[SCIENCESHUMAINES.COM, 17 février 2022] Après plusieurs siècles de dualisme, la psychologie révèle l’imbrication entre émotions et intelligence.
En opposant radicalement l’esprit et le corps, René Descartes (1596-1650) a profondément influencé notre conception des relations entre l’intelligence et les émotions. Pour Descartes, l’esprit est une “substance pensante” immatérielle, alors que le corps est une “substance étendue“, c’est-à-dire physique. Dans le cadre de ce dualisme radical, les émotions, nommées “passions“, sont conçues comme des actions du corps sur l’esprit. Descartes distingue six passions primitives : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Il considère que toutes ces passions aveuglent l’esprit et n’apportent rien de positif à la pensée. Par conséquent, il est essentiel de sauvegarder l’indépendance de la pensée en connaissant les passions pour mieux les contrôler. Bien que plusieurs philosophes, en particulier Baruch Spinoza (1632-1677), aient mis en question le dualisme cartésien et la théorie des passions qui y est associée, la conception cartésienne des émotions reste dominante jusqu’à la fin du XIXe siècle et imprègne encore les représentations contemporaines des émotions.
Darwin contre Descartes
La publication par Charles Darwin en 1872 de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux est le point de départ d’un changement majeur de regard sur les émotions. Dans cet ouvrage, Darwin analyse l’expression des émotions d’un point de vue évolutionniste. Il défend l’idée que les diverses formes d’expression émotionnelle ont été sélectionnées au cours de l’évolution des espèces du fait de leur valeur adaptative. En s’appuyant sur de nombreux dessins et photographies, il montre que l’expression des émotions est universelle, indépendante de l’âge, de l’ethnie et de l’espèce, les animaux manifestant des émotions tout autant que les humains. Pour Darwin, l’expression physique des émotions a une importante fonction de communication et d’adaptation dans nos interactions avec autrui.
La fonction sociale positive que Darwin attribue aux émotions a été confirmée par de nombreuses recherches contemporaines. Ainsi, Frans de Waal, éthologue néerlandais, a développé les idées de Darwin sur le rôle social et adaptatif des émotions en étudiant les interactions des chimpanzés et des bonobos. Dans L’Âge de l’empathie (2010), il démontre que l’expression des émotions est à la base de comportements prosociaux comme l’empathie et la coopération. Il considère que “les émotions sont notre boussole“, s’écartant ainsi radicalement de la conception cartésienne des émotions, source de perturbations de l’esprit.
De leur côté, les théories psychologiques de l’intelligence, apparues au début du XXe siècle dans la foulée de la création du premier test d’intelligence par Alfred Binet (1857-1911), ont longtemps négligé ses relations avec les émotions. Ainsi la théorie piagétienne du développement intellectuel, basée sur la construction progressive des structures logiques de la pensée suite aux interactions du sujet avec son environnement, ne donne qu’un rôle périphérique aux émotions.
Pour Jean Piaget (1896-1980), les émotions ne sont qu’une source d’énergie. Leur statut est comparable à celui de l’essence au regard du moteur : “Le fonctionnement d’une automobile dépend de l’essence, qui actionne le moteur, mais ne modifie pas la structure de la machine.” De leur côté, les différents modèles psychométriques de l’intelligence proposés au cours du XXe siècle passent largement sous silence les facteurs émotionnels et motivationnels qui peuvent influencer son fonctionnement. Toutefois, dans les années 1940, David Wechsler (1896-1981), créateur des échelles d’intelligence du même nom, publie plusieurs articles sur les facteurs non intellectuels de l’intelligence, en l’occurrence les traits de personnalité, la motivation et les émotions. Sur la base de sa longue expérience clinique, il souligne qu’il est impossible d’éliminer ces facteurs dans les performances aux tests d’intelligence. Il est dès lors nécessaire de les prendre en compte et d’estimer à leur juste valeur leur influence sur le fonctionnement.
L’anxiété perturbatrice
À partir des années 1950, des études empiriques de plus en plus nombreuses sont réalisées sur les relations entre émotions et intelligence. Elles se focalisent sur les émotions négatives, qui perturbent l’activité cognitive, tout particulièrement sur l’anxiété. Dans une méta-analyse publiée en 1988, Hembree identifie 562 études réalisées depuis 1950 à propos des effets négatifs de l’anxiété sur les performances aux tests cognitifs et aux évaluations scolaires. La corrélation moyenne entre les performances aux tests de QI et le degré d’anxiété est négative et d’ampleur modérée (- 0,23), ce qui signifie que plus l’anxiété est élevée, plus le QI a tendance à être faible, et réciproquement. Cette corrélation ne permet cependant pas de déterminer le sens de la relation entre les deux variables. Il se peut que l’anxiété perturbe les performances intellectuelles, mais il est également possible qu’un faible niveau d’intelligence génère une grande anxiété en situation de test. De nombreuses recherches récentes ont montré que les relations entre l’anxiété et le fonctionnement cognitif sont circulaires. C’est, par exemple, le cas de l’anxiété mathématique, qui a été largement étudiée. L’anxiété perturbe l’attention et la mémoire de travail, ce qui réduit l’efficacité du calcul mental et du raisonnement. Les piètres performances qui en découlent conduisent le sujet à développer une perception négative de ses compétences et de sa capacité à réussir en mathématiques, ce qui, en retour, stimule son anxiété mathématique.
Émotions et cognition
Le développement de la neuropsychologie à partir des années 1980 conduit à une révision profonde des relations entre émotions et pensée rationnelle. L’étude de patients cérébrolésés présentant des dissociations cognitives, c’est-à-dire la perte de certaines fonctions habituellement associées à d’autres qui, elles, restent intactes, a permis de mieux comprendre le rôle que jouent les émotions dans le développement et le fonctionnement normal de nos aptitudes intellectuelles. En 1994, Antonio Damasio offre une première synthèse de ces recherches dans son ouvrage L’Erreur de Descartes. Il y montre que les processus neuraux qui sous-tendent la raison et les émotions sont imbriqués au niveau du cortex préfrontal et de l’amygdale. Les systèmes impliqués dans le raisonnement et la prise de décision sont les mêmes que ceux qui interviennent dans la perception et l’expression des émotions. Les émotions sont des expériences conscientes (le “ressenti“) qui associent des réactions physiologiques, expressives et comportementales. Bien avant l’apparition du langage, elles constituent une première forme de vie mentale. Elles sont la représentation de l’état plaisant ou déplaisant de notre corps. Sur cette base, nous pouvons déclencher un comportement d’approche, pour prolonger ou renouveler un état plaisant, ou de fuite, pour interrompre ou éviter un état déplaisant. Les émotions guident ainsi nos premiers comportements et nos premières prises de décision. Elles sont non seulement à l’origine de notre pensée, mais aussi de notre conscience d’exister et du sentiment d’être soi.
L’intelligence émotionnelle, une notion débattue
Parallèlement aux recherches neuropsychologiques sur les émotions, Peter Salovey et John Mayer publient en 1990 un premier modèle de l’intelligence émotionnelle (IE). Cette dernière est conçue comme une composante de l’intelligence générale en charge de la gestion des émotions. Les deux chercheurs identifient quatre aptitudes coordonnées au sein de l’IE. La première est la perception de ses propres émotions et de celles d’autrui au travers du visage, de la voix, des images et des productions culturelles. La seconde est la régulation de ses émotions et de celles d’autrui (par exemple, le contrôle de leur intensité). La troisième est l’utilisation des émotions pour faciliter différentes activités cognitives (par exemple, pour stimuler sa créativité ou pour soutenir sa motivation). La quatrième enfin est la compréhension des émotions (par exemple, la capacité de distinguer la joie de l’extase, ou la compréhension de la manière dont évoluent les émotions au cours du temps).
Pour P. Salovey et J. Mayer, ces différentes aptitudes font la jonction entre les émotions et la cognition. Elles contribuent à l’objectif général de l’intelligence qui est de permettre à l’individu de s’adapter à son environnement et de résoudre les problèmes rencontrés sur sa route. Il n’est pas ici question de contrôler ou d’étouffer les émotions, mais de les utiliser intelligemment. De ce point de vue, toutes les émotions ont leur importance, même celles que nous jugeons a priori négatives. Ainsi, notre capacité à percevoir la tristesse d’autrui, à comprendre ce qu’elle recouvre et comment elle peut évoluer est à la base de nos comportements d’empathie et de soutien social. De même, une colère bien canalisée peut porter un discours politique et lui donner un impact considérable.
Compétence émotionnelle
Alors que P. Salovey et J. Mayer conçoivent l’intelligence émotionnelle comme un ensemble d’aptitudes intellectuelles, d’autres chercheurs, comme Konstantinos Petrides (2001), la définissent comme un trait de personnalité. K. Petrides souligne que les émotions sont, avant tout, des expériences subjectives. Selon lui, l’intelligence émotionnelle correspond à la manière spécifique de chaque individu de percevoir ses émotions et d’y réagir de manière cohérente et systématique. Il s’agirait donc bien d’un trait de personnalité, c’est-à-dire d’une façon de penser, de ressentir et d’agir propre à chacun et stable au cours du temps. Dans cette perspective, les différences interindividuelles d’intelligence émotionnelle seraient des dispositions largement déterminées par nos gènes et donc peu modifiables. Ainsi, certains individus seraient naturellement sensibles aux émotions d’autrui et empathiques, alors que d’autres le seraient beaucoup moins.
Le débat à propos de la nature de l’intelligence émotionnelle (aptitude versus trait) s’est actuellement dissipé. La plupart des chercheurs utilisent à présent le terme “compétence émotionnelle“, plutôt que “intelligence émotionnelle“. L’utilisation de ce terme a permis de circonscrire un champ de recherche relativement indépendant des débats qui agitent le domaine de l’intelligence, tout en soulignant la dimension cognitive du traitement des émotions. La liste des compétences émotionnelles identifiées aujourd’hui correspond à peu de chose près aux aptitudes décrites par P. Salovey et J. Mayer. La seule différence concerne la perception des émotions pour laquelle une distinction est maintenant faite entre l’identification des émotions et leur expression appropriée. Les recherches récentes se sont intéressées aux facteurs qui influencent ces compétences et leur développement. On considère aujourd’hui que le développement des compétences émotionnelles est sous-tendu par de multiples facteurs génétiques et environnementaux en interaction. Plusieurs études se sont aussi penchées sur la possibilité de développer les compétences émotionnelles des adultes et ont pu montrer que des améliorations substantielles et durables sont possibles. Toutes ces recherches soulignent la valeur adaptative des émotions, pour autant que les processus cognitifs chargés de leur gestion soient correctement développés. D’évidence, nous avons dépassé l’opposition cartésienne entre pensée et émotions en concevant celles-ci en termes d’intégration.
Les HPI sont-ils hypersensibles ?
Les personnes présentant un haut potentiel intellectuel (HPI) ont la réputation d’être hypersensibles et certains praticiens en font même un critère d’identification. Mais qu’en est-il vraiment ? Le concept d’hypersensibilité lui-même fait débat. Il a été introduit par Elaine Aron (1996) pour décrire une grande sensibilité aux stimuli extérieurs. Des études empiriques ont montré que l’hypersensibilité recouvre en réalité deux grandes dimensions : un seuil bas de réactivité sensorielle et une propension à réagir fortement aux événements. Un concept voisin, celui d’hyperexcitabilité, a été utilisé par Michael Piechowski (1995) pour identifier les HPI. Il désigne une réactivité très élevée aux stimuli pouvant se manifester dans cinq domaines : la motricité, la sensorialité, l’intelligence, l’imagination et les émotions. Les concepts d’hypersensibilité et d’hyperexcitabilité sont d’évidence très proches, mais restent mal définis. Leur utilisation pour décrire les personnes HPI est dès lors sujette à caution.
Si nous nous focalisons sur la dimension émotionnelle de l’hypersensibilité, nous devons vérifier que les réactions émotionnelles des HPI sont significativement plus élevées que celles des individus tout-venant. Les exemples cités par les cliniciens ne peuvent pas être retenus comme des preuves, car ils souffrent d’un biais de recrutement. Les individus HPI vus en consultation ne peuvent en effet pas être considérés a priori comme représentatifs de la population des HPI. Et même s’ils l’étaient, il faudrait encore vérifier à quel point leur degré de sensibilité émotionnelle diffère de celle des individus tout-venant. Les études empiriques sur cette question sont rares. On peut citer celle de Sophie Brasseur (2013) où les réactions émotionnelles ont été induites à partir de films et mesurées à l’aide de cinq marqueurs physiologiques et d’un questionnaire. Les résultats de cette étude ne montrent aucune différence de réactivité émotionnelle entre les personnes HPI et non HPI. Cette seule étude ne permet toutefois pas de rejeter l’hypothèse de certaines formes d’hypersensibilité des personnes HPI. Pour pouvoir trancher, une clarification conceptuelle et une modélisation plus subtile des relations entre intelligence et émotions seraient d’abord nécessaires. Sur cette base, des études empiriques pourraient ensuite être menées.
Jacques Grégoire, scienceshumaines.com
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