DESPRET : Le merle et la philosophe

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[TERRESTRES.ORG, 19 décembre 2020] Penser différemment le territoire grâce aux oiseaux : à rebours de la fascination des scientifiques pour la compétition animale, Vinciane Despret propose une conception du territoire attentive aux assemblages et relations d’interdépendance qui s’y jouent. Le savoir, nous dit-elle, doit devenir l’allié des vivants qu’il étudie.

Tout commence avec un merle. Ou bien, tout commence avec le printemps, et une philosophe insomniaque. Réveillée à l’aube, “capturée” nous dit-elle, par un chant, Vinciane Despret s’est laissé toucher par la métamorphose qui, à chaque fin d’hiver, transporte les oiseaux. C’est le passage du silence au chant, de la discrétion à la performance, qui soulève initialement sa curiosité. “Chantait-il sa joie d’exister, de se sentir revivre ? […] Les scientifiques ne pourraient sans doute pas l’énoncer de cette manière.” (p.17) Ce sont pourtant bien les scientifiques que Despret fait parler dans cet ouvrage, où, déroulant l’histoire foisonnante des interprétations appliquées à cette métamorphose, elle déconstruit pas à pas l’omniprésence d’une représentation fixiste et compétitive du territoire. L’histoire racontée ici n’est pas linéaire, mais bien “en plis” (p.55), marquée d’hypothèses poliment falsifiées, de découvertes exclues tout d’abord du domaine reconnu de la science puis invitées à refaire surface. Une histoire où naturalistes, éthologues, géographes, philosophes et acousticiens sont tour à tour convoqués.

EAN9782330176433

Philosophe des sciences, observatrice fidèle des éthologues, Vinciane Despret interroge depuis plusieurs années la manière dont les scientifiques scrutent le monde, en particulier le monde animal. Dans Habiter en oiseau, elle décortique avec pédagogie les débats scientifiques les plus tenaces au sujet du territoire chez les oiseaux, renouant au passage avec nombre de ses questionnements habituels. Comment, tout d’abord, faire place à ce qui importe, pour les humains comme pour les autres vivants ? Attentive aux changements de perspective qui occupent les sciences sociales et naturelles depuis un certain temps, Despret fait valoir l’apport d’une recherche curieuse du ressenti de ceux qui ont longtemps été réduits au simple statut d’objets d’étude. Ce mouvement est intimement lié à son approche écologique et politique de la science : à quelles conditions le savoir peut-il se faire l’allié des vivants qu’il étudie ? À bien des égards, la bibliographie de Vinciane Despret est un traité pour une science attentive au monde dans lequel nous vivons — Habiter en oiseau ne fait pas ici figure d’exception — or ce monde-là “gronde” (p.181) autant qu’il est menacé par le silence. Dès 1962, Rachel Carson dénonçait dans Printemps Silencieux les effets dévastateurs des pesticides sur le vivant, menant entre autres à la disparition des oiseaux et de leur chant. Indirectement, Despret répond à son appel et rajoute que la sensibilité est bien l’alliée de celles et ceux qui reconnaissent dans la crise écologique actuelle la marque d’une inhabitabilité du monde contemporain. Nous connaissions le territoire comme arme de l’appropriation de la terre, il s’y déploie ici comme moyen d’une nouvelle attention aux vivants, à leur diversité, et à leur faculté, si nous les laissons seulement, de nous toucher. La philosophie, dans ce cadre, se fait l’outil d’une remise en question lente, soucieuse de l’impact des concepts, mais consciente aussi de leur portée créatrice. Notre conception du territoire s’y trouve transformée ce qui ne veut pas dire évacuée : chez Despret, on “multiplie les mondes“, on ne les police pas.

PENSER PAR LE MILIEU

Heinrich raconte qu’il est difficile, lorsqu’il veut observer des roitelets, de les trouver : ils sont rares, très discrets, et souvent invisibles dans les forêts. Aussi le chercheur fait-il confiance aux mésanges et à leurs talents pour le compagnonnage et les recherche-t-il pour retrouver ses roitelets — élargissant de ce fait le réseau interspécifique que convoquent les mésanges, cooptant à présent un scientifique humain. (p.175)

Comme à son habitude, Despret réfléchit ici “par le milieu“, par ce qui fait “tenir” ensemble les oiseaux qui chantent le territoire, ceux qui les observent, et la philosophe qui les raconte. Penser par le milieu, c’est refuser tout d’abord que le discours scientifique puisse se construire de manière indépendante, désengagée, et sans la participation active du monde vivant. Le territoire n’est pas un objet construit en laboratoire, tout au mieux s’impose-t-il comme une énigme formulée par les oiseaux en direction des humains qui, dès lors, ne cesseront de multiplier les hypothèses. Il y a là, selon la formule de Stéphane Durand dans sa postface, une “écologie des idées” (p.199). Écologie, parce que les théories vivent et meurent aussi, que quand certaines s’imposent, voire écrasent, refusent à leurs pairs les conditions de la coexistence, d’autres au contraire contribuent à “articuler” la diversité du monde vivant. “Au fur et à mesure des découvertes, on le voit, d’autres territoires apparaissent […] d’autres manières d’habiter, de faire monde” (p.77). Si le territoire est d’abord un concept, il peut aussi être le lieu manifeste de notre violence sur les autres habitants de la terre. Aussi le dispositif d’enquête doit-il se montrer attentif “à l’invraisemblable diversité des manières d’être” (p.37), refuser la négligence, bref, construire un cadre ouvert à la prolifération des différences et des hypothèses. Ainsi l’hypothèse longtemps dominante en ornithologie, qui veut que le territoire borne de manière fixe l’espace où l’oiseau accapare manière exclusive les ressources, se trouve-t-elle confrontée à d’autres, plus discrètes. Chez David Lack, il est un “un siège social à partir duquel parader et chanter” (p.59), un “site de rendez-vous” (p.67) chez Howard, un “lieu de protection” et de “rupture avec le régime d’activité” (p.73) chez Clyde Allee.

Habiter en oiseau, loin de dicter la vérité du territoire, est donc une invitation à composer différemment avec le monde qui nous entoure et les entités qui le peuplent. L’ambition est donc politique, dans la mesure où elle prolonge le pari d’opposer au paradigme du conflit et de l’exploitation celui de la cohabitation. Il y a quelques années, prolongeant l’interrogation de Donna Haraway, Elsa Dorlin et Eva Rodrigues s’interrogeaient de la manière suivante : si la nature “est un collectif à proprement parler, dans le sens où nous participons à sa constitution, au même titre que d’autres entités partenaires […] comment prendre en compte et rendre compte de nos conditions de partenaires“ ? Despret dirait qu’il faut déjà se demander ce qui compte pour eux, les oiseaux, c’est-à-dire sortir des paradigmes scientifiques qui se bornent à réduire “la subjectivité de l’animal à des notions comme celles de la motivation ou de l’instinct“. Ce travail minutieux de déconstruction du grand partage — cette approche moderne de l’univers, longuement critiquée par Descola, qui réduit tout à des catégories binaires, humain/non-humain, culturel/naturel, etc. — passe en premier lieu par un renversement du sujet principal. Ce sont les oiseaux qui génèrent la curiosité ici, eux qui proposent de nouvelles pistes. Les tentatives, dominantes à partir des années 1960, de ramener la pulsion territoriale à un modèle économique d’intérêt pour l’accaparement des ressources s’y trouvent réfutées par les oiseaux eux-mêmes. Contre l’idée, par exemple, que le territoire garantit l’exclusivité de la nourriture disponible, les huîtriers pies partagent, au-delà d’une aire familiale, une “aire alimentaire […] où tous les oiseaux du district viennent se nourrir sans être inquiétés” (p.57). Au postulat qui veut que la délimitation d’un territoire ne soit que l’apanage des mâles, femelles pouillots, moqueurs et phalaropes résistent, construisent elles-mêmes ou en couple leur territoire, le revendiquent et le défendent. Ce sont les oiseaux, donc, qui enseignent à l’être humain l’infinie diversité du monde, où, comme le dit Baptiste Morizot dans sa postface : “le comportement le plus stéréotypé, le chant le plus fruste, est déjà toujours plus compliqué à interpréter que nous en sommes capables” (p.204).

Encore faut-il renoncer à l’idée que la nature est toujours là pour nous apprendre quelque chose sur nous. Loin de chercher une loi qui dicterait tout comportement vivant, ou une manière d’habiter que nous pourrions d’emblée, sans réflexion, appliquer à l’humain, il faut au contraire cultiver l’art des versions. Or les ornithologues sont riches d’enseignements en la matière, eux qui, pour beaucoup, ont renoncé aux approches généralisantes au profit d’études comparatives, plus à même de faire valoir la diversité. Troglodytes, pinsons des arbres et mésanges charbonnières chantent en chœur ? Le rouge-gorge, à l’inverse, “attend le silence pour entamer son chant” (p.179). Et puis, de l’éthologie en général, Vinciane Despret tire la certitude que la science est avant tout affaire de curiosité, c’est pourquoi elle sait faire valoir l’intérêt des savoirs qualifiés de “non-scientifiques“. C’est par exemple Henry Eliot Howard, “naturaliste passionné” (p.20), qui par son observation des mâles bruants des roseaux, incitera finalement la communauté scientifique à faire du territoire un véritable champ de recherche. De manière identique, Despret s’engage dans la valorisation des méthodes d’enquête qui, sans manquer souvent de nous surprendre, témoignent d’un souci nouveau pour l’état des relations entre humains et animaux qu’il s’agit précisément de cultiver. À l’instar de Margaret Nice, qui, par le baguage des pattes des bruants chanteurs qu’elle observe depuis son jardin, octroie la place nécessaire à l’étude de leurs trajectoires individuelles de vie, ou de Jared Verner, qui un jour rattache un nid “pour éviter qu’il ne tombe“, et devient acteur malgré lui du dispositif d’expérimentation. Le savoir, nous dit encore Despret, ce sont bien sûr des idées, des hypothèses que l’on formule, mais aussi des techniques et des “dispositifs” qui “constituent une autre façon de s’organiser avec les animaux” (p.46).

LA PHILOSOPHIE POUR UN MONDE ABÎMÉ

Histoire bien déroutante qui nous est proposée ici, où les oiseaux jouent un jeu d’acteurs, où les scientifiques rattachent maladroitement des nids, et où tous les sens du lecteur sont mobilisés tour à tour. Cette approche par le sensible permet de rappeler que penser le territoire, c’est aussi complexifier la manière dont nous admettons que ce qui nous entoure, ce qui nous touche, est signifiant. Car la pensée moderne n’est pas seulement celle d’une appropriation de la terre, elle est un langage contractuel qui isole l’individu et le pousse à concevoir ses relations aux autres de manière défensive. En 2011, la philosophe américaine Anne Phillips soulignait par exemple le danger qui existe à défendre l’intégrité corporelle par la voie de métaphores territoriales. La propriété de soi, territorialisation du corps, risquerait alors de “construire des murs métaphoriques autour du soi“. Si l’ouvrage de Despret n’entend pas tirer de force des leçons des oiseaux, elle invite tout de même à réfléchir à nos propres manières de penser la relation entre nos corps et les territoires. À commencer par nos oreilles.

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C’est pourquoi la pensée du territoire implique un travail d’élargissement sémantique : “Penser les territoires, c’est également réactiver d’autres sens associés aux mots, […] les déterritorialiser pour les re-territorialiser ailleurs” (p.168). En ce sens, Despret renoue avec une approche tout à fait deleuzienne de la philosophie. Malgré la “méfiance irritée” (p. 105) qu’elle garde à l’encontre d’un penseur dont Donna Haraway considérait que le travail était la “plus claire manifestation […] de l’absence de curiosité à l’égard des animaux», elle s’en inspire en effet tant méthodologiquement que conceptuellement. Au sujet du rôle joué par la philosophie tout d’abord. Deleuze abordait cette dernière “à la manière des vaches». Despret rumine ici avec lui : penser le territoire, c’est bien y goûter cent fois, presser le concept contre ses présupposés et le désarticuler encore, jusqu’à en multiplier finalement la portée. Irritée par les théories trop pressées d’expliquer le territoire pour et au nom des oiseaux, Despret nous pousse à ralentir. Il faut en premier lieu questionner l’impact d’un imaginaire moderne sur nos propres modes de pensée, imaginaire où “l’environnement est d’abord et avant tout […] une ressource à exploiter” (p.105), où la terre se divise et se possède unilatéralement. L’anthropocentrisme de cette lecture satisfait d’ailleurs rarement les ornithologues, dont “très peu […] véhiculent une conception en termes de “propriét锓. (p.27) Déterritorialiser, c’est déjà désaccorder le concept de ses “habitudes de pensées tenaces” (p.94), pour l’articuler à d’autres choses.

On récusera donc non seulement le présupposé qui veut faire du territoire une donnée universelle du vivant, mais on questionnera surtout le sens même de la territorialisation, en le déliant de ses corollaires non questionnés : l’exclusivité, la nécessité, l’agressivité, et l’utilité. Comment procéder alors ? Attentive aux leçons de Donna Haraway, Despret admet volontiers qu’aucun concept n’est innocent. Réfléchir au territoire, c’est porter avec soi une histoire faite de “violences appropriatives et [de] destructions” (p.26) qui, dans le monde de l’ornithologie, prend parfois le visage d’un meurtre organisé : en 1949, Robert Steward et John Alrich proposent de tuer l’ensemble des oiseaux d’une aire donnée de la forêt du Maine pendant la période de reproduction, afin de mesurer la part d’oiseaux non accouplés faute de territoire. “Plus du double des mâles présents au premier recensement, toutes espèces confondues, ont fini par être éliminés” (p.98). Mais l’art pratiqué par Vinciane Despret ne consiste pas à abandonner les concepts à leur histoire problématique, il est celui d’une écoute patiente, d’une sélection minutieuse, moins attachée aux courants et aux groupes d’appartenance des locuteurs qu’à la force de leur proposition. La sélection d’un corpus de recherches publiées dans leur grande majorité entre le XXe et le XXIe siècle permet ainsi de suivre de près la circulation d’une idée et sa réappropriation, parfois malhabile, par d’autres. La structure de l’ouvrage soutient également cette démarche, oscillant avec musicalité entre des moments “d’accords” — où différentes études sont réunies par la thèse qu’elles entretiennent — et des “contrepoints“, séquences d’ouvertures où l’autrice prend le temps du ralentissement, convoque d’autres disciplines et d’autres perspectives.

Vinciane Despret sur son territoire…

Dans la lignée de Bruno Latour ou d’Isabelle Stengers, Despret réaffirme ici la dimension politique de toute épistémologie : les scientifiques, si nous savons en faire les alliés de la dénonciation du réchauffement climatique, peuvent aussi par leurs registres, leurs schémas, leurs postulats, reproduire l’idée d’un conflit inévitable pour les ressources entre les humains et les autres entités vivantes. Il n’existe donc pas d’espace extérieur à la réflexion sur notre manière de faire du collectif, de cohabiter avec ceux dont le capitalisme prédateur considère encore qu’ils ne sont que des moyens. Despret nous le rappelle notamment dans la conclusion : philosopher dans un “monde abîmé“, “c’est ne pas oublier non plus que ces chants sont en train de disparaître, mais qu’ils disparaîtront d’autant plus si on n’y prête pas attention.” (p.181). Voilà qui donne un sens tout particulier à l’objectif affiché de l’ouvrage. Se demander ce qu’est habiter en oiseau, ce n’est pas (seulement) répondre à la curiosité que suscite le chant d’un merle, c’est encore chercher la manière la plus délicate de composer avec lui, de le maintenir en vie, et de l’honorer. Il faut donc procéder avec intelligence, “au sens latin“, disait-elle ailleurs, “où intelligere implique d’abord la capacité d’apprécier, d’être connaisseur, de développer un goût et un discernement.” Du tact. L’ampleur de la crise écologique n’invite ici ni au désespoir ni au désintérêt, bien au contraire ; et la “solastologie” — cet état de souffrance causé par les désastres environnementaux actuels — offre un visage actif : c’est précisément, nous dit Despret, à partir de ces affects tout contemporains que nous saurons nous rendre “attentifs à la perte” (p.101). Certains regretteront que cette dimension ne soit pas plus développée : si l’inattention est un problème, l’utilisation des pesticides en est certainement un plus grand. Mais la proposition est avant tout méthodologique.

On apprendra par conséquent à distinguer d’une part les questions qui suscitent des réponses, et d’autre part, les questions qui rendent la nature “mutique” (p.51). Ainsi les approches fonctionnalistes, qui visent à réduire le territoire à l’octroi d’une seule ressource — nourriture, femelles (faut-il encore s’en étonner), sécurité — sont progressivement battues en brèche. Certes, le territoire “assure la subsistance de ceux qui le défendent” (p.57), certes il apparaît central dans l’organisation de la conjugalité, certes il protège contre les prédateurs. Les carouges de Californie occupent ainsi une végétation dense et basse qu’elles défendent contre tout intrus, mais tout ce qui est au-dessus est partagé avec les autres sans conflit. “Le ciel est à tout le monde chez les carouges” (p.117). Mais il y a plus. “Pas plus que le besoin n’explique l’institution, la pulsion n’explique le territoire.” (p.151) Plutôt que de chercher à réduire le comportement des oiseaux à une seule loi universelle, un seul besoin, une seule pulsion, peut-on au contraire l’envisager d’un point de vue environnemental, en pensant la manière dont les oiseaux s’associent au monde ? L’alliance ancienne entre territorialisation, nécessité et agressivité s’y efface progressivement sous l’hypothèse que le territoire, loin d’être soumis à des individus, est plutôt une “extension du corps de l’animal dans l’espace” (p.36). Il pourrait donc évoluer avec, par, et pour les oiseaux. Le 31 décembre 1933, le gel d’un étang dans le Worcestershire semble avoir un temps neutralisé toute démarche séparatiste. Les oiseaux occupent l’étang sans plus chercher à se distinguer les uns des autres. La territorialisation n’est donc pas qu’affaire d’instinct, elle répond et joue avec l’environnement. “La transformation du milieu effectuée par des créatures va elle-même susciter chez ces créatures des modifications d’habitudes, de manières de faire, de façons de vivre et de s’organiser” (p.157).

LA LUTTE POUR LE TERRITOIRE

Il faut ainsi détacher le territoire de son corollaire moderne, l’idée d’une appropriation unilatérale de l’espace, pour l’envisager autrement. Beaucoup ont en effet cherché à faire de ce dernier le lieu d’une violence colportée par les mâles. Despret suppose au contraire qu’il est “au service de la rencontre” (p.68), un “piège à attractions” (p.125), voire une manière “d’organiser la conjugalité“, une “forme à partir de laquelle les oiseaux vont composer” (p.159). Cela explique pourquoi les pratiques de défense du territoire paraissent si singulières aux yeux des théoriciens de l’agressivité, tels que Konrad Lorenz. À y regarder de plus près en effet, le territoire, ce “n’importe quel lieu défendu” (p.27), étonne par les modalités de sa protection. Des combats “plus formels que réels” (p.134), une violence purement démonstrative donc et peu blessante, presque systématiquement “menée à l’initiative de l’oiseau résident” (p.134) sans pour autant empêcher réellement le partage du territoire. Les oiseaux font-ils semblant ? Il ne s’agit pas de dire ici que la vie collective des oiseaux est dénuée “d’intérêts conflictuels” (p.131), seulement que la réduction de tous les comportements au seul conflit ne permet pas de faire valoir ce qui compte pour eux, soit la recherche permanente du voisinage. Nous y voilà, le territoire n’est pas tant l’espace de “l’habiter” que du “cohabiter” (p.41), tout ici est affaire d’assemblages qui soutiennent des relations d’interdépendance. D’ailleurs les frontières qui dessinent l’espace lient davantage qu’elles ne séparent, le territoire se distingue par la promesse d’un voisin, “l’apport d’une périphérie” nous dit Despret, où s’exprime alors tout “l’enthousiasme” des oiseaux (p.143). L’importance de la nourriture ou des violences s’y trouve subvertie par un paysage composite où le chant, les couleurs, les parades et les cohabitations s’exercent de manière multiforme. C’est bien en désenclavant le concept du territoire que l’on s’autorise à percevoir ce que l’on avait jusqu’alors minimisé. À l’unilatéralité du paradigme de la compétition pour les ressources s’articule alors progressivement celui de la coopération. Et si les territoires étaient en fait “des formes qui génèrent des relations sociales, voire qui donnent forme à une société” (p.159) et le chant, l’une des modalités de cette “composition“, si bien que, progressivement, certains oiseaux vont jusqu’à s’accorder à la mélodie de leurs voisins ? Les bruants à couronne blanche de la région de San Francisco, territoriaux à l’année, “ont quatre chants différents au départ, mais au fur et à mesure, ils vont en privilégier deux types, qui s’accordent avec celui des voisins avec qui ils interagissent.” (p.168) On comprend bien dans ce cadre que ce n’est pas l’espace qui prime dans le territoire, ou du moins, que “cet espace n’a pas grand-chose à voir avec ce que nous, qui sommes attachés à la terre, appelons “étendue”” (p.117). Car la manière d’être des oiseaux répond davantage de la temporalité, de l’action, de la “spectacularisation” (p.34) : le chant est une manière comme une autre d’affecter, à distance, ses congénères ; mais affecter n’est ni nécessairement violenter, ni nécessairement exclure…

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De ce voyage dans les territoires chantés, nous gardons donc l’assurance que l’attention n’est pas une mesure superficielle, mais bien une manière d’être au monde politique. Il s’agit de se considérer soi-même comme partie prenante d’une certaine intelligibilité du monde, briser le narcissisme de ce que Baptiste Morizot appelle parfois nos “cartographies ontologiques“, ces “représentations intériorisées des frontières et des ponts qui nous articulent aux autres êtres rencontrés”. Si nous voulons construire de nouvelles modalités de cohabitation de la terre, il faudra d’abord savoir écouter, regarder, sentir la diversité qui nous entoure, admettre que nous y sommes très physiquement et directement liés, et que le destin qui nous engage n’est jamais uniquement le nôtre. Une fois la lecture achevée, un sentiment d’insuffisance persiste néanmoins. Oui, ralentir pour mieux écouter paraît bien nécessaire, mais le monde n’est pas qu’”abîmé“, il s’effondre, et tandis que certains ralentissent, d’autres travaillent au contraire activement à renforcer ces processus de destruction, d’extraction, de dévitalisation.

Il ne faut pourtant pas minimiser la radicalité du propos. En pensant le territoire du point de vue des oiseaux, Despret réinvestit de manière tout à fait créative le triptyque être-habiter-posséder. À rebours de pensées individualisantes qui veulent que ce qui est occupé par l’un ne soit pas habité par d’autres, pour qui les ressources ne sont pas ce qui nous permet de tenir, mais ce qui doit faire l’objet d’une lutte exclusive, Despret cherche entre les êtres des modalités de relations “non dramatiques” (p.73). Le territoire sépare ? Autant qu’il est le lieu de l’activité sociale. Habiter, c’est s’approprier ? D’accord, si l’on admet que l’on ne s’approprie jamais un territoire sans que lui-même ne nous affecte, que l’appropriation n’est pas une mesure d’objectivation, mais d’instauration, au sens que Despret emprunte à Etienne Souriau, c’est-à-dire “participer à une transformation qui mène […] à plus d’existence.” L’ouvrage n’honore donc pas seulement les pensées d’un rapport écologique au monde, même si c’en est certainement l’apport le plus évident. Après sa lecture, il est vrai qu’on n’écoute plus les oiseaux chanter de la même manière.

Camille Colin

Recension de : DESPRET Vinciane, Habiter en oiseau (Arles : Actes Sud, 2019)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : terrestres.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, merle (Turdus Merula) © Benoit Naveau.


Plus de vie en Wallonie-Bruxelles…

GYGAX : La masculinisation de la langue a des conséquences pour toute la société

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Pour la grammaire, le masculin peut inclure les femmes. Mais les recherches du psycholinguiste Pascal Gygax montrent que notre cerveau ne l’interprète pas ainsi. Dans son livre Le cerveau pense-t-il au masculin ?, il soutient que la langue peut – et doit – évoluer, afin de rééquilibrer une société encore bien trop centrée sur les hommes. 

Un livre sur la langue inclusive. Vous ne craignez pas le débat !

C’est vrai, le thème est très chaud. Une motion a été récemment déposée au Parlement pour interdire la langue inclusive dans l’Administration fédérale [suisse]. Certaines personnes ne veulent même pas entendre les arguments sur ce thème : lorsque j’ai été invité à présenter mes travaux au sein d’un Conseil communal, deux factions politiques ont quitté la salle avant que je prenne la parole. A une autre occasion, un homme politique m’a dit ne pas vouloir assister à ma présentation, car il savait “déjà tout sur ces questions“. Je l’ai prié de rejoindre mon équipe, car nous, nous ne savons pas tout (rires) !

«Pourquoi tant de haine ?», vous demandez-vous dans votre livre. La réponse ?

La langue fait partie de notre identité et constitue une pratique quotidienne. Des études ont montré une corrélation entre le fait de se dire opposé à la langue inclusive et ne pas reconnaître facilement des formulations misogynes, être d’accord avec des affirmations sexistes ou encore accepter les inégalités de la société d’aujourd’hui.

Le refus de la langue inclusive nous définit donc comme sexistes ? Une telle affirmation risque de braquer les opinions encore plus …

C’est possible, en effet. Mais le but du livre est moins de convaincre que d’amener dans le débat des arguments factuels issus de recherches en psychologie, linguistique et histoire. Les gens seront alors en mesure d’en débattre en se basant sur les mêmes informations, plutôt que d’exprimer des opinions peu ou pas documentées comme c’est encore souvent le cas.

Vous soulignez que la place dominante, occupée par les hommes dans la société, se reflète dans la langue, notamment à travers le masculin.

Oui, et ceci de trois manières. D’abord, le masculin “l’emporte” sur le féminin lors de l’accord, comme dans “les verres et les tasses sont nettoyés“, et ceci même s’il n’y a qu’un seul verre et cent tasses ! On entend souvent dire qu’il s’agirait d’une règle absolue, mais d’autres règles ont existé. L’accord de proximité, qui était pratiqué jusqu’au XVIIe siècle, est d’ailleurs toujours vivant lorsque nous disons “certaines étudiantes et étudiants“. On utilisait aussi l’accord de majorité, c’est-à-dire avec le plus grand nombre, comme “le maître et les écolières sont sorties” ou encore celui du choix qui se base sur l’élément jugé comme le plus important (“les pays et les villes voisins“). La règle de l’accord systématique au masculin en est probablement issue : un grammairien du XVIIIe siècle affirmait pour le justifier que  “le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle“. Au moins, c’est clair !

Et les autres cas ?

Les paires, ou binômes, placent systématiquement l’homme d’abord – on dit “mari et femme“, “Adam et Eve“, “Tristan et Iseult“, avec comme seule exception les salutations telles que “Mesdames et Messieurs“. Et finalement, bien sûr, l’interprétation générique du masculin, qui décrète que le masculin peut inclure les femmes, comme dans “les participants” ou “profession : plombier“. La grammaire lui attribue ce sens, mais nous avons de la peine à le comprendre ainsi.

Vos études ont en effet montré que nous interprétons le masculin non pas comme générique, mais comme se référant aux hommes. Comment avez-vous procédé ?

Dans nos premières recherches, nous avons demandé de juger si une phrase qui inclut une forme masculine (comme “Les chanteurs sortirent du bâtiment.“) est compatible avec une autre qui indique la présence de femmes dans le groupe (“Une des femmes avait un parapluie.“) ou d’hommes (“Un des hommes…“). Les réponses des personnes interrogées étaient très différentes dans les deux cas, ce qui montre que le masculin pose clairement une difficulté de compréhension lorsqu’il est censé inclure les femmes. Nous ne nous attendions pas du tout à ce résultat, et nous avons réalisé de nombreuses expériences additionnelles pour le vérifier et l’affiner. Ces résultats négatifs se sont accumulés et, combinés avec d’autres études réalisées ailleurs, démontrent clairement que nous n’interprétons pas, ou très difficilement, le masculin comme incluant les femmes.

Avec quelles conséquences ?

La langue influence fortement notre manière de voir le monde, de penser et d’agir, et le fait que la langue a été masculinisée a des conséquences importantes pour toute la société. On peut notamment penser aux choix de carrières. Les filles grandissent dans un environnement fortement androcentré, c’est-à-dire qui donne une place dominante à l’homme. Non seulement les œuvres de fiction et le médias parlent majoritairement d’hommes, mais la langue décrit l’écrasante majorité des professions au masculin. Des études montrent que, dans ce cas, elles se sentent moins concernées et, c’est important, moins compétentes que si l’on utilise une double formulation telle que “politicienne ou politicien“. Cela crée un cercle vicieux : l’androcentrisme de la société mène à une langue qui favorise le masculin ; celle-ci exclut les femmes – entre autres –, ce qui consolide encore davantage la place dominante des hommes.

Que faire pour rétablir une langue plus équilibrée ?

Les possibilités sont nombreuses. On peut utiliser le passif ou la substitution par le groupe (“l’équipe de recherche” pour “les chercheurs“), utiliser des termes épicènes (“les scientifiques“) ou encore les doublets (“les chercheuses et les chercheurs“), sans oublier une forme contractée d’un doublet (“les checheur·ses“). On peut encore choisir l’accord de proximité, très facile à appliquer, ou mentionner les femmes avant les hommes.

Vous dites préférer le terme de langue «non exclusive» plutôt qu’«inclusive». Pourquoi ?

En favorisant le masculin, la langue n’exclut pas seulement les femmes, mais aussi les personnes qui ne s’identifient à aucun des deux pôles de genre. Je parle aussi de démasculiniser la langue, car cela rappelle le fait qu’elle a été masculinisée, et de la reféminiser, car certains féminins en ont été sciemment supprimés.

Que pensez-vous de l’utilisation du féminin générique ?

Il est intéressant, déjà simplement parce qu’il rend plus visible l’effet du masculin aux yeux des hommes, qui d’habitude en sont peu conscients. En 2018, l’Université de Neuchâtel a formulé ses statuts en utilisant uniquement le féminin, notant que ce dernier doit être compris dans un sens générique. Cela a fait baisser les réticences exprimées face au doublet qui, j’imagine, est soudainement paru bien plus acceptable à certaines personnes que ce féminin dominant…

La langue inclusive est souvent décriée comme fautive, inélégante et politisée. Que répondez-vous ?
Pascal Gygax © STEMUTZ

Il faut d’abord rappeler que certaines tournures de la langue inclusive ont toujours existé, comme les doublets. Ensuite, que la langue française a été fortement masculinisée au XVIIe siècle, avec la disparition de métiers déclinés au féminin, tels que “poétesse” ou “autrice“, reflétant des positions politiques qui voulaient placer la femme au foyer. Cela montre que la langue actuelle n’est, en fait, pas neutre: elle a toujours été politique, d’ailleurs ni plus ni moins que la langue inclusive. Toute langue évolue constamment, et c’est davantage son usage concret qui la modifie que les décisions d’une institution telle que l’Académie française. Le mandat de cette dernière, d’ailleurs, concerne le vocabulaire et non pas la grammaire française, celle-ci étant encadrée essentiellement par l’ouvrage Le bon usage qui est mis à jour par la famille Grevisse sans disposer d’un statut officiel. Par exemple, c’est par la pratique que les anglophones ont récemment réhabilité l’usage du “they” au singulier pour signifier une personne dont on ne connaît pas le genre, qui avait disparu au XIXe siècle. Et la population suédoise dit accepter de plus en plus le prénom indéterminé “hen“, apparu suite à son utilisation dans un livre pour enfants paru en 2012. C’est l’usage d’une langue qui la fait évoluer, pas les institutions.

Le débat tourne souvent sur la forme contractée, telle que les étudiant·es ou die Student*innen.

Oui, on reproche par exemple au point médian de poser des difficultés aux personnes dyslexiques. Mais l’argument semble peu crédible au vu des règles orthographiques très difficiles qu’il faudrait alors simplifier en priorité. Cette focalisation est dommage, car le français possède tous les outils pour être pratiqué de manière non exclusive, avec ou sans forme contractée.

D’autres disent que la langue inclusive n’est pas la question d’égalité la plus urgente …

Je l’entends parfois et je demande alors ce qu’il faut faire en priorité … Un homme m’a répondu: l’égalité salariale. Fort bien ! Je lui ai donc proposé d’aller avec lui aux ressources humaines pour demander une baisse de rémunération qui permettrait de rétablir un peu l’équilibre salarial (rires) ! Sérieusement: aucune mesure individuelle ne va révolutionner les rapports entre les sexes. Il faut travailler sur de nombreux fronts.

Pourquoi avoir publié ce livre maintenant ?

Cela fait plusieurs années que je m’implique dans la médiation scientifique. Je donne des conférences – elles ont touché autour de 5000 personnes –, écris des articles dans les journaux, participe à des débats. Avec mon collègue, Pascal Wagner-Egger, il nous a paru important de sortir de notre bulle académique, de redonner à la société. Les éditions Le Robert voulaient faire un livre sur la langue inclusive, un thème très débattu. Il y a beaucoup de linguistes en France, mais les responsables voulaient une perspective issue de la psychologie. Je suis l’un des rares psycholinguistes à travailler sur la langue française et j’ai été contacté. Le but du livre est d’amener un discours scientifique dans un débat parfois houleux et souvent mal documenté.

Le Robert est connu pour ses dictionnaires de référence. Est-il vraiment ouvert aux changements proposés par la langue inclusive ?

Je pense que oui. Mon livre paraît dans une nouvelle collection qui a justement été lancée pour débattre des évolutions de la langue.

Avec ce livre, vous faites un peu de politique …

Les résultats de mes expériences sont allés dans un sens, ils auraient pu aller dans un autre et j’aurais probablement aussi écrit un livre. Mais oui, publier un livre peut représenter un acte politique.

La recherche ne devrait-elle pas rester neutre ?

La manière dont nous menons nos expériences suit la méthode scientifique, qui tend à être objective. Mais le choix de ce que l’on va étudier et ce qu’on fait des résultats possède une composante politique, c’est clair. On reproche parfois à la langue inclusive d’être idéologique, mais il s’agit avant tout d’une réaction contre un status quo qui n’est pas neutre, mais le produit d’idéologies, et notamment de la vision androcentrée de la société. En pratiquant une langue moins exclusive, nous pouvons toutes et tous contribuer à faire évoluer la situation.”


EAN9782321016892

Pascal Gygax co-dirige l’équipe de psycho­­-linguistique et psychologie sociale appliquée de l’Unifr. Au bénéfice d’une thèse de doctorat en psychologie expérimentale de l’Université de Sussex (Angleterre) et d’une thèse d’habilitation de l’Université de Fribourg, il travaille principalement sur la manière dont notre cerveau traite la marque grammaticale masculine et sur l’impact social et cognitif de formes dites inclusives. Pascal Gygax intervient régulièrement dans les médias, lorsqu’il est question de langage inclusif ou de féminisation du langage. Son livre Le cerveau pense-t-il au masculin ? vient de paraître aux Editions Le Robert.


Parler, parler encore, débattre peut-être…