mélanger les genres documentaires et fictions , les formats longs-métrages et courts-métrages.

Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi (1985) © ciné tamaris

Elle remporte en 1985 le Lion d’or à Venise pour son film Sans toit ni loi. A la mort de son époux Jacques Demy en 1990, elle tourne un film hommage Jacquot de Nantes. Puis en 2000, la cinéaste renoue avec le succès du public grâce à un documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse. Depuis 2006, Agnès Varda se lance aussi dans activité d’artiste visuelle en proposant des installations dans différentes expositions d’art contemporain.

En 2008, elle sort en guise d’autoportrait le long-métrage Les Plages d’Agnès qui reçoit le César du meilleur film documentaire. Au Festival de Cannes de 2015, la Palme d’honneur lui est décernée. Et fin 2017, elle reçoit un Oscar d’honneur. Elle est la première femme (réalisatrice) de l’histoire du cinéma mondial à accéder à une telle reconnaissance. Elle décède le 29 mars 2019.


Agnès Varda, dans son studio photo de la rue Daguerre, paris XIVe (années 50) © Edouard Boubat / Gamma-Rapho

[CULTURE.ULIEGE.BE] Cinéaste, photographe, artiste plasticienne, Agnès Varda est l’auteur d’une œuvre originale et diversifiée, audacieuse et singulière. Personnalité généreuse et rayonnante, associant humour et légèreté, gravité et rigueur, Varda a lutté avec une énergie inlassable au cours de sa carrière pour réaliser, le plus souvent en marge des circuits commerciaux, un cinéma indépendant et libre. Elle s’impose aujourd’hui comme l’une des figures majeures de l’art contemporain.

Née en 1928 à Bruxelles de père grec et de mère française, Agnès Varda passe sa petite enfance en Belgique avant de s’installer, au moment de la Deuxième Guerre, en France avec sa famille. Après des études de littérature et de philosophie à la Sorbonne et d’histoire de l’art à l’école du Louvre, elle devient, en 1951, photographe officielle du TNP (Théâtre National Populaire) et exerce parallèlement le métier de photoreporter. Trois ans plus tard, elle tourne son premier film, La pointe courte. Agnès Varda rappelle volontiers à ce propos qu’elle s’est lancée dans la réalisation sans aucune culture cinématographique, simplement parce qu’elle aimait les mots : “sans doute, ai-je pensé, se souvient-elle, qu’images muettes plus mots dits à voix haute, c’était du cinéma (et c’était stupide, dis-je maintenant).” Réalisé en coopérative avec des moyens de fortune, le film fut tourné en extérieur dans un quartier de pêcheurs et associait acteurs professionnels et comédiens amateurs. Sa liberté de ton et son audace esthétique a retenu l’attention de la critique qui y vit une œuvre annonciatrice de la Nouvelle Vague.

Varda auteur et femme

En 1962, Cléo de 5 à 7 valut à Varda d’être reconnue comme un auteur à part entière. Le film suit l’errance dans Paris d’une très belle femme qui, redoutant d’être atteinte d’un cancer, attend anxieusement les résultats d’une analyse médicale. Varda y explore les thèmes de l’identité féminine et du lieu, récurrents dans l’ensemble de son œuvre.

Corinne Marchand dans Cléo de 5 à 7 (1962) © ciné tamaris

Alors que la femme est traditionnellement confinée à l’univers stable et limité du foyer, Varda crée des personnages féminins en mouvement qui traversent des villes, des paysages et s’approprient ainsi l’espace en y déambulant. De ce vagabondage, Varda révèle la face lumineuse dans Cléo de 5 à 7 ou dans Les plages d’Agnès : l’errance comme liberté conquise, ouverture au monde et découverte de soi. Dans Sans toit ni loi, elle en montre au contraire le versant obscur. Mona, routarde fière et rebelle, indifférente aux autres et sans attache, bascule de l’errance à la déchéance : elle est retrouvée morte de froid dans un fossé de campagne, tel un déchet. Le film suit en douze travellings latéraux, rigoureusement composés, la marche de la jeune fille vers la mort ; son parcours de la mer, dont “elle sort toute propre au début du film, à la terre, crasseuse de misère.”

Entre documentaire et fiction

Cette œuvre d’un pessimisme noir obtint le Lion d’or au festival de Venise en 1985. Fondée sur une enquête menée auprès des gens de la route, elle constitue un témoignage bouleversant sur l’exclusion sociale, proche du documentaire. “Sans toit ni loi, commente Varda, est une fiction méchamment réelle, où j’ai utilisé de façon faussement documentaire des gens du Gard.” Pour Varda, la frontière entre documentaire et fiction est poreuse. Ses fictions intègrent des personnes réelles pour “faire ressentir aux spectateurs – à travers des inconnus filmés – les émotions de ses personnages.” On se souvient, dans Documenteur, de l’image “volée au réel” d’une femme dans une laverie se caressant les cheveux. “Un geste sensuel et triste” qui permet à la cinéaste de rendre compte de la solitude de l’héroïne, une jeune mère exilée dans un pays étranger après une rupture amoureuse. Si dans le cinéma de Varda la fiction emprunte au réel, le documentaire, quant à lui, fait une large place à l’imaginaire : “Je ne crois pas, précise Varda, à l’inspiration venue d’ailleurs, si elle ne vient pas aussi du corps, d’un vécu immédiat parfois dépourvu d’idées. C’est ce que j’ai nommé documentaire subjectif depuis Opéra Mouffe. Il me semble que plus je suis motivée par ce que je filme, plus je filme comme si j’étais objective. On part de ce que l’on sent et on traverse le réel pour communiquer.”

Les 3 boutons (2015) © La cinémathèque française

Pour Varda, le documentaire est une rencontre. Elle va au-devant des autres avec sa caméra pour mieux les voir, pour entendre leurs paroles, pour communiquer avec eux et les faire aimer du public. Varda montre ceux et celles que la société refuse de voir et met au rebut : les pauvres, les sans-logis, les vieux. Elle les filme avec légèreté et tendresse. On lui doit ainsi de très beaux portraits de vieilles femmes. Pensons à celui de madame Chardon bleu dans Daguerréotypes ou à celui de Marthe, filmée nue sous une douche de plume dans Sept pièces cuisine salle de bain ou trinquant joyeusement avec Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi. Dans l’un de ses derniers films, Les glaneurs et la glaneuse, la cinéaste retourne sa caméra vers elle-même filmant en gros plan sa peau ridée et les taches sur ses mains, observant sur son propre corps le travail du temps. Ces plans, Varda les rapproche des autoportraits de Rembrandt. Les références picturales sont d’ailleurs nombreuses dans l’œuvre de la cinéaste, rappelant sa formation en histoire de l’art. Varda s’inspire de la peinture, filme et commente des toiles célèbres, y fait directement allusion et crée des tableaux vivants. Jane B par Agnès V (son film sur Jane Birkin) débute par “un portrait à l’ancienne”, associant la Maja nue, la Maja habillée de Goya et la Venus d’Urbin en un assemblage que la réalisatrice qualifie “d’image copiée-décalée.” Mais les œuvres d’art, rappelle Varda, “ne sont pas que des inspirations, ce sont des plaisirs, les regarder est un plaisir.”

Une patate en forme de cœur

Ce plaisir du regard, Varda l’éprouve aussi au contact du monde. Le caractère incongru, insolite du quotidien l’enchante et sa caméra repère avec espièglerie les gags visuels dus au hasard, les trompe l’œil. Un sens du poétique traverse toute son œuvre. Les objets ordinaires sont détournés de leur fonction première. Des tongs à trois sous, soigneusement cadrées par la caméra de Varda et mises en scène deviennent des objets d’art comme les patates glanées que la cinéaste collectionne. Les fuites et les moisissures du plafond de sa maison de la rue Daguerre, encadrées elles aussi deviennent “un Tapiès, un Guo Qiang, un Borderie.” Jolie façon pour la réalisatrice de surmonter en plaisantant les petits tracas de l’existence. Son sens de l’humour et son inventivité se manifestent encore dans l’écriture du commentaire de ses films où elle pratique avec talent l’art du calembour et du néologisme.

Esprit ludique et vif, Varda joue par ailleurs dans ses films, on l’a souvent dit, “d’une sentimentalité, qu’elle assume avec le sourire et sait rendre bouleversante.” Son œuvre est habitée par une aspiration à l’amour fou. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’elle ait consacré un court métrage au couple mythique formé par Louis Aragon et Elsa Triolet (Elsa la Rose). L’occasion pour la cinéaste de nous faire entendre ce vers sublime d’Aragon : “Je suis plein du silence assourdissant d’aimer.”

© Marlyse Press Photo/MPP/SIPA

Compagne de Jacques Demy depuis les années 50, Varda a connu en 1990 l’épreuve douloureuse du veuvage. C’est en cinéaste qu’elle a rendu hommage, dans trois de ses films, à son époux décédé : Jacquot de Nantes, Les demoiselles ont eu 25 ans et L’univers de Jacques Demy. Jacquot de Nantes est fait de l’entrelacement de trois fils : le récit de l’enfance de Jacques Demy, inventée par Agnès Varda ; la recherche des épisodes importants de la vie de Jacques Demy qui ont inspiré les scènes clés de ses films ; et le portrait de Jacques Demy, en fin de vie. Agnès sait qu’il va mourir, réalise le film dans l’urgence et filme son époux au plus près du corps en une ultime et poignante tentative de “l’arrimer à la vie.” Demy mourra dix jours après la fin du tournage.

L’évocation de la mémoire de Jacques Demy se prolonge dans les installations réalisées par Varda qui s’est convertie dans les années 2000 en artiste plasticienne. Les Veuves de Noirmoutier, L’île et elle, subliment sur un mode artistique l’expérience du deuil. Mais d’autres installations renouent joyeusement avec les plaisirs de la vie comme Ping-pong. Tong et Camping, une œuvre aux couleurs acidulées de l’été.

À près de 80 ans, Varda a réalisé Les plages d’Agnès, un autoportrait en forme de kaléidoscope qui poursuit sur le mode cinématographique le travail d’écriture de soi initié par la réalisatrice dans son ouvrage Varda par Agnès (1994). Dans ce dernier film, Varda retrace son parcours de vie et assemble en un collage hétéroclite tout ce qui la constitue : des cartes postales ramenées de ses voyages, des souvenirs de famille, des peintures, des scènes d’aujourd’hui, images oniriques, rêveries ou images documentaires, des photographies qu’elle a prises en Chine, en France, à Cuba, des extraits de ses films antérieurs. Ces traces de son existence scrupuleusement collectées lui permettent de se remémorer ce qu’elle fut. L’autoportrait qu’elle propose ainsi est fragmentaire et quelque peu décousu, à l’image de la mémoire qui s’étiole au fil des ans et revient par bribes. À la fin des Plages d’Agnès, Varda se filme assise dans l’une de ses installations, la Cabane de l’Échec, construite avec la pellicule récupérée des bobines d’un film raté qui aurait eu pour titre Les Créatures. Au bout du voyage, Varda conclut : “Quand je suis là, j’ai l’impression que j’habite le cinéma, que c’est ma maison, il me semble que je l’ai toujours habitée.”

Geneviève Van Cauwenberge, Département médias,
culture et communication, ULiège


“Créée en 1954 sous le nom de Tamaris Films pour produire La Pointe courte, premier long-métrage d’Agnès Varda, film avant-coureur de la Nouvelle Vague, la société est devenue Ciné-Tamaris en 1975 pour produire Daguerréotypes et n’a plus cessé depuis ses activités de production, puis de distribution. Parmi les productions appréciées et ayant circulé dans le monde entier : L’une chante, l’autre pas, Sans toit ni loi, Jane B. par Agnes V, Jacquot de Nantes, Les Glaneurs et la Glaneuse, Les Plages d’Agnès. Nous avons également co-produit le film de Mathieu Demy Americano sorti en 2011. Notre dernière production, c’est le film Visages Villages co-réalisé par Agnès Varda et JR est sorti en 2017 en France.”

Filmographie

Longs-métrages
Documentaires
Courts-métrages
Et plus d’infos encore sur cine-tamaris.fr…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, correction et iconographie | sources : franceculture.fr ; culture.uliège.be ; cine-tamaris.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Agnès Varda (2000) © ciné tamaris ; © Edouard Boubat / Gamma ; © La cinémathèque française ; © Marlyse Press Photo / MPP / SIPA.


Plus de cinéma en Wallonie-Bruxelles…

CHARLIER : The Pelican (s.d., Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

CHARLIER Jacques, The Pelican
(impression offset, 61 x 81 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Jacques Charlier © Jasmine Van Hevel

Dès le début de sa carrière, Jacques CHARLIER s’inscrit dans les grands mouvements des années 1960, dont le Pop Art. Avec Marcel Broodthaers, il fréquente les galeries belges les plus en vue, imprégnées d’art minimal et conceptuel. Dès 1975, Charlier continue sa carrière seul.  Il interroge et remet en question  avec humour le système de l’art. Il s’approprie tous les médias : la peinture, la photographie, l’écriture, la BD, la chanson, l’installation. Il se met en scène en personnage flamboyant et joue avec les codes de la publicité et des médias. (d’après MAC-S.BE)

Cette photographie énigmatique est en fait un collage. Le spectateur ressent en effet une subtile anomalie en la regardant, notamment cette plume qui tombe dans le sillage du volatile…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jacques Charlier ; Jasmine Van Hevel | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

FITOUSSI S., Woke fiction (2023)

Comment le wokisme transforme-t-il les films, les séries et, plus largement, l’imaginaire de notre époque ? Un essai stimulant et rigoureux qui plonge au coeur des débats d’aujourd’hui. Pourquoi Friends, Psychose, Intouchables et Game of Thrones ne pourraient-ils plus être produits tels quels aujourd’hui ? Pourquoi les séries Netflix se ressemblent-elles toutes ? Pourquoi les films Disney ne font-ils plus rêver ? Dans cet essai percutant, Samuel Fitoussi répond à ces questions et brosse un tableau édifiant du monde de la culture. Il montre que la pression idéologique fait tout d’abord une victime : la liberté artistique. En s’appuyant sur l’analyse de films et de séries à succès, il identifie les injonctions morales qui pèsent sur la création et transforment – le plus souvent à notre insu – notre imaginaire en champ de bataille politique. Avec lucidité et rigueur, Woke Fiction éclaire les grands clivages idéologiques de notre époque, dévoilant les erreurs de raisonnement dans les discours militants dominants. Une lecture essentielle, à la fois érudite et vivante, pour comprendre ce qui se joue dans la fiction contemporaine et se munir d’arguments solides pour participer au débat d’idées.

LIBREL.BE

TOKARCZUK, Olga (née en 1962)

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[BNF.FR] Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018. Largement reconnue non seulement dans sa Pologne natale mais aussi à l’étranger, l’écrivaine Olga Tokarczuk est lauréate du prix Nobel de littérature, décerné en 2019 au titre de l’année 2018. Cette haute distinction s’ajoute à un palmarès impressionnant qui englobe Niké, le plus prestigieux prix littéraire polonais, qui lui a été attribué à deux reprises (2008 et 2015), et The Man Booker International Prize (2018). L’Académie suédoise a su reconnaître “une imagination narrative qui, avec une passion encyclopédique, symbolise le dépassement des frontières comme forme de vie.” Olga Tokarczuk rejoint ainsi quatre auteurs polonais nobélisés : Henryk Sienkiewicz (1905), Władysław Reymont (1924), Czesław Miłosz (1980) et Wisława Szymborska (1996).

UNE PSYCHOLOGUE INFLUENCÉE PAR JUNG

Née en 1962 à Sulechow à l’ouest de la Pologne dans une famille d’enseignants, Olga Tokarczuk a fait des études de psychologie à l’université de Varsovie, couronnées par une thèse de doctorat sur Carl Gustav Jung. L’écrivaine reconnaît explicitement sa fascination pour les idées de ce psychiatre suisse dont son œuvre se fera l’écho. Une fois diplômée elle a exercé pendant quelques années en tant que psychothérapeute avant de se consacrer entièrement à l’écriture.

Ses débuts littéraires remontent aux années de lycée avec la publication de petites formes en prose puis des poésies. Par la suite, elle écrira des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et même un livre pour la jeunesse. En 1993 paraît son premier roman, Podróż ludzi Ksie̜gi (Voyage des gens du Livre, non traduit en français pour le moment), qui met en scène une expédition fantastique à la recherche d’un livre mystérieux dans la France du XVIIe siècle. Ce roman à l’intrigue étrange, avec une galerie de personnages extravagants, à la forme un peu naïve, aborde déjà les thèmes chers à Olga Tokarczuk qui seront développés dans ses œuvres ultérieures : le mystère, le mythe, l’irrationnel, le voyage.

UNE ŒUVRE MYSTIQUE ANCRÉE DANS LE RÉEL

Plusieurs de ses œuvres s’inscrivent dans la convention du réalisme magique où le quotidien s’entremêle avec le magique, la réalité avec le mythe, ces deux mondes s’interpénètrent et la frontière entre eux s’estompe. L’écrivaine explore cette frontière presque invisible entre le réel et le mythique dans Dieu, le temps, les hommes et les anges (1996), son premier grand succès artistique et commercial, ainsi que dans le recueil de récits Maison de jour, maison de nuit (1998). Elle sonde le mystère du psychisme humain dans son deuxième roman, E.E. (1995), où une jeune fille manifeste des dons de medium dans la Wroclaw de l’entre-deux-guerres.

Les Pérégrins, œuvre primée par Niké (2008) et The Man Booker International Prize (2018), symbolise une situation existentielle de l’homme en voyage, à travers plusieurs histoires humaines liées au leitmotiv du mouvement, de la mobilité, du voyage et de l’évasion.

Son opus magnum, Les Livres de Jakób (prix Niké 2015), est une sorte d’épopée monumentale à plusieurs strates. L’auteure y déploie sur près de mille pages l’histoire de Jacob Frank fondateur d’une secte hérétique au sein du judaïsme, le frankisme. Ce roman peuplé de nombreux personnages historiques, avec des trames multiples, brosse l’image de la Pologne des confins orientaux au XVIIIe siècle où coexistaient le christianisme, le judaïsme et l’islam. Il dépasse néanmoins la convention du roman historique et aborde également des sujets d’actualité et importants au XXIe siècle.

Le roman Sur les ossements des morts a été adapté au cinéma par Agnieszka Holland sous le titre Pokot (“Spoor”). Le film a remporté le prix Alfred-Bauer à la Berlinale 2017.

MILITANTE ET FEMME ENGAGÉE

Olga Tokarczuk est aussi une femme engagée. Féministe, écologiste, végétarienne, elle s’implique dans la défense des droits des femmes, des animaux, des minorités sexuelles et ethniques. Elle n’hésite pas à exprimer ses positions critiques sur la Pologne actuelle, mais aussi sur la construction du mur entre les États-Unis et le Mexique. Les œuvres d’Olga Tokarczuk ont été traduites en vingt-cinq langues.

Pour une première approche

      • Les livres de Jakób : ou le grand voyage à travers sept frontières, cinq langues, trois grandes religions et d’autres moindres (trad. du polonais Księgi Jakubowe par Maryla Laurent : Paris : les Éditions Noir sur blanc, 2018).
        Couronné de nombreux prix étrangers et polonais dont Niké (2015) cet « opus magnum » a nécessité de nombreuses années de recherches minutieuses. Dans cette épopée de près de mille pages, riche en personnages et événements, on suit l’histoire de Jakob Frank, le « messie » autoproclamé au sein de la communauté juive aux confins orientaux de la Pologne du XVIIIe siècle. Ce roman aux nombreuses strates dépasse la convention du roman historique et se prête à de multiples interprétations.
      • Les pérégrins (trad. du polonais Bieguni par Grażyna Erhard. Lausanne : Noir sur blanc. Paris, 2010. 380 p.).
        Récompensée en 2008 par Niké, le plus prestigieux prix littéraire polonais et par The Man Booker International Prize en 2018, cette oeuvre invite le lecteur à un voyage extraordinaire à travers divers lieux et époques. C’est un patchwork des histoires et de vies humaines ayant pour point commun le voyage qui permettrait d’échapper au mal à l’instar des pérégrins nommés dans le titre. Effectivement, cette branche orthodoxe de vieux croyants espéraient apprivoiser le mal par le mouvement.
      • Dieu, le temps, les hommes et les anges (trad. du polonais Prawiek i inne czasy par Christophe Glogowski. Paris : R. Laffont, 1998. 340 p.).
        Premier succès artistique et commercial d’Olga Tokarczuk, ce roman publié en 1996 s’inscrit dans la tradition du réalisme magique. C’est une sorte de saga de deux familles dans un village imaginaire nommé Antan, ancrée d’une part dans la réalité mais imprégnée des mythes anciens.

d’après bnf.fr


Le temps du Jeu

Dans le petit livre Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur, voici comment commence la description du troisième monde :
“Entre la terre et le ciel s’étendent huit mondes. Ils pendent dans l’espace comme des taies d’édredon qu’on aurait mises à aérer.
Dieu a créé le troisième monde il y a très longtemps. Il a commencé par les mers et les volcans et Il a terminé avec les végétaux et les animaux. Mais comme le processus de la création n’est que travail et peine, sans contrepartie sublime, Dieu se lassa. Le monde fraîchement créé lui parut insipide. Les animaux ne comprenaient pas l’harmonie qui sous-tendait cette oeuvre, ils ne l’admiraient pas, ne louaient pas Dieu, se contentaient de manger et de se reproduire. Ils ne demandaient pas à Dieu pourquoi il avait donné au ciel une couleur bleue et rendu l’eau humide. Le hérisson ne s’étonnait pas de ses propres piquants ni le lion de ses crocs, les oiseaux ne posaient pas de questions au sujet de leurs ailes.
Ce monde dura très longtemps et il inspira à Dieu un ennui mortel. Dieu descendit donc sur terre et commença à doter chaque animal rencontré de doigts, mains, visage, peau délicate, raison, capacité d’étonnement – bref, Il entreprit de transformer de force les animaux en hommes. Mais les animaux ne souhaitaient pas être métamorphosés de la sorte, les hommes leur semblaient monstrueux. Ils se concertèrent, attrapèrent Dieu et le noyèrent. Et les choses en restèrent là.
Dans le troisième monde, il n’y a ni Dieu ni hommes.

Dieu, le temps, les hommes et les anges (1996)


L’ouvrage est dans notre bibliothèque idéale. Cliquez sur l’image…

[MLASCENE-BLOG-THEATRE.FR] SUR LES OSSEMENTS DES MORTS : UN PLAIDOYER POUR LA VIE. Les animaux victimes de la violence des hommes peuvent-ils décider de se venger ? Les événements macabres qui surviennent dans le village isolé au sud de la Pologne où elle vit, amènent l’héroïne à se poser cette question. Janina Doucheyko est une ancienne ingénieure qui passe désormais son temps entre ses cours d’anglais auprès d’écoliers et les horoscopes qu’elle établit. Cette femme d’une soixantaine d’années collectionne les dates de naissance et de mort. Elle dresse des schémas censés déterminer l’heure du décès à venir d’une personne. Des voisins et des responsables locaux meurent de façon mystérieuse. Janina, fervente défenseure de la cause animale, se persuade alors que les bêtes châtient ceux qui les chassent et les massacrent.

© DR

L’enquête commence entre humour et effroi.

Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tel que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit.

C’est par cet aveu teinté d’intime dérision que s’ouvre le roman, Sur les ossements des morts, d’Olga Tokarczuk, autrice polonaise, prix Nobel de littérature en 2018. Le titre s’inspire d’un vers du poète anglais William Blake : “Drive Your Plow Over the Bones of the Dead” (“Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts“). Celui-ci est extrait des Proverbes de l’enfer, dans The Marriage of Heaven and Hell (1793).

Marie-Laure Barbaud


[INFOS QUALITE] statut : mis-à-jour | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : bnf.fr ; mlascene-blog-theatre.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, portrait d’Olga Tokarczuk © Indicateur des Flandres ; © librel.be | L’équipe de wallonica.org est enthousiaste : un trésor d’intelligence, une incroyable habileté de conteuse, un mandala de finesse psychologique et philosophique. Qui plus est, le texte est traduit dans une langue jubilatoire. Il y a un avant et un après chaque livre de Tokarczuk (et nous en avons dévoré plus d’un) ! Pourquoi n’en a-t-on pas plus parlé en Wallonie-Bruxelles ? On nous cache tout !


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

ROBERT, Jean (1908-1981)

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Jean Robert est né à Bruxelles en 1908 et décédé à Hilversum (Pays-Bas), en 1981. Il aborde la musique par l’intermédiaire de leçons privées de piano, pendant la première guerre mondiale. A douze ans, il entre dans une fanfare et y joue du clairon puis de la trompette. Parallèlement, il poursuit ses études ; il rencontre en 1926 Peter Packay qui lui fait découvrir les premiers disques de jazz disponibles chez nous, et notamment ceux de l’orchestre de Ted Lewis : Jean Robert tombe aussitôt sous le charme de cette musique nouvelle et il décide de s’y essayer lui aussi.

En 1927, il commence à jouer – comme pianiste – dans différents petits orchestres belges à coloration plus ou moins jazzy et passe professionnel. Mais très vite, l’écoute des disques de jazz le rend sensible aux accents d’un autre instrument : le saxophone. C’est à l’alto qu’il fera ses débuts sur l’instrument qui le rendra célèbre pour un temps. Poly-instrumentiste notoire, il pratique aussi au cours de sa carrière la clarinette, la guitare et un instrument disparu aujourd’hui et qui n’eut jamais que quelques représentants valables dans la sphère jazz : le saxophone basse qu’il découvre au Kursaal d’Ostende lors d’une prestation du fameux saxophoniste américain Adrian Rollini, compagnon de Bix Beiderbecke.

C’est dans l’orchestre de Peter Packay, The Red Robbins, qu’il enregistre ses premiers disques en 1928, pour la firme anglaise Edison Bell : des disques 20 cm qui, en raison notamment de déficiences techniques, ne connaîtront guère de succès. Jean Robert franchira à nouveau les portes des studios Edison Bell l’année suivante, cette fois au sein de l’orchestre de Chas Remue, autre grand pionnier du jazz belge. Mais entre les deux séances, il a fait une autre rencontre décisive : celle de Gus Deloof, encore peu connu mais déjà en prise directe avec le “vrai” jazz américain, celui de Louis Armstrong par exemple. Il perçoit rapidement l’écart qui sépare cette musique des artefacts généralement appelés “jazz” en Europe. Et tandis qu’il passe l’été 1929 au casino de Blankenberge aux côtés de Chas Remue, il s’applique à pénétrer l’esprit particulier de ses nouveaux disques fétiches.

On le retrouve dès 1931 au centre de tout le mouvement swing qui agitera la Belgique musicale des années 30. Ainsi, il fait partie des Racketeers de Gus Deloof dont Félix Robert Faecq produit les premiers enregistrements en cette même année. Jean Robert y côtoie la crème des mutants de l’époque : le trombone Josse Breyre – qui fera une carrière internationale – le saxophoniste Arthur Saguet, le bassiste Arthur Peeters et le fameux drummer Josse Aerts (une des premières “rythmiques” belges). le pianiste John Ouwerx, sans oublier Deloof lui-même, excellent trompettiste. Ainsi, bien avant l’arrivée sur la scène belge de Raoul Faisant, Victor Ingeveld et Bobby Naret, il y a dans notre pays un sax-ténor “qui en veut”.

De 1930 à 1932, Robert travaille dans l’orchestre d’Albert Sykes (Ostende de 1930 à 1932), jouant également l’hiver 1931-1932 en Egypte en petite formation (avec notamment Ouwerx et Aerts). Dès cette époque, les quelques rares observateurs de la scène jazz saluent le talent de Jean Robert. Ainsi, en 1932, dans son fameux Aux Frontières du jazz, Robert Goffin raconte cette anecdote étonnante : ” (…) Je considérais depuis longtemps Featherstonaugh comme le meilleur ténor européen quand voici quelques jours, je fis entendre quelques disques de Spike Hugues au célèbre ténor de couleur Eugène Sédric. Et, lorsque je lui fis part de ma considération pour le ténor anglais, Sédric de se récrier et de proclamer qu’il était indubitable que Jean Robert lui était supérieur à tous les points de vue…”

La même année, Robert rencontre quelques musiciens américains de renom (John Mitchell, June Cole, Ted Fields, membres des fameux Entertainers de Willie Lewis) et se rend en studio à leurs côtés au sein des Radiolans de Deloof. Puis, de 1932 à 1934, il dirige son propre orchestre à Bruxelles (Atlanta, Plaza, etc.) et sur la côte belge. un orchestre au sein duquel on retrouve presque tous les futurs “grands” du swing à la belge : Robert de Kers, Jean Omer, Chas Dolne, John Ouwerx. Les affaires devenant subitement plus difficiles à partir de 1934, Jean s’expatrie pour quelque temps, travaillant essentiellement en Hollande dans les orchestres de Henk Bruyns (A’dam), Freddie Rierman et ses Crachers Jacks (A’dam, R’dam), etc.

Jean Omer et son orchestre © DR

De retour en Belgique, il entre dans l’orchestre de Robert de Kers le temps d’une tournée aux Pays-Bas. En 1937, il monte une petite formation qui jouera au Cotton à Bruxelles, mais aussi en Suisse avec sa femme Betty en renfort au chant. Les membres de cet orchestre sont le pianiste Rudy Bruder, le bassiste Gene Kempf et le batteur Christian Serluppens, de solides éléments en réalité, et à cette époque, quelques-uns des solistes les plus “jazz” de Belgique. L’importance de Jean Robert, outre son grand talent d’improvisateur (sphère Hawkins, Berry, etc.), vient aussi de son goût pour la petite formation : en fait, pendant les années 30, on pourrait facilement dénombrer les petites formations jazzy en Belgique. La mode est aux grands orchestres et les petits orchestres de boîtes de nuit n’ont souvent qu’un sens du jazz fort relatif ; au contraire, la petite formation de Jean Robert préfigure la vogue du combo swing qui, pour différentes raisons, caractérisera la période de l’occupation et marquera vraiment le début du jazz “de solistes”.

Toujours en petite formation, on retrouve Jean Robert à la fin des années 30 au sein d’un trio qui achève d’asseoir sa réputation : il est en effet choisi pour remplacer Coleman Hawkins, alors établi aux Pays-Bas ; à ses côtés, une autre grande légende noire fixée en Europe, le pianiste Freddy Johnson. Robert travaillera avec ce trio du début de l’hiver 1938 au mois de janvier 1939, à Amsterdam, au fameux Negro Palace. Il engagera Freddie Johnson dans son propre combo à différentes reprises. Nul doute que cet épisode aura contribué à renforcer et à mûrir son jeu déjà plus évolué que celui de la grande majorité des jazzmen belges. Désormais, il se situe dans le peloton de tête des musiciens de jazz européens, comme Goffin l’avait pressenti sept ans auparavant. Coleman Hawkins parlera de lui comme du “meilleur improvisateur de jazz d’Europe” !

Jusqu’à la déclaration de guerre, il continuera à jouer aux Pays-Bas surtout, principalement au Carlton d’Amsterdam avec l’orchestre du violoncelliste russe Jascha Trabsky ; épisodiquement, il revient jouer quelques temps en Belgique, y remplaçant pendant trois mois Jean Omer au Bœuf sur le Toit et y côtoyant à nouveau Hawkins : avec le saxophoniste Victor lngeveld, qui s’était entre-temps imposé sur la scène belge, cela formait un triumvirat de saxophone pour le moins explosif ! Fin 1939, Jean Robert se remet à la petite formation et joue au Broadway de Bruxelles avec Jopie Kahn, Gene Kempf et Jackie Glazer.

Lorsque la guerre éclate, et à la faveur d’un nouveau modus vivendi qui s’installe en Belgique, il rentre dans le circuit, jouant à nouveau sur les deux tableaux : grande et petite formation. Il fait partie du big band réorganisé par Jean Omer pour le Bœuf sur le Toit, big band avec lequel il effectuera également une tournée de presque un an, et enregistrera quelques faces. Il joue et enregistre également avec le septette de Rudy Bruder, avec Gus Deloof etc. Il reprend la formule trio, d’abord avec Bruder et Glazer au Louisiana, et gravant enfin quelques faces avec Bruder et Jeff de Boeck (1941) ou Josse Aerts (1942) : le Jean Robert Hot trio restera comme un des grands foyers caractéristiques de cette explosion du jazz en Belgique pendant l’Occupation. Bernhardt et de Vergnies, dans leur Apologie du jazz, décrivent ainsi Jean Robert : “Jean Robert ( … ) est à mentionner parmi les grands solistes mondiaux. Il surpasse nettement tous les autres sax-ténors européens (…). On le reconnaîtrait entre mille au volume prodigieux de sa sonorité et à la fougue incandescente de son jeu. Sauvage, ardent, impulsif, son tempérament se déploie dans le jazz hot avec cette flamme, cet abandon, cette bravoure souveraine qui caractérise tant de nègres (et si peu de blancs il faut bien le dire) et que confère seul le sens inné de ce mode d’expression”.

Mais la grande période du trio sera malheureusement interrompue quand Jean Robert, réquisitionné pour le travail obligatoire, partira pour Berlin où il travaillera dans différentes formations (Willy Stock, Kurt Widman) dont la plupart n’ont plus rien à voir avec le jazz. Sombre période. Pour lui comme pour la plupart des musiciens, les premiers temps de la Libération se passeront sous le signe du jazz retrouvé : ainsi, après avoir joué aux côtés d’Hawkins et d’Ingeveld, il s’associe bientôt à un autre géant du saxophone ténor, Raoul Faisant, qui vient juste de “monter” à Bruxelles où on comprendra rapidement que ce provincial-là était de la race des grands du jazz. C’est au Cosmopolite et au Panthéon que les deux “maîtres” uniront leurs efforts pour produire un swing rarement atteint à ce degré dans notre pays.

Victor Ingeveldt alias Vico Pagano et ses Chakachas © DR

Par ailleurs, il continue à travailler avec Jean Omer non seulement au Bœuf sur le Toit mais également à Cannes et plus tard (1948), à Monte-Carlo. Entretemps, il grave ses derniers disques (1947) à la tête d’une moyenne formation (trompette, tuba, 4 saxes et les rythmes, plus la chanteuse Yetti Lee). Bientôt, hélas, comme la plupart des jazzmen professionnels d’alors, il va devoir quitter le monde du jazz, devenu moins rentable que jamais, et passé de mode, pour poursuivre sa route dans l’univers tiède de la variété. Le jazz perd un de ses grands défenseurs européens : l’époque est proche où on retrouvera Victor lngeveld au sein des Chakachas. Raoul Faisant jouant pour les thés du Bon Marché, etc. Quant à la scène jazz, elle est désormais occupée par une autre génération, celle des Jaspar, Thielemans, Pelzer, Thomas, Sadi qui n’auront quant à eux d’autre alternative que de quitter la Belgique. Et le jazz passant la barrière du be-bop, l’écart se creusera d’autant entre Jean Robert et ses semblables et le monde des notes bleues.

La suite de son histoire c’est d’abord Cannes où il travaille comme saxophoniste et arrangeur pour l’émission Maurice Chevalier speaks to America (Jean Robert aura à cette époque l’occasion de jouer avec le bassiste français Louis Vola), puis à nouveau le Bœuf sur le Toit où il restera jusqu’au début des années 60, glissant quand il le pouvait quelques chorus de jazz entre deux mélodies dansantes. Par la suite, il se fixera définitivement aux Pays-Bas – où il avait connu tant de grandes heures jazzantes – y travaillant comme arrangeur pour différents orchestres tant pour la radio que pour la télévision (Piel Zonneveld, Jos Cleber, Charlie Nederfelt, Sander Sprong, etc.). Une rentrée dans l’anonymat typique d’une génération de musiciens européens qui auront ouvert toute grande la porte aux jeunes passionnés de l’ère suivante, leur faisant prendre conscience de l’enjeu artistique que constituait le jazz, un enjeu dont eux-mêmes n’auront hélas pu récolter les fruits.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : jazzinbelgium.be.


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BRIGODE : Les églises romanes de Belgique (1943)

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DIVISIONS CHRONOLOGIQUES ET GÉOGRAPHIE DE L’ARCHITECTURE ROMANE EN BELGIQUE

Antérieurement à l’ère romane, s’étend, pour l’historien de l’art, une longue période qui va des invasions barbares à la fin du Xe siècle. Dénommée préromane dans son ensemble, cette période comprend la phase mérovingienne, du Ve siècle au milieu du VIIIe, et la phase carolingienne, du milieu du VIIIe siècle aux approches de l’an 1000. L’architecture romane proprement dite couvre, chez nous, tout le cours des XIe et XIIe siècles. Elle reste fort attachée à l’architecture carolingienne durant le XIe siècle, qui peut être considéré comme une première étape du style roman en Belgique. Durant le siècle suivant, les principes esthétiques et les méthodes constructives évoluent vers un certain souci du détail architectonique et décoratif, de même que vers plus de perfection technique. C’est la seconde étape, qui. dans les régions de l’Est, se prolonge durant le XIIIe siècle, concurremment avec les premières manifestations de l’architecture gothique.

Le territoire compris dans les frontières actuelles de la Belgique ne constitue alors ni une entité politique, ni une entité religieuse. Dès la seconde moitié du Xe siècle se créent les deux grandes formations politiques sur lesquelles s’appuie l’Europe chrétienne : Otton est sacré empereur à Rome. en 962 ; avec lui débutent les destinées de l’Empire Romain Germanique. En France, Hugues Capet est élu roi en 987, inaugurant les huit siècles d’histoire de sa longue dynastie. Notre pays se situe ainsi aux marches de deux grandes civilisations. Par ailleurs, quatre diocèses se partagent nos contrées : trois d’entre eux relèvent d’un archevêché français, le quatrième – qui est le plus étendu – d’une métropole germanique.

Cette position géographique particulière n’est guère sensible dans l’architecture préromane. pour cette raison qu’en ce moment l’art de bâtir, moins soumis que plus tard à des mouvances politiques, n’accuse encore que de faibles instincts régionaux. Mais il n’en sera pas toujours de même ; en effet, à partir du XIe siècle, avec l’âge roman, les œuvres d’architecture commencent à se diversifier en variétés locales. Sur les alluvions des siècles précédents, naissent alors des écoles d’art dans le cadre d’une géographie où agissent, tout à la fois, des facteurs géologique et hydrographiques, où se meuvent des courants commerciaux, où se dessinent des frontières politiques et diocésaines. Au XII’ siècle, ces écoles, échappant au traditionalisme préroman du siècle précédent, seront constituée avec tous leurs caractères distinctifs.

La Belgique, placée de lu sorte sous les feux croisés des différents foyers de rayonnement que sont l’école rhénane, d’une part, et l’école française du Nord, d’autre part, subira des influences convergentes.

Tout naturellement, la partie orientale du pays relèvera de la puissante école germanique. Il se créera ainsi, le long de la Meuse, et parallèlement au Rhin, un groupe qui s’y rattache : le groupe mosan. Au XIe siècle, il s’y rattache par une commune fidélité aux traditions préromanes : fidélité plus exclusive dans les régions mosanes que partout ailleurs. C’est l’époque des grandes églises lotharingiennes. Au XIIe siècle, le groupe mosan subit l’évolution de l’école rhénane, sans jamais atteindre, toutefois. ni le déploiement de ses masses monumentales, ni la richesse de ses partis décoratifs.

Par ailleurs, l’Ouest du pays, relevant de l’école voisine de la France du Nord – fortement influencée elle-même par l’architecture normande – donnera naissance au groupe du bassin de l’Escaut, au groupe scaldien. Le XIe siècle scaldien reste fidèle, lui aussi, aux traditions préromanes et particulièrement à la vieille architecture neustro-austrasienne ; tandis que le XIIe siècle se dégage de cette emprise pour créer un art spécifiquement tournaisien. Les églises romanes de la Flandre maritime se rattachent au groupe scaldien, bien qu’on y relève certaines particularités de détail.

La limite fort indécise entre les deux tendances, mosane et scaldienne, traverse l’ancien Brabant, coïncidant quelque peu avec la frontière des diocèses de Liège et de Cambrai. Bien que les apports s’y mêlent, le courant mosan prédomine nettement. C’est à l’époque gothique seulement que le Brabant acquerra son individualité artistique.

A Maastricht et au nord de notre frontière actuelle, l’architecture romane relève plus directement de l’architecture germanique que dans les régions mosanes de Belgique qui se caractérisent, répétons-le, par une survivance tenace de l’esprit carolingien.

Cette forte tradition carolingienne doit être soulignée. C’est elle qui endigua, hors de nos contrées, la marée montante du “premier art roman” d’origine méditerranéenne, sur les alluvions de laquelle le moyen-âge dressa les premières créations de son génie monumental. C’est elle qui, par ailleurs, confère à nos vieilles églises romanes, en pays mosan surtout, leur simplicité rustique et leur austère grandeur.

Ainsi, la division linguistique du pays et la démarcation de ses tendances architecturales n’ont rien de commun. La superposition de leurs lignes est impossible. L’une d’elles, séparant la Flandre de la Wallonie, barre notre carte suivant une longue délimitation horizontale ; l’autre, au contraire, s’établit verticalement suivant l’axe de nos deux grands fleuves : la Meuse et l’Escaut. C’est en fait sur eux que se charpente la géographie artistique de la Belgique.

L’ARCHITECTURE PRÉROMANE

Période mérovingienne

Déjà à la fin du IIIe siècle, mais surtout dans le courant du IVe, les premières semences chrétiennes ont germé sur le sol de l’ancienne Belgique. Quelques vestiges découverts, au cours de fouilles. à Tongres et, plus récemment à  Arlon, appartiennent sans doute à des sanctuaires édifiés par les premières communautés de fidèles, groupées dans les quelques centres populeux de cette époque.

La poussée des peuples barbares déferlant sur nos régions, vers 406, ne fut pas aussi préjudiciable qu’on pourrait le supposer au développement de la civilisation du haut moyen âge. En effet, les nouveaux arrivés ne tardent pas à s’intégrer dans les cadres anciens et à adopter, parfois, la religion des vaincus. Du reste, de l’époque de Clovis jusqu’au début du VIIIe siècle. l’entreprise missionnaire se poursuit sans relâche. Les évêchés s’organisent ; des monastères s’élèvent en grand nombre, au point que, vers 730, quarante fondations se répartissent sur l’ensemble de notre territoire.

A cette activité religieuse devait correspondre une commande architecturale dont les textes contemporains nous ont laissé le souvenir.

Les églises rurales de l’époque mérovingienne se construisaient fréquemment en bois et en torchis. Certains soubassements de pierre exhumés dans les cimetières du Namurois ou du Luxembourg ne seraient pas autre chose que l’assise solide de ces humbles sanctuaires. Grégoire de Tours nous rapporte la misère de ces constructions de bois ; mais, par ailleurs, il nous parle des grandes églises de pierre élevées dans les bourgs importants et dans l’enceinte des monastères. Les corps des saints missionnaires attiraient la foule des pèlerins, et c’est ainsi, qu’au VIe siècle,
l’évêque Monulphe fit construire une basilique à Maastricht, sur le tombeau de saint Servais.

Eglise Saint-Lambert à Liège (reconstitution) © rtbf.be

Deux siècles plus tard, saint Hubert érigera à Liège une grande église pour abriter dignement les restes de saint Lambert. Les religieux ne se contentent pas de dresser une vaste église au centre de leurs abbayes ; suivant la tradition orientale apportée avec la règle de la vie cénobitique par les moines syriens, un groupe de plusieurs sanctuaires complète l’ensemble des bâtiments monastiques.

De tout cela, il ne nous reste que quelques vestiges épars, quelques murs de substructions, nous renseignant à peine sur le plan des édifices et la technique des maçonneries. L’ensemble le plus digne d’intérêt est celui qui vient d’être mis au jour sous la collégiale de Nivelles : ce sont les restes de divers édifices religieux antérieurs à l’église romane actuelle et dont les plus anciennes parties semblent remonter au VIIe siècle, époque de la fondation du monastère par sainte ltte et sainte Gertrude.

Les textes nous aident à connaître la structure de ces édifices : structure simple, reprise, comme le plan, aux basiliques latines et orientales. La technique, cependant, est fruste, ne différant pas de celle qu’on retrouve dans les· villas romaines, avec une mise en œuvre assez rudimentaire, dérivant de l’architecture romaine, sans doute, mais d’une architecture romaine coloniale, simplifiée aux plus élémentaires méthodes constructives et abâtardie par de grossières traditions indigènes.

Quant au décor sculpté, pour peu qu’il existât, il devrait s’inspirer, dans nos régions surtout, de thèmes relevant de l’art barbare et marqués par là de lointains apports asiatiques. Si des motifs antiques se rencontrent, il s’agit alors d’éléments de remploi arrachés aux ruines romaines. En réalité, le luxe des églises, dont nous parlent avec admiration les auteurs des chroniques et des vitae mérovingiennes, est un luxe d’ornement adventices, où les tentures aux couleurs vives et les orfèvreries délicatement refouillées l’emportent en richesse et en magnificence sur le décor architectonique.

Période carolingienne

L’époque carolingienne ne fut pas pour la vie religieuse une ère d’épanouissement et de splendeur telle que pourraient le faire supposer les fastes de l’histoire impériale. L’Eglise s’inscrit alors dans un ordre féodal qui l’enserre étroitement, la rend vassale des princes et l’asservit au régime des sécularisations. Aussi, cette situation ne sera guère favorable à l’éclosion de nouvelles fondations monastiques.

Par contre, la vie de cour assigne un programme qui ne peut que rejaillir sur les arts et sur l’architecture civile en particulier. L’architecture religieuse ne reste pourtant pas sans en profiter. En effet, les chapelles s’édifiant dans les palais impériaux adoptent un plan spécial qui s’imposera à toute une série de monuments. créant de la sorte un groupe bien typique dans l’ensemble de l’architecture carolingienne. Ce plan est constitué par un polygone qu’entoure une galerie surmontée d’une tribune. Le premier édifice du genre, dans nos contrées, fut l’oratoire que Charlemagne fit construire, de 790 à 804, à proximité de son palais d’Aix-la-Chapelle. L’influence de l’église Saint-Vital de Ravenne construite au VIe siècle, sous le règne de Justinien, y est indéniable. Et ainsi, par l’intermédiaire d’une ville de l’Adriatique, une des formes architecturales particulièrement chères à l’Orient chrétien se transmettait jusqu’au cœur de l’Empire carolingien.

San Vitale (Ravenne) © viator

Cette même disposition du plan central, quoique simplifiée parfois et réduite dans ses dimensions, fut adoptée, à l’imitation d’Aix, pour différentes chapelles palatines, à Thionville notamment et à Nimègue, où elle est encore conservée. En Hollande également, une construction semblable subsista à Groeninghe jusqu’au XVJIe siècle. La filiation de ce plan se perpétuera, mais avec une vogue décroissante, jusqu’au XIe et même jusqu’au XIIe siècle, principalement dans les régions rhénanes (Ottmarsheim, Essen, Mettlach, Saint-Martin de Bonn, Hugshofen, Wimpfen).

Chez nous. deux sanctuaires dérivaient directement de la chapelle palatine d’Aix. Tout d’abord, l’église Saint-Donatien de Bruges érigée par le premier comte de Flandre, Baudouin Bras de Fer, dans la seconde moitié du IXe siècle : nous ne la connaissons que par les textes et par d’anciennes gravures. Ensuite. l’église Saint-Jean, à Liège, construite par Notger en 982, et dont les substructions forment encore la base de l’édifice actuel. Récemment, on découvrit à Torhout les fondations d’une église préromane à plan central ; mais ici, des bras semblaient s’y greffer pour former une croix grecque.

Ajoutons que le plan central d’origine orientale, avait été adopté dès l’époque mérovingienne dans des édifices de petites dimensions : oratoires de monastères, baptistères ou chapelles funéraires.

Tout compte fait, cette disposition reste exceptionnelle, le plan en longueur conservant, comme toujours, la faveur du clergé. Mais à l’époque carolingienne, le plan basilical des grandes églises se complique. A l’ouest. un chœur fait face au sanctuaire normalement situé à l’est. Il faut chercher le motif de cette transformation dans la double destination des édifices affectés, en partie, au service épiscopal ou monastique et, en partie, au service paroissial. Parfois, ce sont les deux vocables sous lesquels s’élève un même édifice qui exigent le dédoublement du chœur. Au sanctuaire occidental s’ajoute généralement un complexe architectural, avec une tour robuste. des chapelles aux étages et des tourelles d’escaliers qui les desservent. Il arrive qu’un second transept souligne l’aspect bicéphale de ces grandes basiliques préromanes.

L’avant-corps carolingien de Nivelles, dont les substructions viennent d’être mises au jour, fournit un des plus intéressants exemples de cette disposition que des miniatures et des textes nous signalaient par ailleurs, et entre autres, aux anciennes cathédrales de Cologne et de Reims, ainsi qu’aux abbatiales de Saint-Gall et de Saint-Riquier.

Le programme de ces églises se complète souvent, à l’extrémité opposée, d’une crypte située, non pas sous le chœur, mais au chevet de celui-ci, c’est-à-dire extérieurement à lui et quelque peu en contrebas de son niveau.

Quant à leur structure, les édifices cultuels de celle époque restent des basiliques à plafond de bois, construites sur piliers carrés, en d’épaisses maçonneries de moellons et sans grand souci de décoration architectonique. Dans les régions mosanes, ce type, avec son avant-corps et sa crypte extérieure, se maintiendra sans changements notables jusqu’à la fin du XIe siècle et même plus tard. Les maçonneries antérieures à l’an 1000 présentent parfois des bandes d’appareil formées de pierres disposées en arêtes de poisson (clocher d’Oostham, anciens murs de l’abbaye de Saint-Bavon à Gand. etc.).

L’ARCHITECTURE ROMANE

Groupe mosan

XIe siècle

L’Eglise ne lardera pas à se relever des ruines morales et matérielles laissées par les invasions normandes. Des réformes s’opèrent un peu partout, et il se trouve, dans nos monastères, des esprits décidés à les promouvoir. Ce mouvement aboutira à de féconds résultats dans le domaine politique et religieux : l’application de l’investiture se fera plus souple ; il y aura aussi plus d’indépendance dans les élections abbatiales ; les sécularisations seront moins nombreuses et moins vexatoires. En un mot, l’Eglise se dégagera des cadres féodaux qui l’étouffaient. Par ailleurs, les abbayes deviendront, au plus haut degré, des foyers de spiritualité, de science et d’art.

Si l’on songe que ce renouveau coïncide avec la splendeur de l’époque ottonienne ainsi qu’avec le développement du commerce et de l’industrie dans la vallée de la Meuse, où la population s’accroît considérablement, on comprendra pourquoi les abbayes et les églises paroissiales s’élevèrent en si grand nombre à cette époque, dans tout l’ancien diocèse de Liège.

Dans la ville épiscopale, dix églises sont consacrées en l’espace de cinquante ans, dont quatre aux alentours de l’an 1000, sous la brillante administration de Notger. Les moines de Fosses, Gembloux, Florennes, Hastières, Celles, Nivelles, Saint-Aubain à Namur, Lobbes, reconstruisent leurs abbatiales durant la première moitié du XIe siècle. Ils font aussi bâtir dans les villages qui sont sous leur dépendance. La chronique de Saint-Trond nous rapporte que l’abbé Adélard II (1055-1082), outre les trois églises qu’il construisit dans la ville, dota de nouveaux sanctuaires onze villages de sa juridiction ; et ceci n ‘est qu’un exemple parmi bien d’autres. En réalité, c’est par douzaines que s’érigent alors les églises, grandes et petites, le long des vallées de la Meuse et de la Sambre.

Il ne nous reste que bien peu de monuments de cette époque en regard d’une production aussi considérable. Durant tout le cours du moyen âge, l’ancienne principauté de Liège et le comté de Namur furent particulièrement éprouvés par les guerres ; les églises en ont souffert. Celles qui n’avaient pas été entièrement détruites subirent souvent des transformations pour répondre à de nouvelles exigences. C’est ainsi que bien des églises ne conservent de l’époque romane que la robuste tour de façade : elle seule a résisté aux assauts du temps et des hommes. Parfois, la nef ou le chœur subsiste, en tout ou en partie. Mais rares sont les édifices qui, comme l’église de Celles ou la collégiale de Nivelles, se conservèrent sans grand changement à travers les neuf siècles qui nous séparent de leur érection.

Collégiale Sainte-Gertrude (Nivelles) © Destination Brabant wallon

Certaines églises romanes ne nous sont connues que par les textes qui les décrivent ou les dessins anciens qui en reproduisent l’aspect. Nous savons ainsi que la cathédrale Saint-Lambert de Liège, construite par Notger et Baldéric II, avait un plan bicéphale et qu’un plafond de bois la couvrait. On possède également des données précises sur les abbatiales, aujourd’hui disparues, de Saint-Laurent à Liège, de Lobbes. Malmedy, Stavelot, Saint-Trond ou Gembloux, et l’on peut constater à la lumière de ces sources anciennes que tous ces édifices, avec leurs grandes nefs à plafond et leur avant-corps occidentaux, répondaient bien au type rhénomosan.

Le plan des églises mosanes se caractérise par sa simplicité. Un chevet semi-circulaire termine assez fréquemment les églises rurales ; il en sera ainsi également à Hastière, Celles et Thynes. Mais, des sanctuaires importants, comme la collégiale de Nivelles, Saint-Barthélemy à Liège, l’église de Lobbes ou les anciennes abbatiales de Gembloux et de Fosses, furent construites avec des chevets plats.

En façade, se dresse un puissant avant-corps hérité de l’architecture carolingienne. Il est formé, le plus communément, d’une tour massive flanquée de tourelles d’escalier ; ainsi le rencontre-t-on à Saint-Jean et à Saint-Denis de Liège, à Amay, Celles et Fosses. Une seule tourelle s’appuie à la tour occidentale d’Hastière, ainsi que dans un certain nombre d’églises moins importantes. La plupart des églises de campagne sont pourvues d’une simple tour en façade, diminutif des lourds westbauten des grandes abbatiales. A part quelques exceptions, comme à Lobbes ou à Fosses, l’entrée n’est pas percée sous la tour, mais elle est reportée latéralement vers les premières travées des bas-côtés. L’avant-corps se présente donc comme un massif entièrement fermé de l’extérieur.

Le caractère bicéphale de la construction s’accuse parfois par la présence d’un second transept édifié à l’occident : c’est le cas à Nivelles et à Lobbes.

Des cryptes se construisent sous le chœur, comme à Nivelles, Hastière, Celles, Thynes et Huy ; mais dans de très nombreux cas, elles sont établies extérieurement au chevet, suivant la tradition préromane. Les textes nous en révèlent des exemples aux anciennes abbatiales de Saint-Trond, Stavelot, Malmedy, Saint-Hubert. Vraisemblablement en était-il de même à Gembloux, et à Lobbes avant l’agrandissement du chœur. Seuls, deux exemples sont parvenus jusqu’à nous, et encore, dans un état incomplet : il s’agit des cryptes extérieures de Fosses et de Saint-Barthélemy de Liège. Les cryptes de ce genre se rencontrent également dans les régions rhénanes ; mais elles semblent avoir joui d’une vogue toute particulière dans l’ancien diocèse de Liège, au XIe siècle.

La structure de ces églises se présente tout aussi simplement que le plan. Les supports sont presque toujours formés de piliers de section carrée, terminés par une imposte moulurée recevant la retombée des arcades. Lorsqu’il y a une abside semi-circulaire, celle-ci se couvre d’une voûte en cul-de-four ; le rez-de-chaussée de la tour reçoit généralement une voûte d’arêtes, de même que les travées des cryptes. Mais, c’est un plafond qui règne sur toutes les autres parties de l’édifice. Suivant la disposition primitive, ce plafond était porté, tous les mètres environ, par les puissants extraits de la charpente à chevrons-fermes.

A l’extérieur, l’accent se met à l’occident, par la présence de la grosse tour accostée ou non de ses tourelles. Le chœur et les bras du transept sont moins élevés que la nef, ce qui permet d’ouvrir deux petites fenêtres à hauteur de la croisée, par dessus les toitures des croisillons : ce détail est propre à l’architecture mosane exclusivement.

L’ornementation se réduit à un décor architectonique composé, extérieurement de larges arcades aveugles qui retombent sur des bandes murales, soulignant ainsi les travées de la construction. Parfois, un jeu d’arcature anime les murs intérieurs de la tour, comme à Hastière et à Celles ; parfois, comme au chœur de Nivelles, ces arcatures se font plus profondes et s’appuient sur des fûts monolithes ; mais ici, ce souci du décor mural est poussé à un degré qu’on n’atteint guère avant la fin du XIe siècle. Il en résulte que toutes ces églises se caractérisent par un aspect fruste et sévère, qu’accuse encore l’appareil irrégulier des murs, fait de moellons grossièrement taillés.

Par leur plan comme par leur structure, les églises mosanes du XIe siècle ne font que continuer la tradition de l’âge précédent. On peut les rapprocher des églises rhénanes de la même époque ; mais, si les partis constructifs sont semblables, on ne doit pas nécessairement en conclure que les unes dérivent des autres. Leurs ressemblances proviennent d’une tendance commune à perpétuer les formules carolingiennes ; et ces formules demeurent spécialement chères aux architectes du pays mosan.

XIIe siècle

Avec le XIIe siècle, s’ouvre pour l’architecture mosane une ère nouvelle  caractérisée par le souci d’un perfectionnement technique, la recherche de l’aspect monumental et le goût du décor architectonique. Nos constructeurs ne font que suivre en cela le courant germanique.

Dès la fin du XIe siècle, des influences lombardes se manifestent sur les bords du Rhin, résultat des relations commerciales et politiques qui unissent les deux contrées par delà les Alpes. Ces influences se font davantage sentir au fur et à mesure qu’on avance dans le courant du XIIe siècle. L’architecture rhénane abandonne l’austère majesté des formules carolingiennes auxquelles elle avait été fidèle jusque-là, pour adopter, en partie, le répertoire des formes lombardes, notamment le décor d’arcatures, les galeries extérieures et le voûtement des nefs. La silhouette traditionnelle se modifie également, contre-balançant le monumental westbau par une imposante tour de croisée. C’est dans cet esprit que seront réédifiées les prestigieuses cathédrales romanes qui jalonnent le cours du Rhin.

Les constructeurs mosans ne suivront pourtant cette tendance qu’avec timidité, avec un retard marqué sur leurs voisins de l’Est, et sans jamais atteindre l’ampleur des réalisations rhénanes. Ou reste, on avait édifié trop d’églises dans le courant du XIe siècle pour qu’il en restât encore beaucoup à bâtir. Aussi. la plupart des œuvres architecturales que nous conservons de cette époque ne sont que des parties de monuments dont l’achèvement avait été retardé jusque-là. Seules quelques églises de moyenne importance et des édifices ruraux appartiennent en entier à ce siècle.

Dans certaines églises, la division en travées se marque plus nettement que par le passé et répond à un désir de voûtement. On y constate, en effet, le principe lombard d’une travée de nef correspondant à deux travées de bas-côtés ; de la sorte, les espaces à voûter d ‘arêtes se limitent au plan carré. Il en résulte une alternance de soutiens forts et de soutiens faibles, comme à Saint-Pierre de Saint-Trond, entièrement voûtée d’arêtes, et à l’église de Saint-Séverin-en-Condroz, influencée par l’architecture clunisienne, où un voûtement semblable avait été prévu. Ce n’est pas à dire que ce principe se généralise, car bien des édifices de moyenne importance – l’église d’Aldenijk, par exemple – et les églises rurales restent fidèles aux nefs couvertes de plafonds et au rythme ininterrompu des piliers carrés.

Le chevet plat a tendance à être remplacé par le chevet semi-circulaire ; les  cryptes perdent leur vogue. Mais l’avant-corps. sous forme d’un massif de plan barlong, subsiste dans de grandes églises comme Saint-Barthélemy ou Saint-Jacques à Liège, Aldenijk, Sainte-Gertrude de Nivelles dont l’élévation occidentale rappelle sous beaucoup de rapports le chœur de la cathédrale de Mayence. Les sanctuaires ruraux conservent la tour en façade, flanquée ou non d’une tourelle d’escalier. L’ancienne Sainte-Gudule de Bruxelles possédait une grosse tour occidentale enserrée entre deux énormes tourelles d’escalier (vers 1200). Ces avant-corps reçoivent des voûtes d’arêtes sur leurs différents étages. Nous y voyons aussi la coupole, comme à Nivelles, exemple à ajouter à ceux de Saint-Servais de Maastricht et de certaines églises rhénanes.

Les grandes arcades aveugles marquant extérieurement les travées de l’édifice seront remplacées par de petites arcatures sous corniche reliant les bandes murales. Un autre thème consistera en séries d’arcades aveugles de petites dimensions, superposées en registres, telle qu’on les voit au pignon Saint-Pierre de la collégiale de Nivelles et au chevet de l’église de Cumptich. Des clochers, comme ceux de Herent ou de Zepperen, se parent également d’un jeu d’arcades aveugles retombant sur des pilastres ou sur d’élégantes colonnettes. A Orp-le-Grand, la partie haute de la nef accuse vers l’intérieur, le rythme des travées, grâce à un décor d’arcades s’appuyant sur des colonnes engagées. Parfois. les formes extérieures se compliquent jusqu’à présenter une étroite galerie de circulation sous la corniche de l’abside : cette galerie est limitée, dans le plan du mur, par une série de petites arcatures sur colonnettes. ainsi qu’on le voit à Saint-Pierre de Saint-Trond. L’église de Saint-Nicolas-en Glain, démolie au XIXe siècle, possédait une galerie semblable, et il en était de même à l’abside occidentale de la collégiale de Nivelles. Ce détail est emprunté directement à l’architecture rhénane. A Hamoir, le chevet de l’église de Xhignesse s’orne simplement de niches juxtaposées formant une fausse galerie.

Aux grossiers appareils de blocage, se substitue peu à peu une tendance à maçonner par lits horizontaux. Dans la suite on emploiera couramment l’appareil régulier. C’est ainsi que les églises des campagnes, qui, souvent, ne diffèrent pas de formes durant les XIe et XIIe siècles, peuvent se dater avec une certaine approximation d’après le soin apporté à la mise en œuvre des matériaux. Les voûtes participent à ce progrès : celles de l’église Saint-Pierre à Saint-Trond, par exemple, sont construites en pierres taillées et appareillées avec science. La mouluration, elle aussi, se fait plus savante, surtout dans les dernières années du XIIe siècle.

Première moitié du XIIIe siècle
Chapelle du prieuré de Frasnes-lez-Gosselies (arcatures, 1237) © wikipedia

Alors que la France élève depuis longtemps ses grandes cathédrales gothiques, les régions mosanes et le Brabant conservent encore, à travers le XIIIe siècle, les formes et les dispositions propres à l’époque romane. C’est le cas pour des monuments sur lesquels les textes nous fournissent des dates exactes, comme l’église abbatiale de Parc, consacrée en 1228, ou la chapelle du prieuré de Frasnes-lez-Gosselies, consacrée en 1237.

D’autres édifices restent romans par leur parti constructif, bien qu’on y relève maints détails appartenant au vocabulaire gothique. L’avant-corps monumental de Saint-Germain à Tirlemont, tout roman d’aspect, est touché par l’influence gothique qui se manifeste dans sa décoration architectonique et aussi dans sa construction (vers 1220). Il en sera de même à l’abbatiale de Postel, vers 1225, à la tour de Saint-Jacques à Louvain, à l’église de Neerheilissem, au chœur occidental de Sainte-Croix à Liège. La voûte de la chapelle Saint-Pierre à Lierre, n’est plus le cul-de-four
roman, mais la voûte établie sur de larges nervures plates, plus proche de la technique gothique que des méthodes romanes qui régissent pourtant l’ensemble de l’édifice. Le portail de l’Hôpital Saint-Pierre à Louvain (vers 1220), celui de Winxele (vers 1225) sont romans dans leurs lignes générales, alors que les détails décoratifs appartiennent au style nouveau. Il en est ainsi également à l’aile nord du cloître de Nivelles – la seule qui soit ancienne – où les arcatures en plein cintre reposent sur des colonnettes à bases et chapiteaux gothiques.

Par contre, certains constructeurs de la première moitié du XIIIe siècle adoptent systématiquement l’arc brisé, alors que la structure reste essentiellement romane, avec ses piliers carrés et sa nef couverte d’un plafond. Nous en avions un exemple vraiment typique dans l’ancienne église du Saint-Sépulcre, à Nivelles, dont les derniers restes furent démolis en 1939.

Ce sont là des œuvres de transition, avant la conquête définitive de l’art gothique. Il faut y voir la preuve du caractère foncièrement traditionnel de notre architecture. L’art roman se prolonge à travers les premières manifestations gothiques, comme, plus tard, le style gothique le fera à travers la Renaissance et l’époque baroque.

Groupe scaldien

XIe siècle

La région scaldienne ne connut pas, au XIe siècle, cette éclosion de fondations monastiques qui, pour la même époque, caractérise l’histoire religieuse des contrées mosanes. Le siège métropolitain de Reims était trop éloigné des rives de l’Escaut pour y exercer une influence aussi directe que Cologne, par exemple, sur les vallées du Rhin et de la Meuse. Il en résulte que le degré de culture est moins développé qu’ailleurs. D’autre part, le commerce n’a guère pris d’extension jusque-là. Enfin, du point de vue artistique, toute cette région dépend de la France du Nord sur laquelle règne la plus pauvre de toutes les écoles romanes. Il est donc naturel de n’y rencontrer qu’un petit nombre d’églises remontant à cette époque.

Collégiale Saint-Vincent de Soignies © cirkwi

Outre quelques sanctuaires ruraux, un seul édifice important, la collégiale Saint-Vincent de Soignies résumera les tendances de l’architecture du IXe siècle dans la partie occidentale du pays. C’est dès la fin du Xe siècle, vraisemblablement, que la construction débuta, à la fois par le chœur, le transept et la tour de façade. Le chœur à chevet plat est couvert, du côté de la nef, par une voûte d’arêtes sur plan carré – qui serait la plus ancienne des voûtes de grande dimension en Belgique – et, vers l’est, par une voûte barlongue relativement récente, ayant remplacé trois petites voûtes d’arêtes s’appuyant sur des supports et couvrant le chevet surélevé alors de quelques marches. Une telle disposition, réalisée déjà vers 800 à l’ancienne abbatiale de Saint-Riquier. en Picardie, se retrouvait sous une forme quelque peu différente à Saint-Barthélemy de Liège, à Fosses et à Aubechies, ce qui prouve une fois de plus la persistance, chez nous, des traditions préromanes.

Le transept, commencé en même temps que le chœur, aurait été achevé aussitôt après la construction de celui-ci, de même que la tour-lanterne de la croisée. Ce n’est qu’un peu plus tard, mais encore dans le courant du XIe siècle que furent entamés les travaux de la nef. Avec ses tribunes et son alternance de supports, elle appartient, en effet, à un stade plus avancé de l’architecture romane.

La tour occidentale ne sera achevée que dans le courant du XIIIe siècle ; mais son plan, qui remonte aux alentours de l’an 1000, peut-être même un peu plus tôt, reprend. avec ses deux tourelles latérales, la disposition des avant-corps carolingiens ; il appartient donc à la famille de ceux que nous avons rencontrés en si grand nombre dans le groupe mosan. Mais ici. détail à signaler, l’entrée est percée sous la tour.

Ce qui caractérise la collégiale de Soignies, c’est, tout d’abord, sa tour-lanterne qui met un accent sur le centre de l’édifice, alors que, dans le groupe mosan, cet accent est reporté sur la façade occidentale ; c’est ensuite la présence de tribunes sur les bas-côtés, disposition pour ainsi dire inconnue à l’Est du pays, mais qui ne peut paraître que normale ici, si l’on songe aux églises à tribunes du Nord de la France et de la Normandie auxquelles Saint-Vincent de Soignies se rattache.

Signalons encore la présence de tourelles cantonnant les angles orientaux de la tour-lanterne, tourelles démolies à une époque indéterminée. Ce détail, qui souligne encore l’accent central, se retrouvait à Sainte-Walburge de Fume et à Saint-Nicolas de Messines, puis, plus tard, aux anciennes abbatiales romanes de Saint-Bavon à Gand et d’Affligem, ainsi peut-être, qu’à la collégiale Saint-Hermès à Renaix et à l’église du prieuré de Saint-Liévin, à Hautem. Un tel parti semble avoir eu la faveur de l’époque carolingienne. Nous le retrouvons, du reste, à l’ancienne abbatiale de Saint-Riquier, que nous avons citée par ailleurs. Il s’agit donc, encore une fois. d’une formule préromane qui paraît s’être répandue plutôt dans l’Ouest de notre pays : ce serait, en somme, une survivance de la vieille architecture neustro-austrasienne, dont l’église Saint-Vincent de Soignies conserve certaines particularités après le Xe siècle.

Ainsi. l’accent sur la croisée du transept et, dans les grandes églises, la présence de tribunes sur les bas-côtés, différencient assez nettement les églises scaldiennes des églises mosanes. Dans le Brabant, le long de la zone assez mal définie qui sépare les deux groupes, se rencontrent des églises de campagne fort semblables à leurs sœurs mosanes, mais sur lesquelles l’unique tour se dresse à la croisée du transept ou, lorsque le transept n’existe pas, sur le presbyterium, c’est-à-dire la travée carrée du chœur. Il faut y voir, manifestement, l’influence du courant scaldien.

A ces caractères généraux qui perdureront jusqu’à la fin de l’époque romane, il convient encore d’ajouter l’entrée occidentale, en façade, – et non pas l’entrée latérale propre aux églises mosanes -, de même que la rareté des cryptes, dont celles de Saint-Hermès à Renaix, de Messines et d’Aubechies offrent des exemples sporadiques et d’importance diverse.

Les églises ne sont pas voûtées. A Soignies, par exception, le voûtement en arêtes, réalisé sur les bas-côtés, avait été prévu vraisemblablement sur la nef. Les charpentes adoptent le même système à chevrons fermes que celui des églises mosanes et soutiennent le plafond de chêne. De très beaux spécimens de ces charpentes romanes couvrent encore la nef et le transept de la collégiale de Soignies.

Le décor est quasi nul. A la nef de Soignies, des bandes murales et des arcades aveugles encadrent les fenêtres. Les chapiteaux se réduisent à une mouluration très sobre au sommet des supports, même si ceux-ci sont cylindriques, ce qui arrive, lorsque, comme à Soignies encore, il y a alternance de piles fortes et de piles faibles.

L’appareil irrégulier des maçonneries participe de la technique rudimentaire qui s’emploie, à la même époque, dans le bassin de la Meuse et en Brabant.

XIIe siècle

L’architecture scaldienne ne prendra un réel essor qu’au XIIe siècle. Plusieurs conjonctures en seront la cause. Tout d’abord, Tournai profite du commerce qui se développe à ce moment dans les Flandres et le long de l’Escaut avec une prodigieuse ampleur. Tournai devient, en même temps, un lieu de pèlerinage très fréquenté, où les foules viennent vénérer Notre-Dame et participent, chaque année à la Grande Procession organisée en son honneur depuis 1090. Jusque-là, un seul titulaire administrait les deux évêchés de Tournai et de Noyon et son siège était établi dans cette dernière ville ; mais, en 1146, Tournai recouvre un évêque particulier, ainsi qu’il en était, du reste, au début du VIe siècle, au moment de l’organisation des premiers cadres religieux.

A ce concours de circonstances, s’ajoute l’extraction à Tournai même et dans les environs, d’une pierre apte à la construction et à la sculpture. Les qualités de cette pierre seront reconnues à l’étranger, à tel point qu’elle pourra s’exporter. L’Escaut, voie naturelle, la portera dans les Flandres ; son marché gagnera la Hollande et même l’Angleterre, sous forme de blocs bruts ou de pièces appareillées. de dalles funéraires ou de fonts baptismaux., et aussi, sous forme d’éléments architectoniques, tels que bases, colonnettes ou chapiteaux, qui, au XIIIe siècle surtout, répandront dans tout le bassin scaldien une architecture spécifiquement tournaisienne.

Cathédrale de Tournai © rtbf.be

A la faveur de cette situation et à l’exemple des églises anglo-normandes, s’élève la cathédrale de Tournai. une des plus puissantes créations de l’architecture romane. La nef, commencée vers 1110, s’acheva sur une trentaine d’années. C’est un vaste vaisseau avec bas-côtés, tribunes, triforium aveugle et fenêtres hautes, c’est-à-dire. une superposition de quatre registres d’arcades soulignés par des cordons horizontaux. Aucun élément vertical ne rompt cette impérieuse horizontalité accusée encore, dans la disposition primitive, par le plafond que des voûtes du XVIIIe siècle ont remplacé.

Le transept fut édifié par après, de même que le chœur roman, auquel succédait, un demi-siècle plus tard, le vertigineux chœur gothique. Ce transept, impressionnant par ses dimensions, trahit un parti constructif assez différent de la nef. lci, des faisceaux de colonnettes partent de fond, et accentuent, sur toute la hauteur, la verticalité des travées, ce qui semble indiquer la volonté de couvrir les croisillons au moyen de ces grandes voûtes sexpartites dont les premières cathédrales gothiques avaient répandu la formule. A part les doubleaux de la croisée, tous les arcs sont en plein cintre, la mouluration reste romane et le décor aussi ; mais, en fait, la structure relève déjà de l’architecture gothique et ne peut avoir été conçue avant la fin du XIIe siècle.

A l’extérieur, l’accent se porte sur le centre, et mieux que jamais, par la présence d’une lanterne entourée de quatre tours plantées vers les extrémités des croisillons. Ce groupe de cinq clochers confère à la cathédrale sa silhouette massive et absolument particulière. Cette puissance monumentale s’affirme encore par les hémicycles du transept pourvus d’un étroit collatéral avec étage, terminaison qui avait été adoptée également pour le chœur roman, et qui ne peut s’expliquer que par des influences normandes. Elle s’affirme aussi par l’importance du décor architectonique et notamment par les galeries de circulation qui se développent, vers l’extérieur, à hauteur du clair-étage. La magnificence du décor sculpté anime les portails trilobés et se déploie dans la variété infinie des chapiteaux.

La cathédrale restera, dans le groupe scaldien, un monument unique par ses proportions et par la richesse de ses partis constructifs. La nef nous offre, somme toute, l’aboutissement des principes qui ont caractérisé l’architecture romane française du Nord : c’est une grande basilique conçue pour recevoir une couverture horizontale formée par un plafond de chêne. Mais l’architecte de Tournai en a amplifié la structure et il a créé ainsi le prototype des élévations de nef sur quatre étages qui auront la faveur de l’école anglo-normande dans la seconde moitié du XIIe siècle. Par l’implantation de ses nombreuses tours – deux tours avaient été prévues également en façade occidentale – par les hémicycles de ses bras de transept et par ses coursières extérieures, la cathédrale de Tournai influencera, d’autre part, l’évolution des grandes cathédrales gothiques de France.

Des églises paroissiales s’élèvent à Tournai, en même temps que la cathédrale. Bien qu’ayant été achevées ou transformées dans la suite, elles conservent encore une partie de leurs formes primitives : ce sont les églises Saint-Piat, Saint-Brice, Saint-Quentin et Saint-Nicolas. Dans tout le bassin de l’Escaut, bien d’autres édifices appartiennent au même groupe. On connaît aussi, grâce à des documents anciens, de grandes églises scaldiennes du XIIe siècle, aujourd’hui disparues, comme Saint-Donatien à Bruges, rebâtie sur des restes carolingiens. ou comme les grandes abbatiales de Saint-Martin à Tournai, d’Anchin, d’Affligem, de Saint-Bavon ou de Saint-Pierre à Gand.

Ces monuments sont bien plus variés dans leur plan et leur élévation que les églises mosanes. Il est donc plus malaisé d’établir la liste de leurs caractéristiques. D’ailleurs, il arrive fréquemment qu’un édifice ne se rattache au groupe que par un ou deux liens de parenté.

Le plan basilical reste simple, avec chevet plat ou semi-circulaire. Le transept est généralement plus saillant que dans les églises mosanes. Les cryptes deviennent fort rares ; celles de Saint-Bavon à Gand et de Saint-Brice à Tournai seront désaffectées peu de temps après leur construction. Citons toutefois les cryptes d’Anderlecht et de Bornhem. Saint-Basile à Bruges est souvent considérée comme la crypte de la chapelle du Saint-Sang ; il s’agit, en réalité, du sanctuaire inférieur d’une chapelle castrale à deux étages.

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En élévation, le centre de l’édifice s’impose presque toujours par la présence d’une tour-lanterne, complétée parfois, ainsi que nous l’avons vu pour le XIe siècle, par des tourelles carrées. A Saint-Piat, à Tournai, les tours devaient s’élever au-dessus de chacun des croisillons. Signalons, qu’à la fin du XIIe siècle, le chœur de Saint-Brice, à Tournai, était formé de trois parties d’égale hauteur, offrant ainsi, pour la première fois en Belgique, le schéma de la hallekerk dont la vogue sera si considérable dans les Flandres, à l’époque gothique.

Le plafond reste le système normal de couverture, sous la charpente à chevrons-fermes. Ce n’est qu’à l’époque gothique que ce plafond des églises tournaisiennes sera remplacé par un berceau lambrissé. Parfois, les parties arrondies se voûtent sur de larges bandeaux de maçonneries, ainsi que nous en avions vu un exemple à l’église Saint-Pierre de Lierre. La même formule, déjà gothique dans son essence, sera adoptée au lavatorium de l’abbaye de Saint-Bavon, à Gand, et enfin, dans des proportions jusque-là inusitées, au transept de la cathédrale de Tournai.

Comme au XIIe siècle mosan, mais avec une inspiration plus large, le décor architectonique s’enrichit. Les piliers accusent des sections cruciformes, ou même se compliquent de colonnettes adossées. Le pilier cylindrique, pour ainsi dire inconnu à l’Est du pays à l’époque romane, se rencontre au· transept de la cathédrale de Tournai, à Saint-Basile à Bruges, dans des églises rurales, comme celle de Blaton, dans les cryptes de Saint-Brice à Tournai et d’Anderlecht, dans les celliers des abbayes, etc. La simple imposte des piliers est souvent remplacée par un chapiteau dont la corbeille affecte, pour finir, une forme évasée, avec une tendance décorative qui évoluera rapidement vers l’ornementation végétale gothique. Les surfaces murales s’animent. Les registres intérieurs de la cathédrale se retrouveront à Saint-Donatien de Bruges. Le triforium aveugle se déploie au long des nefs de Saint-Piat et de Saint-Brice. Dans cette dernière église, les fenêtres hautes prendront place dans une rangée d’arcades aveugles, suivant la formule des églises rurales de Normandie.

A l’extérieur, on continue l’emploi des arcs aveugles, tandis que les petites arcatures sous corniche deviennent rares, inexistantes, même, à Tournai. Les corniches sont soutenues par des corbeaux moulurés. Le jeu des petites arcades se déploie en registres superposés sur les clochers et sur les façades occidentales, ainsi qu’il en était primitivement à Saint-Piat. La galerie extérieure de circulation, si magnifiquement réalisée à la cathédrale, se rencontre à Saint-Quentin de Tournai. On l’avait employée également au chœur de l’ancienne église Saint-Pierre de Gand. Ses origines sont indiscutablement normandes. mais elle est interprétée avec une réelle originalité. D’autre part, l’usage du contrefort se généralise.

Les églises de la Flandre Maritime

Ces églises se rattachent à l’architecture scaldienne par les mêmes tendances générales. On y observe cependant divers caractères communs qui concourent à donner une physionomie assez distincte à tout un groupe d’églises notamment.

L’emploi de matériaux différents de la pierre de Tournai, comme le veldsteen, le tuf et, surtout, la brique, n’est pas étranger, de prime abord, à cet aspect particulier des églises de la région côtière. La construction en est fort simple et nous y retrouvons assez fréquemment le pilier carré à imposte. Mais c’est surtout la silhouette d’un certain nombre d’églises qui devient typique du fait que la tour centrale passe du plan carré au plan octogonal, ainsi que nous le voyons à Ichtegem, Oostkamp, Snellegem, Deerlijk, Pittem, Vyve-Saint-Bavon,  Afsné, etc. Exceptionnellement, comme à Torhout, ce clocher terminé par ses étages d’ouïes à huit pans, prend place à l’occident, laissant passage à un porche d’entrée. La tour de façade, peu répandue, est parfois flanquée de tourelles d’escalier sur plan carré ; nous en voyons des exemples à Saint-Pierre à Ypres et à Dudzele. Le type normand, avec la façade occidentale encadrée de deux clochers, type qui avait été prévu à la cathédrale de Tournai, qui fut réalisé à l’ancienne abbatiale d’Affligem, que nous retrouvons à Saint-Jacques à Gand et jusqu’à Orp-le-Grand, église par ailleurs mosane, n’est pas adopté dans la Flandre maritime. Quant à la tour carrée à la croisée, elle continue à trouver faveur dans les régions d’Ypres et de Messines, qui relevaient alors de l’évêché de Thérouanne.

* * *

Au pays de Meuse et en Brabant, les constructeurs demeurent fidèles à la tradition romane, après le XIIe siècle. Par contre, l’architecture scaldienne, bien qu’en retard, elle aussi, sur le courant français, abandonne plus librement les formules du passé.

Ainsi que nous l’avons vu, malgré l’apparence des formes, le transept et le chœur primitif de la cathédrale de Tournai s’élèvent dans un esprit gothique, à la fin du XIIe siècle. Des voûtes sexpartites semblent y avoir été prévues dès les fondements ; et, dans les premières années du XIIIe siècle, on finit par les couvrir de larges voûtes d’ogives sur simples croisées, qui attestent la volonté précise de suivre le progrès. Du reste, la chapelle épiscopale venait d’être construite, en 1198, en pur style gothique.

Les provinces françaises voisines du Tournaisis, restées plus arriérées que d’autres durant la période romane, se placent maintenant à l’avant-garde de l’architecture nouvelle. Les régions de l’Escaut, et Tournai tout particulièrement, ne peuvent qu’être entraînées dans ce mouvement décisif.
Aussi s’ouvrent-elles au règne triomphant du gothique !

PRINCIPAUX MONUMENTS

Architecture préromane

Période mérovingienne

ARLON, TONGRES, etc., substructions de quelques basiliques primitives ; NIVELLES, substructions des premières églises du monastère de Sainte-Gertrude.

Période carolingienne

NIVELLES, substructions de l’avant-corps carolingien de Sainte-Gertrude et quelques maçonneries en élévation ; LIÈGE, fondements de l’église Saint-Jean ; appareil préroman à OOSTHAM et à l’abbaye Saint-Bavon à GAND ; fouilles à TORHOUT, SAINT-TROND, TOURNAI, etc.

Architecture romane

Groupe mosan
XIe siècle

BERTHEM, vers 1000, la plus ancienne des églises romanes du Brabant ; HASTIERE, 1033-1035, agrandie aux XIIe et XIIIe s. ; CELLES (lez-Dinant), église, première moitié du XIe s. ; THYNES, crypte ; FOSSES, tour et crypte extérieure ; AMAY, avant-corps ; NIVELLES, nef consacrée en 1046, – transept, chœur et crypte, vers 1100 ; LIEGE, avant-corps de Saint-Denis ; crypte extérieure (vestiges) et parties orientales de Saint-Barthélemy ; LOBBES, vers 1045, chœur agrandi en 1095 ; églises rurales d’ANDENELLE, WIERDE, WAHA, AUDERGHEM, etc.

XIIe siècle

SAINT-SEVERIN-EN-CONDROZ, milieu du XIIe siècle ; SAINT-TROND, Saint-Pierre, deuxième moitié du XIIe siècle ; ALDENlJK, id. ; LIEGE, Saint-Barthélemy, nef et avant-corps, id. ; Saint-Jacques, avant-corps, id. ; NIVELLES, avant-corps, fin du XIIe siècle ; BRUXELLES, Sainte-Gudule, vestiges de l’avant-corps roman, vers 1200 ; clochers de HERENT et ZEPPEREN ; cloître de TONGRES, milieu du XIIe siècle ; transept de l’abbatiale de FLOREFFE, deuxième moitié du XIIe siècle, remaniée au XVIIIe siècle ; églises rurales de BIERBEEK, CUMPTlCH, ORP-LE-GRAND, THEUX, etc.

Première moitié du XIIIe siècle

PARC, abbatiale, 1228 ; POSTEL, abbatiale, vers 1225 ; LIERRE, chapelle Saint-Pierre ; TIRLEMONT, avant-corps de Saint-Germain, vers 1220 ; LIEGE, chœur occidental de Sainte-Croix, vers 1220-1225 ; aile nord du cloître de NIVELLES, premier quart du XIIIe siècle ; LOUVAIN, tour de Saint-Jacques ; églises de FRASNES-LEZ-GOSSELIES, NEERHEILISSEM, etc.

Groupe scaldien
XIe siècle

SOIGNIES, chœur, transept et base de la tour occidentale, vers 1000 – nef, deuxième moitié du XIe siècle – tour occidentale achevée au XIIIe siècle ; cryptes de LESSINES, de Saint-Hermès à RENAIX ; églises rurales d’ESQUELMES, AUBECHIES, etc.

XIIe siècle

TOURNAI, cathédrale : nef, 1110-1141 – transept, fin du XIIe siècle – chœur gothique reconstruit au XIIIe siècle ; églises paroissiales de Saint-Piat, Saint-Brice, Saint-Quentin et Saint-Nicolas, parties romanes ; GAND, crypte de Saint-Bavon ; Saint-Martin, tour de croisée, milieu du XIIe siècle Saint-Jacques, tour de croisée et tours de façade, fin du XIIe siècle ; BRUGES, Saint-Basile, deuxième moitié du XIIe siècle ; ANDERLECHT, crypte, première moitié du XIIe siècle.

Flandre maritime

BRUGES, Saint-Sauveur, tour : base de la première moitié du XIIe siècle, continuation des travaux à la fin du XIIe siècle, la partie supérieure date du XIXe siècle ; tours de TORHOUT, Saint-Pierre à YPRES, DUDZELE, SNELLEGEM, ZUIENKERKE, HARELBEKE, PITTEM, WAARMAARDE, etc. ; églises rurales d’AFSNE, ETTELGEM, WALVERINGEM, etc.

La suite dans le PDF OCR sur DOCUMENTA…

© Collection privée

“La réédition du présent ouvrage, faisant partie de la collection L’art en Belgique, a été achevée d’imprimer le 31 mars 1943, sur les presses de l’imprimerie Laconti s.a., rue du Boulet 26 à Bruxelles. O.C.P. 1659 – Autorisation n°2329. Les photographies des planches II, III, V à VIII, X à XIII, XVIII à XXI, XXIII à XXX ont été fournies par le service de documentation des Musées Royaux d’Art & d’Histoire ; celles des planches IV, IX, XIV à XVII et XXII appartiennent à la collection de M. Paul Becker. Les clichés ont été confectionnés par les établissements de photogravure Adrianssens Frères et Swillens.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : BRIGODE, Simon, Les églises romanes de Belgique (Bruxelles : Editions du cercle d’art, 1943) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, l’église romane d’Ocquier (Clavier, Condroz) @ geneanet ; © rtbf.be ; © viator ; © Destination Brabant wallon ; © wikipedia ; © cirkwi ; © Semantic Scholars.


Plus d’architecture en Wallonie-Bruxelles…

KENDRICK, Mathieu dit SOWAT (né en 1978)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 14 juin 2019] Après des années passées dans les entrailles d’édifices abandonnés, Sowat anime ses toiles d’une nouvelle calligraphie de signes liquides.

Sowat a grandi sous le soleil marseillais et l’azur californien, l’œil gorgé de couleurs. Il couvre de graffitis les voies ferrées de la capitale méditerranéenne et s’émerveille à Los Angeles devant la calligraphie du chollo writing des gangs mexicains. Puis, en 2010, il rencontre Lek, figure majeure du graffiti parisien. Inséparable, le binôme explore les lieux abandonnés, chantiers et autres ruines urbaines pour les couvrir, en secret et la nuit, d’images éclatantes qui épousent la structure des bâtiments comme des peintures rupestres. Le duo fait entrer l’art de la rue dans des friches intérieures insoupçonnées, puis filme ses interventions. Ils séduisent Jean de Loisy, qui leur permet de “s’éclater” clandestinement – l’adrénaline est indispensable – dans les sous-sols du Palais de Tokyo. Ce qui les amène à y réaliser le film Tracés directs avec Jean Villéglé et d’autres artistes du Street Art, et à exposer à la galerie d’agnès b., en 2013.

Deux ans plus tard, ils se retrouvent à la Villa Médicis, dont ils “enturbannent” la loggia avec des bandes de plastique bleu. Mais en se frottant au monde de l’art, Sowat prend goût au travail solitaire de l’atelier. Ses grandes toiles éclaboussent l’œil avec le geste énergique du graffiti. Ses couleurs explosent,  brouillées, les encres sont pulvérisées en mille petites taches hypnotiques. Leur effet répétitif fait songer aux papiers peints, à Mark Tobey, à Pollock et surtout à… Georges Seurat ! Un pointillisme réalisé non à la pointe du pinceau mais à la pointe du bambou. Il est parvenu à unir deux mondes longtemps inconciliables, celui de la rue et celui du musée.

Elisabeth Vedrenne


© Sowat

[LEFEUVREROZE.COM] Sowat est un artiste franco-américain basé à Paris. Sa longue et complice collaboration avec Lek nourrit, depuis toujours, sa démarche personnelle : grands voyageurs, acteurs d’interventions in situ et aux œuvres spectaculaires car inscrites dans l’espace public, ils tirent des itinérances du duo Lek & Sowat une expérience du sensible qui vient enrichir leurs parcours individuels. Après une année à la Villa Médicis (2015-2016), ils reviennent à Paris en résidence à la Cité internationale des arts. C’est dans son atelier sur le site de Montmartre que Sowat a ainsi pu bénéficier de ce temps particulier qu’est celui de la résidence d’artiste, en retrait des regards que l’on croise ou qui vous scrutent dans l’espace public un temps de recherche, de suspens du quotidien, et d’expérimentation, où il approfondit ses essais de calligraphies sur toile et papier.

Dans son atelier, Sowat aborde ainsi plus intimement certains aspects de sa démarche, tout en explorant plus avant le calligraffiti, qui est au cœur de sa pratique picturale. Pour cela, il fait appel à des matériaux généralement considérés comme appartenant à des mondes antinomiques (celui du graffiti et celui des beaux-arts) : Sowat est un passeur et son œuvre comme une passerelle entre ces deux univers.

Ce temps d’atelier, un retrait du monde, aura permis à Sowat d’affiner son geste artistique. Ses œuvres témoignent d’un langage multiforme, qui tient tout d’abord de la citation : la technique du tag chère à Sowat vient servir les formes, volutes, torsions, taches et lignes d’écritures qui s’inspirent directement de diverses esthétiques calligraphiques très repérées dans l’espace urbain : le Cholo writing de Los Angeles (où habite la moitié de la famille de l’artiste), les inscriptions en latin dans la pierre et le marbre des édifices romains, les calligraphies arabes observées au Maroc ou aux Émirats Arabes Unis, le graphisme de l’alphabet hébreu redécouvert lors d’une intervention à Tel Aviv, ou encore les idéogrammes chinois regardés de près lors d’un séjour à Hong Kong. Sowat inscrit d’abord sa pratique d’écriture peinte dans des références globales, pour certaines : référence à la grande histoire millénaire ou la micro-histoire de villes-mondes (comme Los Angeles), tirées de ses nombreux voyages, qu’il va ensuite s’approprier.

​Les toiles de Sowat sont autant de déclinaisons d’un nouvel alphabet formant des phrases qui se transmuent. Son travail est ainsi d’abord une célébration du signe, se traduisant par une effervescence organisée, voulue par l’artiste transformé en alchimiste démiurge, qui se joue de sa propre maîtrise technique : en apposant sur la peinture, et sur son geste artistique, de l’eau et d’autres “fluides” qui vont réagir ensemble et faire évoluer les motifs sur la toile, il laisse ainsi la part des choses naturelles modifier et transformer le phrasé de ses toiles.

La puissance iridescente de ces œuvres nous laisse entrevoir, à distance, des pluies diluviennes, des forêts chamarrées profondes, d’essaims tremblotants, ou, quand on s’approche, des textes et des formes d’écritures, recouverts de parures de camouflages, qui nous permettent de retracer et revenir à l’origine de l’œuvre, au plus près du geste de l’artiste.

Bénédicte Alliot, DG de la Cité internationale des arts


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | sources : Connaissance des arts ; Le Feuvre & Roze | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © artshebdomedias.com ; © Sowat.


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

 

MULS : sans titre (s.d., Artothèque, Lg)

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MULS Isa, sans titre
(aquatinte, 43 x 56 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

isamuls
© isamuls.blogspot.com

Née en 1976, initiée à l’Académie de Saint-Gilles (Bruxelles), Isa MULS poursuit actuellement ses recherches graphiques aux Ateliers Mommen et sa formation en gravure à la RHoK académie d’Etterbeek.

Pour cette œuvre, Isa Muls utilise la technique de l’aquatinte à l’ancienne – sa technique de prédilection. On saupoudre la plaque de cuivre avec de la colophane avant de la plonger dans l’acide. Ce sont ces grains qui donnent aux noirs une profondeur particulière. Un cliché de la police de Los Angeles datée de 1928  a été le déclencheur. Un homme armé en  poursuit  un autre dans une arrière-cour un peu glauque. L’aura… l’aura pas …?  (d’après l’auteur)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Isa Muls ; isamuls.blogspot.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

VACCA : L’indispensable inutilité du point-virgule

Temps de lecture : 4 minutes >

[TRENDS.LEVIF.BE, 13 octobre 2022] Venise, 1494. Aldus Manutius, imprimeur et éditeur, publie le texte de l’humaniste Pietro Bembo intitulé De Aetna, un récit qui relate sous forme de dialogues une ascension de l’Etna. Il lui faut à tout prix domestiquer la prose éruptive de son auteur s’il veut que ses lecteurs – même cultivés, le texte est rédigé en latin – puissent s’y retrouver.

Nous sommes à la Renaissance, la ponctuation est encore une affaire personnelle et des signes naissent comme nos start-up d’aujourd’hui. Afin de ménager des respirations dans le texte, Manutius a une idée. Pourquoi pas une virgule chapeautée d’un point pour baliser son texte ? Une pause plus appuyée qu’une virgule et un peu moins qu’un point. C’est ainsi que voit le jour le plus controversé des signes de ponctuation : le point-virgule.

Aussitôt on se l’arrache ; il connaît un succès foudroyant ; il pousse sa petite corne de pages en pages à travers les publications des Humanistes. Il devient signe de ralliement et s’invite partout : dans les essais philosophiques, les recueils de poésie, les textes juridiques, la grande littérature et aussi les romans populaires…

Paul Vacca © roularta

Mais très vite, son statut hybride déconcerte et dérange. Par quel bout prendre ce drôle d’attelage ? Et surtout qu’en faire ? Certains se retrouvent impuissants face à ce signe fourbe et fuyant. N’a-t-il pas, par essence, le cul entre deux chaises (ni point, ni virgule, mais un peu des deux quand même) ? D’autres n’ont que mépris pour ce signe bâtard. Pour le romancier américain Donald Barthelme, “ils sont aussi laids qu’une tique sur le ventre d’un chien.

Adulé, incompris et honni ; tel fut longtemps le destin du point-virgule. Cecelia Watson, historienne et philosophe des sciences, raconte dans Semicolon (éditions 4th Estate), un ouvrage passionnant consacré au point-virgule, comment ce signe typographique a toujours développé un don particulier pour provoquer des querelles autour des questions de langage, de classe sociale ou d’éducation, et envenimé les débats savants ou littéraires. En 1837, deux professeurs de droit de l’Université de Paris se seraient même battus en duel pour lui !

Aujourd’hui, c’est plutôt un autre sentiment qu’il provoque : l’indifférence. Largement délaissé par les écrivains, enseigné du bout des lèvres, utilisé avec embarras, incompris ou simplement ignoré : il est devenu vieillot, académique, snob ou ringard. Alors pourquoi diable s’encombrer d’un signe que visiblement plus personne ne comprend ni n’utilise ? Tout ne serait-il pas plus simple si l’on s’en débarrassait ?

Mais voilà, retirez les points-virgules que Marcel Proust a placés avec minutie comme autant de précieuses chevilles dans la Recherche du temps perdu et, soudain, c’est tout l’édifice romanesque qui s’écroule. C’est également grâce aux points-virgules distillés par Virginia Woolf que nous pouvons nous glisser dans les flux de conscience de Clarissa dans Mrs Dalloway : une pensée rebondit, se métamorphose en une autre ; des sentiments s’enchaînent, se bousculent au sein d’une seule et même phrase ; au moment même où elles prennent naissance chez elle. Et enfin, confisquez les points-virgules à Michel Houellebecq et ce sont autant de rapprochements incongrus, aussi malicieux que certains haïkus, qui s’évaporent : “Il n’arrivait plus à se souvenir de sa dernière érection ; il attendait l’orage.

Mais le point-virgule a un atout maître : lui n’assène rien, il préfère suggérer ; il pose un lien, mais ne l’impose pas. Il est espace de liberté bienvenu, une oasis dans notre société toujours plus polarisée. N’est-ce pas ce qui devrait rendre ce signe inutile totalement indispensable aujourd’hui ?

Paul Vacca, romancier


© twitter

Ce point-virgule est bien plus qu’un tatouage : quelle est sa signification ?

[LALIBRE.BE, 13 juillet 2015] Que signifie le tatouage point virgule ? Et d’où vient l’idée ? Les tatouages composés d’un point-virgule ont fait récemment leur apparition en nombre sur les réseaux sociaux. Ils symbolisent la lutte contre la dépression…

Les poignets tatoués de ce signe font partie du projet Semicolon. L’idée ? Se tatouer un point virgule pour lutter contre la dépression, l’addiction, l’automutilation et les tendances suicidaires. L’initiative a été lancée en 2013 par une Américaine, Amy Bleuel, suite au suicide de son père. “Le point virgule est choisi par un auteur qui pourrait décider de terminer la phrase, mais qui ne le fait pas“, peut-on lire sur le site du projet, “l’auteur, c’est vous. Et la phrase c’est votre vie.” Le point virgule marque donc le tournant qu’on peut prendre dans sa propre vie. L’emplacement de ce point-virgule sur le poignet n’est pas choisi au hasard puisque c’est l’endroit où des personnes peuvent se tailler les veines. Une variation est de mettre le point-virgule à la place du “i” dans le mot “continue“.

Les détracteurs du tatoo point-virgule. Cette thérapie virtuelle collective pose toutefois question, comme le souligne la psychosociologue spécialisée dans les tatouages, Marie Cipriani, dans une carte blanche pour le Nouvelobs. “L’injonction “tatouez-vous ce symbole si vous êtes une personne fragile” me dérange. Marquer volontairement son corps par un signe évoquant la faiblesse “avouée” ainsi en s’appuyant sur l’argument d’un appel à l’aide est surprenant, écrit-elle, il y a un côté copier-coller qui va totalement à l’encontre des fondements de l’histoire du tatouage ancestrale qui perdure encore de nos jours.” Elle explique aussi le potentiel impact stigmatisant d’un tel tatouage, qu’elle recommande donc de ne pas faire sur un coup de tête.

La rédaction, lalibre.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Le vif ; La libre Belgique | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © roularta group ; ©  lalibre.be.


Plus de Wallons et de Bruxellois à la libre tribune…

RASKIN, Marcel (1900-?)

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Marcel Raskin est né à Liège en 1900. Un des pionniers du jazz en région liégeoise. Il débute au début des années 20 dans les White Rabbit Jazz d’Oscar Thisse. Il demeure aux côtés de Thisse dans ses formations successives, en Belgique (Liège, Charler0i…), puis en France (Etretat, Paris,…). En 1926, il joue pour la première fois, à Etretat, aux côtés du saxophoniste Jean Bauer, en remplacement du pianiste français Bergeret.

A Paris, il joue et enregistre au sein du Jacobs Jazz, l’orchestre du trompettiste belge Léon Jacob, qui va devenir pendant plusieurs mois la formation régulière de Joséphine Baker. Il entre ensuite dans le Rector’s Club Orchestra première formule, aux côtés de Loulou Gasté, Sacha Graumarm, Charly Schaaf, etc. et se produit avec cette formation jusqu’en Egypte (Le Caire, Le Perroquet, 1927). A l’extrême fin des années 20, il retrouve Oscar Thisse et Jean Bauer et se joint à leur équipe, travaillant dans toutes les grandes villes d’Europe.

Lorsque Jean Bauer reprend la direction de l’orchestre, à Liège en 1932, Raskin reste fidèle au poste et il sera un des piliers de ce Rector’s Club deuxième formule pendant toutes les années 30 (tournées en Suisse, en Hollande, contrats à la Côte Belge, à Liège, etc.), pendant la guerre (Grand Jeu) et l’après-guerre. Au départ de Bauer pour la France (1947), il reprend l’orchestre en main mais ne peut le maintenir très longtemps en activité. Il disparaît alors de la scène. On le retrouvera bien des années plus tard comme organiste dans un bar anglais, à Ostende.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Liège, Exposition du Centenaire 1930 © chokier.com


More Jazz…

 

IMPEDUGLIA : Stupid Man (2009, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

IMPEDUGLIA Laurent, Stupid Man
(sérigraphie, 50 x 70 cm, 2009)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Laurent Impeduglia © delphinecourtay.com

Peintre, dessinateur, touche-à-tout actif sur la scène internationale depuis le début des années 2000, Laurent IMPEDUGLIA (né en 1974) met volontiers en scène des personnages issus de l’univers de son enfance (publicité, jeux vidéo, comics…) qu’il combine avec des éléments naturels ou architecturaux, des formes abstraites et des symboles plus ou moins obscurs. Ses compositions accordent aussi une place importante à de courtes phrases qui apparaissent comme des sentences ou un titre, un peu à la manière de Jacques Charlier, son aîné en irrévérence (d’après SPACE-COLLECTION.ORG).

Dans cette vision naïve, inspirée à la fois par les bandes dessinées underground, l’art brut ou le pop art et Basquiat, Laurent Impeduglia dresse un portrait corrosif de notre société. Dans ce grand bazar capitaliste, où se mêlent consommation, religion et industrie, tout semble fêlé, la folie et la mort guettent. 

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Laurent Impeduglia ; delphinecourtay.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

PIROTTON, Jacques (né en 1955)

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Jacques Pirotton est né à Xhoris, en 1955. Autodidacte, il débute à l’âge de quinze ans dans des petits orchestres de bal ou de rock, découvre le jazz et suit des cours avec le guitariste américain Bill Frisell au Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège (1979).

Il devient professionnel en 1980 ; la même année, il travaille avec le groupe de jazz-rock Sambal Oelek. En 1981, il se produit au Festival International de la Guitare (Liège) et commence à jouer avec Jacques Pelzer, en quartette et surtout en duo (The two J.P.’s) : nombreux concerts et festivals, tournées au Portugal et en Italie et, en 1984, enregistrement d’un album. Entretemps, Pirotton joue avec la plupart des musiciens liégeois et belges, ainsi qu’en duo avec les guitaristes Serge Lazarevitch et John Thomas, et avec des musiciens aussi différents que Jon Eardley, Garreth List ou Dave Pike.

Il a travaillé également en compagnie de Chet Baker, Michel Graillier, Barney Wilen et Woody Shaw. En 1987, il monte son propre trio (avec Félix Simtaine et Philippe Aerts) et joue dans les formations de Jean-Pierre Gebler et Pirly Zurstrassen. Il forme le quartette de jazz-rock Artline avec Eric Legnini, Benoit Vanderstraeten e1 André Charlier (1 LP). Jacques Pirotton enseigne à l’Académie d’Amay et au Conservatoire de Luxembourg.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jos L. Knaepen   | visiter le site de Jacques Pirotton


More Jazz…

 

KUNEL : Marcel Remy – Étude biographique (1923)

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[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Critique musical apprécié et redouté pendant plus d’un quart de siècle, Marcel REMY (Bois-de-Breux/Grivegnée 1865, Berlin 09/12/1906) était aussi un “savoureux conteur du terroir“. Il serait tombé complètement dans l’oubli si, en 1923, la maison Bénard et Maurice Kunel n’avaient entrepris de rassembler ses meilleurs textes sous le titre Les ceux de chez nous.

Sa connaissance de la musique était empirique ; dans sa famille – des agriculteurs –, tout le monde jouait d’un instrument. Lui appréciait particulièrement le baryton, mais touchait à tout, en fantaisiste. Dans les années autour de 1883, il était à la tête d’un petit orchestre qui faisait la joie des sorteurs du samedi soir. Il jouait dans un grenier qui servait d’atelier de peinture au poète Henri Simon. Autodidacte doué en musique, Marcel Remy avait bénéficié d’une solide formation scolaire (Athénée et Collège Saint-Servais) qui l’avait conduit à entreprendre des études de philosophie à l’Université de Liège. Il ne les acheva pas. Dilettante, il préférait signer pour son plaisir des articles dans la presse liégeoise jusqu’au jour où L’Express et Le Guide musical s’attachent sérieusement ses services.

Quittant Liège pour Paris au moment où la capitale française est bercée par César Franck, il parvient à devenir collaborateur au journal Le Temps, mais multiplie les petits boulots pour survivre : professeur de piano, répétiteur de chant, musicien de brasserie, etc. Découvreur de talents, annonciateur de nouveaux courants, le Wallon devient une sorte d’oracle dans le milieu musical de son temps. Ses critiques fort attendues étaient autant de sésames pour les meilleurs, et se transformaient en calvaires pour les autres. En 1897, Le Temps l’envoie à Berlin. Mais le correspondant doit s’occuper de la politique allemande, tandis qu’à Paris éclate l’affaire Dreyfus. Marcel Remy n’est pas dans son élément et, dans la capitale prussienne, il continue de donner des leçons, de français auprès de certains professeurs, militaires ou diplomates, de musique ailleurs.

Maîtrisant bien la langue allemande mais éprouvant de fortes réticences à l’égard de la politique prussienne, M. Remy ne perce pas à Berlin. Ses opinions trop affirmées lui ferment de nombreuses portes, même s’il parvient à livrer des billets – ses Lettres de Berlin – au Journal de Liége ou à l’Indépendance belge. De 1901 à 1906, Marcel Remy tient en effet une sorte de chronique dans Le Journal de Liége où il raconte ses souvenirs d’enfance sous divers pseudonymes (Li Houlêhe Mayanne, li Vicomte dè Timps passé, Mamé). L’éloignement et surtout la surdité qui le handicape particulièrement expliquent, en partie, cette forme de nostalgie littéraire, pourtant toujours souriante, où il décrit “ceux de chez nous“, des ruraux du pays wallon qu’il distingue fortement des Flandriens ou des Campinois. La série s’arrête en 1906 avec le décès de son auteur, victime d’une méningite.

En 1916, sous l’occupation allemande, douze des vingt-et-un textes les plus marquants de Marcel Remy sont publiés par l’imprimerie Bénard sous le titre Les ceux de chez nous. Après l’Armistice, Maurice Kunel entreprend de rassembler tous les textes de Marcel Remy et de les publier sous le même titre. C’est donc après la mort de son auteur que cet ensemble de nouvelles s’est imposé comme un petit-chef d’œuvre de littérature régionale, mêlant le français et le wallon.

Sources :

      • Maurice KUNEL, Étude-préface, Marcel Remy. Les Ceux de Chez Nous, Liège, Bénard, [1925] ;
      • Maurice KUNEL, La Vie wallonne, 3e année, XXXIV 15 juin 1923 ;
      • Antoine GREGOIRE, La Vie wallonne, 6e année, LXII, 15 octobre 1925 ;
      • Histoire de la Wallonie (L. GENICOT dir.), Toulouse, 1973 ;
      • La Wallonie. Le Pays et les Hommes. Lettres – arts – culture, t. III.

Paul Delforge, Institut Destrée


Edition commémorative de 1973 © Editions nationale (Liège)
idem

En 1906, à l’âge de quarante et un ans, l’auteur de ce livre, Marcel REMY (1865-1906), mourait à Berlin. Ce décès, frappant un homme jeune encore, parti du pays depuis plus de quinze ans, fut entouré de mystère. La vérité, plus simple, veut que Remy ait succombé aux suites d’une épidémie de méningite infectieuse régnant a cette époque dans la capitale allemande.

Les journaux belges annoncèrent sa fin ; ceux auxquels il collaborait couvrirent de fleurs, comme il convenait, la tombe d’un compatriote mort à l’étranger.

Pour les bonnes gens de la cité de Liège, Remy n’était rien de moins qu’un exilé, qu’un bohème dont la figure d’étudiant s’était effacée du souvenir depuis qu’il pélerinait en pays de France et d’outre-Rhin. Mais pour les dilettantes épris de musique, les passionnés de chant et de lyre, c’était un oracle, un des prophètes écoutés, officiant du haut de la chaire, dans le temple de la critique. Ceux-là le tenaient pour un esthète, un guide sûr, un des annonciateurs signalant, dans le courant du monde sonore, les auteurs de talent et les œuvres méritoires.

Musicien avant d’être musicologue, sensible plus encore qu’érudit, son savoir se doublait d’un instinct divinatoire de “la bonne musique”. Son sceptre, sous l’intuition d’un don intérieur, se courbait, pareil au coudre magique des sourciers, quand, du chœur des symphonies, il lui semblait reconnaître la limpide beauté des harmonies naturelles.

Toutefois, ce rameau, arc flexible, savait se redresser rigide comme lance pour châtier croque-notes, musiqueux, compositeurs à recettes et à formules. Portant haut l’audace, il fustigeait, sans égard ni pardon, les génies à décorations officielles comme les gloires séniles usurpées.

Cependant, tout implacable qu’il fût, ce juge fit preuve d’impartialité et rarement se trompa. S’il aida a renverser les fausses statues, il plaida avec chaleur les saintes causes, et sa voix se haussa souvent jusqu’à l’enthousiasme pour annoncer, comme un héraut, du haut de la tribune, l’entrée en lice d’un nouveau champion de l’art.

Né à Bois-de-Breux en 1865, Remy était issu, aux portes de Liège, d’une terre où les semis des traditions avaient fait éclore nombre d’instrumentistes, et que des artistes célèbres, Léonard et Vieuxtemps, avaient illustrée.

A Verviers, à Bellaire, dans toutes les localités riveraines de la Meuse, la musique, art d’agrément, se maintient, dans l’instinct populaire. Ouvriers, apprentis s’y égayent d’un crincrin ou d’un flageolet et, sans connaitre la gamme, se fiant à leur mémoire comme à leur oreille, modulent à l’envi les airs du jour. Tziganes de la terre wallonne, ils font chanter les violons, soupirer les flûtes, claironner les pistons, soufflant dans les cuivres, dans les bois, raclant de l’archet, jouant de tout à l’aise sans se connaître en rien.

Chez les Remy, chacun des fils avait son instrument préféré : l’accordéon et le tuba troublaient irrévérencieusement l’étude austère du notaire. Le futur critique, adolescent, couvrait d’un amour particulier un trombone dont il barytonnait du rez-de-chaussée aux étages, assourdissant toute la maisonnée.

Fantasque, il l’était, à la façon des artistes. Avant qu’un fol désir de conquête et d’aventure l’emportât du pays, il avait formé dans sa ville un orchestre qui fit, vers 1883, la joie d’une bande de lurons. Il est resté fameux. Ses répétitions avaient lieu rue Saint-Jean, dans un grenier servant d’atelier au poète wallon Henri Simon, alors artiste-peintre. La trappe qui donnait accès à cet étrange local valut au cercle sa pittoresque dénomination de “Tap-cou Club“.

Ils étaient une dizaine, amateurs pour la plupart, à suivre les séances qu’abritaient ces combles. Chaque samedi, jour de réception, on grimpait à cette salle à lucarnes, porteur de son faux Amati ou de sa clarinette de rencontre. Il y avait là, au pupitre des premiers violons, un certain Nicolet, du Conservatoire et un étudiant es lettres, H. Schoofs, qui devint professeur de rhétorique ; Théo Strivay, un compositeur doublé d’un baryton, y jouait de la clarinette ; Devosse, autre instrumentiste, tenait la partie de hautbois ; Henri Simon et Clochereux étaient préposés aux seconds violons ; un grand diable de Flamand y raclait du violoncelle et parmi d’autres Liégeois, Hubert Goossens s’occupait des batteries. Bref, phalange unique ou peintres, rapins, universitaires, trompettaient, violonaient, musiquaient.

Remy en était le maestro. Juché sur un vieil escabeau, feuilles pèle-même [sic] devant lui, bâton a la main, il dirigeait sa troupe d’illuminés, qui lançait vers le ciel Typhus-Polka ou quelque Cochonnerie pour clarinette de son cru. Boute-en-train, il n’avait pas son pareil. jongleur plein d’esprit, improvisateur de talent, il composait d’hilarantes fantaisies où il présentait Mireille à la façon de Berlioz et Guillaume Tell réécrit par Wagner ! Il connaissait tous les instruments d’orchestre, savait en jouer, et ce n’était pas rare de lui voir entamer au violon ou à la clarinette tel air qu’il achevait sur la flûte ou sur l’alto. Il n’est jusqu’au chant qui ne le tentât. Déguisé en chevalier du Saint-Graal, casqué du heaume, une barbe noble au menton, il entonnait ce chant de Lohengrin qui, sur ses lèvres de jeune homme insouciant, prenait l’accent d’une interrogation fatidique : “Et maintenant, je veux savoir quel sort m’attend ?”

Il ne faudrait pas, de ces divertissements estudiantins, exubérances d’une nature artiste, sous-estimer l’intelligence et l’âme réellement musicienne de cet original. L’un de ses professeurs, M. Emile Dethier, nous évoqua un jour, d’une verve libre et enjouée, la figure de son extravagant disciple : “Ce sacré gamin, spontané, impulsif, était un élève extraordinaire, mais fort inégal. Certains jours, quelque lune dans le cerveau, il brouillait tout ; on n’en pouvait tirer une gamme bien faite ; par contre, d’autres fois, il vous stupéfiait. Au piano, il exécutait de mémoire, avec une aisance de prodige, une partition de Haendel ou quelque œuvre de Borodine, de César Cui, de cette jeune école russe qu’il affectionnait. N’eût été la technique de l’instrument qui parfois l’embarrassait, il était de taille à tout connaitre par lui- même. Rien ne lui apparaissait nébuleux ; il pénétrait chaque nouvelle étude avec une lucidité et un gout parfaits. Il y voyait d’un coup et seul ; ses interprétations ne laissaient rien à reprendre. Plus tard, en amis, nous jouâmes des morceaux à quatre mains. je me souviens d’avoir déchiffré avec lui les parties d’un quartette qu’il avait composé. Garçon de talent, irrégulier, fantaisiste a l’excès, il lui arrivait, dans son amour inassouvi de musique, de frapper chez moi vers les onze heures du soir et d’y rester jusqu’au matin à lire au piano la partition de Judas Macchabée !

Marcel Remy est un cerveau indépendant qui doit s’épanouir sans entraves : le moindre joug lui pèse. Il n’est pas fait pour vivre en volière ni recevoir l’enseignement des bonzes. Toujours il montrera les dents aux gens d’Institut et aux magisters. Seul, il étudiera l’harmonie, moins dans les traités que sur les œuvres. Les grands concerts achèveront de nourrir son esprit, ému par tout élan de haute et véritable inspiration. Dès lors, il voguera clans un monde suprasensible, dans ce domaine de l’âme sonore où sa fibre éolienne vibre a l’unisson de ce qui est musique et poésie. Musicien, par goût plutôt que par état, Remy fait, dans la critique, son entrée en dilettante. Ses premières armes de journaliste, il les essaye en de petits hebdomadaires, jusqu’au jour ou l’Express, puis le Guide Musical le sacrent leur censeur attitré.

Les diatribes qu’il signa dans le premier sont mémorables. Hercule chargé de nettoyer les écuries d’Augias, il frotta rudement de son balai les institutions officielles et mit à mal maintes divinités jusqu’alors invulnérables.

Dans le Guide surtout, d’une tenue plus sévère, dont la clientèle était uniquement de musiciens, Remy se posa en maitre-critique. Ses chroniques, d’un intérêt croissant, étaient impatiemment attendues. Leur lecture en était facile, spirituelle et vivante. Était-ce un compte-rendu de concert ? Il piquait au vif du programme, donnait la dominante et la densité des œuvres entendues. Parlait-il d’un artiste ? Ses jugements, passés au crible de sa conscience, s’énonçaient avec une force persuasive, souvent même sous la forme impérative d’un verdict. Quelquefois, le peu de valeur du sujet mettait sa plume en joie et lui faisait tirer une pièce d’artifice, où il semait, en bouquets de fleurs et d’étoiles, l’éblouissante ironie de sa verve.

Montmartre autour de 1900 © Insolite & secret

A vingt-six ans, il va tenter la fortune à Paris. Seulement, le Paris du dix-neuvième siècle n’est plus celui de Rousseau “où un jeune homme avec une figure passable et qui s’annonce par des talents est sûr d’être accueilli.” C’est par milliers aujourd’hui qu’ils débarquent dans la ville-lumière “avec quinze louis d’argent comptant, une comédie ou un projet de musique sous le bras.” De temps en temps, un de ces exilés y fait sa trouée ; les autres parviennent tout au plus à y vivre jusqu’au jour où, ayant mangé leur ultime denier, ils meurent à l’hôpital ou rentrent, enfants prodigues, au foyer champêtre, qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

Remy fut, pendant cinq ans, de ceux qui s’accrochèrent à cette Babylone de l’art. Dans les marées de l’existence, sa barque, sans cesse cahotée, maintes fois, faillit échouer. Sans atteindre les hauteurs d’une mer étale et sereine, elle tint l’eau et son nautonier resta debout à la barre.

Critique toujours, il envoyait des “Correspondances de Paris” au Guide Musical. Arrivé en pleine période Franckiste, à l’aube de la renaissance musicale illustrée par les d’Indy, les Chabrier, les Debussy, il trouva matière à chroniques. Ses articles, farcis de judicieux aperçus, reflétèrent, avec une pénétrante sagacité, la troublante production de l’époque, et dressèrent sur le pavois de jeunes personnalités, entrées aujourd’hui dans l’ère du triomphe.

Degré par degré, il se hissa jusqu’à la grande presse et devint collaborateur du Temps.

A moins que d’être rédacteur attitré d’un grand quotidien, le chroniqueur n’a que des revenus précaires. Remy, pour vivre, est contraint de faire appel aux subsides paternels et d’accepter de petits emplois : professeur de piano, violoniste “de brasserie”, secrétaire particulier, répétiteur de chant, second chef d’orchestre ; besognes absorbantes, fatigantes, auxquelles s’agrippent ceux qu’un rêve de liberté a bercés de lents ou de faux espoirs. Tous ces fils du Grand Errant, Julien Sorel ou Jean-Jacques, qui s’aventurent dans le vaste monde, deviennent laquais, bonisseur ou trucheman, tantôt exhibant au public des jeux de fontaine ou accompagnant Monseigneur l’archimandrite de Jérusalem. Mais la fontaine cassée et Monseigneur mort, il faut aller plus loin et… recommencer sa vie.

© fotostrasse

En 1897, il est à Berlin, toujours au service du Temps pour l’envoi de correspondances relatives à la politique allemande. La politique est un art scabreux. Elle exige de l’expérience, du tact, de la prudence et un flair exceptionnel, surtout quand elle concerne deux pays qui ont entre eux des rapports difficiles. On était bientôt en 1898, en pleine affaire Dreyfus. Sa plume fut-elle trop libre ?… Il retomba, comme avant, dans l’incertain.

Si j’avais une position assurée, écrit-il, je n’aurais que faire de personne. Mais les journaux ne sont jamais sûrs. Avec cette affaire Dreyfus dont les gazettes de Paris remplissent leurs colonnes, on m’a déjà refusé plusieurs articles. Ensuite, une fois les sessions politiques closes, mon rôle sera fini ici. C’est pourquoi, dès maintenant, je cherche des leçons… En ce moment, je donne le cours de perfectionnement et de littérature à des professeurs allemands qui devront plus tard enseigner le français dans les athénées. ]e dois aussi faire des conférences à un cercle subsidié par la Ville. On est très économe ici et les salaires sont très bas.

Et le voici usant de l’influence de son père pour obtenir des recommandations de hauts personnages. Elles lui sont indispensables “pour des leçons dans les ambassades, auprès des jeunes attaches qui ont toujours le désir d’être promus à Paris et qui ont besoin de connaitre la langue purement. Cela servirait aussi pour entrer à l’état-major de l’Académie militaire dont tous les officiers, en prévision d’une guerre, doivent savoir le français. Si Monsieur de X… était bien disposé, il me donnerait, par votre entremise, un billet disant qu’il me connait, ainsi que ma famille, et qu’il se fait un plaisir de me présenter au personnel des ambassades berlinoises. Avec ça, j’irais directement aux légations turque, japonaise, russe, etc… où j’espère trouver du travail à bon prix. J’ai taché d’y aller, mais inutilement, car on se méfie ici des étrangers.

Remy s’illusionne. Jamais il n’aurait pu entrer à l’Ecole de Guerre (Kriegsakademie), pour la simple raison que les cours y sont donnés par des Allemands ou par des Français agréés de l’Etat. Quant aux consulats et aux ambassades, il est assez naturel qu’on doive y montrer patte blanche. Malgré sa parfaite connaissance de l’allemand, il ne put jamais franchir le seuil des hautes sphères diplomatiques. Si reconnaissant qu’il fût à la Germanie de son généreux foyer musical, où il puisait des jouissances précieuses, on savait qu’il n’approuvait guère tout ce qui se faisait dans l’Empire. Dans ces Lettres de Berlin au Journal de Liège et à l’Indépendance Belge, il réprouvait les abus du système allemand, ce qui lui valut maintes fois des descentes domiciliaires et des répliques dans les feuilles germanophiles. Suspect, les cercles lui restèrent fermés.

A Charlottenburg, d’ailleurs, ses journées étaient celles d’un Parisien. Misanthrope, vivant en marge de la population, il n’avait guère de relations que dans le cercle des musiciens internationaux. Il menait une existence d’artiste. Levé vers quatre heures de l’après-midi, il travaillait quelque peu dans ses papiers, puis fréquentait jusqu’au lendemain les cafés, surtout ceux à musique tzigane. Il adorait la bière (allemande, naturellement) et rentrait parfois après en avoir trop bu, ayant passé une partie de la nuit a la table d’une brasserie en compagnie d’amis de passage. Il prenait ses repas dans de petits restaurants. Il n’était pas bien riche, mais payait régulièrement son loyer, rue Holzendorff, 19, où il habitait un appartement dit “français”. Au demeurant, un garçon sympathique, obligeant ; parfois, avec ses amis, d’une fantaisie étourdissante, allant jusqu’à faire monter chez lui une tonne de “Munich” pour les régaler les jours de fête ! Il conserva toute sa vie des mœurs d’étudiant. Est-il étonnant que la chance lui échappe quand il “brigue un petit coin dans l’entourage du consulat” ou sollicite du gouvernement belge “la rédaction de quelque mémoire sur une question industrielle, ou sur l’enseignement de certains cours musicaux qui se donnent dans les Universités et Conservatoires allemand” ? Il est si peu officiel !

Sa situation n’est guère stable. De cet au jour le jour, il commence à sentir l’insuffisance et l’incertain ; les fondements sur lesquels se bâtit l’édifice de sa vie manquent d’aplomb et de solidité. L’insouciante jeunesse se satisfait de châteaux en Espagne et escompte les richesses à venir ; mais l’âge mûr voit ses palais ruinés par les déboires, par la malchance et la désillusion. L’expérience ramène des rêves a la réalité, fait nos désirs plus humbles, plus pressants et plus humains. Avoir moins d’ambition d’un poste fixe, d’un simple emploi : il sollicite une place de commis à la Compagnie des Chemins de Fer.

Malgré qu’il vînt à résipiscence, la vie ne lui fut pas clémente et se vengea durement d’avoir été narguée. Elle ne lui accorda ni faveur, ni repos et le força, quoique assagi, à chercher des élèves et à doubler ses collaborations. Rancunier et cruel, le mauvais destin ne fit point trêve. Perfidement, insidieusement, il l’atteignit à la tête, trouvant un malin plaisir, une secrète volupté à frapper son adversaire où il devait le plus souffrir : Remy devint sourd.

Qu’on songe aux angoisses perpétuelles d’un homme dont le gagne-pain est de source sensorielle, et qui, de jour en jour, voit se racornir et s’alourdir les fils sonores d’une vibrante sensibilité.

Un artiste créateur, même sourd, continue à s’énoncer et peut encore réaliser de belles pages, son génie étant tout en création intérieure. Mais pour quiconque ne frémit qu’au contact des œuvres d’autrui, sentir se refermer étroitement le cercle des harmonies autour de soi, n’est-ce pas le pire et le plus sombre des présages ? La fatalité, en isolant Remy du monde musical, lui ôta du coup presque toutes les ressources de son existence.

Dépossédé des facultés qui lui avaient valu ses plus grandes joies et ses meilleures extases, sentant de plus en plus se restreindre sa communion d’avec les vivants, il n’eut d’autre recours que de puiser en soi tout le bonheur encore possible.

Un tel choc, auquel eût résisté un être bien trempé, brisa la dernière énergie d’une nature fatiguée, surmenée, d’un neurasthénique qui, depuis longtemps, se raidissait contre l’inévitable.

Cette existence trouble, agitée, tracassée par le souci continuel d’un mieux-être, aigrie par des malheurs et des avatars continuels, aggravée par la nostalgie d’un perpétuel exil, s’acheva lamentablement, loin de toute affection, dans une chambre d’hôtel.

Le 9 décembre 1906, dans cette froide et impersonnelle cité de Berlin, un portier alla déclarer au bureau des sépultures, la mort de Marcel Remy.

Holzendorffstrasse, l’autorité vint apposer les scels ; une table jonchée de papiers ou gisent pèle-mêle des coupures de journaux, des valeurs et des lettres d’amour ; des revues empilées un peu partout ; des partitions éparses restées ouvertes ; un piano démonté dans un coin, attestaient le passage d’une vie désordonnée et réprouvée du sort.

Ils furent deux, arrivés pendant la nuit, de Liège et de Vienne, le frère Albert Remy et la danseuse Gwendoline Allan, qui suivirent sa dépouille mortelle sur cette terre étrangère.

De même que Janus présentait deux visages, l’artiste en Remy avait double figure : le musicien cachait un conteur. Pour expliquer cette autre face de son talent, il sied de rappeler que Remy étudia au Collège Saint-Servais, à l’Athénée et qu’il fréquenta l’Université pour y suivre, un certain temps, des cours de philosophie.

Sans rien mener à bien, il se meubla le cerveau a toutes ces crèches d’instruction et acquit un bagage assez disparate. Sa plume opposa aux vertus classiques, la franche liberté d’un outil travaillant avec l’aisance et les imperfections de la nature.

Cette plume de critique et de journaliste, se haussant jusqu’à la sensation d’art, devint un instrument bien personnel entre ses doigts, quand tout à coup elle se mit à traduire en une forme simpliste, naïve et originale, les remembrances intimes de sa vie d’enfance.

L’affection sans cesse grandissante qui le rendit sourd fut une des causes, si pas la seule, qui le déterminèrent à s’extérioriser dans les rappels charmants de sa prime jeunesse.

Jusque-là, il avait vécu, s’éparpillant, l’âme expansive attirée par des goûts divers, par des affections nombreuses ; retenu par les mille choses du dehors, il s’oubliait lui-même. L’adversité le força à un complet retour sur soi.

Maintenant qu’un mal inéluctable l’isole de ses semblables, il en est réduit à exister en marge du monde, à remâcher ses pensées, à se complaire dans sa solitude. Impuissant à échafauder une nouvelle vie, le cœur vieilli, il se met, bien avant l’âge, à revivre au souvenir heureux des heures passées.

A une petite lieue de Liège, sur la cote montagneuse du pays de Herve, le long de la grand-route bordée d’ormes qui conduit par Beyne et Fléron vers Aix-la-Chapelle, est sis le hameau de Bois-de-Breux.

L’été, par leurs portes ouvertes, de petits cafés de village y montrent leur paisible comptoir et leur innocent jeu de flèches ; des maisonnettes y reposent fermées et sérieuses comme de braves gens qui font la sieste ; des poules picorent sans hâte dans des avant-cours, au seuil des granges ; et plus loin, passé la voie ferrée, viennent quelques fermes espacées d’apparence cossue, et l’église, qui déverse sur la chaussée ses patronages d’enfants, son flot de vieilles bigotes et de jeunes laitières aux joues cramoisies.

Pays de Herve © rtbf.be

La ferme où Remy vit le jour est retirée au milieu des prairies et des vergers. Elle apparaît tout en gris clair : le corps de logis avec son perron de pierre regarde de ses nombreuses croisées vers la route ; devant, le jardin étale ses rosiers rouges et ses magnolias en fleurs. Entre deux faux acacias, la barrière ouvre sa grille sur un passage qui longe la grange, mène aux étables, à la basse-cour et aux vergers, dont on aperçoit les pommiers chaulés à travers le polis vert du clos. Patrimoine auguste des grands-parents, asile bienheureux de son espiègle et folle enfance !

Le cœur lui battait à la mémoire des jours vécus auprès de tant d’âmes simples. Le grand-père et la grand-mère, braves gens, recelaient, sous leur écorce un peu rude de fermiers villageois, des trésors inavoués de profonde tendresse. Auprès d’eux, Trinette, une vieille fille, au service depuis toujours, avait fini par être de la maison. Il y avait aussi Vieuxjean, le varlet, et Thomas, le vacher.

Non loin de là, demeurait tante Dolphine, qui parlait français avec tout le monde et plus bas [ferme du Tombay, près de Péville-Grivegnée], c’était “chez parrain”, un grogneur n’aimant pas à délier sa bourse. Puis, venaient ceux du village : le riche monsieur Lamburquin avec qui ses grands-parents jouaient aux cartes ; Pierre Lurtay, le tueur de cochons ; le gros Baiwir, la sotte Garitte Légipont, la grosse “croleye” Gomel, “les ceux de chez Mohette”, les filles de chez Matriche, chez Djor, chez Hamainde, chez Bannire, chez Lorimiel…

Ainsi la pensée le retransportait vers les décors et les visages que connut sa jeunesse. Après plus d’un quart de siècle, son imagination les lui rendait aussi familiers, aussi vivants qu’alors. Charmant leurre, qui lui restituait son âme d’enfance et peuplait ses rêves de tout ce qu’il avait le plus aimé. A cette illusion, son cœur s’était rénové, son esprit rajeuni ; ses yeux même, trompés par ce mirage, revoyaient fictivement dans le passé. Il réincarnait vraiment son premier être. Dans l’atmosphère présente recréée, il vivait les mêmes scènes qu’autrefois, il frémissait des mêmes sensations, souffrant et jouissant tour à tour des sentiments qui l’avaient affecté ou transporté jadis. Le voici chassant les poules sur la lessive, se barbouillant au tonneau de sirop, lâchant des hannetons dans la sacristie et jouant aux barres avec les filles. Puis c’est le jour de la première communion avec sa tournée aux pièces de cent sous, et celui où, avec Vieux-]ean, il va boire du “france” à une “batte de coqs”, et toutes ces heures de fête où il s’amuse à pousser au “tourniquet da Mareye !”

Tout cela fut revécu. La plume n’y eut que faire. Passive et fidèle, elle transcrivit, avec une simplicité volontairement maladroite et touchante, ces tableaux parlants que publia, de 1901 à 1906, dans le Journal de Liège, sous les pseudonymes de Li Houleye Mayanne, Li Vicomte de timps passé et de Mamé, le très original auteur Marcel Remy.

EAN9782804012298

Les Ceux de chez nous ce sont ceux de la race : les paysans terrés dans leurs clos comme des sangliers dans leur bauge, les autochtones, les casaniers, tous ceux qui, né sur la terre Wallonne, y meurent en perpétuant les traditions, les mœurs et les coutumes du pays.

Les Ceux de chez nous, ce sont les villageois, les rudes campagnards dont la vie, moulée sur celle des ancêtres, reflète le faisceau des vertus foncières et les préjugés du peuple.

Loin des rustres bestiaux des kermesses, des âpres et cupides flandriens, des miséreux fouisseurs qui sèment dans les terres caillouteuses de Campine, autour de misérables cabanes, les nôtres, moins frustes que les Kees Doorik, moins pauvres que les gens de Tiest, représentent en ces pages, les types communs de Wallonie.

Ils ont gardé une simplicité de vie élémentaire : leur existence journalière rappelle, dans ses gestes quelque chose de l’humanité patriarcale ; et leur âme, qui toujours porta en elle un peu d’extase naïve, s’étonne et s’émerveille aux contemplations des choses inconnues, comme aux récits feuilletonesques. Leur candide ignorance entretient les vieilles croyances ancrées à la terre et que, de bouche en bouche, de fils en fils, on transplante dans le limon du cœur, prêtes à fructifier à chaque génération. Chez tous, les mêmes événements se retrouvent avec la même force de signification : un baptême, une première communion y conservent une valeur d’actes primordiaux et se fêtent dans le rituel des pascalités religieuses et des bombances païennes.

On les revoit, dans ces contes, tels qu’ils sont, ni meilleurs, ni pires, avec leurs instincts brutaux, leurs paroles bourrues, leurs idées étroites, mais pleins de cette gaieté luronne, de ce rire jovial et franc qui témoignent de la robuste et insouciante philosophie dont ils savent nimber la vie.

A ce mérite, l’œuvre en joint un autre : celui d’avoir mis à nu, dans toute sa complexité déroutante, une âme enfantine.

La psychologie de l’enfant fut une note nouvelle dans la littérature contemporaine. Personne ne songeait, il y a un demi-siècle, à étudier ce petit être agissant dans l’orbe d’une existence factice, irréelle. Des écrivains nous firent récemment voir dans les limbes inexplorés de cette jeune âme. Maintes de ses souffrances nous furent révélées par Poil de Carotte et contées dans les romans de Frapié. L’enfant, depuis toujours, avait peuplé les fictions des auteurs, mais il n’y avait joué qu’un rôle de figurant pour les besoins de l’histoire. Avec ses derniers analystes, le gosse est passé acteur, nous le voyons, l’écoutons, le jugeons dans les multiples rôles de sa vie illusoire.

Être imparfait, transitoire, il ne sait du monde que la représentation sensible de ses apparences ; en dehors, tout lui apparaît inconnu et mystère. L’esprit, ou la raison n’a pas encore racine, le laisse ignorant des vertus et l’abandonne aux instincts de sa nature. Mais né sensible, il vibre extraordinairement. Son petit être réceptif s’ouvre et se ferme au moindre frôlement ; il frémit, tel un roseau souple, aux souffles d’une vie qu’il aborde.

L’auteur de ce livre, après trente ans, a retrouvé en ses intimes méditations l’état d’âme de sa prime enfance. Son affectivité de poète l’a reconduit vers les dons et les faiblesses des tout petits, naturellement gourmands, têtus, curieux, égoïstes, autoritaires, mais aussi combien naïfs, craintifs, amusants à force d’ingénuité et d’émerveillement facile. Cerveaux légers, fols et fantasques ! Leurs réflexions sur une vision de la vie, qui nous fut dévolue et que nous avons oubliée, nous paraissent inattendues et parfois déconcertantes, tant elles désarçonnent notre vieil esprit logique. Cette tête distraite de l’enfant qui parle et répond à cent choses à la fois, cette pensée fugace qu’un vol de mouche emporte, sont des traits admirables de l’insouciance juvénile.

Mamé, le pseudonyme dont Remy signa ses contes, peint à lui seul la mentalité du gosse de chez nous. Mamé, dans le langage familier, se dit du chérubin docile qu’on gâte et choie, mais aussi, malignement, des gamins tracassiers, espiègles et taquins. Et de fait, il y a des deux, dans le petit diable qui raconte ces histoires : bon cœur par nature, libre par instinct, folâtre par fantaisie, esprit vif, oubliant vite, s’amusant d’un rien, c’est l’image frappante du gavroche malicieux, de l’enfant terrible qui, chaque jour, musardant à sa guise, suit ses désirs, accomplit ses volontés, se permet tout, dût-il en rendre compte, le soir venu, devant la verge de correction.

Retrouver les émotions d’enfance, les ressusciter, les ramener au jour, c’était un art ; c’en était un autre de les exprimer avec force et vérité. Nées chez un enfant élevé dans la petite bourgeoisie des villes et l’entourage de gros fermiers suburbains, ces impressions tiraient leur richesse du milieu même et ne pouvaient être rendues sans participer de cette culture mi-paysanne, mi-citadine.

Pour conserver à ses récits toute la succulence du terroir, Remy recourut au langage des gens de chez nous qui jargonnent, sous le nom de français, une langue hybride à travers laquelle transsude une origine patoisante. Dans cet idiome original, franco-wallon, il fixa le pittoresque, la saveur, le parfum qui s’échappent des expressions populaires, tel le fumet qui monte des ragoûts familiers. Son style épousa jusque dans sa forme, primitive et simple, la tournure particulière au dialecte du pays de Liège. Si les aspects originaux, divertissants et folâtres de l’œuvre se détachent donc avec autant de relief, cela tient, d’un cote, à la subjectivité de la plume donnant aux récits une vitalité de scènes prises sur le vif et, d’autre part, à la justesse d’observation, et à l’exactitude des images.

La beauté de tels contes réside moins dans l’imprévu des histoires que dans leur facture. Toute en rehauts, en petites touches, éparpillée dans les détails, c’est elle qui donne la couleur et l’originalité au texte.

Œuvre d’humour, assurément, et d’humour bien wallon, où la morale s’érige en paradoxe et où les personnages sont en charge. Parfois, les êtres y rappellent les fantoches de théâtres populaires et les scènes font penser aux guignols des champs de foire. Mais le rire n’y étale pas qu’une grosse joie bouffonne d’essence plus précieuse, il naît des accouplements d’idées les plus étranges et des trouvailles de mots les plus imprévues.

Tout cela est l’expression d’une sensibilité et d’une observation rares, au service d’une plume qui fit de ces contes, une œuvre humoristique, charmante et délicieusement originale.

Notons que Les Ceux de chez nous attira non seulement la curiosité de nombreux lecteurs, mais retint l’attention des philologues. L’un de nos plus érudits professeurs, M. Antoine Grégoire, n’hésita pas, en chaire universitaire, à mettre en relief la valeur spécifique de ces contes, dont le “langage offre un spécimen fidèle et non surfait de la langue composite, matinée de français et de wallon, qu’on pouvait entendre à Bois-de-Breux, vers la fin du XIXe siècle, quand les gens de là-bas s’avisaient de s’exprimer en français“.

Dans son étude très poussée, qu’il publia dans La Vie Wallonne, il fait, au point de vue du style, une analyse complète de cette langue, à la fois patoisante et savante ; il en relève les mots purement wallons, ceux accoutrés à la française, les techniques, les pittoresques, les formes conjuguées des verbes, l’emploi des prépositions, des possessifs, bref toutes les erreurs morphologiques et les constructions syntaxiques inattendues de cet amusant parler. Dans ces combinaisons étonnantes autant que savoureuses, Remy procède avec art. Ses dons d’observation animent les scènes descriptives où se mêle, aux gens et aux animaux, la personnalité du petit Marcel, gamin naïf, ingénu, malicieux, parfois méchant, qui, sous la plume de Remy, se double d’un artiste, d’un peintre, d’un chasseur d’images. “Après le souci de la vérité des faits, dit encore le critique, Remy a recherché, dans l’expression, tout le naturel possible ; cette fois, c’est le styliste qui s’est imposé des limites, tout comme l’auteur se dissimulait derrière le personnage ressuscité de la cendre de ses souvenirs.

Le dimanche 10 mai 1953, au n°362 de la rue de Herve, à Bois-de-Breux (Liège), dans la métairie où il passa sa jeunesse, a été inaugurée une plaque commémorative en souvenir de :

MARCEL REMY
Musicien, Journaliste, Conteur
Auteur de Les Ceux de chez nous

L’initiative en revient à M. Georges Remy, journaliste et conseiller communal, et sa mise en exécution at M. Demoitelle, député, bourgmestre de la commune de Grivegnée. Les représentants de la famille Remy, l’édilité de Grivegnée, le public – venu de Bois-de-Breux et de Liège – étaient présents dans la cour d’entrée, faisant cercle autour de Georges Remy qui leur expliqua, d’un ton bonhomme et amusé, les raisons qui avaient déterminé l’apposition d’une plaque à cette ferme dont l’histoire est retracée dans Habie, on tue le cochon ! et Pour les Voleurs.

M. Maurice Kunel, qui s’est fait historiographe de l’auteur, retraça les grandes phases de sa vie dont il évoqua, tantôt avec humour, tantôt avec gravité, les jours clairs et sombres d’une existence bohème, aventureuse et pathétique. A M. Olympe Gilbart était réservé de parler plus particulièrement de l’esprit de ce Wallon, pétri d’intelligence, chez qui “la verdeur de sa conversation ne fait pas apparaître tout de suite le sentiment de pudeur, qu’il garde jalousement en lui, et l’esprit de finesse, qui le caractérise“. On en eut la preuve lorsque M. Georges Remy lut, avec le ton semi-badin qui convient, le conte intitulé : Apprenez bien à l’école.

En réunissant ces histoires colorées et savoureuses, des fervents, fidèles à la mémoire de Marcel Remy, ont voulu rendre un pieux hommage à une vieille amitié perdue et sauver de l’oubli des pages qui, fortement imprégnées de la terre et de la race, firent, et font encore les délices de bien des lecteurs.

Maurice KUNEL


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VIENNE : La nuit bleu écarlate (2023)

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Vous avez, je crois, embrassé trop de gens,
De là cette tristesse.

Marina Tsvétaïeva

Comment j’ai rencontré Lola n’est sans doute pas l’épisode le plus glorieux de mon existence. Il y a même quelque chose d’un peu honteux là-dedans. Enfin, certains n’en conçoivent aucune gêne, moi j’étais plutôt mal à l’aise avec ça – et c’est un euphémisme. C’était un peu le fruit (défendu) du hasard. Du genre : “je passais par là quand je l’ai aperçue”. Sauf que l’on ne passe pas par là par hasard, justement. En tout cas pas à cette allure, ni à plusieurs reprises. Donc il me fallait assumer cela aussi. Que je circulais sur cette route, bordée de ce que d’aucuns appellent pudiquement “bars à champagne”, alors que l’on y sert généralement un infect cava. Et que personne ne s’y trouve pour le champagne, évidemment.

Moi, dans la nuit noire, je voyais ces vitrines comme autant de scènes de théâtre en réduction. C’est une vision éminemment littéraire et romantique des choses, j’en conviens. Quoi qu’il s’y joue drames et comédies, à n’en pas douter. J’étais certainement en mal d’inspiration, ce n’est pas une excuse, à peine une explication. Dans ce théâtre aux éclairages colorés, les actrices étaient jeunes et fort peu vêtues – rarement avec goût, de surcroît. Je n’aurais pas engagé le costumier. C’est ainsi que j’ai repéré Lola. Jeans et t-shirt, elle se tenait aux côtés d’une autre fille en vitrine, à qui elle parlait. Je me suis demandé ce qu’elle faisait là, si elle y travaillait. C’était tellement la girl next door que cela ne me paraissait pas vraisemblable, les préjugés ont la vie dure.

Alors je suis repassé un peu plus tard. Elle avait enfilé une autre tenue. Et pourtant, elle continuait à me sembler différente. Etait-ce parce que je l’avais vue habillée précédemment ? Je ne le pensais pas. J’avais envie de savoir et en même temps non, j’avais peur de gâcher cette image. Peur, tout simplement, de pousser la porte et de me retrouver dans une situation inconnue, embarrassante. Mais je l’ai fait. Je suis entré et la première chose qui m’a frappé ce n’est pas cette quasi nudité, que j’avais déjà pu entrevoir, mais la violente odeur de cigarette. Nulle part on ne fume encore sauf là, pas seulement là d’ailleurs, dans ces bars en général, je le sais à présent. Toutes les filles fument. Ensuite Lola m’a souri, elle a senti mon embarras certainement, elle s’est approchée de moi. J’ai entendu sa voix pour la première fois, plus douce encore que je ne l’aurais imaginée, moins rauque aussi malgré la fumée ambiante.

C’est là qu’elle m’a dit qu’elle s’appelait Lola. J’en doutais fortement. Vu son âge, il y avait plus de chances qu’elle s’appelle Virginie ou Stéphanie. C’était trop évident, ça puait le pseudo autant que la cigarette, mais ça m’était égal. La suite, tout le monde peut l’imaginer. Ceux qui sont vraiment curieux n’ont qu’à pousser la porte, ainsi que je l’ai fait. Je suis là pour raconter ma rencontre avec Lola, pas pour écrire un roman pornographique. D’ailleurs, je n’écris plus. C’était mon métier, pourtant. J’avais publié cinq romans, dont un primé, un prix appréciable, pas le Goncourt, mais une belle reconnaissance néanmoins qui m’avait procuré une petite notoriété – éphémère, comme l’inspiration. Elle s’était tarie un jour, évaporée comme l’amour dans le quotidien.

Je n’écrivais plus, mais je retournais régulièrement voir Lola. Nous ne parlions pas de littérature évidemment. Je parlais peu d’ailleurs, je parle peu en général. Et puis je pensais que ça devait saouler Lola d’entendre tous ces gens raconter leur vie, leurs déboires sentimentaux, leurs mariages boiteux, ratés – cela, en plus du reste. Mon presque silence était, à mes yeux, une forme de respect. Un jour, elle m’a dit “toi, tu es différent” et ça m’a fait plaisir d’y croire parce que, moi aussi, je la trouvais différente – et depuis le début. Donc, nous ne parlions pas de littérature jusqu’au jour où.

Lola avait été distraite, imprudente, je ne sais trop, peut-être était-elle arrivée en retard comme la première fois, toujours est-il qu’elle avait laissé traîner son sac dans le couloir qui mène aux chambres. Et j’ai aperçu, qui dépassait, un livre au format poche. Ce livre, je l’ai reconnu parce que je le possédais également. C’était un recueil de poèmes de François Cheng. Je lui ai demandé si c’était elle qui lisait ça et je l’ai un peu vexée. “Pourquoi ? Tu penses que parce que je fais ce job, je ne peux pas aimer la poésie ?” C’est ce jour-là, en fait, que j’ai vraiment rencontré Lola. Pour une fois, nous avons parlé. En fait, nous n’avons fait que cela. C’est là que je lui ai dit que, du temps où j’étais vivant, j’étais écrivain. Ça a paru l’attrister. Pas que je sois écrivain, ou que je l’aie été, mais que je ne me sente plus vivant. “J’ai une vie, tu sais, en dehors d’ici. Et je m’y sens bien vivante”. Je le comprenais, surtout quand elle souriait.

Un jour, j’ai risqué “Lola, ce n’est pas ton vrai prénom, n’est-ce pas ?” “Non, en effet, mon vrai prénom je le garde pour ma vie d’ailleurs, c’est mon secret, ma protection”. Au fil du temps, nos rencontres devenaient plus intellectuelles qu’autre chose – un peu sensuelles, quand même. Cela me semblait tellement improbable, quoique je l’avais pressenti au premier regard : Lola était particulière. J’ai eu envie de lui offrir un cadeau, je lui ai amené un livre de Karel Logist. Elle était émue aux larmes. “Garde tes larmes pour la lecture”, ai-je dit. Moi, ça me faisait cet effet-là. Quoique, avec Karel, parfois je souriais également. “Je vais te faire un cadeau aussi”, dit-elle. “Tu vas me dire ton prénom ?” lançai-je en boutade. “Non, mais c’est un secret également. Et il n’y a qu’avec toi que je peux le partager.”

Et de me tendre un petit carnet. Je l’ai ouvert, avec curiosité. Quand j’ai vu qu’il contenait des lignes d’écriture, ma curiosité s’est transformée en appréhension. Lola écrivait et, de toute évidence, voulait que je prenne connaissance de ce qui ressemblait bien à des poèmes. Qu’allais-je pouvoir lui dire, si je trouvais ça médiocre, banal, adolescent ? Je n’avais évidemment aucune envie de la décevoir. J’ai lu. Un poème, deux, trois. Lola scrutait les réactions sur mon visage, elle était un peu habituée à ça – une sorte de déformation professionnelle. Je demeurais muet, me contentant de tourner les pages.

Ce soir-là, j’ai pris une des plus grandes claques de ma vie. Ce soir-là, le ciel était “bleu écarlate”, comme disait Lola – la pute qui écrivait des poèmes, ainsi qu’elle s’est elle-même surnommée plus tard. J’ai pris une grande leçon d’humilité et je ne me suis, évidemment, jamais remis à l’écriture. Jusqu’à ce jour où, au bar, je n’ai pas trouvé Lola. Eva (ou était-ce Elena ?) m’a accueilli en me disant : “Lola est partie, elle a arrêté”, puis elle m’a tendu une enveloppe. J’attendais une lettre d’explication, un possible au revoir – un adieu me paraissait difficilement envisageable. J’ai ouvert l’enveloppe d’une main forcément tremblante. La fumée de cigarette m’a paru plus insupportable que jamais. Il n’y avait pas de lettre, juste un carton : “Je m’appelle Emilie”.

Philippe VIENNE


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AILLAUD, Gilles (1928-2005)

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Lions, girafes, phoques… Gilles AILLAUD, disparu en 2005, a beaucoup peint les animaux, souvent en captivité. Pourtant ses toiles, contemporaines des premières œuvres Pop et de leur fascination pour les produits de la consommation, n’ont rien d’exotique. Laissant croire qu’il représentait des animaux, c’est notre relation à la nature qui s’impose pourtant comme son seul et véritable sujet.

Interrogé sur son choix de ne peindre presque exclusivement que des animaux, Gilles Aillaud répondait : “parce que je les aime”. Contemporaines des premières œuvres Pop, de leur fascination, plus ou moins distante, pour les produits de la consommation, de la communication de masse, le sujet de Gilles Aillaud pouvait apparaître comme exotique. Les interrogations que notre époque adresse à notre relation au vivant rendent son iconographie moins incongrue et montrent l’importance de cette rétrospective. Attendue, cette exposition [au centre Pompidou] permet de (re)découvrir l’œuvre de Gilles Aillaud comme récemment ceux de Georgia O’Keeffe ou Germaine Richier. L’objectivité manifeste de son art fait de lui, le père putatif d’une nouvelle génération d’artistes que fascine un réalisme emprunté aux technologies modernes de l’image. C’est faute d’avoir pu être philosophe, que Gilles Aillaud est devenu peintre. De sa première formation, sa peinture a hérité une nature hybride, l’équivalent de ce que la tradition chinoise nommait : une Peinture lettrée.

Que ses représentations des parcs zoologiques soient contemporaines de Surveiller et punir (de Michel Foucault) et de La société du spectacle (de Guy Debord) en lesquels se résumaient les questions que sa génération adressait aux formes du pouvoir et à l’artificialisation du monde ne saurait être insignifiant. Plutôt toutefois que de peindre une philosophie, Gilles Aillaud s’est appliqué à “peindre philosophiquement”.

Laissant croire qu’il représentait des animaux, c’est notre relation à la nature qui s’impose comme son seul et véritable sujet. Loin des villes et de leur “jungle” de béton, il a retrouvé en Afrique une nature dont les animaux dupliquent couleurs et contours jusqu’à disparaître en elle. Avec les moyens de son art, Gilles Aillaud a voulu atteindre un tel “effacement”. Son “humilité” technique donne forme au songe d’une réconciliation, loin de tout projet de “maîtrise” et de “possession” du monde.

d’après CENTREPOMPIDOU.FR


Gilles Aillaud, “La Bataille du riz” (1968) © Guy Boyer

Impossible de cantonner Gilles Aillaud dans les seules représentations d’animaux en cage. Proche des peintres Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati, il est l’un des représentants de la Figuration narrative qui a su s’engager en politique, réalisant des affiches et des slogans pour Mai 68. Dans l’exposition [au centre Pompidou] figure cette Bataille du riz, qui souligne son opposition à l’impérialisme américain. Elle a été présentée dans la salle rouge du 19e Salon de la jeune peinture en 1968, exposition censurée puis transférée au musée d’Art moderne de Paris et aux usines Berliet de Bourg-en-Bresse. Un peu plus loin est accrochée la superbe représentation des gueules noires de Fourquières-lès-Lens.

Comme le rappelle le commissaire de l’exposition Gilles Aillaud. Animal politique, l’artiste est contemporain de la publication du livre Surveiller et punir de Michel Foucault (1975) et de La Société du spectacle de Guy Debord (1967). Les toiles de Gilles Aillaud, montrant des animaux enfermés dans leur jungle de béton, sans visiteur ni soigneur, parlent de cette artificialisation du monde qui se développe dans la seconde moitié du XXe siècle.

“Lorsque je représente des animaux toujours enfermés ou déplacés, ce n’est pas directement la condition humaine que je peins, explique Gilles Aillaud. L’homme n’est pas dans la cage sous la forme du singe mais le singe a été mis dans la cage par l’homme. C’est l’ambiguïté de cette relation qui m’occupe et l’étrangeté des lieux où s’opère cette séquestration silencieuse et impunie”.

Avec l’éditeur Franck Bordas, Gilles Aillaud se lance en 1988 dans un vaste projet d’encyclopédie de tous les animaux en hommage au comte de Buffon, auteur d’une Histoire naturelle, générale et particulière en 1749-1789. Un animal par jour, tel est l’ambition de Gilles Aillaud qui les dessine au Jardin des plantes aussi bien qu’en Afrique. Du harfang à la genette, l’ensemble est publié en trois recueils sur trois ans avec un texte de Jean-Christophe Bailly pour chaque gravure.

Au Kenya, Gilles Aillaud découvre les ibis, les girafes et les éléphants dans leur cadre naturel.  “Les animaux et le paysage dans une unité que le trait du dessin puis, plus tard, le pinceau, vont devoir rejoindre”, écrit Jean-Christophe Bailly. Les animaux se fondent dans leur environnement en un mimétisme étonnant et forment un tout avec la nature. La touche devient plus légère. Gilles Aillaud se réconcilie avec notre monde.

d’après  CONNAISSANCEDESARTS.COM


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Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

DONNE : textes

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Nous sommes dans le monde de Donne. Tout autre point de vue est résolument exclu. Par cette capacité à surprendre furtivement le lecteur et à le subjuguer, donne surpasse la majeure partie des écrivains. Et c’est là sa principale qualité ; c’est ainsi qu’il exerce son emprise sur nous, en condensant son essence en quelques mots. mais c’est une essence qui, tandis qu’elle agit parmi nous, se sépare en d’étranges contraires, en contraste l’un avec l’autre.

Virginia Woolf


[AGORA.QC.CA] La première des trois méditations, qui portent sur le son des cloches de l’église voisine, est la seizième dont l’exergue s’écrit : “Par les cloches de l’église mitoyenne, on rappelle chaque jour mon enterrement dans les funérailles des autres.” La dix-septième méditation a pour exergue : “Maintenant cette cloche qui sonne doucement pour un autre me dit ‘Tu dois mourir’.” Dans cette méditation, John Donne déclare : “No man is an island, entire of itself…” Il aurait prononcé cette phrase lors du décès de son épouse en 1617. La suite de cette phrase, devenue célèbre, aurait inspiré à Hemingway le titre de son roman Pour qui sonne le glas.

Ci-dessous, nous donnons de ce passage deux traductions, celle de Franck Lemonde et celle de Wikipedia, article John Donne. Notons que Wikipedia traduit “pour qui sonne le glas” et Lemonde : “pour qui la cloche sonne.” Ce dernier donne comme raison de son choix : “Donne écrit bell (cloche) et non pas knell (qui signifie proprement le glas). Le son de la cloche, apparemment plus neutre, peut être interprété comme “la mort possible de tout un chacun”, mais aussi de la mienne. Alors que chez Donne la vue, le toucher, le goût et l’appétit sont affaiblis, l’ouïe est le sens sur lequel tout repose et le convainc “de l’indissoluble solidarité de toute l’humanité” dans la mort.”

Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne.

Wikipedia, article John Donne

Nul homme n’est une île, complète en elle-même ; chaque homme est un morceau du continent, une part de l’ensemble ; si un bout de terre est emporté par la mer, l’Europe en est amoindrie, comme si un promontoire l’était, comme si le manoir de tes amis ou le tien l’était. La mort de chaque homme me diminue, car je suis impliqué dans l’humanité. N’envoie donc jamais demander pour qui la cloche sonne : elle sonne pour toi.

F. Lemonde

Cliquez ci-dessus pour afficher la poetica…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Encyclopédie sur la mort (agora.qc.ca) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © D.R. ; © Espace Nord.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

RENAULT, Jean-Christophe (né en 1960)

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Jean-Christophe Renault est né à Liège, en 1960. Après des études de piano classique, dès 1976, il s’initie au jazz avec le pianiste américian Ron Wilson. Il forme le groupe Solaire (avec Pierre Vaiana, André Klenes et Michel Debrulle) qui joue une musique avant-gardiste tendant vers le free (1976-1978). Il poursuit sa formation à Paris (I.A.C.P.), continue de travailler le jazz et la musique classique, en particulier la composition avec Frédéric Rzewsky au Conservatoire de Liège, et participe à des stages avec Alan Silva et Steve Lacy. Il étudie également au Conservatoire de Maastricht.

En 1979, il se produit en duo avec Pierre Vaiana, puis entre dans l’Open Sky Unit de Jacques Pelzer (1980-1982). A partir de ce moment, il ne se produit pour ainsi dire plus en sideman et se consacre à ses orchestres et ses compositions. Il enregistre son premier album en 1981 (avec Pelzer et Houben). En 1982, il forme le groupe Ganga (duo avec le percussionniste Chris Joris, puis en quintette). Il se produit également en piano solo. D’abord inspiré par Dollar Brand et Randy Weston entre autres, il se crée petit à petit un langage personnel, à mi-chemin entre le jazz et la musique classique enrichi de certains accents empruntés aux musiques latino-américaines. Jazz de Chambre en 1985 avec Steve Houben et Véronique Gillet. L’année suivante, il monte un ensemble de dix musiciens, Charmant de Sable. Il a donné lui-même des concerts au Brésil (avec Véronique Gillet) et au Venezuela (1987), ainsi que sur les scènes d’Allemagne, de France et d’Italie.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  © bazarmagazin.com


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PEIRE : Sans titre (1987, Artothèque, Lg)

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PEIRE Luc, Sans titre 
(sérigraphie, 62 x 52 cm, 1987)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

luc.peire
Luc Peire © SABAM

Luc PEIRE (1916-1994) est parti de l’expressionnisme pour évoluer vers une réduction et une stylisation personnelle de la figure humaine (dans les années 50), puis une représentation de l’être humain en tant qu’être spirituel symbolisé par le mouvement vertical et situé dans un espace équilibré. L’univers de Peire est pureté : pureté de la couleur, pureté de la forme, pureté du rythme. Le désir de Peire de collaborer avec d’autres artistes, architectes et urbanistes a conduit à de nombreux projets d’intégration en Belgique et en France. (d’après LUCPEIRE.COM)

Sérigraphie issue d’un recueil collectif intitulé Sept abstraits construits rassemblant des estampes de Marcel-Louis Baugniet, Jo Delahaut, Jean-Pierre Husquinet, Jean-Pierre Maury, Victor Noël, Luc Peire et Léon Wuidar (imprimeur et éditeur : Heads & Legs, Liège). Lors de sa parution, en novembre 1987, le recueil complet fut présenté à la Galerie Excentric à Liège dans le cadre d’une exposition intitulée Constructivistes Belges. (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Luc Peire ; SABAM | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques