PENA-RUIZ : Le clou de l’âme

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La vie est faite d’émotions. L’émotion, ce qui meut, et aussi ce qui se meut.  Rien d’inerte dans l’expérience sensible et sentimentale. Nous sommes touchés par ce qui nous arrive, voire affectés. Notre désir de vivre fait que tout événement prend sens dès lors qu’il comble ou qu’il déçoit ce désir. Le choc des émotions est durable, il laisse en nous sa trace comme un clou laisse la sienne dans le bois tendre. On peut bien décider d’être serein, de chasser les obsessions, d’être affranchi de ses émotions. Il reste que les choses ne sont pas si simples, car l’émotion vive laisse une trace, son souvenir obsède, comme le fait la peur ou le désir. Traumatismes, souffrances ou joies intenses, jouissances, ainsi va la vie qui nous marque et nous façonne. À la longue, on se fait plus sensible à certaines choses et l’on s’endurcit à d’autres. Le vœu de lucidité, pour s’accomplir, passe alors par la prise de distance.

Parlons de l’âme. Appelons « âme » ce qui en nous reçoit les messages de l’expérience, mais aussi les sollicitations du corps, et voyons son étrange aventure au fil de la vie humaine. Platon décrit le choc des émotions, et les passions qui s’inscrivent dans leur sillage…

– Lorsqu’on a ressenti la violence d’un plaisir ou d’une peine, d’une peur ou d’un appétit, le mal qu’on subit en conséquence n’est pas tellement celui auquel on pourrait penser – la maladie ou la ruine qu’entraînent certains appétits, par exemple ; non, le plus grand de tous les maux, le mal suprême, on le subit, mais sans le prendre en compte.
– En quoi consiste-t-il, Socrate ?, dit Cébès.
– En une conclusion inévitable, qui s’impose à toute âme d’homme au moment où elle éprouve un plaisir ou une peine intenses. Elle est alors conduite à tenir ce qui cause l’affection la plus intense pour ce qui possède le plus d’évidence et de réalité véritable, alors qu’il n’en est rien. Or ces objets sont par excellence ceux qui se donnent à voir. Tu ne penses pas ?
– C’est certain.
– Or n’est-ce pas quand elle est ainsi affectée qu’une âme est le plus étroitement enchaînée par son corps?.
– Que veux-tu dire ?
– Ceci : chaque plaisir, chaque peine, c’est comme s’il possédait un clou avec lequel il cloue l’âme au corps, la fixe en lui et lui donne une forme qui est celle du corps, puisqu’elle tient pour vrai tout ce que le corps lui déclare être tel.

L’enfant battu dès son premier souffle lève un regard qu’emplit infiniment une tristesse indélébile. Saura-t-il retrouver la joie espiègle qui pétille dans les yeux ? Un frisson a prolongé pour toute la chair l’intense chaleur du plaisir et la mémoire s’en propage au plus profond de la conscience. Demain, les désirs ne pourront renaître sans son écho secret et insistant. Expérience de la souffrance, expérience de la jouissance… le corps qui la reçoit n’est pas inerte, il vit de cet effort qui tend l’homme vers son accomplissement. Son désir d’être et de vivre s’affirme et retentit, et les circonstances le serviront plus ou moins bien. La vie s’anime bientôt des souvenirs laissés par les frustrations ou les assouvissements.

Les douleurs ressenties et les joies éprouvées tissent en effet une mémoire dense qui s’installe durablement dans l’intériorité de chacun. Brûlures et blessures y forment leur cicatrice, plaisirs et bonheurs y inscrivent leur trace. Dans l’ombre portée des moments de peine et de jouissance, le cheminement de la conscience se charge ainsi d’inquiétudes et de craintes, de désirs et d’espoirs. Ainsi, nous sommes rivés aux aléas de la vie, nous sommes comme cloués aux angoisses du scénario qui s’écrit en partie à notre insu. L’âme pâtit. Le risque, dès lors, n’est-il pas que le jugement ne soit réglé par les intérêts immédiats ou par l’imaginaire qui perpétue les fascinations de notre histoire singulière ?

C’est ce risque grave que Platon évoque dans son texte. Risque grave, puisque se joue la survie de la pensée comme telle. Est-ce bien penser que de ne penser qu’en étant asservi aux émotions du jour ? Platon veut d’autant plus voir dans l’âme une réalité distincte du corps qu’il entend la dégager de toute servitude, et affranchir ainsi de toute contrainte la pensée humaine. Celle-ci est donc distincte de tout ce qui dans le corps tient à la façon dont il est affecté par le monde. Reste que l’âme est captive de l’aventure corporelle, captive au point d’en être infiniment marquée, crucifiée en quelque sorte à une réalité dont les affections la touchent si vivement qu’elle en vient à se confondre avec elles.

Le risque, c’est alors d’aliéner la distance de la pensée par rapport aux émotions. Chaque épisode un peu dramatique de la vie affective tend à accentuer cet envoûtement et à fausser en conséquence le principe de la pensée. L’attrait des plaisirs et la peur des souffrances vont substituer peu à peu leurs critères à ceux de la vérité. Et Platon de conclure :

L’âme finit par tenir pour vrai ce qui répond le mieux à ses attentes ou à ses répulsions.

Bref, elle évalue, par rapport à elle-même, au lieu de s’attacher à connaître l’objet dans sa réalité, indépendamment de la façon dont il l’affecte. Captif de ses émotions, de ses craintes, de ses désirs et bientôt de ses intérêts, l’homme peut-il l’être si totalement de ses plaisirs et de ses peines qu’il leur aliène jusqu’à la pensée ? Nos pensées sont-elles simplement filles de notre vécu et de ses limites ? Une telle perspective, on le voit bien, est difficile pour la philosophie.

La philosophie, en effet, n’a de raison d’être que dans le souci d’une pensée libre, sans assujettissement aux fascinations du vécu. La difficulté de concevoir l’autonomie de la pensée tient sans doute à celle de la délier effectivement de l’aventure du corps. C’est pourquoi l’image du clou, le clou de l’âme au corps est si forte. Cette difficulté est d’abord vécue par tout homme, lorsqu’il doit contenir ses impulsions et ses passions, ses emportements soudains et ses attirances violentes. Le voilà sous l’emprise des passions, des passions qui sont comme des sortilèges.

Il lui faut donc affranchir son pouvoir de réflexion des multiples affections qui l’assaillent et le troublent, le sollicitent et l’abusent au point de l’asservir. Le corps, c’est aussi le point d’où est reçu le monde, la situation toute relative d’un être singulier dans la totalité du réel. S’émanciper du corps, ce n’est pas le nier, ce n’est pas refuser ses impulsions. Ce n’est pas tant refuser ses exigences de plaisir que se délivrer les limitations que le point de vue du corps peut nous donner. Ce n’est donc pas le corps lui-même qui corrompt et offusque directement l’âme entendue comme le principe de la pensée. C’est plutôt ce type de rapport de l’âme au corps qui fait que l’âme n’a tendance à juger des choses qu’à partir des impressions du corps. Bref, c’est la fascination qui naît des multiples affections dont le corps est le siège et la source qu’il convient de maîtriser.

Tenir pour vrai ce qui engendre le plaisir, ou ce qui va dans le sens de l’intérêt présent, c’est confondre les exigences du vrai et celles de l’agréable. On comprend, dès lors, que le travail de la pensée nécessite une sorte d’ascèse, propre à lui permettre de jouer son rôle. Mais il ne s’agit pas pour autant de vanter les vertus de l’abstinence. Le corps a ses exigences légitimes qu’il convient de satisfaire. Cette réflexion ne débouche donc pas sur une théorie de l’ascétisme, selon laquelle il conviendrait de mortifier sans cesse le corps pour permettre à l’âme de s’élever à la pensée, de se délier des envoûtements du corps. Il s’agit simplement de distinguer les registres de la vie intérieure.

ROPS Félicien, La tentation de Saint-Antoine (1878) © Bibliothèque royale de Belgique

L’homme, légitimement, peut chercher à satisfaire les impulsions de son corps, mais lorsqu’il se met à penser le monde, à tenter de le réfléchir, il doit prendre ses distances par rapport à l’expérience immédiate, par rapport aux impressions du corps. Ce travail de distanciation de l’âme par rapport au corps, ou disons ce travail de la pensée par rapport au choc des émotions, n’est nullement incompatible, mais en un autre temps, avec l’expérience vive des émotions et des passions. Ainsi, il faut bien comprendre que ce n’est pas le corps qui serait en lui-même impur, mais cet étrange mélange des fonctions qui fait que lorsque l’âme se mêle au corps, ou plutôt se laisse former, déformer par le corps, elle perd sa fonction propre qui est la pensée, le travail de la réflexion à distance.

Comment comprendre une telle idée ? Sans doute faut-il éviter le thème du corps impur, et s’en défaire. Ce n’est pas le corps qui est impur. L’impureté ne tient nullement à une sorte de substance corporelle qui en elle-même serait mauvaise. On pourrait dire plutôt que c’est le mélange de l’activité du corps et de l’activité propre de l’âme qui est source d’impureté. Une pensée qui serait un simple reflet du vécu risquerait d’ailleurs d’être complètement réactive, au sens que Nietzsche donnait au terme. Si, parce que je suis faible physiquement, j’en viens à disqualifier la force, alors, dirait Nietzsche, la pensée que je forme, et qui consiste à condamner la force, est une pensée purement réactive. Elle est en réaction par rapport à un vécu dont je ne suis pas maître. Ainsi, si la pensée doit être autre chose que la simple réaction aux aléas du vécu, elle doit s’affranchir de ce vécu, elle doit prendre ses distances. Elle doit, si l’on veut suivre la métaphore de Platon, se déclouer des aléas de ce vécu et de l’expérience corporelle.

Il en irait de même avec l’exemple du riche qui disqualifierait la pauvreté, c’est-à-dire qui n’aurait de conception de la vie sociale qu’à partir de la richesse qu’il a pu acquérir, qu’il a eu à la fois la chance et le courage d’acquérir. Théoriser cette richesse en disqualifiant la pauvreté serait une pensée réactive, de la même façon que théoriser la faiblesse en disqualifiant la force serait une pensée réactive. On comprend, à travers ces deux exemples complémentaires, ce que Nietzsche voulait critiquer en évoquant la pensée réactive : la pensée qui colle au plus près des illusions du vécu.

Henri Peña-Ruiz, Grandes légendes de la pensée (extrait, 2015)


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Méditer encore…

PENA-RUIZ : Le rocher de Sisyphe ou Le courage de vivre

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La vie parfois vacille et doute d’elle-même. Commencer, recommencer, sans cesse. Le constat de l’éternel recommencement des choses, semblable au cycle des saisons, la vie succédant à la mort et la mort à la vie, la croissance au déclin et le déclin à la croissance, produit une sorte d’angoisse. Le quotidien qui se livre sous le signe du recommencement mérite-t-il d’être vécu ? Peut-on croire au sens de ce que l’on fait, lorsqu’il faut toujours reprendre, toujours recommencer ?

Le rocher que Sisyphe était condamné à porter dévalait la pente que Sisyphe avait gravie, chaque fois qu’il atteignait le haut de la colline. Ce rocher de Sisyphe est devenu le symbole d’une tâche absurde à accomplir, puisque sitôt accomplie, elle doit être recommencée. À certains égards, n’est-ce pas tout le déroulement de la vie quotidienne qui peut être placé sous le signe du rocher de Sisyphe ? On se lève le matin, on se prépare, on va travailler, on revient, on recommence le lendemain. Ainsi disait-on naguère des ouvriers qui allaient à l’usine : “Métro, boulot, dodo”, “Métro, boulot, dodo”, et ce recommencement semblait dessaisir la vie de toute signification.

Mais la conscience humaine interroge : pourquoi ? Camus raconte qu’à un moment ou à un autre de cet enchaînement machinal quotidien, la question du pourquoi s’élève. Il faut poser la question du pourquoi, il faut réfléchir sur cette apparence d’éternel recommencement, sur cette apparence d’absurdité qui pourrait bien, si l’on n’y prend pas garde, dessaisir la vie elle-même de toute signification. La méditation sur la tâche de Sisyphe reprend cette interrogation. Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe, raconte :

À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin. Créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne. On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Sisyphos, en grec, c’est “le très sage”. Le héros de Camus était légendairement connu pour son intelligence, mais aussi pour la démesure, en grec hubris, par laquelle il voulait, en quelque sorte, s’égaler aux dieux. Sisyphe, l’être qui voulait non pas nier la divinité, mais s’en passer, voire s’égaler à elle. D’où le châtiment qui lui rappelle à la fois sa force et sa faiblesse, et va l’obliger à l’effort sans cesse répété des êtres mortels. La force, c’est celle de Sisyphe capable de rouler son rocher jusqu’en haut de la colline, la faiblesse, c’est la vanité d’un tel travail, dès lors qu’au dernier moment le rocher dévale de toute sa force jusqu’au bas de la colline, avec obligation pour Sisyphe de tout recommencer. Il faut porter le fardeau quotidien, quoi qu’il en coûte.

Dans le onzième chant de L’Odyssée, Homère décrit l’effort de Sisyphe et son inexorable recommencement.

Ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque et des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser. Mais à peine allait-il en atteindre la crête qu’une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne. Mais lui, muscles tendus, la poussait derechef, tout son corps ruisselait de sueur et son front se nimbait de poussière.

On reconnaît là le châtiment de la tâche sans cesse recommencée, comme celle des Danaïdes, ces nymphes des sources que la légende représente aux enfers, versant indéfiniment de l’eau dans des tonneaux sans fond. Pourquoi ? La question du sens des actions s’étend très vite à celle du sens de la vie. Dans le ciel dont les dieux se sont absentés, nul signe désormais n’est adressé aux mortels, qui sont seuls devant leur tâche. Il leur faut conduire leur vie, la reconduire, de jour en jour, et l’effort pour le faire suffit à leur condition. L’homme va s’inventer les moyens de persévérer dans son être. Depuis Prométhée, il est capable de produire son existence. Sisyphe, un instant, s’arrête. Au moins intérieurement. Et alors va s’esquisser la sagesse  toute simple d’une interrogation première. Quelle vie voulons-nous vivre et quel bien mérite d’être recherché pour lui-même ? Question essentielle qui appelle une réflexion pour aller vers la sagesse. La tâche de la vie se redéfinit. Non, le recommencement qui appartient à la vie des hommes mortels ne peut pas disqualifier cette vie. Et Sisyphe lève les yeux vers le ciel. Ce ciel est désert. Soit. Mais lui, Sisyphe, trouvera dans la tâche quotidienne qui est la sienne les ressources même pour vivre heureux.

Sisyphe ne peut se réconcilier avec la vie qu’en prenant la mesure de ce monde où il va inscrire sa destinée. Sa force renaîtra toujours s’il décide, une fois pour toute, de vivre sa vie d’homme, de se passer de ces dieux qui sont tour à tour protecteurs et menaçants. La peur n’est plus de mise, ni la lassitude. Les rythmes quotidiens ne sont pas l’essentiel. Ils rendent la vie possible, tout simplement, sans préjuger de la direction qui l’accomplira. À l’homme de construire son monde et de dessiner les contours de son bonheur, de façon tout à fait inédite. Sisyphe ne peut pas reprendre à son compte la fameuse phrase de Dostoïevski : “Si Dieu n’existe pas, tout est permis.” Pour Sisyphe, l’humanité maîtresse d’elle-même porte seule son fardeau, mais elle est ainsi habilitée à définir seule les valeurs qui lui permettront de vivre le mieux possible.

De cette façon, un nouveau bonheur va prendre forme sur le fond de l’absurdité initiale. Celle-ci est dépassée, transcendée. L’homme se dresse et il va assumer son humaine condition. Un humanisme se dessine qui est celui d’une patience. Patientia, en latin, c’est tout à la fois la souffrance et la capacité à endurer. Vertu stoïcienne par excellence. Sisyphe s’était révolté contre les dieux qui, pour le punir, lui avaient assigné cette tâche absurde : monter et descendre, monter et descendre !

Sénèque, dans la treizième lettre à Lucilius, évoque la leçon d’espérance de l’homme qui compte désormais sur lui-même.

Tu as une grande force d’âme, je le sais, car avant même de te munir des préceptes salutaires qui  triomphent des moments difficiles, tu te montrais, face à la fortune, suffisamment décidé. Tu l’es devenu beaucoup plus après avoir été aux prises avec elle et avoir éprouvé tes forces.

Éprouver ses forces, c’est effectivement ce que vient de faire Sisyphe. Alors, avant de le reprendre, en sueur mais intérieurement rasséréné, il va contempler son rocher et se dire que la montée de la colline suffit à remplir un cœur d’homme.

Deux paroles de méditation en complément. La première porte sur la double signification du terme absurde devenu un substantif dans la philosophie de l’absurde. La deuxième évoque la disqualification du monde terrestre du point de vue de la religion chrétienne, à partir du texte biblique de l’Ecclésiaste.

Qu’est-ce que l’absurde ? L’adjectif, rapidement transformé en un nom, en un substantif, désigne soit ce qui n’a aucun sens, aucune raison, soit ce qui n’a aucune finalité. Ainsi, par exemple, si un homme s’attache à construire une œuvre, et que cette œuvre est soudainement détruite, il aura le sentiment d’une absurdité, puisque son activité aura été dessaisie de tout intérêt. Cela peut être aussi l’idée, par extension, que ce qui est destiné à mourir, à périr, n’a finalement pas de véritable finalité. Sens que l’on retrouve dans la disqualification religieuse de l’existence humaine, qui est l’existence condamnée à la vanité, c’est-à-dire condamnée à l’inutilité, à l’absence même de signification, puisque toute chose, sous le ciel, est destinée à périr. Dans le sens habituel, donc, absurde signifie contraire à la raison et au sens commun : est absurde ce qui est déraisonnable, insensé, voire extravagant. Dans le sens philosophique, par extension, est absurde ce qui ne peut être justifié par aucune finalité, par aucune raison d’être. Et une méditation sur la vie humaine en tant qu’elle se termine par la mort peut déboucher sur le sentiment de l’absurdité. De la même façon, est absurde toute activité qui ne débouche pas, qui est en quelque sorte invalidée par la destruction de ce qu’elle a permis de faire.

C’est dans le cadre de la religion chrétienne que l’idée de l’absurdité de tout ce qui est destiné à mourir, donc de l’existence terrestre, est soulignée. La théologie, qui vise à montrer que l’essentiel se trouve dans la croyance en un dieu et un au-delà, aboutit à la disqualification de tout ce qui existe sur terre. Un grand texte de la Bible a souligné l’absurdité qui tient au recommencement, à l’éternel recommencement des choses. C’est un extrait de l’Ecclésiaste que l’on peut citer ici pour montrer comment une conception de l’absurde peut s’enraciner dans la disqualification religieuse de l’existence terrestre. Paroles de l’Ecclésiaste, fils de David :

Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent. Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. S’il est une chose dont on dise : “Vois ceci, c’est nouveau!” cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés.

Et, de ce constat de l’éternel recommencement des choses – “rien de nouveau sous le soleil” dit le proverbe -, l’Ecclésiaste tire la conclusion d’une sorte de vanité de l’existence terrestre.

J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent. Ce qui est courbé ne peut se redresser, et ce qui manque ne peut être
compté. J’ai dit en mon cœur : Voici, j’ai grandi et surpassé en sagesse tous ceux qui ont dominé avant moi sur Jérusalem, et mon cœur a vu beaucoup de sagesse et de science. J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie; j’ai compris que cela aussi c’est la poursuite du vent.

On voit que cette insistance sur la vanité des choses, sur l’absurdité des choses qui naissent et meurent, débouche, dans le texte de l’Ecclésiaste, sur un noir optimisme, puisque c’est l’idée même d’une sagesse humaine qui s’en trouve disqualifiée. A l’ opposé, il faudra qu’un être humain qui meurt, qui recommence, prenne la mesure de son pouvoir. La signification positive du personnage emblématique de Sisyphe sera ainsi soulignée. On pense aussi à ce que Nietzsche écrira en évoquant le thème de l’éternel retour. Certes, pour le philosophe, il y a un éternel retour, mais ce n’est pas cela qui dessaisit l’existence humaine de toute signification.

Henri Peña-Ruiz, Grandes légendes de la pensée (extrait, 2015)


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Méditer encore…