SERRA, Richard (1938-2024)

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[RTBF.BE, 27 mars 2024] L’artiste américain Richard Serra, figure majeure de l’art contemporain avec des œuvres monumentales constituées de plaques d’acier CorTen, est mort mardi [26 mars 2024] à 85 ans, selon le New York Times qui cite son avocat.

Il s’est éteint chez lui dans l’État de New York des suites d’une pneumonie, selon le quotidien américain. Exposé des grands musées américains au désert du Qatar, Richard Serra a livré des œuvres massives, arrondies, à l’aspect pourtant minimaliste, poussant la réflexion sur l’espace et l’environnement.

Né à San Francisco d’une mère d’origine juive russe et d’un père espagnol, il se forme à Paris puis s’installe dans les années 1960 dans un New York en plein bouillonnement artistique. A la fin de cette décennie, il publie un manifeste puis révèle une œuvre fondatrice, One ton prop (House of cards), quatre plaques de plomb de 122 x 122 cm, maintenues en équilibre par leur propre poids, à la manière d’un château de cartes.

Les quatre plaques d’acier de l’artiste américain Richard Serra, qui font partie de l’installation “Est-Ouest/Ouest-Est”, dans le désert du Qatar, à environ 70 kilomètres de Doha (2022) © Guiding Architects

Il passe ensuite à de grandes plaques d’acier CorTen d’un brun-orangé, comme rouillées, exposées à New York, Washington, Bilbao, ou encore Paris. En 2014, il plante même de sombres tours dans le sable du Qatar, si loin qu’il faut un 4×4 et une bonne carte pour s’y rendre, à 70 km de la capitale, Doha. “Quand on voit mes pièces, on ne retient pas un objet. On retient une expérience, un passage”, disait-il en 2004.

L’acier CorTen : un matériau détourné

Ce matériau, habituellement réservé au monde de la construction et de l’architecture, a la particularité de changer de couleur au fil du temps. Il passe du gris à l’orange, jusqu’au marron foncé après quelques années. Et si l’artiste voue un tel intérêt aux pièces immenses, c’est parce que son matériau principal n’est pas l’acier mais bien l’espace, qu’il aime exploiter dans ses dimensions les plus démesurées. Pour arriver à un tel résultat, Richard Serra conçoit d’abord des maquettes, puis, il fait des tests grâce à un logiciel de calcul, pour finalement faire appel à des usines qui produisent ces grandes plaques singulières. Un monde qu’il connaît bien, car il a lui même travaillé dans une aciérie pour financer ses études.

Richard Serra s’inscrit comme l’un des fondateurs du minimalisme, une branche de l’art contemporain qui voit le jour dans les années soixante aux États-Unis. La spécificité de ce courant artistique réside dans la “soustraction”. Les formes brutes et épurées embrassent la doctrine du “less is more” caractéristique principale du mouvement.

Rédaction / Belga


© arch daily

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 27 mars 2024] Richard Serra est décédé ce mardi 26 mars à 85 ans. Connu pour ses œuvres monumentales en acier Corten, l’artiste était un des plus grands sculpteurs de notre époque.

“Je considère l’espace comme un matériau. L’articulation de l’espace a pris le pas sur d’autres préoccupations. J’essaie d’utiliser la forme sculpturale pour rendre l’espace distinct”, disait Richard Serra. Hier, le sculpteur est décédé à l’âge de 85 ans des suites d’une pneumonie, à son domicile dans l’État de New York, selon les informations du New York Times. Il était un des plus grands artistes contemporains, dont les œuvres monumentales ont été exposées de New York au désert du Qatar, en passant par Paris. Retour sur la vie de celui qui a poussé l’art minimal à son paroxysme et qui a fait de l’acier Corten des sculptures labyrinthiques à vivre.

Remettre à l’honneur le matériau

Richard Serra est né en 1939 à San Francisco. Aujourd’hui encore, il se souvient de sa passion précoce du dessin qui le conduit, dès 4 ans, à s’abandonner avec bonheur au plaisir de créer. “Ma mère avait décidé très tôt que mon frère serait avocat et moi artiste. Ce qui s’est passé.” La première rupture date de 1961, année où il intègre la section art de Yale. L’université est alors un formidable pôle de confrontation entre différentes disciplines artistiques, invitant chaque semaine les artistes new-yorkais à venir enseigner. Ses professeurs seront Philip Guston, Frank Stella, Robert Rauschenberg, Ad Reinhardt et Josef Albers. Son horizon s’élargit.

Quelques années plus tard, en 1966, ses premières pièces sont encore marquées par l’activisme de Yale. Il expérimente, s’interroge sur la définition du geste artistique. Son environnement, ses amis l’encouragent. À la fin des années 1960, dans cet incroyable creuset artistique qu’est New York, il croise toute la jeune génération d’artistes. Robert Smithson, Donald Judd, Philip Glass, Steve Reich deviennent ses amis. Il faut tout remettre en question, détruire pour reconstruire. Bruce Nauman, Eva Hesse produisent des sculptures sans véritables formes. Il découvre Yvonne Rainer et ses performances dansées, la manière dont elle interroge le temps, la position du corps et de l’objet, la façon dont elle ouvre ou ferme l’espace.

Jeter, suspendre, enrouler

L’expérience, voilà sans doute le moyen de se dégager de l’art minimal qui règne en maître dans les débats artistiques. Un temps, le film lui permet cela. Hand Catching Lead (1968), par exemple, voit sa main tenter de saisir au vol un morceau de plomb. L’œuvre est sans statut, oscillant entre performance et répétition d’un geste jusqu’à l’absurde. La rupture intervient vraiment en 1967 avec To Lift, sculpture constituée d’une plaque de caoutchouc dressée par un pieu. La matière molle répond à une forme élémentaire s’affirmant dans l’espace comme pur mystère. La logique de remettre à l’honneur le matériau, de le plier à sa volonté trouve son aboutissement dans Verb List, série de verbes recopiés sur une feuille : rouler, marquer, jeter, suspendre, enrouler, couper, retourner, empiler, arranger, localiser… Dès lors, son œuvre sera placée sous le signe de ces actions simples. Bulle ou Double Roll (toutes deux de 1969) se présentent sous la forme d’une feuille de plomb roulée sur elle-même.

© Guggenheim Museum Bilbao

One Ton Drop (House of Cards) de la même année marque un autre tournant. Quatre plaques de plomb sont dressées les unes contre les autres dans un équilibre précaire. Dès lors, ses œuvres joueront de ce paradoxe : une sculpture vaut pour sa forme mais également par la connaissance que nous avons des matériaux et de la gravité. One Ton Drop (House of Cards) est aussi un affranchissement des conventions de la sculpture. Serra cherche à séparer l’œuvre de son contexte, à détruire jusqu’à l’idée même de socle. Or, même posée directement au sol, une sculpture se sert de ce dernier comme socle. Telle une peinture, elle est une figure sur un fond, celui de son environnement. Elle reste image. Cette “convention picturale”, il convient de la détruire pour qu’enfin la sculpture trouve son autonomie. En 1970, deux expériences cruciales le convainquent de la validité de ses intuitions.

Arpenter et regarder

En aidant Robert Smithson pour la réalisation de la fameuse Spiral Jetty, il découvre qu’une forme simple peut générer une expérience forte pour peu qu’elle intègre des dimensions qui excèdent le corps humain. Le visiteur est au coeur de l’oeuvre et ne peut, par le regard, en saisir toutes les composantes. L’œuvre ne doit plus (et ne peut plus) être fabriquée par les mains de l’artiste. L’atelier devient simple bureau où des assistants ingénieurs calculent les contraintes techniques des quelques esquisses. L’importance du dessin, de la lithographie et de l’édition dans l’œuvre de Serra trouve là son origine, dans sa volonté de produire lui-même des oeuvres, de poursuivre par d’autres moyens les joies d’une activité d’atelier.

La seconde expérience, encore plus cruciale, est sa découverte des jardins zen japonais avec en leur centre le Ma, cette fameuse idée entremêlant vide et énergie. Pulitzer Piece: Stepped Elevation (1970- 1971) sera l’une de ses premières vastes interventions dans le paysage, constituée de trois immenses lames d’acier. Avec ce matériau capable de s’incarner dans des formes monumentales, Serra enrichit son vocabulaire. Il n’est alors pas le premier à mettre l’accent sur le matériau. Rodin, en son temps, avait inauguré ce mouvement. La représentation intégrait et exposait les données physiques de la matière, sa lourdeur, son refus de se laisser creuser, d’obéir au geste de l’artiste. Mais c’est vers Picasso que s’était tourné le jeune Serra au début 1964, attiré notamment par les assemblages en métal de 1912-1913 comme Guitare, alors exposée au MoMA, à New York. De son séjour en France et en Italie en 1965, il avait aussi retenu de Brancusi ses formes élémentaires et sa capacité à jouer des surfaces, opposant par exemple le poli au rugueux.

Organiser l’espace avec l’acier

Avec l’acier, Serra allait trouver une qualité de rendu sans équivalent, ni particulièrement beau, ni dépourvu d’intérêt. En cela, il s’opposait d’une certaine manière à Carl Andre et ses damiers de métal posés à même le sol. Bien que brut, le matériau chez Carl Andre garde une certaine sensualité, renforcée par l’effet de composition. La sensualité, Serra la trouvera dans l’acier Corten, alliage spécifique rendant la matière inoxydable. Avec le temps, la surface se couvre automatiquement d’une couche protectrice passant du vert à l’orange, puis au rouge ou au brun foncé. Mais l’acier reste pour lui une manière d’organiser l’espace, comme il ne cessera de l’affirmer.

Ses grandes interventions du début des années 1980 dans les espaces publics marquent ce changement d’échelle. Tantôt courbes et sinueuses, tantôt verticales et anguleuses telles des tours, elles activent l’espace public en le perturbant et en contraignant le visiteur à les intégrer dans son expérience. Au contraire des sculptures produites à la même époque par Bernar Venet, elles s’opposent également à l’architecture et à son formalisme. Le concept n’est pas du goût de tous. Commandé par le gouvernement américain, Tilted Arc, installé sur Federal Plaza à New York, se retrouve sous le feu des projecteurs : une pétition des habitants du quartier entraîne le gouvernement à ordonner sa destruction. Un procès très médiatisé s’ensuit, Serra défendant sa propriété morale sur l’œuvre.

C’est dans ce contexte qu’il installe la double ellipse Clara-Clara dans le jardin des Tuileries à Paris. L’exemple ne lui sera d’aucune utilité. Tilted Arc est finalement détruit en 1989 alors qu’il enchaîne les commandes à travers le monde, posant même en France quelques œuvres imposantes (Philibert et Marguerite à Bourg-en-Bresse, Octagon for Saint Eloi à Chagny, Single Double Torus pour LVMH à Paris). La création en 1996 des premières Torqued Ellipse démontre sa volonté d’intégrer plus intimement le temps propre à chaque espace. Conçues comme des ellipses en apesanteur, ces formes contraignent le spectateur à se perdre entre les parois courbes d’un espace clos sur lui-même.

Le contenu c’est votre propre expérience alors que vous marchez dans, à travers, et autour de l’ensemble du champ sculptural.

Richard Serra

Le temps s’étire, la matière enserre, se referme sur le corps du visiteur avant de l’expulser dans le noyau central, vide. Le succès est immédiat. L’installation au Dia: Beacon est un tel succès que le Guggenheim de Bilbao commande à l’artiste pas moins de huit sculptures monumentales similaires. L’installation The Matter of Time (2005) est immédiatement saluée comme une œuvre charnière dans l’art contemporain. La rétrospective au MoMA en 2007 confirme cet engouement du public, enfin conquis par ces sculptures accélératrices d’expérience.

Marcher dans le champ sculptural

En 2008, pour la seconde édition de Monumenta, Richard Serra propose une Promenade dans la nef du Grand Palais. Constituée de cinq éléments imposants, dressés verticalement, décalés les uns par rapport aux autres et légèrement “décadrés”, cette installation monumentale invite le visiteur au déplacement et à la découverte de multiples points de vue. De ce mouvement surgissent divers questionnements sur le regard, la mémoire, la compréhension d’une œuvre, la construction d’une expérience cognitive et sensible.

“Vous n’avez pas besoin de connaître quoi que ce soit sur l’histoire de la sculpture ou sur l’histoire de l’art pour comprendre, voir et percevoir ce travail conçu en relation avec l’espace. […] Il ne s’agit pas juste de grandes plaques en l’air, mais le contenu c’est votre propre expérience alors que vous marchez dans, à travers, et autour de l’ensemble du champ sculptural. […] Il n’y a de contenu ni dans les plaques, ni dans l’acier, ni dans le rythme des cinq plaques”, avouait Richard Serra. La présentation, sous l’impulsion d’Alfred Pacquement s’enrichissait de nombreuses intervention extérieures, laissant cinéastes, écrivains, philosophes exprimer leur relation à Serra. En parallèle, les œuvres Clara-Clara et Slat étaient respectivement réinstallées dans le Jardin des Tuileries à Paris et à la Défense.

En 2012, il plante une immense sculpture heptagonale de 24 m de haut composée de sept plaques d’acier convergentes, sur le port de Doha (Qatar). L’œuvre imite un minaret et reflète la culture islamique, au bord du golfe. Deux ans plus tard, l’artiste installe des tours dans le désert qatari, à 70 km de la capitale, pour la sœur de l’émir, cheikha Al-Massaya Bint Hamad Al-Thani. Après la crise sanitaire due au Covid-19, Richard Serra revient à Paris pour présenter Transmitter (2020) dans le vaste espace d’exposition de Gagosian au Bourget. En parallèle, le Centre Pompidou présente une rétrospective de trois jours de films et de vidéos de Serra tirés de la collection du musée ainsi que de celle du Museum of Modern Art de New York.

Du Guggenheim Museum au Reina Sofía de Madrid, en passant par le Kunstmuseum Basel, de nombreuses institutions ont rendu hommage à Richard Serra sur les réseaux sociaux. Jusqu’au 30 avril, la galerie Lelong & Co. à Paris présente quant à elle Casablanca (2022) une suite de six œuvres graphiques réalisées en collaboration avec le maître imprimeur Xavier Fumat à l’atelier Gemini G.E.L. de Los Angeles et montrées pour la première fois dans la capitale. Dans ces œuvres gravées, l’artiste a poussé l’estampe à ses limites en les recouvrant de matière noire. Pour Larry Gagosian “Richard Serra était un titan qui a transformé la définition même de la sculpture et du dessin. Plus que cela, il nous a changé, notre façon de voir et de ressentir notre chemin vers une expérience élémentaire et sublime. Il nous a mis au centre de son art. Avant le matériau, l’espace, le poids et la mesure, c’était notre expérience qui lui tenait le plus à cœur.”

Agathe Hakoun & Damien Sausset


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  “The Matter Of Time” © edition.cnn.com ; © Guiding Architects ; © Guggenheim Museum Bilbao ; © arch daily.


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ANDRE, Carl (1935-2024)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 25 janvier 2024] Derrière l’austérité de l’homme se cachait le talent d’un grand artiste qui a révolutionné la sculpture. Carl ANDRE, pionnier de l’art minimal et maître de l’épure, est décédé mercredi 24 janvier à l’âge de 88 ans.

Lorsque l’on demandait à Carl Andre (né en 1935) ce que représentait pour lui la rétrospective organisée en 2016 par le musée d’Art moderne de Paris, qui couronnait plus d’un demi-siècle de création, la réponse était à l’image du personnage, modeste : “Rien, si ce n’est que j’ai toujours espéré que mes œuvres soient une source de plaisir pour celui qui les regarde, comme elles le sont pour moi lorsque je les crée”. Pionnier de l’art minimal, l’artiste est décédé le 24 janvier 2024 à l’âge de 88 ans. En 1988, il avait été accusé puis acquitté du meurtre de son épouse, l’artiste Ana Mendieta, décédée le 8 septembre 1985 d’une chute depuis le 34e étage de l’immeuble où résidait le couple à New York.

Une œuvre à la beauté épurée

L’artiste au Dia: Beacon à New York en 2015 © Bill Jacobson studio

Depuis le milieu des années 1960, Carl Andre avait développé une œuvre à la beauté épurée, qui n’a jamais cessé de se développer et de s’intensifier, tout en restant fidèle à des principes définis dès le temps des premières sculptures : il ne sera jamais question de figuration, mais simplement de forme, de matière et d’espace. Après ses études à la Phillips Academy d’Andover, près de Boston, Carl Andre a débuté par la peinture dans les années 1952-1953, à l’époque où l’expressionnisme abstrait (Jackson Pollock, Willem de Kooning…) régnait en maître aux États-Unis.

“Supprime le langage en toi.”

En 1954, lors d’un voyage en Europe, il avait découvert les œuvres de Constantin Brancusi (1876-1957) et s’était émerveillé devant la pureté minérale et l’ordonnancement parfait des mégalithes du site de Stonehenge. Arrivé à New York trois ans plus tard, Carl Andre avait partagé un temps l’atelier de Frank Stella. En 1958, alors en pleine réalisation de ses Black Paintings aux lignes labyrinthiques, ce dernier avait prodigué à son camarade le conseil suivant : “N’imite pas mon travail. Supprime le langage en toi, et travaille directement avec le matériau concret tel qu’il se présente dans la réalité”. Il n’en n’avait pas fallu plus à Carl Andre pour ranger ses pinceaux et décider de se consacrer à l’art en trois dimensions, tout en composant en parallèle une série de poèmes, à partir d’associations de mots qu’il choisit tant pour leur sens et leur pouvoir d’évocation que pour leur beauté visuelle et leur sonorité.

Il a procédé de la même manière en sculpture. Dès la fin des années 1950, les œuvres de Carl Andre résultaient en effet, elles aussi, d’assemblages d’éléments indépendants, qu’il sélectionnait pour leurs formes géométriques simples et leur matière brute ou industrielle (le bois, la pierre, la brique, le métal). En 1959, l’artiste avait produit sa toute première série, Pyramid, hommage non dissimulé à la Colonne sans fin de Constantin Brancusi. Pour des raisons financières, il avait ensuite travaillé durant cinq ans en tant que mécanicien et conducteur pour la Compagnie des chemins de fer de Pennsylvanie, dans le New Jersey.

Vers une sculpture horizontale

C’est au milieu des années 1960 que l’artiste avait pris son envol. Sa première exposition personnelle a eu lieu en 1965, à la galerie Tibor de Nagy, à New York, un an avant la manifestation fondatrice de ce que l’on appellera l’art minimal, ou le minimalisme. Organisée au Jewish Museum de New York, Primary Structures : Younger American and British Sculptors réunit pour la première fois Donald Judd, Dan Flavin et Carl Andre, qui est alors le seul à proposer une œuvre sculpturale plane, un alignement d’une centaine de briques posées sur le sol.

Certes, Carl Andre a été l’un des pionniers du minimalisme. Mais il détestait les étiquettes. “Les mots en “isme”, c’est de la connerie. La seule chose qui compte, c’est l’art”, affirmait-il, en expliquant que le minimalisme était d’abord, à ses yeux, un état d’esprit. Pour créer, il avait besoin de faire le vide, de se libérer de ce qu’il savait de l’art et de la sculpture, afin de proposer quelque chose de nouveau. Très vite, il a révolutionné  la sculpture en abandonnant la verticalité, celle de la grande statuaire et des bustes classiques, pour développer un travail qui se déploie principalement à l’horizontale, au gré d’installations au sol qui font corps avec l’espace. L’inspiration d’une sculpture naissait d’ailleurs, le plus souvent, de l’endroit où elle devait être installée.

3 œuvres phares 

      • Vues de poèmes (1958-2010, installation),
      • Lament for the children (1976, installation),
      • Margit endormie (1989, technique mixte, dimensions variables)

Carl Andre n’avait pas d’atelier, ou plutôt, il en avait des milliers. “Je ne réalise pas de dessins, pas d’esquisses préparatoires, pas de maquettes. J’ai simplement des matériaux, un espace, et la chance de pouvoir travailler”, résumait l’artiste. Chacune de ses créations résulte d’un assemblage de modules, qu’il qualifiait d’éléments ou de particules. Si l’œuvre finale est souvent monumentale, elle est toujours composée d’unités de taille modeste. Pour que l’artiste puisse les porter, les déplacer et les agencer à sa guise, sans avoir à mobiliser une armée d’assistants.

Un nouveau rapport à l’œuvre

Carl Andre s’est imposé comme un maître de l’épure qui juxtaposait, empilait, construisait, plus qu’il ne sculptait. “Les origines de mon travail se situent dans le savoir-faire de la classe ouvrière : pose de briques, carrelage et maçonnerie. Ce n’est pas l’aspect visuel des briques que j’aime dans ma sculpture, c’est le fait de pouvoir les placer, de créer en tant qu’individu une œuvre de taille relativement conséquente, en manipulant moi-même les briques”, confiait-il en 2015, à l’occasion de l’exposition Icônes américaines, organisée au Grand Palais, à Paris.

Carl Andre avec sa grande barbe des années 1970 © Keystone

Si le principe de l’installation est répandu dans l’art contemporain, il n’en était pas de même dans les années 1960. Au même titre que Donald Judd (ses Stacks constitués d’éléments alignés verticalement, accrochés au mur), Carl Andre a bouleversé l’idée que l’on se faisait du statut de l’œuvre d’art, en s’effaçant derrière elle, en ne transformant pas la matière. En la désacralisant aussi. Si l’œuvre est minimaliste, le geste de l’artiste l’est tout autant. La nature même de son travail in situ instaure un nouveau rapport avec le spectateur, qui découvre ses pièces en se déplaçant, en les traversant, en marchant dessus (Zinc-Lead Plain ou encore 144 Tin Squares, créée à New York en 1975 et faite de carrés d’étain).

Habiter l’espace

La question de l’espace est centrale. Celui de l’œuvre, mais aussi celui qu’elle occupe. D’où le titre de la rétrospective organisée en 2016 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, La sculpture comme lieu. L’artiste jouait avec les volumes, les proportions, la géométrie, la symétrie, les perspectives, les rythmes, selon un principe de série, de répétition, de variations (les Équivalents, un ensemble d’œuvres comprenant toutes le même nombre de briques, mais assemblées différemment). Épurées, silencieuses, ses pièces ne relèvent ni du décor, ni de l’architecture.

Il s’agissait pour Carl Andre de trouver l’équilibre parfait, pour que chaque œuvre habite l’espace, qu’elle y affirme sa présence sans le contredire, ni le saturer. C’est dans cet esprit qu’avait été conçue cette exposition (la première depuis celle du musée Cantini, à Marseille, en 1997), qui réunissait aux côtés de poèmes, de photographies et d’objets, une quarantaine de pièces emblématiques, de toutes époques. “La sélection a été en partie dictée par la disponibilité des pièces… Un collectionneur, par exemple, a refusé de nous prêter une petite œuvre en métal. Je lui avais demandé, et il m’a répondu qu’il ne pouvait pas, car son chat dormait dessus chaque nuit. J’ai trouvé cela magnifique ! “, avait déclaré l’artiste.

Guillaume MOREL


[I-AC.EU] Carl Andre est l’un des principaux représentants de l’art minimal américain. Après ses études d’art à la Phillips Academy à Anhover, il voyage en Europe. En 1957, il s’installe à New York où il travaille dans une maison d’éditions et partage un atelier avec Frank Stella. Influencé par Brancusi et la peinture de Stella, il commence à s’orienter vers la sculpture. En 1965, il réalise sa première exposition personnelle à la Galerie Tibor de Nagy à New York et, en 1970, une autre au Musée Guggenheim de New York. À partir des années 1970, ses œuvres sont exposées dans les musées du monde entier, entre autres, en 1987 au Stedelijk Van Abbemuseum à Eindhoven, en 1996 au Museum of Modern Art à Oxford et en 2005 à la Kunsthalle de Bâle. De 2014 à 2017, une exposition rétrospective Carl Andre: Sculpture as Place, 1958-2010 lui est dédiée et est présentée au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía (Madrid), à la Nationalgalerie im Hamburger Bahnhof (Berlin), et au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (Paris).

Né dans un milieu de bâtisseurs (son père était menuisier dans un chantier naval), il en garde une prédisposition et un goût pour l’élémentaire, le matériau, confirmés plus tard par ses amitiés artistiques : la proximité de Frank Stella lui apporte une sorte d’exemple moral et formel. Fidélité au matériau, rigueur de l’élaboration, refus de tout symbolisme, nécessité de l’acte créateur éliminant ce qui ne le sert pas strictement sont toujours prioritaires dans ses recherches. Dans un laps de temps très court, Carl Andre aborde les problèmes fondamentaux de la sculpture : rapport au sol, taille directe, signes distinctifs du savoir-faire classique. Considérant que le bois est finalement bien plus intéressant avant d’être découpé, il opte définitivement pour la non-intervention sur le matériau, quel qu’il soit, et l’utilise tel que peut le livrer l’industrie (briques, billots de bois, blocs de béton synthétiques standard, plaques de métal, etc.).

Un axiome essentiel est au fondement de toute l’œuvre de Carl Andre : forme = structure = lieu. Toute réalisation est un objet en relation avec son environnement. Il ne peut donc y avoir de signification, pas d’évocation, pas de savoir-faire de l’artiste. L’œuvre est le signe qui rend présente l’idée, mais la visualisation de l’idée doit être la plus élémentaire possible, afin que l’image (ce qui est vu) fasse le moins appel à l’imaginaire, évite au maximum de solliciter les affects. Ramené ainsi au minimum, c’est davantage le signe d’un volume que le volume lui-même qui prime. Ainsi, de minces plaques posées au sol permettent une appréhension différente de l’objet : on ne tourne plus autour, on marche dessus… L’œuvre échappe alors de manière salutaire à l’immortalité traditionnelle de l’œuvre d’art : comme tout objet, elle peut et doit s’user.

Le refus du façonnage et de ce que Carl Andre appelle ‘l’art d’association‘ le différencie singulièrement des autres artistes minimalistes. Il résulte d’un souci d’évidence et d’un goût pour le contact direct préférés à tout autre considération, formelle, symbolique ou psychologique.

L’art d’association fait que l’image est associée avec d’autres choses que ce que l’œuvre d’art est par elle-même. L’art d’isolation a sa propre localisation sur un minimum d’associations avec des choses autres que l’œuvre elle-même. L’idée est l’exact opposé de l’art d’association. J’essaie de réduire dans mon travail la fonction de production d’image au degré le plus faible…

Carl Andre


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FELDMAN : Rothko Chapel

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FELDMAN Morton (1926-1987), The Rothko Chapel, pour soprano, contralto, double chœur et trois instruments (1971) par l’Ensemble intercontemporain

The Rothko Chapel s’inspire des quatorze toiles peintes par Rothko pour la Menil Foundation à Houston. Le compositeur Morton Feldman médite tout à la fois la vibration d’un lieu et d’une peinture. Une immersion aux limites de l’imperceptible, une procession immobile, semblable aux frises des temples grecs, pour voix, percussion et alto. La continuité des grands formats de Rothko est restituée par le contraste des sections de la musique, jusqu’à cette chanson hébraïque qui clôt l’œuvre sans la refermer…” (extrait du site officiel de Les cris de Paris)

“Né le 12 janvier 1926 à Manhattan (New York), second fils d’Irving et Francis Feldman, Morton Feldman est issu d’une famille juive d’origine ukrainienne, qui avait immigré aux États-Unis, en passant par Varsovie. Il étudie le piano avec une élève de Ferruccio Busoni, Vera Maurina Press, qui avait autrefois côtoyé Alexandre Scriabine dont l’influence sur les premières œuvres de Feldman est manifeste, et qui lui inculque « une sorte de musicalité vibrante, plutôt que du métier musical ». Pionnier américain du dodécaphonisme, qu’il n’aborde pourtant jamais en cours, Wallingford Riegger lui donne, à partir de 1941, des leçons de contrepoint. En 1944, Stefan Wolpe devient son professeur de composition et arrange rapidement une rencontre entre Feldman et Edgard Varèse, qui lui dit : “Vous savez, Feldman, vous survivrez. Je ne suis pas inquiet pour vous.” Longtemps, Feldman se rendra chez Varèse presque toutes les semaines, “ne se sentant pas très différent des gens qui font un pèlerinage à Lourdes et en espèrent une guérison”.

En janvier 1950, à l’occasion d’un concert du New York Philharmonic dans la Symphonie op. 21 d’Anton Webern sous la direction de Dimitri Mitropoulos, Feldman rencontre John Cage et emménage bientôt dans le même édifice que lui, la Bossa’s Mansion, sur Grand Street, près de l’East River. Projection 1 (1950), pour violoncelle, est sa première œuvre notée graphiquement. Avec l’arrivée de Christian Wolff, d’Earle Brown et de David Tudor, naît, autour de Cage et de Feldman, ce que l’on nomme sans doute hâtivement la “New York School” — et Henry Cowell de consacrer un article à “Cage et ses amis”, en janvier 1952, dans The Musical Quarterly.

Si Feldman utilise encore la notation graphique dans Projection 2 (1951), confiant la hauteur à l’interprète, mais au sein d’un registre, d’une dynamique et d’une durée déterminés, et s’il développe plus tard, dans la série des cinq Durations (1960-1961), une écriture dite race-course, où les hauteurs et les timbres sont choisis, mais non la durée, toutefois inscrite dans un tempo général, où donc la coordination verticale est fluctuante, il y renonce entre 1953 et 1958, puis de manière définitive en 1967, avec In Search of an Orchestration, car il refuse d’assimiler son art à l’improvisation.

Au cours des années 1960, la lecture de Kierkegaard s’avère essentielle à la recherche d’un art excluant toute trace de dialectique. Doyen de la New York Studio School (1969-1971), Feldman s’intéresse pendant les années 1970 aux tapis du Proche et du Moyen Orient, qu’il collectionne comme les livres et les articles sur le sujet, dans le souci, musical, de “symétries disproportionnées” circonscrivant le matériau dans le cadre d’une mesure.

En 1970, il noue une relation avec l’altiste Karen Philipps, pour qui il entreprend la série The Viola in My Life. Après avoir composé The Rothko Chapel, destiné à la chapelle œcuménique de Houston (Texas), Feldman vit, de septembre 1971 à octobre 1972, à l’invitation du DAAD, à Berlin, où il déclare avoir redécouvert sa judéité. Nommé professeur à l’Université de New York/Buffalo à son retour en 1973, il occupera jusqu’à sa mort la chaire Edgard-Varèse. “Il va falloir que je leur apprenne à écouter.”

En 1976, de nouveau à Berlin, Feldman rencontre Samuel Beckett, qui lui envoie quelques semaines plus tard, sur une carte postale, son poème neither en guise de livret pour un opéra créé l’année suivante à Rome, au Teatro dell’Opera, dans une scénographie de Michelangelo Pistoletto. À Samuel Beckett, Feldman consacrera encore deux autres partitions en 1987 — la musique d’une pièce radiophonique, Words and Music, et For Samuel Beckett, pour ensemble. Dès 1978, ses œuvres s’étaient risquées à une musique aux nuances infimes, qui ne transige plus sur la durée de leur déploiement au regard des conventions, des possibilités d’exécution et des attentes du public — un art qui culmine notamment dans String Quartet (II) (1983), dont la durée avoisine les cinq heures.

Feldman enseigne encore, notamment en Allemagne, aux Cours d’été de Darmstadt, entre 1984 et 1986. Un cancer l’emporte le 3 septembre 1987.

Feldman fut l’ami du poète Frank O’Hara, du pianiste David Tudor, des compositeurs John Cage, Earle Brown et Christian Wolff, et des peintres Mark Rothko, Philip Guston, Franz Kline, Jackson Pollock, Robert Rauschenberg ou encore Cy Twombly — certains de ces noms jalonnant les titres de ses œuvres.” (extrait de BRAHMS.IRCAM.FR)

Savoir-écouter plus…

GLASS : Metamorphosis

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GLASS, Philip (né en 1937)


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