COURRIER INTERNATIONAL : Pour comprendre les forces en jeu dans le monde contemporain, il est nécessaire d’adopter d’autres perspectives, analyse l’essayiste et journaliste indien Pankaj Mishra : la vision occidentale étriquée et narcissique qui domine depuis des décennies la vie intellectuelle est aujourd’hui moribonde. Un article à retrouver dans le hors-série Comment le monde a basculé.
Dans son ouvrage Radical Hope. Ethics in the Face of Cultural Devastation (2006)[“Espoir radical. Éthique face à la dévastation culturelle”, non traduit en français], Jonathan Lear revient sur le traumatisme intellectuel enduré par les Indiens Crow. Contraints de renoncer, au milieu du XIXe siècle, à leur existence nomade, ils ont non seulement perdu leurs habitudes ancestrales, mais ils se sont également retrouvés sans “les repères conceptuels” nécessaires pour comprendre leur passé et leur présent. “Le problème pour un Indien Crow, écrit Lear, n’était pas seulement que son mode de vie avait pris fin. Il se disait plutôt :
Je n’ai plus aucun concept pour comprendre ce que je vis ou le monde qui m’entoure. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe.”
Depuis la fin de la guerre froide, et pendant près de trente ans, des politiques, des journalistes et des patrons d’entreprise au Royaume-Uni et aux États-Unis ont répété dans les médias que, grâce à leur vision du capitalisme, de la démocratie et de la technologie, le monde allait enfin vivre en paix. Les États-Unis étaient même apparemment entrés, avec l’élection de Barack Obama, dans une ère post-raciale, et les Américains étaient prêts, comme l’écrivait Obama dans Wired, un mois avant l’élection de Donald Trump, “à défricher de nouvelles frontières” et à “inspirer le reste du monde.”
Postulats obsolètes
Ce mythe des États-Unis conduisant le monde vers la Terre promise a toujours été peu plausible. Quatre années de Trump ont fini par mettre les choses au clair : entre 2001 et 2020, et avec des événements comme le 11 Septembre, l’intensification de la mondialisation, la montée en puissance de la Chine, l’échec de la guerre contre le terrorisme et la crise financière, le monde est entré dans une toute nouvelle période historique. Et de nombreuses idées et autant de postulats ayant dominé la vie intellectuelle pendant des décennies sont rapidement devenus obsolètes.
Aujourd’hui, ceux qui prétendaient qu’il n’y avait pas d’autre solution pratique que la démocratie libérale et le capitalisme à l’occidentale ne peuvent expliquer comment la Chine, dirigée par les communistes, est devenue un élément central des réseaux internationaux du commerce et de la finance ; comment l’Inde, censée être la plus grande démocratie du monde, avec une économie en pleine croissance, a fini par être dirigée par des suprémacistes hindous inspirés par les mouvements fascistes européens des années 1920 ; et comment les électeurs irrités par les dysfonctionnements de la démocratie et du capitalisme ont porté au pouvoir des démagogues d’extrême droite.
Cette intelligentsia choquée et traumatisée par le Brexit et Trump a également été déconcertée par les plus grandes manifestations aux États-Unis depuis le mouvement des droits civiques – des soulèvements de masse lancés par des jeunes et nourris par la diffusion rapide d’une relecture historique de l’esclavage et du capitalisme raciste qui ont fait la richesse et la puissance des États-Unis et de la Grande-Bretagne.
En tant que membres de ce que Lear appelle une “culture lettrée”, nous devrions être mieux armés que les Indiens Crow pour comprendre cette nouvelle réalité. Mais les bouleversements actuels ont cruellement révélé notre propre manque de ressources conceptuelles.
Grandeur passée
Pour faire oublier leur gestion calamiteuse de la pandémie, Trump et son équivalent au Royaume-Uni ont essayé de rejouer la carte des “guerres culturelles” et ressassé les histoires de la grandeur passée de l’Amérique et de Winston Churchill, tout en vilipendant la méchanceté des “marxistes culturels”. Mais il ne fallait pas attendre les lumières de la raison du côté de leurs détracteurs, partagés entre choc et désespoir face aux sorties de Trump et caressant l’espoir absurde que l’élection de Joe Biden restaurerait l’“ordre libéral”.
Que ce soit dans le Wall Street Journal, le Times de Londres, le Washington Post, le New York Times,The Economist ou le Financial Times, les lamentations et les exhortations des éditorialistes encore majoritairement blancs, masculins et d’une cinquantaine d’années rappelaient le verdict de James Baldwin qui assénait :
Le monde de l’homme blanc, que ce soit sur les plans intellectuel, moral et spirituel, sonne creux et exhale l’odeur d’une lenteagonie.”
Il est urgent de trouver une nouvelle façon de comprendre les forces en jeu. Mais il faudra pour cela poser des questions avec lucidité et rejeter les influences qui ont formé de nombreux intellectuels de plus de quarante ans.
“Génération merdique”
Tony Judt, né en 1948 et aujourd’hui disparu, a un jour évoqué la génération “assez merdique” à laquelle il appartenait, celle qui “avait grandi dans les années1960 en Europe de l’Ouest ou en Amérique, dans un monde sans choix difficiles à faire, ni sur le plan économique ni sur le plan politique”. Selon Judt, dans les années 1970 et 1980, un trop grand nombre de ses pairs intellectuels ont troqué leurs positions radicales contre “l’accumulation de biens matériels et le confort personnel”, lorsque le consensus d’après-guerre en faveur de l’État providence a fait place au néolibéralisme ; ils ont été particulièrement prompts à intérioriser la croyance populaire, après la chute du mur de Berlin, selon laquelle la démocratie et le capitalisme avaient “gagné”.
Une vision du monde similaire prévaut parmi une génération encore plus jeune que celle de Judt. Ses membres, qui ont vécu une époque encore plus favorable, à la fin de la guerre froide, occupent des postes de direction dans les journaux, les chaînes de télévision, les groupes de réflexion et les départements universitaires anglo-américains. Comme ils ont grandi pendant les années 1990 triomphalistes, ils partaient du principe que la démocratie et le capitalisme à l’américaine avaient prouvé leur supériorité.
“La question des classes, écrivait Francis Fukuyama en 1989 tout en déclarant la fin de l’histoire, a été “résolue avec succès” par l’Occident, “fondamentalement égalitaire” – et ce n’était qu’une question de temps avant que la Chine et la Russie, des pays “autoritaires”, ne s’efforcent de reproduire ces réussites occidentales, et que l’Inde, “démocratique”, ne devienne partie prenante de l’ordre international libéral.
Narcissisme intellectuel
Il est impératif aujourd’hui d’abandonner les rêves brisés de ces deux générations, mais aussi de renoncer au narcissisme intellectuel qu’ils impliquent. C’est la seule condition pour faire apparaître les changements structurels plus profonds d’un monde devenu soudainement inconnu – des changements qui découlent de la décolonisation, l’événement central du XXe siècle.
Il était évident, même pendant la guerre froide, que l’avenir serait modelé par des idées et des mouvements venus de régions éloignées géographiquement de l’Occident, avec leur vaste réservoir de populations, plutôt que par les penseurs de la guerre froide. L’arrivée au pouvoir du communisme en Chine en 1949 a toujours eu, il me semble, des conséquences plus importantes pour le monde entier que la révolution russe, et la déclaration de Mao Zedong lançant “Le peuple chinois s’est levé” après un siècle d’humiliation par les pays occidentaux a toujours été plus qu’une simple rhétorique patriotique et signait le début d’une quête frénétique qui a abouti à l’enrichissement et à la puissance actuelle de la Chine.
Aujourd’hui, on ne peut nier que les principaux développements au sein des pays anglo-saxons – la fin des syndicats, l’influence accrue des entreprises et la délocalisation des emplois, mais aussi le creusement des inégalités et la montée des suprémacistes blancs – ne peuvent être expliqués sans référence à la montée de la Chine, devenue atelier du monde et puissance mondiale nationaliste et agressive.
Perspective vraiment globale
En d’autres termes, pour comprendre le monde contemporain, il faut adopter une perspective vraiment globale, et non se contenter d’ajouter l’histoire de l’Inde “démocratique” et de la Chine “autoritaire” aux récits préexistants de la suprématie occidentale. Cela signifie qu’il faut renoncer à toutes ces idées préconçues sur lesquelles cette vision occidentale étriquée s’est longtemps fondée.
Il n’est pas facile de changer de refrain. Les représentations, les modes de pensée et de perception du monde mises en place pendant la guerre froide sont omniprésentes et tenaces. Les éditorialistes américains et britanniques ferraillaient alors contre une remise en cause de la démocratie et du capitalisme par les communistes et les sympathisants communistes du monde entier. Conséquence, entre autres, de cet affrontement idéologique intense, les anticommunistes ont surestimé le “monde libre” et ils y ont vu une amélioration matérielle, morale et intellectuelle plus répandue et durable que ne le montraient les faits historiques.
Et pour défendre le monde libre, le plus gros coup de force des penseurs occidentaux pendant la guerre froide a été de faire du libéralisme “non seulement la tradition intellectuelle dominante, mais même la seule”, écrivait avec aplomb Lionel Trilling en 1950. Par un étrange coup du destin, cette idéologie prônant la liberté et la propriété individuelle – et qui était dénoncée tant par la gauche que par la droite parce qu’elle nourrissait de manière insidieuse les inégalités et le mécontentement des peuples – a été promue au rang d’idéal moral. Comme l’écrivait Reinhold Niebuhr en 1944 :
Le libéralisme bourgeois était, dans l’ensemble, complètement inconscient du caractère corrupteur de la poursuite de ses intérêts et caressait l’idée d’être le seul horizon indépassable.”
Néanmoins, à mesure que la guerre froide s’intensifiait, le libéralisme a fini par bénéficier, presque par défaut, d’une image flatteuse, surtout lorsqu’il était mis en regard des réalités affreuses du communisme soviétique et chinois. Il a également acquis, comme l’ont montré des universitaires contemporains, un héritage intellectuel prestigieux, avec John Locke et Thomas Hobbes comme caution intellectuelle du passé. Les Lumières, fortement remises en question en Europe à partir de la fin du XIXe siècle, se sont vu attribuer les mérites de la destinée unique du monde libre.
Mythologie du monde libre vertueux
De nombreux jeunes aujourd’hui sont scandalisés et veulent savoir comment des policiers blancs peuvent encore assassiner des Noirs et pourquoi des milices armées peuvent s’en prendre à des manifestants antiracistes en toute impunité avec le consentement tacite d’un président américain en exercice. Les belles histoires que se raconte le monde libre, gardien du libéralisme et de la démocratie, héritier des Lumières et ennemi de l’autoritarisme, ne leur sont ici d’aucune utilité pour le comprendre.
Toute cette mythologie du monde libre vertueux héritée de la guerre froide a laissé dans l’ombre trop de faits gênants, par exemple le fait que Voltaire décrivait les Noirs comme des “animaux” dotés de “peu ou pas d’intelligence”, que Kant pensait que la peau foncée constituait une preuve évidente de stupidité et que les femmes n’étaient pas aptes à la vie publique, ou que John Stuart Mill pensait que les Indiens étaient des “barbares” inaptes à disposer d’eux-mêmes.
En outre, l’obsession nourrie à l’égard des crimes de Staline, Mao et Hitler a réussi à occulter ces siècles de violence et de spoliation qui ont fait de la Grande-Bretagne et des États-Unis des pays exceptionnellement puissants et riches. Comme l’a récemment écrit la philosophe féministe Lorna Finlayson :
L’histoire des nations libérales est une histoire de violences systémiques et de convoitise : du génocide des populations indiennes à l’esclavage, en passant par les ‘changements de régime’ et les ‘interventions humanitaires’ de l’époque contemporaine. Ce point est incontestable, même si l’on peut penser qu’il n’est pas pertinent –et même malpoli– d’en parler.”
Une chose est sûre, ceux qui ont inventé de toutes pièces des courants intellectuels (les anti-Lumières, l’irrationalisme romantique, l’islamo-fascisme) pour définir les ennemis de la démocratie libérale et de l’Occident des Lumières ne vont jamais vous en parler. Et ceux qui pourraient vous en parler – les victimes à long terme et les proches observateurs de cet Occident éclairé – ont été réduits au silence ou marginalisés.
Condescendance morale
Le libéralisme de la guerre froide, exploité jusqu’à la corde par les démagogues antilibéraux aujourd’hui, brillait par sa condescendance morale et la corruption engendrée par la promotion de ses intérêts. Mais l’internationalisme libéral se manifestait surtout par une ignorance et un mépris pour les autres points de vue du reste du monde. Même les auteurs qui concevaient soigneusement la respectabilité philosophique de la démocratie occidentale ignoraient en grande partie ce qui se passait et ce qui s’était passé en dehors du monde libre.
Prenons, par exemple, le cas d’Isaiah Berlin, philosophe et éditorialiste régulier pour le New York Times. Isaiah Berlin est devenu une sommité après la Seconde Guerre mondiale, au moment même où les mouvements anticolonialistes dans le reste du monde commençaient à remporter des victoires tant attendues et que les militants noirs aux États-Unis intensifiaient leur longue bataille pour les droits civiques.
Visions alternatives
Dans les années 1950, ces luttes souvent convergentes contre la domination blanche ont engendré un vaste corpus de penseurs politiques. Ces pays dénaturés par des empires occidentaux racistes avaient de toute évidence des idées bien différentes sur la manière d’atteindre leur idéal de liberté et de justice, et un large éventail de personnalités – de Jamal Al-Din Al-Afghani, José Martí, Rabindranath Tagore, Gandhi et Sun Yat-sen à W.E.B. Du Bois, Aimé Césaire et Frantz Fanon – offraient à la fois une critique sans concession des arrangements politiques et économiques de l’Occident mais aussi des visions alternatives de la coexistence des êtres humains sur une planète fragile.
De nombreux pays asiatiques et africains ont rapidement été en difficulté après s’être libérés de leurs dirigeants blancs, leur souveraineté ayant été stoppée net par la guerre froide et le néo-impéralisme économique. Cette expérience douloureuse – l’échec de la modernisation, les guerres civiles, les soulèvements ethnico-religieux, la démagogie et le despotisme – a engendré une implication intellectuelle encore plus profonde dans les éternels problèmes politiques et sociaux.
Remises en cause
Les travaux de l’économiste égyptien Samir Amin, du psychologue spécialisé en sociologie Ashis Nandy, du sociologue malaisien Syed Hussein Alatas, de la féministe marocaine Fatima Mernissi, de l’historien jamaïcain Orlando Patterson, de l’intellectuel chinois Wang Hui, du philosophe brésilien Roberto Unger, et de l’universitaire colombien Arturo Escobar sont des remises en cause exemplaires de la soi-disant exception occidentale. Mais ils n’ont pas vraiment eu voix au chapitre en Occident. Par conséquent, le postulat affirmant que les institutions politiques libérales du Royaume-Uni et des États-Unis peuvent être dissociées, et évaluées séparément, de pratiques aussi grossièrement illibérales que l’esclavage et l’impérialisme n’a guère été remis en question.
Quand Isaiah Berlin chante les louanges du libéralisme, il passe sous silence son histoire tourmentée et reconnaît à peine les autres traditions intellectuelles et politiques en dehors de l’Occident. Isaiah Berlin, qui théorisait avec succès les concepts de liberté en 1958, un an après la diffusion dans le monde entier des images choquantes de l’intégration forcée de neuf jeunes noirs au lycée de Little Rock, a même réussi à ignorer cette quête pour la liberté qui a changé le monde et qui a été lancée par les “pays plus foncés” pour reprendre l’expression de Du Bois. Isaiah Berlin était apparemment convaincu, comme John Stuart Mill avant lui, que seule la liberté de l’homme blanc comptait.
Pensée occidentale anhistorique
Dans une critique de l’œuvre d’Isaiah Berlin, l’anthropologue Ernest Gellner souligne le manque de contexte social, politique et historique de son œuvre. De même, John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1971), une référence en matière de philosophie politique à la fin du XXe siècle, partait du principe que le but fondamental des institutions politiques occidentales était la promotion de la liberté et de la justice.
Bizarrement, cette pensée anhistorique émanant des élites occidentales est devenue la norme dans les universités et ailleurs, dans les années 1970, alors même que les États-Unis et la Grande-Bretagne entraient dans une période de déclin. Comme l’a souligné la politologue Katrina Forrester dans son dernier livre sur Rawls, In the Shadow of Justice. Postwar Liberalism and the Remaking of Political Philosophy (2019) [“Dans l’ombre de la justice. Libéralisme de l’après-guerre et relecture de la philosophie politique”, non traduit en français], quelques “philosophes politiques, des hommes pour la plupart, blancs et riches”, issus exclusivement d’Harvard, Princeton et Oxford, “ont essayé de diffuser largement leurs théories pour englober des communautés plus importantes, des pays, la communauté internationale et même toute la planète”.
Fantômes de la guerre froide
Une connaissance approfondie de leurs abstractions sans fondements historiques est devenue, comme l’écrit Forrester, “le prix à payer pour être admis dans les coteries de la philosophie politique”, ce qui s’est fait au détriment des auteurs féministes et anticolonialistes. Des pans entiers de cette histoire de conquête et de domination ainsi que son héritage politique ont par conséquent été effacés – et sont aujourd’hui exhumés, avec certes beaucoup de retard et de manière imparfaite, par des initiatives comme le Projet 1619 du New York Times [qui vise à réévaluer le poids et les conséquences de l’esclavage sur l’histoire des États-Unis : “L’esclavage est souvent considéré comme le péché originel de l’Amérique, il est bien plus que cela: c’est l’origine même du pays.”]
Une vision du monde déconnectée à la fois de la réalité historique et de l’actualité se rapproche de la propagande, et le verdict de Gellner sur Berlin – qu’il était le John Stuart Mill de la CIA – n’est sans doute pas que le fruit de querelles intestines universitaires. Comme l’écrit Forrester, “l’histoire de la philosophie politique libérale anglo-américaine” aujourd’hui ressemble à “celle d’un fantôme” qui continue de s’accrocher bien après que les conditions de sa survie ont disparu.
Visions d’hommes blancs et privilégiés
Comment alors exorciser les nombreux fantômes laissés par la guerre froide, et ses histoires de libéralisme, de démocratie et de monde libre ? Comment s’affranchir d’un milieu intellectuel moribond où les intérêts personnels et les visions subjectives des hommes blancs et privilégiés passent pour la “pensée mondiale” (la gauche, avec ses invocations sans fin et répétitives de Marx, Gramsci, Adorno, Benjamin et Arendt, n’échappe pas non plus au piège de l’ethnocentrisme) ?
Une tâche essentielle serait de s’attaquer au déséquilibre flagrant de la vie intellectuelle qui reproduit les asymétries socio-économiques. Une éditorialiste indienne, chinoise, ghanéenne ou égyptienne a bien moins de chances d’être reconnue comme une autorité en relations internationales, à moins qu’elle ait un minimum de bagage en matière de politique et de courants intellectuels européens et américains. Alors que la plupart des universitaires occidentaux – sans parler des journalistes – n’ont même pas survolé l’histoire et les écoles de pensées indiennes, chinoises, africaines et arabes.
Pourtant, se contenter d’ajouter quelques noms à consonance étrangère au programme des universités (des initiatives déjà énergiquement combattues par la droite conservatrice et réactionnaire) ne va pas faire avancer la pensée mondiale contemporaine.
Une tâche plus radicale et plus ardue est nécessaire pour éviter une perte de repères conceptuels identique à celle des Indiens Crow : la remise en cause d’une tradition intellectuelle qui déforme notre sens de la réalité, et le réapprentissage de l’histoire mondiale, en reconnaissant que les postulats fondamentaux sur l’infériorité des peuples non blancs ont entaché une grande partie de nos connaissances et de nos analyses. C’est peut-être une tâche énorme, mais c’est le seul moyen de changer de paradigme.
À en croire Sarah CHICHE, s’il est un enseignement à tirer de l’histoire de la psychanalyse envisagée sous l’angle de l’érotisme, c’est que l’invention de Freud ne fournit ni doctrine ni modèle à suivre. Du souvenir d’enfance reconstitué par Freud autour de sa mère, nue dans un wagon-lit, aux amours transgressives d’Anaïs Nin, Sarah Chiche balaye une série d’histoires, érotiques dans tous les sens du terme. Les protagonistes ont expérimenté autant de figures possibles de l’amour et du sexe. Tous ont un lien avec la psychanalyse, mais aucun ne s’est fié à une doctrine pour orienter ses choix.
Qu’avons-nous appris sur l’amour et la sexualité ?
“La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose d’inédit sur l’amour et la sexualité ?“, “A-t-elle créé un nouvel érotisme ?“, se demande Sarah Chiche au seuil de son Histoire érotique de la psychanalyse. On s’étonne que des questions aussi essentielles n’aient pas encore été posées de manière aussi directe. D’autant que, Sarah Chiche le rappelle, jusque dans les années 90, nombreux étaient ceux qui se représentaient l’analyse comme la voie à suivre pour accéder à plus de liberté et d’épanouissement sexuel. Cette confiance n’est plus partagée, et aujourd’hui, la question de ce qu’apporte la psychanalyse en matière d’amour et de sexualité se pose car les pratiques ont évolué, en matière d’érotisme comme en ce qui concerne les arrangements entre amour et sexualité. Devant ces changements, nombre de psychanalystes ont paru rester sur le gué, semblant campés sur des positions conservatrices sur des sujets comme l’homosexualité, la question transgenre, etc.
La chute des illusions est peut-être l’occasion de rétablir ce qu’on est réellement en droit d’attendre de la psychanalyse. S’il est un point sur lequel Freud nous a éclairés, explique Sarah Chiche, c’est sur l’étroite immixtion entre l’amour et la haine. Aimer, c’est se rendre dépendant de l’autre, c’est lui reconnaître plus d’importance qu’à soi-même, à ceci près que, pour pouvoir aimer, il faut être soi-même quelqu’un. L’abandon à l’autre est gros d’une réaction narcissique, et cette réaction, c’est la haine.
La compréhension du lien indéfectible entre amour et haine est l’apport incontestable que l’on doit reconnaître à la psychanalyse. Pour le reste, des psychanalystes, des patients, des artistes ayant côtoyé la psychanalyse se sont trouvés face à des situations auxquelles chacun a répondu en fonction de ce qu’il était. Sarah Chiche s’en remet à l’histoire, ou plutôt à une série d’histoires individuelles qui ont compté dans l’histoire de la psychanalyse. Ces récits racontent l’étendue des configurations possibles sans prétendre constituer un enseignement.
La galerie des grandes amantes de la psychanalyse
Parmi les personnages de cette Histoire érotique, certains appartiennent à la galerie des classiques de la psychanalyse : les deux patientes de Freud que furent B. Pappenheim et Dora, la maîtresse de Ferenczi (Gizella Pálos), sa fille (Elma) que l’élève de Freud voulut un temps épouser, l’amante de Jung (Sabina Spielrein), la princesse Bonaparte, Anna Freud dont les amours homosexuelles avec Dorothy Tiffany Burlingham ont gardé leur part de mystère. Sylvia, la deuxième femme de Jacques Lacan qui ne put divorcer de G. Bataille que plusieurs années après la naissance de la fille qu’elle avait eue avec Lacan, Catherine Millot, qui inspira largement à Lacan ses méditations sur l’amour mystique.
Si ces figures plus ou moins anciennes sont convoquées, c’est pour autant qu’elles peuvent parler aux amants d’aujourd’hui et qu’elles inspirent à l’auteur des réflexions contemporaines. L’affaire Spielrein/Jung que le film A Dangerous Method a popularisée est donc reprise, mais ce qui attire l’attention de Sarah Chiche, c’est la différence entre les deux femmes de Jung et entre les deux types de relations qu’il a entretenues avec chacune d’entre elles. Jung apparaît finalement comme un homme qui ne peut pas éprouver l’amour et le désir pour une même personne – comme tant d’autres. À quoi Sarah Chiche ajoute que la question retrouve son acuité et sa vérité si l’on admet que cette difficulté à aimer et désirer la même personne n’est pas le fait des hommes, comme l’a cru Freud, mais qu’elle concerne au même titre les deux sexes et/ou les deux genres.
Un monde psychanalytique plus vaste
Mais Une Histoire érotique de la psychanalyse ne se contente pas de nous promener parmi des personnages déjà visités. On y apprend beaucoup. Le lecteur connaissait-il le rôle d’inspiratrice et de mécène indirecte – et ambiguë – de la psychanalyste et traductrice Blanche Reverchon auprès du poète Pierre Jean-Jouve ? Savait-il que cette rencontre avait permis une métamorphose et un épanouissement de l’écriture du poète ? On découvre aussi comment en 1810, le Code civil a déplacé le sens du mariage. D’institution garantissant la reproduction du couple, il est devenu un pacte économique protégeant le capital familial. La question de la reproduction n’étant plus à l’ordre du jour, la fellation et la sodomie dans les foyers ont cessé d’être pénalisables. Toutes les formes de sexualité devenaient légales à partir du moment où elles associaient des adultes consentants. On comprend alors que la jeune discipline médicale a récupéré le rôle de censeur moral de ces pratiques.
Sur un tout autre plan, on découvre des soubresauts ignorés parmi les épisodes des ventes et reventes du tableau de Courbet, L’Origine du monde. On doit aussi à Sarah Chiche d’élargir l’horizon de la culture des écrits analytiques, qui ont souvent tendance à revenir sur les mêmes lieux. Jamais à notre connaissance un auteur de psychanalyse n’avait parlé jusque-là du groupe de Bloomsbury, qui réunit au début du XXe siècle Virginia Woolf, Léonard Woolf (son futur mari), l’économiste John Maynard Keynes, mais aussi Lytton Strachey, le traducteur de l’œuvre de Freud en anglais, etc. Ces créateurs de génie, adeptes de ce que l’on appellera soixante ans plus tard le polyamour, sont portés par un idéal sur lequel la psychanalyse n’a pas grand-chose à dire. Mais pour Sarah Chiche, leur expérience correspond à ce qu’elle appelle une manière plus vaste d’aimer, expression importante dans l’œuvre de l’auteur des Enténébrés.
Des fausses perversions aux effets réels de l’emprise
Entre deux histoires plus ou moins publiques, Sarah Chiche glisse une évocation de l’un ou l’autre de ses patients. En matière d’imprévisibilité, ces vies privées ne le cèdent en rien aux grands récits. Elles permettent aussi à l’auteur de parler à partir de sa clinique. C’était d’autant plus important que, en tant que pratique, la psychanalyse a suscité des difficultés nouvelles pour ceux qui l’exerçaient. L’amour de transfert, Sarah Chiche le rappelle, est un vrai amour, et toute la question est de savoir quand sa transgression peut être une rencontre réelle – car cette possibilité ne peut pas être exclue – et quand elle constitue un ratage de la cure. Sarah Chiche avait consacré en 2010 un roman (L’Emprise) à la dépendance d’une patiente vis-à-vis d’un thérapeute manipulateur, et elle se montre ici très sévère avec les complaisances du monde psy. Elle rappelle le mot de Joyce Mc Dougall, qui en 2001 qualifiait d’incestées ces patientes séduites par leur psy alors que leur analyse les avait fait régresser.
À plusieurs reprises, Sarah Chiche s’appuiera sur cette psychanalyste trop oubliée, auteur du concept de néosexualité. Joyce Mc Dougall est en effet celle qui permet de penser les pratiques sexuelles sans visées reproductives et de les exclure de la sphère des perversions. Jusqu’à elle, la référence était la théorie freudienne de la fixation de la libido, et certains Freudiens s’étaient autorisés de cet évolutionnisme pour prétendre essayer de convertir leurs patients homosexuels à l’hétérosexualité. Sur ce sujet, un certain nombre de Lacaniens s’étaient révélés eux aussi particulièrement normatifs.
Une Histoire de femmes
EAN 9782228925860
Les femmes occupent la place centrale de cette Histoire érotique de la psychanalyse. “Les femmes dont il est question dans ce livre brûlent d’un feu que rien ne vient éteindre“, écrit Sarah Chiche dans son introduction, comme s’il allait de soi qu’une histoire érotique devait être d’abord une histoire de femmes. Le livre est paru en 2018, quelques mois après la polémique provoquée par la chronique dont S. Chiche avait été à l’initiative (“Nous revendiquons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle“). Sans vouloir réduire cet ouvrage foisonnant au contexte de ce débat, il est difficile de ne pas se demander ce qu’il précise de la position de l’auteur sur le mouvement #metoo.
À ceux qui s’étonnaient de la distance de Sarah Chiche par rapport aux revendications de nombreuses femmes, elle répond par un ouvrage consacré à des femmes audacieuses. Dans un temps où les hommes sont beaucoup regardés au prisme de leurs pulsions, l’impossible assouvissement sexuel est ici du côté des femmes. Une Histoire érotique de la psychanalyse plaide pour que la variété des femmes soit prise en compte et que la flamme du désir leur soit, à elles aussi, reconnue. Cette flamme apparaîtra d’autant mieux que l’on voudra bien la considérer sous toutes ses formes, y compris les plus paradoxales. Sous la plume de Sarah Chiche, un destin comme celui de la chaste B. Pappelheim est brûlant d’érotisme.
Un érotisme, un style
Chacune des femmes de cette Histoire érotique pourrait à sa façon souscrire à la déclaration de Lou Andréas-Salomé placée en exergue : “Je ne peux conformer ma vie à des modèles, ni ne pourrai jamais constituer un modèle pour qui que ce soit ; mais il est tout à fait certain en revanche que je dirigerai ma vie selon ce que je suis, advienne que pourra.” La psychanalyste explique la révélation fulgurante que cette phrase a constituée pour l’adolescente qu’elle était. Mais au-delà de l’auteur, la parole de Lou apparaît comme le fil conducteur de l’ouvrage, démentant toute possibilité de transmission en matière d’amour et de sexualité. Si Une Histoire érotique de la psychanalyse a quelque chose à nous apprendre, c’est que la psychanalyse ne nous enseigne rien au sens où elle ne prescrit pas de vérité ou de norme. A chacun – et surtout à chacune – de trouver ses propres arrangements, ses propres configurations, son propre style.
Et le style de Sarah Chiche justement est de plus en plus personnel et affirmé. Les questions sont posées sans détours (“Les psychanalystes sont-ils homophobes ?“) et la confiance radicale dans Eros qui constitue l’éthique de la psychanalyse habite l’écriture de cette Histoire. Sarah Chiche n’est pas de ceux qui envisagent la psychanalyse comme une psychothérapie rangée. C’est pour elle une traversée à risque, qui peut achopper sur l’écueil du transfert. En même temps, la force de la foi en Eros ne doit pas nous aveugler sur cette autre éthique qui exige de tenir compte de l’effroi que peut inspirer un excès de plaisir dont l’autre ne voulait pas. L’expérience de Dora – une jeune adolescente suivie par Freud – est un traumatisme de ce type, et Sarah Chiche est aussi incisive dans la description de la manipulation collective dont la jeune fille a été l’objet qu’elle est ferme dans son plaidoyer pour la liberté d’aimer et de désirer à sa façon.
Par ce style à la fois personnel est vrai, Sarah Chiche ravive le tranchant de l’apport de la psychanalyse. Elle en décape l’enseignement sans jamais céder ni au pédantisme, ni au langage de l’entre soi. C’est dire si la lecture d’Une Histoire érotique de la psychanalyse est stimulante. Elle invite chacun – et au moins autant, chacune – à oser inventer son style après tant de femmes et d’hommes qui ont compté dans l’Histoire de la psychanalyse.
Sabine CORNUDET
L’article original de Sabine CORNUDET est paru sur NONFICTION.FR (8 octobre 2020), sous le titre Variations sur les conjugaisons de l’amour et du désir, merci à Danielle Bajomée pour le relais ;
SOCIALTER.ORG. Nous sommes en 1981, deux ans seulement après l’accident nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie). L’opposition au nucléaire bat son plein aux États-Unis. Miriam Simos, alias STARHAWK, 30 ans, prend part au blocus de Diablo Canyon, en Californie, où la Pacific Gas & Electric Company entend construire une centrale. La jeune femme organise des cercles –rythmés par des chants, danses, prises de parole et incantations– où se réunissent les manifestantes. Un rituel, néopaïen, dont Starhawk a déjà esquissé les bases dans un livre, The Spiral Dance. A Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess (1979). Cette expérience de Diablo Canyon lui fait prendre toute la mesure du pouvoir-du-dedans et du potentiel de la pratique du travail spirituel.
Pour Starhawk (faucon étoilé en français), le système politique, économique et social, et cette civilisation patriarcale qui dévaste la planète sont marqués par la ‘mise à distance’ de nos émotions, de nos sensibilités – rupture du lien entre l’esprit et la chair, la nature et la culture, l’homme et la femme. “Dans ce monde vide, écrit-elle dans Rêver l’obscur, son opus le plus influent publié en 1982, nous ne croyons qu’à ce qui peut être mesuré, compté, acquis.” Ce système témoigne du pouvoir-sur, un pouvoir de domination, d’anéantissement auquel s’oppose donc le pouvoir-du-dedans qui réintègre l’humain dans la nature, le féminin dans le masculin, et réciproquement. Soit une “attention au monde, et à ce qui le compose, un monde vivant, dynamique, interdépendant et interactif, animé par des énergies en mouvement : un être vivant, une danse serpentine .”
Ce travail de soin passe selon Starhawk par une pratique spirituelle inspirée par la Wicca dianique : une résurgence des religions primitives, une sagesse ancienne marquée par son organisation non hiérarchique et la liberté de ses pratiques. L’idée, précisément, est de rompre avec les grands monothéismes dont la spiritualité –confisquée par le patriarcat– est dogmatique, descendante, antinaturaliste, faisant des femmes des pécheresses et mettant en scène un Dieu masculin, blanc et dominateur. “Il est clair, écrit Starhawk, que quand je dis Déesse […] je ne suis pas en train de proposer un nouveau système de croyance. J’entends opter pour une attitude : je propose d’appréhender le monde, les gens et les créatures qui l’habitent comme sens principal et but de la vie, de voir le monde, la terre et nos vies comme sacrés.“
La spiritualité est une ressource politique qui permet de se donner de la foi, de l’espérance, de resacraliser la nature. Le premier travail se fait par le verbe. Au sein d’un cercle, on nomme ses peurs. Rêver l’obscur, pour ne pas se laisser dévorer par lui. Refuser le désenchantement du monde, l’impuissance et le désespoir. La seconde étape de la magie des sorcières, termes qu’utilise et revendique Starhawk, est ensuite de ‘créer une vision‘, de nommer ce que l’on souhaite voir advenir. La magie est précisément cet art de changer les consciences à volonté. Le terme sorcière, lui, permet de s’identifier aux victimes de la misogynie et de la persécution religieuse, et de rendre aux femmes le droit d’être fortes et puissantes. Créer une vision doit ensuite donner le courage de changer le monde et de se diriger vers une société où les activités de création et de pouvoir seraient ouvertes à tous et toutes sans distinction de genre, où le travail serait utile socialement et non pas seulement source de profits.
Parler d’écoféminisme spiritualiste, comme on le fait souvent pour qualifier la pensée de Starhawk, serait néanmoins une expression trop restrictive tant elle défie toute catégorisation et ne manque jamais de tourner en dérision ses propres pratiques magiques. Sorcière néopaïenne, altermondialiste, psychothérapeute, formatrice en permaculture… son éclectisme et sa volonté de “fabriquer de l’espoir au bord du gouffre” ont fait d’elle une penseuse écoféministe et une militante très influente.
Pouvoir-du-dedans
Par opposition au pouvoir-sur (le pouvoir de domination et de destruction patriarcal qui a marqué la modernité), le pouvoir-du-dedans est entendu comme capacité d’agir. Qu’il soit nommé esprit ou immanence, il est une attention au monde, appartenance à un tout, interconnexion avec l’ensemble du vivant : la volonté de recréer une unité.
Cercle
Le cercle est le lieu où se pratique la magie des sorcières, où l’on nomme ses peurs et où se crée une vision. Il est un espace à la fois politique –dans la mesure où il s’agit de s’organiser collectivement, de manière horizontale, non hiérarchique– et métaphysique. Il est évidemment ici question de se reconnecter avec la temporalité cyclique de la nature, de rompre avec le temps linéaire imposé par la modernité occidentale. D’accepter sa mortalité, sa modeste place dans un grand processus circulaire.
Biographie
1951 – Miriam SIMOS, alias Starhawk, naît à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis).
1979 – Parution de The Spiral Dance. Le livre devient rapidement un classique du néopaganisme et de l’écoféminisme.
1981 – Blocus du chantier de construction de la centrale nucléaire de Diablo Canyon, sur la côte californienne. Une opération organisée par le collectif Abalone Alliance, mouvement antinucléaire d’action directe, non violent, anarchiste et féministe.
1982 – Parution de Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Starhawk politise sa pratique de la magie.
1999 – Elle prend part aux manifestations de Seattle contre la mondialisation, lors du sommet de l’OMC, et s’engagera dans les luttes altermondialistes. Ses écrits sont compilés dans Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global. L’ouvrage dont ces chroniques sont tirées est paru en anglais sous le titre Webs of Power. Notes from the Global Uprising.”
A cette question posée par une lectrice, Charles PEPIN répond dans ses colonnes du Philosophie Magazine : “Devant les malheurs du monde, les injustices ou les inégalités les plus insupportables, l’indignation semble légitime : elle exprime un sentiment de colère devant ce qui heurte une conscience morale et semble par là même manifester l’existence d’une telle conscience. Ne pas s’indigner reviendrait alors à être indifférent, insensible, voire égoïste. Ainsi s’explique le succès phénoménal, il y a onze ans, d’un très court texte de Stéphane Hessel, justement intitulé Indignez-vous !(Indigène Éditions).
L’indignation pose toutefois un problème. Sur les centaines de milliers de lecteurs de la plaquette de Stéphane Hessel, combien ont entrepris des actions pour accompagner ou prolonger leur indignation ? L’indignation ne risque-t-elle pas de tenir lieu d’action ? Quand on s’est indigné avec bruit (lors d’un dîner, sur un plateau de télévision, dans une tribune de presse…), on peut avoir l’impression d’avoir déjà fait quelque chose… et finalement en rester là…
D’Aristote à Kant, la philosophie morale (appelée également philosophie pratique) est pourtant une philosophie qui vise l’action : les principes ou préceptes, l’impératif catégorique kantien… sont censés guider notre action, pas simplement notre réflexion. Ainsi l’indignation n’est-elle vraiment légitime que lorsqu’elle produit des changements effectifs, soit parce que celui ou celle qui s’indigne agit en conséquence, soit parce que les manifestations d’indignation ont des répercussions dans le monde, sur des responsables politiques ou des dirigeants d’entreprise.
Dans le cas contraire, l’indignation risque de n’être que l’alliée d’une bonne conscience à peu de frais. Évidemment, la frontière est parfois ténue entre une saine indignation – préalable à une action – et une indignation qui n’aura pour fonction que de masquer l’absence d’action. Mais être une conscience morale, c’est précisément tenter de se regarder en face, d’interroger sa véritable intention : qu’est-ce qui se joue au cœur de mon indignation ? Vais-je me contenter de ce bref sentiment ou de cette brève expression d’indignation ? Ou vais-je être capable de lui être vraiment fidèle en allant plus loin, en entreprenant des démarches, des actions militantes ? Si le sentiment de l’indignation indique la possibilité d’une conscience morale, c’est ce que nous ferons de ce sentiment qui prouvera, ou pas, la réalité de notre être moral.”
Dans son Dictionnaire philosophique (2001), André Comte-Sponville ne prévoit aucune entrée dédiée à l’indignation et le mot même n’apparaît qu’une fois, dans l’article Colère : “COLÈRE – Indignation violente et passagère. C’est moins une passion qu’une émotion : la colère nous emporte, et finit par s’emporter elle-même. Mieux vaut, pour la surmonter, l’accepter d’abord. Le temps joue pour nous, et contre elle. La colère naît le plus souvent d’un dommage injuste, ou qu’on juge être tel. Aussi y a-t-il de justes colères, quand elles viennent au secours du droit. Mais la plupart ne viennent au secours, hélas, que du narcissisme blessé : désir, non de justice, mais de vengeance. Au reste, s’il est de justes et nécessaires colères, il n’en est guère d’intelligentes. C’est leur faiblesse et leur danger : la plus justifiée peut déboucher sur l’injustice. Aurait-on autrement besoin de tribunaux, pour juger lentement et sereinement de la colère des hommes ? Un procès, même médiocre, vaut mieux qu’un bon lynchage. Cela dit à peu près ce qu’il faut penser de la colère : parfois nécessaire, jamais suffisante.“
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Arrivé au terme de cette étude synoptique, il convient de la résumer et d’en tirer la conclusion.
Le comportement humain est l’effet d’une cause, généralement appelée motif. Le tout est de savoir si les motifs d’action sont exclusivement les excitations qui proviennent du milieu ambiant. Dans ce cas, il suffirait d’étudier le milieu pour être à même d’expliquer sciemment tous les aspects du comportement.
Cette manière de voir oblige d’admettre que l’homme serait une sorte de mécanisme qui, sans intentions individuelles, répondrait automatiquement à l’influence du milieu. Certaines écoles de la psychologie moderne inclinent à soutenir cette hypothèse et même à en faire un dogme.
L’objectivité sur le plan des sciences humaines consisterait à nier l’authentique existence de l’esprit, moyen de la recherche, à réduire la vie à un épiphénomène de la matière…
Le fonctionnement de la psyché, sujet de la recherche, se trouve ainsi dégradé au niveau d’une illusion. À la vérité, une position aussi restrictive ferait croire aisément à une aberration imaginative, à une sorte de maladie de l’esprit qui se serait emparée des sciences humaines, s’il n’était évident que le mécanicisme est une réaction excessive contre un spiritualisme qui s’est trop complu à négliger l’influence indiscutable du milieu (climat, traditions culturelles, situation économique, etc.).
Il importe donc de souligner que le comportement humain dépend, en effet, du milieu, mais non point d’une manière mécanique. Le comportement est le résultat d’une double détermination motivante. L’une, extérieure, est formée par les mobiles, les agents moteurs provenant du milieu. L’autre, par les raisons internes d’agir, les motifs intimes, élaborés à partir des images par le raisonnement, par l’esprit valorisant.
L’étude du comportement se partage ainsi en deux domaines : la psychologie socialeet la psychologie intime.
La psychologie, pour devenir science de la vie, devrait se compléter d’une méthode introspective capable de saisir les motivations intimes. Ces motivations sont nécessairement ambiguës, car l’esprit valorisant est susceptible d’erreurs qui ne lui sont pas conscientes. L’erreur possible détermine une motivation faussée, dérobée au conscient, cause intime d’actions et d’interactions vitalement insatisfaisantes. Toutes les activités humaines étant sous-tendues par des motifs intimes, conscients ou inconscients, le domaine de la psychologie introspective se trouve être aussi vaste que la vie. La psychologie appliquée à l’étude des motifs intimes se propose donc comme but de présenter les résultats de sa recherche introspective en vue de leur utilisation, non seulement pour l’observation clinique, mais aussi-et même avant tout -pour l’explication de la vie quotidienne. Or, toutes les activités humaines et, partant, toutes leurs motivations secrètes, se laissent diviser en deux groupes: le sensé et l’insensé. Il est donc indispensable -par raison d’ économie -de choisir cette division fondamentale comme point de départ. Il en résulte l’obligation de parler-plus qu’il n’est usuel en psychologie -du sens de la vie, approfondissement qui pourrait faire croire qu’il s’agit de présenter une sorte de systématisation philosophique. Or, la psychologie introspective s’honore d’une certaine parenté de son thème avec celui de la philosophie. Elle doit pourtant insister sur une différence fondamentale de méthode qui la conduit vers une solution dont il importe de souligner la nouveauté et la portée : l’étude des motivations extra-conscientes démontre que l’insensé est le pathologique, conséquence néfaste de la désorientation à l’égard de la conduite sensée et, par là même, éthique.
Il en résulte une conclusion d’une importance éminemment pratique et qui éclaire d’une nouvelle lumière tout le problème de la vie et de son sens : il n’est pas sans danger d’abandonner la conduite éthique, car il s’ensuit la destruction de la santé psychique. De la formulation de cette loi fondamentale naît une technique curative. Il n’a pas été possible d’en faire ici l’exposé ; il convient du moins d’en indiquer le principe : rien ne sert, comme on a toujours voulu le faire, de changer les actions insensées en négligeant les motifs mensongers, les motivations d’évasion et de justification. L’imagination d’évasion exalte les désirs et s’oppose ainsi à leur maîtrise ; l’imagination de justification exalte vaniteusement l’ego et s’oppose ainsi à la connaissance de soi. Les deux aspects de l’imagination exaltative constituent la non-valeur ; ils se conjuguent et empêchent la réalisation de la valeur vitale, produisant ainsi leur propre sanction : la déformation pathologique.
Du rapport d’inversion existant entre l’éthique et le pathologique résulte l’immanence des valeurs. Les valeurs sont immanentes au fonctionnement psychique, qui peut être vitalement valable ou non valable, satisfaisant ou insatisfaisant. L’immanence, tant qu’elle n’est pas sciemment comprise, demeure extraconsciente. Ainsi la non-valeur -la tentation subconsciente avec ses fausses promesses de satisfaction -l’emporte-t-elle trop aisément sur la vision surconsciente des valeurs, ancestralement condensées en des rêves mythiques et en leurs images-guides.
Seule la compréhension de la loi d’immanence qui régit le fonctionnement psychique pourrait permettre aux sciences humaines de combler leur retard. Cette compréhension créerait de nouvelles déterminantes capables de guider l’activité et de maîtriser le progrès technique, car elle permettrait de hiérarchiser sainement les valeurs matérielles par rapport aux valeurs éthiques, et de recréer ainsi sciemment l’échelle des valeurs, fondement des cultures. Le pouvoir suggestif des ancestrales images surconscientes fut fondé sur leur beauté significative. Mais ce pouvoir suggestif ne serait-il pas retrouvé et décuplé s’il pouvait être possible de formuler clairement et sciemment la vérité que les images mythiques ont préfigurée et qui concernait de tout temps les conditions de l’équilibre ou du déséquilibre psychique ? Aucune force suggestive n’est égale à celle de la vérité comprise. L’ère scientifique n’exigerait-elle pas que la connaissance des lois physiques et des techniques d’application qui en sont issues fût complétée par la connaissance des lois qui régissent la vie psychique, et par l’élaboration des techniques capables d’endiguer les insidieux dangers subconscients ?
Il est, certes, nécessaire de lier le comportement à l’influence du milieu et de tâcher d’améliorer le conditionnement extérieur grâce à l’organisation du milieu. Mais comment pourrait-il être superflu de remonter également, à partir du comportement, vers le plan de l’imagination où s’élaborent les motifs des actions ? La falsification subconsciente des motifs ne risquerait-elle pas de rendre injuste même l’activité amélioratrice la mieux intentionnée? La loi d’ambivalence régit sans exception tous les motifs pseudo-sublimes. Elle divise les idéologies, et avec elles l’humanité, en camps adverses. Les meilleures intentions -d’où qu’elles viennent -relèvent par trop du domaine de l’imagination exaltative et subissent le renversement pathogène.
Seule la juste valorisation, fonction de l’esprit, crée les valeurs véridiques. Seule la compréhension du rapport d’inversion qui existe entre l’éthique et le pathologique, permet de définir sciemment la raison d’être des valeurs: leur règne immanent et la sanction qui frappe l’aberration. Seule cette compréhension rendra les valeurs enseignables, transmissibles par éducation. De la compréhension des lois psychiques pourrait résulter, dès lors, une technique prophylactique dont l’importance dépasse de loin la portée thérapeutique de la psychologie intime.
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“En psychologie introspective, il est fondamental de comprendre le rôle prédominant que joue l’imagination dans l’élaboration des motifs.
Les motifs déterminent l’action, et les motifs faussés déterminent l’activité malsaine. Il importe donc d’insister davantage sur les méfaits de l’imagination exaltative, afin de comprendre la déformation caractérielle et le comportement malsain qui en résulte.
Nous cultivons tous les jeux imaginatifs, car ils nous consolent et nous enchantent. Ils nous permettent de triompher de toutes les adversités de la vie. (Encore que l’imagination pathologique se délecte souvent d’imageries angoissantes.) L’imagination est considérée comme le domaine le plus privé de chacun, l’enclos où il peut se retirer pour se conforter, se réconforter ou pour se plaindre. Il est généralement admis que ces auto-consolations sont sans aucune importance pour la vie réelle. Mais la vérité est que la force suggestive des images que nous chérissons forme ou déforme le caractère de chacun. L’imagination détermine le comportement satisfaisant ou insatisfaisant, car c’est à partir d’elle que se forment les intentions sensées ou insensées.
Dans nos jeux imaginatifs, nous sommes les justiciers de nos semblables. Nous les condamnons et nous nous justifions nous-mêmes. Ces auto-justifications imaginatives nous paraissent d’autant plus objectivement véridiques que nos semblables, agissant à partir de leurs fausses motivations, émettent, en effet, des réactions injustes à notre égard. La vexation vaniteuse, la rancœur accusatrice, la plainte sentimentale, finissent par envahir toutes les interréactions humaines. Chacun constate avec indignation les fausses réactions d’autrui et oublie volontairement ses propres fausses motivations. Il les refoule. Il est juste de voir la faute d’autrui, car elle existe ; mais il est injuste de ne pas voir sa faute propre, car elle existe aussi.
Aussitôt que nous réfléchissons sur nous-mêmes -c’est-à-dire que nous faisons un acte introspectif -l’amour-propre tente de déformer tous nos jugements. La sagesse du langage le constate : le terme je pense est, en matière d’auto-contemplation, synonyme des termes je crois, j’estime, j’imagine, je songe. Notre réflexion à l’égard de nous-mêmes et d’autrui n’est pas, la plupart du temps, un jugement, mais un préjugé. Elle n’est que croyance inobjective, estimation vaniteuse, imagination vaine, songerie.
Mais cette songerie est auto-satisfaisante. Elle est la consolation pour les insatisfactions réelles. La vie psychique est un incessant calcul de satisfaction. Le tout est de comprendre pourquoi et comment ce calcul peut être vitalement valable ou non valable. Le psychisme est défini par sa tendance à transformer toute insatisfaction en satisfaction. S’il n’est pas en état d’obtenir ou de créer des satisfactions réelles, il se contentera de satisfactions imaginatives, fussent-elles nocives, voire auto-destructives. Tout comme, pour le sens optique, chaque excitation -même un choc mécanique qui lèse l’œil- se traduit en impression lumineuse, le psychisme, lui, traduira en auto-satisfaction imaginative chaque excitation, même choquante et blessante.
Cependant, le besoin biologique de satisfaction détermine également la genèse évolutive des fonctions dites supérieures. Ces fonctions sont le frein à l’excès des auto-satisfactions imaginatives. Elles tendent à introduire dans la délibération des déterminantes capables de créer des satisfactions réelles.
Mais l’amour-propre, lorsqu’il est vaniteusement exalté, s’oppose au freinage lucide des auto-satisfactions perverses. Le vaniteux, imaginativement satisfait de lui-même, se coupe ainsi des satisfactions réelles. L’excès d’amour de soi, trop facilement vexable, prédispose à la haine d’autrui. L’autre devient l’ennemi à redouter. Mais l’homme vaniteusement épris de lui-même, perversement déterminé, faussement motivant, préfère même encore son angoisse haineuse aux satisfactions réelles. Il se délecte de son angoisse d’indignation, car elle lui permet de soutenir son besoin de supériorité imaginative. Les autres étant pour lui les méchants qui le poursuivent injustement, il se croit le meilleur, le seul juste. Lui seul satisfait donc à l’impératif éthique. Le reproche accusateur et la plainte sentimentale deviennent le soutien du triomphe vaniteux, aboutissant au refoulement de toute faute et de toute culpabilité, ce qui, en cercle vicieux, renforce de nouveau la vanité. La délibération ainsi pervertie n’est plus que rumination. L’enchaînement imaginatif devient auto-encerclement pervers. Cependant, ces délices angoissées demeurent un tourment. La délectation morose est à double tranchant et confirme ainsi la loi d’ambivalence : la duplicité de la valorisation faussement motivée. Sans cesse, l’angoisse se transforme en délectation et la délectation en angoisse. La production d’angoisse n’infirme par la légalité du fonctionnement psychique gouverné par la recherche de satisfaction. Elle montre seulement que cette loi suprême gouverne la vie psychique jusque dans son pervertissement. La délectation angoissée est une perversion du besoin authentique de satisfaction.
Le jeu des motivations perverses est passible d’aggravation. Le sujet profondément atteint provoquera l’hostilité du monde par sa propre animosité fréquemment déguisée en pose d’amour: il aura tendance à s’évader de plus en plus de la réalité insatisfaisante dans le monde irréel de ses pseudo-satisfactions autistes. Il aboutira non plus seulement à transformer les agressions réelles en auto-délectation angoissée, mais, poussé par le besoin de se prouver sa supériorité à l’égard d’un monde injuste, il inventera imaginativement des agressions inexistantes. La rumination imaginative, en se dégradant davantage, se transforme en interprétation morbide. Dans ces états d’aggravation névrotique, toutes les réactions d’autrui, même les p lus inoffensives sont suspectées d’être sous-tendues d’une intentionnalité vexante et menaçante. Le sujet s’enkyste dans son angoisse afin d’en pouvoir tirer le profit de sa supériorité éthique et de son auto-admiration. L’ambivalence pathologique le rejette dans l’auto-condamnation coupable. Dans des cas plus rares, l’évasion de la réalité et l’égarement dans l’auto-justification peuvent atteindre des degrés psychotiques où l’interprétation morbide devient délirante et hallucinante.
Les comportements psychopathiques ne sont que l’état d’aggravation d’un calcul de satisfaction faussement motivé qui, utilisé à de moindres degrés d’intensité, forme le tissu de la vie quotidienne.
Tous les degrés du comportement malsain possèdent en commun le besoin de triomphe vaniteux sur autrui, la recherche de la supériorité morale. Mais la satisfaction supérieure n’est accessible qu’à l’authentique dépassement qui tend vers l’auto-domination. Les tentatives de dépasser et de dominer autrui n’en sont que le pervertissement. Déjà, sous sa forme prépathologique et quotidienne, la fausse rationalisation ruine l’immanent principe éthique, le frein de la raison. Le frein que la raison tente d’opposer aux exaltations imaginatives à seule fin d’établir l’équilibre satisfaisant de l’ego et de son rapport à autrui.
L’élan de dépassement éthique domine la vie jusque dans ses manifestations quotidiennes. Mais il ne s’y trouve habituellement que sous une forme pervertie, décomposée en deux pôles contradictoires : moralisme excessif, amoralisme banal.
Sous son aspect conventionnel, le moralisme cherche la supériorité par la condamnation calomnieuse d’autrui. Le frein de la raison s’exalte et condamne la sexualité et la matérialité jusque dans leurs exigences naturelles. La valorisation ambiguë produit de bonnes intentions d’élévation, suivies de chute, trait caractéristique de nervosité. Mais il arrive aussi que l’ambivalence se trouve condensée en un seul acte. Le sujet veut accomplir l’acte chargé de culpabilité et le sabote en même temps, pour se préserver de l’insatisfaction coupable. Inhibé sur tous les plans de la vie (sexuel et matériel), le nerveux se charge de sentiments d’infériorité qui s’opposent à sa supériorité vaniteuse. Il ne cesse de produire quotidiennement, par excès de fausse justification, l’accusation sentimentale d’autrui, du monde entier, de la vie qui se refuse à lui.
À l’opposé de la nervosité se trouve l’autre comportement prépathologique : la banalisation. Son projet pervers est de tirer la satisfaction, non plus de la pseudo-spiritualité, mais du dépassement et de la domination matérielle ou sexuelle d’autrui. La banalisation est l’amoralisme, parce qu’au lieu d’exalter morbidement le frein de la raison, elle tente de l’éliminer, détruisant ainsi la sphère surconsciente et éthique. Les désirs imaginativement exaltés se déchargent sans scrupule au détriment d’autrui. L’état prépathologique cherche sa fausse justification idéologique dans la contre-morale arriviste.
La maladie de l’esprit tire son origine d’un double enracinement dans la vie quotidienne : d’une part, convulsion nerveuse aboutissant à la décomposition de l’ego ; d’autre part, relâchement banal dont la conséquence est la décomposition de la vie sociale.
Nervosité et banalisation, avec leurs attitudes de haine agressive et de plainte sentimentale, se conjuguent pour semer la méfiance entre les hommes et pour entretenir l’intrigue des uns contre les autres.
Insuffisamment diagnostiqué comme conséquence de l’insanité de l’esprit, le comportement prépathologique est considéré comme norme même de la vie. Le malaise reste irrémédiable tant qu’il ne sera pas compris jusque dans le faux calcul de ses motivations intimes.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Depuis la découverte de la pensée symbolisante de l’extra-conscient, la psychologie des profondeurs s’est développée par des doctrines qui semblent être contradictoires. L’histoire de la psychologie des profondeurs est liée aux noms prestigieux de Freud, d’Adler et de Jung. Freud découvre l’onirisme névropathique du subconscient : crises convulsives, paralysie des membres, dysfonction des organes, idées obsédantes, actions symboliques de purification, etc. Ces symptômes expriment symboliquement les désirs insatisfaits et refoulés.
En complétant la découverte freudienne de l’onirisme subconscient, Jung entrevoit l’existence du symbolisme surconscient. Les archétypes jungiens sont des images-guides apparentées aux symboles mythiques. Voici comment Jung définit les archétypes: “…ils forment, d’une part, le plus puissant préjugé instinctif et, d’autre part, ils sont les auxiliaires les plus efficaces qu’on puisse imaginer des adaptations instinctives.” Il en résulte que ces images ancestrales et collectives tentent de guider la vie de chacun en direction sensée.
Adler, de son côté, commença l’étude d’un phénomène psychique radicalement opposé à la conduite sensée : la fausse rationalisation, déjà passagèrement constatée par Freud. Ce phénomène, habituellement dérobé au conscient, forme le lien dynamique entre les deux instances extraconscientes découvertes par Freud et Jung. La fausse rationalisation tente d’embellir les intentions pathogéniques et inavouables du subconscient, en y greffant des motifs pseudo-sublimes conformes en apparence à l’impératif éthique archétypique du surconscient.
Adler dénommera politique de prestige ce phénomène de rationalisation erronée et de fausse auto-justification. Dans ce terme nouveau pointe déjà la compréhension qu’à la base du raisonnement morbide se trouve une fausse auto-estimation, une survalorisation mensongère de soi-même, destinée à procurer une illusoire satisfaction vaniteuse.
Adler découvre ainsi la fausse motivation. Mais l’étude demeure empirique. Le phénomène pourrait bien être d’une importance beaucoup plus étendue que ne le laisse soupçonner l’investigation adlérienne. La falsification du raisonnement serait-elle la cause primaire de la maladie de l’esprit sous toutes ses formes ?
Les œuvres respectives de Freud, d’Adler et de Jung contiennent d’importants éléments de vérité. L’apparence d’une contradiction provient des erreurs doctrinales (pansexualité chez Freud, instinct de domination chez Adler, spiritualisme trop exclusif chez Jung). Ces œuvres sont pourtant complémentaires. Leur trait d’union est la recherche de la connaissance de soi-même jusque dans les tréfonds de l’extraconscient. Leur commun but curatif se fonde sur le contrôle conscient, assurant une relative maîtrise des désirs.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on est en droit de dire que l’effort commun qui traverse les doctrines, qui les unit en dépit de leur apparente contradiction, consiste dans l’élaboration d’une méthode introspective de prise de connaissance de soi, malgré l’existence du fonctionnement extraconscient. On trouvera aussi bien chez Freud que chez Adler et Jung de nombreux passages qui attestent la valeur de l’introspection et soulignent la nécessité d’y recourir.
L’esprit ne peut parvenir à diminuer la tension affective des désirs qu’en trouvant la valorisation juste, donc en éliminant la fausse motivation. La réussite curative ne peut résulter que de l’orientation sensée. Or, il n’existe qu’une seule direction sensée de la vie, et c’est uniquement l’impératif éthique du surconscient qui l’indique. Son exigence immanente consiste à chercher la satisfaction, non pas dans l’exaltation des désirs et dans la fausse justification de cette exaltation, pas plus d’ailleurs que dans la suppression des désirs naturels (d’ordre sexuel et matériel), mais dans leur satisfaction harmonieusement ordonnée.
Dans cette perspective, on constate un accord complet entre l’ancien problème de la philosophie et celui de la psychologie moderne.
Mais alors que la philosophie s’est intéressée en premier lieu à l’aspect éthique, la psychologie est issue de l’étude de l’aspect pathologique. Son interrogation première concerne le mal, la maladie psychique, l’exaltation imaginative cause de la rupture d’équilibre. L’exaltation malsaine est diamétralement opposée à l’harmonisation saine. L’homme crée lui-même le bien et le mal ; il est responsable de la valeur ou de la non-valeur, par sa valorisation juste ou fausse. La voie est libre pour aborder le problème essentiel, non plus par voie d’intuition, mais par l’analyse des fonctions psychiques.
Pour l’analyse psychologique, le problème le plus ancien se pose d’une manière entièrement renouvelée. Mais il se présente sous la forme d’un dilemme dont l’acuité exige une solution d’urgence. D’un côté se trouve mise en lumière la cause subconsciente de la déformation pathologique et de ses conséquences néfastes : l’élucidation des tréfonds devient une nécessité vitale. De l’autre côté, cette élucidation semble être plus impossible que jamais. Comment l’introspection pourrait-elle sonder les tréfonds qui se dérobent au conscient ?
Or, la fausse rationalisation est le mensonge à l’égard de ses propres intentions motivantes. Cesser de se mentir, c’est commencer à se connaître. Du fait que la fausse rationalisation, mi-aveuglément imaginative, mi-raisonnante, s’opère, par là même, à la frontière du conscient, elle devrait nécessairement être accessible à la prise de connaissance. L’analyse doit donc se concentrer sur la fonction imaginative susceptible de fausser le raisonnement.
Nous savons tous, par voie d’introspection immédiate, que, pour former un projet, nous enchaînons nos désirs en un jeu imaginatif. L’imagination tente de prospecter les conditions réelles de réussite. Sous cette forme, l’imagination est une fonction naturelle, indispensable à la délibération mi-affective, mi-réflexive. Le jeu imaginatif nous procure une présatisfaction, capable de stimuler la recherche de la satisfaction réelle et active.
Cependant, le jeu imaginatif, pour peu que l’affectivité l’emporte sur la réflexion, devient malsain. Au lieu de prospecter les conditions de réalisation satisfaisante, l’imagination se contente de présatisfaction. Elle n’est plus alors qu’un vain jeu, exaltant parce que libéré de toute entrave réelle, mais dangereuse précisément en raison de l’évasion dans l’irréel et de l’égarement dans l’irréalisable.
Le danger est d’autant plus grand qu’à l’imagination d’évasion correspond nécessairement l’imagination de justification. L’évasion imaginative est la faute vitale par excellence, dénoncée comme coupable par la vision surconsciente de la vérité. La fausse justification, en refoulant la faute, perd de vue non plus seulement la réalité ambiante, mais elle prépare la désorientation la plus décisive et la plus nocive qui soit : la perte de la vérité à l’égard de soi-même et de sa propre valeur.
L’exaltation imaginative sous ses deux formes complémentaires -évasion de la réalité ambiante et fausse justification de soi-même- est une faiblesse de la fonction valorisante de l’esprit. Or, l’erreur de la valorisation ne peut se manifester que de deux manières : survalorisation ou sous-valorisation. Ainsi s’introduit dans l’esprit la cause même de son insanité : l’ambiguïté de la fonction valorisante. La valorisation contradictoire prive l’esprit de sa lucidité et la volonté de sa force de décision. L’ambivalence n’est pas un phénomène qui se manifesterait de-ci de-là de manière sporadique : elle est la loi qui régit la progressive décomposition morbide du moi conscient. Elle crée la désorientation subconsciente. La valorisation faussement justificatrice est une erreur essentielle, nuisible pour toutes les interrelations humaines, car elle se manifeste sur le plan de la vie pratique sous la forme d’une fausse estimation de soi-même et d’autrui. À l’auto-surestime vaniteuse, moyen de refouler sa propre culpabilité, correspond infailliblement l’inculpation excessive d’autrui. Le sujet se considère comme exempt de toute faute, et la faute pour tout ce qui lui arrive de désagréable et d’angoissant se trouve projetée sur autrui. L’autre devient l’ennemi redoutable, injuste en principe : le sujet ne cessera plus de se plaindre sentimentalement pour tant d’injustice à subir.
Vanité, accusation, sentimentalité sont les moyens de refouler l’insatisfaction coupable. Tout le cortège des ressentiments humains se trouve inclus dans ce cadre catégoriel formé par l’imagination faussement justificatrice.
Les maladies de l’esprit sont la conséquence d’une aggravation de la fausse motivation justificatrice, laquelle se trouve à divers degrés d’intensité en tout homme. Chacun pourrait s’en rendre compte s’il voulait se donner la peine de scruter ses délibérations intimes. Ces ressentiments d’apparence normale sont jugés sans gravité. En raison de leur fréquence, ils sont pourtant bien plus dangereux pour la conduite sensée de la vie humaine que les manifestations spectaculaires de la psychopathie, qui n’en sont que des états d’aggravation.
Toutes les interactions humaines sont insidieusement perturbées par les ressentiments secrets. Il importe donc d’envisager l’étude du comportement à partir des motivations intimes.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“La psychologie de l’extraconscient date de la découverte d’un fonctionnement psychique dérobé à la pensée logique, opérant au-dessous du seuil du conscient. Freud a fait cette découverte des réactions subconscientes en cherchant une explication au comportement illogique, d’apparence absurde et dépourvue de tout sens, que présentaient certaines maladies mentales en état de crise aiguë. L’histoire de cette découverte est connue, tout comme le sont le système théorique et la méthode thérapeutique que Freud en a tirés. Il importe de démontrer que Freud, alors même que l’on conteste son système, a donné le signal de départ à un approfondissement radical de la pensée humaine.
Freud – on le sait – avait supposé que certaines crises convulsives servaient aux malades à exprimer des désirs sexuels, chargés de honte et refoulés. La crise ou plus généralement le symptôme psychopathique fut pour la première fois reconnu comme étant d’origine psychique. La crise était expliquée comme un moyen de satisfaire oniriquement le désir interdit en l’exprimant symboliquement. Le processus, du fait qu’il est inconnu du malade et indépendant de sa volonté, révélerait donc l’existence d’un fonctionnement psychique subconscient à tendance morbide.
Freud constata ainsi, dans le comportement humain, un facteur déterminant auparavant insoupçonné. Mais en même temps, s’efforçant d’éclaircir ce facteur déterminant, il introduisait dans le domaine de la pensée humaine un principe d’explication demeuré complètement inconnu : l’explication symbolique.
L’explication symbolique est radicalement différente de l’explication logique jusqu’alors exclusivement utilisée. Elle ne cherche pas, pour un effet extérieurement donné, une cause extérieurement constatable (principe d’explication commun aux autres sciences). L’explication symbolique cherchera, pour une réaction humaine manifeste et cliniquement observable, le désir latent. Elle suppose que la réaction manifeste exprime, d’une manière oniriquement déformée, la cause latente, la motivation, dont l’homme ne sait rien et ne veut rien savoir. Ce nouveau mode d’explication permettra de comprendre les productions du psychisme, productions illogiques par excellence : le rêve nocturne, la fabulation mythique et le symptôme psychopathique.
Mais la découverte du symbolisme eut des conséquences plus importantes encore. Elle contient en elle-même l’exigence de dépasser les conclusions théoriques que Freud a voulu en tirer. Une interrogation s’impose : comment se peut-il que la réflexion sur le symptôme manifeste parvienne à reconstituer son lien avec le désir latent ? L’extraconscient doit avoir auparavant établi ce lien. Si ce lien est symboliquement véridique, force est d’admettre qu’il existe une sorte de pensée extraconscient, laquelle, bien qu’elle s’exprime oniriquement, est néanmoins significative et sensée. Il est donc indispensable de diviser l’extraconscient en un subconscient oniriquement insensé et un surconscient oniriquement sensé (nommé, par Jung, le “soi“). Le terme “extraconscient” est précisément choisi pour désigner, d’un seul mot, les deux aspects complémentaires : surconscient-subconscient. (Afin de faciliter la compréhension de la terminologie, il n’est peut-être pas superflu de rappeler ici que l’extraconscient est préconscient, et qu’il englobe aussi l’inconscient primitif et purement instinctif). Le surconscient est le siège d’une sorte d’esprit préconscient, producteur des mythes ; le subconscient, en revanche, siège de l’aveuglant débordement affectif, produit le symptôme psychopathique. Il importe donc de comprendre que le conflit essentiel du psychisme humain – la lutte entre l’affect aveugle et l’esprit prévoyant – se poursuit sans relâche dans le tréfonds de l’extraconscient. Dans l’état de veille, il déborde vers le conscient qui délibère à la recherche d’un apaisement. Mais la délibération, dans la mesure où elle reste inachevée, se poursuit au sein du rêve nocturne où elle s’exprime par images symboliques.
Ainsi voit-on que le conflit essentiel, la lutte entre l’esprit et l’affect, la lutte entre le conscient et le subconscient, envahit la vie entière. Le conflit est la vie, et la vie exige la solution.
Il faut bien se rendre compte de l’immense portée révolutionnaire contenue en germe dans la découverte freudienne du symbolisme subconscient. La force explosive de cette découverte est telle qu’elle risque de démolir toutes les constructions explicatives élaborées jusqu’ici par la pensée humaine et admises pour vérité. L’erreur contenue dans ces constructions est imputable au fait qu’elles ignoraient l’existence d’une pensée extraconsciente.
Freud lui-même n’a pas implicitement prévu la pensée extraconsciente. Une part d’erreur doit donc se trouver également dans les conclusions qu’il a tirées de sa découverte du symbolisme subconscient. Freud ne s’interrogeait que sur le contenu refoulé du subconscient : le désir chargé de culpabilité. Il néglige de poser la question concernant l’instance véridiquement symbolisante, et il ne put découvrir le surconscient et sa pensée prélogique.
Toute la théorie freudienne est marquée par une erreur initiale. Freud explique la vie entière à partir de sa découverte du subconscient. Les manifestations culturelles apparaissent dans sa théorie comme le produit du refoulement des désirs, de préférence sexuels. Freud explique la vie normale à partir du subconscient pathogène, au lieu d’expliquer la déformation pathologique à partir de la vie normale.
La norme, dans la vie humaine, est indiscutablement la pensée logique et consciente. C’est à partir d’elle qu’il faudrait expliquer le fonctionnement subconscient, car on ne peut comprendre l’inconnu qu’en fonction du connu. Le fonctionnement nouvellement décelé ne peut-être radicalement séparé du conscient : entre la pensée illogique du subconscient et la pensée logique du conscient doit exister un rapport génétique. Il importe, en premier lieu, de ne pas prendre pour une réalité l’image linguistique qui présente la psyché sous la forme d’un réservoir spatial dans lequel on distinguerait les instances comme des tiroirs superposés. L’image ici n’est qu’une fiction indispensable, et les instances ne sont, à la vérité, que les diverses formes interdépendantes du fonctionnement psychique.
Afin d’entrevoir la nature du rapport génétique entre le conscient et le subconscient, qu’on se rappelle le rôle prédominant que joue, dans la thérapie freudienne, la mémoire. Toute cette thérapie est fondée sur l’évocation associative des souvenirs oubliés. Le matériel ainsi reproduit est symboliquement interprété, absolument de la même façon que l’est le symptôme psychopathique.
Freud, pour les besoins de sa thérapie, se voyait obligé d’admettre l’aspect onirique de la mémoire. Pourquoi n’a-t-il point fondé toute sa théorie sur la mémoire, phénomène naturel et pourtant mi-conscient, mi-extraconscient ? Quelle énorme chance de simplification. Pourquoi ne l’a-t-il pas saisie ? La raison en est sans doute que la mémoire est un dynamisme qui joue entre
oubli et évocation, tandis que, pour Freud, l’oubli refoulant est un phénomène statique qui ne concerne que les traumatismes passés, une fois pour toutes enfouis dans la boîte du subconscient. Mais le refoulement concernerait-il, au contraire, en premier lieu, le dynamisme des désirs actuels chargés de culpabilité ? Existe-t-il des motifs qui détournent constamment l’intérêt de certains désirs, les tenant ainsi dans l’oubli sans possibilité d’évocation? Dans l’affirmative, l’oubli touchant ces désirs ne sera plus exclusivement passif, comme il en va généralement des innombrables matériaux tenus à la disposition de l’intérêt évocateur. L’oubli sera actif, il possédera ainsi le trait caractéristique du contenu refoulé. Le motif refoulant sera nécessairement un sentiment actuel de pénibilité excessive, à l’endroit d’un désir surchargé de honte. Le dynamisme de l’ensemble des désirs, en tant qu’ils sont coupés de leur communication avec le conscient, exercera son influence morbide en créant le subconscient.
Ainsi compris, le subconscient, loin d’être préétabli, n’est que le fonctionnement perverti de l’ extraconscient. Mais le dynamisme pervers affectera également la capacité d’évocation. L’intense surcharge d’énergie affective obligera les désirs refoulés à chercher leur issue dans une décharge active. Dans l’impossibilité d’accéder au conscient qui les passerait au crible du contrôle délibérant, les désirs coupables se déchargeront directement au moyen du subconscient onirique. L’onirisme présentera les désirs coupables et refoulés sous une forme déguisée, mais symboliquement significative pour l’originaire intention honteuse.
Un désir d’ordre sexuel, ou matériel, chargé de honte, sera, par exemple, tiré de l’oubli forcé, symboliquement évoqué et satisfait par un acte de boulimie, de kleptomanie, mais aussi par une crise convulsive parétique ou agitée, passagère ou durable ; cependant, il se peut tout aussi bien que le symptôme symbolique exprime, à la place du désir, sa charge de culpabilité. Afin de contenir l’angoisse coupable, le sujet accomplira un acte symbolique de purification : il se lavera, par exemple, les mains ou une quelconque partie du corps; dans d’autres cas, il se trouvera empêché de toucher certains objets jugés impurs. N’importe quel objet peut se trouver chargé d’interdit, tout comme n’importe quelle action ou omission pourra être utilisée comme symbole de purification. Mais, quels que soient ces actes symboliques, tous auront en commun leur trait d’illogisme : le fait qu’ils sont accomplis et obsessivement répétés d’une manière insensée, sans aucune nécessité logique.
Toutes les conditions de la constitution du symptôme psychopathique se trouvent ainsi réunies. Le symptôme s’avère explicable à partir de la mémoire et de ses fonctions d’oubli et d’évocation, manifestations psychiques d’origine naturelle et saine.
Le problème crucial se pose ainsi clairement : d’où vient l’angoisse coupable qui rend la mémoire morbide et activement refoulante .
Le désir étant un phénomène trop naturel pour être en soi honteux et coupable, l’interdit ne peut venir que de l’esprit. Il importe donc de déceler la cause qui dresse l’esprit contre le désir. Normalement, l’esprit devrait s’employer à le satisfaire. L’exigence de satisfaction met, dès l’origine, toutes les fonctions psychiques au service du désir. La mémoire liant le passé au futur (que l’homme aime s’imaginer chargé de promesses), qu’est-elle en premier lieu, sinon l’attente prolongée, la tension insatisfaisante des désirs en quête de satisfaction ? Seulement, voilà : tous les désirs ne peuvent être sans cesse présents à l’esprit valorisant, d’où la fonction d’oubli, nécessairement complétée par la capacité d’évocation. Les
fonctions conscientes – pensée, volonté, sentiments – apportent à leur tour leur concours à la quête de satisfaction du désir évoqué. Bien plus, elles sont créées par cette quête.
Ainsi toute la gamme des sentiments, variant entre attirance et aversion, espoir et déception, se constitue à partir d’une mémoire affective qui n’est autre que la tension énergétique des désirs. La pensée, par contre, est une mémoire réflexive capable de tirer du passé une expérience utilisable pour la future satisfaction des désirs. La décision volontaire résulte de la délibération qui confronte la mémoire affective et la mémoire réflexive, à seule fin de préparer la décharge satisfaisante des désirs.
La compréhension des fonctions conscientes, selon leur origine et leur but, permettra-t-elle de résoudre l’énigme de l’extraconscient ?
La délibération, parce que co-déterminée par le subconscient, n’aboutit pas nécessairement à sa fin satisfaisante. L’affectivité aveuglante peut déborder la réflexion lucide. Cette perte de lucidité, vitalement dangereuse, serait-elle à l’origine du sentiment de culpabilité ? L’esprit indiquerait-il par l’angoisse coupable la faute vitale, l’exaltation des désirs ? Le tourment de la culpabilité serait alors un sentiment à portée positive. Il serait l’appel de l’esprit qui tentera d’obtenir l’aveu conscient de la faute, son contrôle et son
élimination. Sentiment vague, la culpabilité ne pourrait émaner que de la sphère surconsciente. Le conscient devrait transformer l’appel vague en un savoir précis et contrôlable, seul moyen de se libérer de l’insatisfaction coupable. Mais le conscient, au lieu d’écouter l’esprit, peut se laisser entraîner par l’affect. Il se rend ainsi complice de la faute, qui est précisément l’exaltation de l’affect. Le conscient affectivement aveuglé tentera de se libérer de la faute en la désavouant. La conséquence de ce désaveu est le refoulement. Sans désaveu, pas de refoulement ; sans refoulement, pas de symptôme. Le refoulement découvert par Freud n’est qu’un effet ; sa cause primaire réside dans le désaveu de l’appel de l’esprit. S’il en est ainsi, il est clair que le procédé thérapeutique, tel que Freud l’a prévu, serait passible d’une simplification décisive ; la thérapie, pour être pleinement efficace, devrait s’attaquer à la cause primaire de la morbidité. Elle devrait combattre la tendance humaine à nier en toutes circonstances toute faute.
Cette tendance, la fausse auto-justification, est toujours présente et actuelle en chacun. Elle est l’erreur de l’esprit, incarnée dès l’enfance : la fausse valorisation de soi-même et du monde ambiant. En s’attaquant à cette cause essentielle toujours actuelle, la thérapie évitera un détour considérable à travers la remémoration du passé et de son contenu refoulé. Le désaveu de toute faute, l’auto-justification, falsifie sans cesse les motifs actuels de l’activité. Elle les rationalise faussement et crée ainsi la fausse motivation. Freud lui-même a constaté ce processus de “fausse rationalisation“. Il a omis de l’étudier, car son étude exige le recours à la méthode introspective.
Le moindre acte d’introspection lucide enseignera que la transformation de l’auto-accusation coupable en auto-justification s’opère sans cesse sur le plan de l’imagination. L’imagination se contente de jouer avec les désirs et de se délecter de leurs promesses de satisfaction. Perdant ainsi de vue les exigences de la réalité, elle finit par rendre les désirs insensés en les exaltant démesurément, tout en continuant à justifier leurs exigences irréelles. L’exaltation imaginative est la faute vitale en principe. Elle crée les innombrables fautes accidentelles, car son insuffisante évaluation de la réalité pleine d’obstacles, tout comme son appréhension angoissée des obstacles réels, préparent les réactions d’échec. À travers toutes ces vaines promesses, l’imagination exaltée n’aboutit qu’à l’insatisfaction coupable. Le psychisme – selon sa loi qui est la recherche de la satisfaction – tentera de se débarrasser de l’angoisse d’insatisfaction en refoulant les désirs devenus coupables. Le refoulement, passagèrement libérateur, conduira finalement, par accumulation, à l’explosion des symptômes.
La maladie psychique ne débute pas – comme Freud l’avait pensé – avec les manifestations subconscientes du refoulement, producteur des symptômes névrotiques. Sa cause première se trouve dans l’exaltation imaginative, dans la rêverie les yeux ouverts, état psychique des plus fréquents, dont la nocivité est insuffisamment reconnue. L’imagination morbidement exaltée se trouve être à la frontière du conscient et du subconscient. Ses méfaits doivent donc être accessibles à la compréhension introspective. C’est elle, l’exaltation morbide de l’imagination, qui détermine l’état initial de l’insanité de l’esprit, et c’est elle qu’il importe d’étudier pour comprendre la maladie de l’esprit, sous toutes ses possibilités d’aggravation. Cet état initial – d’ailleurs souvent stationnaire – est la nervositéavec ses sautes d’humeur, ses caprices et ses irritations, ses délectations vaniteuses et ses tourments coupables. Pour l’homme atteint de nervosité, la vie risque de n’être qu’une continuelle déception.
Confrontée avec le sens de la vie, l’exaltation imaginative est le contraire de l’ethos harmonisant. Constante préoccupation égocentrique, l’imagination exaltée n’est rien d’autre que l’introspection sous sa forme subjective et morbide, qu’il faut combattre afin d’accéder à une observation méthodique et objectivante.
Mais aussi importe-t-il de ne pas confondre l’imagination morbide avec l’imagination sous sa forme créatrice, qui, elle, marque la frontière entre le conscient et le surconscient, d’où sa force inspiratrice.”
“De son voyage en Afrique équatoriale française, entrepris avec Marc Allégret en 1925-1926, soit juste après la fin de la rédaction des Faux-Monnayeurs, Gide tire deux œuvres, publiées à quelques mois d’intervalle : Voyage au Congo, sous-titré Carnets de route (1927) et Le Retour du Tchad, sous-titré Suite du Voyage au Congo, Carnets de route (1928). La première évoque le début du voyage, de la traversée de Gide vers l’Afrique en juillet 1925 à son départ de Fort-Lamy en février 1926 (nom donné par les colons à l’actuelle capitale du Tchad, Ndjamena) ; la seconde prend le relais, en relatant le trajet retour, depuis la remontée du Logone en février 1926, jusqu’au départ de Yaoundé en mai de la même année.
EAN 9782070393107
Toutes deux présentées sous la forme d’un journal, ces œuvres ne sauraient pourtant apparaître comme de simples « relation[s] de voyage » (Paul Souday) : si l’écrivain y livre en effet un témoignage personnel sur son voyage en Afrique équatoriale française, au point de partager par exemple les lectures (la plupart du temps anachroniques et classiques) qui l’y ont accompagné, se mêle pourtant à ces observations quotidiennes un ensemble de réflexions plus générales, de nature sociale, économique, politique parfois, qui confère à son témoignage une portée sinon polémique, du moins critique. Le travail de recomposition entrepris, qui amène Gide à repenser la structure du journal en chapitres, et à ajouter, le plus souvent en notes ou en appendices, des précisions relatives aux difficiles conditions de travail des colonisés, ou aux injustices dont ceux-ci sont victimes, souligne la manière dont le voyage, initialement entrepris par curiosité, a éveillé chez l’écrivain une conscience critique voire politique.
Après la publication, au début des années 1920, d’une trilogie de “défense et [d’]illustration” de l’homosexualité (Corydon, Si le grain ne meurt, Les Faux-Monnayeurs), ces deux œuvres dans lesquelles Gide prend position contre les dérives du colonialisme poursuivent ainsi, en la renforçant, la veine engagée de son écriture. Elles confèrent à l’auteur, de son vivant déjà et sans doute davantage encore après sa mort, une posture tout à la fois d’écrivain engagé et d’ethnologue. Pour autant, le regard porté par Gide sur la réalité coloniale africaine n’a rien de révolutionnaire et n’échappe pas aux stéréotypes véhiculés par son époque : l’écrivain, qui avait d’ailleurs utilisé durant son voyage les modes de transports traditionnels des colons (tipoye et porteurs issus de la population colonisée), demeure en partie prisonnier de son univers de référence, hiérarchisé et européano-centré. Estimant ainsi, suivant une formule restée célèbre, que “[m]oins le Blanc est intelligent plus le Noir lui paraît bête” (Voyage au Congo), il n’échappe pas à un certain nombre de lieux communs sur les Noirs (leurs apparentes difficultés à raisonner, leur prétendue puissance sexuelle, etc.). Leur présence n’enlève rien, pourtant, à la force et à l’originalité d’un témoignage qui a fait naître, au-delà d’une âme citoyenne (Albert Thibaudet), un authentique intellectuel engagé.”
Voyage au Congo, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 331-514 (notice et notes p. 1194-1265).
Retour du Tchad, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 515-707 (notice et notes p. 1265-1296).
Critique d’époque
Autour du Voyage au Congo. Documents réunis et présentés par Daniel Durosay , Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 2001, p. 57-95.
Allégret Marc, Carnets du Congo, Voyage avec André Gide, éd. Daniel Durosay et Claudia Rabel-Jullien, Paris, CNRS éditions, 1987.
Souday Paul, Voyageurs. Au Tchad, Les Livres du Temps : troisième série, Paris, Éditions Émile-Paul Frères, 1930.
Articles critiques
À la chambre. Débats sur le régime des concessions en Afrique Équatoriale Française (1927, 1929), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 461-470.
Le dossier de presse du Voyage au Congo (V) : Robert de Saint Jean – Firmin van den Bosch, Bulletin des Amis d’André Gide, n°107, juillet 1995, p. 475-489.
Le dossier de presse de Voyage au Congo et du Retour du Tchad, (Marius – Ary Leblond, Géo Charles, Pierre Bonardi, Pierre Cadet, Édouard Payen, Marie-Louis Sicard, Anonyme, Louis Jalabert, André Bellesort, Pierre Mille), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 471-508.
Allégret Marc, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 37-40.
Bertrand Stéphanie, La polyphonie énonciative dans les écrits sociopolitiques de Gide : une arme polémique ?, in Ghislaine Rolland Lozachmeur (éd.), Les Mots en guerre. Les Discours polémiques : aspects sémantiques, stylistiques, énonciatifs et argumentatifs, actes du colloque de Brest (avril 2012), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Rivages linguistiques, 2016, p. 483-492.
Bénilan Jean, André Gide à Léré, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 439-460.
Durosay Daniel, Présence / absence du paysage africain dans Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, André Gide 11, 1999, p. 169-193.
Durosay Daniel, Livre et littérature : l’espace optique du livre (repris sous le titre : Le livre et les cartes : l’espace du voyage et la conscience du livre dans le Voyage au Congo), Littérales, n° 3, 1988, p. 41-75.
Durosay Daniel, Les images du voyage au Congo : l’œil d’Allegret, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 73, janvier 1987, p. 57-68.
Durosay Daniel, Images et imaginaires dans le Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 9-30.
Durosay Daniel, Analyse thématique du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 41-48.
Durosay Daniel, Lire le Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 93, janvier 1992, p. 61-71.
Durosay Daniel, L’Afrique de Martin du Gard et celle de Gide, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 94, avril 1992, p. 151-175 [partiellement consacré à Gide].
Durosay Daniel, Présentation des Carnets du Congo Bulletin des Amis d’André Gide, n°80, octobre 1988, p. 54-56.
Durosay Daniel, Les “cartons” retrouvés du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 65-70.
Durosay Daniel, Analyse synoptique du Voyage au Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 71-85.
Durosay Daniel, Autour du Voyage au Congo. Documents, Bulletin des Amis d’André Gide, n°129, janvier 2001.
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Putnam Walter, Dindiki, ma plus originale silhouette, Bulletin des Amis d’André Gide, n°199/200, automne 2018, p. 111-130.
Wynchank Anny, Fantasmes et fantômes, Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 1994, p. 87-99.
Thèses et mémoires
Ata Jean-Marie, Vision de l’Afrique noire dans l’imaginaire romanesque de Louis Ferdinand Céline et André Gide : approche comparatiste de « Voyage au bout de la nuit » et « Voyage au Congo », thèse de littérature française soutenue en 1986 à l’Université Paris-Sorbonne sous la direction de Jeanne-Lydie Goré [partiellement consacrée à Gide].
Coquart Véronique, André Gide et la colonisation française en Afrique noire, d’après « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », mémoire de maîtrise d’histoire soutenu en 1998 à l’Université de Lille III sous la direction de Jean Martin.
Durosay Daniel, Attitudes politiques et productions littéraires, thèse de littérature française soutenue en 1981 à l’Université Paris Nanterre sous la direction de Marie-Claire Bancquart [partiellement consacrée à Gide].
Ferreri Serge, Étude sur le journal de Voyage : Gide, « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », Leiris « L’Afrique fantôme », thèse de littérature française soutenue en 1982 à l’Université Paris VII sous la direction de Michèle Duchet [partiellement consacrée à Gide].
Tétani Jacques, La Vision du Congo colonial dans « Voyage au Congo » d’André Gide et « Tarentelle noire et diable blanc » de Sylvain Bemba, mémoire de maîtrise de lettres soutenu en 1982 à l’Université de Limoges [partiellement consacré à Gide].
L’article complet de Stéphanie Bertrand est paru sur ANDRE-GIDE.FR ;
Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.
Montaigne
Tout au long des Essais, Michel de Montaigne (1533-1592.) vante le bonheur d’être chez lui à étudier les Anciens, s’applique à évoquer le plaisir d’un bon vin ou les douleurs que lui causent ses calculs rénaux. Il semble mener la vie d’un seigneur oisif… alors qu’il ne cesse, en réalité, de jongler entre carrière politique et retrait du monde. Cette tentative permanente d’équilibre donne naissance à une sagesse pratique toujours aussi indispensable à notre époque pressée.
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 120 de juin 2018 était consacré à la question A quelle vitesse voulons-nous vivre ? : “Constat : le désir d’une existence intense mais qui dure longtemps est devenu dominant aujourd’hui. La course rapide est-elle vraiment tenable sur la distance ?” Plusieurs penseurs de marque sont étudiés dans ce magazine : Isabelle Autissier, Jérôme Lèbre, Carlo Ginzburg, Sartre, Bimbenet et… Montaigne.
“Non mais là, c’est la course…” : cette phrase, nous l’avons tous entendue dans la bouche de quelqu’un – voire l’avons nous-mêmes prononcée. Elle sert en général d’excuse à celui qui n’a pas du tout le temps pour un déjeuner, un verre, un ciné, et en est “vraiment désolé“. L’ennui, avec cette histoire de course, c’est qu’elle suppose plusieurs participants avec un vainqueur et un classement. Vous qui osez proposer de passer une heure à profiter du soleil en terrasse, voilà ce que vous avouez sans même vous en rendre compte : je m’arrête au bord de la piste, je marque une pause, et qu’importe si je perds des points au classement. Votre petit blanc à la main ne signifie rien qu’autre que “dégonflé“. N’empêche. A regarder les autres courir, vous sentez bien qu’il y a quelque chose qui cloche. La ligne d’arrivée ? Jamais vue, jamais entendu parler. Ou alors sous un autre nom : la mort. Et si le podium se situe après, personne n’est jamais revenu pour se vanter d’en avoir conquis la première marche. Tout ça sent l’arnaque… Cette intuition, Montaignel’étaye tout au long des Essais. Pour leur auteur, rien de plus vain que courir après les honneurs, la gloire et l’illusion de l’immortalité : “Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance“, affirme-t-il. Il insiste :”mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles“. Est-ce là un éloge de la médiocrité ? Plutôt une invitation à trouver chacun son propre tempo. Car rien de plus absurde qu’être pressé par le temps au point de devoir “chier en courant“, comme le souligne le fabuliste grec Ésope (VII-VIe siècle av. J.-C.) que cite avec malice Montaigne. Quand Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) “disait que la fin de son travail, c’était travailler“, Montaigne préfère accorder son corps et son âme pour jouir des plaisirs que lui offre la Nature, son seul guide. En cela, il s’inspire de l’éthique épicurienne qui recommande non pas de s’adonner exclusivement au plaisir, mais d’en user avec parcimonie selon notre besoin, afin d’atteindre la tranquillité de l’âme, ou ataraxie. C’est cet apaisement que Montaigne met en scène dans ce beau et célèbre passage :”Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi.” Ce “vivre à propos” résonne avec l’idéal antique de s’accorder à la nature, à l’ordre du monde. Les mythes sont là pour rappeler ce qui arrive à ceux que sortir du cadre démange : le foie dévoré à l’infini par un aigle, un rocher roulé pour l’éternité sur une pente dont il finit toujours par dévaler… La démesure, ou hubris, rien de pire pour les Anciens. “Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie” : voilà toute l’ambition de Montaigne. Tout cela semble bien loin de la course frénétique dans laquelle vous vous sentez embarqué malgré vous ? C’est bien pour ce genre d’adversité que Montaigne forge sa sagesse. Loin d’avoir toujours eu le loisir de se promener “en un beau verger“, il mena une carrière politique active. Le jardin, même métaphorique, reste un espace intérieur préservé quand tout s’emballe autour de soi.
L’auteur
La lecture des Essais pourrait faire passer Montaigne pour un sage retranché dans sa tour d’ivoire. C’est que “je suis moi-même la matière de mon livre“, prévient-il d’emblée : “ce ne sont pas mes gestes que je décris, c’est moi, mon essence“. Comprendre : il ne s’agit pas d’écrire ses mémoires avec une chronologie fidèle, mais de suivre le fil de ses idées. De la vie à cent à l’heure de Montaigne -du moins telle qu’elle pouvait l’être au XVIe siècle-, il transparaît peu dans les Essais. Et pourtant. S’il commence par prendre son temps – il serait né au onzième mois de grossesse de sa mère le 28 février 1533 -, il suit très tôt une éducation drastique. Son père, Pierre Eyquem, seigneur du château de Montaigne dans le Périgord, le fait réveiller tous les matins par un musicien et engage un précepteur qui ne lui parle qu’en latin. Après des études de droit à Toulouse, il devient magistrat à la Cour des aides de Périgueux, puis est affecté au parlement de Bordeaux. L’époque est aux affrontements entre catholiques et protestants : les tensions politiques et les fréquentes injustices dont Montaigne est témoin ne lui laissent que le temps de déplorer “l’humaine imbécillité“. À cette même époque, il se lie d’amitié avec Étienne de La Boétie. Ce dernier, emporté par la peste en 1563, laisse Montaigne dévasté. Il se marie sans conviction, hérite du château de son père et renonce à la magistrature en 1570. “Lassé de l’esclavage de la cour et des fonctions publiques“, il semble entrer en retraite. Il entame la rédaction des Essais en 1572, qu’il poursuivra jusqu’à sa mort. Mais la retraite n’a qu’un temps : il s’attelle à plusieurs missions diplomatiques jusqu’à être élu maire de Bordeaux en 1581. Jusqu’à sa mort, en 1592, il oscille entre affaires politiques et périodes d’écriture afin de peaufiner ses Essais. “Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient” : tel fut le combat permanent de Montaigne.
Le texte
Entamé en 1572 après que leur auteur décide de renoncer à une charge publique, les Essais connaissent plusieurs versions et ajouts jusqu’à la mort de Montaigne. Véritable work in progress, ils se nourrissent de l’expérience d’un homme à l’intense carrière politique. S’il se plaint régulièrement du poids de ses responsabilités, il reconnaît volontiers qu’”il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde“. Cette sagesse née de la confrontation au monde fait l’objet des dernières pages des Essais que nous vous proposons ici : un extrait des Essais, mis en français moderne et présentés par Claude Pinganaud, parus en 2002 aux éditions Arléa.
EAN 9782070122424
L’équipe wallonica a fait son choix, en termes de traduction des Essais de Montaigne en français moderne : il s’agit du texte limpide d’André Lanly paru chez Gallimard (Quarto). Nous reproduisons ici le texte choisi par Philosophie Magazine. Le débat est ouvert…
LIVRE III Chapitre 13 : De l’expérience
[…]
À la vérité, je reçois une principale consolation, aux pensées de ma mort, qu’elle soit des justes et naturelles, et que désormais je ne puisse en cela requérir, ni espérer de la destinée faveur qu’illégitime. Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extrême durée à soixante-dix ans. Moi, qui ai tant adoré, et si universellement, cette médiocrité excellente du temps passé et ai pris pour la plus parfaite la moyenne mesure, prétendrai-je une démesurée et monstrueuse vieillesse ? Tout ce qui vient au revers du cours de nature peut être fâcheux, mais ce qui vient selon elle doit être toujours plaisant. Tout ce qui advient selon nature doit être compté parmi les biens (Cicéron, La Vieillesse, XIX). Pour ainsi, dit Platon, la mort que les plaies ou maladies apportent soit violente, mais celle qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus légère et quelque peu délicieuse. Aux jeunes gens, c’est un coup violent qui arrache la vie ; aux vieillards, c’est la maturité (Cicéron, La Vieillesse, XIX).
La mort se mêle et confond partout à notre vie : le déclin préoccupe [anticipe] son heure et s’ingère au cours de notre avancement même. J’ai des portraits de ma forme de vingt-cinq et de trente-cinq ans ; je les compare avec celui d’aujourd’hui : combien de fois ce n’est plus moi ! Combien est mon image présente plus éloignée de celles-là que de mon trépas ! C’est trop abuser de nature de la tracasser si loin qu’elle soit contrainte de nous quitter, et abandonner notre conduite, nos yeux, nos dents, nos jambes, et le reste à la merci d’un secours étranger et mendié, et nous résigner entre les mains de l’art, lasse de nous suivre.
Je ne suis excessivement désireux ni de salades, ni de fruits, sauf les melons. Mon père haïssait toute sorte de sauces : je les aime toutes. Le trop-manger m’empêche ; mais, par sa qualité, je n’ai encore connaissance bien certaine qu’aucune viande [nourriture] me nuise ; comme aussi je ne remarque ni lune pleine, ni basse, ni l’automne du printemps. Il y a des mouvements en nous, inconstants et inconnus ; car des raiforts, pour exemple, je les ai trouvés premièrement commode, depuis [après] fâcheux, à présent derechef commodes. En plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi, diversifiant : j’ai rechangé du blanc au clairet [vin rouge de Bordeaux], et puis du clairet au blanc. Je suis friand de poisson et fais mes jours gras des maigres, et mes fêtes des jours de jeûne ; je crois ce que certains disent qu’il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande le jour de poisson, aussi fait mon goût de mêler le poisson à la chair : cette diversité me semble trop éloignée.
Dès ma jeunesse, je dérobais [supprimais] parfois quelques repas : ou afin d’aiguiser mon appétit au lendemain – car, comme Épicure jeûnait et faisait des repas maigres pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance, moi au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit et se servir plus allégrement de l’abondance-, ou je jeûnais pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d’esprit – car l’un et l’autre s’apparessent cruellement en moi par la réplétion, et surtout je hais ce sot accouplage d’une déesse si saine et si allègre [Vénus] avec ce petit dieu indigeste et roteur, tout bouffi de la fumée de sa liqueur [Bacchus] -, ou pour guérir mon estomac malade ; ou pour être [parce que j’étais] sans compagnie propre, car je dis, comme ce même Épicure, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange, et loue Chilon de n’avoir pas voulu promettre de se trouver au festin de Périandre avant que d’être informé qui étaient les autres conviés. Il n’est point de si doux apprêt pour moi, ni de sauce si appétissante, que celle qui se tire de la société.
Je crois qu’il est plus sain de manger plus bellement et moins, et de manger plus souvent. Mais je veux faire valoir l’appétit et la faim : je n’aurais nul plaisir à traîner, à la médicinale, trois ou quatre chétifs repas par jour ainsi contraints. Qui m’assurerait que le goût ouvert que j’ai ce matin je le retrouvasse encore à souper ? Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d’almanach les éphémérides, et aux médecins. L’extrême fruit de ma santé, c’est la volupté : tenons-nous à la première présente et connue. J’évite la constance en ces lois de jeûne. Qui veut qu’une forme lui serve fuie [qu’il fuie] à la continuer ; nous nous y durcissons, nos forces s’y endorment ; six mois après, vous y aurez si bien acoquiné votre estomac que, votre profit, ce ne sera que d’avoir perdu la liberté d’en user autrement sans dommage.
Je ne porte les jambes et les cuisses non plus couvertes en hiver qu’en été, un bas de soie tout simple. Je me suis laissé aller pour le secours de mes rhumes à tenir la tête plus chaude, et le ventre pour ma colique ; mes maux s’y habituèrent en peu de jours et dédaignèrent mes ordinaires provisions. J’étais monté d’une coiffe à un couvre-chef, et d’un bonnet à un chapeau double. Les embourrure de mon pourpoint ne me servent plus que de garbe [ornement] : ce n’est rien, si je n’y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, une calotte à ma tête. Suivez cette gradation, vous irez beau train. Je n’en ferai rien, et me dédirais volontiers du commencement que j’y ai donné, si j’osais. Tombez-vous en quelque inconvénient nouveau ? Cette réformation ne vous sert plus : vous y êtes accoutumé, cherchez-en une autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer à des régimes contraints et s’y astreignent superstitieusement : il leur en faut encore, et encore après d’autres au-delà ; ce n’est jamais fait.
Pour nos occupations et le plaisir, il est beaucoup plus commode, comme faisaient les anciens, de perdre le dîner [sauter le déjeuner] et remettre à faire bonne chère à l’heure de la retraite et du repos, sans rompre le jour : ainsi le faisais-je autrefois. Pour la santé, je trouve depuis, par expérience, au rebours, qu’il vaut mieux dîner et que la digestion se fait mieux en veillant.
Je ne suis guère sujet à être altéré, ni sain ni malade : j’ai bien volontiers alors la bouche sèche mais sans soif ; communément, je ne bois que désir qui m’en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien pour un homme de commune façon : en été et en un repas appétissant, je n’outrepasse point seulement les limites d’Auguste, qui ne buvait que trois fois précisément ; mais pour n’offenser la règle de Démocrite, qui défendait de s’arrêter à quatre comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoin jusqu’à cinq, trois demi-setiers environ [trois quarts de litre] ; car les petits verres sont les miens favoris, et me plaît de les vider, ce que d’autres évitent comme chose malséante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, parfois au tiers d’eau. Et quand je suis en ma maison, d’un ancien usage que son médecin ordonnait à mon père et à soi, on mêle celui qu’il me faut dès la sommellerie, deux ou trois heures avant qu’on le serve. Ils disent que Granaos, roi des Athéniens, fut inventeur de cet usage de tremper le vin d’eau ; inutilement ou non, j’en ai vu débattre. J’estime plus décent et plus sain que les enfants n’en usent qu’après seize ou dix-huit ans. La forme de vivre plus usitée et commune est la plus belle : toute particularité m’y semble à éviter, et haïrais autant un Allemand qui mît de l’eau au vin qu’un Français qui le boirait pur. L’usage public donne loi à de telles choses.
Je crains un air empêché et fuis mortellement la fumée (la première réparation où je courus chez moi, ce fut aux cheminées et aux retraits [lieux d’aisance], vice commun des vieux bâtiments, et insupportable), et entre les difficultés de la guerre compte ces épaisses poussières dans lesquelles on nous tient enterrés, au chaud, tout le long d’une journée. J’ai la respiration libre et aisée, et se passent mes morfondements [rhumes] le plus souvent sans offense du poumon et sans toux.
L’âpreté de l’été m’est plus ennemie que celle de l’hiver ; car, outre l’incommodité de la chaleur, moins remédiable que celle du froid, et outre le coup que les rayons de soleil donnent à la tête, mes yeux s’offensent de toute lueur éclatante : je ne saurais à cette heure dîner assis vis-à-vis d’un feu ardent et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j’avais plus accoutumé de lire, je couchais sur mon livre une pièce de verre, et m’en trouvais fort soulagé. J’ignore jusqu’à présent l’usage des lunettes et vois aussi loin que je fis jamais, et que tout autre. Il est vrai que, sur le déclin du jour, je commence à sentir du trouble et de la faiblesse à lire, de quoi l’exercice a toujours travaillé mes yeux, mais surtout nocturne. Voilà un pas en arrière, à tout peine sensible. Je reculerai d’un autre, du second au troisième, du troisième au quatrième, si coiement [doucement] qu’il me faudra être aveugle formé avant que je sente la décadence et vieillesse de ma vue. Tant les Parques détordent artificiellement notre vie. Si suis-je en doute que mon ouïe marchande à s’épaissir [pourtant je doute que je deviens dur d’oreille], et verrez que je l’aurai demi-perdue que je m’en prendrai encore à la voix de ceux qui parlent à moi. Il faut bien bander l’âme pour lui faire sentir comme elle s’écoule.
Mon marcher est prompt et ferme ; et ne sais lequel des deux, ou l’esprit ou le corps, ai arrêté le plus malaisément en même point. Le prêcheur est bien de mes amis qui oblige mon attention tout un sermon. Aux lieux de cérémonie, où chacun est si bandé en contenance, où j’ai vu les dames tenir leurs yeux mêmes si certains, je ne suis jamais venu à bout que quelque pièce des miennes n’extravague toujours ; encore que j’y sois assis, j’y suis peu rassis. Comme la chambrière du philosophe Chrysippe disait de son maître qu’il n’était ivre que par les jambes (car il avait cette coutume de remuer en quelque assiette qu’il fût, et elle le disait lorsque, le vin émouvant les autres, lui n’en sentait aucune altération), on a pu dire aussi dès mon enfance que j’avais de la folie aux pieds, ou de l’argent vif, tant j’y ai de remuement ou d’inconstance en quelque lieu que je les place.
C’est indécence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger goulûment, comme je fais : je mords souvent ma langue, parfois mes doigts, de hâtiveté. Diogène, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, en donna un soufflet à son précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignait à mâcher, comme à marcher, de bonne grâce. J’en perds le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourvu que ce soient des propos de même, plaisants et courts.
Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs : ils se choquent et empêchent l’un l’autre. Alcibiade, homme bien entendu à faire bonne chère, chassait la musique même des tables à ce qu’elle ne troublât la douceur des devis [propos], par la raison – que Platon lui prête – que c’est un usage d’hommes populaires d’appeler des joueurs d’instruments et des chantres à leurs festins, à faute de bon discours et agréables entretiens, de quoi les gens d’entendement savent s’entre-festoyer. Varron demande ceci au convive [banquet] : l’assemblée de personnes belles de présence et agréables de conversation, qui ne soient ni muettes, ni bavardes, netteté et délicatesse aux vivres et au lieu, et le temps serein. Ce n’est pas une fête un peu artificielle et peu voluptueuse qu’un bon traitement de table : ni les grands chefs de guerre, ni les grands philosophes n’en ont refusé l’usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma mémoire, que la fortune me rendit de principale douceur en divers temps de mon âge plus fleurissant, car chacun des conviés y apporte la principale grâce, selon la bonne trempe de corps et d’âme en quoi il se trouve. Mon état présent m’en forclôt [exclut].
Moi, qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. J’estime pareille injustice de prendre à contre-cœur les voluptés naturelles que de les prendre trop à cœur. Xerxès était un fat, qui, enveloppé en toutes les voluptés humaines, allait proposer prix à qui lui en trouverait d’autres. Mais non guère moins fat est celui qui retranche celles que nature lui a trouvées. Il ne les faut ni suivre, ni fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gracieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pente naturelle. Nous n’avons que faire d’exagérer leur inanité ; elle se fait assez sentir et se produit assez, merci [grâce] à notre esprit maladif, rabat-joie, qui nous dégoûte d’elles comme de moi-même : il traite et soi et tout ce qu’il reçoit, tantôt avant, tantôt arrière, selon son être insatiable, vagabond et versatile.
Si le vase n’est pur, ce qu’on y verse s’aigrit.
(Horace, Épîtres, I, 2, 54)
Moi qui me vante d’embrasser si curieusement [soigneusement] les commodités de la vie, et si particulièrement, n’y trouve quand j’y regarde ai finement à peu près que du vent. Mais quoi, nous sommes partout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s’aime à bruire, à s’agiter, et se contente en ses propres offices, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes.
Les plaisirs purs de l’imagination ainsi que les déplaisirs, disent certains, sont les plus grands, comme l’exprimait la balance de Critolaüs. Ce n’est pas merveille : elle les compose à sa poste [guise] et se les taille en plein drap. J’en vois tous les jours des exemples insignes, et, à l’aventure, désirables. Mais moi, d’une condition mixte, grossier, ne puis tordre si à fait à ce seul objet si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs présents de la loi humaine et générale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les philosophes cyrénaïques tiennent, comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels plus puissants, et comme doubles et comme plus justes.
Il en est qui, d’une farouche stupidité, comme dit Aristote, en sont dégoûtés. J’en connais qui, par ambition, le font ; que ne renoncent-ils encore au respirer ? Que ne vivent-ils du leur et ne refusent la lumière de ce qu’elle est gratuite et ne leur coûte ni invention ni vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure les sustentent, pourvoir, au lieu de Vénus, de Cérès et de Bacchus : chercheront-ils pas la quadrature du cercle juchés sur leurs femmes ! Je hais qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit aux nues pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue, ni qu’il s’y vautre, mais je veux qu’il s’y applique ; qu’il s’y assoit, non qu’il s’y couche. Aristippe ne défendait que le corps, comme si nous n’avions pas d’âme ; Zénon n’embrassait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagore, disent-ils, a suivi une philosophie toute en contemplation, Socrate toute en mœurs et en action ; Platon en a trouvé le tempérament entre les deux. Mais ils le disent pour en conter, et le vrai tempérament se trouve en Socrate, et Platon est bien plus socratique que pythagorique, et lui sied mieux.
Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles.
Quand je vois César et Alexandre, au plus épais de leur grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la raidir, soumettant par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages s’ils eussent cru que c’était là leur ordinaire vacation, celle-ci l’extraordinaire. Nous sommes de grands fous : “Il a passé sa vie en oisiveté“, disons-nous.
– Je n’ai rien fait d’aujourd’hui.
– Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations.
– Si on m’eût mis au propre des grands maniements, j’eusse montré ce que je savais faire.
– Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes.
Pour se montrer et exploiter, nature n’a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner non pas des batailles et provinces, mais l’ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules pour le plus.
Je prends plaisir de voir un général des armées, au pied d’une brèche qu’il vaut tantôt attaquer, se prêtant tout entier et délivre [à l’aise] à son dîner, à son devis, entre ses amis ; et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirés à l’encontre de lui et de la liberté romaine, dérober à ses rondes quelque heure de nuit pour lire et breveter [annoter] Polybe en toute sécurité. C’est aux petites âmes ensevelies du poids des affaires de ne s’en savoir purement démêler, de ne les savoir et laisser reprendre :
Ô vaillants guerriers qui souvent, avec moi,
Avez souffert les pires épreuves,
Noyez aujourd’hui vos soucis dans le vin,
Demain nous voguerons sur la vaste mer.
(Horace, Odes, I, 7, 30)
Soit par gausserie [moquerie], soit à certes [sérieusement], que le vin théologal et sorbonnique est passé en proverbe, et leurs festins, je trouve que c’est raison qu’ils [les étudiants] en dînent d’autant plus commodément et plaisamment qu’ils ont utilement et sérieusement employé la matinée à l’exercice de leur école. La conscience d’avoir bien dispensé les autres heures est un juste et savoureux condiment des tables. Ainsi ont vécu les sages ; et cette inimitable contention à la vertu nous étonne en l’un et l’autre. Caton, cette humeur sévère jusqu’à l’importunité, s’est ainsi mollement soumise et plu aux lois de l’humaine condition et de Vénus et de Bacchus, suivant les préceptes de leur secte, qui demandent le sage parfait autant expert et attendu à l’usage des voluptés naturelles qu’en tout autre devoir de la vie. Qui a le cœur avisé doit avoir le palais avisé (Cicéron, Les Fins, II, 8).
Le relâchement et la facilité honorent, ce semble, à merveilles et siéent mieux à une âme forte et généreuse. Épaminondas n’estimait pas que de se mêler à la danse des garçons de sa ville, de chanter, de sonner et s’y embesogner avec attention fit chose qui dérogeât à l’honneur de ses glorieuses victoires et à la parfaite réformation de mœurs qui était en lui. Et parmi tant d’admirables actions de Scipion l’Aïeul, personnage digne de l’opinion d’une origine céleste, il n’est rien qui lui donne plus de grâce que de le voir nonchalamment et puérilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon-va-devant le long de la marine [plage] avec Lélius, et, s’il faisait mauvais temps, s’amusant et se chatouillant à représenter par écrit les plus populaires et basses actions des hommes, et, la tête pleine de cette merveilleuse entreprise d’Annibal et d’Afrique, visitant les écoles en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie jusqu’à en avoir armé les dents de l’aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ni chose plus remarquable en Socrate que ce que, tout vieux, il trouve le temps de se faire instruire à baller [danser] et jouer des instruments, et le tient pour bien employé.
Celui-ci s’est vu en extase, debout, un jour entier et une nuit, en présence de toute l’armée grec surpris et ravi par quelque profonde pensée. Ils vu, le premier parmi tant de vaillants hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiade accablé des ennemis, le couvrir de son corps et le décharger de la presse à vive force d’armes, et, le premier parmi tout le peuple d’Athènes, outré comme lui d’un si indigne spectacle, se présenter à recourir [délivrer] Théramène, que les trente tyrans faisaient mener à la mort par leurs satellites ; et ne désista cette hardie entreprise qu’à la remontrance de Théramène même, quoiqu’il ne fût suivi que de deux en tout. Il s’est vu recherché par une beauté de laquelle il était épris, maintenir au besoin une sévère abstinence. Il s’est vu, en la bataille délienne, relever et sauver Xénophon renversé de son cheval. Il s’est vu continuellement marcher à la guerre et fouler la glace les pieds nus, porter même robe en hiver et en été, surmonter tous ses compagnons en patience de travail, ne manger point autrement en festin qu’en son ordinaire. Il s’est vu, vingt-sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfants, les griffes de sa femme, et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le venin. Mais cet homme-là était-il convié de boire à lut [à qui boira le plus] par devoir de civilité, c’était aussi celui de l’armée à qui en demeurait l’avantage ; et ne refusait ni à jouer aux noisettes avec les enfants, ni à courir avec eux sur un cheval de bois, et y avait bonne grâce, car toutes actions, dit la philosophie, siéent également bien et honorent également le sage. On a de quoi, et ne doit-on jamais se lasser de présenter l’image de ce personnage à tous patrons [modèles] et formes de perfection. Il est fort peu d’exemples de vie pleins et purs, et fait-on tort à notre instruction de nous en proposer tous les jours, imbéciles et manques, à peine bons à un seul pli, qui nous tirent en arrière plutôt, corrupteurs plutôt que correcteurs.
Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l’extrémité sert de borne d’arrêt et de guide, que par la voie du milieu, large et ouverte, et selon l’art que selon la nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l’âme n’est pas tant de tirer à mont et tirer avant comme de savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les éminentes. Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et, de nos maladies, la plus sauvage, c’est mépriser notre être. Qui veut écarter son âme le fasse hardiment, s’il peut, lorsque le corps se portera mal, pour la décharger de cette contagion. Ailleurs, au contraire, qu’elle l’assiste et favorise, et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs, ni de s’y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la modération, de peur que par indiscrétion ils ne se confondent avec le déplaisir. L’intempérance est peste de la volupté, et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement. Eudoxe, qui en établissait le souverain bien, et ses compagnons, qui la montèrent à si haut prix, la savourèrent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la tempérance, qui fut en eux singulière et exemplaire. J’ordonne à mon âme de regarder et la douleur et la volupté de vue pareillement réglée – l’exaltation de l’âme dans la joie est aussi blâmable que sa crispation dans la peine (Cicéron, Tusculanes, IV, 31 )-et pareillement ferme, mais gaiement l’une, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle y peut apporter, autant soigneuse d’en éteindre l’une que d’étendre l’autre. Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non évitable en son tendre commencement, et la volupté a quelque chose d’évitable en sa fin excessive. Platon les accouple, et veut que ce soit pareillement l’office de la fortitude combattre à l’encontre de la douleur et à l’encontre des immodérées et charmeresses blandices de volupté. Ce sont deux fontaines auxquelles qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit bête, il est bien heureux. La première, il la faut prendre par médecine et par nécessité, plus écharsement [parcimonieusement], l’autre par soif, mais non jusqu’à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premières choses que sent un enfant ; si la raison survenant, elles s’appliquent à elle, cela c’est vertu.
J’ai un dictionnaire [manière de parler] tout à part moi : je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir [s’arrêter] au bon. Cette phrase [expression] ordinaire de “passe-temps”, et de “passer le temps”, représente l’usage de ces prudentes gens qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir et autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et prisable, et commode, voire en son dernier décours [déclin], où je la tiens ; et nous l’a nature mise en main, garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. La vie du fou est déplaisante, confuse, tout entière tournée vers l’avenir (Sénèque, Lettres à Lucilius, XV). Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme modeste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre. Il y a du ménage [art] à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. Principalement à cette heure, que j’aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtiveté de son écoulement. À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine.
Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prospérité ; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si [aussi] la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l’octroie. Ils jouissent les autres plaisirs comme ils font celui du sommeil, sans les connaître. À cette fin que le dormir même ne m’échappât ainsi stupidement, j’ai autrefois trouvé bon qu’on me le troublât pour que l’entrevisse. Je consulte d’un contentement avec moi, je ne l’écume pas, je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagrine et dégoûtée. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille ? Y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? Je ne la laisse pas friponner aux sens, j’y associe mon âme, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agréer ; non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver ; et l’emploie de sa part à se mirer dans ce prospère état, à en peser et estimer le bonheur, et amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doit à Dieu d’être en repos de sa conscience et d’autres passions intestines, d’avoir le corps en sa disposition naturelle, jouissant ordonnément et compétemment des fonctions molles et flatteuses par lesquelles il lui plaît compenser de sa grâce les douleurs de quoi sa justice nous bat à son tour, combien lui vaut d’être logée en tel point que, où qu’elle jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle ; nul désir, nulle crainte ou doute qui lui trouble l’air, aucune difficulté passée, présente, future, par-dessus laquelle son imagination ne passe sans offense. Cette considération prend grand lustre de la comparaison des conditions différentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempête, et encore ceux-ci, plus près de moi, qui reçoivent si lâchement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps ; ils outrepassent le présent et ce qu’ils possèdent pour servir à l’espérance, et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie leur met au-devant,
Pareils à des fantômes qui voltigent, dit-on, près la mort,
Ou à ces songes qui trompent nos sens assoupis,
(Virgile, Énéide, X, 641)
lesquels hâtent et allongent leur fuite à même qu’on les suit. Le fruit et but de leur poursuite, c’est poursuivre, comme Alexandre disait que la fin de son travail, c’était travailler,
Convaincu de n’avoir rien fait
Tant qu’il restait quelque chose à faire.
(Lucain, La Pharsale, II, 657)
Pour moi, donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire [qu’elle ne connût pas] la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double –Le sage recherche avidement les richesses naturelles (Sénèque, Lettres à Lucilius, CXIX) ; ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épiménide se privait d’appétit et se maintenait ; ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou par les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore [en plus] voluptueusement pal’ les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon. Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime (Cicéron, Les Fins, III, 6).
Des opinions, de la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c’est-à-dire les plus humaines et nôtres : mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles. Elle fait bien l’enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prêcher que c’est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le déraisonnable, le sévère à l’indulgent, l’honnête au déshonnête, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage goûte : le seul plaisir qu’il tire de la jouissance d’µne belle épouse, c’est le plaisir des consciences de faire une action selon l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N’eussent ses suivants non plus de droit, et de nerfs, et de suc au dépucelage de leurs femmes qu’en a sa leçon ! Ce n’est pas ce que dit Socrate, son précepteur et le nôtre. Il prise comme il doit la volupté corporelle, mais il préfère celle de l’esprit comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Celle-ci ne va nullement seule selon lui (il n’est pas si fantastique [fantasque]), mais seulement première. Pour lui, la tempérance est modératrice, non adversaire des voluptés.
Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. Il faut pénétrer la nature des choses, et voir exactement ce qu’elle exige (Cicéron, Les Fins, V, 16). Je quête partout sa piste : nous l’avons confondue [brouillée] de traces artificielles, et ce souverain bien académique et péripatétique, qui est vivre selon celle-ci, devient à cette cause difficile à borner et exprimer ; et celui des stoïciens, voisin à celui-là, qui est consentir à nature. Est-ce par erreur d’estimer certaines actions moins dignes de ce qu’elles sont nécessaires? Si [aussi] ne m’ôteront-ils pas de la tête que ce ne soit un très convenable mariage du plaisir avec la nécessité, avec laquelle, dit un ancien, les dieux complotent toujours. À quoi faire démembrons-nous en divorce un bâtiment tissu d’une si jointe et fraternelle correspondance? Au rebours, renouons-le par mutuels offices. Que l’esprit éveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arrête la légèreté de l’esprit et la fixe. Celui qui célèbre l’âme comme le souverain bien en condamnant la chair comme un mal embrasse l’âme charnellement et charnellement fuit la chair, par ce qu’il en juge selon la vanité humaine et non selon la vérité divine (Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, 5).
Il n’y a pièce indigne de notre soin en ce présent que Dieu nous a fait ; nous en devons compte jusqu’à un poil. Et n’est pas une commission par acquit, à l’homme, de conduire l’homme selon sa condition : elle est expresse, naïve et très principale, et nous l’a le créateur donnée sérieusement et sévèrement. L’autorité peut seule envers les communs entendements, et pèse plus en langage pérégrin [étranger]. Rechargeons en ce lieu. Qui n’avouerait que le propre de la sottise soit de faire mollement et en rechignant ce qu’on est obligé de faire, de pousser le corps à hue, l’âme, à dia, tiraillé entre des mouvements aussi contraints (Sénèque, Lettres à Lucillius, LXXIV).
Or sus, pour voir, faites-vous dire un jour les amusements et imaginations que celui-là met en sa tête, et pour lesquels il détourne sa pensée d’un bon repas et plaint l’heure qu’il emploie à se nourrir, vous trouverez qu’il n’y a rien de si fade et tous les mets de votre table que ce bel entretien de son âme (le plus souvent il nous vaudrait mieux dormir tout à fait que de veiller à ce à quoi nous veillons), et trouverez que ses discours et intentions ne valent pas notre capilotade [ragoût]. Quand ce seraient les ravissements d’Archimède même, que serait-ce ? Je ne touche pas ici et ne mêle point à cette marmaille d’hommes que nous sommes ni à cette vanité de désirs et cogitations qui nous divertissent, ces âmes vénérables élevées par ardeur de dévotion et religion à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, lesquelles, préoccupant par l’effort d’une vive et véhémente espérance l’usage de la nourriture éternelle, but final et dernier arrêt des chrétiens désirs, seul plaisir constant, incorruptible, dédaigneux de s’entendre à nos nécessiteuses commodités, fluides et ambiguës, et résignent facilement au corps le soin et l’usage de la pâture sensuelle et temporelle. C’est une étude privilégiée. Entre nous, ce sont chose que j’ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines.
Ésope, ce grand homme, vit son maître qui pissait en se promenant : “Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ?» Ménageons le temps, encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif et mal employé. Notre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures à faire ses besognes, sans se désastrer du corps, en ce peu d’espace qu’il lui faut pour sa nécessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles ; et rien ne m’est à digérer fâcheux en la vie de Socrate que ses extases et démoneries, rien si humain en Platon que ce pour quoi ils disent qu’on l’appelle divin. Et, de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont le plus haut montées. Et je ne trouve rien de si humble ni si mortel en la vie d’Alexandre que ses fantaisies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa réponse ; il s’était conjoui avec lui par lettre de l’oracle de Jupiter Ammon qui l’avait logé entre les dieux : “Pour ta considération j’en suis bien aise, mais il y a de quoi plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et lui obéir, lequel outrepasse et ne se contente pas de la mesure d’un homme.“ (Horace, Odes, III, 6, 5).
La gentille inscription de quoi les Athéniens _.10rèrent la venue de Pompée en leur ville se conforme à mon sens :
D’autant es-tu dieu comme
Tu te reconnais homme.
C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons hors de nous pour ne savoir quel il y fait. Si [aussi] avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher sur nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si [pourtant] ne sommes assis que sur notre cul.
Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale :
Accorde-moi, ô fils de Latone, de jouir de mes biens
Avec une santé robuste et, si possible, toutes mes facultés.
Fais que ma vieillesse ne soit pas avilissante
Et que je puisse toujours pincer la lyre.
(Horace, Odes, I, 31, 17)
Georg SIMMEL (1858-1918) voit naître, avec Berlin, les métropoles telles que nous les connaissons aujourd’hui. Centres d’échanges, de brassage et de stimulations sensorielles et intellectuelles, elles sont aussi des lieux de la nervosité permanente pour leurs habitants. Mais pour le sociologue, l’un ne va pas sans l’autre !
Philosophie Magazine n°151 (été 2021)
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Ce numéro d’été de 2021 est consacré à L’étrange gravité du sexe : “Nous vivons une drôle d’époque du point de vue des mœurs. D’un côté, avec les applications de rencontre, la mode des sex friends et des plans cul, le succès des conseils des sexperts, nous n’avons jamais été aussi près d’une démystification de l’érotisme qui facilite sa consommation effrénée. De l’autre, avec le phénomène #metoo mais aussi la publication de livres comme La Familia Grande de Camille Kouchner, une prise de conscience de la violence de la domination masculine est en cours, qui empêche de prendre l’acte sexuel à la légère. Alors, voulons-nous tout à la fois plus de liberté et plus d’éthique au lit ? Est-ce seulement possible ?“
Ça vous avait manqué… ou du moins vous le pensiez : votre voisin de terrasse qui parle trop fort ou vous colle la fumée de sa cigarette sous le nez, alors même que la jauge des places assises est toujours réduite, ce type qui vous passe tranquillement devant, alors que vous attendez sagement dans la file pour acheter votre premier ticket de cinéma depuis des lustres… Retrouver le plaisir d’un verre en terrasse ou d’un film dans une salle obscure, c’est aussi se coltiner tous les anonymes venus jouir en même temps que vous du même lieu et de la même distraction. Subitement, vous retrouvez ces sensations et ces réflexes que vous pensiez oubliés depuis presque un an : accélération du rythme cardiaque, légère excitation devant l’animation, désir de vous saper un peu histoire d’attirer les regards, en même temps qu’une légère distance à la limite de l’indifférence pour votre prochain.
Autant de caractéristiques de la vie urbaine que le sociologue allemand Georg Simmel a relevées dans son court essai Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit. Il y remarque que “la base psychologique, sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes“. Les sens du citadin sont sans cesse sollicités, c’est pourquoi, paradoxalement, les villes sont le lieu de la “vie de l’esprit” : l’esprit est l’élément de stabilité qui permet de ménager une sensibilité toujours en mouvement, toujours accaparée de stimuli nouveaux – le bruit d’un moteur qui démarre, les différentes odeurs qui s’échappent d’une rue pleine de restaurants, une conversation attrapée au vol – , “il est la force la plus capable d’adaptation de nos forces intérieures“. Au point qu’il génère le fameux “caractère blasé des citadins“. Haut lieu de la sensibilité sur-sollicitée, la grande ville est donc aussi un terrain propice au développement de l’activité intellectuelle.
Cette activité, Simmel l’entend en un sens assez large. Il ne s’agit pas seulement de la production d’œuvres d’art mais aussi des échanges économiques, de la conversation et des tentatives de se distinguer que développent certaines personnes afin de ne pas avoir le sentiment d’être emportées par le flux de la masse, soit toutes “les extravagances spécifiques de la grande ville“. Il s’agit d’un comportement citadin endémique qui vise “à être autrement, à se distinguer, et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place“. Le portrait urbain que dresse Simmel est surprenant. D’abord, parce qu’il semble toujours d’actualité, d’autant plus à l’heure où les villes reprennent un semblant d’activité normale après de longs mois de demi-sommeil. Ensuite, parce que le sociologue considère de façon positive une donnée que nous avons tendance à regarder d’un mauvais œil : l’excitation nerveuse. Plutôt synonyme de fatigue, d’encombrement et de trop-plein, la frénésie des villes semble être devenue un repoussoir, sans parler du comportement de ses habitants, perçus comme arrogants, snob et sûrs d’eux-mêmes. Simmel rappelle au contraire que la ville et son grondement permanent sont le creuset d’un mode de vie qui a donné naissance aussi bien à la philosophie qu’à la sociologie, soit autant de tentatives non pas “d’accuser ou de pardonner, mais seulement de comprendre“.
L’auteur
Georg SIMMEL (1858-1918)
“Le développement de Berlin […] coïncide avec mon propre développement intellectuel le plus fort et le plus large“, confie Georg Simmel, une fois la ville de son enfance devenue quasi méconnaissable. Né en 1858 dans la capitale prussienne qui compte alors un peu moins de 800.ooo habitants, il la voit s’étendre au point d’atteindre les 4 millions d’habitants à la veille de la Première Guerre mondiale. Simmel étudie la philosophie et l’histoire, et consacre sa thèse à Kant, avant d’obtenir un poste de professeur à l’université de Berlin en 1885, d’abord non rémunéré – mais l’héritage de son père lui permet de vivre confortablement. Cette relative aisance le laisse libre d’orienter ses recherches vers des sujets assez éclectiques et peu académiques pour l’époque. Il publie son premier essai en 1890, La Psychologie des femmes, qui justifie de façon maladroite l’infériorité des femmes et leurs prétendues prédilections pour le mensonge et la coquetterie par leur moindre “différenciation“, c’est-à-dire par leur évolution moins achevée. Vingt ans plus tard, il reviendra sur son point de vue : “En aucun cas, tout ce que fait l’être humain ne se déduit de l’ultima ratio que constituerait le fait qu’il est homme ou femme” (Le Relatif et l’absolu dans le problème des sexes, 1911). Entre-temps, il s’intéresse aussi à l’argent (Philosophie de l’argent, 1900), à la religion, à la mode, à l’amour, toujours en croisant philosophie (inspirée de Hegel) et sociologie, une discipline qu’il contribue à fonder. Autant d’intérêts qui reflètent la stimulation intellectuelle d’un penseur qui voit naître ce qu’on n’appelle pas encore une métropole. Il meurt en 1918 à Strasbourg, où il enseigne depuis quatre ans.
Le texte
Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit est un court texte que Simmel prononce d’abord lors d’une conférence à Dresde en 1902. Son originalité tient surtout à la faculté d’observation de son auteur, qui remarque que l’environnement urbain fabrique un type d’homme nouveau, à la fois nerveux et intellectuellement épanoui. Si ses sens continuellement sollicités deviennent peu à peu blasés, son intellect, seul élément de stabilité, prend le relais.
Les extraits
[…] L’intellectualité de la vie dans la grande ville
La base psychologique, sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes. L’homme est un être différentiel, c’est-à-dire que sa conscience est stimulée par la différence entre l’impression du moment et la précédente ; des impressions persistantes, !’insignifiance de leurs différences, la régularité habituelle de leur cours et de leurs oppositions ont besoin de beaucoup moins de conscience que la poussée rapide d’images changeantes, ou l’écart frappant entre des objets qu’on englobe d’un regard, ou encore le caractère inattendu d’impressions qui s’imposent. Tandis que la grande ville crée justement ces conditions psychologiques – à chaque sortie dans la rue, avec le rythme et la diversité de la vie sociale, professionnelle, économique -, elle établit dès les fondements sensibles de la vie de l’âme, dans la quantité de conscience qu’elle réclame de nous en raison de notre organisation comme être différentiel, une profonde opposition avec la petite ville et la vie à la campagne, dont le modèle de vie sensible et spirituel a un rythme plus lent, plus habituel et qui s’écoule d’une façon régulière.
C’est pour cette raison que devient compréhensible avant tout le caractère intellectuel de la vie de l’âme dans la grande ville, par opposition à cette vie dans la petite ville, qui repose plutôt sur la sensibilité et les relations affectives. Car celles-ci s’enracinent dans les couches les moins conscientes de l’âme et s’accroissent le plus dans l’harmonie tranquille d’habitudes ininterrompues. Le lieu de l’intellect au contraire, ce sont les couches supérieures, conscientes, transparentes de notre âme ; il est la force la plus capable d’adaptation de nos forces intérieures ; pour s’accommoder du changement et de l’opposition des phénomènes, il n’a pas besoin des ébranlements et du retournement intérieur, qui seuls permettraient à la sensibilité, plus conservatrice, de se résigner à suivre le rythme des phénomènes. Ainsi, le type de l’habitant des grandes villes – qui naturellement existe avec mille variantes individuelles – se crée un organe de protection contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement, avec l’intellect, auquel l’intensification de la conscience, que la même cause produisait, assure la prépondérance psychique. Ainsi la réaction à ces phénomènes est enfouie dans l’organe psychique le moins sensible, dans celui qui s’écarte le plus des profondeurs de la personnalité.
L’impersonnalité des échanges
Pour autant que l’intellectualité est reconnue comme une protection de la vie subjective à l’encontre du pouvoir oppresseur de la grande ville, elle se ramifie en de multiples manifestations particulières et par leur moyen. Les grandes villes ont toujours été le siège de l’économie monétaire dans laquelle la multiplicité et la concentration des échanges économiques confèrent aux moyens d’échange eux-mêmes une importance que la limitation du commerce rural n’aurait pu permettre. Mais l’économie monétaire et la domination exercée par l’intellect sont en intime corrélation. Elles ont en commun la pure objectivité dans la façon de traiter les hommes et les choses, et, dans cette attitude, une justice formelle est souvent associée à une dureté impitoyable. L’homme purement rationnel est indifférent à tout ce qui est proprement individuel parce que les relations et les réactions qui en dérivent ne peuvent être entièrement épuisées par l’intellect logique – exactement de la même façon que l’individualité des phénomènes n’intervient pas dans le principe économique. L’argent n’implique de rapport qu’avec ce qui est universellement commun et requis pour la valeur d’échange, et réduit toute qualité et toute individualité à la question : combien ? Toutes les relations affectives entre les personnes se fondent sur leur individualité, tandis que les relations rationnelles traitent les êtres humains comme des nombres, des éléments indifférents par eux-mêmes, dont l’intérêt n’est que dans leur rendement objectif et mesurable – c’est ainsi que l’habitant de la grande ville traite ses fournisseurs, ses clients, ses domestiques et même les personnes envers qui il a des obligations sociales; au contraire, dans un milieu plus restreint, l’inévitable connaissance des individualités engendre tout aussi inévitablement une tonalité plus affective du comportement, un dépassement de la simple évaluation objective de ce qu’on produit et de ce qu’on reçoit en contrepartie.
Du point de vue de la psychologie économique, l’essentiel est ici que, dans les rapports primitifs, on produit pour le client qui commande la marchandise, de sorte que production et client se connaissent mutuellement. Mais la grande ville moderne se nourrit presque complètement de ce qui est produit pour le marché, c’est-à-dire pour des clients tout à fait inconnus qui ne sont jamais vus par le producteur lui-même. C’est pourquoi une objectivité impitoyable affecte l’intérêt des deux parties ; leur égoïsme économique qui fait des calculs rationnels n’a nullement à craindre d’être dévié par les impondérables des relations personnelles. Et manifestement l’économie monétaire qui domine dans les grandes villes, qui en a chassé les derniers restes de la production personnelle et du troc et qui réduit de jour en jour le travail à la demande, est en corrélation si étroite avec cette objectivité rationnelle que personne ne saurait dire si ce fut d’abord cette conception issue de l’âme, de l’intellect, qui exerça son influence sur l’économie monétaire, ou si celle-ci fut le facteur déterminant pour la première. Il est seulement sûr que la forme de la vie des grandes villes est le sol le plus fécond pour cette corrélation ; j’en veux encore pour preuve le plus important historien anglais des constitutions ; dans le cours de toute l’histoire anglaise, Londres ne s’est jamais comporté comme le cœur de l’Angleterre, mais souvent comme sa raison et toujours comme son porte-monnaie !
L’exactitude des rapports
D’une façon non moins caractéristique, les mêmes courants de l’âme s’unissent à la surface de la vie en un trait apparemment insignifiant. L’esprit moderne est devenu de plus en plus calculateur. À l’idéal des sciences de la nature, qui est de faire entrer le monde dans un modèle numérique, de réduire chacune de ses parties en formules mathématiques, correspond l’exactitude calculatrice de la vie pratique, que lui a donnée l’économie monétaire ; c’est elle qui a rempli la journée de tant d’hommes occupés à évaluer, calculer, déterminer en chiffres, réduire les valeurs qualitatives en valeurs quantitatives. L’essence calculable de l’argent a fait pénétrer dans le rapport des éléments de la vie une précision, une sécurité dans la détermination des égalités et des inégalités, une absence d’ambiguïté dans les accords et les rendez-vous, ce qui est manifesté par la diffusion universelle des montres. Or, ce sont les conditions de la grande ville qui sont aussi bien cause qu’effet de ce trait. Les relations et les affaires de l’habitant type de la grande ville sont habituellement si diverses et si compliquées, et avant tout la concentration d’hommes si nombreux avec des intérêts si différenciés fait de ses relations et de ses actions un organisme si complexe, que, sans la ponctualité la plus exacte dans les promesses et dans leurs réalisations, tout s’écroulerait en un inextricable chaos. Si toutes les horloges de Berlin se mettaient soudain à indiquer des heures différentes, ne serait-ce que pendant une heure, toute la vie d’échange économique et autre serait perturbée pour longtemps. A cela s’ajoute, plus extérieure encore apparemment, la longueur des distances, qui fait de toute attente et de tout déplacement inutile une perte de temps irrattrapable. La technique de la vie dans la grande ville est globalement impensable, si toutes les activités et les relations d’échange ne sont pas ordonnées de la façon la plus ponctuelle dans un schéma temporel stable et supra subjectif.
Or ici aussi intervient ce qui peut être le seul but de toutes ces considérations : de chaque point situé à la surface de l’existence, pour autant qu’il s’est développé en elle et à partir d’elle, on peut envoyer une sonde dans la profondeur des âmes, et toutes les manifestations extérieures les plus banales sont finalement liées par des lignes directrices aux décisions ultimes sur le sens et le style de la vie. La ponctualité, la fiabilité, l’exactitude que lui imposent les complications et les grandes distances de la vie dans la grande ville, ne sont pas seulement en très étroite connexion avec son caractère financier et intellectuel, mais doivent aussi colorer les contenus de la vie et favoriser la disqualification de ces élans et traits irrationnels, instinctifs et souverains, qui veulent déterminer la forme de la vie à partir d’eux-mêmes, au lieu de l’accueillir de l’extérieur comme une forme universelle, d’une précision schématique. Quoique les personnes qui, dans l’existence, se suffisent à elles-mêmes, avec de telles caractéristiques, ne soient nullement impossibles dans la ville, elles sont pourtant opposées au citadin type, et ainsi s’explique la haine passionnée de la grande ville chez des natures comme Ruskin ou Nietzsche – natures qui trouvent la valeur de la vie dans ce qui est sommairement original et ne peut être précisé d’une façon équivalente pour tous, et natures en qui, pour cette raison, cette haine a la même source que la haine contre l’économie monétaire et contre l’intellectualisme de l’existence.
Le caractère blasé des citadins
Les mêmes facteurs qui, dans l’exactitude et la précision extrêmes de la forme de vie, sont ainsi coulés ensemble en un modèle d’une extrême impersonnalité agissent, d’un autre côté, dans un sens au plus haut point personnel. Il n’y a peut-être pas de phénomène de l’âme qui soit plus incontestablement réservé à la grande ville que le caractère blasé. Il est d’abord la conséquence de ces stimulations nerveuses qui changent sans cesse, étroitement enfermées dans leurs contradictions, et nous sont apparues comme les raisons du progrès de l’intellectualité dans la grande ville : c’est pourquoi aussi les hommes sots qui a priori n’ont pas de vie spirituelle ne sont pas blasés habituellement. De même qu’une vie de jouissance sans mesure rend blasé parce qu’elle excite les nerfs jusqu’aux réactions les plus fortes, si longtemps que finalement ils n’ont plus aucune réaction, chez eux les impressions, les plus anodines comprises, provoquent des réponses si violentes par leurs changements rapides et contradictoires, les bousculent si brutalement qu’ils donnent leur dernière réserve de forces et que, restant dans le même milieu, ils n’ont pas le temps d’en rassembler une nouvelle. L’incapacité qui en résulte, de réagir aux nouvelles stimulations avec l’énergie qui leur est appropriée, est justement ce caractère blasé que montre déjà tout enfant de la grande ville en comparaison des enfants de milieux plus tranquilles et moins changeants.
À cette source physiologique du caractère blasé de la grande ville s’ajoute l’autre source qui a cours dans l’économie monétaire. L’essence du caractère blasé est d’être émoussé à l’égard des différences entre les choses, non pas au sens où celles-ci ne seraient pas perçues comme c’est le cas pour les crétins, mais au contraire de telle sorte que l’on éprouve comme nulles l’importance et la valeur des différences entre les choses, et, par-là, des choses elles-mêmes. Aux yeux du blasé, elles apparaissent d’une couleur uniformément terne et grise, indignes d’être préférée à l’autre. Cette attitude d’âme est le reflet subjectif fidèle de la parfaite imprégnation par l’économie monétaire ; pour autant que l’argent évalue de la même façon toute la diversité des choses, exprime par des différences de quantité toutes les différences respectives de qualité, pour autant que l’argent avec son indifférence et son absence de couleurs se pose comme le commun dénominateur de toutes les valeurs, il devient le niveleur le plus redoutable, il vide irrémédiablement les choses de leur substance, de leur propriété, de leur valeur spécifique et incomparable. Elles flottent toutes d’un même poids spécifique dans le fleuve d’argent qui progresse, elles se trouvent toutes sur le même plan et ne se séparent que par la taille des parts de celui-ci qu’elles occupent. Dans le détail, cette coloration ou plutôt cette décoloration des choses par leur équivalence avec l’argent peut être imperceptible ; mais dans le rapport que le riche a aux objets qui peuvent être acquis pour de l’argent et même peut-être déjà dans le caractère global que l’esprit public attribue maintenant partout à ces objets, il est amoncelé à une hauteur très remarquable.
C’est pourquoi les grandes villes, qui, en tant que sièges par excellence de la circulation de l’argent, sont les lieux où la valeur marchande des choses s’impose avec une ampleur tout autre que dans les rapports plus petits, sont aussi les lieux spécifiques où l’on est blasé. En elles culminent dans une certaine mesure ce succès de la concentration des hommes et des choses, qui pousse l’individu jusqu’à sa plus haute capacité nerveuse ; par l’accroissement seulement quantitatif des mêmes conditions, ce succès s’inverse en son contraire, en ce phénomène spécifique d’adaptation qu’est le caractère blasé, où les nerfs découvrent leur ultime possibilité de s’accommoder des contenus et de la forme de la vie dans la grande ville, dans le fait de se refuser à toute réaction à leur égard – mesure d’auto-conservation chez certaines natures au prix de la dévaluation de tout le monde objectif, ce qui, à la fin, entraîne irrémédiablement la personnalité spécifique dans un sentiment de dévaluation identique.
La réserve de l’habitant des grandes villes
Tandis que le sujet doit mettre cette forme d’existence en accord avec lui-même, son auto-conservation à l’égard de la grande ville réclame de lui un comportement de nature sociale qui n’est pas moins négatif. L’attitude d’esprit des habitants des grandes villes les uns à l’égard des autres pourra bien être désignée d’un point de vue formel comme un caractère réservé. Si la rencontre extérieure et continuelle d’un nombre incalculable d’êtres humains devait entraîner autant de réactions intérieures que dans la petite ville, où l’on connaît presque chaque personne rencontrée et où l’on a un rapport positif à chacun, on s’atomiserait complètement intérieurement et on tomberait dans une constitution de l’âme tout à fait inimaginable. Ce sont en partie cet environnement psychologique, en partie le droit de se méfier que nous avons à l’égard des éléments qui affleurent dans le contexte passager de la vie dans la grande ville, qui nous contraignent à cette réserve. Et, par suite, nous ne connaissons souvent pas, même de vue, nos voisins de palier, des années durant, et nous apparaissons comme froids et sans cœur à l’habitant des petites villes.
Si je ne me trompe, l’aspect interne de cette réserve extérieure n’est pas seulement l’indifférence, mais, plus souvent que nous n’en avons conscience, une légère aversion, une hostilité et une répulsion réciproques qui, à l’instant d’une occasion quelconque de proche rencontre, tourneraient aussitôt en haine et en combat. Toute l’organisation interne d’une vie d’échange aussi différenciée repose sur une pyramide de sympathies, d’indifférences et d’aversions d’une espèce très courte ou très durable. Mais, par-là, la sphère d’indifférence n’est pas aussi grande qu’il y paraît au coup d’œil superficiel ; l’activité de notre âme répond presque à chaque impression que produit sur nous un autre être humain par un sentiment déterminé en un certain sens, sentiment qui a une inconscience, une légèreté et une mobilité que l’âme ne dépasse apparemment que par l’indifférence. En fait, cette dernière serait pour nous contre-nature, de même que nous ne pouvons pas supporter la confusion d’une suggestion dans les deux sens opposés sans en choisir un. Et nous sommes préservés de ces deux types de danger liés à la grande ville par l’antipathie, antagonisme latent et phase préliminaire de l’antagonisme de fait ; elle produit les distances et les éloignements sans lesquels nous ne pourrions tout bonnement pas mener ce genre de vie : leur intensité et leur dosage, le rythme de leur apparition et de leur disparition, les formes qui nous satisfont – cela constitue avec les raisons d’uniformité au sens restreint un ensemble indivisible de la figure de la vie dans la grande ville : ce qui apparaît immédiatement en celle-ci comme dissociation n’est ainsi en réalité qu’une de ses formes élémentaires de socialisation. Ce caractère réservé avec dominante d’aversion cachée paraît à son tour être une forme ou un revêtement d’une essence spirituelle beaucoup plus universelle de la grande ville. Elle accorde effectivement à l’individu une liberté personnelle d’une espèce et d’une quantité dont il n’y a pas du tout d’analogue dans les autres rapports sociaux : elle ramène ainsi, somme toute, à l’une des grandes tendances de développement de la vie sociale, à l’une des rares tendances pour lesquelles on peut trouver une formule presque générale. […]
Le sens de l’individualité
Cela invite déjà à ne pas comprendre la liberté individuelle, élément complémentaire logique et historique d’une telle étendue, en un sens seulement négatif, comme simple liberté de mouvement, et suppression des préjugés et des étroitesses d’esprit ; son élément essentiel est que la particularité et le caractère incomparable que possède en définitive toute nature quelle qu’elle soit parviennent à s’exprimer dans la conformation de la vie. Que nous suivions les lois de notre nature propre – et c’est là la liberté – devient tout à fait évident et convaincant pour nous et pour les autres dès que les expressions de cette nature se distinguent de celles des autres ; c’est seulement le fait de ne pas être interchangeable avec autrui qui prouve que notre manière de vivre n’est pas contrainte par autrui.
Les villes sont enfin le siège de la plus haute division du travail économique ; elles montrent à ce propos des phénomènes aussi extrêmes que, à Paris, le métier lucratif de Quatorzième : des personnes indiquées par des panneaux à leurs maisons, qui, à l’heure du dîner, se tiennent prêtes dans un costume convenable pour qu’on vienne vite les chercher là où on se trouve treize à table dans une réunion. C’est justement en proportion de son étendue que la ville offre de plus en plus les conditions décisives de la division du travail : un cercle qui, par sa grandeur, peut admettre une pluralité extrêmement diverse de productions, tandis qu’en même temps la concentration des individus et leur combat pour le client contraignent le particulier à une spécialisation de la production dans laquelle il ne peut pas être supplanté trop facilement par un autre.
L’élément décisif est que la vie citadine a transformé la lutte pour la subsistance en une lutte pour l’être humain, si bien que le gain pour lequel on se bat n’est pas accordé par la nature mais par l’homme. Car, à ce sujet, ce n’est pas seulement la source indiquée plus haut de la spécialisation qui a cours, mais la source plus profonde : celui qui propose doit chercher à susciter sans cesse chez celui auquel il fait la cour des besoins toujours nouveaux et toujours plus originaux. La nécessité de spécialiser la production pour trouver une source de revenus qui ne soit pas encore épuisée, et de trouver une fonction qui ne soit pas facilement remplaçable, contraint à la différenciation, à l’affinement, à l’enrichissement des besoins du public, ce qui doit manifestement conduire, à l’intérieur de ce public, à des différences croissantes entre les personnes.
Ce phénomène produit, en son sens restreint, une individualisation spirituelle des propriétés de l’âme ; la ville en fournit l’occasion en proportion de sa grandeur. Une série de causes saute aux yeux. Tout d’abord, la difficulté de faire valoir la personnalité propre dans les dimensions de la vie dans une grande ville. Là où la progression quantitative de l’importance et de l’énergie atteint sa limite, on a recours à la particularisation qualitative pour obtenir à son avantage, par l’excitation de la sensibilité aux différences, la conscience du cercle social d’une façon ou d’une autre: ce qui conduit finalement aux bizarreries les plus systématiques, aux extravagances spécifiques de la grande ville, excentricité, caprice, préciosité, dont le sens ne se trouve pas dans les contenus d’un tel comportement, mais seulement dans la forme qui consiste à être autrement, à se distinguer, et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place. C’est dans le même sens qu’agit un facteur inapparent, mais qui a cependant une somme d’effets très remarquable : la brièveté et la rareté des rencontres qui sont accordées par chacun aux autres – comparées avec les contacts dans la petite ville. Car ici la tentation de se présenter d’une façon mordante, condensée et la plus caractéristique possible, se trouve extraordinairement plus présente que là où les rencontres longues et habituelles veillent déjà à donner à l’autre une image sans équivoque de la personnalité. […] [d’après PHILOMAG.COM]
EAN9782228920643
“Aujourd’hui, 55% de la population mondiale vit dans une ville ; dans trente ans, ce sera 75%. Notre rapport à la ville est donc une question de plus en plus pressante à l’heure de la globalisation et des mégapoles. D’où l’utilité de lire Simmel, pionnier de l’écologie urbaine et fondateur, avec Durkheim et Weber, de la sociologie moderne. Quelle est la psychologie de l’habitant des grandes villes ? Son rythme de vie est-il à l’origine de son individualisme ? Comment s’adapte-t-il aux normes de la société ? Et surtout : que ressent-il ? Pourquoi le regard, l’ouïe, l’odorat sont-ils si importants pour comprendre les interactions sociales dans un environnement urbain ?” [LIBREL.BE]
“L’étude menée par des scientifiques des universités de Liège et de Copenhague, vient d’être publiée dans la revue Brain Communications [The evolutionary origin of near-death experiences: a systematic investigation, by Costanza Peinkhofer, Charlotte Martial, Helena Cassol, Steven Laureys, Daniel Kondziella]. Elle propose l’hypothèse que ces expériences de mort imminente chez l’humain seraient un mécanisme de défense, de survie, en cas de danger de mort. Ce mécanisme ressemblerait aux comportements de simulation de mort, de thanatose (expérience de mort imminente chez les animaux, ndlr), observés chez de nombreuses espèces animales quand elles sont confrontées à des prédateurs et en danger.
Mais qu’est-ce qu’une expérience de mort imminente ? “Pour moi, c’est une réalité physiologique. Elle se passe classiquement quand on est en danger de mort“, explique Steven Laureys, neurologue et responsable du Coma science group et Centre du cerveau de l’université de Liège. “Elle s’accompagne d’un sentiment de bien-être. On ne ressent plus son corps comme s’il y avait une ‘décorporation‘. Le phénomène est fascinant, il mériterait davantage de recherches scientifiques.“
Ces expériences se manifestent de façon différente chez les personnes qui en font l’expérience. Mais le mythe de la lumière blanche ne serait pas nécessairement un mythe. Nombreux sont ceux qui en font état.
Malgré tout ce phénomène reste un mystère. Pour certains, ce phénomène pourrait être dû à un manque d’oxygène dans telle ou telle partie du cerveau. D’autres comme Steven Laureys ne sont pas d’accord avec toutes ces hypothèses. D’autant que c’est encore un phénomène qui nous échappe.
Un phénomène qui reste à ce point fascinant que les scientifiques ne sont pas les seuls à s’y intéresser. D’ailleurs, d’autres personnes y voient des explications religieuses, y voient une preuve d’une vie après la mort ou de l’âme qui quitterait notre corps. Il manque clairement une théorie pour l’expliquer ajoute Steven Laureys et pour comprendre à quoi il sert.
Pourquoi ce fascinant phénomène serait-il limité à l’homme ?
Quand un animal fait face à un danger, par exemple un prédateur, en dernier recours, il peut se battre, fuir ou avoir une troisième réaction fascinante. Il va tomber et simuler sa mort. Ce qui se passe dans son cerveau est difficile à savoir. L’animal ne parle pas mais les scientifiques belges et danois pensent que les animaux ont une conscience comme nous. Ils ont donc épluché la littérature “animale” et ont exhumé 32 articles sur ce phénomène de simulation de la mort.
A chaque fois, il y avait cette sensation de bien-être, de ne plus sentir leur corps comme s’ils en étaient dissociés
Parallèlement, les chercheurs ont lancé un appel à témoins. 600 personnes des quatre coins de la planète qui avaient vécu cette expérience, leur ont raconté leur histoire. “Récits de confrontations avec des lions, des requins“, nous détaille le scientifique liégeois, “sept témoignages concernaient des agressions physiques ou sexuelles, mais il y avait aussi beaucoup d’accidents de voiture. A chaque fois, il y avait cette sensation de bien-être, de ne plus sentir leur corps comme s’ils en étaient dissociés.“
L’expérience de mort imminente remonte peut-être à la nuit des temps
Ce sont ces témoignages et les publications sur les animaux qui les ont conduits à formuler leur hypothèse. Peut-être que la mort imminente fait partie de notre évolution depuis des millions d’années. Elle est observée de la même manière chez les humains et chez les autres mammifères. Et pas seulement, chez les poissons, les reptiles et même les insectes, on retrouve aussi cette réaction paradoxale de rester immobile, de ne plus réagir aux sollicitations tout en gardant tout de même une conscience.
“D’un point de vue biologique, neurologique, tous les animaux ont eux aussi des pensées, des perceptions, des émotions, même si, je le concède, le sujet reste tabou. Il est complexe, il faut poursuivre les investigations.“
Notre neurologue est clair : “Pour moi, cela pourrait être un mécanisme de défense qui permet de nous protéger dans une situation d’extrême danger et qui serait encore là aujourd’hui. Pas seulement en cas de traumatisme ou d’accidents de voitures mais aussi après un arrêt cardiaque avec manque d’oxygène global dans le cerveau.“
Cherche de nouveaux témoins qui ont vécu cette expérience de mort imminente
La recherche est loin d’être finie. Aujourd’hui, l’équipe du Coma Science Group du CHU de Liège, est à la recherche de nouveaux témoins. Alors si, vous aussi, vous avez vécu cette expérience de mort imminente, vous pouvez la partager en envoyant un mail avec votre histoire. NDE@Uliege.be (Near Death Experience).
“Nous voulons écouter ceux qui l’ont vécu. Il faut l’avoir vécu, moi je ne sais pas de quoi je parle, je n’ai jamais vécu pareille expérience. Pas trop d’arrogance scientifique, juste de la curiosité et la méthodologie d’essayer de confronter ce que l’on pense comprendre avec ce que l’on pense mesurer“, conclut, avec humilité, Steven Laureys.” [RTBF.BE]
“Jean-Jacques CREVECOEUR est un conférencier, formateur en développement personnel, consultant et vidéaste web belge, connu pour son conspirationnisme et son militantisme anti-vaccins. Né en 1962 en Belgique, à Tirlemont, il vit depuis 2004 au Canada et est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Sur son site personnel, il se définit lui-même comme un “accoucheur du potentiel humain et catalyseur de changements durables“, Jean-Jacques Crèvecœur est un coach en développement personnel aux idées décriées par la communauté scientifique et aux comportements surveillés en France par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Il s’est illustré par ses prises de position tout à la fois anti-vaccination et complotiste à la faveur de la pandémie de grippe A H1N1 en 2009 puis, de nouveau, lors de la pandémie de Covid-19 en 2020, relayant également la théorie du complot sur les attentats du 11-Septembre, la rumeur selon laquelle Barack Obama n’aurait pas la nationalité américaine, et laissant entendre que les responsables de la secte du Temple Solaire auraient été assassinés par les autorités.” [d’après BABELIO.COM]
Jean-Jacques Crèvecœur est un youtubeur efficace et ses vidéos constituent un excellent corpus didactique pour qui veut étudier les techniques d’influence et de persuasion dans le contexte des réseaux sociaux. Cet influenceur est habile et met en œuvre des techniques verbales, non-verbales et para-verbales dignes des meilleurs formateurs-animateurs. Le problème reste qu’il ne vend pas du shampoing mais des opinions préformatées… et des séminaires payants. A voir avec un recul critique, donc.
La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter.
– Aldous Huxley (1958) –
Autre chose est de visionner ses “Conversations du lundi” (récemment retirées de la plateforme YouTube) et de se pencher sur leur contenu au premier degré. A titre d’exemple, un chef-d’œuvre du genre, à propos d’un complot “qui serait lié” au projet Blue Beam de la NASA américaine, auquel un certain Serge Monast a consacré un ouvrage, que son éditeur présente comme ceci : “La religion du Nouvel Âge est le fondement même de ce Nouveau Gouvernement Mondial, religion sans laquelle la dictature du Nouvel Ordre Mondial est totalement impossible. Le projet Blue Beam comporte quatre étapes différentes, dans le but de mettre en œuvre la religion d’une Nouvelle Ère, avec l’Antéchrist à sa tête : réévaluation de toutes les connaissances archéologiques (tremblements de terre artificiellement, nouvelles prétendues découvertes, etc.) ; un gigantesque “space show” grâce à des hologrammes à optiques tridimensionnels, des sons, des projections laser de multiples images holographiques dans différentes parties du monde (chacune recevant une image correspondant à la foi religieuse prédominante régionale) ; ”communication télépathique électronique bidirectionnelle” pour le contrôle de l’esprit (aidé par la propagande dans la publicité, la télévision, l’éducation moderne et divers types de pressions sociales) ; manifestations surnaturelles par des moyens électroniques (faire croire à l’humanité qu’une invasion ovni est à venir, propager en abondance des ondes à hautes fréquences sur la terre, mettre en place sur chaque individu des puces intégrées). “Même si ma vie est en danger à cause de la diffusion d’informations comme celles-ci, la vôtre l’est encore plus par l’ignorance de ces mêmes informations”, déclare Serge Monast.”
“Régulièrement interrogé par le public, le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) a consacré sa dernière fiche d’information à une organisation nommée Emergence International Inc. et à son fondateur, le controversé Jean-Jacques Crèvecœur, détenteur d’une chaîne Youtube consacrée à la santé et dont certaines vidéos culminent à plus de 500 000 vues. Emergence International Inc., qui se donne pour but la production et la diffusion de produits et services en rapport avec le bien-être et la santé, fait l’objet de plusieurs controverses en Belgique et à l’étranger. “Nous sommes sollicités pour des demandes d’informations la concernant depuis plusieurs mois, nous avons donc décidé de nous intéresser à son organisation“, explique Kerstine Vanderput, directrice du CIAOSN. En lisant la fiche du CIAOSN, on comprend pourquoi Emergences International Inc. et son président suscitent l’intérêt des organisations de lutte contre les dérives sectaires belges et françaises, mais également canadiennes.” [DHNET.BE]
Le CIAOSN est le centre fédéral belge [attaché au SPF Justice] créé par loi du 2 juin 1998 donnant suite à une des recommandations de l’enquête parlementaire “visant à élaborer une politique en vue de lutter contre les pratique illégales des sectes et le danger qu’elles représentent pour la société et pour les personnes, particulièrement les mineurs d’âges.“
L’Etat belge ne reconnaît pas de religionsmais des cultes. Les sept cultes reconnus sont les cultes catholique, protestant, anglican, orthodoxe, israélite et musulman. L’Etat belge reconnaît, avec des effets semblables, la laïcité comme organisation philosophique non confessionnelle. D’autres “religions” actives en Belgique, minoritaires, ne bénéficient pas de cette reconnaissance formelle. Cela ne signifie toutefois pas qu’elles n’ont pas le droit d’exister. Ces religions minoritaires non reconnues bénéficient de la liberté de penser, de croyance et de religion. Seule une étude préalable peut mener à une qualification éventuelle de certains de ces mouvements comme sectaires. La loi du 2 juin 1998 définit les “organisations sectaires nuisibles” comme étant “tout groupement à vocation philosophique ou religieuse, ou se prétendant tel, qui, dans son organisation ou sa pratique, se livre à des activités illégales dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine” (art. 2). Cette définition est une notion intermédiaire entre celle de “secte“, dans sa signification neutre, et celle d'”organisation criminelle“, évidemment nuisible. Le critère fondamental pour pouvoir parler d'”organisations sectaires nuisibles” est l’infraction à la loi ou la violation des droits de l’homme : “Le caractère nuisible d’un groupement sectaire est examiné sur base des principes contenus dans la Constitution, les lois, décrets et ordonnances et les conventions internationales de sauvegarde des droits de l’homme ratifiées par la Belgique” (Ibid., art. 2).
Dans notre charte figure le soutien indéfectible à la liberté absolue de conscience. C’est pourquoi, la phrase de Simone Weil (“Accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement“) nous invite à parler de Mein Kampf, des intégrismes de tous bords ou de Jean-Jacques Crèvecœur au même titre que de Jacques Dufresne, de laïcité ou d’Umberto Eco. Si notre sympathie individuelle va aux seconds, il nous est important aussi de susciter le débat sur les premiers : c’est sur le secret et les non-dits que se nourrit l’obscurantisme et… l’intolérable.
Si nous parlons donc de Jean-Jacques Crèvecœur sérieusement (en utilisant d’ailleurs plusieurs de ses dispositifs d’influence : référence à des autorités, imagerie, liens vers sites officiels…) et nous veillons à documenter le débat à propos de ses agissements, nous vous offrons aussi le plaisir jubilatoire de sa caricature concoctée par les Snuls : il en va de notre liberté d’expression !
Du coup, pourquoi ne pas appliquer aux vidéos (sérieuses ou parodiques comme celle-ci) le filtre qu’un magazine pour ados propose à ses lecteurs ?
“On parle de 1 O à 15 % de Français qui seraient complotistes. Bref, les complotistes étant nombreux, tu as une forte chance d’en rencontrer. Heureusement, certains indices permettent de repérer un complotiste pour éviter d’entrer dans des discussions qui peuvent vite virer au vinaigre :
On ne peut pas discuter de façon rationnelle avec lui ;
De toute façon si tu n’es pas d’accord avec lui, c’est que tu fais partie du complot ;
Il répond à côté des questions qu’on lui pose, jamais sur le fond ;
Il abuse de formules de type “c’est prouvé”, “la science le dit”, “on a effacé les preuves” et de chiffres farfelus ou qu’il interprète à sa façon ;
Il te dit que c’est à toi de prouver qu’il a tort (ce qui est quasi impossible) ;
Il est obsédé par la question “à qui profite le crime ?” ;
Il accumule des détails qui pourraient bien être des coïncidences, comme si chacun était une preuve accablante ;
Il fait partie d’une communauté soudée, qu’il cite régulièrement ;
Il est fier de ne pas penser comme tout le monde, affiche même un petit sentiment de supériorité…” [d’après SAVOIRDEVENIR.NET]
L’illustration de l’article est extraite du blog l’EXTRACTEUR, site édité par un “collectif informant sur les dangers de certaines pseudo-alternatives en matière de santé, de médecine, d’alimentation. Soutien aux victimes avant tout.“
Albert CAMUS (1913-1960), l’écrivain, le journaliste et le philosophe, jouait au Racing Universitaire Algérois (RUA) en 1929, après avoir été le gardien de but l’AS Monpensier. De ces années-là, Camus gardera en lui un rêve fracassé : en 1930, on diagnostique sa tuberculose ; il a 17 ans, il comprend qu’il ne sera jamais professionnel. Jamais. En 1940, il retire ses crampons pour toujours.
Mais Camus restera passionné de foot toute sa vie. Avec l’argent du prix Nobel de littérature [à lire : le Discours de Suède prononcé à cette occasion], il achète une maison, à Lourmarin dans le Lubéron. Tous les dimanches, il est au bord du terrain local, regardant les enfants jouer contre le village voisin. Il paie leur maillot. Il supporte le Racing club de Paris. Pourquoi ? Parce qu’il ont le même maillot que le Racing algérois.
Mais surtout il écrit : “Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football qui resteront mes vraies universités. J’ai appris qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la métropole où l’on n’est pas franc du collier.” Le foot, c’est aussi l’attachement au milieu populaire dont on est issu… ou pas. Mais quand on en vient, en comprend mieux, on ressent plus.
Camus avait été gardien de but parce que c’était la place où l’on usait le moins ses chaussures. Orphelin de père et fils de pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de trop courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère violente inspectait ses semelles et lui flanquait une raclée si elles étaient abîmées. Pendant que sa mère, femme de ménage mutique, restait dans un coin, à jamais emmurée dans son silence.
Mais Camus aimait le foot au point de travailler plus dur à l’école dans l’espoir vain que sa grand-mère maltraitante lui pardonne ses chaussures détruites. Devenu écrivain, il racontera parfois, rarement, sa fascination pour un sport où la correction et la violence sont en équilibre précaire, où on rend les coups que l’on prend “sans tricher” (sic) où il faut apprendre à gagner sans se prendre pour Dieu et à perdre sans se trouver nul, où la joie de vaincre et les larmes de la défaite se ressentent et se ressemblent, après l’effort, dans la même ivresse de vivre.”
D’après : Entretiens avec Camus dans le Bulletin du RUA le 15 avril 1953 et dans France-Football du 17 décembre 1957. Texte déniché par Jean-Paul Mahoux.
Le Collectif Laïcité Yallah a publié une carte blanche dans LESOIR.BE du la neutralité n’est ni exclusive ni inclusive, elle est émancipatrice” et que la complaisance politique envers des intégristes religieux de tous poils (dans leur cas, leurs préoccupations s’adressent aux religieux musulmans) est moins une option sociétale que l’expression d’une “chasse aux votes“. Le débat est ouvert…
Carte blanche
“Aujourd’hui, des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux, soutenant de facto le patriarcat musulman qui n’a rien d’émancipateur. Comment certains politiques ont-ils pu laisser filer le débat sur la neutralité dans une si mauvaise direction ?
La saga judiciaire de l’ordonnance condamnant la STIB est devenue le symbole d’une Belgique confuse, sur le point de renoncer à l’absolu principe de la neutralité de l’Etat sous le fallacieux prétexte : du respect de la diversité. La position du PS, autrefois fer de lance d’une laïcité assumée, a pâli. Que restera-t-il de cette neutralité dépecée au gré des tractations d’arrière-boutique ? Que deviendra l’expression de la diversité réduite au seul voile islamique ? A-t-on pensé aux conséquences sur les autres femmes musulmanes ayant choisi de vivre leurs convictions dans la modération, en conformité avec leur époque ? Ah la diversité, mais laquelle ? Pas celle que nous incarnons, en tout cas, dont l’horizon se confond avec celui de l’émancipation humaine. Toutes et tous égaux en dignité et en droits ! La neutralité de l’État n’est ni plus exclusive ni moins inclusive. Elle se suffit à elle-même et ne peut être envisagée d’une certaine façon pour les uns et d’une autre façon pour les autres. C’est un principe constitutionnel tangible qui s’applique indistinctement à l’ensemble des employés de la fonction publique pour garantir son impartialité.
Un patriarcat renforcé
Alors, n’inversons pas les postures ! Ce n’est tout de même pas la neutralité qui établit une discrimination envers les femmes mais plutôt une interprétation rigoriste de l’islam qui postule que leurs cheveux et leurs corps réveillent la libido des hommes, incapables de se contrôler. Pures et impures, telle est donc la portée du voile islamique qui crée deux catégories de femmes y compris parmi les musulmanes elles-mêmes. Des musulmans dont nous sommes refusent d’être amalgamés à cette vision caricaturale d’un autre âge. C’est cette conception des rapports entre les femmes et les hommes qu’il s’agit de déconstruire et de dépasser en maintenant une frontière étanche entre le sacré et le profane. Pourtant en nommant Ihsane Haouach comme commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Sarah Schlitz entretient les pires stéréotypes, flatte la domination masculine et renforce le patriarcat musulman. Cette nomination est révélatrice d’un mal profond, le relativisme culturel, qui ronge une partie de la gauche depuis longtemps.
La courte échelle faite à des communautaristes religieux
Pour tout avouer, nous vivons avec le sentiment d’être des proies, et parfois même des proies faciles, sacrifiées, sur l’autel du communautarisme. Qu’importe, nous continuerons à exercer notre citoyenneté. Nous savons parfaitement ce qu’il en coûte pour une femme de choisir sa propre vie, ici même, dans la capitale européenne. Certaines de nos membres ont subi des mariages forcés à l’âge de 14 ans, la brutalité d’un père ou d’un frère, la violence conjugale, l’omerta de la famille vis-à-vis d’un conjoint violent, des menaces de mort en cas de divorce, le chantage affectif puis le rejet familial. Sur leurs lieux de travail tout comme dans leurs espaces de vie, certains parmi nous sont confrontés à un climat d’intimidation et de harcèlement du simple fait de vivre leur héritage musulman d’une façon paisible ou détaché. Nos enfants ne sont pas épargnés. Surtout lorsque certains de leurs camarades partageant les mêmes origines qu’eux se voient investis d’une mission ô combien importante : chasser les kouffar (mécréants) ! Une simple discussion dans une cour d’école peut tourner au vinaigre. “Ton père ne fait pas la prière, c’est un kafer (mécréant) ? Ta mère ne porte pas le voile : c’est une pute !” Dans certains quartiers de Bruxelles, la force du groupe est tel que sortir la tête nue, porter une jupe au-dessus des genoux, ne pas suivre le rituel du mois de ramadan publiquement sont des actes héroïques. Nous avons surmonté des menaces, des deuils et remporté des victoires. D’abord sur nous-mêmes. Dépassant peur et colère. Aujourd’hui, nous accompagnons des plus jeunes dans leur quête de liberté dont les vies sont ravagées par le communautarisme ethnique et religieux. On serait même étonné par l’ampleur de ces phénomènes tus, sous-estimés et sous-documentés.
Une fuite en avant politique
Comment peut-on envisager, aujourd’hui, que notre destinée collective puisse s’éloigner de ce mouvement de sécularisation de la société et de l’Etat dont les retombées positives, réelles mais certes, insuffisantes, ne cessent de contribuer à améliorer nos vies ? Une telle situation est le résultat, fort complexe, de toutes une longue série de renoncements et d’abandon. C’est l’histoire d’une fuite en avant politique, d’une double trahison, d’une angoisse (panique) électorale à peine dissimulée et d’une certaine tiédeur à incarner la laïcité. Il faudra bien, un jour, entreprendre l’analyse d’une telle dérive aussi vertigineuse. On y découvrira sans trop faire d’efforts qu’à force de flatter les pires égoïsmes, le sens du collectif s’est étiolé. Il n’y a que les intérêts qui comptent. Et ceux de certains partis politiques plus que d’autres. Tout compte fait, la comptabilité des voix est ce qu’il reste quand il ne reste plus rien d’autre à défendre.
Sommes-nous, déjà, soumis à notre insu aux aléas d’une infernale campagne électorale avec Bruxelles en ligne de mire ? Est-ce à dire qu’à l’approche d’une telle échéance, la chasse ouverte au vote musulman dispenserait certaines formations politiques du respect élémentaire envers l’ensemble des électeurs ? D’ailleurs, quel rôle pour un parlement alors que des élus manœuvrent pour court-circuiter ses instances, sans la moindre gêne, confiant ainsi aux tribunaux des responsabilités qui les dépassent et qu’eux-mêmes ont renoncé à assumer ? Dès lors, comment établir un lien de confiance entre le citoyen et l’élu ? Le décrochage serait-il en passe de devenir un moindre mal, un réflexe refuge ? Pourquoi s’étonner de la vertigineuse ascension des extrêmes lorsque des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux ? Comment s’y retrouver lorsqu’une commissaire à l’égalité entre les femmes et les hommes affiche ostensiblement un parti pris en faveur d’une interprétation rigoriste de l’islam. Le patriarcat musulman n’a rien de glamour, ni de progressiste. Même avec un verni écolo, le patriarcat musulman reste du patriarcat.”
COLLECTIF LAÏCITE YALLAH. “La Belgique, comme bon nombre de pays européens, souffre d’un mal profond, le communautarisme. Qu’il soit ethnique ou religieux, ses répercussions sont largement connues et documentées. Terreau fertile du délitement du lien social, force est de constater que le réflexe du repli identitaire gagne, de plus en plus de terrain, sans que des solutions viables ne soient envisagées. C’est comme si nous n’avions pas encore pris collectivement la mesure de cet enjeu de société. Pourtant l’ensemble du corps social est éprouvé par les dérives communautaristes et le clientélisme de certains partis politiques. Surtout ces dernières années, avec la montée du fondamentalisme musulman, du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme avec une percée des partis d’extrême droite et une interférence, néfaste et sans cesse grandissante, des États étrangers. Lorsque la communauté nationale n’est vue qu’à travers une juxtaposition de communautés ethniques et religieuses, le citoyen devient l’otage de sa supposée communauté d’appartenance. Comment exercer son libre arbitre? Que reste-t-il, alors, de la citoyenneté, seul moteur d’un vivre ensemble harmonieux? Comment ne pas être sensible à la solitude et à l’isolement de celles et ceux qui choisissent d’exercer leur libre arbitre, de rompre avec la norme imposée par l’assignation identitaire? Créé le 12 novembre 2019 à l’initiative du Centre d’Action Laïque, le Collectif Laïcité Yallah a pour objectifs de :
partager la vision de citoyens laïques, croyants et non croyants, ayant un héritage musulman,
proposer des mesures pour combattre le communautarisme ethnique et religieux,
lancer un large appel à la mobilisation à l’échelle européenne
et exprimer la solidarité à l’endroit des personnes qui se battent courageusement dans le monde contre les mouvements et les régimes autoritaires ou absolutistes faisant de l’islam une religion d’État.”
Né à Ougrée en 1965, Philippe RAXHON est docteur en histoire, professeur ordinaire à l’Université de Liège et chercheur qualifié honoraire du Fonds National de la Recherche scientifique (FNRS). Il dirige l’Unité d’histoire contemporaine de l’Université de Liège.
Il a publié une quinzaine de livres historiques comme auteur, coauteur, ou directeur éditorial, ainsi que deux recueils de poèmes et un roman épistolaire en 1989, Les Lettres mosanes, d’abord décliné en épisodes radiophoniques sur la RTBF.
Il enseigne notamment la critique historique, l’histoire des conceptions et des méthodes de l’histoire, et l’histoire contemporaine. On lui doit de nombreuses publications sur les relations entre l’histoire et la mémoire, sur des thèmes divers, de la Révolution française à la Shoah, en passant par Liège et la Wallonie, soit près de 150 articles de revues historiques et d’actes de colloques.
Il a participé à de multiples rencontres et colloques internationaux, et a développé des liens en particulier avec l’Amérique latine, dont il a enseigné l’histoire à l’Université de Liège. Il a été et est également membre d’une série d’institutions scientifiques au niveau national et international.
Il fut l’un des quatre experts de la commission d’enquête parlementaire “Lumumba“, une expérience dont il a tiré un livre : Le débat Lumumba. Histoire d’une expertise (Bruxelles : Espace de Libertés, 2002).
Il est aussi le concepteur historiographique du premier parcours de l’exposition permanente des Territoires de la Mémoire (Liège), et l’auteur du Catalogue des Territoires de la Mémoire (Bruxelles : Crédit communal, 1999).
Il fut également membre de la commission scientifique du Comité “Mémoire et Démocratie” du Parlement wallon, et du comité d’accompagnement scientifique pour la rénovation du site de Waterloo (Mémorial).
Il est le coauteur, en tant que scénariste et dialoguiste, des docu-fictions pour la télévision Fragonard ou la passion de l’anatomie réalisé en 2011 par Jacques Donjean et Olivier Horn, et de Les Trois Serments réalisé en 2014 par Jacques Donjean.
Conférencier, accompagnateur de voyages mémoriels, conseiller historique pour des manuels scolaires, des expositions et autres manifestations, membre de jury de prix, chroniqueur dans la presse, présent régulièrement dans les médias, il conçoit son activité d’historien dans l’espace public comme un complément indispensable à l’exercice de la citoyenneté.
Ses derniers livres sont :
Centenaire sanglant. La bataille de Waterloo dans la Première Guerre mondiale (Bruxelles : Editions Luc Pire, 2015) ;
Mémoire et Prospective. Université de Liège (1817-2017), en collaboration avec Veronica Granata, (Liège : Presses Universitaires de Liège, 2017) ;
La Source S (Paris : Librinova, 2018) ; La Source S a été éditée sous le titre Le Complot des Philosophes par City Editions en 2020 et est parue en édition de poche en avril 2021 ;
La Solution Thalassa (Paris : Librinova, 2019) ; La Solution Thalassa est parue en avril 2021 chez City Editions ;
Le Secret Descendance (Paris : Librinova, 2020) ; Le Secret Descendance est la suite du Complot des Philosophes et de La Solution Thalassa, les trois volumes constituent la trilogie de la mémoire mettant en scène Laura Zante et François Lapierre, des historiens confrontés à des sources qui imposent des défis à leur esprit critique.
Il écrit désormais des thrillers pour donner du plaisir à réfléchir, des romans à ne pas lire si vous êtes satisfait de vos certitudes…
Que fait le Docteur Frankenstein dans un concours de body-building ? Vous l’avez compris : il n’a pas compris et… il va faire des bêtises. Les mots, comme les discours qui les assemblent, pèsent lourd sur notre vision du monde et influencent nos motivations, a fortiori dans le maelström d’informations où nous nageons tous les jours. Comment penser clair et ne pas fabriquer des monstres ?
Ah ! Le chameau…
Vous n’en avez pas vraiment l’habitude, je sais, mais cet article commence par une citation biblique, extraite des évangiles de Luc et de Mathieu (Luc 18:25 ; Mathieu 19:24) : “Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu.” Dans le mythe chrétien, l’histoire parle d’un jeune homme riche à qui Jésus demande de se baisser pour entrer dans le royaume de Dieu (il lui demande de se débarrasser de son or, de s’humilier, au sens de devenir humble) mais le jeune homme ne veut pas vendre tous ses biens, car il est trop attaché à ce qu’il possède.
Plusieurs exégètes ont avancé que ‘le trou d’aiguille‘ était le nom d’une porte de la ville de Jérusalem qui, après le coucher du soleil, restait ouverte plus longtemps que les grandes portes qui étaient plus difficiles à défendre. Les chameaux ne pouvaient y passer qu’en se défaisant de toutes leurs charges. Malheureusement pour cette interprétation, on n’a pas trouvé de traces archéologiques de ladite porte et l’expression ‘trou d’une aiguille’ (et non pas ‘trou del’aiguille’) ne semble pas vraiment confirmer cette explication. Reste que, porte de la ville ou pas, l’épisode peut très bien faire sens à qui se satisfait de la métaphore.
Par ailleurs, certains linguistes critiquent la traduction où il y aurait confusion entre deux mots grecs : KAMELON (= chameau) et KAMILON (= corde). Notons en passant que l’araméen GAMLA peut signifier aussi bien chameau que corde (elle était faite de poils de chameau). L’image ne suggérerait alors pas une réelle impossibilité (voire un ostracisme ‘anti-riches’) mais plutôt la difficulté pour quelqu’un qui est trop attaché aux biens terrestres d’entreprendre une démarche sincèrement spirituelle.
Les représentations artistiques de la vie du Christ n’ont pas manqué non plus et l’épisode s’est également vu traduit dans les arts visuels. Qui plus est, l’image littérale d’un chameau empêché par l’exiguïté d’un passage a également généré un kõan, proposant de jouer avec l’image d’un chameau qui passe par le chas d’une aiguille. Dans l’approche zen, les kõans sont des phrases paradoxales qui permettent une méditation non-polluée par les raisonnements logiques, soit ici : “pense à un chameau qui passe dans le chas de l’aiguille et tire ton plan avec les ébauches d’explications logiques que tu ne manqueras pas de générer…“
Pause – Voilà, je viens de vous “promener” pendant quelque 450 mots (soit plus d’une minute et demie pour une lecture à 300 mots/minute). Vous avez déjà eu le temps de crier au sacrilège ou, à l’inverse, de vous amuser de la crédulité des croyants, de chercher dans votre mémoire ce que disait la “maman catéchiste” de votre quartier ou, pour d’autres, de vous souvenir du prof de morale laïque qui avait raconté que les Indignés avaient pris d’assaut la City de Londres en hurlant “Mangez les riches !“, de vous sentir coupable d’avoir acheté le dernier GSM à la mode pour faire un trekking au Maroc sur la découverte de votre être spirituel, de vous interroger sur le paradoxe zen et de rire rétrospectivement de ce que Tex Avery en aurait fait, de vous émerveiller de l’explication historique d’un texte symbolique, de réserver des vacances à Jérusalem ou, pour les curieux patentés, de ressortir votre bible de Chouraqui pour retrouver le passage dans sa traduction si rocailleuse. Bref, vous avez interprété une séquence de mots dans un contexte et décidé (ou non) d’y réagir. Votre réaction était-elle la bonne ? Comment savoir ? – Fin de la pause.
Manifestement, il est vrai que l’histoire de la fatalité qui s’abat sur ce pauvre camelus en a inspiré plus d’un mais, surtout, de plus d’une manière. Je m’explique : les linguistes y ont traqué des fautes de traduction ; les croyants y ont lu un précepte moral transmis par la Divinité ; les artistes un thème à illustrer ; les historiens ont scientifiquement cherché à savoir si oui ou non cette petite porte existait à Jérusalem… Pour faire simple : le même objet de connaissance (à savoir, l’anecdote du chameau qui se prend un linteau en travers du museau après l’heure du coucher) a été formalisé différemment, selon l’approche adoptée pour le représenter.
Enter Ernst Cassirer (1874-1945)
A travers un exemple comme celui-ci, chacun entrevoit peut-être mieux ce qui tracassait des philosophes comme Kant ou… Ernst Cassirer (à lire dans nos pages : Une invention moderne, la technique du mythe) : la tradition prétend que l’Être (= le monde en soi, tout ce qui est, avant même que je n’en prenne connaissance) est l’objet de la philosophie et que chaque philosophe doit passer sa vie à démêler les écrits de légions de confrères qui ont tenté d’en donner une description définitive et ce, sans succès.
Au lieu de cela, propose notre ami Ernst, n’est-il pas préférable de se concentrer sur la manière dont l’homme (et la femme, c’est malin !) est au monde (le Dasein de l’époque, de Cassirer à Heidegger) et, partant, sur la manière dont l’être humain prend connaissance du monde, de l’Être ? Comme Ernst Cassirer le dit lui-même (vous allez voir : c’est un rigolo !) :
La philosophie ne se constitue que par cette affirmation de soi, dans la conviction qui la fait se reconnaître comme l’organe propre de la connaissance du réel. […] Plus la philosophie met de rigueur à vouloir déterminer son objet, et plus cet objet, pris dans cette détermination même, lui fait problème.
Ma voisine Josiane vient de s’évanouir : elle a connu l’Occupation, alors Cassirer, Heidegger (et leur Dasein qui a permis l’Existentialisme), elle n’a jamais pu s’y faire ; pourtant elle aimait bien les robes noires des chanteuses de Montmartre et elle a pleuré en lisant que la Chloé de l’Ecume des jours avait un nénuphar qui lui poussait dans le poumon… Comment lui expliquer l’enjeu ? Comment lui expliquer la formule magique de Montaigne : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos” ?
Cassirer s’y était pourtant employé mais Josiane n’a pas lu les trois volumes de La philosophie des formes symboliques, dont la première partie -consacrée au langage- est parue en 1923 (je la comprends, j’ai essayé : c’est ardu et assez académique). Si le développement l’est peu, le propos y est pourtant relativement éclairant. Le philosophe explique que, dans toutes les circonstances de la vie, l’homme est un animal in-formant : il crée des formes symboliques, des discours cohérents, des représentations du monde qui lui permettent de l’appréhender. Pour lui, si je comprends bien, l’intérêt de la philosophie devient alors…
d’identifier individuellement quels sont ces systèmes de représentation (la science, la religion, mon karma familial, le permis de conduire, la poésie de Baudelaire, l’humour des Monty Python, le cynisme désespéré de Cioran… : bref, toutes ces visions du monde que j’ai en tête quand je vis une expérience) ;
de les distinguer les unes des autres, de les regrouper dans des systèmes de représentation et d’étudier leur cohérence interne (ex. tous les éléments du discours scientifique de la Physique doivent obéir aux mêmes lois ; les personnages mythiques doivent toujours agir de la même manière pour être exemplaires…) ;
d’étudier tant que faire ce peut la relation entre les choses représentées et leur représentation pour établir ce que Cassirer appelle “leur degré de réfraction”, à savoir en quoi ils pourraient offrir une représentation plus ou moins “objective” du monde (ex. un discours de propagande populiste offre une vision du monde volontairement biaisée alors qu’un poème limpide peut donner accès à une connaissance du monde plus directe).
De sévère que puisse paraître cette triple mission de la philosophie, elle n’induit pas moins une jubilation solaire, un émerveillement permanent du philosophe (que nous sommes tous et toutes) devant cette fonction créatrice de l’homme (créer des formes explicatives du monde) et devant les réalisations humaines qui en ont découlé, qu’elles relèvent des choses de l’esprit, de la sexualité au sens large ou de la garantie de notre survie matérielle.
Cassirer n’était pas exactement un pionnier en la matière et il cite lui-même Heinrich Hertz (1857-1894) et la philosophie que ce dernier déploie dans ses… Principes de mécanique (sic) : “[Hertz] requiert de notre connaissance de la nature, comme la tâche urgente et primordiale entre toutes, qu’elle nous permette de prévoir nos expériences futures ; son procédé pour inférer ainsi du passé à l’avenir devra consister à forger des symboles, ou des simulacres internes des objets extérieurs…” Hertz enfonce encore le clou et Cassirer le cite à nouveau :
Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme de modèles et ainsi déduire rapidement des conséquences qui n’apparaîtront dans le monde extérieur que beaucoup plus tard, ou qui résulteront de notre propre intervention […]. Ces images dont nous parlons sont nos représentations des choses et s’accordent avec elles par leur propriété essentielle, qui est de satisfaire à la condition susdite ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses. De fait, nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir.
Et Cassirer de conclure : “Si ces concepts ont une valeur, ce n’est pas parce qu’ils reflètent fidèlement un donné préalable, mais bien en vertu de l’unité que d’eux-mêmes, ces outils de connaissance, produisent entre les phénomènes.“
Et Josiane d’émerger et de conclure à son tour : “Si j’ai bien tout compris, j’ai dans la tête plein d’explications qui se tiennent, et qui ne sont peut-être pas vraiment vraies mais, toutes ensemble, elles m’aident à décider de ce que je fais à manger ce soir : des légumes ou de la compote.” Josiane-Cassirer : match nul, 1-1.
Et Cassirer de re-conclure que les problèmes commencent (a) quand les représentations ont un degré de réfraction trop prononcé, sont trop opaques (elles masquent le monde à leur propre profit, comme dans le cas de l’obscurantisme religieux) ou (b) quand une seule idée maîtresse prétend expliquer tout (ex. la science peut tout élucider) : les idées ont la furieuse tendance à être totalisantes (le mot est de Cassirer). Josiane retombe dans les pommes…
Dès lors, entraînons-nous à démonter les discours, à reconnaître les dispositifs mis en place pour nous inculquer des idées qui sont, par définition, préconçues. La consigne est alors la suivante : “A chaque fois que tu délibères (dans ta tête ou avec un tiers), commence par identifier si tu penses librement ou bien dans les termes d’un discours qui existait avant ton petit-déjeuner du jour.” “Fastoche !“, dit Jeanine. Si facile que ça ? On essaie avec quelques exemples…
J’ai tout lu Freud…
Le dromadaire est un chameau. Chameau est en réalité le nom d’un genre (Camelus) dans la famille des camélidés. L’espèce que l’on nomme couramment chameau est originaire d’Asie et son nom complet est le chameau de Bactriane (Camelus bactrianus). Le dromadaire est originaire d’Afrique et s’appelle aussi chameau d’Arabie (Camelus dromedarius). Ces deux espèces sont de la même famille et du même genre…
Josiane a reconnu sans difficulté le discours scientifique ou référentiel qui désigne et nomme, qui se veut éclairant et essaie de donner une représentation stable du monde dans un langage cohérent et objectif. Le but y est d’établir des concepts de référence qui permettent à chacun de fonder le débat sur des arguments d’autorité (“D’ailleurs, j’ai lu que…“, “Einstein n’a-t-il pas établi que…“, “Comme disait Malraux…“, “Ce livre a été écrit par un des plus grands spécialistes de…“). La terminologie employée est précise et sans ambiguïté, les sources sont citées et les références renvoient à des affirmations ou des sources expertes voire indiscutables.
Formalisme élevé, argumentaire rigoureux et cohésion interne, voilà des vertus du discours scientifique qui ont également des revers :
ce n’est pas parce qu’une chose est logique qu’elle est vraie (sinon, comment écrire une dystopie ?),
plus un discours est formalisé, plus il est imitable (essayez un peu d’aligner dix 4èmes de couverture d’ouvrages de développement personnel : vous verrez combien leurs éditeurs sont soucieux de bien imiter les Presses Universitaires, sans spécialement offrir le même sérieux dans les ouvrages commentés),
et quoi de plus dangereux qu’une explication qui a de la gueule et qui pourra facilement être étendue au-delà de l’objet qu’elle décrit (pensez à l’allopathie toute-puissante face aux médecines douces). Cassirer insiste d’ailleurs sur la fâcheuse tendance totalitaire des idées : avoir une explication devient vite savoir tout expliquer !
C’est Edgard Allan POE qui affichait son scepticisme devant les bienfaits du discours rationnel ou scientifique et lançait l’alerte dans Colloque entre Monos et Una : “Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.” N’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…
Reste que, malgré ces risques, le discours scientifique sincère s’efforce d’organiser les savoirs à propos du monde. L’exercice sera donc d’identifier ce qui est scientifiquement proposé à notre connaissance, de tester la cohérence des savoirs exposés et d’en évaluer le pouvoir élucidant : en d’autres termes, “fort de ces savoirs, l’appropriation du monde dans lequel je vis m’est-elle plus aisée et plus satisfaisante ?“
J’en ris encore…
Qu’est-ce qu’un chalumeau ?
C’est un dromaludaire à deux bosses…
En regard du discours scientifique, l’humour et ses avatars (du nonsense le plus britannique au contrepet le plus gaulois), ne fait-il pas figure de parent pauvre, en termes de cohérence interne et de volonté de représenter le monde à notre raison bien assise. Car, dans le registre, on ne connaît pas une situation cocasse, une association d’idées saugrenue, une tirade bien sentie, pas un calembour, une caricature du faux prêtre… qui ne vise le paradoxe, la surprise ou l’allusion interdite. Si l’identité du discours humoristique est assez facile à établir, n’allez pas trop vite conclure à son incohérence : les techniques humoristiques sont bien organisées et le rayon des manuels du contrepet, le département des anthologies du nonsense, de même que les catalogues du coaching et des écoles du rire sont loin d’être vides ou déserts.
En quoi est-il donc spécifique, ce discours qui provoque le sourire ? Voire le rire qui, selon le neurologue Henri Rubinstein, est “une forme de jogging stimulant les muscles et permettant de renouveler l’air qui stagne au fond de nos poumons. Le rire agit jusque dans notre cerveau, où il encourage la libération d’hormones clés, comme les endorphines…“
Ici, Ernst Cassirer nous appelle à l’ordre : après avoir identifié un discours spécifique, testé sa cohérence interne et ses rapports avec les autres discours, il revient de mesurer le degré de réfraction dudit discours, dans sa représentation du monde. En l’espèce, le propos humoristique ne cherche pas tant à établir une représentation du monde et à la proposer à notre connaissance, qu’à nous donner une représentation éclairante… des autres discours ! Par définition, l’humour est un discours qui démonte les discours pour nous éclairer sur notre fonctionnement, notre liberté de pensée. Et Josiane de conclure : “ça me fait penser au conte d’Andersen où c’est un enfant de la rue -un humoriste, comme tu dis- qui claironne devant la foule que “le Roi est nu !”. Ce qui était vrai !”
Les sanglots longs des violons…
Le chameau qui n’a plus de dents, / Ce soir, n’est pas content. / Il est allé chez le dentiste, / Un homme noir et triste, / Et le dentiste lui a dit / Que ses soins n’étaient pas pour lui. / Tas de salauds, qu’il dit le chameau, / Vous êtes venus parmi mes sables / Avec des airs peu aimables, / Des airs de désert, bien sûr, / Aussi sûrs que les pommes sures. / Vous m’avez mis une selle, / Vous m’avez chevauché surmontés d’une ombrelle, / Et va te faire foutre, / Si j’ai mal aux dents / -Mais puisque tu n’as plus de dents !…
Quelquefois cocasse ou satirique, comme ici, un poème constitue une forme discursive à part entière. Le discours poétique a ceci de commun avec le discours scientifique que c’est bel et bien une vision du monde qu’il nous propose, fût-elle individuelle. Dans un dispositif formel que l’on souhaitera adapté (pas d’ode parnassienne pour bercer bébé, pas de sonnets italiens pour être mis en musique par les Ramones et pas de Prévert pour Hugo), le poème se veut passerelle entre nous et le monde, un accélérateur cognitif vers une appréhension de notre environnement que nous ne pourrons décrire en termes rationnels. Voilà donc un discours identifié, distinct des autres manières, formellement cohérent et volontairement éclairant sur ce qui est, l’Etant (“Voire le lac, vu que l’année à peine a fini sa carrière“, ironise Josiane, qui n’a pas fini de nous surprendre).
Amen…
Jésus dit à ses disciples : “Je vous l dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.” Les disciples, ayant entendu cela, furent très étonnés et dirent : “Qui peut donc être sauvé ?”
S’il est une forme de discours qui prétend bien représenter le monde, c’est bien le discours religieux ! La question à poser, c’est évidemment : quel monde ? L’intention est-elle vraiment d’éclairer l’appropriation de notre environnement au départ d’une narration que, selon les options, les uns croirons littérale et les autres symbolique. Pour les croyants, oui : la narration religieuse décrit le monde augmenté de sa dimension spirituelle, une réalité augmentée.
Pour les non-croyants, les mythes fondateurs des différentes religions ont leur charme -l’homme est l’homme par sa capacité symbolisante- et c’est plutôt l’usage abusif du discours religieux comme outil d’influence ou comme argument d’autorité qui pose problème. Les “abuseurs d’âme” ne manquent pas en effet, qui œuvrent à prendre en otage la raison de tout un chacun en instrumentalisant le propos religieux. Tous les dispositifs sont alors mis en œuvre, du discours pseudo-scientifique à la fiction la plus débridée.
Mais il ne s’agit pas là du discours religieux à proprement parler qui, lui, est souvent bien cohérent, articulé sur une narration centrale et intègre explications du monde, poésie narrative, fictions didactiques, humour constructif, paradoxes révélateurs et d’autres dispositifs encore : c’est un peu le stoemp de la cognition. “Il doit y avoir une raison à ça, non ?” demande Josiane.
A Elbereth Gilthoniel…
Dans un trou vivait un hobbit. Ce n’était pas un trou déplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d’une atmosphère suintante, non plus qu’un trou sec, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni sur quoi manger : c’était un trou de hobbit, ce qui implique le confort. Il avait une porte tout à fait ronde comme un hublot, peinte en vert, avec un bouton de cuivre jaune bien brillant, exactement au centre.
Prendre connaissance du monde au travers d’une représentation cohérente, ce n’est plus vraiment une nouveauté pour nous : la science, la religion, on connaît. Par contre, prendre connaissance du monde à travers une représentation qui annonce elle-même ne pas dire le vrai, c’est du neuf ! La fiction ne raconte pas le vrai monde et elle nous demande de la croire quand elle évoque un monde irréel. Après Horace et Shakespeare, c’est l’anglais Coleridge qui, en 1817, dans sa Biographia Literaria, explique comment la chose est possible : “le but étant de puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité, ce qui est le propre de la foi poétique.” Cette suspension consentie de l’incrédulité, nous permet de plonger (presque) nus dans une histoire, d’y faire les identifications nécessaires à nos émotions et d’en ressortir augmentés de l’expérience “vécue” dans la fiction. Discours cohérent, distinct des autres formes symboliques et faussement réfractant. Que du bonheur !
Le Tao que l’on peut dire n’est pas le Tao pour toujours…
Le chas passe dans le chameau quand la Lune est pleine.
Là où l’humour secouait les zygomatiques avec des effets de surprise ou des contrastes qui faisaient référence à du connu, aux seules fins de nous faire rire et réfléchir à ces discours que l’on nous tient, le discours paradoxal force et viole notre entendement, il nous arrache au connu pour créer le vertige et obtenir une seule chose de nos facultés cognitives : les faire bosser. Pas de syllabus tout prêt, pas de grand mythe explicatif, rien de tout cela : le paradoxe est le Do-It-Yourself de la connaissance ! Aucune idée préconçue à laquelle se conformer, pas de modes de raisonnement préétablis, car il s’agit justement de jouer mentalement avec une impossibilité discursive et de les désamorcer, pour retrouver une délibération intérieure virginale, à tout le moins spontanée. Ce sont les kõans du zen.
La technique du paradoxe est également présente dans ces (science-)fictions où l’auteur nous promène un peu dans un monde dont la logique ne nous est pas étrangère, pour nous faire ensuite frôler le vide avec des situations jamais vues. Dans ce contexte, il est difficile de passer sous silence une autre utilisation du paradoxe, moins honorable. Psychologiquement, les dominants malsains et les pervers narcissiques (très à la mode !) usent et abusent d’injonctions contradictoires ou paradoxales afin de tétaniser leurs victimes. Orwell utilise également le paradoxe, qu’il pratique dans les slogans du pouvoir totalitaire de 1984 (“La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.“) Les intentions de Big Brother, dans ce cas, ne sont peut-être pas si différentes.
Du bon côté de la Force, les discours paradoxaux abondent également, même dans les classiques de chez nous. Ainsi Pascal : “L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.” Ainsi Proudhon : “La propriété, c’est le vol.“
A chaque fois, de Pascal au Maître Zen en passant par le Pastafarisme, quel délicieux déménagement cérébral que de raisonner sans rationalité et de découvrir, au revers d’une phrase, l’intuition d’un monde qui, jusque-là, avançait masqué ! J’ai dit initiation, comme c’est bizarre… ?
Miroir, dis-moi si je suis la plus belle
Ici, pas d’extrait : les exemples, vous les avez déjà en tête. Le sociologue Gérald Bronner souligne que, vu la masse saturée d’informations qui nous sollicite, nous avons désormais la capacité de trouver -non pas, l’information pertinente qui pourrait nous contredire et nous faire réfléchir- mais l’information qui confirme ce que nous pensions déjà, vraie ou fake. Le commentaire vaut pour les conspirationnistes, les ados boutonneux comme pour chacun d’entre nous, qui “avons vu sur l’Internet que…” L’idée préconçue est dans ce cas chez nous et notre pensée n’en est pas libre -loin de là- et pire encore : nous nous imposons une limitation de la connaissance du monde en usant de procédés opaques, de discours peu éclairants, qu’en d’autres circonstances nous dénoncerions chez les pires des populistes.
Le doute méthodique appliqué à soi-même n’est, dans ce cas, pas un exercice masturbatoire. En effet, quoi de plus normal que de chercher dans les phénomènes, dans ce que je constate autour de moi, une validation de ce que je pense sainement ? Reste que… je ne pense pas toujours sainement et mon introspection, quelle qu’elle soit (psychologique, philosophique, alimentaire, ludique…) peut être morbide. “Allo, monsieur Diel ?“
Dès lors, comment faire au quotidien, si ce n’est se méfier des pensées (et de leurs confirmations) qui font tropplaisir…
Alors, heureuse ?
Le suspense était-il intolérable ! Vous avez trépigné, vous vouliez savoir si vous étiez des bons philosophes selon l’ami Ernest Cassirer : aviez-vous, pour chaque exemple, bien identifié la forme symbolique utilisée, le discours organisé au départ de mots, pour vous représenter un objet du monde (en l’espèce, Momo le Chameau) ?
Autre chose reste donc ensuite de tester sa cohérence interne puis d’évaluer son degré de réfraction : quel est le degré de transparence (volontaire ?) de la “couche cognitive” que ce discours construit entre vous et les objets qui constituent ce monde dont vous ne pouvez prendre connaissance immédiatement ? Jacques Dufresne parle de connaissance médiate (impossibilité de connaître sans passer par des représentations) et Edgard Morin en remet une couche quand il nous démontre combien le monde est trop complexepour notre seul entendement. Dans le discours religieux également, souvenez-vous, nos ancêtres Eve et Adam sont chassés du paradis (en d’autres termes : le monde sans question, le mystère sans angoisse) parce qu’ils prétendaient accéder à la connaissance du bien et du mal… sans d’abord bosser un petit peu sur eux-mêmes !
Vous êtes maintenant surentraînés : vous sentez-vous enfin de vrais CRACs, des Citoyens Responsables, Actifs et Critiques (s’est ajouté par la suite le S de Solidaires) ? La méthode Cassirer est-elle plus claire pour vous, aujourd’hui ?
Comment faire pour savoir ? Comment savoir pour faire ?
Josiane nous revient avec du café et des biscuits : “Si je comprends bien. Toutes les histoires qu’on me raconte -celles que j’écoute, en tout cas- c’est comme dans le magasin d’à Robert, qui vend des lunettes : je choisis les montures que je veux, tant que les verres ont la bonne dioptrie, comme y dit. Le but, c’est d’y voir clair et, si je vais jardiner, d’avoir des verres un peu fumés pour ne pas être éblouie par le soleil. Tu prends du sucre ?“
Comme le souligne Arnaud Jamin sur DIACRITIK.COM, c’est là qu’il faut sortir Heidegger de sa poche, au risque que beaucoup s’enfuient. Pourtant le voilà au mieux de sa forme dans Méditation où il évoque le danger des certitudes rationnelles, sa méditation pouvant s’appliquer à toute forme de discours que l’on ne questionnerait pas :
Partout où l’on prétend que tout est possible et réalisable, partout où l’on dispose par conséquent d’une explication toute prête pour quoi que ce soit, le pourquoia définitivement donné congé à son essence, c’est-à-dire à ce qui consacre, dans sa dignité de question, la chose la plus digne de question qui soit. Au pourquoi et au questionnement essentiel se substitue une croyanceaveugle, celle de posséder par avance et intégralement toutes les réponses, une croyance à la rationalité pure et simple, et à la possibilité, pour l’homme, d’en être absolument maître. Mais se réclamer rationnellement de l’étant, lui-même pensé et poursuivi rationnellement, c’est devenir foncièrement étranger à l’Être — c’est la fin de l’homme complètement hominisé.
Martin Heidegger, contemporain de Cassirer (ils n’étaient pas copains), est très secourable, dès l’instant où on réalise combien les discours dans lesquels nous nageons nous empêchent d’exercer notre puissance d’être humain et où la paresse nous amène parfois à adopter un discours unique sans le questionner, sans poser la question du pourquoi.
Si je questionne une vérité, un argument d’autorité, une incitation affective ou même une intuition, ce n’est pas que je l’annule ou la censure (auto-cancel culture ?) mais bien que je m’efforce d’élucider de son influence sur ma pensée, mon comportement.
Josiane nous revient avec l’apéritif, des chips et des tronçons de carottes : “Si je comprends bien… je résume : parce qu’on est des femmes et des hommes, on a besoin de se raconter des histoires pour comprendre ce qui nous entoure. Pour mieux se le représenter. Quand on le fait soi-même, faut faire attention à ne pas trop se faire plaisir, et quand on écoute les autres (ou les livres ou les Témoins de Jéhovah ou le Journal parlé, etc.), il faut toujours se demander à qui profite le crime ? Du coup, on est moins bièsse et on choisit vraiment soi-même ce qu’on choisit. Ça me convient et, finalement, la Vérité, c’est la vérité qui me convient…“
Josiane a tout compris et Cassirer est satisfait de sa conclusion. Reste la question de la Vérité que notre bonne amie a soulevée. Cassirer et ses camarades de classe vivaient à une époque où le Graal de la philosophie n’était plus de définir ce qui était réel (vrai) dans l’absolu, l’Etre, faute d’y avoir accès avec nos petits moyens cognitifs. Avec eux, le centre de gravité de la recherche philosophique s’est déplacé vers le comment, vers cet ensemble dynamique, le fameux Dasein, constitué par chacun (vous et moi, y compris Josiane) et de sa manière de s’approprier le monde. Vaste programme !
A son époque, Spinoza affirmait que nous avons tous “une idée vraie“, mais que cette vérité était au centre de nous et que le travail d’hominisation passait par l’élimination des préjugés, des motivations superficielles, des envies (à savoir, le contraire des besoins) comme l’envie de richesses, de chameaux, de reconnaissance sociale, de pouvoir : autant de fausses motivations pour nos comportements. Le travail consistait pour lui à se défaire de ces imageries (représentations) comme on pèle les différentes couches d’un oignon, jusqu’à arriver au cœur de la chose : l’idée vraie qui nous permet de ressentir spontanément ce qui est bon pour nous (satisfaisant) et ce qui est mauvais (insatisfaisant).
Dans ce sens, la méthode de Cassirer peut certainement nous aider à élucider notre délibération… “en nous pelant l’oignon“, plaisanterait Spinoza (Josiane adore l’idée), jusqu’à pratiquer une pensée libre. Cassirer a passé son temps à triturer les discours, les formes symboliques, jouissant à chaque découverte de la Joie d’appartenir à l’humanité qui les a générés. Il ne cherchait pas de vérité première mais, comme un alchimiste, il s’est vu transmuté par le fait même de son travail.
Voilà peut-être la clef : quand on s’y intéresse avec l’esprit clair, tous les discours sont initiatiques, ils sont délicieusement révélateurs de ce dont nous sommes capables de créer, nous, les humains. Sans exclusive, car “toutes les pierres sont bonnes à tailler“, comme dit Josiane. Et c’est en y travaillant que nous pourrons passer de l’impératif “Cela est, alors tu dois” au prometteur : “Fais, alors tu vois.“
Lettre de Ludwig WITTGENSTEIN (1889-1951) à Bertrand RUSSELL (1872-1970) datée du 3 mars 1914 :
Cher Russell,
(…) je dois te redire que nos dissensions n’ont pas seulement des causes extérieures (nervosité, surmenage, etc.), mais aussi des racines très profondes – du moins de mon côté. Il se peut que tu aies raison de dire que nous ne sommes peut-être pas si différents, il n’en reste pas moins que nos idéaux diffèrent du tout au tout. C’est pour cela que nous n’avons jamais pu, et nous ne pouvons toujours pas discuter de quoi que ce soit mettant en jeu nos jugements de valeur, sans recourir à la dissimulation ou nous quereller. Je crois que cela est indéniable. Il y a longtemps que j’en suis conscient, ce qui a été terrible pour moi, car cela me montrait que notre relation s’enlisait dans un bourbier. Nous avons tous les deux nos faiblesses, surtout moi, dont la vie est REMPLIE de pensées et d’actions détestables et dérisoires (je n’exagère pas). Mais pour qu’une relation ne se dégrade pas, il faut que les faiblesses de chacun ne se conjuguent pas. Deux hommes ne doivent entretenir une relation que là où ils sont purs – c’est-à-dire où ils peuvent être totalement ouverts l’un à l’autre, sans se blesser mutuellement. Or nous N’en sommes capables QUE lorsque nous nous restreignons à la communication de faits pouvant être établis objectivement, et peut-être aussi lorsque nous nous exprimons les sentiments amicaux que nous avons l’un pour l’autre. Tout autre sujet nous conduit à la dissimulation, ou même à la querelle. Peut-être diras-tu : cela durant depuis déjà un bon bout de temps, pourquoi ne pas continuer ainsi ? Mais j’en ai par-dessus la tête de ces compromis sordides ! Jusqu’ici mon existence a été une grande saloperie – mais faut-il qu’elle continue à l’être ? – Je te propose ceci : faisons-nous part de nos travaux respectifs, de nos découvertes, etc., mais abstenons-nous de tout jugement de valeur sur l’autre, sur quelque sujet que ce soit, et soyons pleinement conscients du fait que nous ne pouvons être tout à fait honnêtes l’un envers l’autre sans être du même coup blessants (il en est du moins ainsi pour moi). Je n’ai pas besoin de t’assurer de l’affection profonde que je te porte, mais cette affection serait menacée si nous continuions à entretenir une relation fondée sur la dissimulation, et donc honteuse pour l’un comme pour l’autre. Il serait honorable, je crois, de lui donner désormais un fondement plus sain. (…)
Toujours tien,
L.W.
La publication inédite de lettres entre le philosophe et les siens permet d’en savoir un peu plus sur l’homme mais aussi sur une famille au centre de la vie culturelle de Vienne.
Je n’ai pas pu répondre à ta lettre de façon circonstanciée car j’étais au lit avec les oreillons. Cette lettre m’est en fait tout à fait incompréhensible. Le diable seul sait les bêtises [qu’on] a bien pu te raconter pour que tu croies devoir me rendre visite […] A mes yeux, une telle visite serait le plus grossier outrage concevable, un signe de l’absence totale du respect que chaque être humain doit à la liberté d’autrui. Dans notre famille, un tel manque ne serait certes pour moi rien de nouveau, voir les nombreux cas où l’un de nous en tyrannise un autre avec amour.
Cette lettre, Ludwig ne l’enverra pas à sa sœur Hermine. Il lui en écrira une plus douce – qui aura le même effet :
Ta lettre m’a fait très mal, d’autant que je ne peux pas du tout m’expliquer en quoi je l’ai méritée […] Si un jour tu as besoin de moi, je viendrai avec la plus grande joie, car rien ne peut ébranler mon amour.
A choisir d’autres missives, antérieures ou postérieures, on découvrirait, non seulement entre Hermine et Ludwig, mais entre tous les membres de la famille, des rapports aussi variables qu’un temps de mars, affectueux, exacerbés, tendres, durs, amicaux, soupçonneux… La lettre date de janvier 1921. Ludwig exerce alors le métier d’instituteur à Trattenbach, en Basse-Autriche, après avoir travaillé comme aide-jardinier dans un couvent. Nul ne sait qu’il est millionnaire. De retour à Vienne, il cède sa part d’héritage à ses frères et sœurs – en excluant sa bien-aimée Margaret, épouse de l’homme d’affaires et collectionneur d’art new-yorkais Jerome Stonborough, déjà assez riche.
Les correspondances croisées entre proches se réduisent souvent à des échanges conventionnels : tracas quotidiens, fêtes, anniversaires, vacances, oreillons. Il y a de cela dans les Lettres à sa famille (inédites) de (et à) Ludwig Wittgenstein, qui toutefois dévoilent un peu la personnalité du philosophe, sans en lever le mystère (encore épais, en dépit des dizaines de biographies publiées). Mais on y trouve davantage. Car il s’agit de la famille Wittgenstein, qui est à elle seule un style, une époque, un monde, “doté de son propre système de soutien, de ses propres valeurs, de sa propre clientèle au sens de la Rome antique“, comme écrit l’éditeur (et biographe) Brian McGuiness.
Personne ou presque n’a été plus mal élevé que nous.
Les emblèmes de cette famille, ce sont d’abord des immeubles. Après la Villa Xaire, à proximité du château de Schönbrunn, les Wittgenstein habitent à Vienne le Palais Wiener, place Schwarzenberg, l’endroit le plus chic du Ring, puis, à partir de 1890, un hôtel particulier sis au 16 de l’Alleegasse (aujourd’hui Argentinierstrasse), près des jardins du Belvédère. Ce palais Wittgenstein est le pôle de la vie culturelle viennoise, et le salon le plus fréquenté par les intellectuels et les artistes : Brahms, Berg, Richard Strauss, Klimt, Schönberg, Mahler… Ils séjournent également à Hochreit, un vaste domaine campagnard, et, en demi-saison, migrent à Neuwaldegg, où s’érige leur villa, dont le parc jouxte une forêt (c’est là que naît Ludwig, le 26 avril 1889).
Le maître de l’empire, c’est le père, Karl Wittgenstein, l’un des entrepreneurs les plus successful de la fin de l’empire austro-hongrois – un grand bel homme au dire de tous, plein d’humour, escrimeur et cavalier accompli, musicien, collectionneur et mécène : d’abord roi des aciéries, il tourne ensuite ses affaires vers la finance (il est au conseil d’administration de la Credit Anstalt, banque de la famille Rothschild) et ne fait qu’accroître sa fortune. Son épouse, Léopoldine Kallmus, d’un milieu aisé, est issue comme lui d’une famille juive assimilée et convertie au catholicisme. Sa seule passion est la musique. On la dit irritable, d’un tempérament exalté, assez peu à l’écoute de ses enfants.
Hermine, l’aînée, vient au monde en 1874. Dora naît et meurt deux ans plus tard. Suivent deux garçons, Johannes (Hans) et Konrad (Kurt), puis, en 1879, une autre fille, Helene (Lenka). La naissance de Rudolf (Rudi) précède d’un an celle de Margaret (Gretl), benjamine dorlotée par tous pendant son enfance, promue grande sœur quand apparaissent, en 1887 et 1889, les deux petits derniers, Paul et Ludwig. Vivant dans le luxe, assistant aux brillantes prestations des peintres, musiciens et hommes de science qui fréquentent leur demeure princière, les enfants Wittgenstein ne sont guère heureux. Gretl l’avoue : “Personne ou presque n’a été plus mal élevé que nous : sans amour, sans le moindre encouragement à bien faire, sans le moindre égard pour nos aptitudes.” De fait, “tout ce qui est accompli par les membres de cette famille l’a été une fois qu’ils l’avaient quittée“. Tous ont des dons extraordinaires : Hans pour la musique, Rudi pour la littérature et le théâtre. Ils se suicident tous deux, à 25 et 23 ans. Kurt est le seul qui emboîte les pas de son père, et dirige une entreprise industrielle : mobilisé, il se suicide sur le front italien lors de la reddition de l’armée autrichienne. Paul devient un pianiste célèbre : blessé au début de la guerre, il est amputé d’un bras (Maurice Ravel écrira pour lui le Concerto pour la main gauche en ré majeur). Gretl surmonte les difficultés de jeunesse grâce à son œuvre de mécène, à l’amour de l’art (Klimt en fait un magnifique portrait) et à son goût pour la connaissance, la physique, les mathématiques, la psychanalyse (patiente puis amie de Freud). Quant à Ludwig, le petit Luki choyé par ses sœurs, de santé fragile, timide, secret, torturé, doux et inflexible, poussant jusqu’à l’extrême limite ses capacités intellectuelles, assurément génial, bien malin qui saurait en dire le dernier mot.
Tu n’es pas fait pour ce monde
Du point de vue biographique, il y a en effet une kyrielle de Wittgenstein : l’ingénieur en mécanique, le chercheur en aéronautique, le concepteur de cerfs-volants météorologiques, l’architecte (il a projeté pour sa sœur Gretl la célèbre Wittgenstein-Haus, sur la Kundmanngasse à Vienne), l’ermite, le combattant volontaire (prisonnier de guerre en Italie), le portier, le serveur, le brancardier du Guy’s Hospital de Londres, le technicien du laboratoire d’analyses médicales de Newcastle, le clarinettiste, le professeur… Du point de vue philosophique, il n’y en a heureusement que deux. Le premier Wittgenstein est l’ingénieur qui se découvre une passion pour la philosophie des mathématiques, suit à Iéna l’enseignement de Gottlob Frege, père de la logique moderne, et parfait sa formation à Cambridge, auprès de deux monuments : Bertrand Russell et George E. Moore. Ce stage en Angleterre dure jusqu’au début de la Première Guerre. Réfugié en Norvège, le jeune Autrichien, dans la plus absolue solitude, commence la rédaction du Tractatus logico-philosophicus. L’ouvrage –le seul qu’il publie de son vivant– paraît en 1921. Son impact est tel qu’il oriente toute une part de la philosophie du XXe siècle vers l’étude de la logique du langage. Dès lors, convaincu que la “vérité des pensées” qu’il apporte est “intangible et définitive“, Wittgenstein prend congé de la philosophie.
En 1929, il rechute, et retourne étudier à Cambridge. Après son doctorat, il devient fellow au Trinity College et, en 1939, obtient la prestigieuse chaire de philosophie de l’université, succédant à Moore. Cette féconde période d’enseignement¬ voit la mise en chantier de ce qui sera l’œuvre (publiée posthume) du second Wittgenstein. Le Viennois ne se réfère plus à un langage idéal capable de réfléchir la structure même de la réalité : il donne maintenant à la philosophie la tâche d’analyser la multiplicité des “jeux de langage” et la façon courante dont chacun les utilise – en suivant des règles consolidées par les institutions et incrustées dans les “formes de vie”», les peurs, les émotions, les croyances, les douleurs, les attitudes. Il fait son dernier cours le 13 mai 1947. Au retour d’un voyage aux Etats-Unis, il découvre qu’il a un cancer. Il meurt le 29 avril 1951.
Les Lettres à sa famille recouvrent une ample période : de 1908 à 1951. Aussi ne se comprennent-elles que rapportées aux “formes de vie” que Ludwig, ses sœurs et ses frères –principalement Hermine, Margaret, Helene et Paul– tour à tour assument, en fonction des périodes, des états affectifs, du destin des relations, d’évènements heureux ou tragiques (guerre, départs au front, captivité, lois raciales : l’interdiction faite aux Juifs, en juin 1938, d’exercer leur profession contraint Paul à émigrer aux Etats-Unis). Si la musique établit entre tous une certaine… harmonie, et si les déclarations d’amour abondent, les dissensions ne manquent pas. Elles ne sont ni politiques ni philosophiques, mais tiennent à ce que chacun a une idée de ce que devrait être le bonheur de l’autre. Ludwig apparaît comme celui qui doit être protégé (“Tu n’es pas fait pour ce monde“, lui lance Hermine), alors qu’il se considère –en même temps que Gretl– comme le plus apte à aplanir les conflits (mais capable d’avouer à Paul : “Je suis un être perdu et tout à fait indigne de votre affection, à moins qu’un miracle ne me sauve“). A Helene, il écrit : “Si quelque chose dans cette lettre devait ne pas être clair, je suis tout à fait prêt à fournir de nouvelles explications.” Mais pourra-t-on jamais voir clair, non dans la pensée, mais dans la personnalité polyphonique, insondable, de Ludwig Wittgenstein ? Lequel termine sa missive par ces mots : “Pour que tu voies que je me porte bien, j’ai fait quelques taches de graisse sur le papier. Après l’avoir lue, tu peux donc te débarrasser de cette lettre ou en extraire la graisse. Ton frère inoubliable (et pourtant oublieux), Ludwig.“
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“J’ai tâché de démontrer que le but de la délibération intime est la libération qui réside dans l’harmonie des désirs, dans la maîtrise de soi, dans l’objectivation du sujet à l’aide d’un effort introspectif de prise de connaissance de soi.
Or, depuis les temps les plus reculés, l’effort essentiel de l’esprit humain a été la lutte contre l’affectivité aveuglante. Le thème de la maîtrise des désirs et de la connaissance de soi traverse les siècles. Unissant les époques, il fonde l’effort évolutif et culturel de l’homme, l’histoire de l’humanité, sous son aspect essentiel. La psychologie retrouve actuellement ce thème, non point par hasard, mais par une immanente nécessité historique. Comment n’aurait-elle pas le souci de mettre en relief son lien avec les efforts précédents envers lesquels elle s’éprouve redevable, si pré-scientifiques soient-ils ?
La connaissance intime n’a jamais été cherchée dans un but purement théorique, mais au contraire, dans un dessein éminemment pratique, comme en témoigne l’idéal de sagesse des Anciens. La sagesse est l’harmonie des désirs. L’amour de la sagesse, la philosophie, a cherché les conditions de l’harmonisation non par idéalisme exalté, ni même par devoir extérieurement imposé, mais uniquement parce que les Anciens y reconnaissaient la condition ultime de satisfaction. La satisfaction ultime est la joie, et le désir essentiel de tout homme est de vivre dans la joie. Depuis que l’homme vit, et tant qu’il vivra, il cherchera la joie et les conditions de son accomplissement. Son effort essentiel consistera à valoriser les désirs selon leur promesse de satisfaction, à les hiérarchiser et à créer ainsi l’échelle des valeurs.
La psychologie moderne a passagèrement abandonné la recherche essentielle. La psychologie ne fut longtemps qu’une branche de la philosophie, mais qui nécessairement a gagné de plus en plus en importance, du fait que le thème essentiel de sa recherche -la maîtrise satisfaisante des désirs- était un problème psychique. Voulant se constituer en science indépendante, la psychologie a pris soin de rendre la séparation radicale. Elle a rejeté non seulement la forme de l’ancienne recherche jugée trop intuitive, mais aussi son contenu : le problème essentiel. Mais la psychologie pourrait-elle à jamais renoncer au contenu essentiel de toute recherche ?
Les conditions de satisfaction et d’insatisfaction sont inscrites dans le fonctionnement psychique. Parce qu’elles y sont inscrites, elles doivent être psychologiquement définissables. Ce n’est que de la définition claire des conditions immanentes de satisfaction vitale que pourra résulter une valorisation sensée (la compréhension du sens et de la valeur de la vie), savoir enseignable dont le pouvoir formateur sera amplifiable de génération en génération. Transmissibilité et amplification sont les traits caractéristiques de toute science. C’est dans ce trait, et non point dans l’abandon du problème essentiel, que la psychologie devrait chercher le renouveau.
Afin de mettre en évidence le lien essentiel unissant les époques, il importe de tracer la ligne évolutive conduisant des croyances primitives à la philosophie et à la psychologie comprises dans toute leur ampleur.
Le thème commun à la philosophie et à la psychologie –la maîtrise des désirs à l’aide de la connaissance de soi– est le problème éthique. La philosophie intuitive, ne pouvant formuler clairement l’origine immanente des valeurs, se perdait dans les spéculations métaphysiques. Ce penchant est fatal, car la réflexion philosophique a hérité de la figuration éthique de la mythologie, qui plaçait les valeurs sous une forme personnifiée dans une région transcendante. Ces personnages surhumains, les divinités, représentant les valeurs, ont été originairement imaginés comme vivant éternellement dans une sphère céleste, imposant à l’homme la conduite éthique -la maîtrise des désirs- comme condition de son salut.
Personnages mythologiques, les divinités des Anciens étaient les créations d’une imagination à force sublimante. Elles figuraient symboliquement les qualités psychiques de l’homme portées à la perfection. Elles imposaient (symboliquement parlant) la conduite sensée, parce qu’elles signifiaient (psychologiquement parlant) un appel à l’effort de perfectionnement que l’homme, créateur des mythes, s’adressait à lui-même par une sorte de prescience surconsciente des conditions psychiques de sa propre libération. Sur le plan de la délibération réelle et intime, les images des divinités étaient, de ce fait, des déterminantes immanentes de l’accomplissement sensé.
Personne ne croirait plus à l’heure actuelle que les divinités grecques, par exemple, Zeus, l’esprit, Héra, l’amour, Athéné, la sagesse, Apollon, l’harmonie, etc., aient réellement, c’est-à-dire physiquement, existé. Elles existaient cependant dans un sens psychologique : images-guides, elles étaient des centres suggestifs qui, parce qu’immanents à la psyché, aidaient l’homme à trouver la solution juste de ses conflits psychiques.
À cet égard, il est instructif de constater que toute la sagesse de la prescience mythologique des Grecs a été condensée dans l’inscription qui se trouvait au fronton du temple d’Apollon, dieu de l’harmonie : “Connais-toi toi-même“. Connaître soi-même, c’est connaître les motifs de ses actions. La prescience mythique indique donc par cette inscription que la connaissance des motifs intimes permet d’accéder à l’esprit harmonisateur. Cette sous-jacente vérité psychologique se trouve encore renforcée par le récit mythique qui souligne le pouvoir libérateur d’Apollon : l’homme qui, conformément à la prescription, cherchait la connaissance de soi, qui symboliquement parlant se réfugiait dans le sanctuaire de l’harmonie, qui soumettait ses désirs exaltés à l’exigence de l’esprit harmonisant, était – d’après l’ancienne prescience – sauvé de la poursuite par les Érinnyes (symboles de la culpabilité). Psychologiquement parlant : l’homme, ayant rempli les conditions saines de la délibération, se trouve libéré du désaccord avec lui-même et du tourment coupable qui en résulte.
Les symboles mythiques formaient une terminologie psychologique exprimée par image.
Mais, peu à peu, la foi en les images perdait sa force vivifiante. Le doute se réveillait à mesure que la divinité, immanente force suggestive existant dans l’intra-psychique, n’était plus prise que pour une réalité extra-psychique vivant réellement dans une région transcendante. La statue, représentation symbolique de la divinité, en vint à être prise pour une divinité réelle qu’on implorait dans l’espoir d’obtenir d’elle la satisfaction des désirs matériels.
L’erreur dans la valorisation décidait ainsi du déclin de la culture.
C’est alors que dans la culture grecque-exemple ici du destin de toutes les cultures- la réflexion philosophique prit le pas sur les croyances. Afin de sauvegarder les valeurs éthiques, la philosophie s’efforça d’expliquer leur raison d’être, qui ne se dégage des images mythiques qu’après en avoir rejeté l’enveloppe symbolisante.
Rien n’est plus instructif à cet égard que la philosophie de Platon. Dans ses Dialogues, le conflit d’origine intrapsychique ne se trouve plus représenté par le combat des héros contre les monstres et les démons, mais par la discussion entre Socrate et les Sophistes. Le héros de Platon, Socrate, défend les valeurs-guides sous leur forme réelle -la connaissance de soi et la maîtrise des désirs- contre l’assaut des Sophistes. Afin de dérober l’affect et ses promesses de jouissance au contrôle de la pensée consciente, les Sophistes se faisaient forts de démontrer que la pensée n’est qu’un moyen bon à prouver n’importe quoi par n’importe quel argument. (C’est là un procédé de fausse justification que tout homme emploie à son insu dans sa propre délibération intime, afin de soustraire au contrôle de l’esprit élucidant les promesses de l’imagination exaltée.) Socrate s’oppose à la rhétorique des Sophistes. Il démontre l’exigence immanente de l’esprit : la nécessité de définir clairement les termes qui désignent les qualités psychiques, seul moyen d’éviter la confusion entre le juste et le faux, confusion dangereuse parce que génératrice de l’activité faussée.
Les dialogues platoniciens sont une tentative d’établir une terminologie psychologique clairement définie, capable de remplacer la terminologie symbolique et imagée de la prescience mythique.
Les thèmes des dialogues seront les qualités psychiques que les divinités, figures symboliques, ont représentées: l’esprit, l’amour, la sagesse, l’harmonie, etc. Sans cesse le Socrate de Platon s’efforce de définir ces termes. Afin de démontrer leur immanente valeur, il les présente comme seuls garants de satisfaction vitale.
La maïeutique de Socrate est une analyse des motivations à base introspective, fondée sur une tentative de prise de connaissance de soi-même.
Mais si, par l’emploi de cette méthode, Platon défend l’origine immanente des idées-guides (vérité, beauté, bonté, sagesse, harmonie, amour), il les détache néanmoins d’une façon insuffisante de l’ancienne figuration mythique. Pareilles aux divinités olympiennes symboliquement immortelles, les idées-guides résident éternellement dans une sphère inaccessible à l’homme. Sans doute Platon a-t-il voulu donner à entendre par là que l’idéal éthique existe en dehors de l’usure du temps, qu’il demeure vrai et valable à travers tous les temps. Il n’empêche que, par la tentative d’assurer aux valeurs une portée absolue et transcendante, la philosophie fut condamnée à ne rester qu’une sorte de psychologie spéculative, vénérable par l’ampleur de ses problèmes, mais dont les tentatives de solution s’échelonnent en une succession de systèmes contradictoires.
Peut-on, de ce résumé succinct, conclure à la situation de l’époque actuelle ?
Ce qui est certain, c’est que la contradiction à l’égard des valeurs et de leur origine culmine à l’heure actuelle dans un degré de désorientation jamais atteint auparavant au cours de l’histoire.
Si l’on admet que toutes les cultures ont été fondées sur leur vision des valeurs, guide essentiel de la conduite humaine tant individuelle que sociale, on ne peut s’empêcher de penser que la cause la plus secrète du désarroi de l’époque présente est due à la scission intervenue entre la survivante métaphysique spiritualiste et le matérialisme mécaniciste, fondement idéologique des sciences. La psychologie elle-même est à la remorque d’une idéologie rationaliste pour laquelle, paradoxalement, la raison n’est qu’un épiphénomène et le raisonnement une illusion.
L’avènement de la psychologie des profondeurs est l’une des conséquences de cette situation conflictuelle.
Il importe dès lors de démontrer que l’étude de l’extra-conscient apporte, en effet, un élément nouveau à la recherche essentielle qui traverse l’histoire.
Mais la psychologie de l’extra-conscient risque de demeurer inefficace si elle ne s’avise pas que les maladies de l’esprit, qui à des degrés divers d’intensité assaillent tous les individus, résultent en premier lieu du malaise de l’esprit incapable de valorisation pondératrice, permettant de maîtriser l’exubérance des désirs matériels, sexuels et spirituels et d’établir ainsi une juste hiérarchie des valeurs.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Depuis plusieurs années déjà, on constate en psychologie un mouvement qui tend à se déployer dans divers pays. Il s’efforce de réviser les assises mêmes de cette science afin de lui assurer une portée dépassant les limites qui lui furent assignées par les méthodes en usage.
Voici comment s’exprime à cet égard, pour ne citer qu’un seul auteur, le Dr A.H. Maslow, professeur à la Brandeis University, aux États-Unis, dans un récent article intitulé Toward a Humanistic Psychology : “Je crois que tous les problèmes de grande importance, guerre et paix, exploitation de l’homme et fraternité humaine, haine et amour, maladie et santé, mésentente et harmonie, bonheur et malheur de l’humanité, ne trouveront leur solution que dans une meilleure compréhension de la nature humaine…” Et, plus loin : “Elle (la psychologie) se préoccupe beaucoup trop de ce qui est objectif, manifeste, extérieur, en un mot de la conduite… Elle devrait étudier davantage ce qui est intérieur, subjectif, méditatif, secret. L’introspection, utilisée comme technique, devrait être réintroduite dans les recherches de la psychologie.“
Dans divers ouvrages et études, l’auteur du présent exposé a défendu une position qui, bien que conçue en pleine indépendance de pensée, s’apparente à celle qu’expriment ces citations, on n’aurait cependant pas osé l’exprimer avec cette franchise un rien naïve qui caractérise, souvent tout à son honneur, le savant américain.
Et de fait, il me serait impossible, aujourd’hui, d’exprimer ces idées en évitant toute polémique. Ma meilleure excuse est que je me sens uni -même avec les psychologues auxquels il m’advient de m’opposer- dans le souci d’une commune recherche de la vérité.
Longtemps avant que la psychologie ait pu se constituer en science, sa terminologie avait été préétablie par la sagesse du langage. Des termes comme sentiment, volonté, pensée étaient couramment employés ; le terme de psyché signifiait l’ensemble de toutes ces fonctions, et de bien d’autres depuis toujours plus ou moins clairement distinguées.
Cette constatation pourrait paraître bien simple, sinon simpliste. À y réfléchir, ne renfermerait-elle pas un problème grave, le problème crucial de la psychologie, celui de sa méthode ?
Bien sûr, toutes les sciences se sont constituées à partir d’une terminologie préétablie. La physique n’utilise-t-elle pas des termes comme vitesse, accélération, etc., qui se sont formés à partir d’une observation ancestrale ? Mais la physique n’est devenue science qu’en définissant clairement sa terminologie grâce à l’emploi de la formule mathématique.
La psychologie, obligée de se contenter des formulations, devrait avoir le souci de les préciser. Est-elle parvenue à formuler clairement ce que sont les fonctions, pour ne citer que les plus fondamentales, de pensée, de volonté, d’affect ?
Pour la psychologie du comportement, la psyché est inexistante. Ses fonctions ne seraient que des épiphénomènes illusoires. Il suffirait donc d’étudier les phénomènes manifestes, constatables par observation extérieure : les actions qui, par voie de conséquence, seraient exclusivement déterminées par l’influence du milieu. Bien entendu, l’étude du comportement ne peut s’abstenir d’utiliser l’ancienne terminologie. Elle continue à parler des pensées, des volitions, etc. Mais elle traite ces phénomènes intrapsychiques avec un souverain mépris. Pour les étudier, il faudrait les observer, et par quelle méthode pourrait-on le faire ?
Il ne s’agit point de contester la valeur des méthodes employées par l’étude du comportement, à savoir l’observation clinique et l’observation à l’aide de tests. Mais ces méthodes n’épuisent pas les instruments de la recherche.
N’est-il pas indéniable que la terminologie élaborée par la sagesse du langage n’a pu être établie qu’à partir de l’observation de la vie intime ? La vie humaine consiste essentiellement en une incessante délibération intime à laquelle toutes les fonctions psychiques apportent leur concours. Le comportement n’en est que le résultat final. Chacun sait intimement et pertinemment qu’il délibère avant de répondre activement aux excitations du milieu. Est-ce possible que ce travail intrapsychique ne soit qu’un leurre,
qu’une illusion dépourvue de toute importance pour la vie ?
La sagesse du langage, qui a su déceler les facteurs les plus élémentaires de la délibération intime, constituant ainsi sa terminologie à partir d’une introspection révélatrice, sans cesse renouvelée par tout être humain, n’aurait-elle pas une fois pour toutes prescrit à la psychologie sa voie d’investigation ? Pour être science, la psychologie ne devrait-elle pas parvenir à rendre de plus en plus lucide la méditation qui se poursuit inlassablement en nous à l’endroit de cette affection immédiate que sont nos désirs et leur exigence de satisfaction, laquelle, sensée ou insensée, décide de la valeur des hommes, du destin de l’humanité ?
Voici comment William James résumait la situation dans son Précis de Psychologie : “…nous ignorons jusqu’aux termes entre lesquels les lois fondamentales, que nous n’avons pas, devraient établir des relations. Est-ce là une science ? C’en est tout juste l’espoir. Nous n’avons que la matière dont il faudra extraire cette science.“
Cette matière que nous possédons, qu’est-elle sinon la terminologie anciennement et introspectivement préétablie par la sagesse du langage ? Si, après l’effort des siècles, nous ne sommes pas parvenus à extraire de cette matière des lois capables de constituer une science, ne serait-ce point parce que la voie d’investigation prescrite par la sagesse du langage a été abandonnée?
Une science se définit par sa méthode et elle s’expose par ses lois. Les lois du psychisme concerneraient-elles le désir et ses exigences de satisfaction sensée ou insensée déterminant la situation conflictuelle de l’homme et même de la société ? Le désir n’est-il pas à la base de tout effort humain, même de la science ? La science pure désire posséder la vérité, satisfaction de l’esprit. La société en fait un usage technique en vue de satisfaire les désirs matériels ; mais la loi essentielle de la vie stipule que la véritable satisfaction, le triomphe sur toutes les tentations insensées, ne peut être trouvée que dans la maîtrise des désirs. Comment réaliser les conditions de cette satisfaction essentielle, si la science s’obstine à exclure l’étude du désir du domaine de sa recherche? Bien qu’il soit utopique de penser à une solution à courte échéance, il n’en demeure pas moins vrai que l’esprit humain ne devrait reculer devant aucun problème que la vie et ses exigences inéluctables lui imposent. Ce sont précisément les merveilles de l’invention technique qui démontrent, ou qui pourraient du moins susciter l’espoir, qu’aucun problème n’est insoluble à condition qu’il soit sciemment posé.
Mais le problème essentiel ainsi posé, sa solution est-elle réalisable ? Le désir est une affection subjective. De par sa nature même, il semble s’opposer à la prise de connaissance, qui ne pourra s’opérer que par voie d’introspection objective. Se faire défenseur de l’introspection, n’est-ce point s’engouffrer dans une impasse ?
N’est-il pas connu et reconnu que l’introspection est dépourvue de toute objectivité et que son emploi n’est pas seulement inefficace, mais au plus haut degré nuisible ?
La vérité, c’est que tout le désarroi actuel de la psychologie est dû précisément au fait que seule l’introspection sous sa forme morbide est reconnue, sans toutefois être étudiée dans ses conditions et ses aboutissements. Elle consiste dans la rumination complaisante des moindres fluctuations de l’affectivité, sans aucun effort de valorisation lucide. Elle transforme les sentiments en ressentiments, et aboutit ainsi à l’interprétation morbide des intentions propres du sujet et des motifs d’autrui à son égard. Produisant l’hypostase vaniteuse et rancunière de l’ego trop auto-complaisant, elle conduit vers l’égocentrisme. Le cortège des déformations psychiques est la conséquence de cette rumination faussement introspective. C’est elle qui détruit la pensée logique et objective par suite d’un aveuglant débordement affectif, conséquence de l’exaltation égocentrique des désirs. L’introspection morbide est la maladie de l’esprit par excellence. Mais n’en résulterait-il pas que la santé psychique est précisément fonction d’un esprit lucidement valorisant, capable de s’opposer aux ressentiments égocentriques et aux désirs désordonnés ? Comment cette valorisation élucidante et objectivante pourrait-elle s’opposer aux méfaits de l’introspection morbide, si elle n’était pas elle-même de nature introspective ?
La psychologie intime n’invente rien en constatant que le conflit des motifs est l’objet d’une constante introspection. Mais elle rappelle à l’évidence. Elle souligne que rien n’est plus important que de comprendre sciemment les motivations secrètes du conflit intime. Seule une prise de connaissance scientifique permettra d’élaborer une méthode objective, capable de soutenir l’introspection saine dans sa lutte contre l’introspection nocive.
Sous le bénéfice de cette distinction se désigne clairement le thème de cette série d’exposés.
La maîtrise des désirs, c’est la maîtrise de soi. La condition indispensable en est la lucidité à l’endroit de ses propres motifs intimes, qui déterminent l’activité dans son ensemble et, par là même, le caractère. Se connaître jusque dans ses intentions secrètes, c’est comprendre la nature humaine en général, c’est connaître également autrui. L’introspection méthodique, loin de conduire à un égarement subjectif, est au contraire la condition de toute véritable objectivité. Le thème commun de ces exposés sera donc l’étude des motivations intimes, qui se dérobent souvent au conscient parce que inavouées et jugées inavouables. Ce sont les motifs inavoués qui s’opposent à la connaissance du fonctionnement psychique, but de la psychologie.
Mais avant d’aborder en détail l’étude des motivations, il est utile de souligner toute l’importance historique du problème.”
“Pour ce premier Journal de l’année, je vous propose de commencer l’année avec Nietzsche et ce livre de Stéphane FLOCCARI (Editions Encre Marine). Vous êtes sûrement fatigués, pas très bien réveillés, ou au contraire, très en forme, prêts pour cette nouvelle année… Vous avez en tout cas la tête pleine de souhaits. Oui, la fin d’une année et le début d’une autre sont toujours l’occasion de faire les comptes et d’énumérer la liste de ses attentes, l’occasion de faire l’inventaire pour soi, des années passées et à venir.
Les mauvaises langues (et la plupart des philosophes) diront que le mois de janvier est celui des souhaits et les autres ceux où ils ne se réalisent pas, d’autres diront aussi qu’il est bien paradoxal de faire pour soi des vœux, alors que tout le monde fait la même chose, et d’autres, encore, diront que le 1er janvier, ce n’est qu’une occasion, un jour comme les autres, et que seules les conventions calendaires en font un tournant. Sans oublier tous ceux, les critiques de la superstition, qui ne verront dans ce moment dévolu à faire des choix pour la nouvelle année qu’une manière de se livrer au destin…
Peu importe… les arguments sont nombreux pour ne rien faire de ce nouvel an et ne pas y voir la promesse de l’aube. Et pourtant, un philosophe, qui semble éloigné de cette rumeur annuelle du monde avec son éternel retour, a fait du nouvel an l’occasion d’une philosophie… c’est Nietzsche !
Pour la Nouvelle Année. Je vis encore, je pense encore : je dois encore vivre, car je dois encore penser. Sum, ergo cogito ; cogito, ergo sum. Aujourd’hui, chacun ose exprimer son vœu et sa pensée la plus chère : soit ! Je veux donc dire moi aussi ce qu’aujourd’hui je me souhaitais à moi-même et quelle pensée a cette année été la première à traverser mon cœur – quelle pensée doit être le fondement, la garantie et la douceur de toute pensée à venir ! Je veux toujours plus apprendre à voir la nécessité dans les choses comme le beau – ainsi serai-je l’un de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit à présent mon amour ! Je ne veux mener aucune guerre contre le laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux pas même accuser les accusateurs. Que détourner le regard soit mon unique négation ! Et, en tout et pour tout, et en grand : je veux, en n’importe quelle circonstance, n’être rien d’autre que quelqu’un qui dit oui.
En un seul aphorisme, écrit après des nouvel an tragiques, où la joie a côtoyé la maladie, le miracle la catastrophe, en un seul aphorisme donc écrit en 1882, au moment de la rédaction du Gai savoir (vous pouvez le relire à la 4ème partie, c’est l’aphorisme 276), Nietzsche dit ainsi un grand oui. Il déclare ainsi, et c’est le titre de cet aphorisme, le premier mois de l’année, ‘Saint-Janvier’.
Il y a peu à ajouter à partir de ces très belles lignes… si ce n’est deux ou trois choses à demander à Nietzsche : comment faire de ce « oui » un « oui », c’est-à-dire un véritable acquiescement ? Et à quoi ? A quoi dire oui, à quelle nouveauté, s’il s’agit encore de vivre, encore de penser ?
Nos amis, mauvaises langues et philosophes, n’ont pas tout à fait tort : quand on fait des vœux, on souhaite certaines choses, telles la santé, le bonheur, la réussite, etc., et quand on fait ces vœux, on ne les choisit pas, on les souhaite seulement… De la même manière, quand Nietzsche veut être quelqu’un qui dit oui, n’est-ce pas là un vœu pieu ?
EAN13 9782350881249
Nietzsche ne vous délivrera pas une recette pour faire de ce nouvel an le début d’un grand oui. En revanche, comme le rappelle Stéphane Floccari, il garde des fêtes de fin d’année en famille ou avec Wagner, à Tribschen, le souvenir d’une “intimité confortable“, pas celle qui endort et anesthésie, mais celle d’une heureuse impression, qui tranche et frappe dès qu’elle se rappelle à nous. Ce grand oui est sûrement celui tourné vers cette impression qu’on aimerait retrouver, mais si elle ne se répète pas… eh bien, on dira quand même oui.”
“Au fond, qu’est-ce que la monstruosité ? Quelle est sa définition ? Et que renvoie-t-elle de l’humanité ? Ne jamais oublier que le monstre n’est pas toujours celui que l’on croit.
‘Le sommeil de la raison engendre des monstres’, peut-on lire sur un célèbre tableau de Goya. La genèse et l’histoire du monstrueux semblent pourtant plus complexes, au croisement de l’imaginaire et de l’observation, du religieux et du scientifique, de l’horreur et de la fascination. Et s’il y a une quête dont l’humanité ne s’est jamais lassée, c’est bien celle qui consiste à trouver des raisons à la monstruosité.
Dans sa Physique, Aristote définit les monstres comme ‘des erreurs de ce qui advient en vue d’une fin’. Cette conception du monstre découle d’une approche du vivant qui repose sur la dualité de la forme et de la matière. La première, qui constitue l’essence de l’espèce (et donc sa finalité, sa raison d’être telle qu’elle est), est fournie, lors de la reproduction, par le mâle, tandis que la femelle sert de matrice et porte la matière informe. L’ordre normal du vivant se manifeste ainsi par la reproduction à l’identique d’individus formés sur des types que sont les espèces.
Mais le monde terrestre étant, aux yeux du philosophe stagirite, frappé d’imperfection, les lois qui le régissent n’excluent pas des anomalies occasionnelles. Les monstres sont dès lors perçus comme des erreurs de la nature, des accidents qui se produisent quand la matière retorse prend le dessus sur la forme et lui résiste, avec pour résultat un être dont l’essence n’est qu’imparfaitement réalisée. Cette approche a l’avantage d’être réconfortante, puisqu’elle fournit une explication rationnelle à un phénomène déstabilisant, permettant à l’esprit épris de compréhension de retrouver un ordre jusque dans le désordre. Le monstre est l’exception qui confirme la règle.
Entre séduction de l’inconnu et terreur de l’inintelligible
L’intérêt scientifique pour le monstre s’est progressivement cristallisé autour d’une science appelée tératologie (du grec teratologia, “récit sur les choses extraordinaires” ou “science du monstrueux“) , qui se concentre sur les anomalies anatomiques se manifestant au sein du vivant. Elle s’élabore à partir du milieu du XVIIIe siècle, trouve ses fondements et sa méthode scientifiques grâce aux travaux du naturaliste Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et de son fils Isidore au début du siècle suivant, et passe, au gré de la biologie, d’une conception fixiste héritée d’Aristote (où les espèces ne sont que la réitération perpétuelle d’une forme immuable et éternelle) à une conception évolutionniste théorisée par Darwin.
Mais, avant de devenir une figure obligée des cabinets de curiosités puis des laboratoires, le monstre a longtemps hanté les imaginaires religieux et mythologiques. Tantôt représenté comme un mauvais présage ou l’expression de la colère divine, tantôt vénéré dans les spiritualités orientales où le divin lui-même se fait chimère (du Ganesh hindou et sa tête d’éléphant à la déesse Bastet qui arbore un minois félin), le monstre incarne ainsi la différence inquiétante et captivante, dont on ne sait s’il faut la célébrer tel un miracle ou l’éliminer pour préserver l’ordre familier des choses.
L’ambivalence de notre rapport au monstrueux sonne comme un vertige, où l’émerveillement face à l’extraordinaire le dispute à la crainte du chaos. Qu’on le redoute ou qu’on l’admire, difficile de détourner les yeux. Car le monstre, fidèle à son étymologie latine, se montre. Il ne passe pas inaperçu et ne laisse personne indifférent, qu’il s’exhibe malgré lui dans les foires sous les yeux écarquillés des badauds, ou qu’il se cache dans une prison de pierre, tel le bossu Quasimodo conscient du dégoût que suscite sa difformité. La divergence spectaculaire qu’offre le monstre nous tiraille entre la séduction de l’inconnu et la terreur de l’inintelligible. De quoi le frisson généré par cette tension irréductible est-il le symptôme? D’un soupçon inavouable et pourtant inévitable : se pourrait-il que ce que l’on écarte commodément comme un repoussoir soit en réalité un miroir dans lequel on refuse de s’observer? Ironie inattendue, ces monstres dont on revêt volontiers la trogne biscornue à l’occasion de la nuit de Halloween pour conjurer la terreur en jouant à se faire peur sont des déguisements qui font tomber les masques.
La variation transformée en anomalie
LYNCH David, Elephant Man (1980)
Ce que nous apprend le cri déchirant de John Merrick dans le film Elephant Man de David Lynch, lorsque, cerné par une foule effrayante, il se voit contraint de lui rappeler qu’il est un être humain, c’est que le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit. Lévi-Strauss écrivait, dans Race et histoire, que “le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie“, puisque l’exclusion d’un groupe d’individus du champ d’une humanité qui s’autoproclame civilisée demeure la stratégie la plus efficace pour qui désire s’autoriser les pires atrocités. De la même manière, la fabrication symbolique de la monstruosité répond souvent à une volonté d’exclure et de stigmatiser des personnes envers lesquelles on ne veut s’interdire aucune cruauté. Qu’il s’agisse de l’idéologie misogyne qui irrigue l’image de la sorcière, des caricatures antisémites représentant les juifs en vampires dévoreurs d’enfants, ou des discours pénalisant l’homosexualité au prétexte qu’elle serait une pratique ‘contre- nature’, la désignation du monstre démontre qu’aucune vision du monde n’est à l’abri de verser dans l’immonde.
La notion de monstrueux est ainsi le pendant d’une conception essentialiste, où les catégories que nous utilisons pour quadriller notre environnement, créer des repères essentiels pour l’habiter et théoriser les phénomènes tendent à se substituer au réel et incitent à déformer ce dernier pour le conformer à nos attentes. Si le monstre s’apparente à une erreur de la nature, son élimination ne peut apparaître que comme un perfectionnement, la correction salutaire d’une bavure regrettable. Cette idée se retrouve à l’origine de toutes les idéologies eugénistes et génocidaires qui se donnent pour mission de purifier l’humanité ou telle nation jugée supérieure en la purgeant des éléments qui la corrompent comme on soigne une pathologie.
Au-delà de ses instrumentalisations meurtrières et des imaginaires racistes qui les alimentent, le concept de nature porte en lui-même la tentation d’une simplification délétère. Car la raison, elle aussi, engendre ses monstres. La tératologie ne se contente pas d’étudier les anomalies anatomiques : elle les décrète, selon des critères parfois discutables. C’est au nom d’un prisme binaire où la diversité peine toujours à trouver sa place qu’aujourd’hui encore des médecins justifient et pratiquent la mutilation des enfants intersexes nés avec des caractéristiques anatomiques ne correspondant strictement ni au type du mâle ni à celui de la femelle. Comme une étrange revanche d’Aristote contre Darwin, la variation, phénomène parfaitement banal au sein du vivant, se voit transformée en anomalie appelant une normalisation, au point de sacrifier la santé et le bien-être des personnes intersexes, qui gardent de graves séquelles des opérations qu’elles subissent, au besoin de les faire entrer dans des cases hermétiques. La monstruosité porte ici le visage avenant de la conformité à tout prix.
Derrière la banalité désarmante
Du dessous inquiétant de nos lits d’enfants aux discours qui transforment une différence en problème, ‘monstrueux’ est le nom qu’on donne à ce qui nous échappe, à l’inclassable qui nous force à contempler les biais réducteurs de nos œillères théoriques et idéologiques, au pressentiment que quelque chose de foisonnant et d’insaisissable se cache clans les coulisses de notre petit univers bien rangé et menace de tout chambouler. Le malaise mêlé de fascination qu’engendre l’évocation des grands criminels de l’histoire, ou encore celle des célèbres tueurs en série qui ont fait l’objet de multiples documentaires dont le public est friand, illustre tout particulièrement le fond de cette angoisse. Constater que les monstres moraux (qui, contrairement aux anomalies physiques, résistent aux classifications comme aux explications tranchées) peuvent se cacher sous les traits séduisants d’un Ted Bundy ou derrière la banalité désarmante d’une armée de petits bureaucrates travaillant pour le régime nazi, c’est comprendre que, si l’on fabrique des monstres, c’est peut-être, paradoxalement, moins pour se faire peur que pour donner à notre peur un visage identifiable et circonscrit qui nous aide à mieux dormir la nuit.
Pour les mêmes raisons que le monstrueux suscite la défiance et la volonté de le dissoudre par la normalisation ou par la suppression, il constitue un terreau infiniment fécond pour l’art. Quitter le royaume des normes établies
pour celui des possibles sans limites, c’est consentir à troquer le confort d’un univers borné et maîtrisé pour la curiosité de l’aventurier avide d’explorer notre humanité sans tabou. Les pulsions coupables auxquelles on donne des traits démoniaques, le rêve d’immortalité que réalisent les vampires, le projet hybristique du docteur Frankenstein, ou encore les questionnements sur l’au-delà au travers de l’univers des zombies, des fantômes ou de la sorcellerie sont autant d’occurrences où le monstrueux est synonyme d’expansion de la réflexion par la grâce de l’imaginaire. Enjamber les frontières du normal et du naturel pour restituer à la monstruosité son irréductible et arbitraire relativité, c’est aussi se libérer du manichéisme en admettant, à l’instar de Baudelaire, que ce qui fait peur peut tout autant faire envie :
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer ; qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton sourire, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?”
Marylin Maeso
L’article de la philosophe Marylin MAESO est extrait du hors-série Frankenstein et les grands monstres de la littérature publié par le magazine LIRE-MAGAZINE LITTERAIRE [LIRE.FR, février 2021] ;
L’illustration de l’article est une photo de tournage du film de Guillermo del Toro, Le Labyrinthe de Pan (2006) ;
A lire aussi dans la wallonica : Monstre (avec e.a. une revue du livre de Laurent Lemire : Monstres et monstruosités) ;
“Roland BARTHES (France, 1915-1980) est un critique littéraire et sémiologue français. Il devient orphelin de père à l’âge d’un an et va passer son enfance avec sa mère chez ses grands-parents à Bayonne, avant l’installation avec sa mère à Paris lorsqu’il a neuf ans. Il s’intéresse très tôt au théâtre, à la littérature, à la musique et écrit à dix-huit ans un livre qu’il publiera quarante ans plus tard : En marge du Criton.
Après des études de lexicologie et de linguistique, Roland Barthes participe en 1934 à la formation du groupe Défense républicaine anti-fasciste, en réaction aux événements qui ravagent l’Europe. Il souffre à partir de cette même année d’une faiblesse pulmonaire, qui lui vaudra d’être réformé en 1939. Après un premier poste au lycée de Biarritz, il fait plusieurs séjours en sanatorium où il donne des conférences sur des poètes et des philosophes. Il y découvre également la théorie marxiste.
Après avoir rencontré Maurice Nadeau, il publie dans la revue Combat ce qui constituera Le Degré zéro de l’écriture. Il occupe ensuite plusieurs postes – bibliothécaire à l’Institut français de Bucarest, lecteur à l’université d’Alexandrie, conseiller littéraire aux éditions de l’Arche ou encore enseignant à l’université de Rabat. Il s’intéresse à la linguistique et au structuralisme, participe au lancement de plusieurs revues comme Arguments et la Quinzaine littéraire. Essayiste et sémiologue reconnu, il cherche à rompre avec la pensée de Ferdinand de Saussure.
En tant que directeur d’études à l’EHESS et attaché de recherche en sociologie au CNRS, il approfondit ses analyses du mythe et du signe, notamment dans Mythologies. Il continue à publier des écrits importants, comme Le Plaisir du texte (1973), Barthes par Roland Barthes (1975) et Fragments d’un discours amoureux (1977). En 1976, il devient Professeur au Collège de France, où une chaire de sémiologie littéraire lui est consacrée. C’est en sortant d’un cours qu’il sera renversé par une camionnette et meurt ainsi à l’âge de 65 ans. Il est enterré auprès de sa mère, dans le cimetière d’Urt au Pays basque. En 2009, Journal de deuil, un recueil de notes relatives au deuil de sa mère, est édité à titre posthume.” [BABELIO.COM]
Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie, Sapientia : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible.
in Leçon (1977)
Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre.
DIEL est orphelin à 14 ans et termine ses études secondaires grâce à l’appui matériel d’un tuteur. Il entreprend ensuite de lui-même des études de philosophie. Inspiré notamment par Platon, Kant et Spinoza, mais aussi par les découvertes de Freud, Adler et Jung, il approfondit sa propre recherche psychologique en établissant les bases d’une méthode d’introspection qu’il expérimentera d’abord sur lui-même.
Au départ psychologue à l’hôpital central de Vienne, il part en France après l’Anschluss, travaille à Saint-Anne jusqu’à la guerre, durant laquelle il connaîtra la dure vie des camps de réfugiés étrangers. Puis il entre en 1945 au CNRS où il travaillera comme psychothérapeute auprès d’enfants dans le laboratoire d’Henry Wallon, soutenu par Albert Einstein, avec lequel il a correspondu pendant de longues années.
Einstein lui écrivait d’ailleurs en 1935: “J’admire la puissance et la conséquence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologiques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie.“
Fondateur de la psychologie de la motivation (ou science des motifs), il travailla également à l’explication des mythes grecs et chrétiens au départ de sa méthode. A une époque dominée par le comportementalisme à l’américaine (‘Behaviourism’ : l’homme est une boîte noire et on ne travaille que sur la base de son comportement), il s’inscrit en faux et réhabilite l’introspection, en avançant qu’elle est une fonction naturelle chez l’homme, dont la maturation donne son sens à l’évolution humaine.
Le présent exposé ne propose pas en premier lieu une théorie, mais une expérience à faire et à refaire, d’où résulte secondairement une synthèse théorique.
Jusqu’à sa mort, survenue en 1972, Diel poursuivra inlassablement son travail de chercheur et de psychanalyste, formant un groupe d’élèves et publiant de nouveaux livres de sujets variés (l’éducation, le symbolisme, l’évolution, etc.) mais tous liés par une même utilisation de la méthode introspective.
ISBN 9782822405447
Dans une biographie parue en 2018, Jane Diel résume ainsi les découvertes de son mari : “Depuis longtemps, il avait compris l’importance fondamentale des désirs. Dès sa jeunesse, […] il avait souffert de leur multiplication et de leur anarchie culpabilisante ; c’est sans doute la raison pour laquelle il en fait le point de départ de ses recherches. Il relie les désirs aux trois pulsions(matérielle, sexuelle et spirituelle) et il s’attache à trouver un remède à leur emprise, il propose leur choix et leur tri en valeur de satisfaction et en regard des possibilités de leur réalisation ou alors de leur mise en attente jusqu’à un moment favorable. S’ils s’avèrent irréalisables, il n’est d’autre issue que de les dissoudre par sublimation, ce qui en conséquence les libère de la culpabilité qui s’y attache, seul moyen de trouver la paix intérieure, la joie.“
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. Jane DIEL (ou son éditeur) les propose en annexe de la biographie de son époux. Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
Biographie détaillée de Paul DIEL (en moins bref)…
Les premières années
Paul Diel vient au monde le 11 juillet 1893 à Vienne, d’une mère allemande institutrice de français, Marguerite, et de père inconnu. L’enfant est tout d’abord placé en famille d’accueil puis, à quatre ans, dans un orphelinat religieux près de Lainz, établissement dont Diel se souviendra comme d’une ‘maison de tortionnaires’. Sa mère vient le voir chaque fois qu’elle le peut, mais pas assez souvent. L’enfant, se sentant terriblement seul, évite le désespoir et la révolte en s’accrochant à la certitude que cette mère, dont l’amour est l’unique soutien, viendra le rechercher un jour.
À onze ans, il entre au lycée, dévorant avidement nombre de romans d’aventures dont les héros, modèles de courage et de combativité, embrasent son imagination. En juin 1906, peu avant son treizième anniversaire, son rêve se réalise enfin : sa mère l’arrache à l’orphelinat. C’est alors une année de liberté et de jeux qui s’arrête subitement peu après la rentrée scolaire 1907, avec le décès de sa mère succombant à un cancer. Paul Diel se retrouve seul au monde.
Le jeune adolescent est hébergé par la famille d’un camarade, avant d’être pris en charge par un avocat ami de sa mère, qui devient son tuteur et le place à nouveau dans un foyer. Diel s’y lie d’amitié avec un garçon qui l’initie à la physique et aux mathématiques, et influence fortement ses choix ; bien plus tard, le souvenir de cet ami servira de modèle à l’une des catégories de la fausse motivation, l’accusation.
N’étudiant que les matières qui l’intéressent, Paul Diel échoue au bac. Lassé des études, il parvient à trouver un emploi d’aide-comptable avec l’aide de son tuteur mais, piètre employé, est congédié après quelques mois. Ne voulant pas décevoir son tuteur, il le lui cache, quitte le foyer et se retrouve à la rue.
La rue et la philosophie
À dix-huit ans, vagabond, il erre dans Vienne dont il fréquente les cafés et les bibliothèques. Il exerce occasionnellement de petits travaux et trouve à l’hôpital, lorsque sa santé flanche, un lit, des repas chauds et la tranquillité nécessaire à ses lectures.
Un an plus tard, en 1912, il revient vers son tuteur, se représente au bac et passe l’épreuve avec mention. Ne se sentant néanmoins pas capable de travailler de manière imposée, il refuse de s’inscrire à l’université et s’oriente vers la poésie. Son tuteur lui obtient un emploi administratif à Hitzing, mais Diel choisit la liberté et disparaît, retournant à son existence marginale.
En 1914, gravement blessé au cours d’un duel par un étudiant l’ayant offensé, Paul Diel refuse de se faire soigner, mais est finalement hospitalisé d’urgence suite à une septicémie. En ce début d’été, tandis que les chirurgiens sont déjà mobilisés, Diel est opéré par un médecin incompétent. Suite à des complications, plusieurs interventions sont nécessaires. L’hospitalisation se prolonge, que Diel met à profit pour acquérir une grande connaissance de la philosophie, particulièrement marqué par Kant et Spinoza. Il écrit également de la poésie. Mais lui apparaît, de plus en plus clairement maintenant, la question essentielle, à laquelle rien de ce qu’il lit n’apporte de réponse satisfaisante : “comment vivre pour trouver ma satisfaction ?“
Il ne sort de l’hôpital qu’un an et demi plus tard, à vingt-deux ans, le coude paralysé. Déclaré inapte au service, il est rendu à la vie civile. Ne pouvant plus pratiquer de sport, il découvre le théâtre et décide d’écrire davantage que de la poésie.
Le théâtre, Jane, la psychologie
Paul Diel devient figurant et parvient à gagner de quoi subsister. Ses écrits témoignent déjà de ses préoccupations majeures : le sens de la vie, l’amour, la sainteté, la dualité esprit-matière, l’opposition entre réussite extérieure et élan essentiel. Peu à peu, il acquiert un statut d’acteur professionnel, souvent en tête d’affiche, et intègre une troupe malheureusement dissoute après un an, faute d’argent. Diel se fait alors engager en province et poursuit son œuvre littéraire : traité d’art dramatique, pièce de théâtre, roman, poèmes…
En 1922, lors d’une tournée dans le nord de l’Italie, il rencontre Jane Blum, une jeune française d’origine juive. Tous deux tombent amoureux et décident de ne plus se séparer. Après un début de vie commune marqué par la précarité, le couple parvient à rejoindre Paris et se marie. Paul Diel, rejeté à cause de ses origines, ne parvient pas à placer ses pièces de théâtre et sa femme tombe malade. Le couple repart pour l’Autriche. Diel y découvre les psychologues modernes, et notamment Alfred Adler. Ses futurs thèmes de prédilection se mettent en place : le désir, les motifs inconscients, la vanité et l’exaltation, la recherche d’harmonie intérieure.
La situation du couple en Autriche n’est pas plus brillante qu’à Paris. Tandis que Paul Diel obtient un poste d’agent d’assurance, sa femme repart à Paris, hébergée par une amie. Séparations et retrouvailles se succèdent jusqu’en 1930, date à laquelle Jane Diel rejoint son mari.
Freud près Adler, les premiers travaux
Dès 1928, Paul Diel suit des cours de psychiatrie. Il élargit la notion de refoulement de Sigmund Freud et reprend la notion de besoin d’estime d’Adler comme élément central de construction de la personnalité, et les intègre à sa propre vision. Il a trouvé sa voie et, renonçant alors à l’expression littéraire artistique, commence à rédiger, en allemand, son premier ouvrage de psychologie, Phantasie Und Realität (Imagination et réalité), où se trouvent déjà les fondements de la future Psychologie de la motivation : la démarche introspective, le désir comme élément central des pulsions, l’exaltation imaginative, la culpabilité, la sublimation.
Le manuscrit de Phantasie Und Realität est terminé en 1933, et adressé à plusieurs éditeurs autrichiens, allemands et suisses. Tandis que la situation politique se dégrade, les réponses tardent à venir ou sont négatives, l’ouvrage étant jugé “trop éloigné des problèmes de l’actualité“. Freud lui-même, surchargé de travail, refuse de lire le texte d’un inconnu.
En 1934, la guerre civile éclate à Vienne. Diel, qui a commencé son second ouvrage de psychologie, Geist Und Güte (Esprit et bonté), perd son emploi d’agent d’assurance, tombe malade et se retrouve hospitalisé. En 1935, il adresse Phantasie Und Realität à Albert Einstein qui, admiratif, n’hésite pas à le soutenir. Un échange épistolaire de vingt ans s’en suivra entre les deux hommes.
Sur recommandation d’Einstein, Diel contacte le Professeur Moritz Schlick, philosophe, membre du Cercle de Vienne et fondateur du néo-positivisme. Schlick, enthousiasmé par le manuscrit, propose à Diel de l’aider à se faire publier. Les deux hommes ont rendez-vous le 22 juin 1936 afin de convenir des ultimes démarches auprès des éditeurs. Le soir même, Schlick est assassiné, l’attestation destinée à accompagner le manuscrit de Paul Diel dans l’une de ses poches.
Malgré l’aide d’Einstein, Diel ne parvient toujours pas à publier son ouvrage. Ses compétences sont néanmoins reconnues par le Professeur Emil Froeschels, de l’hôpital principal de Vienne, où Paul Diel entre en 1936 comme psychologue et où il connaît ses premiers succès professionnels, allant jusqu’à prendre Froeschels lui-même en analyse.
Anti-nazi de la première heure, le couple Diel perçoit vite combien cette position, avantageuse dans un premier temps, devient dangereuse depuis le meurtre de Dollfus. En 1938, les troupes allemandes envahissent l’Autriche. Il est temps de partir. À la dégradation de la situation politique s’ajoute les difficultés financières.
Exil, retour à Paris, de Sainte-Anne à Gurs
Toujours aussi démuni, le couple reconnaît finalement ne plus pouvoir rester à Vienne et parvient à quitter le pays sous prétexte de rendre visite pour deux mois à la famille de Jane à Paris. Il n’emporte que deux valises, quelques effets personnels, les manuscrits de Phantasie Und Realität et de Geist Und Güte, la somme « réglementaire » de trente marks et l’espoir secret d’obtenir de la France le statut de réfugié politique.
En 1939, Paul Diel, âgé de quarante-cinq ans, obtient un poste de psychologue dans le service du Professeur Henri Claude, à Sainte-Anne, grâce aux recommandations d’Einstein et de Froeschels. Mais ses théories sont mal vues et sa situation est inconfortable. La guerre éclate.
Diel s’engage dans l’armée française et, attendant d’être appelé, poursuit son travail à Sainte-Anne, cette fois grâce à l’appui d’Irène Joliot-Curie.
Il rédige en français, à l’intention du Professeur Maxime Laignel-Lavastine, succédant à Henri Claude, un exposé sur le traitement des névroses et des psychoses :Thérapie.
Suite à l’offensive allemande de mai 1940, Paul Diel se retrouve parmi les étrangers d’origine allemande regroupés au stade de Colombes, près de Paris, sur décret de Vichy. Quelques jours plus tard, une nouvelle décision libère les maris de femmes françaises. Malheureusement inattentif, Diel ne saisit pas cette opportunité et se voit déporté au camp de Gurs, dans les Pyrénées Atlantiques, l’un des camps français, où il écrit un court texte sur les relations humaines empoisonnées par les provocations impondérables, Le coup d’épingle.
Entrée au CNRS, publications
C’est dans ces conditions inhumaines que Diel élabore son travail sur le langage symbolique des mythes et sur la signification psychologique de Dieu, La Divinité et le héros, qui aboutira plus tard à La Divinité. En 1943, il développe son exposé Thérapie, qui deviendra bientôt Psychologie de la motivation. Mais il tombe gravement malade.
Rejoint quelque temps par sa femme, qu’il n’a plus vue depuis trois ans, il obtient un régime de faveur, un peu de liberté et un logement délabré et sans chauffage. Les conditions de vie s’adoucissent cependant, et Diel en profite pour approfondir sa théorie du calcul psychologique et le principe de fausse motivation.
Après la Libération, Paul Diel retourne à Paris et y retrouve sa femme. Une nouvelle fois grâce à Joliot-Curie, Diel entre au CNRS sous la direction d’Henri Wallon. Au Laboratoire de psychobiologie de l’enfant, il applique ses idées aux enfants et adolescents en difficulté, tout en reprenant son poste à Sainte-Anne et poursuivant, trois années durant, son travail sur le texte de Psychologie de la motivation.
ISBN 978-2-228-88445-7
Son poste au CNRS et, plus que jamais, le soutien d’Einstein et de Wallon — lequel considère Diel comme le quatrième psychanalyste après Freud, Adler et Jung —, permettent enfin à Paul Diel de publier son premier ouvrage : Psychologie de la motivation paraît en 1948 dans la Collection de philosophie contemporaine dirigée par Maurice Pradines, aux Presses Universitaires de France. D’autres vont suivre. Diel a cinquante-cinq ans. Cette première publication lui amène auditeurs et élèves à qui il enseigne sa méthode sous forme de thérapies, de conférences, de séminaires et de cours.
La Divinité et le héros se scinde en La Divinité et Le Symbolisme dans la mythologie grecque, respectivement publiés en 1950 aux PUF et en 1952 chez Payot, ce dernier ouvrage élogieusement préfacé par Gaston Bachelard. Chez Payot désormais paraissent : La Peur et l’angoisse en 1956, puis Les Principes de l’éducation et de la rééducation en 1961, Le Journal d’un psychanalysé en 1964, Psychologie curative et médecine en 1968, et enfin Le Symbolisme dans la Bible et Le Symbolisme dans l’Évangile de Jean, respectivement en 1975 et 1983. Paul Diel reçoit un prix de l’Académie française pour La Peur et l’angoisse grâce à André Chamson, et correspond avec Adolphe Ferrière, cependant qu’une chaire au Collège de France lui est refusée. En 1968, alors que les institutions universitaires et médicales méprisent son travail, Paul Diel ne parvient pas à se faire entendre des étudiants. Son décès, le 5 janvier 1972, passe quasiment inaperçu dans le public (ce que regrette André Chamson à la une du Figaro).”
Fondée sur la théorie rigoureuse développée par Diel, la méthode introspective permet à chacun de découvrir objectivement son propre psychisme, grâce à une analyse guidée par la connaissance des lois présidant aux évasions et fausses justifications. L’analyse consiste ainsi à prendre peu à peu connaissance des évasions et fausses justifications, détectables par leurs manifestations stéréotypées, et à leur opposer des contre-valorisations, pensées et réflexions contrecarrant la pente naturelle de la vanité et de ses métamorphoses. Le sujet est ainsi amené à harmoniser ses désirs selon l’exigence de son élan de dépassement individuel. L’énergie psychique dispersée dans les conflits intérieurs peut alors s’investir positivement dans les nécessités de la vie journalière, libérant ainsi le sujet du poids de ses tourments et le conduisant vers un meilleur développement de ses capacités.
Psychologie des profondeurs, elle se propose d’assainir le psychisme. Le rôle de l’analyste est alors de guider le sujet dans sa recherche introspective. Au-delà de l’analyse des pensées, sentiment et actions, la méthode permet de traduire en langage conceptuel le contenu symbolique des rêves.
Psychologie du présent, elle libère le patient des effets des traumatismes passés grâce à un travail introspectif qui ne s’appesantit pas sur le déroulement rétrospectif des événements.
Psychologie de la responsabilité, elle est fondée sur l’idée que l’homme est responsable de ses réactions face à ce qui lui arrive.
Méthode analytique et thérapeutique, elle ouvre sur la dimension éthique de l’existence, le sens de la vie étant défini comme la recherche de l’harmonie (entente profonde) entre les différents plans de satisfaction (matériel, sexuel et spirituel). Son fondement est biologique, car la recherche de satisfaction constitue le moteur évolutif à l’œuvre depuis des millénaires. Le bien-être intérieur est ainsi moralement établi et la méthode permet de se libérer progressivement du conflit interne entre moralisme et amoralisme, entre spiritualisme exalté et matérialisme excessif. Elle replace l’être humain au centre de sa finitude et du mystère de la vie.
Par la généralité de son approche, elle concerne toutes les formes de déviation de la pensée, des sentiments, et des actes.
La traduction des rêves
Prolongement de la délibération diurne, nos rêves sont l’expression du conflit entre les désirs subconscients refoulés, parce que irréalisables ou insensés, et l’appel de l’élan de dépassement (le surconscient). Le rêve se présente sous la forme d’un langage à déchiffrer. La méthode de traduction des rêves développée par Diel consiste à traduire en langage clair le contenu psychologique des symboles du rêve. Ces symboles universels figurent dans les mythes de tous les peuples et se retrouvent dans les rêves de tous les êtres humains. Les mythes grecs traduits par Diel sont l’expression, comme tout mythe, du combat du héros contre les monstres, symboles de ses tentations perverses. Il est aidé dans ce combat par les divinités, symboles de ses forces surconscientes.” (d’après API)
Infos qualité | sources : Association de psychanalyse introspective ; collection privée ; Payot-Rivages ; wikipedia.org ; youtube.be | texte original et compilation | première publication dans walloniebruxelles.org repris dans agora.qc.ca | dernière révision 2019 | Remerciements à Jeanine Solotareff (FR) et Hervé Toulhoat (FR)
Charles Pépin répond à la question d’un lecteur de Philosophie Magazine [PHILOMAG.COM]
CP : “J’aime beaucoup votre question, cher Enzo. Elle laisse entendre que la philosophie peut nous décevoir, créer en nous une forme de désamour. Cela peut effectivement être le cas d’une certaine philosophie. Lorsque, par exemple, elle est trop dogmatique ou trop systématique, on peut s’en éloigner au motif qu’elle ne nous aide pas à penser ou à vivre nos existences singulières.
On peut aussi être lassé par l’histoire de la philosophie, par cette impression qu’on y trouve toutes les propositions, qu’une chose peut y être défendue aussi bien que son contraire, que cette histoire n’est pas marquée par une vraie progression. On peut également, pour toutes les raisons précitées, se tourner vers la psychologie, le développement personnel, la religion…
Enfin, on peut ne plus supporter l’éloge du doute et du sens critique, parce qu’on n’en a plus la force et qu’on réclame de tout son être des certitudes qui rassurent…
Si l’on définit la philosophie comme la recherche de propositions théoriques ayant des répercussions existentielles, comme un travail sur les concepts produisant des effets sur nos affects, et si on l’aime pour cela, il n’y a toutefois, me semble-t-il, aucune raison de cesser de l’aimer.
Au contraire. Plus on la fréquente, plus on l’aime, car on mesure chaque jour un peu plus son pouvoir d’agrandir notre vie, notre vision des choses et notre façon de les vivre. Ainsi, s’ouvrir aux philosophies du bonheur ou de la joie, c’est ouvrir le champ de nos manières d’être heureux, de nos possibilités de joie.
Pourquoi cesserait-on d’aimer une telle ouverture des possibles ? À cela s’ajoute qu’on se sent moins seul quand on comprend que tant d’autres hommes, dans des cultures ou des époques différentes, se sont posé les mêmes questions, ont éprouvé les mêmes souffrances, ont connu les mêmes angoisses.
Cette découverte d’une communauté humaine par-delà les différences, on ne peut s’en lasser. Quand on aime cette manière dont le doute nous élève et nous rapproche là où nos certitudes nous séparent, quand on aime la manière dont une liberté de penser fait du bien même à notre corps, nous rend plus vivants, plus présents à nous-mêmes, aux autres et au monde, on l’aime de plus en plus – et de moins en moins sagement, de plus en plus follement ; on devient accro à ce qui nous libère.”
Comment affronter la peur de la mort ? Accepter la fin de l’amour ? Tirer parti de chaque instant ? En deux mots : comment vivre ?
“Le XXIe siècle est plein de gens imbus d’eux-mêmes. Plongez une demi-heure dans l’océan virtuel des blogs, des tweets, des (you)tubes, des (my)spaces, des face(book)s, des pages et des pods, et vous verrez surgir des milliers d’individus fascinés par leurs propres personnes et essayant d’attirer l’attention à grands cris. Ils s’épanchent; ils se ‘livrent’, ils tchattent et mettent en ligne les photos de tout ce qu’ils font. Extrovertis dénués de toute inhibition, ils se regardent le nombril comme jamais ils ne l’ont fait. Lors même qu’ils sondent leur expérience privée, bloggers et networkers communiquent avec leurs semblables dans un festival communautaire du moi.
Des optimistes ont essayé de faire de cette rencontre mondiale des esprits la base d’une nouvelle approche des relations internationales. L’historien Theodore Zeldin a lancé un site, The Oxford Muse, qui invite les gens à concocter de brefs autoportraits en mots, à décrire leur vie quotidienne et ce qu’ils ont appris. Ils les mettent en ligne pour les donner à lire et susciter des réactions. Pour Zeldin, le dévoilement de soi partagé est la meilleure manière de faire naître la confiance et la coopération à travers la planète, en remplaçant les stéréotypes nationaux par de vrais gens. La grande aventure de notre époque, dit-il, est “de découvrir qui habite le monde, un individu à la fois“. L’Oxford Muse fourmille donc d’essais personnels ou d’entretiens avec des titres du genre : Pourquoi un Russe qui a fait des études fait des ménages à Oxford, Pourquoi être coiffeur comble le besoin de perfection, Comment écrire un autoportrait vous montre que vous n’êtes pas celui que vous croyiez, Ce que vous pouvez découvrir si vous ne buvez ni ne dansez, Ce qu’une personne ajoute à ce qu’elle dit dans la conversation quand elle parle d’elle par écrit, Comment réussir quand on est paresseux, Comment un chef exprime sa bonté...
En décrivant ce qui les rend différents de tous les autres, les contributeurs révèlent ce qu’ils partagent avec tout le monde : l’expérience de l’humanité. Cette idée – écrire sur soi pour tendre aux autres un miroir où ils reconnaissent leur propre humanité – n’a pas toujours existé. Il a bien fallu l’inventer. Et, à la différence de maintes inventions culturelles, on peut l’attribuer à une seule personne : Michel Eyguem de Montaigne, noble, magistrat et viticulteur, qui vécut dans le Périgord de 1533 à 1592.
C’est tout simplement en le faisant que Montaigne en conçut l’idée. Contrairement à la plupart des mémorialistes de son temps, il n’écrivit pas pour rapporter ses prouesses et ses réalisations. Pas davantage il ne coucha par écrit la chronique des événements historiques dont il fut le témoin direct, quand bien même il aurait pu le faire: au cours des décennies passées
à incuber et écrire son livre, il vécut une guerre de religion qui faillit détruire son pays. Appartenant à une génération flouée de l’idéalisme prometteur dont jouissaient les contemporains de son père, il s’adapta aux misères publiques en concentrant son attention sur la vie privée. Il survécut aux troubles, supervisa son domaine, trancha des affaires en sa qualité de magistrat et fut le maire de Bordeaux le plus accommodant de son histoire. Dans le même temps, il composa des textes exploratoires, sans attaches, auxquels il donna des titres simples : De l’amitié, Des cannibales, De l’usage de se vêtir, Comme nous pleurons et rions d’une même chose, Des noms, Des senteurs, De la cruauté, Des pouces, Comme notre esprit s’empêche soi-même, De la diversion, Des coches, De l’expérience…
Au total, il écrivit cent-sept essais de cette nature. D’aucuns couvrent une page ou deux ; d’autres sont beaucoup plus longs, en sorte que les éditions les plus récentes de la série complète couvrent plus d’un millier de pages. Ils proposent rarement d’expliquer ou d’enseigner quoi que ce soit. Montaigne se présente comme quelqu’un qui s’est contenté de coucher par écrit ce qui lui passait par la tête lorsqu’il prenait sa plume, saisissant rencontres et états d’esprit comme ils venaient. Et de ces expériences, il fit une base pour se poser des questions, par-dessus tout la grande question qui le fascina comme elle fascina tant de ses contemporains. Deux mots tout simples suffisent à la formuler : Comment vivre ?
À ne pas confondre avec la question éthique : “Comment doit-on vivre ?” Les dilemmes moraux intéressaient Montaigne, mais ce que les gens devraient faire l’intéressait moins que ce qu’ils faisaient vraiment. Il voulait savoir comment vivre une vie bonne, par quoi il faut entendre une vie correcte et honorable, mais aussi une vie pleinement humaine, satisfaisante et florissante. Cette question l’amena à la fois à écrire et à lire, car il était curieux de toutes les vies humaines, passées et présentes. Il ne cessait de s’interroger sur les émotions et les mobiles qui poussaient les gens à agir ainsi qu’ils le faisaient. Et comme il était l’exemple le plus proche qu’il eût sous la main d’un être humain vaquant à ses occupations, il s’interrogea tout autant sur lui-même.
Une question prosaïque, “Comment vivre ?“, éclatée en une myriade d’autres questions pragmatiques. Comme tout le monde, Montaigne buta sur les grandes perplexités de l’ existence : comment affronter la peur de la mort, comment se remettre de la mort d’un enfant ou d’un ami cher, comment se faire à ses échecs, comment tirer le meilleur parti de chaque instant en sorte que la vie ne s’épuise pas sans qu’on l’ait goûtée ? Mais il est aussi de moindres énigmes. Comment éviter de se laisser entraîner dans une dispute absurde avec son épouse, ou un domestique ? Comment rassurer un ami convaincu qu’un sorcier lui a jeté un sort ? Commet ragaillardir un voisin éploré ? Comment garder sa maison ? Quelle est la meilleure stratégie à adopter si vous êtes tenus en respect par des voleurs en armes qui n’ont pas l’air de savoir s’ils vont vous tuer ou vous rançonner ? Si vous surprenez la gouvernante de votre fille qui lui prodigue de mauvais conseils, est-il sage d’intervenir ? Comment faire face à un taureau ? Que dire à votre chien qui a envie de sortir jouer, quand vous souhaitez rester à votre pupitre pour écrire votre livre ?
Au lieu de réponses abstraites, Montaigne nous dit ce qu’il fit à chaque fois, et quel était son sentiment quand il le fit. Il nous donne tous les détails dont nous avons besoin pour toucher du doigt la réalité, et parfois plus qu’il ne nous faut. Il nous dit, sans raison particulière, que le melon est le seul fruit qu’il aime, qu’il préfère faire l’amour couché que debout, qu’il ne sait pas chanter, qu’il aime la compagnie enjouée et se laisse souvent emporter par l’étincelle d’une répartie. Mais il décrit aussi des sensations qu’il est plus difficile de saisir verbalement, si même on en a conscience : ce que ça fait d’être paresseux, ou courageux, ou indécis ; de s’abandonner à un instant de vanité, ou d’essayer de se défaire d’une peur obsédante. Il écrit même sur la sensation pure d’être en vie.
Explorant ces phénomènes sur plus de vingt ans, Montaigne se questionna sans relâche et brossa son portrait : un autoportrait en mouvement constant, si vivant qu’il surgit pour ainsi dire de la page, pour venir s’asseoir à côté de vous et lire par-dessus votre épaule. Il lui arrive de tenir des propos surprenants : bien des choses ont changé depuis la naissance de Montaigne, voici près d’un demi-millénaire, et ni les mœurs ni les croyances ne sont toujours reconnaissables. Lire Montaigne, ce n’en est pas
moins éprouver maintes fois le choc de la familiarité, au point que les siècles qui le séparent du nôtre sont réduits à néant. Les lecteurs continuent de se reconnaître en lui, tout comme les visiteurs d’Oxford Muse se reconnaissent ou reconnaissent des aspects d’eux-mêmes dans le récit d’un Russe instruit qui fait des ménages ou dans l’expérience de celui qui préfère ne pas danser.
Dans un article à ce sujet paru dans le Times en 1991, le journaliste Bernard Levin écrivait: “Je mets tout lecteur de Montaigne au défi de ne pas poser le livre à un moment ou à un autre pour s’écrier, incrédule: “Comment a-t-il su tout cela de moi ?” La réponse est, bien entendu, qu’il le sait en se connaissant lui-même. À leur tour, les gens le comprennent parce qu’eux aussi savent tout cela sur leur propre expérience. Comme l’écrivit au XVIIe siècle Blaise Pascal, un de ses premiers lecteurs les plus obsessionnels: Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois.”
Sarah Bakewell
BAKEWELL Sarah, “Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse” (ALBIN MICHEL, 2013)
“La perplexité devant l’existence nourrit toute l’œuvre de Montaigne. En écrivant sur lui-même, le grand penseur tend un miroir où chacun peut se reconnaître. D’où l’extrême modernité et l’intelligence des Essais. Véritable phénomène d’édition en Angleterre et aux Etats-Unis, le livre de Sarah Bakewell est un guide aussi érudit que savoureux de l’univers et de la pensée du philosophe. En vingt chapitres, qui sont autant de tentatives de réponse à la question existentielle Comment vivre ?, il aborde de manière chronologique et thématique la vie personnelle de Montaigne et les événements qui ont marqué son temps. Connaisseur ou néophyte, chacun y trouvera des réponses à ses doutes les plus obscurs et les plus féconds. Une superbe incitation à découvrir ou relire un des chefs-d’œuvre de la pensée moderne….”
Si vous connaissez l’œuvre de Montaigne, Comment vivre ? vous enchantera. Si vous ne la connaissez pas, le livre se suffit largement à lui-même… Pour faire court, Montaigne a ici la biographie qu’il mérite.
The Independent
Une magnifique et vivante introduction à l’œuvre de Montaigne.
The Guardian
Nous sommes bêtes, mais nous ne saurions être autrement, alors autant se détendre et vivre avec » : ainsi l’auteure britannique Sarah Bakewell résume-t-elle la philosophie de Montaigne. Le trait est provocateur mais sied à la gouaille tranquille du seigneur aquitain dont la vie et l’œuvre servent ici de matière à un questionnement plus que sérieux : « comment vivre ? » C’est qu’entre le souvenir d’une femme qui ne fait l’amour « que d’une fesse », les notes de lecture et le regard étrangement humain d’un chat, les Essais constituent l’une des tentatives de réponse les plus ambitieuses… et pragmatiques. À la traditionnelle biographie, Bakewell préfère l’habileté d’une promenade à gambades thématiques. Le point de départ : tomber de son cheval et frôler la mort. S’ensuit l’éveil à une vie que Montaigne veut « en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte ». Il suffit de pouvoir se dire : « si j’avais à revivre, je revivrai comme j’ai vécu ». Apprentissage du latin, magistrature à Bordeaux, amitié intense avec Étienne de La Boétie, deuils, ennuis domestiques… l’écheveau complexe d’une vie se dévide sans autre fin qu’offrir à la vue les nerfs d’un philosophe, « un exemple ordinaire d’être vivant ».
“On croit trop vite que l’anglais est un passe-partout estime Jean-Marie KLINKENBERG, éminent linguiste et professeur émérite de l’Université de Liège. Or la demande pour les langues de proximité est très forte. Pour celui qui a été durant des années président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique, être polyglotte est un plus.
Quelle place ont les langues sur le marché de l’emploi ?
Ça a toujours été important, mais ça l’est davantage à partir du moment où il y a beaucoup de mobilité. L’Europe, la libre circulation des personnes, tout ça joue énormément. Mais il ne faut pas non plus fantasmer cette connaissance des langues. On constate par exemple qu’aux deux extrémités de l’échelle sociale, on peut parfaitement rester unilingue et bien réussir. Je pense au petit commerçant qui vend des tomates dans un quartier, il peut parfaitement rester arabophone par exemple, tout en demandant à son fils de l’aider dans la comptabilité. A l’autre extrémité, vous avez les immigrés de luxe des grandes multinationales américaines qui arrivent et qui repartent en ne parlant qu’anglais. Mais entre les deux, la connaissance des langues est un plus, c’est évident.
Un plus qui peut influencer une carrière ?
Une enquête a été faite il y a quelques années en Fédération Wallonie Bruxelles sur le régime des langues dans le marché du travail. On s’apercevait que le minimum pour un cadre pour progresser, c’était d’être trilingue néerlandais, français, anglais. Et évidemment, avec une langue supplémentaire, l’espagnol par exemple, c’est encore un plus. L’enquête est assez ancienne, mais je pense que les conclusions n’ont pas dû changer beaucoup.
Et côté salaire, un polyglotte gagne plus ?
Chez nous, on ne dispose pas de données qui permettent de croiser la pratique des langues et le salaire. Ce type d’enquête est interdit. Par contre, ça existe en Suisse et au Canada. En Suisse, des enquêtes montrent que l’anglais est utile, mais que la connaissance des autres langues nationales est nettement plus avantageuse. Un Suisse francophone qui connaît l’allemand bénéficiera d’un supplément de salaire plus élevé qu’avec la connaissance de l’anglais. Même chose pour un Suisse germanophone. Connaître le français lui permettra de faire évoluer son salaire beaucoup plus qu’avec la seule connaissance de l’anglais. L’anglais est utile, mais les langues nationales proches sont peut-être injustement boudées, à cause de ce fantasme d’un marché où l’anglais permettrait tout. Au Canada, on constate que celui dont la langue maternelle est une langue moins performante sur le marché de l’emploi peut espérer une plus grande progression salariale. Ainsi, l’anglophone qui apprend le français ne gagnera pas beaucoup plus, contrairement au francophone qui apprend l’anglais, car le français est la langue minoritaire dans ce cas-là. Certes ces études ne se déroulent pas en Belgique, mais elles donnent quand même une idée sur la manière dont fonctionne le régime des langues dans les pays développés occidentaux.
Chez nous aussi, il faut donc relativiser le rôle de l’anglais…
Le marché de l’emploi est fantasmé. On croit que c’est l’anglais qui peut être partout un sésame, alors que notre partenaire économique le plus important, c’est l’Allemagne. Il est certain qu’aujourd’hui, des compétences en allemand permettent de trouver des parts de marché dans toute l’Europe centrale. Là, il y a vraiment une inadéquation. Je sais aussi qu’en Flandre, il manque de francophones, car il y a de moins en moins de personnes qui font des études de français. Il y a une inadéquation entre les grandes représentations qu’on a du marché et les véritables attentes.
Aujourd’hui, la croissance économique se trouve en Chine, doit-on se mettre au chinois ?
Je n’ai pas de chiffres précis sur le sujet. Mais je peux dire de manière grossière que, par exemple, le développement de l’économie japonaise a certainement déclenché un intérêt pour le japonais, il y a des centres d’études japonaises dans nos universités, etc. Mais cet intérêt n’est pas proportionnel à la croissance économique du Japon. C’est aujourd’hui la même chose avec le chinois. On s’intéresse de plus en plus au chinois via des demandes de formations et les universités en offrent toutes, mais ce n’est pas proportionnel à l’importance économique de la Chine. Il n’y a quasi pas de chinois dans les écoles secondaires par exemple.
On peut de plus en plus s’aider d’outils digitaux comme Google Translate. Est-ce qu’ils vont changer notre rapport aux langues ?
Un intellectuel français a dit qu’un jour qu’on ne devrait plus apprendre les langues puisque le digital devient tellement performant qu’on pourra parler grâce à des traducteurs simultanés. Je constate que Google translate s’améliore d’années en années. Il est certain que ça aura une répercussion sur la demande d’apprentissage en langue, mais je ne sais pas si c’est dans dix, vingt ou trente ans. En tout cas, ce n’est pas encore pour demain.”
l’entretien original de Jean-Marie KLINKENBERG avec Cécile DANJOU (et les pubs) est disponible sur PLUS.LESOIR.BE (23 décembre 2020)
“L’art d’être libre…” succès de librairie en Angleterre -, est un véritable manifeste de résistance au monde contemporain. Profondément joyeux car prônant une liberté totale, c’est un livre salvateur. Dénigrant aussi bien les joies factices de la consommation, les remèdes contemporains à la mélancolie, que l’ennui qui s’est abattu sur le monde suite à des décennies de seule recherche du profit, ce livre nous appelle à redevenir des esprits autonomes – et à nous ménager ainsi un espace individuel de reconquête de la liberté. [BABELIO.COM]
ISBN 979-10-209-0520-8
HODGKINSON Tom, L’art d’être libre : Dans un monde absurde (Paris : Les liens qui libèrent, 2017) avec une préface de Pierre Rabhi (photo). Nous partageons ici l’avant-propos écrit par l’auteur, comme une pièce à verser au débat : “La question de la liberté interroge et trouble les philosophes depuis Socrate. Que signifie vraiment être libre ? Pouvez-vous être libre même en comme le pensaient les stoïciens et saint Paul ? La liberté est-elle un état d’esprit ? Pouvez-vous être libre si vous travaillez à plein temps pour l’État ou pour une multinationale ? Socrate a paradoxalement trouvé la liberté en se soumettant au jugement de la cité et en buvant la ciguë. Que s’est-il passé ?
Dans cet ouvrage, j’essaie de répondre à quelques-unes de ces questions tout en proposant des remèdes pratiques contre l’asservissement. Certaines de mes solutions, comme jouer du ukulélé, sont excentriques. D’autres sont très pratiques, voire prosaïques, comme la suppression des prélèvements automatiques. Le fait est que nous sommes trop nombreux à passer notre vie à dériver dans un état d’impuissance et de semi-esclavage. Nous ne savons pas prendre nos responsabilités. La liberté se trouve sûrement dans un savant mélange entre des mesures très concrètes et une méditation profonde. En d’autres termes, nos actions et nos pensées doivent changer.
Nous pouvons maîtriser quelque peu nos pensées, comme le recommandaient les stoïciens, et nos actions, comme le suggéraient les épicuriens.
Depuis que j’ai écrit ce livre, nos libertés quotidiennes ont été de plus en plus restreintes par une nouvelle forme de capitalisme inventée par des investisseurs en capital-risque ligués avec des experts du numérique. On les nomme réseaux sociaux. Leur objectif est de nous transformer en esclaves heureux de notre sort et de nous donner l’illusion d’avoir accès à un espace de libre expression. Ils nous détournent d’un véritable accomplissement de notre liberté personnelle. C’est l’opium du peuple.
Dans 1984 de George Orwell, les habitants se livrent à un rituel hebdomadaire appelé « les Deux Minutes de la Haine». Ils vont au cinéma pour vociférer des insultes contre les ennemis de l’État. C’est un peu comme Twitter aujourd’hui, une façon de canaliser notre haine et notre énergie et de les désamorcer en les dirigeant vers les mauvaises cibles. Orwell :
L’horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu’on fût obligé d’y jouer un rôle, mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter de s’y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant. Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abstraite, indirecte, que l’on pouvait tourner d’un objet vers un autre comme la flamme d’un photophore.
Nous suivons aveuglément les autres, même s’ils font des choses immorales. Sur l’autoroute, nous voyons bien les panneaux de limitation de vitesse, mais nous les ignorons pour rouler à la même vitesse que tout le monde.
C’est comme Facebook. Son succès, comme celui des autres vendeurs de publicités, s’appuie sur les théories du philosophe René Girard. C’est lui qui a inventé l’expression « désir mimétique» pour décrire ce mécanisme nous faisant
désirer ce que les autres possèdent. C’est lui qui a été choisi comme inspirateur par le milliardaire Peter Thiel, premier investisseur de Facebook. Ses fondateurs ont délibérément tenté d’intégrer ce réseau social dans notre vie quotidienne de telle sorte qu’il soit impossible de s’en passer.
Eh bien, je ne suis investi dans aucun de ces réseaux. Je ne suis ni sur Facebook, ni sur Twitter, ni sur lnstagram. Je n’ai même pas de smartphone. À quiconque désireux de trouver la liberté, je dirais qu’abandonner ces absurdes supports publicitaires serait un bon début. Même si être libre signifie parfois être seul. Sans smartphone, je ne peux pas voir les photos prises par mes enfants. Je ne vois pas ce que mes «amis » sont en train de faire. Je perds le contact avec certaines personnes. Mais je refuse malgré tout de m’investir dans ces réseaux, au moins au niveau personnel, parce que je les désapprouve profondément.
Les réseaux sociaux font passer les vices pour des vertus. Ils encouragent les sept péchés capitaux, parce que ces péchés sont bons pour le profit. Réfléchissez un moment: colère, orgueil, gourmandise, envie, paresse, luxure et avarice. Ne sont-ils pas tous récompensés par des likes, des partages et des retweets? Ne sont-ils pas un bon environnement pour faire de la publicité? Les gens angoissés, on le sait, font de bons clients. Mais le bonheur, selon le christianisme, vient de l’humilité et de la frugalité, et non de l’orgueil et des richesses matérielles.
En écrivant cet ouvrage, j’espère avoir mis des mots sur ce que beaucoup de gens pensent. J’espère avoir donné une voix aux nombreuses personnes soupçonnant plus ou moins que quelque chose est pourri au royaume du capitalisme. Je n’adhère pas au socialisme pour autant, loin de là. Le socialisme est asservi à un idéal tout comme le capitalisme est asservi au marché. Nous devons nous libérer de ces idéologies étroites et coercitives.
Une de mes idées, qui surprendra peut-être, est l’attachement à la petite entreprise. Même si diriger sa petite entreprise ou travailler en freelance peut être très éprouvant, c’est la voie de la liberté. Le commerçant petit-bourgeois, si méprisé par Lénine, se rapproche de l’homme responsable car il n’a pas de patron ou de superviseur. Les firmes géantes comme Amazon ont tenté de détruire le petit commerce en le sapant avec des prix cassés et une livraison plus rapide. Si l’on définit le capitaliste comme le petit commerçant, Amazon est tout à fait anticapitaliste.
Comme j’essaye de le montrer dans ce livre, les choses ont commencé à mal tourner autour des années 1500 avec la Réforme. Ce mouvement, né d’une protestation contre la corruption du clergé, s’est terminé par le triomphe de l’économie marchande dans tous les domaines.
Les médiévaux, malgré tous leurs défauts, encourageaient au moins une forme collective de capitalisme par les guildes. Aujourd’hui, le culte des prix bas a fait disparaître les indépendants. Les médiévaux s’opposaient à l’usure et stimulaient
le commerce en gardant des savoir-faire éprouvés et de haut niveau.
Et leur architecture était meilleure que la nôtre.”
Tom Hodgkinson (né en 1968) est un écrivain britannique, journaliste, fondateur et rédacteur en chef de la revue The Idler ( « Le Paresseux »), qu’il a créé en 1993 avec son ami Gavin Pretor-Pinney. Formé à Cambridge il a été tour à tour disquaire, vendeur de skateboards ou importateur d’absinthe. Il est l’auteur de plusieurs livres qui sont des best-sellers en Grande Bretagne, et qui ont été traduits dans de nombreux pays. [BABELIO.COM]
“En novembre 1888, deux mois avant que commence pour lui la longue nuit de la folie, Nietzsche rédige une sorte d’autoportrait, sous le titre Ecce Homo (“Voici l’homme“), le sous-titre étant Comment on devient ce qu’on est. La formule devenir ce qu’on est revient souvent chez Nietzsche, pour qui elle représente le chef-d’œuvre de l’amour de soi : ignorer sa tâche propre, la négliger pour suivre des chemins de traverse, lui permettre ainsi de mûrir secrètement, et pouvoir enfin mettre à son service des facultés auxiliaires variées, qu’on n’aurait pas eu l’idée de cultiver si l’on était resté obnubilé par soi. En tant que philosophe, Nietzsche a fait sa devise de la formule de Pindare, “Deviens ce que tu es“, et non de la formule de Socrate, “Connais-toi toi-même“.
Dans l’œuvre de Nietzsche, les chemins de traverse n’ont pas manqué, avant qu’apparaisse la tâche dominante qui a rendu nécessaires tous ces détours. Cette tâche, Nietzsche la nomme transvaluation de toutes les valeurs : destruction des valeurs qui ont eu cours jusqu’ici parmi les hommes et création de nouvelles valeurs, par une inversion du principe de l’évaluation ; transmutation de valeurs négatives, hostiles à la vie, en valeurs affirmatives, exaltant la vie. C’est dans cette tâche que Nietzsche, en 1888, estime être lui-même. C’est par rapport à elle qu’il juge, rétrospectivement, la façon dont il est devenu ce qu’il était.
Friedrich Wilhelm Nietzsche naît le 15 octobre 1844, au presbytère de Roecken, en Saxe prussienne. Son père est pasteur luthérien et fils de pasteur ; sa mère vient également d’une famille de pasteurs. Être “délicat, bienveillant et morbide”, le père de Nietzsche meurt à 36 ans : dans Ecce Homo, Nietzsche évoque cette figure paternelle comme une sorte de fatalité intime, l’origine de l’état maladif dans lequel il a vécu le plus souvent (maux de tête et d’estomac, troubles oculaires, difficultés de parole), l’origine également de cette absence de ressentiment qui lui a permis, malgré sa maladie, de connaître la grande santé.
Enfant prodige, adolescent surdoué, Nietzsche se passionne d’abord pour la musique : excellent improvisateur au piano, compositeur de morceaux pour piano seul et de lieder, Nietzsche s’est voulu musicien bien avant de se concevoir comme philosophe. La musique demeurera une référence essentielle dans son œuvre, ainsi que son autre passion de jeunesse, la philologie classique. C’est son travail dans cette discipline, choisie par lui de préférence à la théologie lorsqu’il commence ses études supérieures, qui va permettre à Nietzsche de renouveler, de façon si originale, l’interprétation de la tragédie grecque, et qui va lui fournir, plus tard, la méthode généalogique pour l’étude des questions morales.
Sur un plan plus immédiat et concret, Nietzsche devra à sa compétence en philologie une (brève) carrière universitaire : de 1869 à 1876, il exercera les fonctions de professeur extraordinaire de philologie classique à l’Université de Bâle.
L’intérêt du jeune Nietzsche pour la philosophie est moins précoce. Il méprise la production philosophique allemande de son temps, où s’affrontent les disciples de Fichte, les épigones de Schelling et les héritiers de Hegel. Mais avec la découverte, en 1865, du grand livre de Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, c’est une autre idée de la philosophie qui s’offre à lui : une philosophie qui cherche dans l’art et surtout dans cet art suprême qu’est la musique une consolation aux tourments de l’existence. Nietzsche croit même voir l’incarnation parfaite de ce projet dans la musique de Richard Wagner, qu’il découvre en 1868.
Et c’est à la fois en philosophe et en philologue qu’il tente de justifier cette conviction dans son premier ouvrage, paru en 1872, La naissance de la tragédie : l’ouvrage est dédié à Wagner, et son sous-titre, Hellénisme et pessimisme, évoque Schopenhauer. Ce n’est qu’à propos de ce premier livre que Nietzsche va regretter, après coup, de n’avoir pas été assez tôt lui-même : dans une autocritique datée de 1886, il renie de cet ouvrage tout ce qui, témoignant de l’influence de Schopenhauer et de Wagner, brouille sa pensée personnelle.
De fait, La naissance de la tragédie apparaît bien comme l’écrit d’un disciple de Schopenhauer, dont l’œuvre, complètement ignorée lors de sa parution, connaît alors une notoriété croissante. Ce qui cristallise avant tout cette notoriété, c’est le pessimisme de Schopenhauer, l’affirmation que le fond de toute vie est souffrance. C’est ce pessimisme que Nietzsche rejettera plus tard, après l’avoir admiré. À vrai dire, il rejettera surtout la conséquence que Schopenhauer pensait tirer du pessimisme : la nécessité de “nier le vouloir-vivre“. Si la vérité de la vie est une vérité terrible et cruelle, nous devons au contraire, soutiendra Nietzsche, avoir la force, non seulement de la supporter, mais de l’aimer, en une joyeuse affirmation, loin de chercher à nous en consoler.
Dans cette rupture, Nietzsche conserve donc, de son premier maître, l’idée d’un fond irrationnel de l’existence, ce qui oppose définitivement sa philosophie aux grands systèmes rationalistes (tels ceux de Leibniz ou de Hegel), dont la forme systématique tient justement à la prétention de rendre la réalité intégralement rationnelle. On aurait tort, cependant, d’en conclure que la pensée de Nietzsche est rebelle à l’exposé systématique : ce serait oublier que la variété des chemins de traverse conduit à l’unité d’une tâche propre.
C’est à travers le romantisme de Wagner, lui-même admirateur de Schopenhauer, que Nietzsche a subi l’influence du pessimisme. De 1869 à 1872, il fait partie du cercle des intimes du grand compositeur : dans la recherche wagnérienne d’une œuvre d’art totale, synthèse de poésie, de drame et de musique, Nietzsche croit d’abord voir la restauration de la tragédie antique ; la musique de Wagner lui semble alors l’expression parfaite du soubassement dionysiaque du monde, qu’aucune parole ne saurait dire.
Mais peu à peu, Wagner va le décevoir, et surtout le wagnérisme, ce mélange de germanisme et d’antisémitisme qui se développe dans la culture allemande à partir de l’inauguration officielle du Festival de Bayreuth, en 1876. Toutefois, cette déception laisse intact l’idéal d’une œuvre d’art tragique, philosophique, poétique et musicale à la fois, idéal que Nietzsche lui-même tentera d’atteindre dans Ainsi parlait Zarathoustra.
La double rupture sera longue à se dessiner. Des quatre Considérations inactuelles (ou intempestives) publiées entre 1873 et 1876, la troisième et la quatrième expriment encore l’admiration de Nietzsche pour Schopenhauer et Wagner. Il lui faudra du temps pour comprendre que pessimistes et romantiques ne sont pas ce qu’ils prétendent être, des explorateurs audacieux d’une nouvelle vérité, mais des idéalistes à la recherche d’une consolation ; il lui apparaîtra du même coup que cette imposture est celle de toute la pensée moderne. Pour combattre la modernité, dénoncer son imposture sous tous ses aspects, Nietzsche va lui opposer, dans un deuxième moment de son évolution, l’esprit français, voltairien, sec et incisif, impitoyable dans la dissection des illusions.
C’est ainsi qu’il va trouver son style le plus fréquent, celui des aphorismes, tranchants et provocateurs, permettant en outre de multiplier les points de vue et les interprétations. Car l’aphorisme n’est pas seulement un instrument polémique : il exprime au plus juste, selon Nietzsche, une réalité qui n’est faite que de perspectives multiples. S’il nous invite à nous méfier des synthèses trop rassurantes, des constructions trop grossières, le style de Nietzsche ne doit pas pour autant nous inciter à rejeter toute synthèse, toute construction. Bien au contraire : chaque aphorisme fait signe vers les autres, avec lesquels il forme secrètement système.
Cet infléchissement de l’œuvre, dans le sens d’une critique radicale des valeurs, correspond à une nouvelle période de la vie de Nietzsche. Dégagé de ses obligations d’enseignement, il va connaître la vie d’un voyageur, errant de meublé en meublé, tantôt en Suisse, tantôt en Italie, tantôt dans le Midi de la France, à la recherche d’un climat favorable à sa santé. Car sa mystérieuse maladie lui impose une souffrance qui devient continuelle, avec de rares répits. Les livres de cette époque, toutefois, montrent à quel point ce malade est, comme il l’écrit lui-même, “bien portant au fond“.
Allégresse de la démystification et audace de l’expérimentation se conjuguent dans Humain, trop humain (1878-1879), Aurore (1881) et Le Gai Savoir (1882-1887). Ce dernier ouvrage marque d’ailleurs un nouveau tournant dans l’œuvre de Nietzsche. Car la volonté impitoyable de trouver la vérité à tout prix n’y a plus le dernier mot : certes, Nietzsche continue à tenir pour nécessaire le grand soupçon à l’égard des illusions, mais il le conçoit désormais comme une épreuve préalable, dont le penseur doit sortir, régénéré, capable d’accepter de nouveau ces illusions, si elles sont nécessaires à l’affirmation de la vie.
C’est dans Le Gai Savoir que Nietzsche énonce pour la première fois la doctrine de l’éternel retour du même, cette formule suprême de l’affirmation, autour de laquelle il va bâtir son chef-d’œuvre, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885). De ce chef-d’œuvre, il ne se vend pas plus d’une centaine d’exemplaires.
Nietzsche est de plus en plus seul, ne demeurant lié qu’à quelques rares amis, dont les plus fidèles sont Franz Overbeck, un de ses anciens collègues de l’Université de Bâle, et le musicien Peter Gast. Sa sœur Elisabeth, qu’il déteste, mais dont il ne parvient jamais à se détacher, épouse en 1885 un wagnérien antisémite, et part avec lui au Paraguay pour y fonder une colonie de purs aryens.
Dans les livres qu’il écrit après Zarathoustra, Nietzsche retrouve un ton essentiellement critique, mais comme un homme qui s’est trouvé lui-même et qui accomplit sa tâche propre : la transvaluation est en marche, et impose une philosophie à coups de marteau, afin d’éprouver, et de détruire si besoin est.
C’est l’Europe moderne qui est ainsi violemment ébranlée, dans sa morale dominante (Par-delà le bien et le mal, 1886 ; La généalogie de la morale, 1887), dans sa religion dominante (L’Antéchrist, 1888), dans ses multiples idoles (Le crépuscule des idoles, 1888), y compris l’ancienne idole de Nietzsche lui-même (Le cas Wagner, 1888 ; Nietzsche contre Wagner, 1888).
Le 3 janvier 1889, juste au moment où il sort de la maison qu’il habite à Turin, Nietzsche voit un cocher s’acharner avec brutalité sur son cheval : envahi par la pitié, il se jette en sanglotant au cou de l’animal, puis s’effondre. Il est interné le 17 du même mois à la clinique psychiatrique de l’Université de Iéna. Le reste de sa vie, jusqu’à sa mort le 25 août 1900, n’est qu’une longue apathie.
Pourtant, cette période concerne encore l’histoire de la philosophie, compte tenu du rôle qu’y a joué Elisabeth, la soeur de Nietzsche. Prenant en main l’édition des œuvres de son frère, elle a inspiré, de façon contestable, le choix des aphorismes contenus dans La volonté de puissance (1901, 1906). Elle a commencé à organiser le culte de Nietzsche, en l’associant au nationalisme allemand le plus dur ; ce mouvement devait trouver son apothéose pendant la première guerre mondiale : 40.000 exemplaires d’Ainsi parlait Zarathoustra furent ainsi vendus en 1917.
Elle a donc contribué, la première, à cette déformation frauduleuse qui finit par mettre la pensée de Nietzsche au service du national-socialisme. Pour qui veut étudier la philosophie de Nietzsche, le livre intitulé La volonté de puissance pose problème. Ce livre n’est pas une œuvre de Nietzsche, mais une compilation posthume d’aphorismes non publiés du vivant de Nietzsche, et destinés par lui à un ouvrage qui aurait eu ce titre, mais dont le projet semble avoir été abandonné en 1888, au profit de L’Antéchrist. Les incertitudes sur le nombre d’aphorismes que Nietzsche aurait finalement inclus dans ce projet, et sur le plan qu’il aurait suivi, font que La volonté de puissance ne peut être considérée au même titre que les livres dont Nietzsche est vraiment l’auteur. Toutefois, cette compilation précaire nous donne accès à des textes irremplaçables, sur des points essentiels de sa pensée. […]
Dans cette étude de la philosophie de Nietzsche, nous suivons un itinéraire qui mène de la doctrine de la volonté de puissance (chap. 1) à la doctrine de l’éternel retour (chap. 5). La volonté de puissance est la vérité de la vie : vérité insupportable, vérité telle que l’homme risque d’en mourir, mais que supportera le surhomme, capable de vouloir le retour éternel. Entre ce point de départ et ce point d’arrivée, il faut suivre un long détour, que justifie le phénomène étrange appelé nihilisme : par ce mot, en effet, Nietzsche désigne une puissance hostile à la transvaluation, l’ennemi qu’il combat ; mais il désigne également, en un sens, sa propre philosophie, et le projet de transvaluation.
Tout le problème de Nietzsche est dans cette connivence entre les valeurs qu’il faut détruire et la destruction elle-même. Le nihilisme sera d’abord illustré par l’autodestruction de la morale (chap. 2), puis révélé par l’impuissance des hommes, même supérieurs, à surmonter la mort de Dieu (chap. 3), et enfin atteint dans son cœur, qui est l’esprit de la vengeance, le ressentiment de la volonté contre le temps (chap. 4).
Nietzsche par Edvard MUNCH (1906)
Chapitre 1 : La doctrine de la volonté de puissance
Dans ce premier chapitre, la doctrine nietzschéenne de la volonté de puissance est étudiée successivement de deux points de vue : d’abord comme une solution, ensuite comme un problème. Car cette doctrine permet de comprendre, en premier lieu, la façon dont naissent nos valeurs, et pourquoi certaines de ces valeurs sont favorables à la vie, tandis que d’autres lui sont hostiles. Mais cette vérité tragique risque, en second lieu, d’être pour nous une vérité mortelle.
Se prétendant « immoraliste », Nietzsche voit dans la morale européenne dominante une morale d’esclaves, issue du ressentiment des faibles. Cette thèse est expliquée dans le chapitre qui suit, ainsi que sa conséquence principale : la victoire de la morale des esclaves sur la morale des maîtres est une autodestruction de la morale.
L’objectif de ce troisième chapitre est l’analyse du nihilisme, à partir de la formule “Dieu est mort“, et des trois possibilités qu’a l’homme de vivre conformément à la mort de Dieu : la possibilité du surhomme, celle du dernier homme et celle de l’homme supérieur. Cela suppose, pour commencer, une présentation de l’ouvrage majeur de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
Ce quatrième chapitre permet de repenser la notion de ressentiment, dans un usage qui n’est plus seulement psychologique ou moral, mais philosophique, et même métaphysique. Délivrer la volonté de l’esprit de vengeance apparaît alors comme un préalable à toute transvaluation. Mais ce préalable est douteux, tant que n’a pas été comprise une vérité essentielle : le devenir est innocent.
Chapitre 5 : La doctrine de l’éternel retour du même
Dans ce dernier chapitre, on s’interroge sur la cohérence problématique des textes de Nietzsche consacrés à la doctrine de l’éternel retour : cohérence entre les textes qui en font une vérité de fait et ceux qui la présentent comme une épreuve morale ; cohérence entre deux façons, sensiblement différentes, de concevoir cette épreuve ; cohérence, enfin, entre le contenu manifeste de la doctrine et la capacité, qui lui est reconnue, de produire dans l’histoire de l’humanité des effets irréversibles.
La philosophie de Nietzsche est née d’un étonnement : il est étonnant que la vie puisse engendrer des valeurs hostiles à la vie. Par cette création, la vie malade acquiert une puissance démesurée, qui la rend dangereuse pour toute vie saine. Mais l’étonnement philosophique de Nietzsche se concentre avant tout sur la création elle-même : comment est-il possible qu’il y ait des valeurs hostiles à la vie, alors que rien ne peut être hostile à la vie, qui est tout ?
Il est d’un philosophe de s’étonner de ce que rien devienne quelque chose. Nietzsche ne trouve pas étonnant que les faibles nient la vie, car cette négation fait partie de la vie, mais il trouve étonnant qu’ils parviennent à s’inventer une métaphysique, une religion, une morale, dans lesquelles la vie est confrontée à un en dehors qui la juge. Ces fictions nées de la vie ne peuvent jamais faire partie de la vie ; elles ne peuvent même pas s’y ajouter, comme le feraient de simples croyances fausses.
Le monde vrai, par exemple, n’est absolument rien d’autre que le dénigrement du monde qui nous apparaît : certes, c’est une erreur d’y croire, mais c’est surtout une erreur de s’imaginer qu’on y croit, alors qu’on ne fait que dénigrer, et rien de plus.
Toute création de valeurs hostiles à la vie est ainsi une imposture, l’imposture même du ressentiment, qui feint toujours d’affirmer, alors que seule la destruction l’intéresse. C’est ce qui explique que le nihilisme ne cesse de se dissimuler, et que les hommes continuent d’adorer un Dieu dont ils savent pertinemment qu’il est mort.
En finir avec l’imposture, ce n’est pas seulement la dénoncer, comme on le ferait d’une illusion, mais la détruire. De là vient l’ambition d’une philosophie dont le projet de transvaluation implique une nouvelle éducation de l’humanité.
Instrument de cette éducation, la doctrine de l’éternel retour met en œuvre un principe suprême : il n’y a rien en dehors du tout. Selon ce principe, tout revient, mais seulement ce qui est. En refusant le retour, le ressentiment se condamne à ne rien pouvoir affirmer. C’est ainsi que l’humanité future, si elle est formée à la pensée de l’éternel retour, verra disparaître l’imposture des valeurs hostiles à la vie.”
Œuvres de Nietzsche (Friedrich), 2 tomes (Paris : Robert Laffont, Bouquins, 1993) :
Tome 1 : La naissance de la tragédie ; Considérations inactuelles ; Humain, trop humain ; Aurore…
Tome 2 : Le gai savoir ; Ainsi parlait Zarathoustra ; Par-delà le bien et le mal ; La généalogie de la morale ; Le cas Wagner ; Le crépuscule des idoles ; L’Antéchrist ; Ecce Homo ; Nietzsche contre Wagner…
La naissance de la tragédie (Paris : Le livre de poche, 1994) ;
Seconde considération intempestive (Paris : GF-Flammarion, 1988) ;
Humain, trop humain (Paris : Le livre de poche, 1995)
Aurore ((Paris : Le livre de poche, Paris, 1995) ;
Ainsi parlait Zarathoustra (Paris : GF-Flammarion, 1996) ;
Le crépuscule des idoles (fragment) (Paris : Hatier) ;
L’Antéchrist (Paris : GF-Flammarion, 1994) ;
La volonté de puissance, 2 tomes (Paris : Gallimard, 1995)…
Ouvrages sur Nietzsche
Granier (Jean) : Nietzsche (Paris : PUF, 1989) ;
Deleuze (Gilles) : Nietzsche et la philosophie (Paris : PUF, Paris, 1991) ;
Héber-Suffrin (Pierre) : Le Zarathoustra de Nietzsche (Paris : PUF, 1988) ;
Haar (Michel) : Nietzsche et la métaphysique (Paris : Gallimard).
Illustration de l’article : Nietzsche sur son lit de malade (1899) par Hans OLDE
Les mots, nous le savons depuis Orwell ne sont pas neutres : ils véhiculent des idées, des concepts et produisent des effets concrets sur le réel. L’intériorisation de certains discours orientent ainsi notre représentation du monde. Au travers de la répétition d’un vocabulaire chargé d’un sens bien choisi, il arrive qu’à notre insu, nous finissions par intégrer certaines idées sans plus les questionner. Considérés parfois comme des évidences, les mots finissent par opérer de manière déterminée tant sur notre pensée que sur nos manières d’agir.
Dans le monde du travail, une rhétorique bien huilée est ainsi apparue, celle que l’on nomme la novlangue managériale. Articulée au projet néolibéral, elle prescrit un mode d’organisation du travail basé sur une conception utilitariste des humains considérés comme des ressources à mobiliser. Les principes de flexibilité, rentabilité, performance, compétitivité tout en s’appuyant sur le courant du développement personnel constituent les piliers de cette idéologie gestionnaire.
Intégrer la mise en mots et les tournures de phrases de ce discours spécifique, questionner le sens et l’effet délétère des termes considérés comme ordinaires dans le monde du travail relève d’un exercice critique qu’il est intéressant de mettre en œuvre si nous souhaitons que le vocabulaire n’agisse plus à notre insu. C’est l’objectif que ce cahier pédagogique tente de poursuivre à l’aide de petits exercices pratiques.
Ce carnet vous permettra de :
Repérer les modes opératoires spécifiques à la novlangue managériale ;
Prendre conscience des effets de la novlangue managériale sur votre pensée et vos manières d’agir ;
Repolitiser la question de l’organisation du travail.
George Orwell est l’auteur de 1984. Publié en 1949, le livre présente une société totalitaire qui impose l’utilisation d’une novlangue. L’objectif de cette langue est de diminuer le nombre de mots et par extension le nombre de concepts qui permettent aux gens d’analyser et de critiquer le système.
« Disruptif, agile, lean management, scaler, plan de sauvegarde, démarche d’excellence… » : cette série de mots et d’expressions bien convenus ont envahi le monde professionnel. Loin d’être neutre, ce type de discours que l’on qualifie de novlangue managériale semble bel et bien destiné à formater notre pensée et discipliner nos comportements au travail. Ce manuel vous propose, à travers de petits exercices ludiques, de débusquer les stratégies, intentions et effets du discours managérial comme producteur d’évidences partagées saisi d’enjeux socio-politiques. À l’issue de chaque exercice, un point théorique est proposé afin de conceptualiser ce qui s’y joue spécifiquement.
Ce fascicule est la deuxième publication d’une collection intitulée « Savoirs résistants » qui poursuit l’ambition suivante : proposer quelques pistes de réflexion, outils et références afin d’alimenter nos luttes pour une société plus égalitaire.
Définitions préliminaires
Qu’est-ce que la novlangue ? Ce concept a été créé par George Orwell dans son roman 1984. Il consiste en une simplification lexicale et syntaxique de la langue, destinée à rendre impossible l’expression des idées subversives et éviter ainsi toute formulation critique envers l’État. Ce concept est passé dans l’usage courant pour désigner un langage destiné à dénaturer la réalité.
Qu’est-ce que la novlangue managériale ? Il s’agit d’un discours qui vise à soutenir l’organisation néolibérale du travail. Cette rhétorique, en adoucissant ou masquant les rapports de domination dans l’entreprise, a pour objectif d’empêcher la critique du système. Elle a une visée performative dans le sens où elle oriente la pensée et les façons d’agir. Ce langage managérial domestique ainsi les esprits à partir d’un système de référence (des mots, des expressions, des tournures de phrase, etc.) qui colonise les imaginaires, pour imposer et faire adhérer les travailleur·euse·s à une vision néolibérale du monde du travail et, par extension, de la société. La célèbre expression de Margaret Tatcher « There is no alternative » (TINA) illustre bien ce rétrécissement des possibles.
Mais comment procède cette rhétorique ? À l’aide des exercices suivants, découvrez les modes opératoires de la novlangue managériale…
Exercice 01 : Es-tu contaminé·e par la novlangue managériale ? Cet exercice permet de montrer la manière dont agit la novlangue managériale sur notre cerveau et notre imaginaire. En invisibilisant, par le langage, les réalités désagréables qu’engendre le néolibéralisme, il s’agit de les rendre acceptables auprès de l’opinion. L’exercice est disponible dans le cahier pédagogique.
MODE OPÉRATOIRE : L’OBLITÉRATION DE SENS
Partant du principe que le langage structure la pensée, cet exercice montre qu’il suffit d’éliminer les mots jugés subversifs pour éliminer le concept associé à ce mot. Les termes gênants ou critiques vis-à-vis de l’organisation néolibérale disparaissent alors pour faire place à un vocabulaire plus complaisant à l’égard du système. Il s’agit donc d’empêcher de penser selon certains termes.
Ainsi remplacer salarié·e par collaborateur·trice permet d’oblitérer la hiérarchisation des positions dans l’organisation ainsi que le lien de subordination existant entre travailleur.euse et employeur.euse (en effet, l’un·e exécute un travail sous l’autorité de l’autre, qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, ainsi que d’en contrôler l’exécution). Utiliser le terme « collaborateur·trice » permet donc de gommer les intérêts contradictoires (et potentiellement conflictuels) qui apparaissent en fonction de votre place dans la pyramide hiérarchique.
Remplacer cotisation sociale par charges sociales permet d’oblitérer le principe de solidarité propre à la cotisation : à savoir un salaire social différé qui sert à tout le monde en cas de maladie, d’accident de travail, de licenciement, etc. Une charge c’est lourd, pesant, l’alléger est donc toujours considéré comme un soulagement.
L’oblitération de sens et l’inversion de sens sont deux modes opératoires qui ont été développés par Alain BIHR dans son ouvrage La novlangue néolibérale, la rhétorique du fétichisme capitaliste (Éditions Syllepse-Page deux, « Cahiers libres », 2017)
MODE OPÉRATOIRE : L’INVERSION DE SENS
Complémentaire à l’oblitération de sens, il ne s’agit plus seulement ici d’adoucir la réalité, mais d’employer des mots inverses à la réalité observée. C’est une méthode dite paradoxante créant une forme de confusion dans notre esprit, elle vise à nier purement et simplement la réalité décrite. Ce dispositif langagier, appelé aussi “principe de double pensée“, bloque à la fois toute possibilité de pensée critique et germe de contestation. Cette violence paradoxale est génératrice de souffrance chez les travailleur·euse·s.
Ainsi, à l’image de “La guerre c’est la paix” dans le roman d’Orwell 1984 un plan de licenciement devient un plan de sauvegarde de l’emploi (exactement le contraire de ce qu’il est pour les personnes licenciées). Un plan d’austérité devient un plan de relance.
Par méthode paradoxante, nous mettons en avant les processus organisationnels qui mettent les travailleur·euse·s dans des situations d’injonctions paradoxales. Une des plus édifiantes consiste à en appeler à l’amélioration du service public en exigeant, dans un même mouvement, la diminution des moyens qui lui sont consacrés : “faire plus avec moins” représente une formule bien connue qui illustre cette méthode.
Exercice 02 : Le langage start-up nation ! Cet exercice permet de montrer comment l’utilisation du franglais, dans la novlangue managériale, véhicule des valeurs et des codes communs, rentables pour l’entreprise. Il s’agit ici de tics de langage orientés “performance, innovation, efficacité” très inspirés par le mythe de la start-up. L’exercice est disponible dans le cahier pédagogique.
Vous l’aurez compris, le langage start-up est un jargon qui sème des anglicismes à tout bout de champ, une espèce de franglais qui finit par ne plus vouloir rien dire.
Pour rappel si vous n’êtes pas au top du new langage start-up nation : une start-up est une entreprise en phase de démarrage (souvent dans les domaines des nouvelles technologies). Bien souvent, elle ne nécessite pas de gros apports en capital de départ, mais elle vise une hyper-croissance rapide (on dit scaler quand on est dans le vent et qu’on veut faire court).
Souvent utilisé dans ces nouvelles entreprises, il s’agit à travers ce langage de se montrer dynamique, innovant, flexible… et surtout rapidement rentable (on dit bankable quand on a la start-up attitude).
Les mythes auxquels se réfèrent les startuppers, ce sont évidemment les success-stories de la Silicon Valley dans le digital. Par exemple, Google, Apple, Facebook et Amazon (on dit les GAFA quand on est « in »). Grâce à ce vocabulaire, la volonté est de créer une appartenance commune à cet esprit start-up outre-Atlantique et ses valeurs d’innovation dans la manière de travailler : cool, récréatif, transversal, flexible, mais surtout très proactif et en amélioration continue (“The sky is the limit” est leur nouveau mantra).
La start-up devient par ailleurs, à travers les discours de certains représentants politiques un projet de société à part entière ! “I want France to be a start-up nation! A nation that thinks and moves like a start-up” déclarait Emmanuel Macron dans un tweet récent.
À travers cette déclaration, il s’agit d’inviter tou·te·s les citoyen·ne·s français·e·s à se rêver entrepreneur·euse·s. Une ambitieuse initiative, le rêve idéal de l’État méritocratique à travers la figure du/de la self made man ou woman !
Exercice 03 : Le bonheur au travail, le nouvel esprit du capitalisme happytoyable. Cet exercice montre à quel point les valeurs du bonheur, du bien-être et de la pensée positive sont convoquées dans la novlangue managériale. Une rhétorique destinée à imposer l’attitude mentale voulue au sein de l’entreprise, selon la devise : un·e travailleur·euse heureux·euse est un·e travailleur·euse rentable ! L’exercice est disponible dans le cahier pédagogique.
MODE OPÉRATOIRE : LA RHÉTORIQUE AUTOUR DE LA PENSÉE POSITIVE ET DU BONHEUR
Récemment, nous avons vu fleurir au travers d’offres d’emploi, de profils de fonction ou même dans la communication concernant la culture de l’entreprise, la notion de bonheur/bien-être au travail. Tout serait-il devenu rose dans le monde de l’entreprise ? Rien n’est moins sûr quand on constate les détériorations des conditions de travail dans beaucoup de secteurs.
À travers ce vocabulaire happycratique (entreprise positive, bienveillante, engageante), il s’agit d’inciter les salarié·e·s à souscrire aux valeurs affichées de l’entreprise et surtout à s’y conformer. Le but de ce langage : exploiter les émotions positives et les mettre au service de l’entreprise et de leur objectif de rentabilité.
Ces discours managériaux enjôleurs présentent le travail dans une perspective de développement personnel, révélateur de l’identité. Il s’agit de se réaliser soi-même en réalisant le projet de l’entreprise. La quête de la croissance personnelle doit ainsi rencontrer l’efficacité organisationnelle.
Les séances de coaching, de team building, d’auto-management ou encore de méditation visent ainsi à encourager l’implication des salarié·e·s et leur motivation. L’idée est donc de se réaliser au travers de son travail. Dans un cadre professionnel présenté comme bienveillant, la novlangue managériale happytoyable joue ainsi sur le registre personnel des salarié·e·s pour effacer la délimitation entre ce que les individus engagent et ce qu’il·elle·s sont. La responsabilité employeur·euse/travailleur·euse s’inverse et brouille, en cas de problème, le caractère organisationnel des dysfonctionnements.
Le bonheur est ici un alibi, une manipulation pour rendre les salarié·e·s à la fois dépendant·e·s de leur travail (la séparation entre la sphère privée et professionnelle devient poreuse) mais aussi dociles à souhait. À l’ère du management humaniste et cool, chacun·e est prié·e de donner le meilleur de soi-même.
MODE OPÉRATOIRE : LA DÉNÉGATION INVERSÉE
La dénégation inversée permet ici de se targuer d’offrir ce qu’on n’a pas ou de se féliciter de ce qu’on ne possède pas.
Ainsi la novlangue managériale est construite au travers d’un vocabulaire se référant souvent à des valeurs morales élevées. L’excellence, l’intégrité, la confiance dressent ainsi l’image d’une communauté agissant d’un bloc, réunie “autour d’une pensée unique, sans fissure“. Comment dès lors, ne pas être d’accord pour se mobiliser en faveur de telles valeurs positives dans le cadre de son travail?
Cette vision idéalisée de l’entreprise correspond rarement à la réalité des pratiques. Ce type de discours peut servir à masquer les rapports de domination dans les organisations et annihiler l’apparition de rapports de force.
Une forme de schizophrénie entre ce qui est annoncé et ce qui se passe réellement au sein de l’entreprise peut alors être vécue par les travailleur·euse·s de manière particulièrement violente.
Comme le résume l’anthropologue Michel Feynie, “les rapports de travail sont en apparence très conviviaux : tutoiement privilégié, embrassades généralisées, appel par le prénom. Les dirigeants semblent ainsi abolir les distances et faire comme si tout le monde était sur un pied d’égalité. Cette absence de distance brouille les repères et va favoriser un management par l’affectivité“.
Exercice 04 : Les figures de style à la mode dans la novlangue managériale. Cet exercice permet de repérer les figures de styles utilisées très souvent par la novlangue managériale. Ces figures de style peuvent être destinées à cacher les désagréments de certaines réalités propres à l’organisation néolibérale du travail. Substituer un mot à un autre revient toujours à modifier le regard et les interprétations
anciennement portés sur le phénomène observé. L’exercice est disponible dans le cahier pédagogique.
THÉORIE GÉNÉRALE : QUELQUES FIGURES DE STYLE…
Oxymore : rapprochement de deux mots qui semblent contradictoires.
Néologisme : tout mot de création récente ou emprunté depuis peu à une autre langue ou toute acception nouvelle donnée à un mot ou à une expression qui existait déjà dans la langue.
Euphémisme : atténuation dans l’expression de certaines idées ou de certains faits dont la crudité aurait quelque chose de brutal ou de déplaisant.
Hyperbole : procédé qui consiste à exagérer la réalité pour produire une forte impression.
Technicisateur : expression qui valorise l’état ou le statut d’une personne tout en masquant la réalité sociale de cette personne.
Anglicisme : tournure, locution propre à la langue anglaise.
Sigle : groupe de lettres initiales constituant l’abréviation de mots.
Exercice 05 : Application pratique. Lettre de déclaration d’amour ou de rupture amoureuse en novlangue managériale. Cet exercice permet d’utiliser quelques modes opératoires mis en lumière dans les exercices précédents (oblitération ou inversion de sens, langage start-up, langage happycratique, figures de style) dans un registre où on ne les utilise généralement pas. Cela permet de mettre en évidence la façon dont l’humain est traité, hors d’un cadre professionnel. Objectif ? Vérifier que la novlangue managériale est bien une façon de faire accepter une situation désagréable, pour le meilleur ou pour le pire. L’exercice est disponible dans le cahier pédagogique.
Conclusion
“C’est depuis l’intérieur des mots du pouvoir que l’on peut critiquer la domination dont ils peuvent être porteurs” (Judith BUTLER). Le discours managérial est aujourd’hui omniprésent dans la vie des entreprises, celle des organisations et au cœur de la vie quotidienne des individu·e·s.
Dans ce cadre, il convient de souligner l’importance des mots car c’est avec eux que nous pensons la réalité et que nous façonnons nos représentations du monde. Il est important de rappeler que les mots sont inscrits dans un rapport de force, certains sont davantage plébiscités que d’autres. Or, si tous les mots subversifs envers le néolibéralisme finissent par disparaître, nous ne disposerons plus des concepts nécessaires pour formuler des critiques à son encontre.
Dès lors que faire?
Interroger le sens des mots et l’histoire de leur usage au sein du discours managérial. Derrière l’histoire des normes et usages linguistiques, il y a souvent des enjeux de société importants qui apparaissent.
Interroger les éléments de langage répétés inlassablement dans les organisations du travail jusqu’à en devenir des expressions consacrées. Il s’agit de questionner les mots et les évidences partagées qu’ils véhiculent.
Mettre à jour le rapport de force existant entre les différentes qualifications de la réalité au travail. À travers les mots, ce sont souvent des représentations du réel et des enjeux politiques qui s’affrontent.
Éviter la stratégie du perroquet : conserver son autonomie en tant que force énonciatrice en dehors du formatage de la novlangue managériale. À savoir, ne pas intégrer le vocabulaire managérial aveuglément, mais au contraire, cultiver sa spécificité langagière (dans sa capacité à dire et à comprendre son expérience du travail).
“Les grands metteurs en scène – Luis Buñuel, Martin Scorsese, Jean-Luc Godard – se sont souvent intéressés à la religion et très rarement pour caresser les dévots dans le sens du poil. Retour sur cinq films emblématiques qui ont suscité des polémiques et, parfois, ont essuyé les foudres de la censure. Voire pire…
“L’ÂGE D’OR” DE LUIS BUÑUEL (1930)
“Un film injurieux pour la patrie, la famille et la religion“. N’en jetez plus ! En 1930, le Cardinal Jean Verdier, archevêque de Paris de 1929 à 1940, ne mâchait pas ses mots pour fustiger le chef-d’œuvre de Luis Buñuel. Un monument du surréalisme où le cinéaste met en scène plusieurs séquences ostentatoirement blasphématoires dont l’une où le spectateur découvre le Christ, vêtu d’une robe immaculée, au sortir d’une orgie torride où des libertins déchaînés ont donné libre cours à leurs fantasmes sadiens…
Censuré peu après sa sortie dans les salles françaises le 28 novembre 1930, “L’âge d’or“, au fil des décennies, s’imposera comme un grand classique de l’histoire du cinéma. Par la suite, Luis Bunuel, dans sa longue et admirable carrière, s’en prendra de nombreuses fois aux doxa religieuses et aux hypocrisies des institutions cléricales. Notamment dans “Viridiana” (1961, palme d’or au Festival de Cannes) où il représente une Cène blasphématoire où le Christ et ses apôtres sont remplacés par une bande de mendiants. Une scène et Cène évidemment considérées comme « sacrilèges » par le Vatican.
“LA RELIGIEUSE” DE JACQUES RIVETTE (1965)
Contrainte de rentrer au couvent par ses parents, la jeune Suzanne Simonin, dépourvue d’attirance pour la religion, souffre mille maux en subissant les brimades d’une abbesse psychopathe, puis les avances libidineuses d’une seconde mère supérieure… Près de deux siècles après la publication du roman de Diderot, Jacques Rivette, en 1965, adapte La religieuse, dirige Anna Karina dans le rôle titre et ne s’attend pas à déclencher la vindicte des dévots en furie. Erreur ! Une congrégation de religieuses, baptisée, cela ne s’invente pas, “L’union des Supérieures majeures de France” juge, sans en avoir vu une seule image, que l’œuvre du cinéaste de la Nouvelle Vague est “un film blasphématoire qui déshonore les religieuses“. Les autorités suivent et le film de Rivette, en 1966, est interdit de distribution.
Une censure qui déclenche un tollé dans l’univers artistique de l’époque. Jean-Luc Godard, dans les colonnes du Nouvel Observateur, écrit ainsi une lettre ouverte à André Malraux, ministre de la culture, qui fera date. “Je suis sûr, écrit Godard, que vous ne comprendrez rien à cette lettre où je vous parle pour la dernière fois, submergé de haine. Pas d’avantage vous ne comprendrez pourquoi dorénavant, j’aurai peur de vous serrer la main même en silence“. Il faudra attendre 1967 pour que le film sorte dans quelques salles parisiennes. Et… 1975 pour que la décision d’annuler la censure soit prise par le Conseil d’Etat.
“LA VIE DE BRIAN“, DES MONTY PYTHON (1979)
Le dénommé Brian Cohen naît dans une étable voisine de celle du vrai Jésus de Nazareth, et est honoré par erreur par les rois mages. De quoi bouleverser le destin d’une humanité qui n’aime rien tant que prier… Comment se moquer de la religion, de l’aveuglement fanatique, des marchands du temple et des intégristes de tous poils ? La bande libertaire des Monty Python répond à la question en 1979 dans cette comédie délirante qui, comme il se doit, ne respecte rien ni personne. Pas même le châtiment de la crucifixion qui n’est pas si redoutable puisqu’il donne l’occasion, dixit un personnage, de “souffrir en plein air“. Evidemment considéré comme blasphématoire par certains (le film, par exemple, fut interdit pendant huit ans dans la prude Irlande), “La vie de Brian” connut néanmoins un important succès partout dans le monde et ses auteurs ne furent menacés de représailles par personne.
Qu’adviendrait-il de nos tristes jours régressifs si de nouveaux Monty Python envisageaient de tourner une comédie de ce genre sur l’hystérie religieuse ? Des producteurs se risqueraient-ils à la financer ? Les mêmes questions se posent pour feu les blasphémateurs français Jean Yanne (“Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil“) ou Jean-Pierre Mocky (auteur, entre autres, de l’anticlérical “Le miraculé“) qui, en leur temps, se sont amusés à stigmatiser l’intolérance religieuse.
“JE VOUS SALUE MARIE” , DE JEAN-LUC GODARD (1985)
Jean-Luc Godard (CH) ne fait jamais rien comme tout le monde. La preuve avec ce film où il réinvente à sa guise l’histoire de la Nativité et des parents de Jésus en faisant de Marie une étudiante passionnée par le basket et bossant dans une station-service et de Joseph un chauffeur de taxi marginal… Pas de quoi fouetter un bigot ? Ce n’est pas l’avis des intégristes qui se déchaînent contre le film. En premier lieu, les membres de “l’AGRIF” (“Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne“) qui organisent des manifestations et sit-in devant les salles obscures qui projettent le film. Trois ans plus tard, les activistes intégristes, en guerre contre les images prétendument blasphématoires, feront parler d’eux plus violemment encore.
“LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST“, DE MARTIN SCORSESE (1988)
Martin Scorsese n’a jamais fait mystère de sa foi catholique. Mais, en homme et auteur libre, le cinéaste américain n’aime rien tant que prendre ses libertés avec les textes sacrés et les catéchismes en tout genre… Dans “La dernière tentation du Christ“, Scorsese met ainsi en scène un Jésus qui doute de sa mission en ce bas monde, qui tombe en pâmoison amoureuse pour la prostituée Marie-Madeleine et qui souhaite vivre comme un homme normal.
Déjà objet de vives polémiques lors de sa production, le film, incarné par l’impérial Willem Dafoe, est vilipendé à l’heure de son exploitation et déclenche la fureur des intégristes partout dans le monde. Lors de sa diffusion au Festival de Venise, le cinéaste Franco Zeffirelli, connu pour ses opinions obscurantistes, juge ainsi que le film est un “pur produit de la chienlit culturelle juive de Los Angeles qui guette la moindre occasion de s’attaquer au monde chrétien“. En France, en guise de sinistre point d’orgue, un incendie provoqué par des catholiques traditionalistes frappe le cinéma Saint-Michel à Paris le 22 octobre 1988. Treize spectateurs sont blessés. La conséquence implacable d’une campagne de propagande qui entendait empêcher la sortie du film au nom du “respect des croyances“. Un refrain qui, malheureusement, est plus que jamais d’actualité…”
“N’acceptez plus les ordres de votre patron sans cuisiner bio“, “Arrêtez de trop réfléchir, ça fatigue votre chien“, “Renouez avec votre chimpanzé intérieur“, “Et si vous tentiez l’empathie avec Djamel Olivier ?“, “Calculez votre budget ménage avec les Accords Toltèques“, “L’art taoïste de s’en foutre“, “Trouvez la clef de vos rêves dans le fond de votre sac“, “Mère dure, fille molle“, “Le pouvoir du moment absent“, “Comment se faire des ennemis“, “Dominé, dominant, dominus, dominici : réveillez votre enfant intérieur avec l’histoire intime de Hildegarde von Bingen“, “Comment le toucher rectal indien m’a sauvé de la noyade : un témoignage“, “Affinez votre Camembert avec le Tarot normand“, “La vérité sur vos angoisses véganes grâce aux soupes amazoniennes“, “J’ai entendu Jésus sans mon Sonotone“, “Entrez en résilience avec Aimé Forecoeur“…
Parce que, depuis la mort éprouvante de son cuisinier privé, le docteur Bob Pierceheart est un adepte du développement personnel, il a souhaité faire de ce livre un guide pratique à destination des dépressifs pour dire NON à la déprime, à la morosité et à la spirale du négatif ; OUI au positif, à la joie, à l’acceptation de soi et à la réussite. Il nous offre ici un manuel pratique et militant, de bonne humeur et d’esprit positif, qu’il résume lui-même sous cette formule : “aime-toi et ton chien t’aimera“
Cherchez l’erreur. Il y en a peu. Ces titres d’ouvrages de développement personnel existent tous, à quelques mots près ; la petite présentation marketing est un copier-coller à peine maquillé de la quatrième de couverture d’un livre actuellement très commenté sur les réseaux sociaux. Le drame du cuisinier est authentique. En effet, Shirley MacLaine commence son Out on a Limb (1983) en expliquant combien, survenue dans une de ses villas de la côte californienne, le décès de son cuisinier personnel a motivé l’entrée de l’actrice et danseuse dans la spiritualité New Age : “la mort d’un homme si bon était impossible, c’est bien la preuve qu’il survit aujourd’hui quelque part“. No comment.
Reste que, là où chacun vit un questionnement, les marchands du temple voient un marché juteux. Dans les librairies, installé à côté des rayons “Philo”, Psycho” ou “Esotérisme”, le rayon “Développement personnel” profite abondamment du pouvoir d’attraction de ses voisins. Le plus trivial des conseils de vie, une fois bien conditionné dans un livre aux chapitres pré-formatés, à la charte graphique pré-formatée, à la préface pré-formatée et à la quatrième de couverture pré-formatée, peut devenir un docte message qui va permettre à l’acquéreur.euse (sic) du livre ainsi conditionné pour la vente…
de se référer aux propos de l’auteur dans les discussions de salon ;
de participer à des stages payants organisés par le même auteur ;
d’attendre de pouvoir acheter l’opus suivant dudit gourou.
Triste caricature d’une triste situation où -et c’est dommage- les vrais inspirateurs, les coaches sérieux et les formateurs engagés le disputent à rien d’autre que de vulgaires vendeurs d’indulgences. Le procédé est connu et il a fait la fortune de l’Église : si tu ne peux gagner ton pain à la sueur de ton front (en d’autres termes, travailler à ton bien-être par toi-même), achèteton paradis en portant la main au portefeuille.
Indulgences : terme qui, à l’origine, désignait la remise d’une pénitence publique imposée par l’Église, pour une durée déterminée, après le pardon des péchés. À la suite d’une lente élaboration, la notion d’indulgence en est venue à signifier aujourd’hui une intercession particulière auprès de Dieu accordée par l’Église en vue de la rémission totale ou partielle de la réparation (ou peine temporelle) qu’on doit acquitter pour les péchés déjà pardonnés. Cet acte de l’Église repose sur le dogme de la « communion des saints », lui-même fondé sur les mérites infinis du Christ mort et ressuscité pour tous. Expression de la solidarité profonde qui lie les croyants en Christ, les indulgences sont aussi une des manifestations de la pénitence exigée de tout pécheur. Longtemps tarifées, pratique qui s’explique par leur sens originel, elles ont été parfois l’objet de trafics contre lesquels s’est élevé en particulier Luther et contre lesquels le concile de Trente a pris des mesures. [UNIVERSALIS.FR]
Acheter n’importe quel livre de développement personnel n’est pas la clef du bonheur, en acheter deux non plus. Lire n’importe quel livre de développement personnel n’est pas la clef de l’ataraxie, en lire deux non plus. Participer à n’importe quel stage de développement personnel n’est pas la clef de la sagesse, participer aux stages suivants non plus. Dans tous ces cas, chercher son bien-être dans un système extérieur à soi, en se conformantà des règles établies par un tiers et ce, à titre onéreux, n’est pas la solution. Ça se saurait ! Sauf que…
Sauf que tout est bon dans le cochon : nous sommes des êtres doués de raison et nous sommes capables de faire flèche de tout bois, quand il s’agit de nous construire, de lutter contre notre ignorance ou notre aveuglement affectif, d’épanouir ces forces qui dorment encore dans nos muscles ankylosés. Si le but n’est pas de trouver La Vérité mais simplement de pratiquer une vérité qui nous convienne sincèrement, que nous éprouverons dans nos actions, alors n’importe quel ouvrage peut offrir l’étincelle qui fait du bien : “on n’sait jamais“, comme disait Josiane. La qualité de ces objets déclencheurs sur lesquels nous exerçons notre réflexion est alors un choix de vie, ainsi que le traduisait Vladimir Jankélévitch :
On peut vivre sans philosophie, mais pas si bien.
La preuve par cinq
Le lecteur attentif l’aura remarqué. Cette introduction est rédigée autant comme un article de blog rusé que comme l’introduction d’un manuel de développement personnel : cherchez la parenté ! Nos intentions étant pures chez wallonica.org, la convergence n’est que formelle, bien entendu. Nous faisons confiance à la sérendipité ici aussi : quel que soit le phénomène rencontré, il y a toujours matière à travail… sur soi.
Alors, rions un brin et improvisons un manuel de mieux-vivre alla “développement personnel“. Le nôtre proposera 5 thèmes de développement qui, bien travaillés, devraient permettre à chacun de moins préjuger et de plus expérimenter : mieux vivre face à la complexité du monde est à ce prix.
Les thèmes sont :
“Fermez la TSF !” ou Comment se libérer de la pression extérieure ;
Le format est nécessairement constant : une introduction explicative (avec illustrations) ; un mantra ; des travaux pratiques et, en bonus, comment utiliser wallonica.org pour optimiser le travail fait.
Petit baratin d’intro ? “Connu depuis la nuit des temps, le protocole des cinq accords encyclopédiques peut vous aider à améliorer votre transit, à retrouver l’être aimé ou à contacter un plombier le dimanche…“. Plus sérieusement, nous avons tenté de synthétiser ici les cinq grandes actions qui, à notre sens, amènent à penser plus librement, à mieux nous autoriser notre propre complexité et, partant, à mieux cohabiter avec nos frères humains. La progression des exercices est voulue et mène à l’acte suprême : s’abonner à la lettre d’information de wallonica.org. Mais, commençons par le commencement…
1. Fermez la TSF !
1.a. Comment se libérer de la pression extérieure ?
Aujourd’hui, l’abondance d’infos est moins dangereuse par la quantité des informations disponibles (ça, ce n’est plus un scoop depuis un certain temps) que par le fait que “chacun peut trouver trop facilement les informations qui confirment ce qu’il/elle pensait déjà“, insiste le sociologue Gérald Bronner, spécialiste des croyances :
A la boîte de Pandore informative, s’ajoute une évolution qui avait déjà été prédite par Bill Gates dans les années nonante, quand il annonçait les configurations client/serveur : non contents de laisser proliférer les informations de toutes natures, l’homme les laisse aux mains des géants de l’Internet, stockées sur leurs serveurs, et chacun y accède désormais par l’intermédiaire d’un terminal, lieu de passage presque vierge de données. Or, ce terminal n’est autre que notre smartphone et il est… dans notre poche.
Prolifération des données plus proximité intime du terminal d’accès plus modélisation des échanges via réseaux sociaux (“j’aime”, “j’aime pas”, “je partage”…), la formule est explosive et force est de constater, quand on regarde nos frères humains (pas que les ados !) qu’ils passent plus de temps à réagir aux notifications de leurs réseaux sociaux, qu’à réfléchir activement et à publier des informations raisonnées sur des sujets qu’ils maîtrisent. Il est loin le temps des TSF (Transmission Sans Fil : la DAB de nos grands-parents) où la famille choisissait de rester groupée devant le poste radio, à écouter Orson Welles jouer la Guerre des mondes avec des bruitages de casseroles ou Signé Furax, selon l’heure et le continent…
Les Cassandres parmi nous pourraient considérer que, non seulement nous vivons maintenant dans une culture de quatrième de couverture, mais que nous devenons de plus en plus passifs et constamment en attente du stimulus suivant : une notification électronique. Debord aurait-il eu raison en 1967 dans La Société du Spectacle ? Alexander Bard et Jan Söderqvist auraient-ils eu raison de rempiler sur le même sujet avec Les Netocrates (2008) en annonçant le remplacement du prolétariat par le consomtariat, une exigence du Capital qui passe par une nécessaire standardisation des comportements que l’on voudra les plus passifs possible.
Or, la dispersion de l’attention, la dépendance envers les stimuli extérieurs et la passivité ne sont pas vraiment des facteurs de densité personnelle, de bien-être et d’épanouissement. Que faire alors ?
1.b. Mantra
Je me libère de la pression des réseaux,
Je choisis avec soin mes abonnements FaceBook,
Je règle mon téléphone sur silencieux,
Et je jouis de l’info vraiment utile.. pour moi.
1.c. Travaux pratiques
Prendre son smartphone, le régler sur silencieux et le déposer sur une commode située à au moins 1,5 mètre, pour éviter la contamination. Vaquer à toute occupation ne nécessitant pas l’usage dudit smartphone pendant 1 heure, dans un premier temps. Des picotements nerveux peuvent se faire sentir après 15 minutes et plusieurs traces de contusion peuvent apparaître sur les mollets, suite aux collisions avec les tables basses et les chaises qui étaient dans le chemin alors que l’on se déplaçait en fixant intensément le smartphone silencieux pour voir si son écran s’allumait.
Reprendre le smartphone et ne consulter que les sms et appels en l’absence. Les traiter puis reposer le smartphone au même endroit en quittant la pièce pendant 15 autres minutes. Se rappeler que l’on a deux adolescents qui ont peut-être envoyé un message urgent sur Instagram, application que l’on n’utilise soi-même jamais. Rentrer dans la pièce en trombe, marcher sur le chat et constater qu’aucune notification n’est affichée sur l’écran d’accueil. Se rappeler que, pour l’exercice, on a désactivé toutes les notifications et vérifier l’application Instagram pour constater que les enfants vivent bien sans nous.
Reposer le smartphone sur la commode, enfiler son trench et refermer la porte derrière soi en évitant de coincer la queue du chat. Descendre en ville, s’asseoir à une terrasse avec des amis. Ne constater qu’au coucher du soleil que l’on vient de passer 3h57 à parler philo. Rentrer chez soi, mettre le smartphone en charge puis s’apercevoir qu’il n’y a toujours personne qui a appelé. Attendre une heure de plus avant d’ouvrir Messenger…
2.a. Comment se débarrasser des idées totalisantes ?
BRANCUSI, La muse endormie (1910)
“La nuit, tous les chats sont gris. Le problème, c’est de savoir pourquoi ils boivent.” La boutade est ancienne mais elle reste exemplaire d’un mode de pensée toxique : la généralisation.
Pensons un brin. La beauté unique de La muse endormie de Brancusi, par exemple, tient à la pureté de la forme créée : le sculpteur n’a livré que les lignes simples et sobres de l’idée de “muse”. Qui pourra donner un prénom à cette femme (mais est-ce même une femme ?) ou même imaginer sa date de naissance ? Les critiques parleront d’Art et se régaleront du tour de force : un mortel a réussi à représenter une idée pure. Comme chez Platon, puis chez Aristote, cette idée sublime de la Muse, ce modèle unique et universel, pourra se manifester ensuite dans de multiples avatars faits de chair et d’os, des muses d’artistes dont les noms réels figurent dans les biographies : Jeanne Duval pour Baudelaire, Dora pour Picasso, Gala pour Dali, bref, ces femmes qui ont inspiré tous ceux que la muse habite.
Ah, si la Vie était aussi facile que l’Art ! Quel confort que de penser au quotidien en termes absolus, simples et sublimes ; de parler du bien ou du mal sans devoir transiger ; quelle simplicité de Paradis perdu qu’une réflexion désincarnée sur l’existence, fondée sur des idées générales, voire sur des lieux communs ! “Les impérialistes sont des tigres de papier“, “Les francs-maçons dominent le monde, avec le soutien des Sages de Sion“, “Les Allemands sont militaristes“, “Les Chinois sont fourbes et mangent du riz : la constipation les rend méchants“, “Les femmes sont plus enclines aux changements d’humeur“, “Le sens de l’organisation est une valeur masculine“, “Si vous donnez un sandwich à un sans-abri, il vous engueule parce qu’il préfère de l’argent pour aller boire“… Vous en voulez d’autres : ils sont légions ! Et comment réagirez-vous quand la personne qui vous assène ce genre de généralisation voudra en plus regagner votre sympathie en ajoutant “qu’elle a plusieurs amis arabes” ?
Nous nous sommes compris : si c’est un réflexe naturel que de simplifier une situation pour pouvoir déduire le comportement à adopter, si c’est une méthode commune de désigner et de nommer les éléments d’un problème pour pouvoir en débattre, c’est par contre une preuve d’humanité (d’hominisation ?) que de s’interdire de généraliser (“si Jean-Pierre, mon garagiste, a cette opinion d’extrême-droite, tous les garagistes sont des fachos“) et de refuser d’essentialiser (“les femmes sont par nature des victimes et les hommes sont a priori des prédateurs“. Ces deux mouvements contre-nature de la pensée procèdent d’une hygiène méthodologique urgente ! Comme le commente Elisabeth Badinter (voir notre article L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles) :
Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.
La simplification est un réflexe de défense bien naturel face à la complexité d’un monde protéiforme, foisonnant et, à nos yeux, paradoxal. Soit. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les leaders populistes en offrant des visions simplifiées, voire platement binaires, de la société où nous devons vivre ensemble : “votez pour moi, tout sera plus simple sans les autres que nous !“. Or…
Rien n’est plus dangereux qu’une idée, quand on n’a qu’une idée.
Alain (1938)
Ernst CASSIRER enfonce d’ailleurs le clou en établissant combien la fabrication de représentations universelles est un réflexe humain (La philosophie des formes symboliques, 1923) et il avertit d’un danger inhérent à ce comportement mental : l’idée a spontanément tendance a être totalisante. Au quotidien, cela se traduit comme par : “j’ai trouvé une vérité qui me convient, je vais l’appliquer à toute ma lecture du monde“.
Un exemple ? Josiane, ma voisine, a un jour découvert (avec son psy freudien) qu’elle n’aimait que les hommes à moustache, comme son père. Quand elle a rencontré Jean-Pierre, elle a interprété sa faible libido au départ de cette idée : Jean-Pierre était glabre comme un nouveau-né. Eut-elle réussi à penser librement, en écartant ce préjugé sur son propre comportement, elle aurait pu entrevoir d’autres raisons à son manque d’allant au lit et trouver une solution avec un Jean-Pierre qui, le pauvre, s’est fait limoger comme un malpropre, sans autre forme de procès.
Ne pas généraliser pour interagir avec des humains plutôt qu’avec des “classes de gens”, ne pas essentialiser pour se laisser surprendre par les particularités de chacun et se méfier des explications définitives que nous nous servons, des idées totalisantes. Vaste programme !
Et ce n’est pas tout ! Les populistes ont compris le truc, nous en avons parlé, mais les développeurs personnels (coachés par leurs éditeurs, il faut le dire), les gourous mangeurs de graines et les influenceurs complotistes aussi. Généralisation ? Au vu des livres du rayon “Développement personnel”, des cd, dvd, des affiches de séminaires et autres partages sur les réseaux sociaux, une frange importante des auteurs du domaine mettent le pied dans notre porte en évoquant des causes générales, externes et concertées “quelque part”. En option : le “quelque part” peut être situé dans notre passé personnel, dans nos vécus, nos complexes et nos fantômes. Du coup, quand je vois “les gens”, “le Capital”, “votre petite enfance”, “ils” et “eux” sur une quatrième de couverture, je sors mon revolver !
Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare.
Michel Rocard
“Tous les auteurs de développement personnel ? Non ! Car un village peuplé d’irréductibles auteurs honnêtes résiste à la tentation de la simplification !” Il est bien entendu qu’il serait dangereusement généralisateur de condamner globalement les auteurs de ce rayon de librairie : il en est aussi beaucoup qui nous veulent du bien et qui mettent à notre disposition, avec intelligence, des pistes de réflexion, des “pierres à tailler”, des exercices de vie qui nous permettent de nous améliorer au quotidien. Peut-être seront-ils d’ailleurs également présents dans les rayons voisins, aux côtés des Montaigne, des Bakewell, des Morin, des Diel, des Nietzsche et autres Erri De Luca ?
Comment faire alors ? Comment raison garder ? Comment faire la part des choses entre le possible, le probable et le certain ? Comment désactiver notre tendance à remonter vers les idéaux, à nous fonder sur le sublime que nous visons, à simplifier abusivement le monde où nous vivons, comment revenir à une juste acceptation du mystère (“ce que l’on ne pourra expliquer“) et de la complexité. Comment éviter ces dérapages sans, au contraire, nous noyer dans l’affectif, l’impulsif ou la dispersion. Bref, comment rester à propos avec notre existence ?
Votre coach encyclo vous propose la méthode de détox mental du PFSP ! Souvenez-vous des maths de notre enfance : le PGCD (Plus Grand Commun Dénominateur), le PPCM (Plus Petit Commun Multiple), on en a mangé à tous les repas. Ici, le PFSP est le Premier Facteur Satisfaisant Partagé : si j’ai tendance à “trop réfléchir”, à “trop ruminer” et, ainsi, à laisser la porte ouverte pour les dérives mentales précitées, il peut être bon d’arrêter mon analyse d’une situation à la première cause qui soit sincèrement suffisante pour choisir un comportement qui me satisfasse et qui ne soit pas en désaccord avec mon environnement. CQFD.
2.b. Mantra
Je bannis de mes paroles :
“Eux”, “ils”, “on”, “toujours”, “jamais”, “les gens”.
J’arrête de définir en deux dimensions et
Je découvre la profondeur de la réalité.
2.c. Travaux pratiques
Entamer une conversation avec son garagiste sur un génocide récent. Découvrir qu’il s’appelle Jean-Pierre et qu’il vient de se faire plaquer par Josiane. Découvrir que la famille dudit garagiste a dû quitter son pays d’origine suite au conflit en question. Ecouter ses commentaires. Comparer avec la liste des responsables du conflit dressée à table, la veille, au Service Club régional.
S’étonner (intérieurement) du contraste entre, d’une part, les explications de la veille, impliquant l’ONU, les USA, le Président français, les Sages de Sion, Amazon, Bill Gates et FaceBook, et, d’autre part, le récit sobre et poignant de Jean-Pierre dont la première femme a été abattue devant la maison où ils venaient de s’installer au pays, là-bas. Rentrer chez soi après avoir serré très fort la main de Jean-Pierre. Prendre un double Dalwhinnie de décompression devant la fenêtre du jardin.
Choisir un autre génocide et se poser la question sur la meilleure manière de s’informer intelligemment à son propos, au-delà des informations publiées (ou non) par le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (ex-Tribunal pénal international). Surfer, lire et réfléchir un peu. Retenir uniquement ce qui sera utile au prochain souper du Service Club pour contrer pacifiquement les éventuelles généralisations. Se poser la question de l’utilité au quotidien de l’information collectée et effacer l’historique enregistré dans le navigateur. Jouer une part de UNO avec les enfants puis prendre un double Dalwhinnie de satisfaction devant la fenêtre du jardin.
2.d. Consigne wallonica.org
Visiter wallonica.org et faire une recherche sur les mots-clefs “jamais”, “toujours”, “les gens” et “à cause que”. Noter le nombre d’occurrence de chaque terme et constater avec satisfaction qu’il y en peu ou pas. Se réjouir que les éditeurs de ce blog encyclo fassent profession de ne pas proposer de généralisations abusives, voire de préférer exposer des points de vue contradictoires qui obligent le visiteur à réfléchir par lui-même et, partant, à améliorer son sens critique.
Constater avec bonheur qu’il y a zéro occurrence d’à cause que et que les mêmes éditeurs s’efforcent donc d’écrire ou de compiler en bon français et ont évité la formule “à cause que” qui est désuète et erronée en français moderne :
Cette locution conjonctive a appartenu à la langue classique. On la lit, entre autres, chez Pascal. Elle fut encore défendue par les grands lexicographes Bescherelle et Littré, qui estimaient qu’elle devait être conservée car elle avait pour elle l’appui de bons auteurs, comme Baudelaire ou Sand, mais elle était déjà considérée comme vieillie par la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française. Les auteurs qui l’utilisent encore à l’heure actuelle le font par affectation d’archaïsme ou de trivialité. On la rencontre ainsi dans le Voyage au bout de la nuit de Céline : « Ils s’épiaient entre eux comme des bêtes sans confiance souvent battues. […] Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort. » En dehors de ce type d’emploi, c’est parce que qu’il convient d’employer aujourd’hui. [ACADEMIE-FRANCAISE.FR]
Contacter le Ministère chargé de l’Éducation permanente et réclamer un subside pour l’asbl wallonica.org parce qu’ils le valent bien et que l’activité hebdomadaire des éditeurs du site illustre leur volonté de soutenir des Citoyens Responsables Actifs, Critiques et Solidaires (CRACS).
3. Soyez en forme sans les formes !
3.a. Comment arrêter de vouloir être conforme
“Big Brother is watching you“, “Buvez, éliminez“, “Sieg Heil“, “Je ne vais quand même pas sortir en cheveux”, “Ce ne sera plus Noël, s’il n’y a pas de sapin“, “On dit un Orval“, “Il est interdit d’interdire“, “La vraie salade liégeoise, c’est avec de la doucette“, “Les bébés doivent dormir sur le dos“, “Depuis quand écrit-on Pâques sans accent circonflexe, donc ?” : ici également, la liste est longue des injonctions, des pressions sociales, des menaces ou des règles à suivre pour… être conforme. Et encore, dans ces différents exemples, l’injonction (quelle que soit sa pertinence, sa légèreté, sa gravité ou sa violence) vient de l’extérieur, de la pub, des tiers, du groupe, de l’Etat ou de la communauté. Or, nous sommes aussi capables de générer individuellement des règles privées que nous vivons comme collectives, voire universelles, règles que nous nous empressons de respecter, pour être conformes. A quoi ?
Un des exemples les plus terribles de la chose relève désormais de la psychiatrie (regardez autour de vous, vous comprendrez) :
Selon les statistiques, il y a une personne sur cinq qui est déséquilibrée. S’il y a 4 personnes autour de toi et qu’elles te semblent normales, c’est pas bon.
Et voilà que, aux côtés des anorexiques (“esprit pur et sublime, je ne suis pas limité.e par mon corps, je l’annule“) et des boulimiques (“par sécurité, je me réfugie dans mon corps dont la masse me protège“), est récemment apparue une nouvelle catégorie de maladie mentale, l’orthorexie ou manie compulsive de suivre des règles pour gérer son alimentation (à découvrir dans la dernière version de la nomenclature américaine des maladies mentales, la DSM-5 ou Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders). Ça sent le vécu, non ?
Combien de ‘posts’ sur FaceBook, combien d’articles dans les revues féminines… ou masculines, combien de hors-série des mêmes magazines ou de marronniers (ces articles sans intérêt nouveau que les journalistes en mal de copie ressortent toujours aux mêmes périodes : la minceur avant l’été, la franc-maçonnerie en juin, l’économie en septembre, la détox alimentaire après les fêtes…), combien de livres de développement personnel n’alignent pas également des injonctions alimentaires, hors desquelles point de salut : comment mesurer, régir, réguler, planifier, respecter, organiser votre alimentation… bref, comment serez-vous conforme à ce qui se fait, à ce qui doit se faire ?
Les problèmes commencent lorsque, au-delà du bon sens et de la simple hygiène alimentaire, les règles supplémentaires deviennent une condition sans laquelle une alimentation adaptée à la réalité quotidienne (“sorry, plus de carottes bio en rayon aujourd’hui“) n’est pas acceptée ou est source d’insatisfaction, voire de colère ou d’inhibition.
La bonne nouvelle du jour (“Orthorexiques de tous les pays, réjouissez-vous“), c’est qu’un autre profil problématique existe, qui ne rêve que de vous régenter : les orthorecteurs !
Il s’agit d’un néologisme wallonicien, rassurez-vous, mais je ne vous donne pas deux jours avant que vous ne puissiez l’utiliser. Les orthorexiques sont perpétuellement en mal de règles de vie, de régimes à suivre, de prescriptions médicales contraignantes, de justifications de leur comportement, d’auteurs qui confirment leurs choix (“does it ring a bell ?“) et ils sont, comme on dit, des oiseaux pour le chat face aux orthorecteurs. Ces derniers n’ont de cesse que de souligner auprès de leur entourage tout manquement à des règles qui souvent… n’existent pas. Ils rappellent à l’ordre, répètent ce qu’ils ont lu et que vous ne respectez pas, ils sont eux-mêmes un exemple (raide et sec) de ce qu’ils prônent, ils plombent votre deuxième apéro en parlant, par pur hasard, du cancer du foie de leur concierge…
Comment tout ceci est-il possible ? Pourquoi l’alimentation n’est-elle qu’un des domaines parmi tant d’autres où les exemples de ce mécanisme abondent ? Quel jeu à la Eric Berne (Des jeux et des hommes, 1984) se joue ici ? Quelle est la motivation des victimes ? Sur quoi le pouvoir des bourreaux est-il fondé ?
Plus l’oppresseur est vil, plus l’esclave est infâme.
La Harpe, cité par Chateaubriand
Souvenez-vous du thème de travail n°2 où vous avez appris à gérer votre fâcheuse tendance à préférer la simplicité des idées à la profusion de l’expérience. Nous sommes ici au cœur du problème : il est moins angoissant de se conformer à des règles (fussent-elles inventées ou suggérées par les marchands du temple : “vous serez un homme, un vrai, avec cette voiture…“) que de faire face à la réalité, de prendre des décisions et d’en avoir le retour d’expérience en direct. Sublimes que nous sommes, nous adorons faire un sans-faute. Mais au nom de quoi ? De quel inquisitrice, de quel Commandeur, de quelle institutrice, de quel boss, de quels voisins attendons-nous l’approbation ?
Le terrain est idéal, dès lors, pour tous les orthorecteurs de la terre, ravis de pouvoir nous régenter. Et il ne s’agit pas que d’esprits un peu dérangés : la volonté d’être conforme vous fait également embrayer sur les suggestions commerciales (qui sont légions) et consommer, consommer encore (revoilà le consomtariat de Bard et Söderqvist) pour atteindre le bonheur auquel vous avez droit (c’est “eux” qui le disent) :
C’est ici que le développement personnel commercialisé s’avère souvent insuffisant : vous aider à échapper à cet engrenage diabolique, vous proposer et vous coacher à respecter un nouveau cadre de références plus sain, plus joli, plus spirituel, plus bio-responsable (“Vous vous changez : changez de karma !“), c’est encore vous proposer d’être conforme… mais à d’autres règles.
Votre liberté de pensée, c’est notre proposition, ne peut s’accommoder d’un simple changement de dogme. Elle exige un réel sevrage de ce réflexe sécurisant du respect de règles personnelles, inventées ou suggérées : “avec mon certificat de conformité, je suis en sécurité !” C’est un travail quotidien (on n’a pas droit au bonheur -les seventies sont terminées- on y travaille et, un beau matin, on est heureux…). Un travail à l’aveugle ?
Faute d’être conforme à des règles, des codes de morale pré-établis ou des modèles de sainteté dictés par un grand barbu trônant dans le cloud, comment se repérer et savoir qu’on a pris la bonne décision ? Serez-vous surpris que j’invoque à nouveau un trio de pirates bien connu : Montaigne, Nietzsche et Diel ? Tous les trois vous invitent à être votre propre mesure, à ne viser qu’une seule chose : la sincère satisfaction, celle qui traduit votre à propos, l’harmonie entre vos désirs et les possibilités de leur réalisation offerte par le vaste monde. Diel va plus loin en affirmant que le sens de la vie est la satisfaction.
Voilà une suggestion qui implique un changement, un glissement, nécessaire à votre… développement personnel. L’énergie que vous dépensiez à être conforme, vous la consacrerez désormais à nettoyer votre image de vous-même et à l’ajuster à votre activité, vous la dédierez à ressentir combien chacune de vos décisions mène à des actions satisfaisantes pour vous, ou non. Alors, on s’entraîne ?
3.b. Mantra
Par-delà le Bien et le Mal dictés dans les manuels,
Mais dans le respect des lois écrites par les nations,
Je choisirai les décisions par lesquelles
Naîtra mon authentique satisfaction,
Puisque dans la faute est déjà la punition.
3.c. Travaux pratiques
Encoder dans votre moteur de recherche “recette-de-la-dinde-au-whisky-gag” et lire le texte sans faire attention aux fautes d’orthographe du blogueur qui l’a publié. S’amuser de la confusion grandissante du texte au fur et à mesure que le cuisinier boit le whisky en question. Ne pas respecter la recette mais prendre un whisky et improviser une omelette de Noël, à manger seul.e devant la TV puisque c’est votre ex-conjoint qui a les enfants cette année.
Réévaluer votre décision de divorcer qui, après tout, vous rend coupable de ne plus jamais offrir un “Noël en famille” à vos trois enfants. Sur le calepin de la cuisine, dresser la liste des choses qui font un vrai Noël en famille : le sapin qui perd ses aiguilles dans le tapis berbère dès le lendemain, la boîte de boules qui prend de la place dans la cave pendant toute l’année (avec la flèche que le chat a cassée l’année dernière), l’oncle machin qui est toujours bourré à l’apéro et raconte des histoires peu présentables devant les enfants, le budget apéro-entrée-repas-dessert-pousse-café qui nourrirait un autocar de boat people pendant un mois et la tension avec votre conjoint quand vous ramenez ensemble les plats en cuisine…
Mettez “La vie est belle” de Capra (1946) dans le lecteur DVD et répondez une fois pour toutes aux messages de votre frère qui gentiment essaie de vous égayer la soirée en partageant des photos de pubs et visuels impossibles aujourd’hui “Xmas Special” par Messenger. Verser une larme sur le souvenir du dernier Noël avec votre maman. Allumer votre gsm éteint depuis les travaux pratiques du thème de travail n°1. Lire les messages de vos enfants qui disent joyeusement combien ils se réjouissent de passer leur deuxième Noël de l’année près de vous, le lendemain. Etre content de la chaleur de leurs sms.
Sonner chez Josiane-du-palier-d’en-face qui n’a plus retrouvé d’amoureux depuis Jean-Pierre et l’inviter à finir la soirée avec vous. Ouvrir une deuxième bouteille de Chablis et trinquer aux Noëls des enfants perdus en regardant Star Wars 4-5-6 jusque tard dans la nuit, pendant que Josiane ronfle dans le divan, à côté de vous. Etre content d’avoir vécu un Noël différent qui fait du bien quand même.
Mettre un plaid sur Josiane et prendre une lampée de Liqueur du Suédois avant de vous endormir dans votre lit : c’est pour éviter la gueule de bois.
3.d. Consigne wallonica.org
Visiter wallonica.org et ne pas cliquer sur les articles encyclopédiques. Cliquer plutôt sur [Incontournables] et découvrez des articles sélectionnés par l’équipe sans aucune raison objective. Cliquer sur [Savoir-contempler] pour voir des reproductions d’œuvres d’arts visuels choisies par goût personnel par nos éditeurs. Ne pas être gêné de les découvrir sur l’Internet plutôt que dans un musée. En parler quand même à vos amis et/ou partager via les réseaux sociaux (il y a des boutons en marge gauche pour le faire). Cliquer ensuite sur [Savoir-écouter] pour découvrir une sélection purement subjective de pièces musicales et écouter paisiblement. Répéter l’opération avec une des autres catégories. Avoir bon, sans gêne aucune.
4. Goûtez aux plaisirs des sentes !
4.a. Comment trouver la force dans l’apaisement
Les sports extrêmes sont-ils source de bonheur extrême ? Nos copains qui, chaque année (sauf en 2020) prévoient de lancer une cordée au sommet du Mont-Blanc pour Noël, de se marier en sautant d’un bimoteur à Spa La Sauvenière, de rouler à 200 km/h sur l’autoroute E42 aux environs de Mons, de figurer dans le Guinness Book au chapitre “Les plus gros mangeurs de…” et de s’enfiler illico une deuxième portion de bodding bruxellois, de jouer avec Yves Teicher à celui qui interprétera le plus vite “Les yeux noirs“, voire de dire tout haut place du Marché (Liège, BE) que la Jupiler n’a jamais été à la hauteur de la Stella Artois (je parle d’un temps que les moins de vingt ans…) : tous ces flirteurs de la limite sont-ils vraiment fréquentables ?
Et puis, parlent-ils de “bonheur” quand ils racontent leurs exploits, entre la poire et le fromage ? J’entends plus souvent plaisir, j’entends émotion, j’entends amusement ou sensation… rarement bonheur, joie ou satisfaction. J’entends aussi tous ces préfixes hyperboliques (super-, méga-, ultra-, hypra-, over-, hyper– et, en veux-tu, en voilà…) qui donnent au plus banal des sauts à pieds joints des éclats de soleil levant sur l’Olympe (musique : Richard Strauss).
Nous y voilà : que Prométhée roule des mécaniques devant Hercule ou qu’Athéna se la joue grande dame devant Aphrodite, passe encore, c’est leur boulot de divinités mythologiques. Dans ce cas , l’exagération est didactique : grâce aux aventures caricaturales de ces créatures sublimes, nous apprenons à mieux identifier les méandres de notre propre personnalité (lire à ce propos : DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque). Autre chose est de monter en slip sur le dos d’un cheval furieux ou de risquer l’hypothermie pendant un jogging autour du lac Baïkal par moins 45°… pour pouvoir le raconter à Jean-Pierre et Josiane (qui se sont remis ensemble) !
L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis.
Alain, Propos sur le bonheur
La belle et virile affaire que voilà, sur laquelle même nos moralistes les plus distingués semblent s’aventurer avec diligence. Pourtant, le toujours plus ne fait pas l’unanimité et est assimilé par plus d’un auteur à une compensation pour éjaculateurs précoces. Même le surhomme de Nietzsche ne se déploie pas dans l’extrême : il ouvre ses épaules dans une pensée enfin libérée des préjugés et des dogmes et, s’il mange le monde, c’est parce qu’il a arrêté de ruminer avec le troupeau. Rien d’extrême là-dedans.
A la barre : Epicure. Qui mieux que lui peut parler du plaisir : lui qui était malade et connaissait le poids de la souffrance physique, prônait la mesure dans les plaisirs, seul moyen d’en jouir pleinement. Plus précisément, il nous propose un Tétrapharmakon (Gr. “quadruple remède” ; texte à lire dans la belle édition des Lettres et Maximes par Marcel Conche chez PUF, 2003) où il recommande de :
ne pas craindre les dieux car ils ne fréquentent pas les mêmes trottoirs que nous (traduisez : “il n’y a pas de destin“) ;
laisser la mort en dehors de nos préoccupations puisque nous ne pouvons la concevoir (traduisez : “il n’y a pas d’urgence“) ;
ne pas craindre la douleur par anticipation car, une fois réellement ressentie, elle est peu de chose (traduisez : “même pas peur“) ;
abandonner l’idée que le plaisir peut être infini (traduisez : “toujours plus, à quoi bon ?“) .
Ce quatrième remède ne vient-il pas bien à propos, lorsqu’on explore les motivations de nos adeptes du jamais-assez-donc-toujours-plus ? Choisir entre, d’une part, une autoroute déserte où le fan de sports moteurs (homme ou femme : en voiture, Simone !) pourra pousser sa luxueuse voiture au-delà des vitesses autorisées et, d’autre part, un sentier forestier en fin de journée d’été indien, avec de bonnes chaussures, n’est-ce pas choisir entre un plaisir fort bref, voire stérile, et une saute de bien-être qui laissera ses traces dans le cœur et la chair ? Eh bien, à mon sens, la question est pourrie et partisane : je ne pourrais refuser le couvert à un.e ami.e qui choisirait la griserie de la vitesse (“Elk diertje z’n pleziertje !” comme disent nos voisins flamands ou, en bon français : “Chacun son truc“).
Reste qu’il ne s’agira pas de profiter du pousse-café pour essayer de me convaincre du bien-fondé de l’option “extrême” et que je serai surtout curieux de la satisfaction gagnée, de la paix d’âme résultante, de l’ataraxie savourée une fois l’acte commis. Rien à dire de plus sur le bon usage de l’extrême : nous laisserons à chacun ses convictions.
C’est à ce moment que Jean-Pierre, plâtré jusqu’au nombril et le bras gauche décoré de broches externes (version : pont à arcs supérieurs de Chaudfontaine), tourne -un peu- la tête vers Josiane et marmonne : “Bvous boubvez bvous moquer mais fe fentiment de puiffanfe ! F’est fantaftique…“. Motard chevronné, il a dérapé l’été dernier en évitant un renard qui traversait une route boisée des environs de La Reid (près de la charmille du Haut-Marêt). Merci pour ce réflexe ‘vulpophile’ et merci pour l’explication. Un seul mot de Jean-Pierre et tout s’éclaire : pratiquer l’extrême, c’est éprouver de la puissancegrâce à des conditions extérieures qui, par leur scénographie (“Je n’ai besoin de personne en Harley Davidson“), travestissent un simple moment de plaisir en une scène de puissance sublime, voire mythique ! L’Etna, c’est moi !
Votre coach encyclo vous propose dès lors de faire un choix de base : opterez vous pour l’affolement des sens généré par des conditions extérieures hypnotisantes ou pour l’apaisement des sentes où la marche régulière (c’est une image) laissera vos conditions intérieures s’ajuster et votre réelle puissance personnelle se déployer ?
4.b. Mantra
A la course, je préfère la marche et
A l’ecstasy, la joie d’être assouvi.
4.c. Travaux pratiques
Le dimanche matin, vous retourner vers votre partenaire et profiter de son sommeil pour lui annoncer mentalement que vous avez annulé la commande de 7 sauts à l’élastique au départ du viaduc de Beez, le samedi suivant. Poser sur sa table de chevet la réservation d’un gîte champêtre et le mail imprimé où son propriétaire confirme en avoir retiré toutes les revues de votre liste des publications “extrémisantes” (Cosmopolitan, Sports-Moteurs, Marie-Claire, Le Chasseur français, Lui, Playboy, Playgirl, SM-Mag, Business Week et… Femmes d’aujourd’hui, parce qu’on ne sait jamais). Déposer délicatement ses nouvelles chaussures de marche au pied du lit.
Entrouvrir la fenêtre du jardin, respirer la fraîcheur et reprendre une gorgée de votre café. Vous retourner vers votre partenaire et vous souvenir combien il était important de bien “prester” les premières fois où vous avez fait l’amour, un peu comme si l’amour de l’autre en dépendait. Sourire en vous remémorant combien c’était inhibant pour tous les deux et combien tout a été plus facile après que votre beau-fils ado ait lui-même parlé de ses inquiétudes sexuelles à table, devant vous deux, (beaux-)parents tout attendris que vous étiez.
Accrocher votre T-shirt de nuit sur le dossier de la chaise du bureau encombré, dans un coin de votre chambre (télétravail oblige), et revenir sous les draps. Soulever doucement le T-shirt de nuit de votre partenaire. Vous aimer jusqu’à ce que vous commenciez à avoir un peu faim. Manger puis faire la sieste (la conformité peut aussi avoir du bon : c’est dimanche).
4.d. Consigne wallonica.org
Revendre les encyclopédies Universalis et Britannica qui encombrent le grand bureau. Mettre l’argent gagné de côté pour vous offrir un bon resto à deux dès la fin du confinement. Remplacer le signet [WKPédia] de votre navigateur par un lien permanent vers wallonica.org. Utiliser le lien pour afficher les derniers parus ; en faire la page d’accueil de votre navigateur.
Par la pratique, découvrir que wallonica.org ne contient pas tous les savoirs, dans des articles rédigés par les meilleurs experts internationaux ; constater également que vous n’êtes pas toujours d’accord avec les prises de position affichées dans la Tribune libre, que cela vous fait réfléchir et chercher d’autres infos via les liens proposés. Vous en réjouir.
C’est dans son Novum Organum (1620) que Francis Bacon utilise l’araignée, la fourmi et l’abeille pour illustrer les différentes formes de pensée : “Les philosophes qui se sont mêlés de traiter des sciences se partageaient en deux classes, savoir : les empiriques et les dogmatiques. L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, tel que l’araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu ; elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins ; puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable ; elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l’esprit humain, et cette matière qu’elle tire de l’histoire naturelle, elle ne la jette pas dans la mémoire telle qu’elle l’a puisée dans ces deux sources, mais après l’avoir aussi travaillée et digérée, elle la met en magasin. Ainsi notre plus grande ressource et celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés : l’expérimentale et la rationnelle…” (I, 95).
“On n’est pas des bœufs” mais la tentation existe de jouer à la fourmi et d’amasser les savoirs en confondant stockage et connaissance, quantité et utilité. Or, forts de toutes nos sciences et nos données, ne nous sommes-nous pas retrouvés fort dépourvus lorsque la crise fut venue ? Pour paraphraser Desproges : “emmagasiner les savoirs, c’est comme se masturber avec une râpe à fromage ; beaucoup de souffrance pour peu de résultat“. Bref, à quoi bon savoir beaucoup si c’est pour connaître peu. La nuance est importante, qui n’a pas échappé à Bacon.
Se transformer en base de données sur pattes pour briller au Trivial Pursuit ou dans les jeux télévisés peut-il être un objectif de vie pour un citoyen responsable ? Est-il raisonnable de parier sur une mémoire organisée en listes et bibliothèques dans le seul espoir de rester critique face à la profusion d’informations qui est notre aquarium quotidien ? Et lorsque vient le besoin d’être actif et solidaire, sont-ce les savoirs purs qui peuvent guider notre expérience avec pertinence ? C’est du vécu : la réponse est clairement non.
L’araignée, de son côté, tisse sa toile avec sa propre matière, sortie de son fondement (allusion de Bacon lui-même, qui assimile la pensée médiévale à ce mode de fonctionnement, dogmatique et non-expérimental). Autiste-acrobate, prédatrice sans appétence, elle ne capturera que les mouches qui traverseront son périmètre. L’image est peu engageante et on voudrait que l’arachnide fasse preuve de plus de curiosité. Discourir en solo sur une vision du monde générée en solitaire n’est donc pas une option vivable pour des penseurs autres que les ermites et les HP diagnostiqués “Asperger”.
A l’inverse, aux yeux de Bacon, l’abeille, animal social s’il en est, a vraiment la cote. Comme lui, on voudrait nos concitoyens à son image, ne butinant que les fleurs mellifères et travaillant par devers elle pour disposer, le moment venu, du miel qui lui est utile : la connaissance est un savoir digéré, le résultat d’un travail personnel (“à la sueur de ton front” dit le mythe).
Alors… ? Notre réalité est complexe. La masse des informations d’où nous tirons au quotidien notre vision du monde est désormais trop énorme, elle nous submerge et, qui plus est, il est des professionnels qui gagnent leur vie en la falsifiant (“Jean-Jacques Crèvecoeur, sors de ce corps !”). C’est tous les jours une déferlante informationnelle qui pousserait facilement à l’orgie, à la boulimie de savoirs.
Etablir que la connaissance de chacun est le résultat d’un impératif travail de digestion est une chose mais, seul, on ne peut tout dévorer : notre raison n’y survivrait pas. Grande lectrice des Accords Mayas, l’abeille de Bacon entretient son développement personnel en butinant les fleurs… mellifères. A son exemple, peut-être pourrions-nous concentrer notre labeur quotidien sur les savoirs dont nous pouvons faire quelque chose. “A tout savoir, labeur est bon“, soit, mais le Gai Savoir nietzschéen -celui qui fonde notre jubilation devant la Vie- demande quand même une présélection critique. Les forestiers parmi nous connaissent la différence entre une bonne flambée de charme et un fugace feu de bouleau. Non, on ne fait pas bon feu de tout bois !
Quelles leçons en tirer ? Celui qui veut tout savoir est invité à refaire les exercices du thème 04 ; celle qui veut faire reconnaître son savoir par tous les diplômes possibles peut se replonger dans le thème 03 ; celui qui veut être initié au savoir suprême peut franchement se taper les entraînements du thème 02 ; celle qui veut faire savoir qu’elle sait tout ne perdrait rien à ce replonger dans le thème 01. Et tous en chœur, nous pouvons veiller à ne consommer notre temps de vie qu’avec des savoirs de qualité, que nous choisirons selon nos besoins réels, à condition qu’après un certain travail nous puissions en faire quelque chose dans notre quotidien… en faisant aussi confiance à la sérendipité.
5.b. Mantra
Que le crique me croque si je ne deviens pas un CRACS,
Je suis désormais Citoyen,
Je suis désormais Responsable,
Je suis désormais Actif,
Je suis désormais Critique et
Je suis désormais Solidaire !
5.c. Travaux pratiques
S’intéresser à un peintre wallon connu. Lancer une requête sur son nom dans votre moteur de recherche préféré. Ne pas consulter les trois premières pages et commencer à lire les résumés de sites à partir de la quatrième. Découvrir que le peintre en question aimait le vélo et que le fabricant de cycles qu’il affectionnait dans sa région avait le même nom que la buraliste dans Fellini Roma. Commander les dvd de Fellini Roma (1972) et de Satyricon (1969) à la médiathèque provinciale et s’amuser de la date du second film : une année érotique. Ressortir son intégrale Gainsbourg et penser à Jane Birkin. Vérifier en ligne s’il existe une intégrale Jane Birkin qui soit également disponible chez votre fournisseur de streaming musical. Se féliciter de ne pas avoir dû acheter cette intégrale en magasin vu la tentation irrésistible de demander à la caissière “Serge, es-tu là ?“. Apprécier l’humour de ladite caissière qui vous répond avec une grosse voix : “Oui, je suis ton père“. Faire une autre requête en ligne pour savoir pourquoi on parle de “toile de serge“. Boucler la boucle en visionnant les toiles proposées dans l’onglet [images] des réponses à votre première requête (celle du peintre). Changer la litière du chat et se servir un Dalwhinnie en branchant le lecteur dvd et en pensant au plaisir d’être cultivé mais que vos dimanches pourraient être plus exaltants si vous aviez déjà envie d’être lundi matin pour agir !
Fan de wallonica.org, notre invité spécial, le maire de Champignac, actuellement en stage de CNV (Communication Non-Violente) dans la région, aura le dernier mot : “Nageurs et nageuses de tous les pays, mouillez-vous ! Nous étions au bord du lac et, grâce au développement personnel honnête, nous avons fait un grand pas en avant. Reste que de vils gourous (coucou) nous guettent comme le prédateur guette sa proie du haut de l’épée de Damoclès qui menace l’édifice de notre société. Aussi dois-je vous dire en tant que votre maire et, partant, un peu votre père : dénichons ensemble les fourbes z-et les faussaires, comme ça les vrais serfs en seront bien gardés ! Car le danger est réel pour notre liberté individuelle, comme pour notre belle communauté humaine, de nous voir chacun entrer en servitude presque volontaire envers des idées totalisantes et contre toute raison.
Le développement personnel, oui, la servitude volontaire, non ! Aussi, moi, Gustave Labarbe, avec tous mes élus, je dis à tous les zélotes du développement personnel factice, en pointant un doigt de raison vers ces prédicateurs qu’ils couvrent d’un silence complice, voire d’un silence lourd de retentissements tapageurs, je demanderai : pourquoi désignes-tu la racaille qui est dans le clan du voisin et n’aperçois-tu pas l’apôtre qui est dans le tien ?
Dans ce contexte et parce qu’il ne l’est justement pas, je ne peux que soutenir ce manuel de savoir-vivre édité par wallonica.org et je vous confirme que me suis approprié la méthode wallonicienne jusque dans mon travail de maire !
Matin, midi et soir, l’obligation vespérale d’effectuer ces exercices matutinaux s’impose à moi, comme la sardine à l’huile. Dès potron-jacquet, je m’affaire et, d’abord, je me libère de la pression des influenceurs et autres lobbyistes (01) ; après quoi, j’explore les dossiers de mes administrés dans la réalité des faits, sans a priori (02) ; bien conscient des problèmes qu’ils rencontrent au quotidien, je sélectionne les bonnes solutions selon leur pertinence, pas selon les procédures (03) ; après-déjeuner, je descends sur la place de Champignac pour rencontrer mes villageois et, grâce à ma présence et mon entregent, je sens avec joie combien je peux les rassurer (04) ; de retour à mon bureau, j’ouvre enfin le Journal et je n’y lis que les articles concernant les citoyens de Champignac, avec une exception : les violences policières dans la capitale, sujet qui peut influencer ma manière d’assurer paix et harmonie aux Champignaciens.
Il ne me reste qu’une chose à vous recommander : abonnez-vous à l’infolettre de wallonica.org et n’hésitez pas à contacter leur équipe pour leur proposer des contenus ou des améliorations de la méthode, voire à les soutenir financièrement !”
D’autres orateurs à la Tribune libre de wallonica.org ?
Chers poulets, chers keufs, chers policiers, chers gardiens d’un ordre qui ressemble chaque jour davantage à une grimace.
C’est à vous que je m’adresse aujourd’hui car, comme beaucoup d’entre nous, je suis écœuré. Il s’agit d’un écœurement calculé, d’un dégoût accompagné d’une myriade d’images, de protestations et de commentaires- mais un écœurement tout de même, viscéral et fatigué. Il ne se passe plus une journée, désormais, sans que nous parviennent les nouvelles d’une brutalité, d’une bavure, d’un acte de violence aussi débile que gratuit, de la part d’un membre de votre confrérie. Vous frappez les enfants, les vieillards, les handicapés.
Vous frappez ceux dont la couleur ne correspond pas à l’idée que certains se font de la génétique nationale. Vous frappez les témoins de vos exactions, les observateurs chargés de veiller à ce que vous respectiez la loi de votre mission, ceux qui ont l’outrecuidance de documenter vos abominations. Vous frappez, avec la joie mauvaise de ceux qui n’ont que ce plaisir dans leur vie – mais qui comptent bien en jouir jusqu’à la dernière goutte, toute honte bue, toute dignité évacuée. Car vous le savez, chers flics – et c’est pour ça que vous frappez : vous savez que vous avez tort.
Vous savez que rien ne justifie vos gestes brutaux, vos ordres idiots, vos attitudes de matamores de kermesse, sauf le sentiment d’impunité qui constitue la prérogative que les autorités, envers et contre tout, et sans doute surtout par peur, continuent à vous reconnaître.
Un jour, chers flics, j’ai entendu un commissaire de police de mes connaissances déclarer lors d’un dîner : “Mais tu ne te rends pas compte ! Sous mes ordres, il n’y a que des cons !”
Je vous l’avoue, chers flics : cette phrase m’a glacé. Elle ne m’a pas glacé parce que, soudain, j’aurais réalisé ce qui ressemble de plus en plus à un truisme. Elle m’a glacé parce qu’elle sortait de la bouche de quelqu’un dont le travail était, aurait dû être, de rendre les cons impossibles. Un con naturel, ça n’existe pas. La connerie d’un con est toujours quelque chose de rendu possible par autre chose. Pour qu’un con puisse se manifester comme tel, il lui faut un droit, une politique, une économie, une esthétique.
Il faut un univers où la manière dont sa connerie s’exprime soit reconnue, soutenue, et même encouragée, fût-ce par le silence de ceux qui devraient l’empêcher ou la sanctionner. S’il y a des cons dans la police, chers flics, ce n’est donc pas tant parce que la matraque ou le taser démangent deux ou trois (ou, hélas, beaucoup plus) d’entre vous, mais parce que cette démangeaison est suscitée par vos supérieurs directs, par vos responsables politiques, par vos ministres, et par toute une société pour qui la peur du désordre est devenue pathologique. Lorsqu’un d’entre vous s’en prend à un passant, chers flics, c’est le monde entier qui lève le bras – ceux qui approuvent, ceux qui applaudissent, ceux qui haussent les épaules, ceux qui disent “il n’avait pas qu’à être là” ou “à son âge, on ne va plus manifester”.
Mais il est temps que ça cesse. Aujourd’hui, dans nos pays, le nombre des morts, des mutilés, des blessés graves qui sont de votre fait, et donc du fait direct, immédiat, irréfutable, de vos chefs, de vos représentants et de vos ministres, est devenu insoutenable. Oui, nous sommes écœurés. Nous ne le supportons plus. Donc, vous allez cesser cela. Vous allez cesser ou bien, la prochaine fois, c’est nous qui partirons à votre poursuite. C’est nous qui vous traquerons, vous et ceux qui refusent de prendre les mesures requises pour vous arrêter -bien que telle soit pourtant leur mission. Alors, vous comprendrez peut-être, quoiqu’un peu tard, à quel point, en effet, vous aviez tort.
Très cordialement à vous,“
Laurent de Sutter
Ce billet a été diffusé dans l’émission “Dans quel monde on vit” de Pascal Claude sur La Première – RTBF : “Du débat d’idées autour de l’actualité et de l’entretien pour aller plus loin. Des penseurs, des artistes, des journalistes et des spécialistes décodent l’époque et les grands faits d’actualité de la semaine écoulée. Dans quel Monde on vit, c’est votre espace d’information, de réflexion et d’inspiration du début de week-end.” [RTBF.BE]
Il a ensuite été dépublié et des voix se sont élevées pour crier à la censure. A suivre… Laurent de Sutter est un philosophe belge né en 1977. Il se décrit sur sa page LinkedIn : “Essayiste et éditeur, entre Bruxelles, Londres et Paris. Directeur des collections Perspectives Critiques (PUF) et Theory Redux (Polity). Professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel. Auteur d’une quinzaine de livres, traduits en une dizaine de langues.“
“En toutes lettres !” de Laurent de Sutter est un rendez-vous récurrent de l’émission “Dans quel monde on vit“.
“Le principe est une lettre ouverte, qui s’apparente à un article d’opinion sur un sujet d’actualité. Le choix du sujet est laissé à l’appréciation libre de l’auteur et celui de l’article qui fait polémique consacré aux violences et bavures policières n’est pas remis en cause par la RTBF.
Par contre, la RTBF regrette que ce texte accumule les amalgames et soit si violent, particulièrement la chute qui peut être interprétée comme un appel à la haine.
C’est à ce titre que la direction de la chaine a estimé que ces propos et leur possible interprétation sont contraires aux principes déontologiques et à ceux du traitement de l’information qui vivent au sein du média de service public.
La direction de La Première a donc fait retirer la publication de l’article ce dimanche, de même que sa version audio sur AUVIO.
La RTBF regrette cette polémique qui, dans un contexte particulièrement sensible, crispe et ajoute à la tension.“
Pour connaître les discours et alimenter le débat…