“Comtesse de Lovelace, elle naît Ada Byron, d’une relation scandaleuse entre le poète Lord Byron et une aristocrate érudite. À 12 ans, elle écrit déjà un traité dédié aux ailes des volatiles. Sa mère, férue de mathématiques, surnommée “princesse des parallélogrammes” par Byron, veut contrecarrer la fascination d’Ada pour son père absent et son inclination pour la passion amoureuse en focalisant son attention sur les sciences dures. Ses tuteurs, parmi les plus brillants scientifiques, l’éduquent dans la rigueur et l’exigence. À 16 ans, Ada rencontre Mary Somerville, éminente astronome du XIXe siècle, qui l’encourage et l’aide à progresser en mathématiques. Ada veut déjà développer une “science poétique“, germe d’une future intelligence artificielle.
“Mon travail mathématique implique une imagination considérable.” Ada Lovelace
À 17 ans, Ada rencontre dans un salon mondain le mathématicien Charles Babbage, inventeur de la calculatrice mécanique. Il écrira à son propos : “Cette enchanteresse des nombres a jeté son sort magique autour de la plus abstraite des sciences et l’a saisie avec une force que peu d’intellects masculins – dans notre pays au moins – auraient pu exercer.”
Pendant 20 ans, ils amélioreront constamment ensemble “la machine analytique“, l’ancêtre de l’ordinateur moderne, avec 100 ans d’avance.
“Son rôle est de nous aider à effectuer ce que nous savons déjà dominer” écrira-t-elle. Ada pressent tout l’impact que pourra avoir l’informatique sur la société. Elle veut faire des calculateurs des “partenaires de l’imagination” en programmant musique, poésie ou peinture.
Selon Nicolas Witkowski, physicien et auteur de l’essai d’histoire des sciences au féminin Trop belles pour le Nobel (Le Seuil), interviewé dans l’émission “La Marche des sciences”, consacrée à Ada Lovelace en 2016 : “Ce qu’elle cherche, c’est plus une métaphysique qu’une science ou une technique. Une façon de vivre. À un moment, elle propose d’utiliser son propre corps comme laboratoire moléculaire. Non seulement elle anticipe l’informatique et l’ordinateur, mais elle anticipe les neurosciences”.
Le 1er programme informatique
À 27 ans, Ada traduit l’article d’un ingénieur italien consacré aux machines à calculer. Dans ses longues notes de traduction, elle esquisse ce qui permettrait à une machine d’agir seule. Elle décrit l’enchaînement d’instructions qu’il faut donner pour réaliser une suite mathématique, jusqu’à la position des rouages.
Selon elle, la machine pourrait manipuler des nombres mais aussi des lettres et des symboles, au-delà du calcul numérique. La machine “tisse des motifs algébriques comme le métier de Jacquard tisse des fleurs et des feuilles”. La première programmation informatique est née. Comme les autres femmes scientifique de son temps, elle signe son article de ses seules initiales.
Alternant phases d’exaltation et de dépression, Ada s’adonne aux paris hippiques pour financer ses recherches et celles de Babbage. Malgré ses efforts pour concevoir un algorithme servant ses paris, elle dilapide son argent. À 36 ans, elle meurt d’un cancer de l’utérus. Son ami Charles Dickens lit un texte à son enterrement.
Négligences et postérité
Il faudra attendre 1930 pour qu’Alan Turing formalise à son tour un calculateur universel manipulant des symboles. Ada est restée longtemps oubliée, négligée, malgré une reconnaissance progressive et inattendue. En 1979, le département de la Défense américain appelle de son nom un langage de programmation “Ada”, de même, le CNRS nomme en son hommage un de ses supercalculateurs.” [d’après FRANCECULTURE.FR]
Lettre de Ludwig WITTGENSTEIN (1889-1951) à Bertrand RUSSELL (1872-1970) datée du 3 mars 1914 :
Cher Russell,
(…) je dois te redire que nos dissensions n’ont pas seulement des causes extérieures (nervosité, surmenage, etc.), mais aussi des racines très profondes – du moins de mon côté. Il se peut que tu aies raison de dire que nous ne sommes peut-être pas si différents, il n’en reste pas moins que nos idéaux diffèrent du tout au tout. C’est pour cela que nous n’avons jamais pu, et nous ne pouvons toujours pas discuter de quoi que ce soit mettant en jeu nos jugements de valeur, sans recourir à la dissimulation ou nous quereller. Je crois que cela est indéniable. Il y a longtemps que j’en suis conscient, ce qui a été terrible pour moi, car cela me montrait que notre relation s’enlisait dans un bourbier. Nous avons tous les deux nos faiblesses, surtout moi, dont la vie est REMPLIE de pensées et d’actions détestables et dérisoires (je n’exagère pas). Mais pour qu’une relation ne se dégrade pas, il faut que les faiblesses de chacun ne se conjuguent pas. Deux hommes ne doivent entretenir une relation que là où ils sont purs – c’est-à-dire où ils peuvent être totalement ouverts l’un à l’autre, sans se blesser mutuellement. Or nous N’en sommes capables QUE lorsque nous nous restreignons à la communication de faits pouvant être établis objectivement, et peut-être aussi lorsque nous nous exprimons les sentiments amicaux que nous avons l’un pour l’autre. Tout autre sujet nous conduit à la dissimulation, ou même à la querelle. Peut-être diras-tu : cela durant depuis déjà un bon bout de temps, pourquoi ne pas continuer ainsi ? Mais j’en ai par-dessus la tête de ces compromis sordides ! Jusqu’ici mon existence a été une grande saloperie – mais faut-il qu’elle continue à l’être ? – Je te propose ceci : faisons-nous part de nos travaux respectifs, de nos découvertes, etc., mais abstenons-nous de tout jugement de valeur sur l’autre, sur quelque sujet que ce soit, et soyons pleinement conscients du fait que nous ne pouvons être tout à fait honnêtes l’un envers l’autre sans être du même coup blessants (il en est du moins ainsi pour moi). Je n’ai pas besoin de t’assurer de l’affection profonde que je te porte, mais cette affection serait menacée si nous continuions à entretenir une relation fondée sur la dissimulation, et donc honteuse pour l’un comme pour l’autre. Il serait honorable, je crois, de lui donner désormais un fondement plus sain. (…)
Toujours tien,
L.W.
La publication inédite de lettres entre le philosophe et les siens permet d’en savoir un peu plus sur l’homme mais aussi sur une famille au centre de la vie culturelle de Vienne.
Je n’ai pas pu répondre à ta lettre de façon circonstanciée car j’étais au lit avec les oreillons. Cette lettre m’est en fait tout à fait incompréhensible. Le diable seul sait les bêtises [qu’on] a bien pu te raconter pour que tu croies devoir me rendre visite […] A mes yeux, une telle visite serait le plus grossier outrage concevable, un signe de l’absence totale du respect que chaque être humain doit à la liberté d’autrui. Dans notre famille, un tel manque ne serait certes pour moi rien de nouveau, voir les nombreux cas où l’un de nous en tyrannise un autre avec amour.
Cette lettre, Ludwig ne l’enverra pas à sa sœur Hermine. Il lui en écrira une plus douce – qui aura le même effet :
Ta lettre m’a fait très mal, d’autant que je ne peux pas du tout m’expliquer en quoi je l’ai méritée […] Si un jour tu as besoin de moi, je viendrai avec la plus grande joie, car rien ne peut ébranler mon amour.
A choisir d’autres missives, antérieures ou postérieures, on découvrirait, non seulement entre Hermine et Ludwig, mais entre tous les membres de la famille, des rapports aussi variables qu’un temps de mars, affectueux, exacerbés, tendres, durs, amicaux, soupçonneux… La lettre date de janvier 1921. Ludwig exerce alors le métier d’instituteur à Trattenbach, en Basse-Autriche, après avoir travaillé comme aide-jardinier dans un couvent. Nul ne sait qu’il est millionnaire. De retour à Vienne, il cède sa part d’héritage à ses frères et sœurs – en excluant sa bien-aimée Margaret, épouse de l’homme d’affaires et collectionneur d’art new-yorkais Jerome Stonborough, déjà assez riche.
Les correspondances croisées entre proches se réduisent souvent à des échanges conventionnels : tracas quotidiens, fêtes, anniversaires, vacances, oreillons. Il y a de cela dans les Lettres à sa famille (inédites) de (et à) Ludwig Wittgenstein, qui toutefois dévoilent un peu la personnalité du philosophe, sans en lever le mystère (encore épais, en dépit des dizaines de biographies publiées). Mais on y trouve davantage. Car il s’agit de la famille Wittgenstein, qui est à elle seule un style, une époque, un monde, “doté de son propre système de soutien, de ses propres valeurs, de sa propre clientèle au sens de la Rome antique“, comme écrit l’éditeur (et biographe) Brian McGuiness.
Personne ou presque n’a été plus mal élevé que nous.
Les emblèmes de cette famille, ce sont d’abord des immeubles. Après la Villa Xaire, à proximité du château de Schönbrunn, les Wittgenstein habitent à Vienne le Palais Wiener, place Schwarzenberg, l’endroit le plus chic du Ring, puis, à partir de 1890, un hôtel particulier sis au 16 de l’Alleegasse (aujourd’hui Argentinierstrasse), près des jardins du Belvédère. Ce palais Wittgenstein est le pôle de la vie culturelle viennoise, et le salon le plus fréquenté par les intellectuels et les artistes : Brahms, Berg, Richard Strauss, Klimt, Schönberg, Mahler… Ils séjournent également à Hochreit, un vaste domaine campagnard, et, en demi-saison, migrent à Neuwaldegg, où s’érige leur villa, dont le parc jouxte une forêt (c’est là que naît Ludwig, le 26 avril 1889).
Le maître de l’empire, c’est le père, Karl Wittgenstein, l’un des entrepreneurs les plus successful de la fin de l’empire austro-hongrois – un grand bel homme au dire de tous, plein d’humour, escrimeur et cavalier accompli, musicien, collectionneur et mécène : d’abord roi des aciéries, il tourne ensuite ses affaires vers la finance (il est au conseil d’administration de la Credit Anstalt, banque de la famille Rothschild) et ne fait qu’accroître sa fortune. Son épouse, Léopoldine Kallmus, d’un milieu aisé, est issue comme lui d’une famille juive assimilée et convertie au catholicisme. Sa seule passion est la musique. On la dit irritable, d’un tempérament exalté, assez peu à l’écoute de ses enfants.
Hermine, l’aînée, vient au monde en 1874. Dora naît et meurt deux ans plus tard. Suivent deux garçons, Johannes (Hans) et Konrad (Kurt), puis, en 1879, une autre fille, Helene (Lenka). La naissance de Rudolf (Rudi) précède d’un an celle de Margaret (Gretl), benjamine dorlotée par tous pendant son enfance, promue grande sœur quand apparaissent, en 1887 et 1889, les deux petits derniers, Paul et Ludwig. Vivant dans le luxe, assistant aux brillantes prestations des peintres, musiciens et hommes de science qui fréquentent leur demeure princière, les enfants Wittgenstein ne sont guère heureux. Gretl l’avoue : “Personne ou presque n’a été plus mal élevé que nous : sans amour, sans le moindre encouragement à bien faire, sans le moindre égard pour nos aptitudes.” De fait, “tout ce qui est accompli par les membres de cette famille l’a été une fois qu’ils l’avaient quittée“. Tous ont des dons extraordinaires : Hans pour la musique, Rudi pour la littérature et le théâtre. Ils se suicident tous deux, à 25 et 23 ans. Kurt est le seul qui emboîte les pas de son père, et dirige une entreprise industrielle : mobilisé, il se suicide sur le front italien lors de la reddition de l’armée autrichienne. Paul devient un pianiste célèbre : blessé au début de la guerre, il est amputé d’un bras (Maurice Ravel écrira pour lui le Concerto pour la main gauche en ré majeur). Gretl surmonte les difficultés de jeunesse grâce à son œuvre de mécène, à l’amour de l’art (Klimt en fait un magnifique portrait) et à son goût pour la connaissance, la physique, les mathématiques, la psychanalyse (patiente puis amie de Freud). Quant à Ludwig, le petit Luki choyé par ses sœurs, de santé fragile, timide, secret, torturé, doux et inflexible, poussant jusqu’à l’extrême limite ses capacités intellectuelles, assurément génial, bien malin qui saurait en dire le dernier mot.
Tu n’es pas fait pour ce monde
Du point de vue biographique, il y a en effet une kyrielle de Wittgenstein : l’ingénieur en mécanique, le chercheur en aéronautique, le concepteur de cerfs-volants météorologiques, l’architecte (il a projeté pour sa sœur Gretl la célèbre Wittgenstein-Haus, sur la Kundmanngasse à Vienne), l’ermite, le combattant volontaire (prisonnier de guerre en Italie), le portier, le serveur, le brancardier du Guy’s Hospital de Londres, le technicien du laboratoire d’analyses médicales de Newcastle, le clarinettiste, le professeur… Du point de vue philosophique, il n’y en a heureusement que deux. Le premier Wittgenstein est l’ingénieur qui se découvre une passion pour la philosophie des mathématiques, suit à Iéna l’enseignement de Gottlob Frege, père de la logique moderne, et parfait sa formation à Cambridge, auprès de deux monuments : Bertrand Russell et George E. Moore. Ce stage en Angleterre dure jusqu’au début de la Première Guerre. Réfugié en Norvège, le jeune Autrichien, dans la plus absolue solitude, commence la rédaction du Tractatus logico-philosophicus. L’ouvrage –le seul qu’il publie de son vivant– paraît en 1921. Son impact est tel qu’il oriente toute une part de la philosophie du XXe siècle vers l’étude de la logique du langage. Dès lors, convaincu que la “vérité des pensées” qu’il apporte est “intangible et définitive“, Wittgenstein prend congé de la philosophie.
En 1929, il rechute, et retourne étudier à Cambridge. Après son doctorat, il devient fellow au Trinity College et, en 1939, obtient la prestigieuse chaire de philosophie de l’université, succédant à Moore. Cette féconde période d’enseignement¬ voit la mise en chantier de ce qui sera l’œuvre (publiée posthume) du second Wittgenstein. Le Viennois ne se réfère plus à un langage idéal capable de réfléchir la structure même de la réalité : il donne maintenant à la philosophie la tâche d’analyser la multiplicité des “jeux de langage” et la façon courante dont chacun les utilise – en suivant des règles consolidées par les institutions et incrustées dans les “formes de vie”», les peurs, les émotions, les croyances, les douleurs, les attitudes. Il fait son dernier cours le 13 mai 1947. Au retour d’un voyage aux Etats-Unis, il découvre qu’il a un cancer. Il meurt le 29 avril 1951.
Les Lettres à sa famille recouvrent une ample période : de 1908 à 1951. Aussi ne se comprennent-elles que rapportées aux “formes de vie” que Ludwig, ses sœurs et ses frères –principalement Hermine, Margaret, Helene et Paul– tour à tour assument, en fonction des périodes, des états affectifs, du destin des relations, d’évènements heureux ou tragiques (guerre, départs au front, captivité, lois raciales : l’interdiction faite aux Juifs, en juin 1938, d’exercer leur profession contraint Paul à émigrer aux Etats-Unis). Si la musique établit entre tous une certaine… harmonie, et si les déclarations d’amour abondent, les dissensions ne manquent pas. Elles ne sont ni politiques ni philosophiques, mais tiennent à ce que chacun a une idée de ce que devrait être le bonheur de l’autre. Ludwig apparaît comme celui qui doit être protégé (“Tu n’es pas fait pour ce monde“, lui lance Hermine), alors qu’il se considère –en même temps que Gretl– comme le plus apte à aplanir les conflits (mais capable d’avouer à Paul : “Je suis un être perdu et tout à fait indigne de votre affection, à moins qu’un miracle ne me sauve“). A Helene, il écrit : “Si quelque chose dans cette lettre devait ne pas être clair, je suis tout à fait prêt à fournir de nouvelles explications.” Mais pourra-t-on jamais voir clair, non dans la pensée, mais dans la personnalité polyphonique, insondable, de Ludwig Wittgenstein ? Lequel termine sa missive par ces mots : “Pour que tu voies que je me porte bien, j’ai fait quelques taches de graisse sur le papier. Après l’avoir lue, tu peux donc te débarrasser de cette lettre ou en extraire la graisse. Ton frère inoubliable (et pourtant oublieux), Ludwig.“
Alan TURING est de ces génies tardivement reconnus. Son travail scientifique, aujourd’hui considéré comme majeur, s’est développé sur une quinzaine d’années, de 1936 à 1952 environ.
Alan Mathison Turing est né le 23 juin 1912 à Londres. En 1931, il a 19 ans, il intègre le King’s College de l’Université de Cambridge où il trouve un milieu favorable pour étudier les mathématiques. Il va s’y épanouir, car personne là-bas ne raille son homosexualité, son apparence décalée. Chacun, dit-on là-bas, doit être ce qu’il est.
Seules les mathématiques pures et appliquées procurent à Alan un sentiment d’épanouissement. Il pénètre avec passion dans le monde solitaire et virtuel qui va devenir le sien. Il sera diplômé en 1933.
En 1936, Alan Turing débarque à New York à l’Université de Princeton où se côtoient John von Neumann et Albert Einstein, tous les grands noms de la science et notamment ceux qui ont fui le nazisme.
Turing démontre que certains problèmes mathématiques ne peuvent être résolus. Pour cela, il postule l’existence théorique d’une machine programmable, capable d’effectuer vite toutes sortes de calculs.
Cette machine est composée d’un “ruban” supposé infini, chaque case contenant un symbole parmi un “alphabet fini”, d’une “tête de lecture/écriture” ; d’un “registre d’états” ; d’une “liste d’instructions”.
L’ordinateur – théorique – est né ! Même si elle reste purement abstraite, cette “machine de Turing”, passée sous ce nom à la postérité, est un saut crucial vers les fondements de l’informatique.
En 1939, Alan Turing, revenu enseigner à Cambridge, s’engage dans l’armée britannique où il travaille à Bletchley Park au déchiffrement des messages de la marine allemande. Pour ses communications radio, le IIIe Reich utilise un engin cryptographique sophistiqué baptisé Enigma.
Poursuivant les travaux des Polonais qui avaient déjà découvert le mécanisme de la machine infernale, Alan Turing et les autres mathématiciens construisent donc un appareil destiné à passer en revue extrêmement rapidement les différents paramètres possibles d’Enigma.
Tous les renseignements issus des codebreakers étaient frappés du sceau “ultra”, plus confidentiel encore que “top secret”, un niveau de protection créé spécialement pour Bletchley. Tous ceux qui y travaillaient étaient soumis à l’Official Secret Act, un texte drastique qui leur interdisait toute allusion à leur activité, et ce, en théorie, jusqu’à leur mort.
En janvier 1943, Turing quitte l’Angleterre et rejoint les laboratoires de télécommunication Bell dans le New Jersey où le savant Claude Shannon travaille au codage de la parole. Turing propose quelques mois plus tard un prototype de machine à voix artificielle, ayant pour nom de code Delilah.
Après la guerre, Alan Turing travaille au National Physical Laboratory et conçoit un prototype de calculateur électronique, l’ACE (Automatic Computing Engine), qui prend du retard dans sa réalisation.
Aussi il rejoint l’Université de Manchester qui avait construit en 1948 le premier ordinateur programmable opérationnel, le Mark 1. Turing participe à la programmation et se passionne pour l’intelligence artificielle.
En 1950, Alan Turing publie, dans Mind, son article “Computing Machinery and Intelligence”. Dans cet article, il défend des positions “révolutionnaires”. Il se propose d’examiner la question : “Les machines peuvent-elles penser ?“ Il élabore un test qui valide l’intelligence d’une machine, le “test de Turing”. Selon lui, si une machine dialogue avec un interrogateur (qui ne la voit pas) et arrive à lui faire croire qu’elle est un être humain, nous devrions dire d’elle qu’elle pense. Dans cette mesure, à la question a priori “Les machines peuvent-elles penser ?”, Turing substitue la question empirique : “Une machine peut-elle gagner au jeu de l’imitation ?”. Le prix Loebner, créé en 1990, est une compétition annuelle récompensant le programme considéré comme le plus proche de réussir le test de Turing.
En 1952, il propose un modèle mathématique de morphogenèse. Il fait paraître un article, “The Chemical Basis of Morphogenesis” (Philosophical Transactions of the Royal Society, août 1952), où il propose trois modèles de formes (Turing patterns). Les structures spatiales formées par le mécanisme physico-chimique très simple qu’il a suggéré s’appellent depuis des “structures de Turing”.
Il faudra attendre quarante ans après Turing pour obtenir la première mise en évidence expérimentale d’une structure de Turing. Ce mécanisme, très simple, de formation de motifs est devenu un modèle emblématique, invoqué pour expliquer de nombreuses structures naturelles, en particulier vivantes.
Il est conscient du manque de preuves expérimentales. Son but est davantage de proposer un mécanisme plausible, et de montrer tout ce qu’il permet déjà d’expliquer, malgré sa simplicité. Les exemples donnés par Turing sont les motifs tachetés comme la robe du guépard, l’hydre et la phyllotaxie des feuilles en rosette.
Élu membre de la Royal Society, Turing éprouve de graves difficultés quand la révélation de son homosexualité provoque un scandale en 1952. C’est un crime pour la justice britannique. Le procès est médiatisé. Hugh Alexander fait de son confrère un brillant portrait, mais il est empêché de citer ses titres de guerre par le “Secret Act”.
Alan Turing, qui n’a jamais réellement caché son homosexualité, a longtemps couru à un niveau olympique, pratiquant très régulièrement la course à pied pour calmer ses pulsions sexuelles. Pour éviter l’enfermement, il est contraint d’accepter la castration chimique, mais sa carrière est brisée.
Il meurt à 42 ans. L’autopsie conclut à un suicide par empoisonnement au cyanure. Il n’existe pas de certitude à cet égard, la pomme n’ayant pas été analysée.
La figure d’Alan Turing a mis du temps à émerger dans l’inconscient collectif. Le rôle de Bletchley Park et de ses employés qui décodaient plus de 3.000 messages nazis par jour n’a été rendu public que tardivement, dans les années 70, lorsque les dossiers ont été déclassifiés. Il faudra attendre 2013 pour que Turing sorte enfin des oubliettes de l’Histoire et soit réhabilité par la reine Elisabeth II.
La loi qui a brisé la carrière de Turing, après avoir envoyé Oscar Wilde en prison, ne fut abrogée en Angleterre qu’en 1967. C’est en 1972 que la loi de dépénalisation de l’homosexualité est promulguée en Belgique. L’OMS déclarera avoir retiré l’homosexualité de la Classification internationale des maladies le 17 mai 1990.
Le Britannique Alan Turing (1912-1954), père de l’informatique, co-inventeur de l’ordinateur, visionnaire de l’intelligence artificielle, a eu droit à tous ces signes posthumes, comme autant de regrets de n’avoir compris de son vivant à quel point il était important. Décerné chaque année (1966), un prix qui porte son nom est considéré comme le Nobel de l’informatique.
Des palmarès, comme celui du magazine Time en 1999, l’ont classé parmi les 100 personnages-clés du XXe siècle. Il a été choisi pour illustrer le verso des futurs billets de 50 livres à partir de la fin de l’année 2021.
Claude VIROUL
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Claude VIROUL a fait l’objet d’une conférence organisée en mars 2020 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
IF you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you,
But make allowance for their doubting too;
If you can wait and not be tired by waiting,
Or being lied about, don’t deal in lies,
Or being hated, don’t give way to hating,
And yet don’t look too good, nor talk too wise:
If you can dream – and not make dreams your master;
If you can think – and not make thoughts your aim;
If you can meet with Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same;
If you can bear to hear the truth you’ve spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools,
Or watch the things you gave your life to, broken,
And stoop and build ’em up with worn-out tools:
If you can make one heap of all your winnings
And risk it on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breathe a word about your loss;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them: ‘Hold on!’
If you can talk with crowds and keep your virtue,
‘ Or walk with Kings – nor lose the common touch,
if neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much;
If you can fill the unforgiving minute
With sixty seconds’ worth of distance run,
Yours is the Earth and everything that’s in it,
And – which is more – you’ll be a Man, my son!
If- (1895, in Rewards and Fairies, 1910)
SI tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et, sans dire un seul mot te remettre à rebâtir
Ou perdre d’un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir,
Si tu peux être amant sans être fou d’amour
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter les sots
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot,
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous les amis en frères
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi;
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, sans laisser ton rêve être ton maître
Penser, sans n’être qu’un penseur,
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu peux être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant;
Si tu peux rencontrer triomphe après défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres la perdront,
Alors, les rois, les dieux, la chance et la victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les rois et la gloire,
Tu seras un homme, mon fils.