On trouve notre époque vulgaire, et il est vrai que même certains dirigeants politiques ont adopté un ton vulgaire comme signe de ralliement. Mais la vulgarité est-elle si moderne ?
C’est Madame de Staël qui invente le mot en 1802, “trouvant qu’il n’existait pas encore assez de termes pour proscrire à jamais toutes les formes qui supposent peu d’élégance dans les images et peu de délicatesse dans l’expression”, écrit-elle dans De la littérature. Mais pour Bertrand Buffon, qui consacre au sujet un ouvrage très documenté […] sous le titre Vulgarité et modernité, “son retour en force est concomitant du triomphe de l’idéologie néolibérale, qui pousse à leur dernière extrémité certains traits de la modernité – individualisme, utilitarisme, consumérisme – et soumet un à un les différents pans de la vie sociale à la logique du marché.”
Le néologisme vulgaire“vient du latin vulgus qui signifie le commun des hommes, la foule”. Dans ses premiers usages, il n’avait pas forcément de connotation péjorative. Ainsi, Barbey d’Aurevilly qualifie la gaieté de “qualité vulgaire et toujours bienvenue en France”. Mais, aussi étonnant que ça puisse nous paraître aujourd’hui, le même jugeait comme Brunetière Victor Hugo vulgaire, estimant qu’il “peint gros en toutes choses, et les sentiments fins lui sont inconnus”. Quant à Brunetière il est encore plus explicite, affirmant qu’ “il y a toujours eu dans toutes ses œuvres un fonds, non seulement de banalité, mais de vulgarité”. Même anathème pour Zola, auquel il reproche “la vulgarité délibérée des sujets”.
La critique n’étant pas une science exacte, celui qu’on considère de nos jours comme l’anti-modèle de la critique littéraire en rajoutait une couche au début du XXe siècle, encore : Gustave Lanson jugeait Victor Hugo “peuple”, de par “une certaine grossièreté de tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère brutale”, et du fait d’une “nature vulgaire et forte, où l’égoïsme intempérant domine”. Du taux de testostérone appliqué au jugement esthétique… Mais le mot est lâché : égoïsme, il consonne avec individualisme, matérialisme, nivellement par le bas. Et renvoie – du coup – à notre société actuelle. Emerson parle de “la vulgarité grossière de l’égoïsme sans pitié”.
“L’étalage indiscret de soi est un trait typique de la vulgarité contemporaine“
Pour Bertrand Buffon, “l’étalage indiscret de soi est un trait typique de la vulgarité contemporaine.” L’insignifiance de la personne érigée en modèle “alternatif”. Selon lui, “l’idée de norme a changé de sens, désignant, non plus ce qui est excellent, et donc rare, mais ce qui est le plus fréquent”. Les modèles classiques de moralité – le héros, le sage, le saint – sont remisés au cabinet de curiosités et la vulgarité se porte haut sur les plateaux de télévision comme un signe d’émancipation affiché à l’égard des conventions.
C’est qu’il s’est passé quelque chose, avant l’ère consumériste, et dont celle-ci a su tirer profit. Le terrain a été en quelque sorte préparé par une “transvaluation des valeurs” amorcée déjà par nos moralistes du Grand Siècle. Les faux-semblants d’une morale conventionnelle, hypocrite et superficielle, guidée par l’intérêt personnel, sont dénoncés par La Rochefoucauld ou La Bruyère : je cite (Les Caractères) “Le peuple n’a guère d’esprit et les Grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fonds, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple.” Renan enfonce le clou : “Bien agir parce qu’on en peut retirer quelque avantage, quelle vulgarité !” Et Nietzsche : “Je déteste cette vulgarité qui dit : “Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent” ; qui veut fonder tous les rapports humains sur une réciprocité des services rendus, en sorte que chaque action apparaît comme une espèce de paiement en retour d’un bienfait.”
La morale bourgeoise
La dernière livraison de la revue Esquisse(s) [n°14, printemps 2019] est consacrée au thème de la crudité. Langage, publicité, pornographie, un monde de “tentations sans goût” nous submerge. Sur le mode “retournement du stigmate”, musique et paroles du rap exploitent le filon. Mathias Vicherat pose la question : “Pourquoi la crudité du rap serait-elle seulement vulgaire ?” Les rappeurs semblent suivre à la lettre le conseil donné par John Fante aux écrivains : “vivre leur vie dans toute sa crudité, la prendre à bras le corps, l’attaquer à poings nus”.
Si le rap “a souvent le sexe comme objet et la femme comme sujet (et vice versa), il est assez fréquent que le langage fleuri, mâtiné d’une langue verte et de néologismes, se trouve l’Etat et les institutions en général comme cible de choix. La crudité, la vulgarité seraient à la hauteur des injustices subies, des violences et aussi d’une forme de désillusion” résume l’auteur. “La haine, c’est ce qui rend nos propos vulgaires” chante le groupe Sniper. “Parfois il faut parler cru pour être cru”, tente l’ancien énarque, auteur […] d’une Analyse textuelle du rap français.“J’ai traité les phrases comme de vraies dames / Tiré les plus belles pour les mettre en vitrine comme à Amsterdam” (IAM). La “poétique de l’obscène” – rappelle-t-il – n’est pas l’apanage des hommes. Les femmes rappeuses ne sont pas en reste.
Le tragique vient de ce que la mort efface tout, aussi bien ce qui ne vaut pas que ce qui a une valeur infinie – un vieillard réduit à une vie végétative mais, aussi bien, un enfant riche en promesses et qui n’a pas encore vécu. La sagesse tragique consiste à ne pas se laisser abattre par la perspective de cet effacement, mais à vouloir donner le plus de valeur à ce que l’on fait, comme si cela ne devait jamais être effacé par la mort.
Marcel CONCHE, extrait de Penser encore (2016)
[PHILOMAG.COM, 28 février 2022] Marcel Conche s’est éteint le 27 février [2022]. Le philosophe s’en est allé un mois avant de fêter son centenaire. Trop symbolique ? Peut-être. Disciple d’Épicure et de Montaigne, le métaphysicien athée évitait en tout cas les fétiches et les idoles – du destin à Dieu en passant par l’au-delà. “Il n’y a rien après la mort : je disparais, je m’évanouis, la vie s’arrête.” Raison de plus pour jouir de l’existence ! Joie peut-être tragique, et qui cependant ne cède rien à la déploration. Retour sur une philosophie singulière qui place la nature en son centre.
Fils d’agriculteur corrézien, orphelin de mère peu après sa naissance, Marcel Conche commence ses études dans l’enseignement supérieur à la faculté de lettres de Paris en 1944, où il a notamment Gaston Bachelard comme professeur. Il obtient, dans la foulée, une licence et un diplôme d’études supérieures en philosophie, et passe avec succès l’agrégation en 1950. Commence une carrière d’enseignant qui, de Cherbourg à Versailles en passant par Évreux et Lille, le conduit finalement à l’université Paris I, où il a pour collègues Vladimir Jankélévitch, Jacques Bouveresse ou encore Sarah Kofman. Son oeuvre riche compte notamment Orientation philosophique (Mégare, 1974), La Mort et la Pensée (Mégare, 1973) ou encore Présence de la nature (PUF, 2001).
Issu d’un milieu catholique, Conche développe une métaphysique profondément athée, nourrie de sa lecture des présocratiques, de Nietzsche ou encore de Heidegger, qui n’abandonne pas pour autant la question d’un au-delà de la matière, d’un absolu. Mais cet absolu n’est pas Dieu. “La nature, pour moi, c’est l’absolu”, affirmait-il ainsi dans nos colonnes [Philosophie Magazine]. Non la nature “au sens moderne”, opposée “à l’histoire, à l’esprit, à la culture, à la liberté”, ou réduite à la matière, mais la nature dont les Grecs eurent le pressentiment sous le nom de physis (φύσις, “ce qui croît”). “La physis grecque ne s’oppose pas à autre chose qu’elle-même. […] La physis est omni-englobante”. Elle est puissance hyperinfinie et essentiellement “créative”, éternelle et en perpétuel changement, sauvage et tout à la fois créatrice, une et infiniment multiple. Elle déjoue toutes les oppositions, à commencer par celle fondatrice de l’être et du devenir : “Tout étant porte en lui la négation de lui-même, et cette négation est le temps. Rien qui soit toujours là, sinon cela même”. “La nature avance en aveugle, comme le poète, elle improvise et on ne sait ce qu’elle fait qu’après qu’elle l’a fait.” [lire la suite de l’article original…]
Octave Larmagnac-Matheron
Dans sa Présentation de ma philosophie (HD Diffusion, 2013), Marcel CONCHE commence par distribuer des cailloux blancs afin que chacun puisse retrouver son chemin dans sa pensée. Comme le précise Jean-François REVEL : “[…] un système philosophique n’est par fait pour être compris : il est fait pour faire comprendre.” Grâce à la Propédeutique qui ouvre son livre, on ne pourra pas accuser Marcel Conche de vouloir nous perdre dans des méandres conceptuels, auxquels notre expérience de pensée ne pourrait se raccrocher. Voici quelques extraits de l’ouvrage :
“Avant l’enseignement proprement dit, il convient de structurer l’entendement du lecteur ou de l’auditeur afin de favoriser l’organisation des pensées. D’abord des phrases et des concepts clés délimitent le champ où l’on verra la nouvelle philosophie prendre forme et se construire.
Phrases-clés
Les phrases-clés sont comme les propylaia (propylées) avant le temple.
L’infini est le fait primordial
(Die Unendlichkeit ist die uranfangliche Tatsache)
L’infini est là – ce qui exclut toute transcendance – et ce qui est là est là éternellement (was da ist, ist ewig da) [ibid.] L’infini n’a pas à être expliqué (à partir de quoi puisqu’il n’y a rien d’autre ?). La seule chose à expliquer : d’où vient le fini ? (woher das Endliche stamme) [ibid.]. Il ne peut venir que de l’Infini, source de toutes choses.
L ‘assentiment de braves gens a plus de poids, si l’on peut dire, que celui des autres.
Platon, Sophiste, 246 d, trad. Diès
Laissant de côté le traitement conceptuel du temps que nous livre Kant dans l’Esthétique transcendantale, il convient de s’en tenir à l’expérience commune du temps, qui, indépendant de nous, va d’un pas égal (Benjamin Constant, cité in Orientation philosophique, 3e éd. p. 151). Qu’après une heure écoulée, il y en ait une autre, puis une autre, et une autre encore, indéfiniment, contre cela on ne peut rien. Le temps est la marque de notre impuissance, dit Lagneau.
Pourquoy prenons nous titre d’estre, de cet instant qui n’est qu’une eloise [éclair] dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ?
Montaigne, Essais, II, XII, texte de 1588, p. 526 PUF
Notre être n’ayant que la durée d’un éclair entre deux non-êtres dont chacun est infini, on peut se demander si c’est vraiment être que d’être si peu de temps.
Ce n’est pas plus (ou mallon) ainsi qu’ainsi ou que ni l’un ni l’autre.
Le miel, par exemple, n’est pas plus doux qu’amer ou qu’aucun des deux. Est-ce à dire que le miel est inconnaissable en soi ? Nous ne saisirions de lui que la façon dont il nous affecte et devrions suspendre notre jugement (épéchein) au sujet de ce qu’il est réellement. En ce cas, le ou mallon n’aurait pas une portée universelle. Il ne concernerait pas la différence de l’apparence et de l’être, laquelle resterait ce qu’elle est dans la métaphysique traditionnelle : simplement l’un des deux pôles, celui de l’être serait vide de contenu. Telle est la façon de voir du scepticisme banal, celui de Sextus .Empiricus, pour qui le doute ne porte pas sur les apparences, lesquelles sont évidentes, mais uniquement sur les choses obscures ou cachées (adéla). Mais telle n’est pas la pensée de Pyrrhon. D’après lui, en effet, il faut dire de chaque chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou qu’elle est et n’est pas, ou qu’elle n’est ni n’est pas. Il est clair que c’est la notion même d’être qui se trouve enveloppée dans le mallon. Or, si la notion d’être s’évanouit, ce qui s’évanouit aussi, c’est la notion d’apparence comme l’apparence de d’un être. Mais ce qu’il y a, même si les notions d’être et d’apparence (au sens relatif) ne conviennent pas, n’est pas absolument rien. De là une notion: l’Apparence absolue (cf. ci-après).
L’indéfini n’est qu’un fini variable
Couturat, De l’infini mathématique, Paris, Blanchard, p. 218
L’indéfini ne permet pas de franchir l’abîme qui sépare le fini de l’infini car ce n’est que du fini. Le monde est, selon Descartes, indéfini : il ne s’explique pas par lui-même, il faut supposer l’infini – Dieu, selon Descartes. L’infiniment grand et l’infiniment petit relèvent de l’ indéfini.
Tout s’écoule.
Héraclite, panta rhei, fr.136, Conche
Panta : toutes choses. Entendons: toutes choses finies. Un atome étant une chose finie, ne peut être éternel – malgré Épicure. Une âme humaine, étant affectée de finitude, ne peut être immortelle – malgré les croyants en Dieu. Un monde (cosmos), ne pouvant être infini (cf. ci-après), a un commencement et une fin.
Il me semble important de se débarrasser du Tout, de l’Unité […] Il faut faire voler le Tout en éclats.
Nietzsche, Œuvres, Gallimard, XII, p. 306
Cela contre l’idée que le tout de ce qu’il y a (nécessairement infini puisqu’il n’y a rien d’autre) pourrait être pensé en un – serait un Tout organique, un cosmos. Si la Nature est tout ce qu’il y a, elle éclate de toute part en aspects innombrables et inassemblables.
La nature reste bonne, même quand elle produit des monstres. Marx, Œuvres, Pléiade, III, 170
Il en va comme de la presse libre, qui reste bonne même quand elle donne de mauvais produits, car ces produits ont apostasié la nature de la presse libre. La nature est bonne, mais sa bonté a des défaillances : elle est bonne, mais elle n’est pas juste. Elle n’est donc pas d’essence divine. Une étoffe de bonne qualité reste une étoffe de bonne qualité même quand il y a des accrocs. Il y a des accrocs dans l’étoffe de la nature. Ces accrocs sont l’effet des mauvaises associations et du hasard. Il n’y a pas de coupable.
Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n’oserait être heureux.
Hugo, L’homme qui rit, Livre de Poche, p. 757
Dans les temps anciens, lorsque les campagnes étaient calmes, on ne quittait guère son village et l’on était ignorant des événements du monde. Les jours de fête surtout, avec les danses, les feux de la Saint-Jean, etc., l’on pouvait être heureux. Mais aujourd’hui, alors que l’on connaît les horreurs des guerres, des massacres, la misère des enfants affamés, mal soignés, ou des populations enfermées dans des camps, comment oser être heureux ? Je n’ose pas, et je n’aime pas disserter sur le bonheur.
Concepts clés
Il s’agit de concepts qui, dans ma philosophie, ont un rôle majeur, et dont certains me sont propres.
Nature
J’entends par ce mot la Phusis grecque, infinie (cf. l’apeiron d’Anaximandre), omni-englobante : l’homme est une partie de la Nature… cela contre la nature finie, qui n’est qu’un côté du réel, l’autre côté étant l’esprit, ou la culture, l’histoire, la liberté, etc.
Monde
= Cosmos, totalité structurée, donc finie… Cela contre Kant, qui parle de monde infini aussi bien dans le temps que dans l’espace (Critique de la raison pure, “premier conflit des idées transcendantales”, antithèse). Un monde ne peut s’égaler au tout de la réalité ; étant nécessairement fini, il a un commencement et une fin.
Mal absolu
C’est un mal dont aucune justification n’est possible; ou : qui ne peut se justifier à quelque point de vue que l’on se place. Absolu, comme adjectif, s’oppose à relatif. Relatif : qui ne se conçoit qu’en relation avec autre chose ; absolu : qui est sans relation avec autre chose (“en dehors de toute relation”, Vocabulaire de Lalande, sens E). Un mal absolu: il n’y a rien qui puisse le relativiser.
Apparence absolue
Qui n’est ni apparence d’un être (l’objet), ni apparence pour un être (le sujet), – notions qui impliquent une relation – , mais qui est sans relation.
Temps rétréci
C’est le temps finitisé, par opposition au temps infini de la Nature. Si nous nous pensons dans le temps infini, nous rétrécissons notre être, le réduisons à presque rien. Si nous rétrécissons le temps, le réduisons par exemple à cent ans, notre être en occupe alors un empan non négligeable, et chacun peut se croire en droit de dire: “je suis”.
Réel commun
Distingué du “vraiment réel” (ontos on, véritablement étant). C’est le réel pour l’homme du commun et le savant : est réel ce qui s’offre à nos sens naturels (que l’on voit, que l’on touche … ) ou technicisés (grâce au microscope, au télescope, etc.). Le réel commun s’oppose au réel des philosophes, pour qui ce qui mérite d’être dit “réel” est ce qui est éternel : les essences (Platon), les Atomes (Démocrite), Dieu (Descartes), la Nature (Spinoza), l’Esprit (Hegel), etc.
Scepticisme à l’intention d’autrui
Je ne suis pas sceptique, car je n’ai pas le moindre doute quant à la vérité de ma philosophie. La pierre de touche de la force d’une conviction est, nous dit Kant, le pari. “Représentons-nous par la pensée que nous avons à parier [sur cette vérité] le bonheur de toute la vie, alors notre jugement triomphant s’éclipse tout à fait, nous devenons extrêmement craintifs et nous commençons à découvrir que notre foi ne va pas si loin.” Cela ne s’applique pas à moi. Je suis prêt à mettre en jeu bien plus que le “bonheur de toute ma vie” – qui, du reste, pour moi, est peu de chose. Il faudrait au moins que Kant me mette au défi de risquer, par un pari, le bonheur de ceux que j’aime. Ce ne serait pourtant, aux yeux d’autrui, qu’une certitude de fait, non de droit, puisque ma philosophie ne fait que s’étayer par des arguments sans se fonder sur des preuves. J’admets donc le scepticisme chez autrui à l’égard le ma philosophie comme possible en droit. Je sais le vrai et le faux, mais je laisse une porte de sortie à autrui pour qu’il puisse vivre dans ce qu’il croit être la vérité – car cela lui est nécessaire – , et qui, pour moi, est illusion.
Philosophie
Opposée à “sagesse”. La philosophie, comme métaphysique, est la théorie du réel comme tel et dans son ensemble. Elle a en vue le savoir de toutes choses, le savoir absolu. La “sagesse” concerne seulement l’être humain. La
notion de “sagesse” implique la notion d'”éthique”. Une “éthique” est un choix de vie en fonction de la valeur que l’on estime suprême : il vaut la peine, pense t-on, de vivre pour la gloire ou pour le pouvoir, ou pour la vérité, ou pour le bonheur, etc. Lorsqu’une éthique suppose une métaphysique, cette éthique est dite une “sagesse”. Épicure philosophe en vue du bonheur. La notion de “bonheur” n’est pas une notion métaphysique. À sa métaphysique matérialiste, Épicure ajoute une éthique du bonheur. Mais cette éthique suppose le tetrapharmacos métaphysique et ses quatre vérités (sur les dieux, sur la mort, sur les désirs, sur la douleur). C’est donc une sagesse – eudémonique.
Sagesse tragique
Il s’ agit d’agir toujours en vue du meilleur (la plus belle œuvre) quoique le meilleur soit voué à la disparition – puisque, pour les choses finies, le néant a le dernier mot. Une telle sagesse s’inscrit sur le fond d’une métaphysique naturaliste – pour laquelle les œuvres de l’homme, à la longue, sont effacées (pour les croyants en Dieu, au contraire, les vertus que l’on a pu acquérir en ce monde ne s’effacent pas).
Concepts opératoires
Il s’agit de concepts dont je fais usage, mais qui ne me sont pas propres.
“Pensée” opposée à “connaissance”
Il y a “connaissance” lorsqu’il y a des preuves; il y a”pensée” (rationnelle) lorsqu’il y a des arguments. En métaphysique, on pense, on ne connaît pas. Il n’y a pas de connaissance métaphysique. On pense Dieu (car le mot “Dieu” a un sens- même si un tel être ne peut exister), on ne le connaît pas ; de même, on pense l’Infini, l’Absolu, la Nature, etc.
“Métaphysique” opposée à “science”
La métaphysique n’est pas, ne peut être et n’a pas à être une science (malgré
Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, etc.). La science seule nous donne des connaissances.
“Fini”, distingué de “indéfini” et opposé à “infini”
L'”indéfini”, ou infini “potentiel”, ajoute indéfiniment du fini au fini, par exemple dans la série des nombres naturels, on ajoute 1 au nombre précédent : l’on peut ainsi obtenir un nombre plus grand que tout nombre donné à l’avance. Mais on reste dans le virtuel, l’inachevé et même l’inachevable. Seul est vraiment réel l’infini dit “actuel”.
“Argument” opposé à “preuve”. La preuve oblige à l’assentiment, l’argument non. La preuve met la liberté sous le joug, l’argument non. Dans les sciences, l’on a des preuves ; en métaphysique, des arguments.
“Cause” opposée à “raison”
La formule des Cartésiens “causa sive ratio” est à rejeter. La cause supprime la liberté, la raison éclaire la liberté. La volonté est déterminée par des causes, elle se détermine par des raisons.
“Illusion” opposée à “apparence”
La cour carrée de loin semble ronde, il y a apparence, laquelle est incontestable. Si l’on dit: “la tour est ronde”, il y a illusion, laquelle est trompeuse. Les Sceptiques non pyrrhoniens s’en tiennent à ce qui apparaît, suspendant leur jugement au sujet de ce qui est. [Mais je distingue l’apparence ainsi entendue de l'”apparence absolue” et l’illusion ainsi entendue de l’illusion”ontologique”, où, disant “cela est”, on oublie que l'”être” auquel on a affaire n’est pas vraiment].
“Action” opposée à “création”
L’action implique prévision de l’avenir, hypothétique et risquée, et, selon le cas, programmation, planification, etc. La création invente l’avenir. L’action suppose que l’on mette devant soi, compte tenu de l’état du monde, l’éventail des possibles, la création met au jour des possibles nouveaux.
“Conscience” opposée à “pensée”
Les animaux sont conscients car ils dorment et s’éveillent : être éveillé et être conscient, c’est la même chose. Il s’agit de la conscience spontanée, non réfléchie : les animaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes. Seul l’homme pense. La pensée a pour corrélat l’être. L’animal ne se rend pas compte qu’il y a – ce qu’il y a.
“Morale” opposée à “éthique”
La morale implique la notion de “devoir inconditionnel”, l’éthique ne connaît que des devoirs “conditionnés”. Exemple: le journaliste peut échapper aux devoirs du journaliste en cessant d’être journaliste ; il ne peut échapper au devoir de venir au secours du blessé au bord de la route qu’en cessant d’être homme.
Concepts métaphoriques
Certaines notions, qui jouent le rôle de concepts, ont plutôt le caractère de métaphores.
Ainsi lorsque je dis que la Nature est “source” éternelle de vie, ou que, selon Anaximandre, elle “sécrète” des “germes” de chacun desquels naît un monde, ou lorsque je fais de la “nuit” une “métaphore de l’être pur” (Présence de la Nature, PUF, Quadrige, p. XV), ou lorsque j’écris: “La nuit, l’Obscur primordial, est le fond permanent de toutes choses” (ibid.)
En revanche, lorsque je dis que la Nature est le “Poète” premier et universel, il ne s’agit pas d’une métaphore.
Marcel CONCHE, Présentation de ma philosophie (2013)
A cette question posée par une lectrice, Charles PEPIN répond dans ses colonnes du Philosophie Magazine : “Devant les malheurs du monde, les injustices ou les inégalités les plus insupportables, l’indignation semble légitime : elle exprime un sentiment de colère devant ce qui heurte une conscience morale et semble par là même manifester l’existence d’une telle conscience. Ne pas s’indigner reviendrait alors à être indifférent, insensible, voire égoïste. Ainsi s’explique le succès phénoménal, il y a onze ans, d’un très court texte de Stéphane Hessel, justement intitulé Indignez-vous !(Indigène Éditions).
L’indignation pose toutefois un problème. Sur les centaines de milliers de lecteurs de la plaquette de Stéphane Hessel, combien ont entrepris des actions pour accompagner ou prolonger leur indignation ? L’indignation ne risque-t-elle pas de tenir lieu d’action ? Quand on s’est indigné avec bruit (lors d’un dîner, sur un plateau de télévision, dans une tribune de presse…), on peut avoir l’impression d’avoir déjà fait quelque chose… et finalement en rester là…
D’Aristote à Kant, la philosophie morale (appelée également philosophie pratique) est pourtant une philosophie qui vise l’action : les principes ou préceptes, l’impératif catégorique kantien… sont censés guider notre action, pas simplement notre réflexion. Ainsi l’indignation n’est-elle vraiment légitime que lorsqu’elle produit des changements effectifs, soit parce que celui ou celle qui s’indigne agit en conséquence, soit parce que les manifestations d’indignation ont des répercussions dans le monde, sur des responsables politiques ou des dirigeants d’entreprise.
Dans le cas contraire, l’indignation risque de n’être que l’alliée d’une bonne conscience à peu de frais. Évidemment, la frontière est parfois ténue entre une saine indignation – préalable à une action – et une indignation qui n’aura pour fonction que de masquer l’absence d’action. Mais être une conscience morale, c’est précisément tenter de se regarder en face, d’interroger sa véritable intention : qu’est-ce qui se joue au cœur de mon indignation ? Vais-je me contenter de ce bref sentiment ou de cette brève expression d’indignation ? Ou vais-je être capable de lui être vraiment fidèle en allant plus loin, en entreprenant des démarches, des actions militantes ? Si le sentiment de l’indignation indique la possibilité d’une conscience morale, c’est ce que nous ferons de ce sentiment qui prouvera, ou pas, la réalité de notre être moral.”
Dans son Dictionnaire philosophique (2001), André Comte-Sponville ne prévoit aucune entrée dédiée à l’indignation et le mot même n’apparaît qu’une fois, dans l’article Colère : “COLÈRE – Indignation violente et passagère. C’est moins une passion qu’une émotion : la colère nous emporte, et finit par s’emporter elle-même. Mieux vaut, pour la surmonter, l’accepter d’abord. Le temps joue pour nous, et contre elle. La colère naît le plus souvent d’un dommage injuste, ou qu’on juge être tel. Aussi y a-t-il de justes colères, quand elles viennent au secours du droit. Mais la plupart ne viennent au secours, hélas, que du narcissisme blessé : désir, non de justice, mais de vengeance. Au reste, s’il est de justes et nécessaires colères, il n’en est guère d’intelligentes. C’est leur faiblesse et leur danger : la plus justifiée peut déboucher sur l’injustice. Aurait-on autrement besoin de tribunaux, pour juger lentement et sereinement de la colère des hommes ? Un procès, même médiocre, vaut mieux qu’un bon lynchage. Cela dit à peu près ce qu’il faut penser de la colère : parfois nécessaire, jamais suffisante.“
Albert CAMUS (1913-1960), l’écrivain, le journaliste et le philosophe, jouait au Racing Universitaire Algérois (RUA) en 1929, après avoir été le gardien de but l’AS Monpensier. De ces années-là, Camus gardera en lui un rêve fracassé : en 1930, on diagnostique sa tuberculose ; il a 17 ans, il comprend qu’il ne sera jamais professionnel. Jamais. En 1940, il retire ses crampons pour toujours.
Mais Camus restera passionné de foot toute sa vie. Avec l’argent du prix Nobel de littérature [à lire : le Discours de Suède prononcé à cette occasion], il achète une maison, à Lourmarin dans le Lubéron. Tous les dimanches, il est au bord du terrain local, regardant les enfants jouer contre le village voisin. Il paie leur maillot. Il supporte le Racing club de Paris. Pourquoi ? Parce qu’il ont le même maillot que le Racing algérois.
Mais surtout il écrit : “Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football qui resteront mes vraies universités. J’ai appris qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la métropole où l’on n’est pas franc du collier.” Le foot, c’est aussi l’attachement au milieu populaire dont on est issu… ou pas. Mais quand on en vient, en comprend mieux, on ressent plus.
Camus avait été gardien de but parce que c’était la place où l’on usait le moins ses chaussures. Orphelin de père et fils de pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de trop courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère violente inspectait ses semelles et lui flanquait une raclée si elles étaient abîmées. Pendant que sa mère, femme de ménage mutique, restait dans un coin, à jamais emmurée dans son silence.
Mais Camus aimait le foot au point de travailler plus dur à l’école dans l’espoir vain que sa grand-mère maltraitante lui pardonne ses chaussures détruites. Devenu écrivain, il racontera parfois, rarement, sa fascination pour un sport où la correction et la violence sont en équilibre précaire, où on rend les coups que l’on prend “sans tricher” (sic) où il faut apprendre à gagner sans se prendre pour Dieu et à perdre sans se trouver nul, où la joie de vaincre et les larmes de la défaite se ressentent et se ressemblent, après l’effort, dans la même ivresse de vivre.”
D’après : Entretiens avec Camus dans le Bulletin du RUA le 15 avril 1953 et dans France-Football du 17 décembre 1957. Texte déniché par Jean-Paul Mahoux.
Laisse partir les gens qui ne sont pas prêts à t’aimer !
C’est la chose la plus difficile que tu auras à faire dans ta vie, et elle sera aussi la plus importante : arrête de donner ton amour à ceux qui ne sont pas prêts à t’aimer.
Arrête d’avoir des conversations difficiles avec des gens qui ne veulent pas changer.
Arrête d’apparaître pour les gens qui sont indifférents à ta présence.
Arrête d’aimer les gens qui ne sont pas prêts à t’aimer.
Je sais que ton instinct est de tout faire pour gagner les bonnes grâces de tous ceux qui t’entourent, mais c’est aussi l’impulsion qui te volera ton temps, ton énergie et ta santé mentale, physique et spirituelle…
Quand tu commences à te manifester dans ta vie, complètement, avec joie, intérêt et engagement, tout le monde ne sera pas prêt à te trouver à cet endroit de pur sincérité…
Ça ne veut pas dire que tu dois changer ce que tu es.
Ça veut dire que tu dois arrêter d’aimer les gens qui ne sont pas prêts à t’aimer.
Si tu es exclu(e), insulté(e) subtilement, oublié(e) ou facilement ignoré(e) par les personnes à qui tu offres ton temps, tu ne te fais pas une faveur en continuant à leur offrir ton énergie et ta vie.
La vérité, c’est que tu n’es pas tout le monde…
Et que tout le monde n’est pas pour Toi…
C’est ce qui rend ce monde si spécial, quand tu trouves les quelques personnes avec qui tu as une amitié, un amour ou une relation authentique…
Tu sauras à quel point c’est précieux…
Parce que tu as expérimenté ce qui ne l’est pas…
Mais plus tu passes de temps à essayer de te faire aimer de quelqu’un qui n’en est pas capable…
Plus tu perds de temps à te priver de cette même connexion…
Il y a des milliards de personnes sur cette planète, et beaucoup d’entre elles vont se retrouver avec toi, à leur niveau, avec leur vibration, de là où elles en sont…
Mais …
Plus tu restes petit(e), impliqué(e) dans l’intimité des gens qui t’utilisent comme un coussin, une option de second plan, un(e) thérapeute et un(e) stratège à leur guérison émotionnelle…
Plus de temps tu restes en dehors de la communauté que Tu désires.
Peut-être que si tu arrêtes d’apparaître, tu seras moins recherché(e)…
Peut-être que si tu arrêtes d’essayer, la relation cessera…
Peut-être que si tu arrêtes d’envoyer des textos, ton téléphone restera sombre pendant des jours et des semaines…
Peut-être que si tu arrêtes d’aimer quelqu’un, l’amour entre vous va se dissoudre…
Ça ne veut pas dire que tu as ruiné une relation !
Ça veut dire que la seule chose qui tenait cette relation était l’énergie que TOI et TOI SEUL(E) engageais pour la maintenir à flots.
Ce n’est pas de l’amour.
C’est de l’attachement.
C’est vouloir donner une chance à qui n’en veut pas !
La chose la plus précieuse et la plus importante que tu as dans ta vie, c’est ton énergie.
Ce n’est pas que ton temps puisqu’il est limité…
C’est ton énergie !
Ce que tu donnes chaque jour est ce qui se créera de plus en plus dans ta vie.
C’est ceux à qui tu donneras ton temps et ton énergie, qui définiront ton existence.
Quand tu te rends compte de ça, tu commences à comprendre pourquoi tu es si impatient(e) quand tu passes ton temps avec des gens qui ne te conviennent pas, et dans des activités, des lieux, des situations qui ne te conviennent pas.
Tu commenceras à réaliser que la chose la plus importante que tu peux faire pour ta vie, pour toi-même et pour tous ceux que tu connais, c’est protéger ton énergie plus farouchement que n’importe quoi d’autre.
Fais de ta vie un refuge sûr, dans lequel seules les personnes “compatibles” avec toi sont autorisées.
Tu n’es pas responsable de sauver les gens.
Tu n’es pas responsable de les convaincre qu’ils doivent être sauvés.
Ce n’est pas ton travail d’exister pour les gens et de leur donner ta vie, petit à petit, instant après l’instant !
Parce que si tu te sens mal, si tu te sens dans le devoir, si tu te sens obligé(e), tu es la racine de tout ça par ton insistance, en ayant peur qu’ils ne te rendent pas les faveurs que tu leur as accordées…
Il est de ton seul fait de réaliser que tu es l’aimé(e) de ton destin, et d’accepter l’amour que tu penses mériter.
Décide que tu mérites une amitié réelle, un engagement véritable, et un amour complet avec les personnes qui sont saines et prospères.
Puis attends… juste pour un moment…
Et regarde à quel point tout commence à changer…
Par-delà l’incommunicable émotion de cette Passion où tout fut consommé, que doit-on et que peut-on transmettre vingt ans après sous forme d’enseignement ? Rappeler à nouveau le difficile destin juif et le raidissement de notre nuque ? Exiger une justice sans passion ni prescription et se méfier d’une humanité dont les institutions et les techniques seules conditionnent le progrès ? Certes. Mais on peut, peut-être, tirer de l’expérience concentrationnaire et de cette clandestinité juive qui lui conférait l’ubiquité, trois vérités transmissibles et nécessaires aux hommes nouveaux. Pour vivre humainement, les hommes ont besoin d’infiniment moins de choses que les magnifiques civilisations où ils vivent – voilà la première vérité. On peut se passer de repas et de repos, de sourires et d’effets personnels, de décence et du droit de tourner la clef de sa chambre, de tableaux et d’amis, de paysages et d’exemption de service pour cause de maladie, d’introspection et de confession quotidiennes. Il ne faut ni empires, ni pourpre, ni cathédrales, ni académies, ni amphithéâtres, ni chars, ni coursiers – c’était déjà notre vieille expérience de juifs. L’usure rapide de toutes les formes entre 1939 et 1945 rappelait plus que tous les autres symptômes la fragilité de notre assimilation. Dans ce monde en guerre, oublieux des lois mêmes de la guerre, la relativité de tout ce qui nous semblait indispensable depuis notre entrée dans la cité apparut brusquement. Nous sommes revenus au désert, à un espace sans paysage ou à un espace tout juste fait – comme le tombeau – pour nous contenir ; nous sommes revenus à l’espace-réceptacle. Le ghetto est cela aussi et non seulement séparation d’avec le monde. Mais, deuxième vérité, et elle aussi rejoint une antique certitude et un antique espoir – aux heures décisives où la caducité de tant de valeurs se révèle, toute la dignité humaine consiste à croire à leur retour. Le suprême devoir quand “tout est permis” consiste à déjà se sentir responsables à l’égard de ces valeurs de paix. Ne pas conclure, dans l’univers en guerre, que les vertus guerrières sont seules certaines ; ne pas se complaire dans la situation tragique aux vertus viriles de la mort et du meurtre désespéré, ne vivre dangereusement que pour écarter les dangers et pour revenir à l’ombre de sa vigne et de son figuier. Mais – troisième vérité – il nous faut désormais dans l’inévitable reprise de la civilisation et de l’assimilation enseigner aux générations nouvelles la force nécessaire pour être fort dans l’isolement et tout ce qu’une fragile conscience est alors appelée à contenir. Il nous faut – en rappelant la mémoire de ceux qui, non-juifs et juifs, surent, sans même se connaître ni se voir, se comporter en plein chaos comme si le monde n’avait pas été désintégré, en rappelant la Résistance des maquis, c’est-à-dire précisément celle qui n’avait d’autres sources que ses propres certitudes et son intimité – il faut, à travers de tels souvenirs, ouvrir vers les textes juifs un accès nouveau et restituer à la vie intérieure un nouveau privilège. La vie intérieure, on a presque honte de prononcer, devant tant de réalismes et d’objectivismes, ce mot dérisoire.
Quand les temples sont debouts, quand les drapeaux flottent sur les palais et que les magistrats ceignent leur écharpe – les tempêtes sous les crânes ne menacent d’aucun naufrage. Ce ne sont peut-être que les remous que provoquent, autour des âmes bien ancrées dans leur havre, les brises du monde. La vraie vie intérieure n’est pas une pensée pieuse ou révolutionnaire qui nous vient dans un monde bien assis, mais l’obligation d’abriter toute l’humanité de l’homme dans la cabane, ouverte à tous les vents, de la conscience. Et certes, il est fou de rechercher la tempête pour elle-même, comme si “dans la tempête résidait le repos” (Lermontov). Mais que l’humanité installée puisse à tout moment s’exposer à la situation dangereuse où sa morale tienne toute entière dans un “for intérieur”, où sa dignité reste à la merci des murmures d’une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif – voilà le risque dont dépend l’honneur de l’homme…
Ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse. C’est cette recherche de la caresse qui en constitue l’essence, par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce “ne pas savoir”, ce désordonné fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. Et la caresse est l’attente de cet avenir pur sans contenu.
Biographie succincte : Emmanuel LEVINAS est né en janvier 1906 à Kaunas, en Lituanie. Études secondaires en Lituanie et Russie. Etudes de philosophie à Strasbourg de 1923 à 1930. Séjour à Fribourg en 1928-1929 auprès de Husserl et de Heidegger. Naturalisé français en 1930. Professeur de philosophie, directeur de l’Ecole normale israélite orientale. Professeur de philosophie à l’Université de Poitiers (1964), de Paris-Nanterre (1967), puis à la Sorbonne (1973). Emmanuel Levinas décède le 25 décembre 1995 à Paris (FR). Quelques extraits choisis de son oeuvre ici…