PENA-RUIZ : La crue de la fortune ou Le refus de la fatalité

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Il y a ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. On dit ordinairement de quelqu’un qui a été malheureux qu’il a connu une mauvaise fortune, que la fortune ne lui a pas été favorable. Ainsi, on désigne sous ce terme de “fortune” une sorte de force impersonnelle qui, quelquefois, nous serait hostile, quelquefois aussi nous serait favorable. Qu’est-ce donc qui dépend de la fortune et qu’est-ce qui dépend de notre volonté agissante, de notre capacité d’initiative ? Machiavel, le grand penseur de la politique, propose une comparaison tout à fait éclairante, en invoquant un fléau qui souvent ravage les villes, les campagnes : la crue d’un fleuve et l’action que l’homme peut entreprendre pour maîtriser ce fléau ou plutôt pour en maîtriser les conséquences. Il essaie ainsi d’invoquer le rapport qui peut exister entre la fortune, le sort, le cours des choses et la volonté agissante de l’homme, soucieuse de lucidité.

Pour que notre libre-arbitre ne soit pas éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu’aussi elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié. Je la compare à l’une de ces rivières, coutumières de déborder, lesquelles se courrouçant, noient alentour les plaines, détruisent les arbres et les maisons, dérobent d’un côté de la terre pour en donner autre part. Chacun fuit devant elles. Tout le monde cède à leur fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun. Et bien qu’elle soit ainsi furieuse en quelque saison, pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d’avoir la liberté d’y pourvoir et par remparts et par levées, de sorte que si elles croissent une autre fois, ou elles se dégorgeaient par un canal, ou leur fureur n’aurait point si grande licence et ne serait pas si ruineuse. Ainsi en est-il de la fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n’y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts aux lieux où elle sait bien qu’il n’y a point de remparts ni de levées pour lui tenir tête.

Le chapitre 25 du Prince de Machiavel est tout à fait exemplaire de la façon dont son auteur conçoit l’articulation entre l’action humaine et les circonstances qui ne dépendent pas de l’être humain. Ainsi, il ne s’agit pas, pour penser la liberté humaine, d’imaginer que les hommes puissent faire tout ce qu’ils veulent, dans n’importe quelles circonstances, mais d’appréhender la façon dont ils peuvent agir à partir de la compréhension de ce qui advient et des causes naturelles. L’eau vive du torrent fait tourner les pales du moulin, mais demain, lorsque le torrent aura débordé de son lit, elle submergera tout dans un fracas de pierres, de boue, de troncs arrachés. Ainsi, cette nature que nous sommes prompts à accuser ne veut rien, ne vise aucune fin. Pourquoi, sinon, ferait-elle tourner les pales du moulin et moudre le grain afin d’alléger la tâche des hommes ?

La nature ne produit que des effets, selon une causalité que l’on peut considérer comme aléatoire, puisqu’elle est tantôt productrice de bons effets, tantôt productrice de mauvais effets. Aucune vision unilatérale, qu’elle soit pessimiste une mauvaise nature ou optimiste une bonne nature qui a tout prévu -, ne peut donc en rendre compte pleinement. Seule la superstition de l’homme qui, mû par son espoir ou par sa crainte, s’attache à prêter quelque intention à la nature attribue à cette nature une finalité qui n’existe pas en elle. Il faut se débarrasser de ces projections superstitieuses et alors le cours du monde ne s’appellera plus providence ou destin, il sera cette fortune impersonnelle qui n’est autre chose que le développement des lois naturelles.

Ainsi, la nature est comme dédramatisée. Nulle puissance tutélaire ne veille sur elle et les hommes n’ont à craindre ou à espérer que les conséquences de leurs initiatives. Épictète, le philosophe stoïcien, avait déjà posé la grande question de l’action. Qu’est-ce qui dépend de nous ? Qu’est-ce qui ne dépend pas de nous ? Ce n’était pas une invitation à une sorte de résignation passive que le philosophe du Stoïcisme développait ainsi, c’était simplement une invitation faite à tout homme pour qu’il prenne la mesure de ce qu’il peut réellement, afin de renoncer à infléchir ce qui ne dépend pas de lui. Ainsi, dans l’exemple de Machiavel, il ne dépend pas de l’homme d’empêcher les crues. Ou, du moins, dans une première approche. Peut-être, ensuite, pourra-t-il réguler le cours des fleuves avec des barrages et des retenues d’eau. Mais, pour l’instant, tant qu’il ne peut pas empêcher la crue, il doit s’efforcer d’empêcher ses conséquences les plus tragiques. Édifier des digues pour protéger les villages, essayer de détourner les eaux. Et cela, il ne peut le faire qu’après la décrue, en une période où il devra faire jouer sa prévoyance.

La maxime stoïcienne qui distingue ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous appelle donc la lucidité consciente d’un tel partage. Il s’agit de distinguer la démission servile et la résolution sereine à agir efficacement. La détermination à faire tout ce qui dépend de soi va permettre à l’humanité de développer ce qui est possible. Cette résolution, Machiavel lui donne le mot latino-italien de virtù, c’est-à-dire à la fois courage et résolution à agir. Ce qu’on appelait la valeur au sens cornélien “la valeur n’attend pas le nombre des années.” La virtù, c’est donc cette détermination à agir, et la virtù va entrer en composition avec la fortuna. Fortuna, pour Machiavel, c’est le cours des choses, qui est à la fois la nécessité si l’on considère que rien n’advient sans cause et le hasard si l’on délivre la nature de toute finalité secrète.

Statue de Machiavel au musée des Offices de Florence (détail) © Elan Ruskin, CC

Si le lit d’un fleuve déborde, ce n’est pas pour punir les hommes. C’est simplement en raison des lois qui ont fait qu’il a plu beaucoup et qu’il y a un afflux massif d’eau. L’impétueux cours d’eau qui déborde de son lit est donc une image de cette fortuna, de cette fortuna dévastatrice. Et la rivière canalisée, qui va actionner les moulins et irriguer les champs, serait aussi une autre image de cette fortuna. En laissant les crues se reproduire indéfiniment sans édifier des digues ou des barrages, les hommes font de la fortune une puissance redoutable et eux seuls en sont responsables. L’auteur du Prince reprend le terme virtù qui recouvre à la fois ce courage d’agir et cette sagesse qui est propre à l’action efficace. Et il précise que ce sont les éclipses de la virtù qui font la consistance de la fortuna.

Celle-ci ne se donne libre cours que lorsque l’homme s’abstient d’agir. Tout moment n’est d’ailleurs pas propice pour l’action. Et ce n’est certes pas quand les eaux boueuses déferlent que les hommes peuvent le mieux sauver corps et biens. La fortune prend alors l’allure d’une force incontrôlable, irrépressible, qui submerge et suffoque. On pense à la tragédie récente du tsunami qui a tout enseveli sous son passage. Une image qui se noue aux grandes peurs collectives et redonne consistance au fatalisme le plus irrationnel. La crue inexorable emporte tout sans que l’homme puisse esquisser une quelconque parade. De façon comparable, les coulées de lave, lors d’une éruption volcanique, emportent tout. Malheur à qui se trouve sur leur passage ! Il en est de même, souvent, de la folle violence des guerres où l’œuvre de mort semble surgir d’un vieux fond maudit impossible à contrer. Enclenchée, la guerre des hommes prend l’allure d’un cataclysme. De la tempête elle semble avoir le déferlement imprévisible. Comme la crue, elle emporte et dévaste tout sur son passage. Comme l’éruption volcanique, elle détruit, enflamme, blesse et ravage. Voilà une image de l’horreur que l’homme emprunte à la nature mais que la nature, en fait, n’accomplit souvent qu’en raison de la démission des hommes. Démission des hommes devant les guerres qui ne sont pas fatales. Démission des hommes quelquefois devant les catastrophes naturelles qui ne le sont pas non plus. Le déluge de bombes et la dérive multiforme des haines prennent l’allure d’une tourmente irrésistible dont les victimes impuissantes semblent subir les effets sans pouvoir agir sur les causes. L’idée que les guerres sont fatales, que l’histoire n’est que mauvaise fortune, repose sur l’oubli de la responsabilité première qui est humaine. Certes, tout n’est pas possible en toutes circonstances, le réel change et l’action humaine doit s’en ressentir. On ne peut, dès lors, appliquer de recette ni croire qu’il suffira d’une volonté résolue. Il faut également cultiver cette lucidité qui permet d’identifier pour agir le moment opportun. Ce qu’Aristote appelle le kairos.

L’invocation de la fortune sert trop souvent de bonne conscience, notamment lorsque la volonté d’agir fait défaut. D’où la maxime ambiguë : “Faire de nécessité vertu“, qui recouvre, en principe, l’acceptation sereine d’une nécessité reconnue comme effective, irrésistible. Mais que pensons-nous sous le nom de nécessité ? N’en venons-nous pas, quelquefois, à penser abusivement comme nécessaire, ce qui résulte d’une simple démission ? Il en est ainsi des dégâts causés par la crue, alors qu’elle n’était pas la première crue et qu’aucune prévention n’avait été mise en œuvre. Cette prétendue nécessité ne peut fonder aucune vertu au sens strict, sinon une attitude de soumission consentie.

De telles réflexions, évidemment, ne sont pas sans portée pour les drames les plus récents de l’histoire humaine. La prévision du tsunami qui a submergé l’Indonésie n’était-elle pas en défaut ? Les flambées de racisme dans le sillage des crises économiques et de la précarité qu’elles provoquent pour beaucoup ne relèvent-elles pas du même traitement critique et thérapeutique que les crues et les guerres ? Il s’agit de prévenir et non simplement de réprimer au cas par cas les actes de racisme qui sont des délits. La virtù politique est une volonté d’agir, mais ne doit-elle pas prévoir la mauvaise fortuna qui advient lorsque la misère des hommes les fait dériver vers l’agression ? Ainsi, sous le nom de fortuna, c’est la conséquence d’un véritable abandon qui peut prendre la forme d’une puissance impersonnelle, immanente au cours des choses, comme un dieu, hors-série, qui règle les séries causales à l’insu des hommes. C’est exactement cette abdication de la volonté politique, et le fatalisme qui en résulte, que la pensée de Machiavel met en cause. Et sa métaphore de la crue de la fortuna, face à la virtù de la volonté humaine, garde toute son actualité, dans un monde où les hommes semblent davantage victimes de leurs propres productions, non maîtrisée celle-là, que des aléa de la nature.

Henri Peña-Ruiz, Grandes légendes de la pensée (extrait, 2015)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : flammarion.fr | crédits illustrations : entête, inondations de 2022 en Wallonie © rtbf.be ; © Elan Ruskin.


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