La ‘Grande Guerre‘ commence à s’effacer dans nos souvenirs. Dans l’esprit de mes enfants, elle s’amalgame avec la seconde guerre mondiale. Mêmes nationalités de belligérants et seulement 22 ans d’écart. Que représente-t-elle encore un siècle plus tard ?
Ses reliques sont pourtant encore bien présentes dans le quotidien de la Cité Ardente. Ce sont tout d’abord, les forts qui émaillent les faubourgs liégeois, chaque liégeois vivant près de “son” fort qu’il a probablement visité durant son enfance. C’est ensuite le mémorial interallié visible à des kilomètres à la ronde et qui nous rappelle le sacrifice fait par les habitants de la ville pour ralentir l’avancée allemande et laisser aux alliés le temps d’organiser leur défense – Liège est d’ailleurs la seule ville à détenir la Légion d’honneur en reconnaissance de ce haut fait. C’est finalement la toponymie encore marquée du sceau des héros de guerre. On retrouve ainsi la caserne Fonck du nom de ce premier soldat belge tombé lors des combats, la place général Leman rappelant le général chargé des opérations ou la place du XX août, commémorant la date de l’exécution sommaire de 17 civils.
Mais la toponymie a oublié tous les anonymes qui ont subi cette horrible guerre. Parmi eux, Elie Haversin, médecin de son Etat qui a vécu directement l’arrivée des Allemands à Liège. Il a pris le temps de rédiger quelques notes sur le premier mois d’occupation allemande. Elles décrivent sa vie quotidienne, les rumeurs et les peurs mais également son point de vue sur des événements restés dans l’histoire comme le massacre du XX août.
Mon arrière-arrière-grand-père, Elie Haversin, est né en 1857 et a déjà atteint l’âge vénérable de 57 ans lorsque la guerre éclate. Il est médecin et installé dans le quartier Saint-Léonard qui sera le premier à être occupé par les Allemands aux premiers jours de la guerre.
Son journal décrit les préparatifs de guerre. En tant que médecin, il est appelé dès le 4 août 1914 par l’Etat-major belge :
A 1 heure, je suis requis au commandant de place pour visiter ses enrôlés volontaires – enthousiasme général – de ce coup-ci, la guerre est déclarée. On entend le canon au loin – Adieu à Mr Lummerzheim, expulsé.
Le 6 août, Elie Haversin relate un épisode cocasse resté dans les livres d’histoire :
Réveil vers 5 H. par des clameurs immenses “Vivent les Anglais, vivent les Anglais ! “Maria et Liline se précipitent à la fenêtre, à travers un coin du rideau, pour voir défiler une troupe superbe, parait-il, – On agite mouchoirs, draps de lit, on jette des cigares… je me retourne sur mon coussin en disant : “des Anglais, c’est drôle…” Au moment où Maria et Liline veulent se remettre au lit, BOUM un coup de fusil, puis une fusillade violente, je me précipite, vite à la cave !
Ce que Elie et sa famille ont vécu en direct c’est une tentative de coup de force d’un bataillon allemand qui, s’étant faufilé entre les forts de Liers et de Pontisse tentent de s’emparer du quartier général des forces belges situé rue Sainte-Foy. Marchant en rang et au pas dans la rue Saint-Léonard, les Allemands sont confondus avec des Anglais avant que la méprise ne soit levée et que des échauffourées éclatent. Le bataillon allemand sera repoussé et le général Leman, présent sur place, se repliera prestement vers la sûreté, toute relative, du fort de Loncin.
Elie conclut :
Les allemands se dispersent dans les vignes où ils sont traqués toute la journée par les gendarmes. En somme, 15 petits Belges les ont mis en fuite – journée émouvante.
Malheureusement, cette courte victoire ne durera pas. Dès le lendemain, la tension monte.
Canons grondent après-midi, pluie de schrapnels, sifflements lugubres, éclatements comme fusées de feu d’artifice.
Les jours se suivent et Elie décrit la prise de Liège par les Allemands, les émotions de part et d’autre, les rumeurs plus folles les unes que les autres. Il fait preuve d’une certaine ironie et du recul probablement rendu possible par l’écriture même de ce journal. “Nos forts en chocolats sont livrés à la dent allemande.” ou “Tous les stratégistes en chambre s’agitent.” Il décrit également la peur qui envahit progressivement les habitants et sa famille. “L’émotion détermine à dormir dans la cave. Je veille jusque 4 h du matin… Je vais passer la nuit sur chaise longue dans mon bureau. La porte doit être ouverte, et ne faut-il pas quelqu’un pour recevoir ces Germains s’ils en ont fantaisie.”
Elie décrit également l’angoisse qui naît de l’incertitude de jours qui devaient ne pas sembler finir. Ainsi, alors que les Allemands sont bien implantés à Liège et que la situation en ville s’apaise. Il écrit le 12 août :
A partir de 7h 1/2, canonnade furieuse qui met à rude épreuve les nerfs de grand’mère et de maman. […] Vers le soir, aggravation de violence – Quelques coups avec vibration de vitres font craindre de ne pas dormir et décider pour éviter le vacarme de dormir dans la cave. Peu de repos jusque 4h1/2, puis dans mes draps jusque 8 heures. L’oreille se fait aux coups.
Cela continue le lendemain :
Tous les bruits de la vie ordinaire sont éteints – Rien que les canons ! les canons ! Le monde est devenu fou.
Ce sont les forts qui sont pilonnés par la fameuse Grosse Bertha. Ils tomberont les uns après les autres jusqu’à celui de Hollogne le 16 août. Le dernier épisode historique raconté par Elie est le fameux épisode de la place du XX août.
Vent de terreur parmi toute la population – Il y aurait 17 fusillés la nuit – Un vaste incendie en face de l’université – Surexcitation générale des allemands comme des conquis. Après-midi, nouvelles affiches […] – Non seulement, les portes extérieures des maisons doivent être ouvertes, mais toutes les fenêtres doivent être éclairées à tous les étages. Branle-bas pour trouver des appareils et les disposer. Au lit vers 9 h., les nerfs trépidants surtout ceux de maman – […] Entre 1 h.1/2 et 2 h., fusillade intense relativement éloignée.
La tension est à son comble. Les Allemands veulent se prémunir des francs-tireurs en imposant à chacun de dormir toutes lampes allumées. Le journal de mon arrière-arrière-grand-père s’épuise ensuite progressivement. L’apogée des tensions est passée et petit-à-petit Liège va commencer à vivre au rythme d’une occupation qui durera 4 ans. Tout ne sera pas paisible pour autant. La frontière toute proche avec les Pays-Bas suscitera la création de nombreuses filières d’espionnage et d’évacuation de jeunes volontaires désireux de rejoindre le front de l’Yser avec, en point de mire, l’épopée de l’Atlas V en janvier 1917 ou les aventures de la Dame Blanche mais ça, c’est une autre histoire…
[LA LIBRE BELGIQUE, lundi 27 septembre 2004] HISTOIRES DE CHEZ NOUS. Nous poursuivons aujourd’hui les chroniques consacrées pendant le mois de septembre à des aspects liégeois des guerres 1914-1918 et 1940-1945. Pendant les premiers jours de la guerre 1914, le docteur Elie Haversin a tenu un journal relatant la vie de son quartier de la rue Saint-Léonard. Son petit-fils nous a fait parvenir ce journal qui fait vivre au quotidien des événements qui deviendront historiques.
Dès le 4 août, le docteur écrit que l’on entend le canon au loin. Le jeudi 6 août vers 5h du matin, des clameurs s’élèvent de la rue : “Vive les Anglais ! Vive les Anglais !” De la fenêtre, sa femme et sa fille disent qu’une troupe d’Anglais passe dans la rue. Des fenêtres voisines, on agite des mouchoirs, des draps de lit, on leur jette des cigares. “Je me retourne sur mon coussin, écrit le docteur, en me disant : Des Anglais, c’est drôle…“
Tout à coup, un coup de feu suivi d’une fusillade. Toute la famille se précipite à la cave. “Puis, silence complet- Bientôt, on sonne. On me demande au tram (il y avait un dépôt du tram en face de la maison du docteur). Un grand hall entouré de couchettes de paille, tréteaux au centre.” Le docteur décrit alors l’état des blessés, dont la plupart dans un état très grave. Les lignes suivantes dans le journal tentent de faire le point sur ce qui s’est passé.
En fait d’Anglais, il s’agissait d’une troupe de reconnaissance allemande qui, à la faveur de la nuit, avait pu s’aventurer dans la ville, jusqu’à la rue Sainte-Foy, sans que I’alarme soit donnée. En ayant-garde, deux officiers avec une dizaine d’hommes s’avancent dans la rue, passent les barrières Nadar, près d’un gendarme qui, voyant des hommes apparemment sans armes, n’a pas le temps de réagir. De l’intérieur du corridor de la maison du Q.G., attirés par le bruit que font les civils qui acclament ce qu’ils croient être des Anglais ou des Français, un soldat et deux commandants surgissent au moment où les Allemands démasquent leurs armes. La fusillade éclate. Le commandant Marchand est tué. On tire de toutes les fenêtres de la maison sur les Allemands qui prennent la fuite en débandade.
Dans la rue, les abords de la maison sont jonchés de corps, soldats belges et allemands, mais aussi beaucoup de civils, victimes de leur méprise et de leur curiosité. Dans son journal le docteur Haversin fait état d’un détail que l’on ne relève généralement pas dans les récits officiels. Un facteur du nom de Fabry était accouru de la rue Hennequin, prévenir le Q.G. que des Allemands descendaient le Thier-à-Liège. Le commandant Marchand n’avait pas voulu le croire, disant qu’il avait la berlue.
On apprendra par la suite que dès le début de la fusillade, le général Leman, emportant ses documents, s’était enfui par les toits (la maison de la rue Sainte-Foy était adossée à la Fonderie des canons). Il se retira au fort de Loncin avec la suite que l’on connaît. La place nous manque pour faire état de tous les détails consignés par le docteur Haversin dans son journal. Mais la relation de ce coup de force – qui avait bien failli réussir- contre le Quartier Général était particulièrement intéressante.
Lily PORTUGAELS
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | source : Journal d’Elie Haversin août-septembre 1914 (collection privée) ; La Libre Belgique | commanditaire : wallonica.org | auteur : Benoit Naveau | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Benoit Naveau
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