LAMBERT : Mark Rothko. Rêver de ne pas être (2011)

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Il y a des auteurs précieux qui, longtemps, se sont couchés de bonne heure après avoir livré des textes divins, longs et sinueux qui, par là-même qu’ils exhumaient les détails les plus éloquents de notre existence, les contradictions les plus éclairantes et les non-dits les plus bavards de notre quotidien, nous ont permis d’entrevoir l’entrevoyure, quelquefois au creux des striures les plus infimes d’une fantaisie patissière.

Il y a aussi des auteurs ou des critiques d’art pédants, à la réthorique circonvolutoire et à l’élégance de comptoir. Il y a des pisseurs de copies ciselées, aussi pétri de suffisance que le Droogstoppel de Max Havelaar, aussi dandy qu’un Oscar Wilde en sur-régime, l’humour en moins.

Dans le registre, Stéphane LAMBERT joue avec le feu quand il rédige avec autant de délicatesse son magnifique Mark Rothko. Rêver de ne pas être (Bruxelles : Les impressions nouvelles, 2011). Son texte se déroule sans accroc mais lentement, précisément, au fil de phrases pleinement muries (comme ses propres stations devant les toiles de Rothko). Les sauts de perspective (il s’adresse à Rohtko ou parle de lui à la troisième personne sans transition), l’intimité présumée avec le peintre tout au long de sa vie, les termes choisis ou les images convoquées, les métaphores et les sentences, les citations : autant de dispositifs mis en oeuvre par Stéphane Lambert, qui auraient pu le faire condamner -avec son texte si raffiné- à la réclusion perpétuelle, dans des limbes où il aurait voisiné Bouvard et Pécuchet avant leur rédemption, l’un ou l’autre critique d’art qui sévit encore sur nos ondes, voire un de “ces gens-là qui n’auraient rien à dire, si les autres n’avaient rien dit” (Cotin, 1655)

Il faut saluer le sens du risque de Stéphane Lambert, qui ose un phrasé complexe, réfléchit à chaque mot choisi et s’implique personnellement dans l’éclairant commentaire qu’il nous livre sur la vie et l’oeuvre de Mark Rothko. Rothko avait lui-même déjà écrit sur Rothko. Tant de catalogues d’expo, de beaux livres de Noël ou de packs de cartes postales sont déjà disponibles à propos de cette oeuvre dont persone n’a pu encore dire l’indicible message. Jusqu’à ce texte dont la lecture requiert un travail qui n’est pas étranger à celui que demande également l’appropriation d’une toile de Rothko.

Je suis assis sur un banc en bois brun à l’intérieur de la Chapelle. J’entends le battement profond et régulier du lieu. Un bruit sourd de machinerie qui occupe tout l’espace. Il n’y a personne. L’idée d’être ici m’accompagne depuis si longtemps qu’entré dans la réalité de l’image je n’ai pas l’impression de m’être déplacé pour y être. Comme si j’étais passé du désir à sa réalisation en un clin d’ oeil. Mon regard s’est posé sur les murs recouverts de plâtre incolore. Au plafond, un déflecteur occulte l’oculus vitré, obligeant la lumière à se répandre indirectement
dans la salle, créant une atmosphère hors du jour. En un instant, j’ai oublié le quartier où je viens de passer une heure. Mes yeux qui n’osent pas encore se fixer sur l’un des panneaux de Rothko survolent la salle avant d’ atterrir sur le carrelage sombre, aux tons irréguliers. Au fond de moi, l’ombre d’une menace. Aucune pensée claire ne se manifeste à mon esprit, sinon celle bien sûr, obsessionnelle, que je dois commencer. Commencer quoi ? Ce qui arrive, même de plus abstrait, ne peut exister sans les mots. Satanée croyance. Ainsi le silence est-il sans cesse menacé par la tentation de l’intellectualité. Reconstruire ses repères dans le vide de l’inconnu. Ceci est mon seul remède pour évacuer l’angoisse. J’y souscris à contrecoeur sachant combien, en se déployant, les phrases s’écartent de leur épicentre. L’union parfaite renonce à tout entendement. Mais où vais-je commencer ? Doux parjure. Un carnet de notes entre les mains. Parviendrai-je à tirer une seule pensée de l’ineffable ?

Ces mots que l’auteur s’interdit d’abord, lors de sa visite à la Chapelle Rothko de Houston (pour laquelle, en 1971, Morton Feldman a composé le Rothko Chapel pour soprano, contralto, double choeur et trois instruments qui est aussi dans nos pages), sont le pont, le passage enfin ouvert, enfin formulé, vers cet ineffable qui, chaque fois, submerge devant les…

…noirs de Rothko [qui] sont le contraire de la mort épouvantable. Les noirs de Rothko sont un chant qui berce l’appel de l’inconnu. Mais ce n’est pas la terreur. Le cœur est scindé en deux. Vivre ou mourir. L’art est-il autre chose qu’un pont jeté entre ces deux rives ? Vous étiez parvenu à ce point de liaison où la vie passe le relais à la mort. Ceux qui ne verraient que du noir n’auraient-ils jamais compris que votre œuvre était devenue votre vie ?
“L’œuvre une fois accomplie, retire-toi, telle est la loi du ciel”. Précepte du Tao.

“Hemingway de l’indicible” (un label qui fait très classe dans les soirées mondaines), l’aventureux Stéphane Lambert nous livre ici un opuscule (une centaine de pages) riche de fulgurances textuelles, de celles qui disent enfin ce que l’on ne pouvait que ressentir. Merci pour ces mots nés du Mystère, merci d’avoir décrit l’oeuvre de Rothko comme “un buvard où le temps s’abreuve“. Personnellement, je n’aurais pas osé. Et pourtant…


EAN 9782363080578

Mark Rothko est né en 1903 à Dvinsk dans l’Empire Russe – aujourd’hui Daugavpils dans le sud-est de la Lettonie – sous le nom de Marcus Rothkowitz. À la fin des années 30, il abandonne le suffixe de son patronyme et adopte la nationalité américaine. C’est après la Seconde Guerre mondiale que va s’affirmer ce qui fera la notoriété internationale de sa peinture : ses célèbres écrans de couleur. Dans le courant des années 60, il réalise son oeuvre maîtresse : un ensemble de panneaux obscurs pour une chapelle qui portera son nom à Houston. Il se suicide en 1970. Troublé par l’apparent effacement de ses origines dans son oeuvre, Stéphane Lambert a cherché à reparcourir le fil gommé de ce déracinement. L’auteur a donc fait le voyage en Lettonie et à Houston, deux destinations que tout semble opposer, et surtout s’est beaucoup promené dans les peintures de Rothko. Il ressort de cette confrontation un texte qui, partant de l’expérience vécue du peintre, peu à peu se plie à l’absence de forme de l’oeuvre observée et en sonde l’incommensurable profondeur : un lieu où se seraient amalgamés tous les lieux, où s’allient les contraires.” [LESIMPRESSIONSNOUVELLES.COM]


© Stéphane Lambert

“En 1998, après des études de lettres, Stéphane LAMBERT anime à Bruxelles des rencontres littéraires qui deviennent un livre d’entretiens avec 17 auteurs belges et français (Amélie Nothomb, Olivier Rolin, René de Ceccatty…). En 1999, il dirige le lancement d’une collection de livres de poche (Ancrage) et cofonde en 2001 le Grand Miroir, une collection de littérature contemporaine.

Il a reçu différentes bourses d’écriture et de résidence d’auteur (Rome, Berlin, Vilnius, Winterthur, Paris), a été primé par l’Académie Française (prix Roland de Jouvenel) et l’Académie Royale de langue et littérature françaises de Belgique (prix Lucien Malpertuis, prix Franz De Wever). Il a obtenu le prix André Malraux pour son livre Visions de Goya. Il a enseigné à l’Université Charles à Prague. Il a collaboré régulièrement à la presse écrite entre 2000 et 2013, et a été responsable de la programmation francophone à Passa Porta, la maison internationale des littératures à Bruxelles. Il se consacre de plus en plus à des écrits sur l’art. Il se partage entre la nécessité d’enracinement et le besoin d’être ailleurs.” [STEPHANELAMBERT.COM]


En contempler encore…

DESNOS : textes

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Robert DESNOS (1900-1945)
A la mystérieuse

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
Et de baiser sur cette bouche la naissance
De la voix qui m’est chère?

J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués
En étreignant ton ombre
A se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
Au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
Et me gouverne depuis des jours et des années,
Je deviendrais une ombre sans doute.
O balances sentimentales.

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps
Sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé
A toutes les apparences de la vie
Et de l’amour et toi, la seule
qui compte aujourd’hui pour moi,
Je pourrais moins toucher ton front
Et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,
Couché avec ton fantôme
Qu’il ne me reste plus peut-être,
Et pourtant, qu’a être fantôme
Parmi les fantômes et plus ombre
Cent fois que l’ombre qui se promène
Et se promènera allègrement
Sur le cadran solaire de ta vie.

(​1926, paru dans Corps et biens, 1930)

​​​


Mais je bois goulûment les larmes de nos peines
Quitte à briser mon verre à l’écho de tes cris

Poème à Florence (extrait, 1929)


Les espaces du sommeil

Dans la nuit il y a naturellement les sept merveilles du
monde et la grandeur et le tragique et le charme.

Les forêts s’y heurtent confusément avec des créatures de
légende cachées dans les fourrés.

Il y a toi.

Dans la nuit il y a le pas du promeneur et celui de l’assassin
et celui du sergent de ville et la lumière du réverbère et celle de
la lanterne du chiffonnier.

Il y a toi.

Dans la nuit passent les trains et les bateaux et le mirage
des pays où il fait jour. Les derniers souffles du crépuscule et les
premiers frissons de l’aube.

Il y a toi.

Un air de piano, un éclat de voix.

Une porte claque. Une horloge.

Et pas seulement les êtres et les choses et les bruits matériels.

Mais encore moi qui me poursuis ou sans cesse me dépasse.

Il y a toi l’immolée, toi que j’attends.

Parfois d’étranges figures naissent à l’instant du sommeil et
disparaissent.

Quand je ferme les yeux, des floraisons phosphorescentes
apparaissent et se fanent et renaissent comme des feux d’artifice charnus.

Des pays inconnus que je parcours en compagnie de créatures.

Il y a toi sans doute, ô belle et discrète espionne.

Et l’âme palpable de l’étendue.

Et les parfums du ciel et des étoiles et le chant du coq d’il y
a 2.000 ans et le cri du paon dans des parcs en flamme et des
baisers.

Des mains qui se serrent sinistrement dans une lumière
blafarde et des essieux qui grincent sur des routes médusantes.

Il y a toi sans doute que je ne connais pas, que je connais
au contraire.

Mais qui, présente dans mes rêves, t’obstines à s’y laisser
deviner sans y paraître.

Toi qui restes insaisissable dans la réalité et dans le rêve.

Toi qui m’appartiens de par ma volonté de te posséder en
illusion mais qui n’approches ton visage du mien que mes yeux
clos aussi bien au rêve qu’à la réalité.

Toi qu’en dépit d’un rhétorique facile où le flot meurt sur
les plages, où la corneille vole dans des usines en ruines, où le
bois pourrit en craquant sous un soleil de plomb,

Toi qui es à la base de mes rêves et qui secoues mon esprit
plein de métamorphoses et qui me laisses ton gant quand je
baise ta main.

Dans la nuit, il y a les étoiles et le mouvement ténébreux de
la mer, des fleuves, des forêts, des villes, des herbes, des poumons de millions et millions d’êtres.

Dans la nuit il y a les merveilles du mondes.

Dans la nuit il n’y a pas d’anges gardiens mais il y a le
sommeil.

Dans la nuit il y a toi.

Dans le jour aussi.

(Corps et biens, 1930)

Je chante ce soir non ce que nous devons combattre
Mais ce que nous devons défendre.

Les plaisirs de la vie.
Le vin qu’on boit avec les camarades.
L’amour.
Le feu en hiver.
La rivière fraîche en été.
La viande et le pain de chaque repas.
Le refrain que l’on chante en marchant sur la route.
Le lit où l’on dort.
Le sommeil, sans réveils en sursaut, sans angoisse du lendemain.

Le loisir.
La liberté de changer de ciel.
Le sentiment de la dignité et beaucoup d’autres choses
Dont on ose refuser la possession aux hommes.

J’aime et je chante le printemps fleuri.
J’aime et je chante l’été avec ses fruits.
J’aime et je chante la joie de vivre.
J’aime et je chante le printemps.
J’aime et je chante l’été, saison dans laquelle je suis né.

(Chant pour la belle saison, 1938)

Né à Paris en 1900, Robert DESNOS est mort du typhus le 8 juin 1945, au camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie à peine libérée par l’Armée rouge…

Citez-en d’autres :

ORWELL : textes

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George Orwell (1903-1950) au micro de la BBC

Ce qui importe avant tout, c’est que le sens gouverne le choix des mots et non l’inverse. En matière de prose, la pire des choses que l’on puisse faire avec les mots est de s’abandonner à eux.

La novlangue de George Orwell,
un instrument de domination

Comment la langue peut-elle devenir un instrument de domination ?” C’est la question que se pose George Orwell dans “1984” avec la [le ?] novlangue imposée par le pouvoir. Jean-Jacques Rosat, professeur de philosophie et éditeur, explique comment Orwell tente de nous prévenir des dangers du prêt-à-parler.

Il y a 70 ans paraissait le roman 1984, de George Orwell, l’un des récits les plus bouleversants du XXe siècle. Dans ce livre, un régime totalitaire modifie le langage pour s’assurer du contrôle des masses. George Orwell y  montre comment les mots peuvent devenir un instrument de domination.

Afin de s’assurer le contrôle des esprits, les autorités ont créé cette novlangue (newspeak), censée remplacer l’anglais traditionnel (oldspeak).

Jean-Jacques Rosat, professeur de philosophie, éditeur et spécialiste d’Orwell : “Il y a deux volets dans cette entreprise. Le premier concerne le langage courant. Il est extrêmement appauvri, il n’y a plus de distinction entre les mots et les verbes. On déshabille les mots de toutes les significations secondaires. C’est presque un monosyllabe, une idée.

Et puis un deuxième volet, plus intéressant, l’invention d’un certain nombre de mots qu’Orwell appelle des “blanket words”, des mots-couvertures. Ce sont des mots très généraux comme par exemple “crimethink”, “pensée criminelle”ou “oldthink”, ”vieille pensée” qui vont recouvrir tout un ensemble de concepts anciens pour pouvoir les étouffer et les remplacer. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est pas de la censure. La censure ça consiste à interdire de prononcer un mot. Le but là, c’est de vous enlever cette pensée de la tête.

Socialiste libertaire, George Orwell est proche du parti travailliste. Il s’engage aux côté des brigades internationales lors de la guerre civile espagnole. Pour écrire 1984, Orwell s’inspire de l’expérience stalinienne en URSS et de la propagande du IIIe Reich en Allemagne. Mais il regarde aussi chez lui au Royaume-Uni, à son époque. Dans un essai publié en 1946, La Politique et la langue anglaise, il montre comment le discours politique ambiant appauvrit la langue et en corrompt le sens.

Jean-Jacques Rosat : “En politique, on voit très bien à quoi ça s’applique, c’est les phrases toutes faites. Un journaliste vous pose une question et vous avez des éléments de langage tout faits qui vont constituer un acte de communication mais certainement pas un acte de pensée, de réflexion. Les jargons, les phrases toutes faites, les métaphores toutes faites. Tout ce vocabulaire-là empêche de penser, c’est un vocabulaire automatique.

Orwell est un écrivain, pas un théoricien politique. Mais la novlangue qu’il invente dans 1984 est une mise en garde universelle contre l’instrumentalisation du langage. Il donne des conseils au lecteur pour ne pas se laisser manipuler par les mots.

Jean-Jacques Rosat : “Pensez à ce que vous dites, essayez de ne dire que des choses que vous pensez et qui ont du sens. Défiez-vous farouchement de toutes les mécaniques de langage dans lesquelles c’est la langue qui pense à votre place, donc d’autres que vous qui pensent à votre place. Si vous faites ce travail sur vous-même, ça ne changera pas la société du jour au lendemain mais c’est une condition pour la démocratie et pour une société humaine.

Lire l’article original de Yann LAGARDE sur FRANCECULTURE.FR (article du 7 juin 2019)


Les principes du novlangue

(Appendice à 1984, Paris : Gallimard, 1950 pour la traduction française)

Le novlangue a été la langue officielle de l’Océania. Il fut inventé pour répondre aux besoins de l’Angsoc, ou socialisme anglais.
En l’an 1984, le novlangue n’était pas la seule langue en usage, que ce fût oralement ou par écrit. Les articles de fond du Times étaient écrits en novlangue, mais c’était un tour de force qui ne pouvait être réalisé que par des spécialistes. On comptait que le novlangue aurait finalement supplanté l’ancilangue (nous dirions la langue ordinaire) vers l’année 2050.
Entre-temps, il gagnait régulièrement du terrain. Les membres du Parti avaient de plus en plus tendance à employer des mots et des constructions grammaticales novlangues dans leurs conversations de tous les jours. La version en usage en 1984 et résumée dans les neuvième et dixième éditions du dictionnaire novlangue était une version temporaire qui contenait beaucoup de mots superflus et de formes archaïques qui devaient être supprimés plus tard.
Nous nous occupons ici de la version finale, perfectionnée, telle qu’elle est donnée dans la onzième édition du dictionnaire.
Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée.
Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots.
Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat.
Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement pas de nom.
En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, l’appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but.
Le novlangue était fondé sur la langue que nous connaissons actuellement, bien que beaucoup de phrases novlangues, même celles qui ne contiennent aucun mot nouveau, seraient à peine intelligibles à notre époque.

Les mots novlangues étaient divisés en trois classes distinctes, connues sous les noms de vocabulaire A, vocabulaire B (aussi appelé mots composés) et vocabulaire C. Il sera plus simple de discuter de chaque classe séparément, mais les particularités grammaticales de la langue pourront être traitées dans la partie consacrée au vocabulaire A car les mêmes règles s’appliquent aux trois catégories.
Vocabulaire A. – Le vocabulaire A comprenait les mots nécessaires à la vie de tous les jours, par exemple pour manger, boire, travailler, s’habiller, monter et descendre les escaliers, aller à bicyclette, jardiner, cuisiner, et ainsi de suite… Il était composé presque entièrement de mots que nous possédons déjà, de mots comme : coup, course, chien, arbre, sucre, maison, champ. Mais en comparaison avec le vocabulaire actuel, il y en avait un très petit nombre et leur sens était délimité avec beaucoup plus de rigidité. On les avait débarrassés de toute ambiguïté et de toute nuance. Autant que faire se pouvait, un mot novlangue de cette classe était simplement un son staccato exprimant un seul concept clairement compris. Il eût été tout à fait impossible d’employer le vocabulaire A à des fins littéraires ou à des discussions politiques ou philosophiques. Il était destiné seulement à exprimer des pensées simples, objectives, se rapportant en général à des objets concrets ou à des actes matériels.
La grammaire novlangue renfermait deux particularités essentielles. La première était une interchangeabilité presque complète des différentes parties du discours. Tous les mots de la langue (en principe, cela s’appliquait même à des mots très abstraits comme si ou quand) pouvaient être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes. Il n’y avait jamais aucune différence entre les formes du verbe et du nom quand ils étaient de la même racine.
Cette règle du semblable entraînait la destruction de beaucoup de formes archaïques. Le mot pensée par exemple, n’existait pas en novlangue. Il était remplacé par penser qui faisait office à la fois de nom et de verbe. On ne suivait dans ce cas aucun principe étymologique. Parfois c’était le nom originel qui était choisi, d’autres fois, c’était le verbe.
Même lorsqu’un nom et un verbe de signification voisine n’avaient pas de parenté étymologique, l’un ou l’autre était fréquemment supprimé. Il n’existait pas, par exemple, de mot comme couper, dont le sens était suffisamment exprimé par le nom-verbe couteau.
Les adjectifs étaient formés par l’addition du suffixe able au nom-verbe, et les adverbes par l’addition du suffixe ment à l’adjectif. Ainsi, l’adjectif correspondant à vérité était véritable, l’adverbe, véritablement.
On avait conservé certains de nos adjectifs actuels comme bon, fort, gros, noir, doux, mais en très petit nombre. On s’en servait peu puisque presque tous les qualificatifs pouvaient être obtenus en ajoutant able au nom-verbe.
Aucun des adverbes actuels n’était gardé, sauf un très petit nombre déjà terminés en ment. La terminaison ment était obligatoire. Le mot bien, par exemple, était remplacé par bonnement.
De plus, et ceci s’appliquait encore en principe à tous les mots de la langue, n’importe quel mot pouvait prendre la forme négative par l’addition du préfixe in. On pouvait en renforcer le sens par l’addition du préfixe plus, ou, pour accentuer davantage, du préfixe doubleplus. Ainsi incolore signifie « pâle », tandis que pluscolore et doublepluscolore signifient respectivement « très coloré » et « superlativement coloré ».
Il était aussi possible de modifier le sens de presque tous les mots par des préfixes-prépositions tels que anté, post, haut, bas, etc.
Grâce à de telles méthodes, on obtint une considérable diminution du vocabulaire. Étant donné par exemple le mot bon, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également, et, en vérité, mieux exprimé par inbon. Il fallait simplement, dans les cas où deux mots formaient une paire naturelle d’antonymes, décider lequel on devait supprimer. Sombre, par exemple, pouvait être remplacé par inclair, ou clair par insombre, selon la préférence.
La seconde particularité de la grammaire novlangue était sa régularité. Toutes les désinences, sauf quelques exceptions mentionnées plus loin, obéissaient aux mêmes règles. C’est ainsi que le passé défini et le participe passé de tous les verbes se terminaient indistinctement en é. Le passé défini de voler était volé, celui de penser était pensé et ainsi de suite. Les formes telles que nagea, donnât, cueillit, parlèrent, saisirent, étaient abolies.
Le pluriel était obtenu par l’adjonction de s ou es dans tous les cas. Le pluriel d’œil, bœuf, cheval, était, respectivement, œils, bœufs, chevals.
Les adjectifs comparatifs et superlatifs étaient obtenus par l’addition de suffixes invariables. Les vocables dont les désinences demeuraient irrégulières étaient, en tout et pour tout, les pronoms, les relatifs, les adjectifs démonstratifs et les verbes auxiliaires. Ils suivaient les anciennes règles. Dont, cependant, avait été supprimé, comme inutile.
Il y eut aussi, dans la formation des mots, certaines irrégularités qui naquirent du besoin d’un parler rapide et facile. Un mot difficile à prononcer ou susceptible d’être mal entendu, était ipso facto tenu pour mauvais. En conséquence, on insérait parfois dans le mot des lettres supplémentaires, ou on gardait une forme archaïque, pour des raisons d’euphonie.
Mais cette nécessité semblait se rattacher surtout au vocabulaire B. Nous exposerons clairement plus loin, dans cet essai, les raisons pour lesquelles une si grande importance était attachée à la facilité de la prononciation.
Vocabulaire B. – Le vocabulaire B comprenait des mots formés pour des fins politiques, c’est-à-dire des mots qui, non seulement, dans tous les cas, avaient une signification politique, mais étaient destinés à imposer l’attitude mentale voulue à la personne qui les employait.
Il était difficile, sans une compréhension complète des principes de l’angsoc, d’employer ces mots correctement. On pouvait, dans certains cas, les traduire en ancilangue, ou même par des mots puisés dans le vocabulaire A, mais cette traduction exigeait en général une longue périphrase et impliquait toujours la perte de certaines harmonies.
Les mots B formaient une sorte de sténographie verbale qui entassait en quelques syllabes des séries complètes d’idées, et ils étaient plus justes et plus forts que ceux du langage ordinaire.
Les mots B étaient toujours des mots composés. (On trouvait, naturellement, des mots composés tels que phonoscript dans le vocabulaire A, mais ce n’étaient que des abréviations commodes qui n’avaient aucune couleur idéologique spéciale.)
Ils étaient formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement prononcer. L’amalgame obtenu était toujours un nom-verbe dont les désinences suivaient les règles ordinaires. Pour citer un exemple, le mot « bonpensé » signifiait approximativement « orthodoxe » ou, si on voulait le considérer comme un verbe, « penser d’une manière orthodoxe ». Il changeait de désinence comme suit : nom-verbe bonpensé, passé et participe passé bienpensé ; participe présent : bonpensant ; adjectif : bonpensable ; nom verbal : bonpenseur.
Les mots B n’étaient pas formés suivant un plan étymologique. Les mots dont ils étaient composés pouvaient être n’importe quelle partie du langage. Ils pouvaient être placés dans n’importe quel ordre et mutilés de n’importe quelle façon, pourvu que cet ordre et cette mutilation facilitent leur prononciation et indiquent leur origine.
Dans le mot crimepensée par exemple, le mot pensée était placé le second, tandis que dans pensée-pol (police de la pensée) il était placé le premier, et le second mot, police, avait perdu sa deuxième syllabe. À cause de la difficulté plus grande de sauvegarder l’euphonie, les formes irrégulières étaient plus fréquentes dans le vocabulaire B que dans le vocabulaire A. Ainsi, les formes qualificatives : Miniver, Minipax et Miniam remplaçaient respectivement : Minivéritable, Minipaisible et Miniaimé, simplement parce que véritable, paisible, aimé, étaient légèrement difficiles à prononcer. En principe, cependant, tous les mots B devaient recevoir des désinences, et ces désinences variaient exactement suivant les mêmes règles.
Quelques-uns des mots B avaient de fines subtilités de sens à peine intelligibles à ceux qui n’étaient pas familiarisés avec l’ensemble de la langue. Considérons, par exemple, cette phrase typique d’un article de fond du Times : Ancipenseur nesentventre Angsoc. La traduction la plus courte que l’on puisse donner de cette phrase en ancilangue est : « Ceux dont les idées furent formées avant la Révolution ne peuvent avoir une compréhension pleinement sentie des principes du Socialisme anglais. »
Mais cela n’est pas une traduction exacte. Pour commencer, pour saisir dans son entier le sens de la phrase novlangue citée plus haut, il fallait avoir une idée claire de ce que signifiait angsoc. De plus, seule une personne possédant à fond l’angsoc pouvait apprécier toute la force du mot : sentventre (sentir par les entrailles) qui impliquait une acceptation aveugle, enthousiaste, difficile à imaginer aujourd’hui ; ou du mot ancipensée (pensée ancienne), qui était inextricablement mêlé à l’idée de perversité et de décadence.
Mais la fonction spéciale de certains mots novlangue comme ancipensée, n’était pas tellement d’exprimer des idées que d’en détruire. On avait étendu le sens de ces mots, nécessairement peu nombreux, jusqu’à ce qu’ils embrassent des séries entières de mots qui, leur sens étant suffisamment rendu par un seul terme compréhensible, pouvaient alors être effacés et oubliés. La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inventer des mots nouveaux mais, les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils supprimaient par leur existence.
Comme nous l’avons vu pour le mot libre, des mots qui avaient un sens hérétique étaient parfois conservés pour la commodité qu’ils présentaient, mais ils étaient épurés de toute signification indésirable.
D’innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.
Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrime, tandis que tous les mots groupés autour des concepts d’objectivité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse. Ce qu’on demandait aux membres du Parti, c’était une vue analogue à celle des anciens Hébreux qui savaient – et ne savaient pas grand-chose d’autre – que toutes les nations autres que la leur adoraient de « faux dieux ». Ils n’avaient pas besoin de savoir que ces dieux s’appelaient Baal, Osiris, Moloch, Ashtaroh et ainsi de suite… Moins ils les connaissaient, mieux cela valait pour leur orthodoxie. Ils connaissaient Jéhovah et les commandements de Jéhovah. Ils savaient, par conséquent, que tous les dieux qui avaient d’autres noms et d’autres attributs étaient de faux dieux.
En quelque sorte de la même façon, les membres du Parti savaient ce qui constituait une bonne conduite et, en des termes excessivement vagues et généraux, ils savaient quelles sortes d’écarts étaient possibles. Leur vie sexuelle, par exemple, était minutieusement réglée par les deux mots novlangue : crimesex (immoralité sexuelle) et biensex (chasteté).
Crimesex concernait les écarts sexuels de toutes sortes. Ce mot englobait la fornication, l’adultère, l’homosexualité et autres perversions et, de plus, la sexualité normale pratiquée pour elle-même. Il n’était pas nécessaire de les énumérer séparément puisqu’ils étaient tous également coupables. Dans le vocabulaire C, qui comprenait les mots techniques et scientifiques, il aurait pu être nécessaire de donner des noms spéciaux à certaines aberrations sexuelles, mais le citoyen ordinaire n’en avait pas besoin. Il savait ce que signifiait biensex, c’est-à-dire les rapports normaux entre l’homme et la femme, dans le seul but d’avoir des enfants, et sans plaisir physique de la part de la femme. Tout autre rapport était crimesex. Il était rarement possible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu’elle était non orthodoxe. Au-delà de ce point, les mots n’existaient pas.
Il n’y avait pas de mot, dans le vocabulaire B, qui fût idéologiquement neutre. Un grand nombre d’entre eux étaient des euphémismes. Des mots comme, par exemple : joiecamp (camp de travaux forcés) ou minipax (ministère de la Paix, c’est-à-dire ministère de la Guerre) signifiaient exactement le contraire de ce qu’ils paraissaient vouloir dire.
D’autre part, quelques mots révélaient une franche et méprisante compréhension de la nature réelle de la société océanienne. Par exemple prolealiment qui désignait les spectacles stupides et les nouvelles falsifiées que le Parti délivrait aux masses.
D’autres mots, eux, étaient bivalents et ambigus. Ils sous-entendaient le mot bien quand on les appliquait au Parti et le mot mal quand on les appliquait aux ennemis du Parti, de plus, il y avait un grand nombre de mots qui, à première vue, paraissaient être de simples abréviations et qui tiraient leur couleur idéologique non de leur signification, mais de leur structure.
On avait, dans la mesure du possible, rassemblé dans le vocabulaire B tous les mots qui avaient ou pouvaient avoir un sens politique quelconque. Les noms des organisations, des groupes de gens, des doctrines, des pays, des institutions, des édifices publics, étaient toujours abrégés en une forme familière, c’est-à-dire en un seul mot qui pouvait facilement se prononcer et dans lequel l’étymologie était gardée par un minimum de syllabes.
Au ministère de la Vérité, par exemple, le Commissariat aux Archives où travaillait Winston s’appelait Comarch, le Commissariat aux Romans Comrom, le Commissariat aux Téléprogrammes Télécom et ainsi de suite.
Ces abréviations n’avaient pas seulement pour but d’économiser le temps. Même dans les premières décennies du XXe siècle, les mots et phrases télescopés avaient été l’un des traits caractéristiques de la langue politique, et l’on avait remarqué que, bien qu’universelle, la tendance à employer de telles abréviations était plus marquée dans les organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots : Gestapo, Comintern, Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude, au début, avait été adoptée telle qu’elle se présentait, instinctivement. En novlangue, on l’adoptait dans un dessein conscient.
On remarqua qu’en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots « communisme international », par exemple, évoquaient une image composite : Universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot « Comintern » suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait à un objet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu’une chaise ou une table. Comintern est un mot qui peut être prononcé presque sans réfléchir tandis que Communisme International est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder, au moins momentanément.

Plusieurs films ont été tournés au départ de 1984…

De même, les associations provoquées par un mot comme Miniver étaient moins nombreuses et plus faciles à contrôler que celles amenées par ministère de la Vérité.
Ce résultat était obtenu, non seulement par l’habitude d’abréger chaque fois que possible, mais encore par le soin presque exagéré apporté à rendre les mots aisément prononçables.
Mis à part la précision du sens, l’euphonie, en novlangue, dominait toute autre considération. Les règles de grammaire lui étaient toujours sacrifiées quand c’était nécessaire. Et c’était à juste titre, puisque ce que l’on voulait obtenir, surtout pour des fins politiques, c’étaient des mots abrégés et courts, d’un sens précis, qui pouvaient être rapidement prononcés et éveillaient le minimum d’écho dans l’esprit de celui qui parlait.
Les mots du vocabulaire B gagnaient même en force, du fait qu’ils étaient presque tous semblables. Presque invariablement, ces mots – bienpensant, minipax, prolealim, crimesex, joiecamp, angsoc, veniresent, penséepol… – étaient des mots de deux ou trois syllabes dont l’accentuation était également répartie de la première à la dernière syllabe. Leur emploi entraînait une élocution volubile, à la fois martelée et monotone. Et c’était exactement à quoi l’on visait. Le but était de rendre l’élocution autant que possible indépendante de la conscience, spécialement l’élocution traitant de sujets qui ne seraient pas idéologiquement neutres.
Pour la vie de tous les jours, il était évidemment nécessaire, du moins quelquefois de réfléchir avant de parler. Mais un membre du Parti appelé à émettre un jugement politique ou éthique devait être capable de répandre des opinions correctes aussi automatiquement qu’une mitrailleuse sème des balles. Son éducation lui en donnait l’aptitude, le langage lui fournissait un instrument grâce auquel il était presque impossible de se tromper, et la texture des mots, avec leur son rauque et une certaine laideur volontaire, en accord avec l’esprit de l’angsoc, aidait encore davantage à cet automatisme.
Le fait que le choix des mots fût très restreint y aidait aussi. Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir.
Enfin, on espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d’aucune façon en jeu les centres plus élevés du cerveau. Ce but était franchement admis dans le mot novlangue : canelangue, qui signifie « faire coin-coin comme un canard ». Le mot canelangue, comme d’autres mots divers du vocabulaire B, avait un double sens. Pourvu que les opinions émises en canelangue fussent orthodoxes, il ne contenait qu’un compliment, et lorsque le Times parlait d’un membre du Parti comme d’un doubleplusbon canelangue, il lui adressait un compliment chaleureux qui avait son poids.
Vocabulaire C. – Le vocabulaire C, ajouté aux deux autres, consistait entièrement en termes scientifiques et techniques. Ces termes ressemblaient aux termes scientifiques en usage aujourd’hui et étaient formés avec les mêmes racines. Mais on prenait soin, comme d’habitude, de les définir avec précision et de les débarrasser des significations indésirables. Ils suivaient les mêmes règles grammaticales que les mots des deux autres vocabulaires.
Très peu de mots du vocabulaire C étaient courants dans le langage journalier ou le langage politique. Les travailleurs ou techniciens pouvaient trouver tous les mots dont ils avaient besoin dans la liste consacrée à leur propre spécialité, mais ils avaient rarement plus qu’une connaissance superficielle des mots qui appartenaient aux autres listes. Il y avait peu de mots communs à toutes les listes et il n’existait pas, indépendamment des branches particulières de la science, de vocabulaire exprimant la fonction de la science comme une habitude de l’esprit ou une méthode de pensée. Il n’existait pas, en vérité, de mot pour exprimer science, toute signification de ce mot étant déjà suffisamment englobée par le mot angsoc.
On voit, par ce qui précède, qu’en novlangue, l’expression des opinions non orthodoxes était presque impossible, au-dessus d’un niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre des hérésies grossières, des sortes de blasphèmes. Il était possible, par exemple, de dire : « Big Brother est inbon. » Mais cette constatation, qui, pour une oreille orthodoxe, n’exprimait qu’une absurdité évidente par elle-même, n’aurait pu être soutenue par une argumentation raisonnée, car les mots nécessaires manquaient.
Les idées contre l’angsoc ne pouvaient être conservées que sous une forme vague, inexprimable en mots, et ne pouvaient être nommées qu’en termes très généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir. On ne pouvait, en fait, se servir du novlangue dans un but non orthodoxe que par une traduction inexacte des mots novlangue en ancilangue. Par exemple la phrase : « Tous les hommes sont égaux » était correcte en novlangue, mais dans la même proportion que la phrase : « Tous les hommes sont roux » serait possible en ancilangue. Elle ne contenait pas d’erreur grammaticale, mais exprimait une erreur palpable, à savoir que tous les hommes seraient égaux en taille, en poids et en force.
En 1984, quand l’ancilangue était encore un mode normal d’expression, le danger théorique existait qu’en employant des mots novlangues on pût se souvenir de leur sens primitif. En pratique, il n’était pas difficile, en s’appuyant solidement sur la doublepensée, d’éviter cette confusion. Toutefois, la possibilité même d’une telle erreur aurait disparu avant deux générations.
Une personne dont l’éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal ou que libre avait un moment signifié libre politiquement que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à reine et à tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables.
Et l’on pouvait prévoir qu’avec le temps les caractéristiques spéciales du novlangue deviendraient de plus en plus prononcées, car le nombre des mots diminuerait de plus en plus, le sens serait de plus en plus rigide, et la possibilité d’une impropriété de termes diminuerait constamment.
Lorsque l’ancilangue aurait, une fois pour toutes, été supplanté, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était récrite, mais des fragments de la littérature du passé survivraient çà et là, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue, il était possible de les lire. Mais de tels fragments, même si par hasard ils survivaient, seraient plus tard inintelligibles et intraduisibles.
Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, à moins qu’il ne se référât, soit à un processus technique, soit à une très simple action de tous les jours, ou qu’il ne fût, déjà, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné à passer tel quel de l’ancilangue au novlangue).
En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait être entièrement traduit. On ne pouvait faire subir à la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction idéologique, c’est-à-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un passage bien connu de la Déclaration de l’Indépendance :
« Nous tenons pour naturellement évidentes les vérités suivantes : Tous les hommes naissent égaux. Ils reçoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentement des gouvernés. Lorsqu’une forme de gouvernement s’oppose à ces fins, le peuple a le droit de changer ce gouvernement ou de l’abolir et d’en instituer un nouveau. »
Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le passage d’un seul mot : crimepensée. Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu.
Une grande partie de la littérature du passé était, en vérité, déjà transformée dans ce sens. Des considérations de prestige rendirent désirable de conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en ralliant leurs œuvres à la philosophie de l’angsoc. On était en train de traduire divers auteurs comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout ce qui survivait de la littérature du passé seraient détruits.
Ces traductions exigeaient un travail lent et difficile, et on pensait qu’elles ne seraient pas terminées avant la première ou la seconde décennie du XXIe siècle.
Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires – indispensables manuels techniques et autres – qui devaient subir le même sort. C’était principalement pour laisser à ce travail de traduction qui devait être préliminaire, le temps de se faire, que l’adoption définitive du novlangue avait été fixée à cette date si tardive : 2050.


Citez-en d’autres :

Quelques vidéos fascinantes d’artistes à l’œuvre…

Temps de lecture : 3 minutes >
Picasso et Clouzot sur le tournage du “Mystère Picasso” (1955-6)

Il y avait déjà le fascinant “Mystère Picasso” d’Henri-Georges CLOUZOT : “Au printemps 1955, Picasso appelle Clouzot pour lui parler de stylos feutres fabriqués aux États-Unis et qu’il vient de recevoir. Ces stylos ont la particularité d’avoir une encre capable de transpercer tout un bloc de pages, et a fortiori une toile. Le déclic s’opère, le procédé est trouvé : filmer la toile à l’envers et ainsi “assister à l’œuvre de création”. Ainsi Clouzot filme Picasso en train de peindre sans qu’on ne puisse le voir derrière la toile. Une sorte de Work in progress inédit.” [FRANCETVINFO.FR]

Le Mystère Picasso ne se borne pas à être un long métrage, là où l’on n’osait pas s’aventurer au-delà de 50 minutes, c’est l’unique développement de quelques-unes de ces minutes par élimination de tout élément biographique descriptif et didactique. Ainsi, Clouzot a rejeté l’atout que tout le monde aurait gardé : la variété. C’est qu’à ses yeux seule la création constituait l’élément spectaculaire authentique, c’est-à-dire cinématographique.

André BAZIN

Hypnotique Gerhard Richter

“Une image vaut 1 000 mots… Surtout lorsque l’image montre Gerhard RICHTER à l’œuvre dans son atelier ! L’artiste allemand, connu pour ses œuvres hyperréalistes, s’attèle ici à une imposante composition abstraite. Sur la toile, aidé d’un racloir, il étale la couleur et lisse la matière, inlassablement. Filmé simplement en plan fixe, le peintre semble même ne pas remarquer la présence de la caméra ! Une expérience hautement méditative et presque hypnotique, rythmée par les amples gestes de l’artiste concentré et imperturbable.

Paul McCarthy, un clown-artiste

Perruque blonde vissée sur la tête, faux nez, gants de Mickey et pinceau démesuré… Difficile de reconnaître ici le facétieux Paul McCARTHY qui singe, pendant près d’une heure, toute une galerie de personnages archétypaux du monde de l’art ! Une performance hilarante, dans laquelle il endosse tantôt le rôle de l’artiste fauché, qui réclame désespérément de l’argent à son galeriste, ou encore celui du peintre qui, transcendé par son œuvre, invoque l’esprit de Willem de Kooning et de Vincent Van Gogh. Il n’épargne rien ni personne, pas même ses contemporains, à l’image de Marina Abramović dont il parodie la célèbre performance Rhythm 10 (1973). Irrésistible et jubilatoire !

Louise Bourgeois confidentielle

Brooklyn, 1993. Louise BOURGEOIS représente les États-Unis à la biennale de Venise et ouvre les portes de son atelier à Bernard Marcadé, avant que ses œuvres  (des « cellules ») ne rejoignent la Sérénissime. « La vie m’a placée dans un rôle de professeur », lui explique-t-elle, et quelle professeure ! Pendant près d’une heure, on boit les paroles de l’artiste qui évoque tour à tour ses œuvres, sa vie, ses petits enfants… « Le changement n’existe pas. La chose est immuable », nous dit Bourgeois. Hautement inspirant !

Jackson Pollock repeint le ciel

Une large toile étalée au sol, des pinceaux (optionnels), et bien sûr des pots de peinture : la leçon peut commencer ! Dans le jardin de sa résidence à Long Island, Jackson POLLOCK, alors âgé de 39 ans, est filmé par la caméra du photographe allemand Hans Namuth. Clope au bec, l’inventeur du dripping jette la peinture sur la toile, expliquant en voix-off : « Je préfère exprimer mes sentiment que de les représenter ». Un autre plan, quelques minutes plus tard, le montre peignant une vitre transparente en contre-plongée. Et c’est comme si le ciel se parait de ses couleurs !

Arman fait les poubelles

La rue est un atelier à ciel ouvert pour ARMAN. Et pour cause, l’artiste roi de l’accumulation trouve la matière première de son art… dans les poubelles ! De la paille, de vieux journaux… Dans ces images de 1961, Arman glane dans le quartier des Halles à Paris toutes sortes de déchets. « Les moyens traditionnels sont sclérosés », affirme cet ancien étudiant des Beaux-Arts au parcours exemplaire, qui appréhende les objets comme des « faits sociologiques, des faits réels », témoins d’une société et de son époque.

Face-à-face avec César

Connu surtout pour ses fameuses compressions, CESAR a, à la fin de sa carrière, réalisé de troublants visages en PVC, comme figés dans une sorte de coulée de lave plastique, une matière que l’artiste brosse, ponce, gratte dans son atelier avec son assistant. Ce plastique, qui fascine tant le nouveau réaliste, lui permet de détruire, remettre en question le portrait – y compris le sien, qu’il réalise à l’aide… de pain ! « Il suffit que je me trouve en présence d’un matériau pour que je le palpe, que je le renifle » explique César, qui qualifie sa pratique de jeu. Le plastique, comme l’organique, c’est fantastique !”

Lire l’article original -avec pubs- d’Inès BOITTIAUX sur BEAUXARTS.COM (9 mai 2020)


Plus de beaux-arts…

TUNSTRÖM : L’Oratorio de Noël (1986)

Temps de lecture : 3 minutes >
ISBN 978-2-8686-9929-9

Jauchzet, frohlocket, auf preiset die Tage !
Rühmet, was heute der Höchste ge-than…

Ce livre est la beauté en sabot ; la preuve à chaque brin d’herbe que la Grande Santé est l’avers des abysses de la tristesse ; l’évidence à chaque bûche fendue avec force qu’au sommet rugueux de la pyramide des larmes, repose la lumière du cœur et que les deuils les plus sages sont aussi des couloirs de folie douce. La souriante brutalité du Grand Nord à tous les étages, une narration foisonnante, une des écritures les plus subtilement modernes et exactes que l’on puisse goûter dans un roman qui est, en fait, une fausse épopée, qui est plutôt une mise en abyme du premier drame de l’histoire, revisité dans chacune des vies qui l’ont suivi. Ce n’est pas tant l’Oratorio de Noël que l’Art de la Fugue. A lire, à goûter avec une saine émotion…

TUNSTRÖM Göran, L’Oratorio de Noël (Arles : Actes Sud, 1986, traduit du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach)


Piétinée par un troupeau de vaches, Solveig, la soprano, ne pourra prendre sa place à Sunne dans L’Oratorio de Noël. Autour de ce drame fondateur va s’orchestrer, dans la Suède de notre siècle, le destin de trois générations de Nordensson — leurs tribulations, leurs rêves, leurs souffrances, leurs transgressions et leurs désirs visionnaires qui, au fil du récit, se déploient en un véritable oratorio. Car tel est le motif de ce roman foisonnant, intense et lyrique, qui nous entraîne aux confins de l’éblouissement, de la folie, de la mort et de l’amour, et qui valut à Göran Tunström la consécration en Suède, lors de sa parution en 1983, puis en France.

Marc de Gouvenain (Actes Sud)


“À la fois poète et romancier, Göran Tunström (1937-2000) est considéré comme un écrivain majeur de la littérature suédoise de la fin du XXe siècle. Sa carrière littéraire s’est étendue sur presque quatre décennies, mais il n’a réellement été connu du grand public qu’en 1996, lorsque son œuvre L’Oratorio de Noël (Actes Sud, 1986) a été adaptée au cinéma. Il est reconnu pour son exploration complexe des relations interpersonnelles. On lui doit une vingtaine d’œuvres comprenant des romans, une dizaine de recueils de poésie, des nouvelles ainsi que des témoignages et des pièces radiophoniques.” [source : ACTES-SUD.FR]


Dès les premières pages de L’Oratorio de Noël, nous savons que nous allons être emportés par un fort courant romanesque aux confins de l’éblouissement, de la folie, de la mort et de l’amour. Trois générations de Nordensson, que dominent trois hommes — Aron, Sidner et Victor —, nous prennent en effet à témoins des inoubliables transgressions auxquelles leurs rêves, leurs talents, leurs ambitions et leurs désirs visionnaires vont les entraîner. Mais les femmes ne sont pas absentes de ces tribulations pathétiques, et en particulier Solveig, l’épouse d’Aron, qui meurt dès les premières pages, piétinée par un troupeau de vaches sous les yeux de son fils, et qui va les hanter tous, au point parfois de les conduire à l’irréparable. Et L’Oratorio de Noël. de Bach dans tout cela ? Au premier degré, c’est l’un de ces sujets où la communion des personnages soudain s’exalte. Mais très vite la symbolique s’impose. Car le roman de Tunström se construit, s’épanouit, s’amplifie comme un oratorio. La Suède nous avait habitués à des livres forts et passionnants. Cette fois elle nous propose l’un de ces grands romans européens dont Kundera dit qu’ils ont engagé le dialogue avec la philosophie. Un dialogue inoubliable.

Hubert Nyssen / Bertrand Py (Actes Sud)


La paix est sur eux maintenant, comme tant d’autres fois, ils sont ensemble, entourés de l’air de Noël de Bach.
Pour commencer, tu vas me pousser, Sidner.
Et il pose ses mains sur le porte-bagages, appuie ses pieds nus dans le gravier, la pousse un bon coup. Solveig s’assied sur la selle, et la voilà partie, les rayons chantent, du gravier et des petits cailloux giclent et elle engloutit dans ses poumons tout l’été des arbres et des bords du chemin, aspire les odeurs des reines-des-prés, du gaillet jaune et des marguerites, et Sidner coupe à travers la cour, arrive en haut du talus abrupt juste au-dessus du virage et crie : « Salut… » et voit les vaches, voit son père, voit que Solveig essaie de freiner, voit la chaîne qui saute, voit qu’elle ne réussit pas éviter, voit les premières vaches s’écarter devant cette flèche qui file, voit que celles qui trottinent derrière n’ont pas le temps, la voit tomber droit en plein dans la grotte de chair, de cornes et de sabots doubles, la voit tomber et rester étendue, tandis qu’elle est piétinée, piétinée, et longtemps encore après qu’elle n’est plus – « Il existe, note Sidner dans son journal Des Caresses, des instants qui ne cessent jamais. »


Savoir lire…

REGGIANI : Le temps qui reste (2002)

Temps de lecture : 2 minutes >
Serge REGGIANI en 1974 © Getty Images

Combien de temps…
Combien de temps encore
Des années, des jours, des heures, combien ?
Quand j’y pense mon cœur bat si fort…
Mon pays c’est la vie.
Combien de temps…
Combien…

Je l’aime tant, le temps qui reste…
Je veux rire, courir, parler, pleurer,
Et voir, et croire
Et boire, danser,
Crier, manger, nager, bondir, désobéir.
J’ai pas fini, j’ai pas fini,
Voler, chanter, partir, repartir
Souffrir, aimer
Je l’aime tant le temps qui reste.

Je ne sais plus où je suis né, ni quand
Je sais qu’il n’y a pas longtemps…
Et que mon pays c’est la vie
Je sais aussi que mon père disait :
Le temps c’est comme ton pain…
Gardes-en pour demain…

J’ai encore du pain,
J’ai encore du temps, mais combien ?
Je veux jouer encore…
Je veux rire des montagnes de rires,
Je veux pleurer des torrents de larmes,
Je veux boire des bateaux entiers de vin
De Bordeaux et d’Italie
Et danser, crier, voler, nager dans tous les océans
J’ai pas fini, j’ai pas fini,
Je veux chanter
Je veux parler jusqu’à la fin de ma voix…
Je l’aime tant le temps qui reste…

Combien de temps…
Combien de temps encore ?
Des années, des jours, des heures, combien ?
Je veux des histoires, des voyages…
J’ai tant de gens à voir, tant d’images..
Des enfants, des femmes, des grands hommes,
Des petits hommes, des marrants, des tristes,
Des très intelligents et des cons,
C’est drôle, les cons, ça repose,
C’est comme le feuillage au milieu des roses…

Combien de temps…
Combien de temps encore ?
Des années, des jours, des heures, combien ?
Je m’en fous, mon amour…
Quand l’orchestre s’arrêtera, je danserai encore…
Quand les avions ne voleront plus, je volerai tout seul…
Quand le temps s’arrêtera..
Je t’aimerai encore,
Je ne sais pas où, je ne sais pas comment…
Mais je t’aimerai encore…
D’accord ?

La même, chantée par un Serge REGGIANI vieillissant (paroles : Jean-Loup DABADIE ; musique : Alain GORAGUER) :


Plus d’arts de la scène…

NIHOUL : Claymore (2020)

Temps de lecture : 4 minutes >
ISBN 9791094689653

NIHOUL, Arnaud, Claymore (Bruxelles, Genèse, 2020)

Arnaud Nihoul
Arnaud Nihoul © lavenir.net

À côté de son métier d’architecte, Arnaud NIHOUL consacre tout son temps à l’écriture. Après quelque quinze nouvelles, dont plusieurs primées, et dix romans conservés dans ses tiroirs, il a enfin osé sauter le pas avec Caitlin (couronné par le Prix Saga Café du meilleur premier roman belge en 2019) que wallonica.org avait été un des premiers à vous présenter. Claymore est donc son second roman publié. De la campagne namuroise, Arnaud Nihoul ne cesse de regarder vers les îles bretonnes et écossaises où il se retire souvent pour imaginer ses prochains romans.

Distillerie © Philippe Vienne

Ervyn McHardy est maître assembleur dans une distillerie de whisky, perdue au large de l’Écosse. Élégant et secret, il est venu s’installer sur l’île d’Ardoran cinq ans plus tôt, rompant avec son ancienne vie de libraire. La découverte du corps d’un inconnu et la disparition de deux responsables de la distillerie vont mettre en émoi la petite communauté de l’île. Ervyn décide d’apporter sa contribution – olfactive – à l’enquête. Avec l’aide de Liam, son jeune assistant et de Heather, une photographe atypique, cet étrange détective en kilt va reconstituer l’enchaînement des événements qui ont conduit au drame. Mais tout ne sera réglé que lorsque le dernier mystère, une disparition plus ancienne, qui endeuille encore la distillerie, sera à son tour résolu.

Le premier roman était prometteur, restait à savoir si le deuxième allait confirmer cette promesse. Et c’est le cas, Claymore est le roman de la maturité, de la maîtrise. Arnaud Nihoul retrouve l’Ecosse âpre et sauvage qu’il affectionne, d’un amour contagieux tant il transparaît tout au long de son récit. Il en va de même de ses personnages, brossés avec affection, dont l’histoire personnelle, distillée (on ne saurait mieux dire !) tout au long du récit, nourrit et éclaire celui-ci. L’intrigue en deviendrait presque secondaire, mais ce n’est pas le cas, on est tenu en haleine par ce puzzle qui s’assemble sous nos yeux, aidés en cela par la fluidité de l’écriture. Et bien fort est celui qui résistera à l’envie de se servir un whisky à la fin de ce roman – si ce n’est avant ! Merci pour ce partage, Arnaud Nihoul.

Paysage d’Ecosse © Philippe Vienne

“Les prises de vue étaient empreintes d’une atmosphère particulière. C’était d’abord l’option d’un regard bas, un angle en légère contre-plongée qui, selon l’interprétation d’Ervyn, amenait l’observateur à se placer au niveau des animaux. Ensuite, la lumière était toujours palpable, théâtrale, celle d’un entre-deux, entre l’aube et le jour, le crépuscule et la nuit, entre l’averse et le retour du soleil. L’Écosse n’était pas avare de tels éclairages délicats. Encore fallait-il les capter au vol. Enfin, Heather ne prenait jamais d’animal en gros-plan. À première vue, ses photographies représentaient un paysage avec des jeux de lumière, des moments saisis où Ardoran offrait des toiles de maître à celui qui savait regarder. De manière discrète et pourtant frappante, un animal était toujours intégré à la scène, en périphérie, tel un observateur attentif. Cela donnait toute son âme à l’image.”

“(…) Cinq whiskies leur avaient été servis et on leur avait demandé d’exprimer ce qu’ils sentaient et goûtaient. Un exercice qu’Ervyn n’avait jamais effectué consciemment et il s’était laissé aller à chercher ses propres évocations. Stuart Calder avait insisté sur le fait qu’une bonne part de subjectivité caractérisait les dégustations, selon notre vécu personnel, notre mémoire olfactive. Et qu’il n’y avait pas de mauvaise réponse.
Il y eut d’abord les classiques notes boisées, de vanille, de cuir ou d’agrumes, puis on glissa vers le caramel au beurre salé, les fruits de mer ou le foin, sans craindre d’évoquer l’hôpital ou le caoutchouc brûlé. Stuart Calder les avait poussés dans leurs derniers retranchements, les invitant à fermer les yeux, à humer et goûter alternativement. Vinrent alors le feu de jardin, le magasin d’antiquité, les aiguilles de pin chauffées au soleil, l’étui à violon, la forêt humide, la vieille bibliothèque. Et au bout de cela, des pointes d’épices à peine perceptibles, toute la palettes fruits frais ou cuits jusqu’aux sièges de la voiture du grand-père ou les bottes d’équitation après une promenade en sous-bois.”

Philippe VIENNE


Lire encore…

MARLY : Le Chant des partisans (1941)

Temps de lecture : 3 minutes >
Maquisards bretons dans la région de Saint-Marcel © D.R.

Le mythe voulait que “le Chant des partisans” soit né dans les maquis. Mais la plus célèbre chanson française de la Seconde guerre a été composée à Londres par une Russe fière des exploits de partisans soviétiques […].

La guitare d’Anna MARLY, aristocrate née Anna Betoulinsky à Pétrograd (1917-2006) en pleine révolution d’Octobre et exilée en France peu après et le manuscrit original sont des pièces phares d’une exposition au Musée de l’Ordre de la Libération dédiée jusqu’au 5 janvier 2020 à la création de cet hymne de la Résistance.

Compositrice, guitariste, danseuse et chanteuse dans les cabarets parisiens, elle prend le nom de scène Marly. La guerre la contraint à un nouvel exil, en Angleterre, où elle tourne dans les cercles russophones résistants et s’engage comme cantinière dans les Forces françaises libres.

C’est en 1942 à Londres, après avoir lu le récit de la bataille de Smolensk qui a marqué l’arrêt de l’offensive allemande sur le front de l’Est en 1941, qu’elle écrit la musique et les paroles en russe de la “La Marche des partisans” qu’elle interprétera elle-même et qui deviendra “Le Chant des partisans“.

Marly, Kessel, Druon
© AFP

En 1943, Joseph Kessel (1898-1979), fils de Juifs de culture russe, aviateur et romancier et son neveu Maurice Druon (1918-2009) écrivent les paroles en français, poussés par le résistant Emmanuel d’Astier de la Vigerie (1900-1969). “Un peuple qui n’a pas de chanson est un peuple qui ne peut pas se battre“, disait Joseph Kessel qui a combattu pendant les deux guerres. Emmanuel d’Astier de la Vigerie qui avait pour sa part écrit les paroles pour une autre chanson d’Anna Marly, la “Complainte des partisans“, réinterprétée en 1969 en anglais par Leonard Cohen (1934-2016), voulait que les auteurs gardent l’anonymat. “Marly, Kessel, Druon qui ont écrit cela à Londres autour du thé et des sandwichs, cela n’apporterait pas beaucoup de crédibilité au chant des maquis. Il faut qu’on s’imagine qu’il surgit de la France occupée et appartient à tous les maquisards“, souligne Lionel Dardenne, commissaire de l’exposition. En 1945, les paroles sont imprimées avec leurs noms, mais cette ‘fausse image d’Épinal‘ persiste et les auteurs n’ont jamais été vraiment mis en avant, ajoute-t-il.

Adopté par les Viet Minh

Le Chant des partisans a rythmé les émissions de la France libre sur la BBC de Londres et le succès de ce chant de lutte et de résistance ne s’est jamais démenti. Depuis 1943, il a été repris, imité et réarrangé de nombreuses fois par Joséphine Baker, Yves Montand, les choeurs de l’Armée rouge, Johnny Hallyday, Claude Nougaro, Zebda, Camélia Jordana ou encore Noir Désir… Aujourd’hui le Chant des partisans est joué lors de cérémonies officielles “sans que les gens sachent d’où il vient“, souligne le commissaire. Accompagnant les cérémonies au Mont Valérien, haut lieu de la mémoire nationale ou en hommage des victimes du terrorisme, “il est chanté de façon presque funèbre alors qu’au contraire c’est un chant de marche et de mobilisation“, ajoute-t-il.

Ironiquement, le Chant des partisans a été adopté par le Viet Minh, l’armée pour l’indépendance du Viet Nam qui luttait contre la domination française.

Aujourd’hui, en France, ce sont les “gilets jaunes” qui se réapproprient le célèbre Chant avec des paroles transformées en “Macron entends-tu“. [lire l’article original -avec pubs- sur RTBF.BE (8 octobre 2019)]

Ami, entends-tu
Le vol noir des corbeaux
Sur nos plaines ?

Ami, entends-tu
Les cris sourds du pays
Qu’on enchaîne ?

Ohé, partisans,
Ouvriers et paysans,
C’est l’alarme !

Ce soir l’ennemi
Connaîtra le prix du sang
Et des larmes…

Montez de la mine,
Descendez des collines,
Camarades.

Sortez de la paille
Les fusils, la mitraille,
Les grenades.

Ohé ! les tueurs,
A la balle et au couteau,
Tuez vite !

Ohé ! Saboteur
Attention à ton fardeau,
Dynamite…

C’est nous qui brisons
Les barreaux des prisons
Pour nos frères.

La haine à nos trousses
Et la faim qui nous pousse,
La misère.

II y a des pays
Où les gens au creux des lits
Font des rêves.

Ici, nous, vois-tu,
Nous, on marche et nous, on tue,
Nous, on crève.

Ici, chacun sait
Ce qu’il veut, ce qu’il fait
Quand il passe.

Ami, si tu tombes,
Un ami sort de l’ombre
A ta place.

Demain du sang noir
Séchera au grand soleil
Sur les routes.

Chantez, compagnons,
Dans la nuit la liberté
Nous écoute…

Ami, entends-tu
Les cris sourds du pays
Qu’on enchaîne ?

Ami, entends-tu
Le vol noir du corbeau
Sur nos plaines ?


S’engager encore (il est grand temps)…

WOUTERS, Liliane (1930-2016)

Temps de lecture : 7 minutes >

À l’enfant que je n’ai pas eu
mais que d’un homme je reçus
septante fois sept fois et davantage, à l’enfant sage
dont je formai le souffle et le visage
sept fois septante fois, dans un ventre pareil
au mien, par des nuits rouges de soleil,
par des jours cristallins d’aurore boréale,
à l’enfant dont je porte en moi les initiales
secrètes, ainsi que ton nom, Yahvé,
enfant conçu, toujours inachevé,
qu’on me fait, que je fais, à chaque fois que j’aime,
qui se défait en moi pour donner un poème,
à l’enfant qui ne viendra pas
clore mes yeux, choisir l’ultime drap,
marcher derrière mon poids d’os, de cendres,
me regarder dans la fosse descendre,
à cet enfant je lègue devant Dieu, devant
les hommes et mon chien, devant le jour vivant
(qui n’est que parce que je suis et qui mourra
comme je meurs) je lègue, pour autant que se pourra,
pour autant qu’il en fasse usage en lieu et place
de moi, ses père et mère en un seul être pris,
je lègue tous mes biens de chair, d’esprit,
de temps toujours compté et d’illusoire espace :

le coin de ciel que j’ai scruté en vain,
l’arpent de terre où j’usai mes semelles,
les quatre murs entre quoi je me tins,
les six cloisons qui leur seront jumelles;
l’argent qui m’est entre les doigts filé
— pour le plaisir que j’eus à le répandre —,
le faux savoir qu’on me crut refiler
— pour le bonheur d’aussitôt désapprendre — ;

les jours passés que je n’ai pas vécus,
les jours vécus près desquels suis passée,
le temps mortel à quoi j’ai survécu,
l’heure éternelle et pourtant effacée ;

l’amour jeté dont j’ignorais le prix,
l’amour donné à qui ne sut le rendre,
l’amour offert qu’aussitôt je repris,
l’amour perdu qu’on voit dehors attendre.

À l’enfant que je n’ai pas eu,
que pourtant j’ai, de ma semence
formé, dedans ma chair conçu,
dont chaque étreinte parfait l’existence,
à cet enfant je lègue pour le mieux mais surtout pour
le pire, ce que m’a prêté le jour :

le moi dont à crédit je fais usage
à des taux qui dépassent mes moyens,
dont je n’ai pu choisir ni le visage,
ni le sexe (il faut prendre ce qui vient) :

un cerveau creux dans une tête pleine,
un corps trop mou sur des os trop puissants,
un sang trop vif pour une courte haleine,
un cœur trop doux pour ce furieux sang,

des pieds qui n’ont soulevé que poussière,
des bras surpris d’avoir étreint le vent,
des genoux pris au piège des prières,
des mains restant vides comme devant;

des yeux fermés sur un côté des choses,
— cette moitié qui fait à tous défaut —,
des yeux ouverts sous leurs paupières closes
et dans le noir voyant plus qu’il n’en faut.

À l’enfant que je n’ai pas eu
je lègue enfin, pour qu’il en tienne
bien compte, pour qu’il s’en souvienne
par contumace, lorsque sera décousu
l’ourlet de mon passage sur l’étoffe ancienne :

les quinze choses que jamais je n’ai pu faire :
courber le front devant plus grand que moi,
marcher sur plus petit, montrer du doigt,
crier avec la foule, ou bien me taire,
reconnaître parmi les Blancs le Noir,
choisir dix justes, nommer un coupable,
trouver telle attitude convenable,
lire un autre que moi dans les miroirs,
conjuguer l’amour à plusieurs personnes,
résister à la tentation, blesser exprès,
rester dans l’indécis, dire Cambronne
au lieu de merde, qui est plus français.

Liliane Wouters, Tous les chemins mènent à la mer (Les Eperonniers, 1997)

© RTBF.BE

A écouter : A l’enfant que je n’ai pas eu lu par Laurence VIELLE (RTBF.BE/AUVIO)


A l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, Liliane WOUTERS a occupé le fauteuil n° 12…

“Elle naît à Ixelles, le 5 février 1930. Furnes est le berceau de sa famille maternelle, la seule qu’elle connaisse. Après l’école primaire et un quatrième degré à Ixelles, à partir de l’automne 1944, elle est interne dans une section francophone à l’école normale de Gijzegem, près d’Alost. Toute jeune, elle s’essaie déjà à l’écriture. Elle sera institutrice dans sa commune natale, de 1949 à 1980. Elle voyage beaucoup à travers l’Europe, l’Afrique, le Canada et le Proche-Orient. Elle vivait à Ixelles (BE).

Elle envoie ses premiers vers à Roger Bodart qui la conseille et la guide. Il préface d’ailleurs son premier recueil La Marche forcée (1954) qui connaît le succès et est abondamment couronné : prix des Scriptores Catholici (1955), prix Émile Polak, décerné par l’Académie (1956), prix Renée Vivien (1955), prix Nuit de la poésie à Paris en 1956 (ce dernier par un jury comprenant Aragon et Cocteau). C’est un livre foisonnant, aux strophes ardentes, nourries à la fois d’échos du Moyen Âge et d’une certaine modernité. Ses cadences soutenues par la rime disent à la fois un réalisme magique et une mystique éclairée qui doivent beaucoup à la puissance et au baroque nordiques. Des accents d’épopée y sous-tendent une certaine angoisse devant la vie, l’amour et la mort.

De six en six ans paraissent alors Le Bois sec (1960) et Le Gel (1966). Le premier remporte le Prix triennal de littérature, le second, le prix Louise Labé. La respiration s’y fait plus rapide, la langue plus incisive et maîtrisée, le débit plus heurté. La précarité de l’existence s’y mêle à un certain mépris du monde. L’émotion est partout contenue, souvent camouflée sous un humour grinçant. Parfois, une crispation de la langue souligne le sentiment de solitude, la crainte de la mort, l’inanité de l’existence, malgré la présence de “longs textes qui aussi sont des hymnes à la vie“. Cette poésie de la voracité et du combat, on la retrouve encore dans L’Aloès (1983) qui reprend l’essentiel des recueils précédents et beaucoup d’inédits. De la sorte, on peut suivre l’évolution de la thématique de Liliane Wouters et ce que l’on a appelé sa ‘rudesse guerroyeuse’ empreinte de lyrisme. Attestation aussi d’une constante recherche de soi à travers les labyrinthes de l’existence, l’inlassable plongée vers le bonheur et la vérité, l’inexorable déchirement (notamment à l’instant de la mort). Tout cela cependant nimbé d’une insatiable soif d’espérance évoquée par l’aloès :

Une fois tous les cent ans
l’aloès fleurit. Mon temps
connaît la même fortune.

En 1990, paraît Journal du scribe. Ce scribe est un peu le symbole de l’écrivain, l’archétype de l’être qui dérange par le message qu’il délivre. L’écrivain s’interroge. À quoi sert l’écriture? Donne-t-elle pouvoir de démiurge? N’est-elle que le principe qui crée les êtres, venus d’ailleurs, allant ailleurs? De plus, le scribe synthétise toutes les croyances et est essentiellement préoccupé par les mystères (qui sommes-nous? d’où venons-nous? où allons-nous?).

Cette poésie (le plaisir de la langue, le lyrisme) et ses interrogations (métaphysiques, voire sociales), on les retrouve omniprésentes – avec souvent une pointe de fantaisie – au cœur de tout le théâtre de Liliane Wouters. D’abord dans Oscarine ou les Tournesols (1964), une pièce empreinte d’une originalité douce-amère, puis dans La Porte (1967), une tragi-comédie du trépas, dans Vies et morts de Mademoiselle Shakespeare (1971) où Williame, une femme, se prend, par mythomanie ou quête d’identité, pour le grand écrivain anglais, fait le tour de l’amour et d’elle-même dans un univers où s’animent des statues, où sévit le pouvoir, où la passion et la féerie déploient leurs fastes.

Après une adaptation de La Célestine (1981) de Fernando de Rojas et deux pièces en un acte, voici La Salle des profs (1983, prix André Praga, décerné par l’Académie en 1984), œuvre souvent jouée et qualifiée de ‘théâtre-vérité’. C’est une radiographie de l’enseignement comportant douze moments et qui évoque avec ironie et tendresse les problèmes des instituteurs, passionnés au début de leur carrière, mais se retrouvant confrontés à la médiocrité, à la banalité de chaque jour.

D’autres pièces encore : L’Équateur (1984) – un bateau franchit la ligne qui symbolise la mort et ses cinq occupants se révoltent ou se confessent dans un huis clos assez cruel ; Charlotte ou la Nuit mexicaine (1993) – évocation de la démence de la fille de Léopold Ier, veuve de Maximilien de Habsbourg, empereur du Mexique fusillé par les révolutionnaires en 1867 ; Le jour du narval (1991), une œuvre baroque qui se passe dans une cité nordique, fait allusion à la Bible (David et Bethsabée) et met en scène des gens écrasés par les puissants et le destin.

À côté de la poésie et du théâtre – mais ces deux disciplines, chez Liliane Wouters, ne forment qu’un tout – se développent deux autres activités, celles de traductrice et d’anthologiste. Ainsi a-t-elle beaucoup traduit (poèmes et pièces de théâtre) du néerlandais en français, réussissant la gageure de conserver aux textes leurs cris, leurs cadences, leurs musiques. Son choix s’est souvent porté sur des textes du Moyen Âge : Les belles heures de Flandre (1961), qui a remporté le prix Auguste Michot décerné par l’Académie, Guido Gezelle (1965), Bréviaire des Pays-Bas (1973), Reynart le Goupil (1974). Ces travaux lui ont valu le prix Sabam 1965 et le Prix triennal de traduction de la Communauté flamande de Belgique. Parmi ses anthologies : Panorama de la poésie française de Belgique (1976)Ça rime et ça rame (1985), spécialement destinée aux jeunes et, réalisée avec Alain Bosquet, La poésie francophone de Belgique, quatre tomes reprenant des textes de poètes nés entre 1804 et 1962. Tous les chemins conduisent à la mer, un ensemble des poèmes de Liliane Wouters, avec une préface de Jean Tordeur, a été publié aux Éditions des Éperonniers. Intitulé Changer d’écorce, un second ensemble, thématique, est paru en 2001 aux Éditions La Renaissance du Livre, avec une préface de Françoise Mallet-Joris et une postface d’Yves Namur cependant qu’en 2000 était publié chez PHI Le Billet de Pascal, un recueil inédit.

2000 est d’ailleurs à noter d’une pierre blanche, c’est l’année où Liliane Wouters reçut trois distinctions importantes : en Yougoslavie, le Prix international de poésie de La clé d’or, à Paris, la Bourse Goncourt de poésie et à Bruxelles le Prix quinquennal de littérature.

Liliane Wouters a été élue membre de l’Académie, le 9 mars 1985, au fauteuil de Robert Goffin. Le Prix Montaigne de la Fondation F.V.S. de Hambourg lui a été attribué en 1995. Depuis 1996 Liliane Wouters est membre de l’Académie européenne de poésie. Elle est aussi membre honoraire de l’Académie royale et langue et de littérature néerlandaises. Liliane Wouters est décédée le 28 février 2016.”

D’après l’article Liliane Wouters sur ARLLFB.BE où figure également la bibliographie complète de l’auteure…


Citer encore…

NORAC, Carl (né en 1960) : “Poète National” belge en 2020

Temps de lecture : 9 minutes >
Els MOORS et Carl NORAC : poètes nationaux…

Pour ce quatrième mandat, le projet Poète National a choisi d’élire un francophone pour prendre la relève d’Els Moors. À partir du Gedichtendag 2020, le Montois Carl NORAC sera donc le nouvel ambassadeur de la poésie belge, au-delà des frontières linguistiques du pays. Il héritera ainsi du titre honorifique de Poète National, déjà porté par Charles Ducal, Laurence Vielle et Els Moors.

Dès janvier 2020, et pendant deux ans, la mission de Carl Norac sera d’écrire des poèmes inspirés par notre pays, son histoire et son actualité, de rencontrer le public et les écoles mais aussi et surtout de mieux faire connaitre la poésie belge à travers le pays et même au-delà de nos frontières. Il sera, dès le 23 avril, l’ambassadeur officiel d’Els Moors, jusqu’à la fin de son mandat, et sera associé à certains de ses projets. Els soutiendra, quant à elle, son successeur du côté néerlandophone du pays, en 2020-2021.

Né à Mons en 1960, Carl Norac est un poète belge qui vit de sa plume, depuis plus de vingt ans. Installé en France dans le Loiret en 1998, il revient vivre en Belgique en 2019, du côté d’Ostende.

Ce que Carl Norac en pense…

Je suis heureux d’apprendre que l’on m’a choisi pour être le prochain Poète National. C’est une annonce qui intervient avec une valeur symbolique et affective pour moi, le mois même où, après plus de vingt années de vie et d’écritures en France, je reviens habiter en Belgique, à Ostende. L’importance n’est pas le titre, mais ce qu’on peut espérer en faire avec conviction, humilité et je suis impressionné par l’action et les poèmes de Charles Ducal, Laurence Vielle, Els Moors, ainsi que par l’ensemble des partenaires qui font que ce projet est aujourd’hui une réalité en mouvement. Le fait d’arpenter depuis si longtemps théâtres, festivals, aussi écoles, prisons, bibliothèques et divers lieux de vie pour parler de poésie m’a toujours fait penser que cet art, plus que jamais, est là pour bousculer les consciences, pour faire parler l’ailleurs et l’ici d’une même voix. Depuis que j’écris, je n’ai jamais accepté cette frontière invisible qui fait que les artistes des différentes communautés linguistiques de mon pays se connaissent si peu. Beaucoup d’initiatives existent aujourd’hui. En particulier, l’action profonde et enthousiaste qu’a engagées l’ensemble des maisons littéraires pour Poète National / Dichter des Vaderlands est fondamentale et je donnerai toute mon énergie pour les aider sur leurs chemins. Au début des années 90, je me suis rendu compte que je ne connaissais pas « toute la Flandre » et j’ai commencé par visiter celle-ci ville par ville, paysage par paysage. Invité à des festivals par Poëziecentrum puis plusieurs années dans le cadre de Saint-Amour, j’ai pu lire mes poèmes un peu partout, connaître Herman de Coninck, Leonard Nolens, Stefan Hertmans et développer une correspondance puis de nombreuses rencontres, dont certaines à Mons, avec Hugo Claus qui est avec Henri Michaux le poète qui m’a le plus influencé. Je suis parti aussi à la rencontre d’artistes, Carll Cneut, Ingrid Godon, Gerda Dendooven, avec le bonheur par nos livres communs de mieux les faire connaître en Belgique francophone et en France. J’ai eu énormément de chance pour un poète « de l’autre côté » d’être traduit par Ernst Van Altena, Bart Moeyaert, Edward Van de Vendel, Michaël de Cock pour les Editions Poëziecentrum, Querido, Lannoo, De eenhoorn. Si je me permets de donner ces éléments, c’est seulement pour signifier à quel point cette idée maîtresse du projet Poète National d’aider à mieux se connaître entre poètes des trois langues nationales est primordiale à mes yeux. Un des premiers projets que je soumettrai à ce propos sera un tour de Belgique d’un mois par les canaux, en péniche, où monteront, de semaine en semaine, des poètes des différentes communautés, sachant qu’aller les un(e)s vers les autres demande du temps, avec cette volupté de la lenteur qu’offre la navigation sur les canaux ou les fleuves (un thème important dans la poésie belge toute entière, et qu’a révélé encore récemment et magnifiquement Els Moors dans un film-poème). Faire se croiser aussi la plus jeune génération de poètes, celle qui est en mouvement, qui veut changer nos codes, nos conforts d’écriture, nos habitudes. Etant un poète qui écrit aussi très souvent pour les enfants, j’espère pouvoir atteindre cette ambition de motiver un très nombre d’écoles des trois régions autour des mêmes projets. Je dis souvent aux enfants autant qu’aux adultes que nous vivons dans un monde qui nécessite une urgence poétique au même titre qu’une urgence écologique ou humaniste. Les enfants et les adolescents que je rencontre aiment la poésie et y voient souvent, plus que de belles images, une façon de changer le monde. Il ne faut pas uniquement sourire de ces propos si optimistes, mais les prendre au sérieux. Ce qui s’est passé récemment en Belgique pour le climat en est une preuve tangible. La poésie échappe toujours à ce qui veut la contraindre ou la définir par des normes établies. Un adolescent nommé Rimbaud écrivait qu’elle sera toujours « en avant ». Une anthologie originale destinée à la jeunesse verra le jour, où les collaborations seront croisées, afin que les poétesses et poètes de chaque communauté soient illustrés par l’imaginaire d’un(e) artiste de l’autre région. Dans le cadre de Mons 2015, j’avais pu écrire sur ce que les gens dans la rue vous confient de ce qu’ils sont sur le point d’oublier. J’irai demander aux passant(e)s un peu partout en Belgique quel est leur premier poème écrit, lu, appris, aimé, détesté, ou presque oublié. Comme une invitation à reprendre le chemin d’un livre, ou de quelques lignes qui puissent les accompagner, vers une poésie alors tout à fait contemporaine. La poésie est souvent brève : en sa collection d’instants, elle peut se glisser partout, dans les transports en commun ou être chuchotée à l’oreille dans les rues par des comédiens. Et bien sûr, ce qui est essentiel, publiée dans la presse, pour donner un autre regard sur l’actualité. Je suis émerveillé par le travail accompli et je veux aussi continuer ce qu’ont entrepris les trois autres poètes. Tant de pistes à suivre, à inventer, ainsi cette envie absolue qui me guide toujours de confronter la poésie aux autres arts, en particulier pour ma part à la musique et à la danse, ce poème visible. En ces temps troublés où la mémoire de l’histoire semble vaciller, la poésie demeure cette matière mouvante, parfois fuyante, mais persistante, une de celles qui tente d’empêcher que la nuit pénètre trop dans le cœur des hommes. Lorsque Laurence Vielle était Poétesse Nationale et qu’elle cherchait le centre poétique de la Belgique, je lui avais conseillé par exemple de prendre une chaise et d’aller s’asseoir sur la plage d’Ostende. C’est bien là que je vais de ce pas, et ce sera comme le début d’une nouvelle invitation au voyage

Carl Norac

Pour en savoir plus : POETENATIONAL.BE


Carl NORAC © BELGA

Né à Mons en 1960, le poète belge Carl Norac est le fils d’un écrivain et d’une comédienne, Pierre et Irène Coran. D’abord professeur de français, bibliothécaire vagabond, journaliste, professeur d’histoire littéraire au Conservatoire Royal de Mons, il vit de sa plume, depuis plus de vingt ans. Il vit en France dans le Loiret, à Olivet, près d’Orléans depuis 1998. Dès l’été 2019, il reviendra en Belgique et vivra à Ostende, au bord de la Mer du nord. Depuis décembre 2017, l’école de la ville de Neuville-aux-Bois dans le Loiret en France porte son nom.

Livres

Poète (aux Editions de la Différence et à l’Escampette), il a publié aussi une dizaine de recueils et de carnets de voyage. En 1993, Dimanche aux Hespérides donne au poète une première reconnaissance en France.

Sa seconde passion, le voyage, lui fait parcourir le monde. Le voyeur libre, Le carnet de Montréal évoquent ces lieux, ces rencontres. La candeur (La Différence, 1996), réhabilite le candide dans sa pureté, sa résistance face au monde. Éloge de la patience (1999) essaie de révéler la volupté de la lenteur.

Grâce à Hugo Claus, il arpente alors les scènes plusieurs années en Belgique et aux Pays-Bas pour lire ses textes en compagnie de ce grand poète. Une anthologie de ses poèmes paraît en Flandre (Handen in het vuur, traduction d’Ernst van Altena, Poëziecentrum, 1998), en Espagne, en Roumanie (et fin 2019 aux Etats-Unis, avec une traduction de Norman Shapiro chez Black Widow Press).

Il a publié ensuite d’autres recueils de poèmes en prose: Le carnet bleuMétropolitaines (L’escampette), des portraits de femmes dans le métro de Paris, Sonates pour un homme seul, un livre à résonance intime, qui reçut le Prix Charles Plisnier et, en 2013 Une valse pour Billie, un recueil inspiré par Billie Holiday et d’autres artistes.

En 2005, Carl Norac est choisi parmi les sept écrivains européens de l’opération Lire en fête à Paris, accompagné de Jean Echenoz, Claudio Magris, Enrique Vila-Matas, Antonio Lobo Antunes et Milan Kundera dans le projet Lire l’Europe. Pendant un mois, des extraits de ses textes sont exposés aussi dans toutes les rames des métros parisiens. En 2011, il représente son pays pour le projet européen Transpoésie : ses poèmes sont exposés alors dans les couloirs du métro de Bruxelles.

Ses recueils ont été primés trois fois en Belgique par l’Académie Royale de langue et de littérature françaises (dont le Grand Prix Albert Mockel 2019, qui récompense un poète tous les cinq ans ). En 2009, il a également reçu pour son œuvre poétique le Grand Prix de la Société des gens de Lettres à Paris. En 2015, il fut l’artiste complice pour la littérature de Mons 2015, sa ville natale capitale culturelle de l’Europe. En 2018, avec trois célèbres écrivains français, il est invité à lire sur la scène de la Comédie française à Paris.

Littérature jeunesse

Carl Norac est aussi l’auteur de plus de 80 livres de contes ou de poésies pour enfants, traduits à ce jour dans le monde en 47 langues,  édités essentiellement à l’Ecole des Loisirs (collection Pastel). Certains de ses livres, comme Les mots doux (I love you so much) ont eu du succès dans le monde entier (N°1 des ventes aux Etats-Unis à sa sortie en février 1996).  De nombreux livres sont traduits aussi en néerlandais aux Editions De Eenhorn, Lannoo ou Querido par Bart Moyaert, Michael de Cock ou Edward van de Vendel.  Son enfance au milieu de la forêt d’Erbisoeul, en Hainaut, sera une source inépuisable : le goût du voyage et « l’amitié des arbres ». Son écriture pour enfants aborde trois domaines : récits de voyage, écrits où l’affectivité et l’humour sont toujours présents et des poèmes où l’auteur développe son goût du nonsense, inspiré d’un de ses poètes préférés, Edward Lear.

Pour ses livres pour enfants, l’auteur aura la chance de travailler avec les plus grands illustrateurs : Kitty Crowther, Rébecca Dautremer, Louis Joos, Christian Voltz et plusieurs grands illustrateurs flamands comme Carll Cneut, Gerda Dendooven et Ingrid Godon. En 2011, il publie avec le québécois Stéphane Poulin, chez l’éditeur Sarbacane Au pays de la mémoire blanche, un roman graphique et poétique qui a demandé cinq ans de travail, traduit à ce jour en cinq langues.  Depuis 2004, il publie aussi à Londres des livres qu’il écrit en anglais (Editions Macmillan). En 2017 paraît chez Actes Sud un nouveau recueil : Poèmes pour mieux rêver ensemble, illustré par Géraldine Alibeu.

On peut trouver des livres de Carl Norac traduits dans les langues suivantes : anglais, américain, allemand, néerlandais, italien, espagnol, catalan, basque, gaëlique, portugais, grec, danois, suédois, finnois, croate, géorgien, roumain, slovène, estonien, bulgare, russe, albanais, chinois classique, chinois simplifié, japonais, coréen, thaïlandais, vietnamien, hindi, bengali, urdu, tamoul, penjâbi, urdu, tagalog, gujarati, arabe, farsi, turc, kurde, twi, yoruba, shona, somali, papiamentu.

Pour en savoir plus : POETENATIONAL.BE


Une des missions du Poète National est d’écrire, durant son mandat, douze poèmes liés à l’actualité ou l’histoire du pays. En cette période de crise sanitaire [mars 2020], il a pris à bras le corps ce sujet qui nous touche tous : le coronavirus. Traité avec douceur, caractère et une pointe d’humour, Carl Norac nous offre ainsi quelques mots de poésie qui apaisent les angoisses de ces jours difficiles…[POETENATIONAL.BE]

UN ESPOIR VIRULENT

J’ai attrapé la poésie.
Je crois que j’ai serré la main
à une phrase qui s’éloignait déjà
ou à une inconnue qui avait une étoile dans la poche.
J’ai dû embrasser les lèvres d’un hasard
qui ne s’était jamais retourné vers moi.
J’ai attrapé la poésie, cet espoir virulent.

Voilà un moment que ce clair symptôme de jeter
les instants devant soi était devenu une chanson.
Ne plus être confiné dans un langage étudié,
s’emparer du mot libre, exister, résister
et prendre garde à ceux qui parlent d’un pays mort
alors que ce pays aujourd’hui nous regarde.

À présent, on m’interroge, c’était écrit :
« Votre langue maternelle ? »  Le souffle.
« Votre permis de séjour ? »  La parole.
« Vous avez chopé ça où ? »  Derrière votre miroir.
« C’est quoi alors votre dessein, étranger ? »
Que les mots soient au monde,
même quand le monde se tait.

J’ai attrapé la poésie.
Avec, sous les doigts, une légère fièvre,
je crève d’envie de vous la refiler,
comme ça, du bout des lèvres.

Carl NORAC (2020)


En bonus, un poème de Carl Norac offert par la RATP française et dit par Sandrine Bonnaire, alors marraine de la 22ème édition du Printemps des Poètes…


Plus de littérature ?

VIENNE : Le chien (2020)

Temps de lecture : 5 minutes >
© Philippe Vienne

Paul ne sait par où commencer. Nous non plus, cela ne nous aide pas. Ce n’est pas qu’il ait à affronter quantité de tâches en retard, non, Paul est organisé, ordonné, méthodique – rien ne traîne qui ne le devrait. Il s’agit d’une lettre, une simple lettre qu’il doit écrire parce qu’un e-mail, en ces circonstances, lui paraît fort peu approprié. Donc Paul doit écrire cette lettre à un ami qui vient de perdre sa femme. Or Paul ne perd jamais rien, et certainement pas une femme que, pour sa part, il n’a jamais eue.

On le voit, Paul ne peut parler d’expérience. Ce problème pourrait aisément être résolu par l’emploi de modèles que l’on trouve sur internet. Mais, aux supposées qualités de Paul précédemment énoncées, s’en ajoute une autre : il est perfectionniste. D’autant que, vu l’ancienneté de leur relation, cet ami se souvient peut-être que Paul, jadis, publia quelque recueil de poèmes – à compte d’auteur, certes, mais quand même. Il ne comprendrait pas que Paul ne puisse trouver les mots justes pour partager son chagrin, alléger sa peine, même si en vérité, Paul ne ressent rien d’autre que de la contrariété.

Alors Paul est dehors, il marche, marche encore, parce que c’est ce qu’il fait habituellement quand il est dans une impasse. Où il se trouve précisément actuellement, non seulement au sens figuré mais également au sens propre : il existe dans son quartier une venelle cyniquement baptisée “impasse de l’Avenir”, qui n’en est pas tout à fait une d’ailleurs, pour les piétons du moins, car dans l’amas de buissons qui la clôt et l’assombrit, quelques escaliers permettent de rejoindre, en contrebas, la rue de l’Enfer. Paul admire toujours le sens de l’humour particulier, ou la fulgurante clairvoyance, de la commission de toponymie qui, de l’impasse de l’Avenir, vous fait descendre en Enfer.

Dans l’impasse donc, où néanmoins il passe régulièrement, depuis quelques mois l’accueille un chien. Paul n’aime pas les chiens. Il a toujours préféré les chats. Notamment parce qu’ils n’aboient pas. Cela lui semble une raison valable et suffisante. Mais, en fait, vu son gabarit, ce petit chien est presqu’un chat. Paul ne sait pas trop ce que c’est, il ne s’y connaît pas en marques de chien. Il sait très bien que l’on ne dit pas “marque” mais “race”, Paul n’est pas stupide, non, il est même universitaire, mais il ne comprend pas vraiment pourquoi “race” est devenu un terme tabou en parlant d’humains et pas d’animaux. Bref, nous dirons qu’il s’agit sans doute d’un chihuahua. A poil long, pour la similitude avec le chat. Autrement, il s’agirait plutôt d’un rat.

Mais aujourd’hui, le chien n’est pas là. Paul s’en étonne, il en serait presque contrarié – une fois encore. On l’a compris, Paul n’aime pas le changement. Ni que les choses ne soient pas à leur place. Le sucre sur la même étagère que le sel. Ou Patrick Sébastien à une émission littéraire. Paul marche cependant, respire, à défaut d’une inspiration qui se fait attendre, il voudrait s’acquitter vite et bien de cette tâche qui trouble sa sérénité, elle deviendrait presque son obsession si ne s’y ajoutait, étrangement, l’absence du chien.

Rentré chez lui, Paul relit, dans l’espoir de trouver les siens, les mots des autres. Romanciers, poètes, pages qu’il feuillette, phrases qu’il égrène en même temps que les souvenirs qu’elles évoquent. La lettre sera donc écrite ce soir, il y glissera “notre existence se trouve entre deux éternités”, emprunté à Platon, parce que la phrase lui semble belle et de circonstance, même s’il a de sérieux doutes quant à ce qui peut précéder ou suivre ladite existence. Il n’empêche, ayant pour lui le sentiment du devoir accompli, Paul s’endort apaisé.

Ne parlons pas de la fastidieuse journée de travail du lendemain. Elle est suffisamment pénible pour Paul, qui ne voit aucun intérêt à la tâche ni à la partager avec nous. Non, nous retrouvons Paul, rentrant chez lui, empruntant pour ce faire la fameuse impasse de l’Avenir. La fin de journée est radieuse, c’est une maigre consolation. Cette douceur vespérale incite les habitants à sortir de chez eux. Des enfants, par exemple, jouent au ballon dans la rue. Mais nulle part, Paul n’aperçoit le chien. Pas même sur le seuil de ce qu’il pense être sa maison, où une femme achève de laver ses carreaux. Evidemment, il pourrait poser la question qui le taraude. Mais, on s’en doute, Paul parle peu aux gens. Surtout s’il ne les connaît pas. Pas assez pour savoir de quoi leur parler, du moins. Et d’ailleurs quel intérêt y aurait-il en ce cas.

Cette fois cependant, Paul tient un sujet de conversation, oserait-on dire qu’il est préoccupé au point de rompre à la fois la distance et le silence. Bonjour, dit-il, excusez ma curiosité mais le chien, je ne l’ai plus vu, je me demandais. Oh, répond la femme, les yeux aussitôt humides, il est mort. Empoisonné. Empoisonné, répète bêtement Paul. Oui, c’est ce que le vétérinaire a dit. Nous avons porté plainte, évidemment, mais vous imaginez bien que la police a autre chose à faire. Enfin, c’est ce qu’ils prétendent. Si je tenais le fils de pute qui a fait ça. Excusez-moi, se reprend la femme, je deviens grossière mais. Je comprends, dit Paul, qui ne comprend pas vraiment. Cependant, il n’aime pas ça, que le chien ne soit plus là – jamais.

Paul est rentré. Le dîner est terminé, la table débarrassée, évidemment. Et Paul se surprend à encore songer au chien. Ce n’est pas qu’il s’y était attaché – et quand bien même, il ne le reconnaîtrait pas, on le connaît suffisamment à présent. Il est à tout le moins contrarié. Que quelqu’un perturbe ainsi l’ordre des choses. Et qu’un crime reste impuni. Cela le révolte même. Mais la révolte de Paul ne s’exprime pas. Il n’y aura pas de mots, pas de cris, pas de geste d’énervement. C’est une révolte purement intellectuelle, Paul garde son sang-froid. Toujours.

On sait Paul poète à ses heures, mais on ignore encore qu’il est grand amateur de romans policiers, particulièrement nordiques. Il a lu tout Mankell, Indriðason, Nesbø, avec une préférence pour ce dernier. Il ne ressemble pourtant en rien à son héros, non, Paul serait plutôt l’anti-Harry Hole. Néanmoins, ces lectures exercent sur lui, tout à coup, davantage d’ascendant qu’il ne l’aurait supposé et, certainement, qu’il ne l’aurait voulu. Paul détesterait être qualifié d’influençable. Pourtant, l’envie de mener lui-même l’enquête dans le quartier le tenaille.

C’est à deux heures du matin que Paul se réveille. D’aucuns vous diront qu’il est tout sauf impulsif, qu’en lui les idées doivent prendre le temps de décanter. Peut-être. Toujours est-il qu’il est là, dans son lit, un œil rivé sur les chiffres rouges du réveil, l’autre fermé, non qu’il sommeille encore mais sa vision est meilleure s’il cligne d’un œil. Et, contre toute attente, Paul se relève, se rhabille – chaudement, les nuits sont encore fraîches – et sort. Paul est dans la rue, marche, Paul est dans l’impasse, où n’est plus le chien. Mais

Un homme s’y trouve, qui dépose des boulettes de viande. Bonsoir, dit Paul. Bonsoir, répond l’inconnu. Il ne semble pas embarrassé. Vous nourrissez les animaux du voisinage, demande Paul. Non, pas vraiment, répond l’homme, avec dans la voix toute l’ironie que l’on peut deviner sur son visage. Je vois, feint Paul, moi non plus je n’aime pas trop les chiens. Les chiens, les chats, les renards, répond l’autre. Ils déchirent les poubelles, salopent mon trottoir, mon allée, mes parterres avec leurs merdes et tout. Oui, dit Paul, je comprends. Le soir, il n’y a jamais personne au fond de l’impasse, poursuit l’assassin, il fait si noir en plus. En effet, explique Paul, c’est pour ça que je sors toujours avec ma lampe torche. Qu’il brandit à présent, comme un trophée. Ou une arme. Ah ! fait l’autre. Enfin, plutôt aaaah, quand Paul lui assène un coup, violent, sur la tempe. L’homme tombe, il saigne même un peu dirait-on. On en serait certain si Paul allumait la lampe mais, prudent, il s’en abstiendra. Car ce qui est certain, c’est que l’homme est mort. Comme un chien, pense Paul, avec la même ironie que l’autre tout à l’heure.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


Plus de littérature…

VIENNE : Appart avec vue sur rond-point (2018)

Temps de lecture : 6 minutes >
© Céline Coibion

“À louer : appart avec vue sur rond-point”, disait l’annonce. J’ai trouvé ça bizarre comme argument de vente. Généralement, on valorise son bien en vantant une vue sur le parc ou le fleuve, la mer le cas échéant. Mais un lieu de passage, de trafic incessant, où les véhicules auraient même tendance à ralentir, faire geindre leurs freins voire donner du klaxon ? Vue sur rond-point, cela m’a intrigué, oui. Et quand ma curiosité est éveillée, j’ai besoin de savoir. Finalement, l’idée n’était peut-être pas si mauvaise. Toujours est-il que j’ai pris rendez-vous pour le visiter, cet appartement.

Plutôt sympa et lumineux, contrairement au gars de l’agence, qui ne savait qu’arborer un sourire commercial de circonstance et débiter un argumentaire standardisé. “Mais pourquoi insister sur le rond-point ?”, demandai-je. Aucune idée, bien sûr, c’était le propriétaire qui y tenait particulièrement, lui semblait-il. Et, en effet, de la terrasse, plutôt exiguë par ailleurs, je pouvais apercevoir le premier rond-point. Car en fait de ronds-points, il y en avait trois, en enfilade, alternant courbes et lignes droites, de manière assez esthétique, comme une sorte de Kandinsky bitumineux.

Puis, par quelque jeu de miroirs, tandis que coulissait la porte-fenêtre, j’ai aperçu dans l’appartement de droite celle qui serait probablement ma voisine. Fort peu vêtue, m’a-t-il semblé, et s’agissant de courbes, celles-là ont achevé de me convaincre. Ma vie, jusqu’alors d’une trajectoire rectiligne (premier de classe, études brillantes, situation stable), était arrivée à un tournant lorsque, quelques semaines auparavant, j’avais perdu mon emploi, délocalisé quelque part du côté de la Valachie. Alors un roundabout, à condition de ne point y tourner en rond, pourquoi pas ?

J’ai emménagé. Je ne dirais pas dans l’indifférence générale, mais presque. Quelques voisins m’ont bien lancé un regard, certains m’ont vaguement salué, mais ce n’est pas allé au-delà. Je n’ai pas revu la pulpeuse voisine, pas avant longtemps du moins. Le temps que je m’installe et prenne mes habitudes… observe celles des autres aussi, qui dès le matin se précipitaient tous dans le rond-point, comme si par lui leurs voitures étaient aimantées, et disparaissaient jusqu’au soir quand, sortant de cet utérus circulaire, ils renaissaient à ma vie.

Ma vie, que je meublais aussi difficilement que l’appartement, peu habitué que j’étais à l’inactivité. Je savais que je devais agir, réagir, “rebondir” disaient mes parents. Cette expression m’amusait, je m’imaginais sautant du balcon sur quelque gros ballon qui m’aurait porté jusqu’au rond-point, là où j’aurais disparu après le premier virage. En attendant, je décidai de descendre à la cave l’une ou l’autre caisse jamais ouverte. C’est ainsi qu’au sortir de l’ascenseur, je rencontrai Mike.

Mike était à l’image de son prénom : gentiment beauf, causant et fraternel comme il se doit. “Alors, le rond-point, tu apprécies ?”, me demanda-t-il. Je ne comprenais pas très bien sa question. Voulait-il parler de la résidence qui, à ma connaissance, n’avait pas de nom ?

“Oui, c’est sympa ici, ai-je répondu.

― Ouais, c’est cool”, fit-il d’un air entendu souligné d’un clin d’œil.

Je le gratifiai d’un sourire.

“Je ne t’ai jamais croisé pourtant, insista-t-il.

― C’est que, pour l’instant, je ne travaille plus alors je reste beaucoup à l’appart.

― Tu devrais sortir plus souvent”, dit-il, goguenard, avant de rappeler l’ascenseur.

Ses remarques avaient éveillé ma curiosité au sujet des ronds-points. Le lendemain matin, je pris ma voiture, qui s’intercala péniblement dans le trafic. Puis je traversai le premier, le deuxième, le troisième rond-point sans rien remarquer de notable, je refis le chemin en sens inverse, puis une fois encore et rentrai finalement à l’appartement sans avoir saisi à quoi Mike pouvait faire allusion. Le jour suivant, je décidai de le suivre. Mike conduisait une de ces horribles choses massives dont le modèle commence par un X ou un Q, ce n’était pas vraiment une surprise. Ce qui l’était davantage, c’est qu’il roulait lentement. Une fois entré dans le premier rond-point, il se tint à l’intérieur et, alors que je m’attendais à le voir sortir, il en fit le tour complet. Je le suivais, de plus en plus perplexe. C’est à la fin du second tour que cela se produisit…

© Céline Coibion

Je n’ai toujours pas compris. Nous étions dans le rond-point. Je veux dire, vraiment. À l’intérieur, comme s’il s’était dilaté, ouvert, nous avions pénétré un autre lieu, un autre monde, une autre dimension. Je suivais Mike, je ne savais pas où nous allions, les paysages défilaient, je les trouvais étrangement familiers : il me semblait avoir reconnu le torrent d’une montagne slovène et là je voyais apparaître la campagne toscane. Comme Mike s’arrêtait sur le bord de la route, je l’imitai et allai à sa rencontre.

“C’est quoi ça, qu’est-ce qui nous arrive ? demandai-je.

― Bienvenue dans le monde des ronds-points, dit-il narquois.

― Mais comment est-ce possible ? Ce village sur un promontoire, là, par exemple, je le connais.

― Quel village ? répondit Mike. Pour moi, c’est une plage des Caraïbes.

― Attends, tu veux dire que…

― Nous voyons tous des lieux différents, oui, poursuivit-il. En fonction de nos souvenirs, nos envies. À chacun sa réalité.”

Mike a continué à me guider. Les ronds-points avaient développé leur propre système de réseaux, les connectant entre eux. En surface, en apparence, ceux-ci comportaient deux bandes : ils menaient, comme la plupart d’entre nous, une double vie. La première était réservée aux pressés qui ne faisaient que passer dans leur existence, tandis que la seconde n’était accessible qu’à ceux qui prenaient le temps d’appréhender une autre dimension. Le rond-point, c’était notre vie cachée, un monde où nous étions autres, ou bien nous-mêmes précisément, et ce secret, jalousement gardé, partagé par quelques initiés, était à la fois terrifiant, enivrant et terriblement addictif, j’en avais le pressentiment.

En rentrant à l’appartement à la nuit tombée, j’aperçus, derrière des tentures mal tirées, ma voisine dans sa semi-nudité, son ventre rond et sa poitrine, un peu lourde certes, mais que la façon qu’elle avait de se tenir cambrée rendait néanmoins arrogante. Je me couchai, définitivement troublé par ces découvertes successives. La nuit serait courte et agitée, je le savais. Et surtout, je subodorais que le lendemain, je retournerais dans les ronds-points. Le lendemain, et les jours suivants… J’y retrouvai tant de souvenirs d’enfance, de voyages, de lieux associés à de belles histoires, d’amour pour la plupart, que j’y passai de plus en plus de temps, jusqu’à en oublier ma recherche d’un nouvel emploi.

Un jour (ou un soir), à hauteur du troisième rond-point, j’aperçus la voisine, dont le prénom m’était encore inconnu et qui, pour sa part, en dehors de ses furtives apparitions-exhibitions, m’ignorait toujours superbement. Elle quittait sa voiture pour monter dans celle d’un homme qui l’attendait. Je décidai de les suivre. La route serpentait, ça tombait bien, il leur serait difficile de me semer. Ils s’arrêtèrent bientôt en bordure d’un champ. Mais peut-être était-ce, pour eux, en pleine forêt ou en bord de mer. Je les vis clairement s’enlacer. Je sortis de ma voiture et m’approchai discrètement de leur véhicule. Je n’avais aucune raison de faire ça, je pense que j’étais juste un peu jaloux, frustré certainement. Et peut-être aussi que je voulais mater un peu plus les courbes de ma voisine, ce en quoi je fus servi lorsque, entièrement dénudée, je la vis chevaucher son partenaire. Je quittai précipitamment le rond-point.

De retour à la résidence, je sonnai chez Mike, qui m’ouvrit aussitôt.

“Mike, si les paysages sont issus de nos souvenirs ou de nos fantasmes, en va-t-il de même du comportement de ceux que nous croisons ? demandai-je, sans même prendre la peine de m’excuser du dérangement.

― Va savoir, répondit-il, pourquoi tu te poses tant de questions ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi, Pierre ? ironisa-t-il.

― C’est que, je dis, tout à l’heure j’ai vu notre voisine et que, enfin.

― Ah, Cassandre, fit-il, tu l’as vue dans le troisième rond-point ?

― Oui, répondis-je, comment sais-tu ?

― Disons, répondit-il, que cette zone est plus propice à ce genre de choses. Allez, détends-toi, oublie un peu le rond-point, tu veux qu’on se fasse un rail ? “

Je dormis mal cette nuit-là encore.

Je suis retourné dans les ronds-points. Souvent. Tous les jours, en fait. Et longtemps. De plus en plus. Jusqu’à y vivre, pour ainsi dire. Alors, ce matin, je suis parti. Je suis passé dans le troisième rond-point et j’ai embarqué Cassandre avant de reprendre la route. Peut-être que je la débarquerai quelque part, si elle insiste. Un jour. Peut-être que nous ferons un bout de chemin ensemble. Et je me demande à quoi ressembleront les paysages issus de nos rêves et souvenirs communs. Mon proprio va certainement publier une annonce. “À louer appart avec vue sur rond-point” … Moi, j’ai atteint le point de non-retour.

Philippe VIENNE


La peinture illustrant cette nouvelle a été réalisée live par Céline Coibion, durant la lecture publique de ce texte, à l’Aquilone, le 23 juin 2017

Le texte a été édité dans le “Guide du rond-point” (Editions de la Province de Liège, Liège, 2018)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Guide du rond-point” (Liège, 2018) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Céline Coibion ; Philippe Vienne  | remerciements à Céline Coibion, Olivier Patris


Plus de littérature…

HUGO : textes

Temps de lecture : 16 minutes >
HUGO, Victor (1802-1885)

La légende des siècles, IV. En Grèce ! (extr.)

​[…] Sentir l’être sacré frémir dans l’être cher,
Apercevoir un astre à travers une chair,
Voir à travers le cœur humain l’âme divine,
Achever ce qu’on voit avec ce qu’on devine,
C’est croire, c’est aimer. […]


L’homme qui rit (extr.)

Vous rayonnez sous la beauté ;
C’est votre voile.
Vous êtes un marbre, habité
Par une étoile.


Choses vues (extr., 1855)

Etranger ? Que signifie ce mot ? Quoi ? Sur ce rocher j’ai moins de droits que dans ce champ ? Quoi ? J’ai passé ce fleuve, ce sentier, cette barrière, cette ligne bleue ou rouge visible seulement sur vos cartes, et les arbres, les fleurs et le soleil ne me connaissent plus ? Quelle ineptie de prétendre que je suis moins homme sur un point de la terre que sur l’autre ! Vous me dîtes : “Nous sommes chez nous et vous n’êtes pas chez vous !” Où ? Ici ? Vous n’avez qu’à y creuser une fosse et vous verrez que la terre m’y recevra tout aussi bien que vous.


Les contemplations (extr., 1856)

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.


Le mot (Toute la lyre, 1888)

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! – Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas… –
Ecoutez bien ceci :
Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez que l’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
– Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! –
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et caetera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l’individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face,
Dit : – Me voilà ! je sors de la bouche d’un tel. –
Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.


Trois ans après (Les contemplations, 1856)

Il est temps que je me repose ;
Je suis terrassé par le sort.
Ne me parlez pas d’autre chose
Que des ténèbres où l’on dort !

Que veut-on que je recommence ?
Je ne demande désormais
A la création immense
Qu’un peu de silence et de paix !

Pourquoi m’appelez-vous encore ?
J’ai fait ma tâche et mon devoir.
Qui travaillait avant l’aurore,
Peut s’en aller avant le soir.

A vingt ans, deuil et solitude !
Mes yeux, baissés vers le gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.

Elle nous quitta pour la tombe ;
Et vous savez bien qu’aujourd’hui
Je cherche, en cette nuit qui tombe,
Un autre ange qui s’est enfui !

Vous savez que je désespère,
Que ma force en vain se défend,
Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme enfant !

Mon oeuvre n’est pas terminée,
Dites-vous. Comme Adam banni,
Je regarde ma destinée,
Et je vois bien que j’ai fini.

L’humble enfant que Dieu m’a ravie
Rien qu’en m’aimant savait m’aider ;
C’était le bonheur de ma vie
De voir ses yeux me regarder.

Si ce Dieu n’a pas voulu clore
L’oeuvre qu’il me fit commencer,
S’il veut que je travaille encore,
Il n’avait qu’à me la laisser !

Il n’avait qu’à me laisser vivre
Avec ma fille à mes côtés,
Dans cette extase où je m’enivre
De mystérieuses clartés !

Ces clartés, jour d’une autre sphère,
Ô Dieu jaloux, tu nous les vends !
Pourquoi m’as-tu pris la lumière
Que j’avais parmi les vivants ?

As-tu donc pensé, fatal maître,
Qu’à force de te contempler,
Je ne voyais plus ce doux être,
Et qu’il pouvait bien s’en aller ?

T’es-tu dit que l’homme, vaine ombre,
Hélas! perd son humanité
A trop voir cette splendeur sombre
Qu’on appelle la vérité ?

Qu’on peut le frapper sans qu’il souffre,
Que son cœur est mort dans l’ennui,
Et qu’à force de voir le gouffre,
Il n’a plus qu’un abîme en lui ?

Qu’il va, stoïque, où tu l’envoies,
Et que désormais, endurci,
N’ayant plus ici-bas de joies,
Il n’a plus de douleurs aussi ?

As-tu pensé qu’une âme tendre
S’ouvre à toi pour se mieux fermer,
Et que ceux qui veulent comprendre
Finissent par ne plus aimer ?

Ô Dieu ! vraiment, as-tu pu croire
Que je préférais, sous les cieux,
L’effrayant rayon de ta gloire
Aux douces lueurs de ses yeux ?

Si j’avais su tes lois moroses,
Et qu’au même esprit enchanté
Tu ne donnes point ces deux choses,
Le bonheur et la vérité,

Plutôt que de lever tes voiles,
Et de chercher, cœur triste et pur,
A te voir au fond des étoiles,
Ô Dieu sombre d’un monde obscur,

J’eusse aimé mieux, loin de ta face,
Suivre, heureux, un étroit chemin,
Et n’être qu’un homme qui passe
Tenant son enfant par la main !

Maintenant, je veux qu’on me laisse !
J’ai fini ! le sort est vainqueur.
Que vient-on rallumer sans cesse
Dans l’ombre qui m’emplit le cœur ?

Vous qui me parlez, vous me dites
Qu’il faut, rappelant ma raison,
Guider les foules décrépites
Vers les lueurs de l’horizon ;

Qu’à l’heure où les peuples se lèvent
Tout penseur suit un but profond ;
Qu’il se doit à tous ceux qui rêvent,
Qu’il se doit à tous ceux qui vont !

Qu’une âme, qu’un feu pur anime,
Doit hâter, avec sa clarté,
L’épanouissement sublime
De la future humanité ;

Qu’il faut prendre part, cœurs fidèles,
Sans redouter les océans,
Aux fêtes des choses nouvelles,
Aux combats des esprits géants !

Vous voyez des pleurs sur ma joue,
Et vous m’abordez mécontents,
Comme par le bras on secoue
Un homme qui dort trop longtemps.

Mais songez à ce que vous faites !
Hélas! cet ange au front si beau,
Quand vous m’appelez à vos fêtes,
Peut-être a froid dans son tombeau.

Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit étroit :
«Est-ce que mon père m’oublie
Et n’est plus là, que j’ai si froid ?»

Quoi! lorsqu’à peine je résiste
Aux choses dont je me souviens,
Quand je suis brisé, las et triste,
Quand je l’entends qui me dit : «Viens !»

Quoi! vous voulez que je souhaite,
Moi, plié par un coup soudain,
La rumeur qui suit le poète,
Le bruit que fait le paladin!

Vous voulez que j’aspire encore
Aux triomphes doux et dorés !
Que j’annonce aux dormeurs l’aurore !
Que je crie : «Allez ! espérez !»

Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée…
— Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts !


La pente de la rêverie
“Obscuritate rerum verba saepe obscurantur.”
(GERVASIUS TILBERIENSIS)

Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ;
Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ;
Et quand s’offre à vos yeux un océan qui dort,
Nagez à la surface ou jouez sur le bord.
Car la pensée est sombre ! Une pente insensible
Va du monde réel à la sphère invisible ;
La spirale est profonde, et quand on y descend,
Sans cesse se prolonge et va s’élargissant,
Et pour avoir touché quelque énigme fatale,
De ce voyage obscur souvent on revient pâle !

L’autre jour, il venait de pleuvoir, car l’été,
Cette année, est de bise et de pluie attristé,
Et le beau mois de mai dont le rayon nous leurre,
Prend le masque d’avril qui sourit et qui pleure.
J’avais levé le store aux gothiques couleurs.
Je regardais au loin les arbres et les fleurs.
Le soleil se jouait sur la pelouse verte
Dans les gouttes de pluie, et ma fenêtre ouverte
Apportait du jardin à mon esprit heureux
Un bruit d’enfants joueurs et d’oiseaux amoureux.

Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière,
Tout flottait à mes yeux dans la riche lumière
De cet astre de mai dont le rayon charmant
Au bout de tout brin d’herbe allume un diamant !
Je me laissais aller à ces trois harmonies,
Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies ;
La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil
Suivre nonchalamment sa pente, et le soleil
Faisait évaporer à la fois sur les grèves
L’eau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves !

Alors, dans mon esprit, je vis autour de moi
Mes amis, non confus, mais tels que je les vois
Quand ils viennent le soir, troupe grave et fidèle,
Vous avec vos pinceaux dont la pointe étincelle,
Vous, laissant échapper vos vers au vol ardent,
Et nous tous écoutant en cercle, ou regardant.
Ils étaient bien là tous, je voyais leurs visages,
Tous, même les absents qui font de longs voyages.
Puis tous ceux qui sont morts vinrent après ceux-ci,
Avec l’air qu’ils avaient quand ils vivaient aussi.
Quand j’eus, quelques instants, des yeux de ma pensée,
Contemplé leur famille à mon foyer pressée,
Je vis trembler leurs traits confus, et par degrés
Pâlir en s’effaçant leurs fronts décolorés,
Et tous, comme un ruisseau qui dans un lac s’écoule,
Se perdre autour de moi dans une immense foule.

Foule sans nom ! chaos ! des voix, des yeux, des pas.
Ceux qu’on n’a jamais vus, ceux qu’on ne connaît pas.
Tous les vivants ! – cités bourdonnant aux oreilles
Plus qu’un bois d’Amérique ou des ruches d’abeilles,
Caravanes campant sur le désert en feu,
Matelots dispersés sur l’océan de Dieu,
Et, comme un pont hardi sur l’onde qui chavire,
Jetant d’un monde à l’autre un sillon de navire,
Ainsi que l’araignée entre deux chênes verts
Jette un fil argenté qui flotte dans les airs !

Les deux pôles ! le monde entier ! la mer, la terre,
Alpes aux fronts de neige, Etnas au noir cratère,
Tout à la fois, automne, été, printemps, hiver,
Les vallons descendant de la terre à la mer
Et s’y changeant en golfe, et des mers aux campagnes
Les caps épanouis en chaînes de montagnes,
Et les grands continents, brumeux, verts ou dorés,
Par les grands océans sans cesse dévorés,
Tout, comme un paysage en une chambre noire
Se réfléchit avec ses rivières de moire,
Ses passants, ses brouillards flottant comme un duvet,
Tout dans mon esprit sombre allait, marchait, vivait !
Alors, en attachant, toujours plus attentives,
Ma pensée et ma vue aux mille perspectives
Que le souffle du vent ou le pas des saisons
M’ouvrait à tous moments dans tous les horizons,
Je vis soudain surgir, parfois du sein des ondes,
A côté des cités vivantes des deux mondes,
D’autres villes aux fronts étranges, inouïs,
Sépulcres ruinés des temps évanouis,
Pleines d’entassements, de tours, de pyramides,
Baignant leurs pieds aux mers, leur tête aux cieux humides.

Quelques-unes sortaient de dessous des cités
Où les vivants encor bruissent agités,
Et des siècles passés jusqu’à l’âge où nous sommes
Je pus compter ainsi trois étages de Romes.
Et tandis qu’élevant leurs inquiètes voix,
Les cités des vivants résonnaient à la fois
Des murmures du peuple ou du pas des armées,
Ces villes du passé, muettes et fermées,
Sans fumée à leurs toits, sans rumeurs dans leurs seins,
Se taisaient, et semblaient des ruches sans essaims.
J’attendais. Un grand bruit se fit. Les races mortes
De ces villes en deuil vinrent ouvrir les portes,
Et je les vis marcher ainsi que les vivants,
Et jeter seulement plus de poussière aux vents.
Alors, tours, aqueducs, pyramides, colonnes,
Je vis l’intérieur des vieilles Babylones,
Les Carthages, les Tyrs, les Thèbes, les Sions,
D’où sans cesse sortaient des générations.

Ainsi j’embrassais tout : et la terre, et Cybèle ;
La face antique auprès de la face nouvelle ;
Le passé, le présent ; les vivants et les morts ;
Le genre humain complet comme au jour du remords.
Tout parlait à la fois, tout se faisait comprendre,
Le pélage d’Orphée et l’étrusque d’Évandre,
Les runes d’Irmensul, le sphinx égyptien,
La voix du nouveau monde aussi vieux que l’ancien.

Or, ce que je voyais, je doute que je puisse
Vous le peindre : c’était comme un grand édifice
Formé d’entassements de siècles et de lieux ;
On n’en pouvait trouver les bords ni les milieux ;
A toutes les hauteurs, nations, peuples, races,
Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces,
Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas,
Parlant chacun leur langue et ne s’entendant pas ;
Et moi je parcourais, cherchant qui me réponde,
De degrés en degrés cette Babel du monde.

La nuit avec la foule, en ce rêve hideux,
Venait, s’épaississant ensemble toutes deux,
Et, dans ces régions que nul regard ne sonde,
Plus l’homme était nombreux, plus l’ombre était profonde.
Tout devenait douteux et vague, seulement
Un souffle qui passait de moment en moment,
Comme pour me montrer l’immense fourmilière,
Ouvrait dans l’ombre au loin des vallons de lumière,
Ainsi qu’un coup de vent fait sur les flots troublés
Blanchir l’écume, ou creuse une onde dans les blés.

Bientôt autour de moi les ténèbres s’accrurent,
L’horizon se perdit, les formes disparurent,
Et l’homme avec la chose et l’être avec l’esprit
Flottèrent à mon souffle, et le frisson me prit.
J’étais seul. Tout fuyait. L’étendue était sombre.
Je voyais seulement au loin, à travers l’ombre,
Comme d’un océan les flots noirs et pressés,
Dans l’espace et le temps les nombres entassés !

Oh ! cette double mer du temps et de l’espace
Où le navire humain toujours passe et repasse,
Je voulus la sonder, je voulus en toucher
Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher,
Pour vous en rapporter quelque richesse étrange,
Et dire si son lit est de roche ou de fange.
Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu,
Au profond de l’abîme il nagea seul et nu,
Toujours de l’ineffable allant à l’invisible…
Soudain il s’en revint avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l’éternité.

Proses philosophiques – Du génie (1860-1865)

Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre.

Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas.

Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés. Homère et la Bible font de ces miracles. Les plus fiers esprits, et les plus fins et les plus délicats, et les plus simples, et les plus grands, subissent ce charme. Shakespeare était grisé par Belleforest. La Fontaine allait partout criant : Avez-vous lu Baruch ? Corneille, plus grand que Lucain, est fasciné par Lucain. Dante est ébloui de Virgile, moindre que lui.

Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On peut ne pas se laisser faire par eux, on peut lire le Koran sans devenir musulman, on peut lire les Védas sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir voltairien, mais on ne peut point ne pas les admirer. Là est leur force.

Je te salue et je te combatsparce que tu es roi, disait un grec à Xercès.

On admire près de soi. L’admiration des médiocres caractérise les envieux. L’admiration des grands poètes est le signe des grands critiques. Pour découvrir au delà de tous les horizons les hauteurs absolues, il faut être soi-même sur une hauteur.

Ce que nous disons là est tellement vrai qu’il est impossible d’admirer un chef-d’œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi. On se sait gré de comprendre cela. Il y a dans l’admiration on ne sait quoi de fortifiant qui dignifie et grandit l’intelligence. L’enthousiasme est un cordial. Comprendre c’est approcher. Ouvrir un beau livre, s’y plaire, s’y plonger, s’y perdre, y croire, quelle fête ! On a toutes les surprises de l’inattendu dans le vrai. Des révélations d’idéal se succèdent coup sur coup. Mais qu’est-ce donc que le beau ?

Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez pas, ne coupez pas un fil en quatre, ne cherchez pas midi à quatorze heures, ne soyez pas votre propre ennemi à force d’hésitation, de raideur et de scrupule. Quoi de plus bête qu’un pédant ? Allez devant vous, oubliez votre professeur de rhétorique, dites-vous que Dieu est inépuisable, dites-vous que l’art est illimité, dites-vous que la poésie ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la mer dans aucun vase, cruche ou amphore ; soyez tout bonnement un honnête homme ayant la grandeur d’admirer, laissez-vous prendre par le poëte, ne chicanez pas la coupe sur l’ivresse, buvez, acceptez, sentez, comprenez, voyez, vivez, croissez !

L’éclair de l’immense, quelque chose qui resplendit, et qui est brusquement surhumain, voilà le génie. De certains coups d’aile suprêmes. Vous tenez le livre, vous l’avez sous les yeux, tout à coup il semble que la page se déchire du haut en bas comme le voile du temple. Par ce trou, l’infini apparaît. Une strophe suffit, un vers suffit, un mot suffit. Le sommet est atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise dans le tourbillon, Achille insultant Agamemnon, Prométhée enchaîné, les Sept chefs devant Thèbes, Hamlet dans le cimetière, Job sur son fumier. Fermez le livre maintenant. Songez. Vous avez vu les étoiles.

Il y a de certains hommes mystérieux qui ne peuvent faire autrement que d’être grands. Les bons badauds qui composent la grosse foule et le petit public, et qu’il faut se garder de confondre avec le peuple, leur en veulent presque à cause de cela. Les nains blâment le colosse. Sa grandeur, c’est sa faute. Qu’est-ce qu’il a donc, celui-là, à être grand ? S’appeler Michel Cervantes, François Rabelais ou Pierre Corneille, ne pas être le premier grimaud venu, exister à part, jeter toute cette ombre et tenir toute cette place ; que tel mandarin, que tel sorbonniste, que tel doctrinaire fameux, grand personnage pourtant, ne vous vienne pas à la hanche, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela ne se fait pas. C’est insupportable.

Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet ? ils ne le savent point eux-mêmes. Celui-là le sait qui les a envoyés. Leur stature fait partie de leur fonction.

Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable qu’ils emportent sous leur sourcil. Ils ont vu l’océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle, la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie, Rome comme Juvénal, l’enfer comme Dante, le paradis comme Milton, l’homme comme Shakespeare, Pan comme Lucrèce, Jéhovah comme Isaïe. Ils ont, ivres de rêve et d’intuition, dans leur marche presque inconsciente sur les eaux de l’abîme, traversé le rayon étrange de l’idéal, et ils en sont à jamais pénétrés. Cette lueur se dégage de leurs visages, sombres pourtant, comme tout ce qui est plein d’inconnu. Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L’âme leur sort par les pores. Quelle âme ? Dieu.

Remplis qu’ils sont de ce jour divin, par moments missionnaires de civilisation, prophètes de progrès, ils entr’ouvrent leur cœur, et ils répandent une vaste clarté humaine ; cette clarté est de la parole, car le Verbe, c’est le jour. — Ô Dieu, criait Jérôme dans le désert, je vous écoute autant des yeux que des oreilles l — Un enseignement, un conseil, un point d’appui moral, une espérance, voilà leur don ; puis leur flanc béant et saignant se referme, cette plaie qui s’est faite bouche et qui a parlé rapproche ses lèvres et rentre dans le silence, et_ce qui s’ouvre maintenant, c’est leur aile. Plus de pitié, plus de larmes. Éblouissement. Ils laissent l’humanité derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu’on appelle l’espace, faire une excursion dans l’inconnu, aller à la découverte du côté de l’idéal, il leur faut cela. Ils partent. Que leur fait l’azur ? que leur importe les ténèbres ? Ils s’en vont, ils tournent aux choses terrestres leur dos formidable, ils développent brusquement leur envergure démesurée, ils deviennent on ne sait quels monstres, spectres peut-être, peut-être archanges, et ils s’enfoncent dans l’infini terrible, avec un immense bruit d’aigles envolés.

Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils consolent et sourient. Ce sont des hommes.

Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et ces retours, ces occultations brusques et ces subites présences éblouissantes, le lecteur, absorbé, illuminé et aveuglé par le livre, les sent plus qu’il ne les voit. Il est au pouvoir d’un poète, possession troublante, fréquentation presque magique et démoniaque, il a vaguement conscience du va-et-vient énorme de ce génie ; il le sent tantôt loin, tantôt près de lui ; et ces alternatives, qui font successivement pour lui lecteur l’obscurité et la lumière, se marquent dans son esprit par ces mots : — Je ne comprends plus. — Je comprends.

Quand Dante, quittant l’enfer, entre et monte dans le paradis, le refroidissement qu’éprouvent les lecteurs n’est pas autre chose que l’augmentation de distance entre Dante et eux. C’est la comète qui s’éloigne. La chaleur diminue. Dante est plus haut, plus avant, plus au fond, plus loin de l’homme, plus près de l’absolu.

Schlegel un jour, considérant tous ces génies, a posé cette question qui chez lui n’est qu’un élan d’enthousiasme et qui, chez Fourier ou Saint-Simon, serait le cri d’un système : — Sontce vraiment des hommesces hommesci ?

Oui, ce sont des hommes ; c’est leur misère et c’est leur gloire. Ils ont faim et soif ; ils sont sujets du sang, du climat, du tempérament, de la fièvre, de la femme, de la souffrance, du plaisir ; ils ont, comme tous les hommes, des penchants, des pentes, des entraînements, des chutes, des assouvissements, des passions, des pièges ; ils ont, comme tous les hommes, la chair avec ses maladies, et avec ses attraits, qui sont aussi des maladies. Ils ont leur bête.

La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent. Pendant que leur esprit tourne autour de l’absolu, leur corps tourne autour du besoin, de l’appétit, de la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses convoitises, ses prétentions au bien-être ; c’est une sorte de personne inférieure qui tire de son côté, fait ses affaires dans son coin, a son moi à part dans la maison, pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités, parfois comme une voleuse, et à la grande confusion de l’esprit auquel elle dérobe ce qui est à lui. L’âme de Corneille fait Cinna ; la bête de Corneille dédie Cinna au financier Montoron.

Chez de certains, sans rien leur ôter de leur grandeur, l’humanité s’affirme par l’infirmité. Le rayon archangélesque est dans le cerveau ; la nuit brutale est dans la prunelle. Homère est aveugle ; Milton est aveugle. Camoëns borgne semble une insulte. Beethoven sourd est une ironie. Esope bossu a l’air d’un Voltaire dont Dieu a fait l’esprit en laissant Fréron faire le corps. L’infirmité ou la difformité infligée à ces bien-aimés augustes de la pensée fait l’effet d’un contrepoids sinistre, d’une compensation peu avouable là-haut, d’une concession faite aux jalousies dont il semble que le créateur doit avoir honte. C’est peut-être avec on ne sait quel triomphe envieux que, du fond de ces ténèbres, la matière regarde Tyrtée et Byron planer comme génies et boiter comme hommes.

Ces infirmités vénérables n’inspirent aucun effroi à ceux que l’enthousiasme fait pensifs. Loin de là. Elles semblent un signe d’élection. Être foudroyé, c’est être prouvé titan. C’est déjà quelque chose de partager avec ceux d’en haut le privilège d’un coup de tonnerre. A ce point de vue, les catastrophes ne sont plus catastrophes, les souffrances ne sont plus souffrances, les misères ne sont plus misères, les diminutions sont augmentations. Être infirme ainsi que les forts, cela tenterait volontiers. Je me rappelle qu’en 1828, tout jeune, au temps où *** me faisait l’effet d’un ami, j’avais des taches obscures dans les yeux. Ces taches allaient s’élargissant et noircissant. Elles semblaient envahir lentement la rétine. Un soir, chez Charles Nodier, je contai mes taches noires, que j’appelais mes papillons, à ***, qui, étudiant en médecine et fils d’un pharmacien, était censé s’y connaître et s’y connaissait en effet. Il regarda mes yeux, et me dit doucement : — C’est une amaurose commençanteLe nerf optique se paralyseDans quelques années la cécité sera complète. Une pensée illumina subitement mon esprit. — Eh bien, lui répondis-je en souriant, ce sera toujours ça. Et voilà que je me mis à espérer que je serais peut-être un jour aveugle comme Homère et comme Milton. La jeunesse ne doute de rien.


C’était un de ces hommes qui n’ont rien de vibrant ni d’élastique, qui sont composés de molécules inertes, qui ne résonnent au choc d’aucune idée, au contact d’aucun sentiment, qui ont des colères glacées, des haines mornes, des emportements sans émotion, qui prennent feu sans s’échauffer, dont la capacité de calorique est nulle, et qu’on dirait souvent faits de bois ; ils flambent par un bout et sont froids par l’autre. La ligne principale, la ligne diagonale du caractère de cet homme, c’était la ténacité. Il était fier d’être tenace, et se comparait à Napoléon. Ceci n’est qu’une illusion d’optique. Il y a nombre de gens qui en sont dupes et qui, à certaine distance, prennent la ténacité pour de la volonté, et une chandelle pour une étoile. Quand cet homme donc avait une fois ajusté ce qu’il appelait sa volonté à une chose absurde, il allait tête haute et à travers toute broussaille jusqu’au bout de la chose absurde. L’entêtement sans l’intelligence, c’est la sottise soudée au bout de la bêtise et lui servant de rallonge. Cela va loin. En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a part le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences…

extrait de Claude Gueux (1834)


Citez-en d’autres :

WATTS : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

Mais le futur n’est jamais là, et ne peut pas devenir une partie de l’expérience réelle avant d’être le présent. Puisque ce que nous savons du futur est constitué d’éléments purement abstraits et logiques – inductions, estimations, déductions – il ne peut pas être mangé, senti, reniflé, vu, entendu ou autrement goûté. Le poursuivre revient à poursuivre un fantôme constamment en fuite, et plus vite vous le pourchassez, plus vite il s’enfuit. C’est pourquoi toutes les affaires de la civilisation vont trop vite, pourquoi à peu près personne n’est content de ce qu’il a et que chacun cherche continuellement à obtenir davantage. Dès lors, le bonheur ne consiste pas en réalités solides et substantielles mais en choses aussi abstraites et superficielles que des promesses, des espoirs et des assurances.

Ainsi l’économie “intelligente” conçue pour produire ce bonheur est un fantastique cercle vicieux, qui doit soit fabriquer sans cesse plus de plaisirs, soit s’effondrer -en provoquant une stimulation constante des oreilles, des yeux et des terminaisons nerveuses par d’incessants fleuves de bruit et de distractions visuelles presque impossibles à éviter. Le parfait “sujet” pour cette économie est la personne qui agace continuellement ses oreilles avec la radio, de préférence en utilisant une variété portable qui peut l’accompagner à toute heure et en tout lieu. Ses yeux zigzaguent sans repos de l’écran de télévision aux journaux et aux magasines, qui le maintiennent sans relâche dans un genre d’orgasme grâce aux apparitions taquines d’automobiles rutilantes, de corps féminins lustrés et autres supports voluptueux, entremêlés de restaurateurs de sensibilité -traitements de choc- tels que des exécutions de criminels “d’intérêt général”, des corps mutilés, des avions écrasés, des combats primés et des immeubles en flammes. Les écrits ou discours qui accompagnent tout cela sont pareillement fabriqués pour asticoter sans satisfaire, pour remplacer toute satisfaction partielle par un nouveau désir.

ISBN 978-2-228-89678-8

Car ce flot de stimulations est destiné à engendrer des appétits toujours plus insatiables, toujours plus forts et plus rapides, des appétits qui nous poussent à accomplir des travaux sans aucun intérêt en dehors de l’argent qu’ils procurent -afin d’acheter davantage de radios prodigues, d’automobiles encore plus rutilantes, de magazines encore plus vernis et de meilleures émissions de télévision, tout ce qui conspire d’une façon ou d’une autre à nous persuader que le bonheur serait juste au coin de la rue si nous en achetions davantage.

En dépit de cet immense remue-ménage et de notre tension nerveuse, nous avons la conviction que dormir est une perte de temps précieux et continuons à poursuivre ces chimères jusque tard dans la nuit. Les animaux consacrent beaucoup de leur temps à somnoler et fainéanter plaisamment, mais parce que la vie est courte, les êtres humains doivent se gaver au fil des années de la plus grande somme possible de conscience, de vigilance et d’insomnie chronique, de manière à s’assurer de ne pas rater la moindre fraction d’effrayant plaisir…

Alan Watts

Extrait de WATTS Alan W. (1915-1973), Éloge de l’insécurité (Paris : Payot & Rivages, 1951, rééd. 2003)


Le Zen ne fait pas la confusion entre spiritualité et penser à Dieu, quand il s’agit de peler des pommes de terre. La spiritualité dans le Zen, c’est juste peler les pommes de terre.

Alan Watts (trad. Patrick Thonart)


D’autres discours sur le monde et notre expérience de Wallons…

VIENNE : La fête des mères (2020)

Temps de lecture : 5 minutes >
Le Mur des Libertés, Liège © Philippe Vienne

A la fenêtre, des bacs de géraniums, rentrés pour l’hiver, oubliés, brunis, desséchés, auprès desquels trône un chat qui le fixe de son regard jaune, définitivement immobile car empaillé.  Il s’en détourne, embrasse sa mère, à la peau tellement parcheminée qu’il lui semble inéluctable qu’elle suive le même processus de dessiccation que les plantes et l’animal. Bonne fête maman, dit-il, lui tendant un bouquet de fleurs, fraîches celles-là, avant d’à son tour embrasser son père qui se tient derrière. Pour le cadeau, il n’avait pas eu trop d’idée, n’avait pas vraiment cherché non plus. Il aurait pu acheter un livre, qu’elle n’aurait pas aimé, invariablement, ou des chocolats, qui auraient été moins bons que ceux de son fournisseur habituel, inévitablement. Finalement, il avait opté pour les fleurs, sa mère aimait les bouquets, pour lesquels elle mettait un quart d’heure à choisir le vase approprié, alors que pour lui, des fleurs coupées étaient comme des macchabées, mais quoi de plus normal, en somme, dans cet univers pre mortem ?

Ils s’assoient au salon. Avec son père il échange quelques banalités, la météo, le foot, la politique, tandis que sa mère prépare le thé qu’accompagne un cake un peu trop sec. Connaissant le rituel, précédant la demande, il fait le résumé des événements qui ont rythmé son existence depuis sa dernière visite, l’expurgeant des sujets trop intimes ou potentiellement conflictuels, ce qui, en définitive, ne fait plus grand’ chose, sa vie n’est déjà pas très exaltante et il aurait plutôt tendance à se laisser vivre. Il ne peut même pas évoquer le roman dont il achève péniblement l’écriture, qu’ils liront sans doute un jour avec une fierté mêlée d’effroi car ils ne pourront pas en parler à leurs amis, à cause des scènes de sexe et des allusions à la drogue aussi, et puis les critiques envers la religion, ou bien alors se dédouaneront-ils en disant oh mais les artistes, vous savez bien, beaucoup d’imagination et toujours excessifs.

Puis il lui faut subir encore la complainte du chat, ce pauvre Caramel, mort à vingt ans, juste là où il se trouve toujours aujourd’hui, on aurait dit qu’il guettait mon retour, d’ailleurs j’en suis sûre, cet animal m’aimait, bien plus que ton père sans doute et puis ces petites bêtes-là ne vous déçoivent jamais, contrairement aux hommes, aux humains en général d’ailleurs, je sais que tu n’aimes pas quand je dis ça mais je n’en ai pas honte, je préfère les animaux aux humains. Il se contentera de soupirer, à peine, ne cherchant aucun secours auprès de son père qui, le regard las, fera de même, ayant depuis longtemps renoncé à la contredire. Ayant depuis longtemps renoncé, tout simplement. C’est donc cela la vie d’un couple vieillissant, se dit-il, au moins je ne connaîtrai jamais cela. Y a-t-il eu de l’amour un jour, il cherche à se souvenir, quand il était enfant, s’il a pu percevoir des gestes d’affection, voire de tendresse, mais tout cela est confus, comme si les images du présent effaçaient celles du passé, comme si jamais ses parents n’avaient été jeunes. 

Sa mère s’interrompt, perturbée par des cris qui, du dehors, viennent violer le silence de ce mausolée, des cris de gosses jouant dans la rue, lui aussi en aurait presqu’oublié que la vie peut-être turbulente. Et sa mère de repartir, évidemment les jeunes de la voisine, là, avec son foulard, et tous ces Arabes qui envahissent le quartier, ne travaillent pas, refusent de s’intégrer, je ne dis pas ça pour Deniz bien sûr, lui il a son commerce, il bosse. Deniz est Turc, maman. Turc, Arabe, c’est pareil, tu vois bien ce que je veux dire. Evidemment qu’il le voit, entendant cette diatribe pour la centième fois au moins, il rappellerait bien à sa mère que son père, à elle, était Polonais mais il sait à quel point c’est inutile, connaissant tous ses contre-arguments et n’ayant plus aucun goût pour la polémique.  Adolescent, ou jeune adulte encore, il serait allé au conflit avec délectation, jetant même de l’huile sur le feu, comme quand il s’affichait avec Karima, par pure provocation. Mais aujourd’hui le vide l’a rattrapé, immense comme le ciel mais, finalement, ouateux et confortable ainsi qu’un enfant imagine qu’un nuage puisse l’être. Son existence est peut-être aussi vide que celle de ses parents, en définitive, mais il ne l’emplit pas de rancœur.

Et puis il pressent qu’inexorablement la conversation, le monologue plutôt, va se recentrer sur sa personne. Tu sais, Mathieu, il serait quand même temps que tu songes à te fixer avec quelqu’un, tu as quarante-quatre ans, sortir avec les copains et papillonner, ça va à vingt ans mais à ton âge. C’est vrai, je désespère d’être grand-mère, c’est pour toi aussi, nous ne serons pas toujours là et alors, tu te retrouveras seul. Que peut-il lui répondre à sa mère,  qu’être seul n’est pas nécessairement un choix mais qu’à la longue, on s’y habitue, on y trouve même du plaisir, comme elle à lire Jean d’Ormesson, que leur modèle de couple n’est pas convaincant, ou bien qu’il ne mène pas la vie légère qu’elle lui prête mais que, là, exaspéré par tant d’acrimonie, il en aurait bien envie, tiens, et peut-être avec davantage d’excès encore, une bonne partouze ou, plus simplement, une pute. Roumaine ou albanaise, forcément.

Mais, glacé par le regard de verre jaune du chat, lassé des querelles stériles, il ne dira rien, évidemment, gardant pour lui ses réflexions qu’il couchera plus tard sur papier, même si, en fait, il les tapera sur les touches de son clavier. A sa mère il dira seulement au revoir, il faut que j’y aille, c’est dimanche et le 71 passe moins souvent. A l’arrêt du bus, il rencontre le jeune voisin de ses parents, salut Khatib, ça fait longtemps, tu as vachement grandi dis donc, tu as quel âge à présent ? Dix ans et ma sœur Khadija dix-sept. Tu sais, Mathieu, ma sœur elle te trouve très beau. Il sourit, ensemble ils montent dans le bus, bondé, se calent entre deux Africaines opulentes et un groupe d’Espagnols. Il lui semble toujours que l’on parle davantage espagnol dans le 71 qu’à Barcelone, il faut dire qu’il est devenu aussi inopportun de parler espagnol à Barcelone que français à Anvers, il n’a toujours pas bien compris, ça le réjouit plutôt ces langues qui se mêlent quand il tend l’oreille pour les identifier. Dis, Mathieu, tu voudrais pas l’épouser ma sœur ? Elle est un peu jeune pour moi, tu ne crois pas, Khatib ? C’est pas grave, ça, Mathieu, ce qui compte c’est l’amour. Tu as raison, Khatib, ce qui compte c’est l’amour, dit-il en sonnant l’arrêt.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Liège, “Le Mur des Libertés” © Philippe Vienne


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THYS, Toine (né en 1972)

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Toine Thys © F. de Ribaucourt

Né à Bruxelles en 1972, le saxophoniste bruxellois Toine THYS est un musicien intense qui aime créer la surprise. Figure centrale du saxophone et de la clarinette basse en Belgique, on peut l’entendre régulièrement en France et aux Pays-Bas, en Europe, mais aussi en Afrique de l’Ouest, au Canada et en Asie.

Il dirige le Toine Thys Trio avec Arno Krijger à l’orgue Hammond et Karl Jannuska à la batterie. Il co-dirige également Orlando, mené avec le batteur Antoine Pierre et les musiciens français Florent Nisse (basse) et Maxime Sanchez (piano), et le groupe Overseas, qu’il mène avec le oudiste égyptien Ihab Radwan, Annemie Osborne (violoncelle) et Simon Leleux (percussions).

A côté de ses projets personnels, on retrouve Toine Thys aussi dans les formations Ed Verhoeff 4tet (Pays-Bas), Afrikan Protokol (Burkina), Bounce Trio (France), Bram Weijters Crazy Men (Belgique), Antoine Pierre Urbex (Belgique), etc.

Toine Thys est très présent en Afrique et fonde, en 2014, une école d’instruments à vents au Burkina Faso avec le trompettiste Laurent Blondiau, qui rassemble aujourd’hui plus de 50 élèves : Les Ventistes du Faso.  Ce concept doit être exporté prochainement en RDC (Lubumbashi et Kinshasa), comme au Bénin (Cotonou).  [d’après TOINETHYS.COM]

Toine Thys © L’Avenir

Toine Thys est en outre l’un des rares musiciens à se rendre compte qu’humour et jazz ne sont pas nécessairement à l’opposé l’un de l’autre. En plus, il est très conscient de la valeur ajoutée qu’apporte un contact direct avec le public et c’est donc volontiers qu’il participe régulièrement à des jam sessions au quatre coins de la ville “afin de rester au contact de la jeune génération“. À l’époque, il évoquait sa soif insatiable d’aventures lors d’une entrevue avec Agenda : “Ma devise est que la certitude est source de problèmes. Ainsi, je suis incapable de vous dire ce que j’apprécierai ou non d’ici deux ans. Mon but est, chaque jour, de découvrir la beauté qui se cache en toute chose. Pour ce faire, il faut en permanence garder les yeux et les oreilles ouverts et se laisser surprendre.”  (lire plus sur JAZZ.BRUSSELS)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : F. de Ribaucourt ; L’Avenir |


More Jazz…

LOGIST : La vie au lendemain de ma vie avec toi…

Temps de lecture : 3 minutes >

 

 

La vie au lendemain de ma vie avec toi
ne sera pas moins douce
ne sera pas moins belle
juste peut-être un peu plus courte
peut-être aussi moins gaie

La vie au lendemain de ma vie avec toi
ne sera pas ceci ne sera pas cela
ne sera pas souci ne sera pas fracas
ne sera pas couci ne sera pas couça
ne sera pas ici ne sera pas là-bas
Ma vie sera séquelle, sera ce qu’elle sera
ou ne sera plus rien

Certains jours, par défi,
je ferai de petits voyages sur nos traces
je ferai de petits voyages sur nos pas

Et là je te ferai de petites fidélités
tant pis si tu l’apprends
si tu dois m’en vouloir
si jamais tu m’en veux de te l’avoir appris
entre ces lignes-ci

J’irai revoir des lieux que nous aimions ensemble
Je ne tournerai pas en rond

Si ça ne tourne pas rond
je prendrai nos photos
dans la boite à chaussures
sous le meuble en bois blanc
et je regarderai encore
par-dessus l’épaule du bonheur
combien tu étais belle
comment nous étions beaux

J’achèterai un chat
que j’appellerai Unchat
en hommage à l’époque où j’en étais bien sûr
incapable à tes yeux

Le thé refroidira ; personne pour le boire
L’été refleurira ; personne pour y croire

Je ne vais rien changer à l’ordre de mes livres
déplacer aucun meuble
J’expédierai nos cartes
qui disaient le destin
mais jamais l’avenir
à nos meilleurs amis
J’allongerai les jours
Je mettrai des tentures dans la chambre à coucher pour allonger
un peu également
le sommeil de mes nuits
mes nuits au lendemain de mes nuits avec toi

La vie au lendemain de ma vie avec toi
je la veux simple et bonne
je la veux douce et lisse
comme le plat d’une main qui ne possède rien
et ne désigne qu’elle.

Karel LOGIST , Si tu me disais Viens (2007)


LOGIST Karel, Si tu me disais Viens (Bruxelles : Editions Ercée, 2007)

Un livre-sésame, un livre-talisman. Il lève le voile sur un art d’aimer contemporain, littéral et pudique, quotidien et secret. Pas de pathos, loin de là. Une manière sobre de gérer ses blessures, de les négocier comme on dit aujourd’hui, où tout, paraît-il, se négocie, même la perte de la prunelle de ses yeux. Faillite d’un amour, déréliction, lente remontée à la surface du goût à la vie, premières brasses et embrasses dans la confiance affective retrouvée. Karel Logist est le chantre en demi-teinte des petits matins paumés, où les besognes des techniciens de surface sont de pauvres consolations au sentiment d’avoir le cœur en serpillière. Il parle de la vie devenue séquelle d’une vie rêvée que l’on croyait exaucée. De la solitude qui est la rançon des envolées que leurs extases n’empêchent pas de se fracasser. Le poète a l’air de composer des rengaines, du Léo Ferré revu par Florent Pagny puisqu’il les cite, mais il compense la musique absente par une fabuleuse maîtrise du style, qu’exaltent les images banales, que rythment les cadences cassées. Miles Davis, mais au petit matin, sur les bords de la Meuse, à la hauteur de l’île Monsin… Un grand poète s’adresse à tous, sans se renier. Cela n’arrive pas tous les jours. Qu’on se le dise.” [Jacques De Decker, Le Soir, 30 mars 2007]


Karel LOGIST est né le 7 juillet 1962 à Spa, en Belgique francophone. Depuis son premier recueil Le séismographe, en 1988, il a publié une douzaine de livres chez différents éditeurs (Les Eperonniers, l’Arbre à paroles, Le Cherche-midi, Ercée ou La Différence). Plusieurs ont été distingués (prix de la revue [vwa], prix Robert Goffin, prix Marcel Thiry, prix du Parlement de la Communauté française, etc.). Documentaliste à l’Université de Liège depuis vingt ans, il mêle à l’écriture de ses carnets de doute, en prose comme en vers, l’air et l’écho du temps qui passe. Sa poésie raconte qu’il apprécie les gens, la mer, l’humour, l’enfance et le soleil. Parce qu’il aime aussi le mouvement, la rencontre et les écrivains, Karel Logist est avec Serge Delaive, Marc Lejeune, Carl Norac et Gérald Purnelle, un des moteurs du collectif littéraire Le Fram.
Dernièrement, l’éditeur Le Castor Astral a publié Tout emporter, une anthologie personnelle (1988-2008) qui lui a valu l’improbable prix François Coppée de l’Académie française… Logist est également critique littéraire, nouvelliste et animateur d’ateliers d’écriture poétique. Par-dessus tout, Karel Logist déteste la routine, faire des choix et savoir de quoi demain sera fait.” [Maison de la poésie d’Amay]

Pour mieux connaître Karel LOGIST, visitez son site et lisez la présentation complète du poète, par son ami Gérald PURNELLE…


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BOTERO : La Maison de Raquel Vega (1975)

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“La Maison de Raquel Vega”, 1975, huile sur toile, 196 x 246 cm © mumok

En fait de maison, c’est d’une maison close qu’il s’agit. Les personnages, à l’air las, sont pour la plupart des ivrognes et des prostituées, dans un décor sordide : guirlande minable, mégots épars confèrent à l’ensemble un faux air de fête finissante. Le tableau présente une sorte d’instantané dans lequel les participants posent pour une photo de famille.

Dans cette “famille” qui paonne, à proximité d’un miroir et d’une porte entr’ouverte, on peut voir un pastiche des “Ménines” de Velasquez que Botero a beaucoup étudié à son arrivée en Europe, à Madrid.

On retrouve le même schéma de construction pyramidale, dominée ici par le couple enlacé. La pyramide confère une assise solide à l’ensemble, ce sont des formes qui pèsent par opposition aux formes qui volent, pour reprendre l’image du critique d’art catalan Eugenio d’Ors. Il ne faut pas perdre de vue que Botero étant également sculpteur, le travail sur le volume est pour lui quelque chose de concret et familier. Lors de son premier séjour à Paris, au Louvre, il a d’ailleurs été fasciné par la puissance de la masse des sculptures égyptiennes.

On observe toujours, chez Botero, une dilatation, une inflation des corps tandis que les traits du visage restent, quant à eux, de taille normale, ce qui augmente la monumentalité des personnages. C’est un procédé devenu caractéristique de son style, que Botero utilise depuis la “Nature morte à la mandoline” (1957) qui a marqué le début de son succès.

 

Les personnages occupent ici tout l’espace et, pourtant, leur existence est anecdotique. Pour preuve de leur inconsistance, le miroir ne reflète qu’une infime partie d’un corps. On retrouve souvent cet usage du miroir, témoignage de vanité, dans l’oeuvre de Botero et, notamment, dans “La Chambre” (1979) où figure également le sosie de “la dame en vert” de “La Maison de Raquel Vega”.

Botero pose sur ses personnages un regard d’une ironie douce, à la fois voyeur et complice, qui n’est pas sans rappeler Velasquez, une fois encore. Les formes disproportionnées, dans les rapports des figures entre elles, établissent une sorte de hiérarchie par la mise en évidence de certaines, à l’instar de la perspective héroïque de l’art égyptien. A l’extrême-gauche, sous le miroir, apparaît une petite fille aux ongles peints en rouge comme ceux de la femme à laquelle elle s’accroche. Ce mimétisme suggère son avenir.

La femme à la robe jaune-dorée arbore un faux air « chic », elle porte un anneau (alliance ?), tient une cigarette de la main gantée d’une mitaine tandis l’autre est occupée par un verre vide (en apparence du moins – tout n’est qu’apparence dans ce monde). Sa montre indique presque sept heures (sept heures du soir ou sept heures du matin, après une soirée bien arrosée ?).

La femme plus âgée, au duvet sous le nez, devant la porte entr’ouverte, est peut-être la mère maquerelle, Raquel Vega elle-même. Sa main plonge dans la poche du client qu’elle est en train de plumer, assez maladroitement d’ailleurs : quelques pièces tombent. Cette scène n’est pas sans rappeler “La Diseuse de bonne aventure” de Georges de La Tour, où l’on retrouve également un personnage naïf entouré d’une vieille femme et de jeunes femmes de petite vertu.

Le couple, couple d’un soir vraisemblablement,  voire d’un instant,  se compose d’un homme, le client, qui craint de toute évidence d’être reconnu par le spectateur : il esquisse un rapide mouvement pour se cacher derrière sa partenaire et lance un regard en coin, inquiet. Ses gestes ailleurs inconvenants (une main sur un sein, l’autre qui dévoile une jarretelle) manifestent clairement ses intentions, voire ce qu’il considère comme son dû.

L’attitude de la fille, quant à elle, traduit la passivité en même temps qu’un geste de lascivité (le bras qui enlace) que l’on devine convenu. Mais, ce faisant, elle révèle des poils sous son aisselle. Ceux-ci ont un caractère sexuel fortement marqué, cette toison en évoquant évidemment une autre. On notera encore, derrière le couple, l’apparition d’un bras tenant un verre vide, suggérant la présence d’un autre fêtard dont l’anonymat est respecté et faisant pendant au buveur qui se tient de l’autre côté, sur lequel nous reviendrons plus tard.

Le second couple se compose d’un homme débraillé, à la barbe naissante et aux yeux rougis. A son bras s’accroche une fille, plus petite, que l’on peut imaginer adolescente et qui, avec la petite fille placée de l’autre côté, représenterait ainsi les différents âges de la vie de la prostituée. A l’avant-plan, la fille agenouillée, vêtue d’une combinaison noire, a les ongles peints en vert. Simple originalité ? Subtile perversion ? Michel Pastoureau nous rappelle que le vert est aussi une “couleur dangereuse”, celle du diable et des sorcières, celle dont était généralement vêtu Judas dans les mystères, au Moyen-Age.

En outre, le fait qu’elle soit assise au sol, comme le chien, qui porte aussi un vêtement noir, peut être interprété comme un geste de soumission. De plus, à portée de main, se trouvent deux bananes, l’une verte et l’autre jaune, fruits souvent utilisés par Botero avec une symbolique évidente. Dispersées plus loin autour d’elle, des pommes évoquent encore, si besoin en était, le péché originel.

Revenons enfin au buveur, seul personnage à ignorer le spectateur. Comme deux autres figures, il tient un verre vide, trop petit pour une main trop grande, il en va de même pour la bouteille. Faut-il y voir l’allégorie d’une soif inextinguible, un désir jamais assouvi ? Ces personnages insatiables, abusant de l’alcool (verres vides), du tabac (mégots jonchant le sol), du sexe sans doute, se révèlent, malgré leur imposante stature et leur apparente impassibilité, touchants parce que vulnérables dans leurs travers, leurs faiblesses, cherchant probablement à oublier leur condition d’humains, la vanité, sinon la vacuité, de leur existence.

Philippe VIENNE

Bibliographie
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[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © mumok


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VIENNE : Game over (2017)

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© Philippe Vienne

– 1 –

Parfois la nuit fait peur. Parce que l’absence de lune accroît son épaisseur, parce que le silence y est différent. Même le parcours le plus familier, le plus anodin, ressemble à une épreuve initiatique. Le square, éclairé d’une hésitante lueur bleutée, est privé de ses occupants habituels : renards et SDF ont renoncé ce soir à faire les poubelles. Au loin, on pourrait entendre les crissements de freins d’un train de nuit sur le plan incliné. Mais seul le silence répond à l’absence. Dès lors, quand une jeune fille dont les mèches blondes s’échappent d’un bonnet de laine s’aventure sur le sentier, on est en droit de craindre le pire. Et on a bien raison. L’ombre jaillit de l’obscurité, le cri étouffé au fond de la gorge épargne le silence. On a peur de la mort mais, au final, le désir du mâle est bien plus redoutable.

Retrouvez-la, inspecteur, retrouvez-la vite. Combien de fois l’ai-je déjà entendue, cette supplique de parents désespérés. Marie est une fille sérieuse, une étudiante appliquée, sans histoires. Mais que savent vraiment les parents de la vie de leurs enfants ? Que savent-ils de cette parcelle d’eux-mêmes qui leur échappe chaque jour un peu plus depuis la naissance. Que connaissent-ils d’ailleurs d’eux-mêmes et l’un de l’autre, ces parents ? Elle empruntait ce chemin tous les jours, depuis des années, et prenait toujours soin de dissimuler ses longs cheveux blonds sous un bonnet ou une capuche afin de ne pas paraître provocante. Comme si le destin avait besoin d’être provoqué. Comme si les causes étaient toujours à ce point évidentes. Quand mon chat est mort, personne n’avait jamais imaginé qu’il puisse être allergique aux souris.

Parfois je voudrais être autre chose qu’un flic qui recherche des enfants disparus. Qui est obligé de fouiller dans la vie des gens, les secrets de famille, les trahisons. Qui découvre encore chaque jour les recoins les plus sombres de l’âme humaine et que l’abjection, comme la bêtise, est probablement sans limite. Personne n’en sort indemne. Même si elles retrouvent leur enfant vivant, les familles y ont perdu en innocence. Et moi, j’ai un problème avec la perte. Ma mère est morte, ma femme m’a quitté. Seuls restent les kilos superflus, mais j’ai trop besoin de bière pour anesthésier mon empathie. “La gendarmerie est un humanisme” écrivait Houellebecq.

– 2 –

La rouille a tout envahi. L’usine désaffectée, les rails, les wagonnets et jusqu’à l’âme des ouvriers contraints au chômage. Avant, l’air était rendu pestilentiel par le dioxyde de soufre. Aujourd’hui, tout pue la misère. Les devantures des derniers magasins ouverts affichent des enseignes où l’italien le dispute à l’arabe ou au turc, dans une concurrence fraternelle empreinte d’une tristesse délavée. Quand passe une jeune métisse, on se prend à rêver d’ailleurs, du soleil que beaucoup portent encore dans leurs veines et que plus personne ne voit jamais briller. On songe à la mer et l’on regarde ondoyer cette jeunesse aussi loin que porte le regard, c’est-à-dire au bout de la rue. Et, dès qu’elle a tourné au coin, on se résigne. Personne ne voit donc la voiture qui s’arrête, les mains gantées aux gestes rôdés qui embarquent la fille. Personne n’entend la portière qui se referme sur son adolescence.

Nayah après Marie, deux disparitions de mineures à deux semaines d’intervalle. La première blanche, blonde, enlevée dans un quartier résidentiel middle-class. La seconde, métisse, dans la banlieue industrielle. Pas de message aux familles, pas de cadavre retrouvé, aucun point commun apparent. Que puis-je faire avec ça, à quelle espèce de tordu ai-je encore affaire ? Un délinquant sexuel probablement. Dans notre société, la jeunesse nourrit les fantasmes et la misère sexuelle est grande. J’en sais quelque chose, moi qui ne baise plus que des putes depuis des années. Et Cindy, quand on fait la fermeture du bar ensemble.

– 3 –

Par la fenêtre de mon bureau – oui, mon bureau a une fenêtre, c’est le privilège des chefs – par la fenêtre de mon bureau donc, je regarde la nuit tomber sur la ville. Je me souviens d’une époque où elle était moins laide, moins pauvre, moins dangereuse. Nous passions des nuits entières dans les rues chaudes de la cité sans autre crainte que de ne pas avoir assez à boire et de ne pas trouver de fille pour finir la soirée. Mais ce temps-là est révolu, le monde a irrémédiablement changé. Ou bien est-ce moi qui suis définitivement trop vieux. J’ai soudain l’impression d’être un Batman nostalgique veillant sur une Gotham City de seconde zone. D’ailleurs, puisque je vais quand même passer une nuit blanche sur ce dossier, je descendrais bien chez Fred, le libraire de la rue, à la conversation certes limitée mais sympa. Histoire de faire un stock de boissons énergisantes aux myrtilles – pour bosser, ça marche mieux que la bière. Et je m’achèterais un manga, un hentai plus précisément, un divertissement auquel Fred m’a initié. Mes nuits sont aussi laides que mes jours.

C’était inéluctable, c’est arrivé cinq jours plus tard. Une troisième disparition d’adolescente, une gamine vaguement gothique, certainement paumée. Nasty, un diminutif de Nastassja, au double sens d’un goût douteux. La presse en fait maintenant ses gros titres. Agonisante, elle ne maintient ses tirages qu’en cultivant paranoïa et poujadisme. On vit une époque formidable. Si j’étais cynique, je dirais qu’au moins, avec celle-ci, les parents ne me mettront pas la pression : ils ont disparu bien avant leur fille. Je ne trouve aucune logique aux actes de ce pervers, aucun point commun entre les victimes autre que l’âge et le sexe. Et s’il les choisit au hasard, en fonction de ces seuls critères, alors je sais pertinemment bien que cela peut durer longtemps. J’ai un goût âcre dans la bouche, comme une furieuse envie de bière.

Ma vie est prévisible. C’est parfois inquiétant, souvent rassurant. C’est ce qui faisait dire à mon père que je manquais d’ambition. Là, j’ai fini la soirée au Baile Atha Cliath, enchaînant les chopes jusqu’à la fermeture et bien au-delà encore, avec Cindy. Puis elle m’a ramené chez elle et nous avons baisé avec la frénésie de deux désespérés qui veulent s’assurer qu’ils sont encore en vie. Et c’est quand je commence à être rassuré sur ce plan que mon portable se met à vibrer. Putain, c’est pas vrai ! Je regarde Cindy qui m’offre sa croupe. Je pense qu’elle est assez saoule pour se laisser sodomiser, l’appel attendra demain. Mon père avait tort : je n’ai d’ambition qu’en érection.

Inspecteur, on a retrouvé le sac à dos de la fille sur les lieux de l’enlèvement. Si vous voulez y jeter un coup d’œil, appelez-nous, disait le message des collègues. Pour une fois que je tiens un indice, je ne vais pas le lâcher, c’est sûr. Alors, il contient quoi ce sac noir, orné de têtes de morts et de pentagrammes inversés ? Trois fois rien : du tabac, du papier à cigarette, un sachet d’herbe, un paquet de chewing-gums. Et un manga.

– 4 –

Alors, ça y est,  inspecteur,  tu as trouvé ? Eh oui, toutes ces gamines sont passées dans ma boutique, toutes sont venues se fournir en mangas. Toutes celles-là et toutes celles dont tu n’as rien su. Tu n’en reviens pas, tu ne comprends pas, n’est-ce pas, comment ce petit libraire sympa mais un peu limité, que tu regardes avec condescendance, peut être cet assassin qui t’a si longtemps échappé. Viens, je t’attends. Je vais te montrer ma collection : Ayumi et Chikako en train de se caresser mutuellement – c’est Marie dans le rôle d’Ayumi, tu la reconnais ? Hatsuko dans la fameuse scène où elle fait l’amour avec un poulpe – et tu sais quoi, inspecteur, le plus dur, ça a été de trouver le poulpe ! Puis la petite Izumi et son olisbos géant. Et Mana, et Takamya,…

Pour certains, l’art imite la vie. Pour moi, c’est le contraire. Je rends à l’art la place qu’il mérite en transcendant de médiocres existences. Te crois-tu vraiment supérieur à moi, toi qui ne baises que des putes, toi qui as été incapable de retenir ta femme, qui es incapable d’en garder une seule ? Moi, je les conserve. Toutes. Elles sont là avec moi, pour toujours. Tu peux regarder, tu peux toucher, je ne suis pas jaloux. Non, je ne suis pas jaloux parce que je vaux bien mieux que toi et ta petite vie de fonctionnaire. Moi, je vis mes rêves.

Philippe VIENNE


Ce texte inédit a été lu publiquement pour la première fois lors de la “Hot Lecture” du 16 novembre 2017, à Liège (BE).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne  | remerciements à Jean-Paul Bonjean


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RAMBOZ : Le Jardin des délices à 360 (2014)

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BOSCH Hieronymus : Le jardin des délices (triptyque, 1494-1505) © Musée du Prado

“Le Jardin des délices, le célèbre triptyque (1503-4 ?) du peintre néerlandais Jérôme Bosch, conservé au Prado depuis 1939, se redécouvre sur le Net au travers un magnifique site web interactif ! C’est d’autant plus intéressant d’aller voir tous les détails  que cette œuvre, très complexe, demeure encore aujourd’hui assez énigmatique. Le panneau de gauche représente Adam et Eve en compagnie de Dieu au Paradis terrestre; celui au centre, le fameux jardin; et celui de droite, les tourments de l’Enfer. Sur cette magnifique page web, c’est l’écrivain voyageur britannique Redmond O’Hanlon qui raconte le tableau (en anglais et en musique), au fil des nombreux clics qu’on peut effectuer sur des zones de texte blanches. Il en existe aussi une version pour enfants.” [LETEMPS.CH]

Cliquez et explorez le Jardin des délices interactif ici…


Un voyage visuel et sonore au coeur du tryptique de Jérôme Bosch. Deux lectures pour un message commun : le renversement du monde.

[source : Le jardin des délices à 360 – réalisé par Eve Ramboz pour la Compagnie Blanca Li et visible sur Vimeo]


Savoir-contempler encore…

WESEL, Bénédicte (née en 1964)

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Bénédicte WESEL (née en 1964 à Cologne, DE) est une sculptrice et illustratrice belge que l’on rencontre partout… dans son œuvre. C’est la femme de Terre qui descend dans ses figurines d’argile, vivement peintes à l’acrylique. Loin de chercher l’universalité dans des formes plus lissées, aux traits neutralisés par le style, comme chez son professeur Mady Andrien, Wesel travaille devant son miroir pour capter les sourires généreux, les yeux mi-clos ou l’abandon sensuel de ses personnages bien individuels, bien uniques. De la lionne au petit bateau rouge, en passant par le serpent ou la queue de poisson, tous les accessoires font alors sens pour créer des narrations plastiques que l’on a déjà vues quelque part. Et ce n’est pas un hasard : fascinée par les contes et les légendes, Bénédicte Wesel réinterprète les archétypes où la Femme est actrice pour livrer des Blanche-Neige, des Géantes-Sirènes ou des Peau-d’âne, renouvelées peut-être mais approfondies surtout.

Bénédicte WESEL expose depuis 1996. Aujourd’hui, elle est toujours basée à Liège (BE) où elle travaille et partage sa démarche dans des ateliers individuels ou collectifs, quand elle ne prépare pas des livres pour enfants…

Plus d’infos sur son site officiel : ATELIER-BENEDICTE-WESEL.BE


De petits personnages charmeurs par leurs attitudes, joyeux par leurs couleurs, folâtrant parfois avec des animaux : telles sont les créatures imaginées par Bénédictine Wesel. Née à Cologne où son père était militaire, elle a fait ses humanités artistiques à Verviers avant de venir s’installer à Liège en 1982. “J’ai tout d’abord travaillé comme bibliothécaire à Bruxelles pendant sept -ans, puis j’ai voulu tenter autre chose.”
A Liège, elle suivit des cours d’illustration à l’Institut Saint-Luc puis passa à l’Académie au cours de sculpture. “C’est venu tout seul : pour m’amuser, je fabriquais des figurines en pâte synthétique. J’ai suivi des cours pour apprendre les proportions, mais ce qui m’intéressait, c’était davantage créer un univers, plus que travailler une matière.”
Passionnée par la littérature anglo-saxonne, par la mythologie et la psychologie, elle a voulu illustrer en trois dimensions les personnages qui la hantaient. “C’est l’univers des vieux contes du monde entier qui m’intéresse : les personnages possèdent quelque chose à l’intérieur. lis ne sont pas seulement anecdotiques.”
Elle découvrit alors la terre cuite et se mit à modeler de petites femmes rondes et joyeuses. “Le conceptuel ne m’intéresse pas, donc je m’inspire de ce que je vis. Ce sont de petits instants de bonheur captés comme des polaroids. Par le choix de la terre cuite, je me sens aussi reliée à toutes ces générations d’artisans qui, depuis toujours, ont modelé la terre.” Ses personnages, elle les peint à l’acrylique, en couleurs vives, et ajoute à présent des pigments dans ses couleurs. “La sculpture peut être gaie, non ? Les attitudes ? Je suis mon propre modèle ! Dans mon atelier; il y a un grand miroir en pied, je m’installe devant et je m’observe en travaillant. Pour les animaux, je me sers de livres de zoologie.

Article de Jean JOUR (Dernière Heure, jeudi 6 juin 2002)


Contempler encore en Wallonie…

LABE : Baise m’encor (Sonnets, 1555)

Temps de lecture : < 1 minute >
Henri de Toulouse-Lautrec, Le baiser (1892)

Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux :
Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las ! te plains-tu ? Çà, que ce mal j’apaise,
En t’en donnant dix autres doucereux.
Ainsi, mêlant nos baisers tant heureux,
Jouissons-nous l’un de l’autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soi et son ami vivra.
Permets m’Amour penser quelque folie :

Toujours suis mal, vivant discrètement,
Et ne me puis donner contentement
Si hors de moi ne fais quelque saillie.

Louise Labé, Sonnets (1555)


En citer d’autres…

STASSEN : La mémoire des arbres – Arbres remarquables de Wallonie (2013)

Temps de lecture : 3 minutes >
La Mémoire des arbres
EAN 9782873868505 (épuisé)

Se reconnecter à la Nature est indispensable et la Wallonie a le privilège de disposer de vastes espaces boisés à explorer. Ce livre de 2013, illustré de magnifiques photos, est une invitation à prendre le temps d’admirer des  arbres remarquables de nos contrées. Les histoires liées à ces derniers sont souvent étonnantes à découvrir.

Benjamin STASSEN, artiste photographe d’Ellemelle (BE) est né en 1959. Il commente la philosophie qui guide son travail depuis de nombreuses années [source : site de la Fête des Arbres à Esneux, BE, en 2005] :

« Les arbres constituent un patrimoine paysager, historique et écologique de toute première importance », affirme Benjamin Stassen. « On me dit souvent que je ne m’intéresse qu’aux arbres, mais à travers les arbres on peut toucher à tous les segments de l’histoire, de la vie contemporaine et même de l’avenir. J’ai une passion particulière pour les arbres parce que je suis un nomade, qu’il faut que je bouge et que je m’aventure… J’ai ce côté imaginatif, je suis un promeneur qui veut, non seulement préserver ce qui est, mais aussi ajouter de la vie… Je veux encourager la plantation d’arbres, de haies, même si c’est beaucoup de boulot dans nos parcs et dans nos jardins. »
Heureusement, cette perte de repères dont pâtit notre environnement naturel est relativement récente. Globalement, le Wallon s’est détourné de ce qui est proche de lui, de ce qui est immédiat, de ce qui est tangible.
« On vit, de plus en plus », regrette Benjamin Stassen, « dans une société qui privilégie le virtuel, le lointain, l’immatériel… Bref, l’imaginaire, mais dans ce qu’il a de plus creux, de plus impersonnel et de plus ‘marchandisé’. C’est une tendance qui me dérange profondément. Ce qui me touche, c’est de rencontrer quelqu’un, dans un village, qui peut, si je lui pose la question, me raconter une anecdote à propos de tel ou tel endroit que je recherche. Cela devient rarissime. Les villages se vident des populations anciennement établies ; elles sont remplacées par un essaimage urbain, à l’encontre duquel je n’ai d’ailleurs aucun grief particulier à formuler, si ce n’est qu’il accentue une désappropriation de ce qui est pourtant proche de nous et qui nous appartient, toutes choses que nous avons la responsabilité de protéger, de préserver et de transmettre. »

Pourquoi pas découvrir son livre à l’ombre d’un arbre ?


Une brève biographie accompagnée d’une bibliographie de Benjamin STASSEN est documentée par le Service du Livre Luxembourgeois (province du Luxembourg belge) : “Benjamin Stassen se consacre la connaissance et la protection des arbres exceptionnels de Wallonie depuis près de 20 ans. Fondateur de l’asbl Le Marronnier en 1989, il écrit et photographie en autodidacte, une passion pour les mots et l’image qui lui a valu l’appui de la Fondation belge de la Vocation et de la Fondation Spes.


Dernières nouvelles du Monde…

OLIVER : Une ourse dans le jardin (anthologie, 2023, trad. P. Thonart)

Temps de lecture : 19 minutes >

Mary Oliver ?

Un des aspects les plus étonnants de la poésie de Mary Oliver est la continuité de ton, à travers une période d’écriture étonnamment longue. Ce qui change néanmoins, c’est une insistance plus marquée sur la nature et une plus grande précision dans l’écriture, au point qu’elle est devenue un de nos meilleurs poètes… Pas de plaintes dans les poèmes de Madame Oliver, pas de pleurnicheries, mais d’aucune manière l’impression que la vie soit facile… Ces poèmes nous soutiennent, plutôt que de nous divertir. Même si peu de poètes ont aussi peu d’êtres humains dans leurs poèmes que Mary Oliver, il faut constater que peu de poètes sont aussi efficaces pour nous aider à avancer.

Stephen Dobyns, New York Times Book Review

[d’après BUSTLE.COM, 17 janvier 2019] La poétesse américaine Mary Oliver (1935-2019) vient de décéder à l’âge de 83 ans. Elle s’était vu décerner le Prix Pulitzer ainsi que le National Book Award. Sur le site du San Francisco Chronicle, on peut lire que Bill Reichblum, son exécuteur littéraire, précise que Mary Oliver était décédée le 17 janvier, des suites d’un lymphome, à son domicile de Hobe Sound, en Floride.

Mary Oliver était l’auteure de plus de 15 recueils de poésie et d’essais. Elle était réputée pour son amour de la nature et des animaux, ainsi que pour sa manière joyeuse d’appréhender la vie et le monde. Son oeuvre est reconnaissable par sa simplicité : Mary Oliver estimait que “La poésie, pour être comprise, doit être claire.” Selon la National Public Radio, la poétesse a un jour déclaré : “Il ne s’agit pas de faire chic. J’ai le sentiment que beaucoup de poètes d’aujourd’hui sont un peu comme des danseurs de claquettes. Je trouve que tout ce qui n’est pas nécessaire est superflu et ne doit pas être dans le poème.”

Mary Oliver est née à Maple Heights, dans l’Ohio, le 10 septembre 1935. Son enfance a été marquée par un père abuseur sexuel et une mère négligente : Mary s’est réfugiée dans la poésie et la nature. Jeune poète, on la disait fortement inspirée par une autre poétesse, Edna St. Vincent Millay. Elle a d’ailleurs brièvement habité chez cette dernière, aidant ses proches à trier les archives de l’auteure après son décès, en 1950. Au milieu des années 50, Mary Oliver a suivi les cours de la Ohio State University et du Vassar College, sans obtenir de diplôme néanmoins.

Paru en 1963, son premier recueil, No Voyage, and Other Poems, a marqué le début d’une carrière prolifique, couronnée par un Prix Pulitzer, un National Book Award, un American Academy of Arts & Letters Award, un Lannan Literary Award, le Poetry Society of America’s Shelley Memorial Prize et l’Alice Fay di Castagnola Award, sans compter des bourses accordées, entre autres, par la Guggenheim Foundation et le National Endowment for the Arts. Mary Oliver était également détentrice de la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College jusqu’en 2001.

Dans son poème de 2006 intitulé When Death Comes (Quand la mort viendra), Mary Oliver écrit :

Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie, je suis restée l’épouse de l’étonnement. Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.
Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée ou pleine de justifications.
Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.

En lisant ceci, une chose est certaine : au cours de sa “vie sauvage, qui est unique et si précieuse“, Mary Oliver a développé une oeuvre qui aura certainement un impact sur les lecteurs -et les auteurs- des générations à venir.

Kerri Jarema, bustle.com

Tous les poèmes de Mary Oliver présentés dans cette sélection sont traduits par Patrick Thonart, partagés dans notre poetica et repris dans un recueil non-publié à ce jour : Une Ourse dans le jardin (disponible sur demande, 2023)

Cliquez sur l’icone pour afficher la poetica…

Devotions: The Selected Poems of Mary Oliver (recueil, 2017)

[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce recueil est un Best-Seller du New York Times et a été désigné “Livre qui m’a aidé.e à tenir bon” par le Oprah’s Book Club. “Quel que soit l’endroit où vous commencez à lire, Devotions est incroyablement attirant, qu’il s’agisse des exubérants poèmes au chien d’Oliver ou des poèmes sélectionnés dans American Primitive (prix Pulitzer) et dans Dream Work, un de ses recueils les plus exceptionnels. Peut-être que le plus important, c’est cette écriture lumineuse qui nous apaise face à un monde fou et qui démontre combien une conscience plus aigüe peut profiler et transformer une vie, instant après instant, poème après poème. » —The Washington Post
C’est un peu comme si la poétesse s’était assise à côté de nous et nous indiquait quels poèmes elle considère comme les plus importants.” — Chicago Tribune

La poétesse Mary Oliver a reçu le prix Pulitzer et elle présente ici une sélection personnelle de son travail, ce qui en fait probablement le recueil définitif de ses poèmes, écrits pendant plus de cinq décennies de sa magnifique carrière littéraire.

A travers les années, Mary Oliver a su toucher un nombre impressionnant de lecteurs avec des vers brillamment ciselés, exprimant son amour pour le monde naturel et les liens puissants qui unissent tous les vivants. Identifiée par Dwight Garner comme “de loin la poétesse la plus vendue du pays“, elle nous revient avec ce recueil étonnant et définitif de ses poèmes des cinquante dernières années.

Edités avec soin, ce sont plus de 200 poèmes parmi les meilleurs qu’Oliver a écrits, depuis son tout premier recueil, No Voyage and Other Poems, publié en 1963 (elle avait 28 ans), jusqu’à son tout dernier recueil, Felicity, paru en 2015. Cet ouvrage est fait pour durer et il a été conçu par Mary Oliver en personne : elle y offre le meilleur d’elle-même. Dans ces pages, elle nous propose un recueil extraordinaire, inestimable, de ses observations à la fois délicates, passionnées et précises de la Nature authentique.

N’hésite pas

Si, soudainement, tu es pris d’une joie inattendue,
N’hésite pas. Abandonne-toi. Il y a plein
de vies et de villes entières détruites ou en passe
de l’être. Nous ne sommes pas sages, et pas si souvent
gentils. Et beaucoup ne pourra être pardonné.
Pourtant, la vie a de la ressource. C’est peut-être
sa manière à elle de rendre les coups, qui fait que parfois
quelque chose se passe qui est plus grand que toutes les richesses
ou tous les pouvoirs du monde. Ça peut être n’importe quoi,
mais tu le ressens certainement à l’instant précis
où l’amour commence. De toute façon, c’est souvent le cas.
De toute façon, quoi que ce soit, n’aie pas peur
de son abondance. La joie n’est pas faite pour être une miette.

Quand je suis parmi les arbres

Quand je suis parmi les arbres,
particulièrement parmi les saules et les féviers,
mais aussi les hêtres, les chênes et les épicéas,
ils envoient de vrais signaux de joie.
Je pourrais presque dire qu’ils me sauvent, chaque jour.
Je suis si loin de l’espoir de me voir un jour,
n’être que bonté, et discernement,
et ne jamais me presser pour traverser le monde
mais marcher lentement, et m’incliner souvent.

Autour de moi, les arbres remuent leurs feuilles
et lancent leur appel, “Reste un peu.”
La lumière s’écoule de leurs branches.

Et ils appellent à nouveau, “C’est si simple,” disent-ils,
“et toi aussi tu es venue
au monde pour cela, aller paisiblement, être remplie
de lumière, et resplendir.”

A Thousand Mornings (2012)

[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce Best-seller du New York Times est un recueil de textes de la célèbre poétesse Mary Oliver. Dans A Thousand Mornings, Mary Oliver retrouve l’imagerie si caractéristique de son œuvre ; elle nous emmène dans les marais et le long de la côte de sa région bien-aimée : Provincetown dans le Massachusetts. Qu’elle étudie les feuilles d’un arbre ou qu’elle fasse le deuil de son chien bien-aimé, Percy, Mary Oliver reste ouverte aux enseignements qui naissent des instants les plus furtifs et elle explore avec lucidité, humour et bienveillance les mystères de notre vie quotidienne.

Le matin, je descends sur la plage

Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent
,

et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.

Thirst : Poems (2007)

[GOODREADS.COMThirst, recueil de 43 nouveaux poèmes  de Mary Oliver (prix Pulitzer), introduit deux nouvelles voies dans son œuvre. En plein deuil de sa compagne depuis quarante ans, son grand amour, la grande photographe Molly Malone Cook, Mary Oliver s’efforce de convertir le chagrin en un chemin spirituel, de vivre la tristesse de la perte comme une partie de l’amour et non comme sa fin. Dans ces pages, pour la première fois, elle raconte sa découverte de la foi, sans toutefois abandonner l’amour de la Nature qui a été sa marque de fabrique pendant quarante ans. Dans trois longs poèmes étourdissants, Oliver explore les dimensions et vérifie les paramètres de la doctrine religieuse, se demandant, par exemple, ce que c’est qu’être bon : “A quelle fin ? / L’espoir du Paradis ? Non, pas cela. Mais plutôt d’entrer / dans l’autre royaume : grâce, et imagination, / et tous ces liens : être comme une feuille, une rose, / un dauphin.”

Des usages du chagrin

(J’ai rêvé ce poème dans mon sommeil)

Quelqu’un que j’aimais, un jour, m’a donné
une boîte pleine d’ombres.

J’ai mis des années à comprendre
que, cela aussi, était un cadeau.

New and Selected Poems, Volume Two (1992)

Pendant près de cinquante ans, Mary Oliver a écrit de la poésie et est devenue la voix américaine la mieux placée pour traduire notre expérience de la Nature. Dans ce recueil, on trouvera quarante-deux nouveaux poèmes (c’est déjà un recueil en soi) et d’autres pièces choisies par l’auteur dans six recueils qu’elle a publiés depuis ses New and Selected Poems, Volume One.

En hommage à une certaine folie

Les soirs d’hiver,
ma grand’mère,
qui n’avait plus toute sa tête
(une partie s’en était retournée vers la Bohème),

étalait des journaux sur le sol de la véranda
pour que les fourmis, disait-elle, puissent s’y glisser,
comme sous une couverture, et rester au chaud,

et moi, que pourrais-je me souhaiter,
si ce n’est, une fois frappée par l’éclair des années,
d’être comme elle, avec ce qui lui restait, tout cet amour.

New and Selected Poems, Volume One (1992)

[BEACON.ORG] A sa première parution en 1992, New and Selected Poems, Volume One a reçu le National Book Award. Quatorze ans se sont écoulés depuis et ce recueil de poésie est devenu un des plus vendus dans le pays. Il contient trente poèmes inédits et une sélection d’autres textes extraits des huit premiers livres publiés par l’auteure.

La sensibilité des poèmes de Mary Oliver et la brillante façon dont elle aborde la Nature et les questions fondamentales de l’existence, comme la vie et la mort, ont gagné l’admiration des critiques comme des lecteurs. “Aimez-vous ce monde ?” : avec cette question adressée directement au lecteur, Oliver interrompt un poème sur les pivoines. “Chérissez-vous votre humble et soyeuse existence ?” : ainsi, elle nous fait entrevoir l’extraordinaire dans notre vie ordinaire, combien quelque chose de si commun que la lumière peut être “une invitation / au bonheur, / et ce bonheur, / lorsqu’il est justement vécu, / est une sorte de sainteté, / palpable et pleine de rédemption.” […] Les évidences passionnées d’Oliver – qui ne cache jamais son plaisir réel – sont des rappels puissants du lien qui unit chacun d’entre nous à tous les êtres vivants et à la nature elle-même.

Pluie

1

Tout l’après-midi, il a plu, et soudain
un pouvoir inouï a surgi des nuages
le long d’un fil jaune,
aussi impérieux que Dieu devrait l’être.
Quand il a frappé l’arbre, son corps
s’est ouvert à jamais.

2 Le marais

La nuit dernière, sous la pluie, des détenus ont escaladé
la clôture de barbelés de la prison.
Dans l’obscurité, ils se sont demandés s’ils pourraient le faire, et ils savaient
qu’ils devaient essayer de le faire.
Dans l’obscurité, ils ont escaladé la clôture, poignant et poignant encore
dans les barbelés.
Malgré l’obscurité, la plupart d’entre eux ont été repris et renvoyés à l’intérieur du camp.
Mais quelques-uns d’entre eux grimpent toujours les barbelés ou errent
dans les marais bleuâtres, de l’autre côté.
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait un quignon de pain ou d’une paire de chaussures ?
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait une assiette ou une fourchette, ou un bouquet de fleurs ?
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait un bouton de porte, des papiers, un drap propre pour se glisser dessous ?

3

Ou ceci : il pleuvait, mon oncle
gisait dans le parterre fleuri,
froid et brisé,
tiré de sa voiture, moteur au ralenti,
calfeutrée de chiffons, et le brillant
de ce long tuyau. Mon père a crié,
puis l’ambulance est venue,
puis nous avons tous regardé la mort,
puis l’ambulance l’a emmené.
Du porche de la maison,
je me suis retournée une fois encore
cherchant mon père, qui s’attardait,
qui était toujours debout dans les fleurs,
qui était cet homme de boue immobile,
qui était ce petit personnage dans la pluie

4 Petit matin, mon anniversaire

Les escargots glissent sur le patin rose de leur corps
au milieu des belles-de-jour.
L’araignée est assoupie parmi les pouces rouges
des fraises.
Que vais-je faire, que vais-je faire ?
La pluie est lente.
Les petits oiseaux vivent en son sein.
Même les scarabées.
Les feuilles vertes lapent ses gouttes.
Que vais-je faire, que vais-je faire ?
La guêpe est assise sous le porche de son château de papier.
Le héron bleu plane hors des nuages.
Le poisson saute hors des eaux sombres, tout en bouche et en arc-en-ciel.
Ce matin, les nénuphars ne sont pas moins charmants, selon moi,
que les nymphéas de Monet.
Je ne veux plus être utile, plus être docile, je ne veux plus emmener
les enfants loin des prairies jusque dans le discours
de la décence, et leur inculquer qu’ils sont (ou pas) mieux
que l’herbe elle-même.

5 Au bord de l’océan

J’ai déjà entendu cette musique,
déclara le corps.

6 Le jardin

La gaine ourlée
du chou frisé,
la cloche creuse
du poivron,
l’oignon vernis.
Betterave, bourrache, tomates.
Haricots verts.
Je suis rentrée et j’ai tout posé
sur la table de la cuisine : ciboulette, persil, aneth,
le potiron comme une lune pâle,
les pois dans leurs pantoufles de soie, l’éblouissant maïs
trempé de pluie.

7 La forêt

La nuit
sous les arbres
le serpent noir
rampe humide
en se frottant
durement
contre les racines de sanguinaire,
les feuilles jaunes,
les petits ergots des écorces,
pour arracher
son ancienne vie.
Je ne sais
s’il sait
ce qui se passe.
Je ne sais
s’il sait
s’il va y arriver.
Au loin,
la lune et les étoiles
partagent une faible lueur.
Au loin,
une chouette hulule.

Au loin
une chouette hulule.
Le serpent sait
que ces bois sont aux chouettes,
que ces bois sont à la mort,
que ces bois sont une épreuve,
où il faut ramper et encore ramper,
où il faut vivre parmi les cosses des arbres,
où il faut s’allonger sur les brindilles sauvages
qui ne peuvent supporter son poids,
où la vie n’a pas de sens
et n’est ni polie, ni intelligente.
Où la vie n’a pas de sens
et n’est ni polie, ni intelligente,
il commence
à pleuvoir,
il commence
à embaumer comme le corps
des fleurs.
Derrière la tête
l’ancienne peau se fend.
Le serpent frissonne
mais n’hésite pas.
Il avance d’un pouce.
Il commence à s’écouler comme sang,
comme du satin.

Quand la mort viendra

Quand la mort viendra
avide comme l’ours en automne ;
quand la mort viendra et sortira toutes les pièces brillantes de sa bourse

pour m’acheter, puis que, d’un geste, elle la refermera ;
quand la mort viendra
comme la rougeole ;

quand la mort viendra
comme un iceberg entre les omoplates,

je veux passer la porte pleine de curiosité, en me demandant :
mais comment sera-t-elle, cette cabane de ténèbres ?

Pour ça, je regarde tout
comme un frère et une sœur,
et le temps, je le vois comme une simple idée,
et l’éternité comme une autre possibilité,

et je vois chaque vie comme une fleur, aussi commune
qu’une pâquerette, et aussi singulière,

et chaque nom est une musique douce à ma bouche,
tendant, comme toute les musiques, vers le silence,

et chaque corps est un lion plein de courage, et quelque chose
de précieux pour la terre.

Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie,
je suis restée l’épouse de l’étonnement.
Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.

Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander
si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée
ou pleine de justifications.

Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.

House of light (1990)

This collection of poems by Mary Oliver once again invites the reader to step across the threshold of ordinary life into a world of natural and spiritual luminosity.

 

Jour d’été

Qui a créé le monde ?
Qui a créé le cygne, et l’ours noir ?
Qui a créé la sauterelle ?
Je veux dire – cette sauterelle-là,
celle qui a surgi de ces herbes-là,
celle qui croque du sucre au creux de ma main,
elle dont les mandibules vont d’avant en arrière, pas de haut en bas,
elle qui regarde autour d’elle avec ses yeux énormes et très compliqués.
La voilà qui lève ses pâles pattes avant et se nettoie consciencieusement la face.
La voilà qui ouvre ses ailes et s’envole en flottant dans l’air.
Je ne sais pas exactement ce qu’est une prière.
Mais je sais comment faire attention, comment rouler
dans l’herbe, comment tomber à genoux dans l’herbe,
comment flâner et me sentir bénie, me promener dans les champs ;
c’est ce que j’ai fait le jour durant.
Dis-moi, qu’aurais-je dû faire d’autre ?
Est-ce que tout ne meurt pas un jour, toujours trop tôt ?
Dis-moi, toi, que veux-tu faire
de ta vie sauvage, qui est unique et si précieuse ?

Roses, Fin d’été

Qu’est-ce qui arrive
aux feuilles quand
elles virent rouge et or et tombent
sur le sol ? Qu’est-ce qui arrive
aux oiseaux chanteurs
quand ils doivent s’arrêter
de chanter ? Qu’est-ce qui arrive
à leurs ailes rapides ?

Crois-tu qu’il y ait
un ciel individuel
pour chacun d’entre nous ?
Crois-tu que quiconque,

de l’autre côté des ténèbres,
va nous appeler, nous, vraiment ?
Au-delà des arbres,
les renardes apprennent toujours à leurs petits

à vivre dans la vallée.
on dirait qu’elles ne disparaissent jamais, qu’elles sont toujours là
dans l’éclosion de la lumière
qui se dresse chaque matin

dans le ciel sombre.
Et, derrière un autre épaulement de collines,
en bord de mer,
les dernières roses ont ouvert leur fabrique de douceur

et la rendent au monde.
Si j’avais une autre vie
je voudrais la passer entièrement dans
une jubilation sans retenue.

Je serais une renarde, ou un arbre
plein de branches agitées.
Et cela ne me gênerait pas d’être une rose
dans un champ plein de roses.

Elles n’ont pas encore été touchées par la peur, ou l’ambition.
C’est pourquoi elles n’y ont pas encore pensé.
Elles ne se demandent pas non plus combien de temps il y aura des roses, et quoi après.
Ou n’importe quelle autre question futile.

Printemps

Quelque part,
une ourse noire
vient de se réveiller
et regarde

vers la vallée.
La nuit durant,
dans le frémissement et l’agitation
du printemps naissant,

je pense à elle,
à ses quatre poings
foulant le gravier,
à sa langue rouge

comme le feu
qui frôle l’herbe
et l’eau fraîche.
Il n’y a qu’une question :

comment aimer ce monde.
Je pense à elle
qui se dresse
comme une corniche noire de feuilles

et qui carde de ses griffes
le silence
des arbres.
Quelle que soit

ma vie par ailleurs,
avec ses poèmes
et sa musique
et ses cités de verre,

elle est aussi cette ombre éclatante
qui descend
les flancs de la montagne,
soufflant et goûtant ;

le jour durant je pense à elle –
à ses crocs blancs,
à son silence,
à son amour parfait.

Dream Work (1986)

Dream Work, un recueil de quarante-cinq poèmes, suit chronologiquement et logiquement American Primitive, avec lequel Mary Oliver a gagné le prix Pulitzer pour le meilleur livre de poésie publié en 1983 par un poète américain. La profondeur et la finesse de perception qui irradiaient si constamment American Primitive se retrouve dans Dream Work également. A ceci s’ajoute toute l’attention que l’auteur y consacre au travail solitaire et difficile de l’âme qui doit accepter la vérité sur le monde personnel de chacun et donner sa juste valeur à chaque victoire par laquelle les difficultés des relations humaines peuvent se voir transcendées. La dimension historique fait également son entrée dans le travail d’Oliver, que ce soit par héritage (comme dans son poème sur l’Holocauste) ou par l’intermédiaire d’un douloureux regard sur le présent (comme dans Acide, un poème qui évoque un jeune garçon blessé qui mendie dans les rues d’Indonésie). Plus profondément que dans ses recueils précédents, la sensibilité qui préside à ces poèmes est mélangée avec le monde réel. La volonté de Mary Oliver de pratiquer la joie s’y retrouve toujours mais approfondie par la conscience de soi, l’expérience et l’exercice du choix.

Conséquences

Par après,
J’ai senti sous mon épaule gauche
la plus curieuse des blessures.
Comme si je m’étais appuyée
sur un objet vibrant trop fort,
elle saignait secrètement.
Personne ne connaît son nom.

Par après,
par droiture plutôt que par raison,
j’ai repensé à ce gros Allemand
dans son pardessus mal ajusté,
dans les bois, près de Vienne, réalisant
que les oiseaux s’éloignaient encore et encore, et
que même en marchant plus vite
il ne les rattraperait jamais.

Comment vivons-nous chacun dans ce monde ?
Chaque chose en compense une autre, je suppose.
Quelquefois un malheur ne fait pas de tort du tout, mais au contraire
brille comme la lune nouvelle.

Je pense souvent à Beethoven
se levant, quand il ne pouvait dormir,
trébuchant dans la poussière et les partitions froissées,
baillant, s’asseyant au piano,
traçant rapidement note après note après note.

Les oies sauvages

Pourquoi dois-tu faire le bien ?
Pourquoi veux-tu faire pénitence
Et traverser des déserts à genoux ?
Laisse plutôt le doux animal dans ton corps
Aimer ce qu’il aime.
Parle-moi du désespoir, du tien, et je te parlerai du mien,
Pendant que le monde continue de tourner.
Pendant que le soleil et les perles claires de la pluie
Balaient les paysages,
Les prairies, les arbres bien enracinés,
Les montagnes et les rivières.
Pendant que les oies sauvages, dans le ciel ouvert,
S’en retournent encore, comme chaque fois.
Qui que tu sois et quelle que soit ta solitude,
Le monde s’offre à ton imagination,
Il t’appelle du cri des oies sauvages, âpre et attirant.
Sans cesse, il te répète que ta place
Est là, dans la grande famille des choses qui sont.

American Primitive (1983)

“Prix Pulitzer de poésie, Mary Oliver propose dans ce recueil déjà célèbre, American Primitive, cinquante textes visionnaires sur la nature, les êtres humains en amour et la vie sauvage en Amérique, vus tant de l’intérieur du corps que de l’extérieur. American Primitive m’enchante par la pureté de son lyrisme, la délicieuse fraîcheur de ses intuitions, et l’éclat spirituel tout particulier qui éclaire ses pages.” – Stanley Kunitz
“Ces poèmes ont poussé naturellement dans un terreau de sensations et de sentiments, et une maîtrise instinctive de la langue donne, à tort, l’impression qu’ils sont nés sans effort. Les lire est un vrai délice sensuel.” – May Swenson

Dans les bois marécageux

Regarde, les arbres
transforment
leurs propres corps
en piliers

de lumière,
ils dégagent de riches
effluves de cannelle
et de plénitude,

les longs cierges
des roseaux
éclosent et ondulent au large
sur les épaulements bleus

des étangs,
et chaque étang,
quel que soit
son nom, est

désormais sans nom.
Chaque année,
tout ce que j’ai
pu apprendre

dans ma vie
me ramène à cela : les flammes
et la rivière noire de la perte
dont l’autre rive

est le salut
et dont le sens
nous échappera à jamais.
Pour vivre dans ce monde,

tu dois savoir
faire trois choses :
aimer ce qui est mortel,
le serrer

contre tes os en sachant
que ta vie en dépend,
puis, une fois le temps venu de le laisser aller,
le laisser aller.

Twelve Moons (1979)

Dans son quatrième recueil de poésie, Twelve Moons (Douze lunes), Mary Oliver continue à explorer les domaines de la nature et des relations humaines – séduisants mais quasiment inaccessibles – et le désir profond et persistant d’une union joyeuse avec eux. Ces poèmes vibrants et magiques sont animés de la conscience douloureuse de la beauté pure de la nature. Fascinante, sa vision intime nous emmène dans des territoires où nous ne pouvons que furtivement entrevoir hommes et nature.

Dormir dans la forêt

Je pensais que la terre
se souvenait de moi, elle
me reprenait si tendrement, arrangeant
ses jupes sombres, les poches
pleines de lichens et de graines. J’ai dormi
comme jamais auparavant, comme un galet
sur le lit de la rivière, rien
entre moi et le feu blanc des étoiles,
rien que mes pensées, et elle flottaient,
aussi légères que des papillons de nuit, dans les branches
des arbres parfaits. Toute la nuit,
j’ai entendu respirer les petits royaumes
tout autour de moi, les insectes, et les oiseaux
qui besognent dans l’obscurité. Toute la nuit,
je me relevais, je replongeais, comme dans l’eau, aux prises
avec un lumineux halo. Au matin,
j’avais disparu au moins une douzaine de fois
dans quelque chose de meilleur.

No Voyage and Other Poems (1963)

De nature réservée, Mary Oliver a donné peu d’interviews. Elle préfère laisser parler son œuvre. Celle-ci parle d’elle-même et elle est écoutée par d’innombrables lecteurs depuis des dizaines d’années. Le New York Times écrivait récemment que Mary Oliver était “de loin, le poète le plus vendu dans le pays.” Née dans une petite ville de l’Ohio, Oliver a publié son premier recueil de poésie en 1963, à l’âge de 28 ans ; No Voyage and Other Poems, initialement publié en Grande-Bretagne aux éditions Dent Press, a connu une deuxième publication aux US en 1965 chez Houghton Mifflin. Mary Oliver a depuis publié de nombreux ouvrages, qu’il s’agisse de poésie ou de prose. Mary Oliver a étudié à la Ohio State University et au Vassar College, sans obtenir de diplôme. Elle a vécu plusieurs années dans la maison d’Edna St. Vincent Millay dans l’état de New York, avec sa compagne, Norma Millay, sœur de la poète. C’est là qu’elle a rencontré la photographe Molly Malone Cook, fin des années 50. Pendant plus de quarante ans, Cook et Oliver ont vécu ensemble, principalement à Provincetown, Massachusetts, jusqu’à la mort de Cook, en 2005. Pendant sa longue carrière, Mary Oliver a reçu de nombreux témoignages de reconnaissance de la qualité de son œuvre (Prix Pulitzer Prize en 1984 ; Shelley Memorial Award ; une bourse Guggenheim ; American Academy and Institute of Arts and Letters Achievement Award ; Christopher Award et L.L. Winship/PEN New England Award ; National Book Award ; Lannan Foundation Literary Award ; New England Booksellers Association Award for Literary Excellence). Ses essais sont parus dans la collection Best American Essays (en 1996, 1998, 2001), dans l’Anchor Essay Annual 1998 et dans Orion, Onearth et d’autres revues encore. Oliver a dirigé l’édition 2009 des Best American Essays. Ses travaux sur l’art de la poésie, A Poetry Handbook et Rules for the Dance, sont régulièrement utilisés dans les formations à l’écriture. Reconnue comme brillante lectrice, elle a lu des poèmes dans quasiment tous les états du pays et à l’étranger. Elle a animé des ateliers dans différentes hautes-écoles et dans des universités, et travaillé en résidence à la Case Western Reserve University, à la Bucknell University, University de Cincinnati et au Sweet Briar College. A partir de 1995, elle a occupé la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College et ce, pendant cinq années consécutives. Elle a été honorée du titre de Docteur Honoris Causa par l’Art Institute de Boston (1998), le Dartmouth College (2007) et la Tufts University (2008). Oliver vit actuellement à Provincetown, Massachusetts, importante source de son inspiration.

Le voyage

Un jour enfin tu as su
ce que tu devais faire et
tu t’y es mise,
malgré les voix autour de toi
qui hurlaient encore
leurs mauvais conseils-
malgré toute la maison
qui s’est mise à trembler
et la vieille corde que tu sentais à nouveau
sur tes chevilles.
« Répare ma Vie ! »
pleurait chaque voix.
Mais tu ne t’es pas arrêtée.
Tu savais ce que tu avais à faire,
malgré le vent qui attaquait
de ses doigts raides
tes fondations les plus intimes,
malgré leur mélancolie
déchirante.
Il était déjà fort
tard, et la nuit violente,
et la route pleine de branches
tombées et de pierres.
Mais, peu à peu,
comme tu laissais leurs voix derrière toi,
les étoiles ont commencé à briller
à travers le manteau de nuages,
et il y a eu une voix nouvelle
que tu as lentement
reconnue comme la tienne,
qui t’a tenu compagnie
tandis que tu arpentais
le monde
de plus en plus loin,
déterminée à faire
la seule chose que tu pouvais faire-
déterminée à sauver
la seule vie que tu pouvais
sauver.

Traduction : Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, traduction et iconographie | sources : Beacon Press | traducteur : Patrick Thonart | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © DR ; © Kevork Djansezian ; © DR | remerciements : Bénédicte Wesel..


Plus de poésie en Wallonie-Bruxelles…

HOPKINS : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

ARRÊTE !!

Laisse partir les gens qui ne sont pas prêts à t’aimer !
C’est la chose la plus difficile que tu auras à faire dans ta vie, et elle sera aussi la plus importante : arrête de donner ton amour à ceux qui ne sont pas prêts à t’aimer.
Arrête d’avoir des conversations difficiles avec des gens qui ne veulent pas changer.
Arrête d’apparaître pour les gens qui sont indifférents à ta présence.
Arrête d’aimer les gens qui ne sont pas prêts à t’aimer.
Je sais que ton instinct est de tout faire pour gagner les bonnes grâces de tous ceux qui t’entourent, mais c’est aussi l’impulsion qui te volera ton temps, ton énergie et ta santé mentale, physique et spirituelle…
Quand tu commences à te manifester dans ta vie, complètement, avec joie, intérêt et engagement, tout le monde ne sera pas prêt à te trouver à cet endroit de pur sincérité…
Ça ne veut pas dire que tu dois changer ce que tu es.
Ça veut dire que tu dois arrêter d’aimer les gens qui ne sont pas prêts à t’aimer.
Si tu es exclu(e), insulté(e) subtilement, oublié(e) ou facilement ignoré(e) par les personnes à qui tu offres ton temps, tu ne te fais pas une faveur en continuant à leur offrir ton énergie et ta vie.
La vérité, c’est que tu n’es pas tout le monde…
Et que tout le monde n’est pas pour Toi…
C’est ce qui rend ce monde si spécial, quand tu trouves les quelques personnes avec qui tu as une amitié, un amour ou une relation authentique…

Tu sauras à quel point c’est précieux…
Parce que tu as expérimenté ce qui ne l’est pas…
Mais plus tu passes de temps à essayer de te faire aimer de quelqu’un qui n’en est pas capable…
Plus tu perds de temps à te priver de cette même connexion…

Il y a des milliards de personnes sur cette planète, et beaucoup d’entre elles vont se retrouver avec toi, à leur niveau, avec leur vibration, de là où elles en sont…

Mais …
Plus tu restes petit(e), impliqué(e) dans l’intimité des gens qui t’utilisent comme un coussin, une option de second plan, un(e) thérapeute et un(e) stratège à leur guérison émotionnelle…
Plus de temps tu restes en dehors de la communauté que Tu désires.
Peut-être que si tu arrêtes d’apparaître, tu seras moins recherché(e)…
Peut-être que si tu arrêtes d’essayer, la relation cessera…
Peut-être que si tu arrêtes d’envoyer des textos, ton téléphone restera sombre pendant des jours et des semaines…
Peut-être que si tu arrêtes d’aimer quelqu’un, l’amour entre vous va se dissoudre…
Ça ne veut pas dire que tu as ruiné une relation !
Ça veut dire que la seule chose qui tenait cette relation était l’énergie que TOI et TOI SEUL(E) engageais pour la maintenir à flots.

Ce n’est pas de l’amour.
C’est de l’attachement.
C’est vouloir donner une chance à qui n’en veut pas !

La chose la plus précieuse et la plus importante que tu as dans ta vie, c’est ton énergie.
Ce n’est pas que ton temps puisqu’il est limité…
C’est ton énergie !
Ce que tu donnes chaque jour est ce qui se créera de plus en plus dans ta vie.
C’est ceux à qui tu donneras ton temps et ton énergie, qui définiront ton existence.

Quand tu te rends compte de ça, tu commences à comprendre pourquoi tu es si impatient(e) quand tu passes ton temps avec des gens qui ne te conviennent pas, et dans des activités, des lieux, des situations qui ne te conviennent pas.

Tu commenceras à réaliser que la chose la plus importante que tu peux faire pour ta vie, pour toi-même et pour tous ceux que tu connais, c’est protéger ton énergie plus farouchement que n’importe quoi d’autre.

Fais de ta vie un refuge sûr, dans lequel seules les personnes “compatibles” avec toi sont autorisées.

Tu n’es pas responsable de sauver les gens.
Tu n’es pas responsable de les convaincre qu’ils doivent être sauvés.

Ce n’est pas ton travail d’exister pour les gens et de leur donner ta vie, petit à petit, instant après l’instant !

Parce que si tu te sens mal, si tu te sens dans le devoir, si tu te sens obligé(e), tu es la racine de tout ça par ton insistance, en ayant peur qu’ils ne te rendent pas les faveurs que tu leur as accordées…

Il est de ton seul fait de réaliser que tu es l’aimé(e) de ton destin, et d’accepter l’amour que tu penses mériter.

Décide que tu mérites une amitié réelle, un engagement véritable, et un amour complet avec les personnes qui sont saines et prospères.

Puis attends… juste pour un moment…
Et regarde à quel point tout commence à changer…

Anthony Hopkins


Citer encore…

FANTE : Mon chien stupide (CHRISTIAN BOURGOIS, 1987)

Temps de lecture : 2 minutes >
FANTE J, Mon chien stupide (1987)

Il était un chien, pas un homme, un simple animal qui en temps voulu deviendrait mon ami, emplirait mon esprit de fierté, de drôlerie et d’absurdités. Il était plus proche de Dieu que je ne le serais jamais, il ne savait ni lire ni écrire, et cela aussi était une bonne chose. C’était un misfit et j’étais un misfit. J’allais me battre et perdre ; lui se battrait et gagnerait…

Lire le livre de John FANTE (1909-1983) – ISBN 2-267-00510-3


Yvan ATTAL a adapté le roman au cinéma en 2019 © studiocanal france

“Henri est en pleine crise de la cinquantaine. Les responsables de ses échecs, de son manque de libido et de son mal de dos ? Sa femme et ses quatre enfants, évidemment ! A l’heure où il fait le bilan critique de sa vie, de toutes les femmes qu’il n’aura plus, des voitures qu’il ne conduira pas, un énorme chien mal élevé et obsédé, décide de s’installer dans la maison, pour son plus grand bonheur mais au grand dam du reste de la famille et surtout de Cécile, sa femme dont l’amour indéfectible commence à se fissurer…”


D’autres incontournables du savoir-lire :

PAYES : Flor de lis (2016)

Temps de lecture : < 1 minute >

GAG : comment donner une pilule à un chat

Temps de lecture : 3 minutes >
Ernest Hemingway et son chat
  1. Attrapez le chat et placez-le dans le creux de votre bras gauche comme si vous teniez un bébé. Avec votre main droite, appliquez une pression de chaque côté de sa gueule en tenant la pilule dans votre main. Lorsque le chat ouvrira la gueule, lancez la pilule à l’intérieur. Donnez-lui un peu de temps pour qu’il ferme la gueule et avale.
  2. Ramassez la pilule du plancher et le chat caché derrière le sofa. Placez le chat dans le creux de votre bras droit (pour éviter la blessure à votre bras gauche) et répétez l’opération.
  3. Allez chercher le chat dans la chambre à coucher et jetez la pilule détrempée.
  4. Prenez une nouvelle pilule. Prenez le chat dans le creux de votre bras qui saignera le moins. Tenez les pattes arrière du chat avec votre main. Forcez l’ouverture de la gueule du chat et poussez la pilule au fond de la gorge avec votre doigt. Tenez sa gueule fermée et comptez jusqu’à 10.
  5. Ramassez la pilule de l’aquarium et faites descendre le chat du haut de la garde-robe. Allez au jardin et demandez à votre partenaire de venir vous aider.
  6. Agenouillez-vous sur le sol et serrez fermement le chat entre vos genoux. Tenez les pattes avant et arrière. Ignorez les grognements du chat. Demandez à votre partenaire de tenir la tête du chat fermement avec une main pendant qu’avec l’autre main il/elle place une règle de bois dans la bouche du chat pour y faire glisser la pilule. Frottez la gorge du chat vigoureusement.
  7. Faites descendre le chat du haut du rail des rideaux et prenez une nouvelle pilule. Prenez note d’acheter une nouvelle règle de bois et de réparer les rideaux. Balayez soigneusement les vases et les figurines cassées et mettez-les de côté pour les recoller plus tard.
  8. Enveloppez le chat dans une large serviette de plage et demandez à votre partenaire de se coucher sur le chat en ne laissant dépasser que sa tête. Placez la pilule au bout d’une paille à boire, forcez l’ouverture de la gueule du chat avec un crayon et soufflez dans la paille.
  9. Vérifiez l’emballage des pilules pour être sûr que les pilules ne sont pas dommageables pour les humains et prenez rapidement une bière pour faire disparaître le goût. Aidez votre partenaire à appliquer des pansements sur ses blessures et nettoyez le sang sur le tapis avec de l’eau froide et du savon.
  10. Allez chercher le chat dans le garage du voisin. Prenez une autre pilule. Ouvrez une autre bière. Dans la cuisine, videz une armoire. Placez le chat à l’intérieur et fermez la porte sur le cou du chat de façon à ce que seulement sa tête dépasse. Forcez l’ouverture de sa gueule avec une cuillère à dessert. Insérez la pilule avec un élastique.
  11. Allez chercher un tournevis dans le garage et remettez la porte de l’armoire sur ses charnières. Buvez votre bière. Sortez une bouteille de scotch et prenez-en un coup. Appliquez une compresse froide sur votre poitrine et consultez dans votre carnet de santé à quelle date remonte votre dernière injection contre le tétanos. Appliquez une compresse de whisky pour désinfecter. Buvez un autre coup. Jetez votre chandail et prenez-en un nouveau dans votre garde-robe.
  12. Appelez les pompiers pour qu’ils viennent chercher votre *!?x!* de chat du haut de l’arbre de l’autre côté de la route. Excusez-vous auprès de votre voisin qui a foncé dans la clôture en tentant d’éviter le chat qui traversait la rue. Prenez la dernière pilule de l’emballage.
  13. Attachez les pattes avant aux pattes arrière avec de la ficelle que vous attacherez solidement à un pied de la table. Trouvez des gants pour gros travaux dans le garage. Placez la pilule dans sa gueule suivi d’un gros morceau de viande. Soyez ferme. Tenez sa tête verticalement et versez 2 litres d’eau dans la gorge pour faire fondre la pilule.
  14. Buvez le restant de la bouteille de scotch. Demandez à votre partenaire de vous reconduire aux urgences. Asseyez-vous calmement pendant que le docteur recoudra vos doigts et votre avant-bras et enlèvera les restants de la pilule de votre œil droit. En revenant à la maison, arrêtez-vous au magasin de meubles pour acheter une nouvelle table.
  15. Appelez la Société Protectrice des Animaux pour qu’ils viennent chercher votre “chat de la mort” et appelez le magasin d’animaux pour savoir s’ils ont des cochons d’Inde.
COMMENT DONNER UNE PILULE A UN CHIEN ?

Enveloppez la pilule dans un morceau de bacon. Laissez tomber par terre.


S’amuser encore…

DESBORDES-VALMORE : textes

Temps de lecture : 3 minutes >
Les séparés

N’écris pas, je suis triste et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés, sans toi, c’est l’amour sans flambeau.
J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre
Et frapper à mon cœur, c’est frapper au tombeau.

N’écris pas, n’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu, qu’à toi si je t’aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais.

N’écris pas, je te crains, j’ai peur de ma mémoire.
Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant.

N’écris pas ces deux mots que je n’ose plus lire.
Il semble que ta voix les répand sur mon cœur,
Que je les vois briller à travers ton sourire.
Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur.

N’écris pas, n’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu, qu’à toi si je t’aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais.

N’écris pas!

in Poésies inédites (posthume, 1860)

Le poème chanté par Paul-Alain Leclerc (dit Julien CLERC, né en 1947, FR) a été composé par Marceline DESBORDES-VALMORE (1786-1859), poétesse mélancolique dont le père, petit bourgeois ruiné par la révolution, était d’abord devenu cabaretier. La famille se retrouvant dans le besoin, sa mère, en 1801, décide de se rendre avec elle en Guadeloupe auprès d’un cousin riche à fin de commencer une nouvelle vie. Ce ne sera pas ainsi. La mère décède de fièvre jaune et Marceline orpheline retourne en métropole auprès de son père. Elle devient comédienne et se produit en France et en Belgique.

En 1808, elle rencontre le comédien et homme de lettres Henri de Latouche avec qui elle a une liaison passionnée. Cette liaison durera de façon intermittente pendant 30 ans. En 1817, elle se marie avec un comédien sans talent, Prosper Lanchantin, connu sous le nom de Valmore. La vie à ses côtés n’est pas facile. Le couple se déplace souvent et a très peu d’argent. Ils ont quatre enfants dont un seul survivra à Marceline. Les deuils et drames jalonnent sa vie. Pour cette raison elle fut  surnommée “Notre-Dame-des-Pleurs“.

Son premier recueil, Élégies et Romances est publié en 1819. Cet ensemble de poèmes la fait connaitre et apprécier dans le monde littéraire. Elle reçoit plusieurs prix académiques. Forte du succès rencontré, elle cesse son activité au théâtre pour se consacrer à l’écriture. Elle écrit non seulement des poèmes, mais aussi des nouvelles, des contes pour enfant et même un roman. Le roi lui octroie une pension. Autodidacte et travailleuse, elle a un tempérament romantique et mélancolique, exacerbé par les coups de la vie. Elle écrit des vers très modernes, originaux, spontanés, pleins de sensibilité et de musicalité. Ses contemporains, Hugo, Lamartine mais aussi Baudelaire, Verlaine, Rimbaud l’admirent. Elle meurt d’un cancer le 23 juillet 1859 à Paris. [source : POETICA.FR]

Les roses de Saadi

J’ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop pressés n’ont pu les contenir.

Les nœuds ont éclaté ; les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir.

La vague en a paru rouge et comme enflammée,
Ce soir, ma robe encore en est toute embaumée,
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

in Poésies inédites (posthume, 1860)

Le nid solitaire

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu’un libre oiseau te baigner dans l’espace.
Va voir ! et ne reviens qu’après avoir touché
Le rêve… mon beau rêve à la terre caché.

Moi, je veux du silence, il y va de ma vie ;
Et je m’enferme où rien, plus rien ne m’a suivie ;
Et de son nid étroit d’où nul sanglot ne sort,
J’entends courir le siècle à côté de mon sort.

Le siècle qui s’enfuit grondant devant nos portes,
Entraînant dans son cours, comme des algues mortes,
Les noms ensanglantés, les vœux, les vains serments,
Les bouquets purs, noués de noms doux et charmants.

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu’un libre oiseau te baigner dans l’espace.
Va voir ! et ne reviens qu’après avoir touché
Le rêve… mon beau rêve à la terre caché !

in Poésies inédites (posthume, 1860)


Aimer encore…

JANIK & ARNAUT : La danse du serpent

Temps de lecture : < 1 minute >

Les danseurs français Janik & Arnaut ont eu un succès fort mérité, dans les années 1950, avec cette troublante Danse du serpentJanine JANIK (1931-1985) et Christian ARNAUT (1912-2003) forment un ensemble rare, érotique et sinueux : contrairement aux numéros de Music-Hall du genre, Arnaut soulève rarement sa partenaire avec l’aide des bras, il semble plutôt la guider et influencer ses contorsions reptiliennes. Voyez plutôt…


Plus d’art de la scène…

MARX : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Quatrième fils de la famille Marx, Julius Henry MARX alias Groucho Marx (1890-1977), débute très jeune (et le premier de la famille) une carrière artistique. Après avoir quitté l’école publique, il commence ses tournées dans les music-hall des petites villes américaines dès l’âge de quatorze ans, bientôt accompagné de ses frères. Après diverses compositions et recompositions de la troupe Marx (incorporant soit tour à tour soit en même temps Chico Marx, Zeppo Marx, Gummo Marx, Harpo Marx et même la propre mère et la vieille tante de la famille) cette joyeuse troupe se fixe sur quatre frères d’abord Groucho, Chico, Harpo et Zeppo : les Marx Brothers. […] L’humour de Groucho, décapant inventif et arrogant, lui vaut d’être une des personnalités les plus populaires de l’Amérique en tant de guerre. […] Après un dernier film assez inconsistant en 1949, il se consacre principalement à sa véritable passion : l’écriture. En 1959, il sort son autobiographie Groucho and me (Mémoires capitales). Suivront quelques livres (Mémoires d’un amant lamentable…) et de nombreuses notes et articles pour divers journaux ou revues… [lire la suite sur ALLOCINE.FR]

Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s’est passé.

Les hommes sont des femmes comme les autres.

Une émission de jeux est la forme la plus basse de la vie animale.

En dehors du chien, le livre est le meilleur ami de l’homme. En dedans, il fait trop noir pour y lire.

Quand j’étais en Afrique, j’ai tué un éléphant en pyjama. Comment un éléphant a-t-il fait pour mettre un pyjama… Je ne saurai jamais !

La politique, c’est l’art de chercher les problèmes, de les trouver, de les sous-évaluer et ensuite d’appliquer de manière inadéquate les mauvais remèdes.

Soit cet homme est mort, soit le temps s’est arrêté.

Jamais je ne voudrais faire partie d’un club qui accepterait de m’avoir pour membre.

Ce monde serait meilleur pour les enfants si c’était les parents qui étaient obligés de manger les épinards.


Rire encore…

YU : Les rues de Liège, balade à deux temps (1956-1996)

Temps de lecture : 3 minutes >
Georges Yu (avec Alain Marcoen, directeur photo) pendant le tournage de Les rues de Liège, Balade à deux temps (1995) © Georges Yu

1993. Au hasard d’un déménagement, resurgit “Les Rues de Liège”, tourné en 1956 et oublié par l’auteur lui-même. Une projection publique, des échos favorables dans la presse et une très large diffusion en vidéocassettes suscitent alors la curiosité et l’enthousiasme d’un public fort nombreux. Trois ans plus tard, L’auteur se laisse convaincre de réaliser un deuxième volet et de porter, sur la ville d’aujourd’hui, un autre regard personnel. L’ensemble des deux films n’est que la vision d’un baladin au travers de deux époques. Les similitudes ou les distorsions entre celles-ci sont livrées à l’appréciation de chacune et de chacun…

Les Rues de Liège, balade à deux temps“, un film d’auteur réalisé par un cinéaste-citoyen à l’écoute de sa ville, de ses habitants, du monde et de ses rumeurs. Un film où sensibilité et subjectivité se dressent à l’encontre de toutes les dictatures, économiques, psychologiques ou morales…

Les Rues de Liège, balade à deux temps” à travers une ville, parmi d’autres, à la rencontre d’un passé, d’un présent, à la recherche d’un futur à définir…

Première balade (1956)

Le film est l’œuvre de jeunesse d’un Liégeois d’origine chinoise, amoureux de sa cité, qui, 10 ans plus tard, entrera comme réalisateur à la R.T.B d’alors:

Une histoire. Simple et ordinaire. La chronique d’une cité, de ses habitants et de leurs habitudes, petites ou grandes. L’histoire aussi de ceux qui, dans le passé, firent d’elle un centre international prestigieux, sur les plans économique, politique et culturel. Par le travail de ses ouvriers, les espiègleries de ses gavroches en balade, ou par les ballets incessants exécutés par les tramways de la place Saint Lambert, Liège vit, respire. Menés par Grétry, le grand musicien, ami de Voltaire et de la France, les Liégeois -mais le savent-ils seulement?- évoluent dans la chaleur, affective, spirituelle et matérielle, d’une cité aux mille grandeurs et possibilités…

Georges Yu

Deuxième balade (1996)

40 ans plus tard, le fleuve a maintenu son cours, historique et légendaire. La ville s’est offerte un « lifting », parfois heureux, parfois outrageant. Mais de bonnes pierres témoignent encore de son charme séculaire. Pourtant, le citoyen ne flâne plus guère aux coins des rues. Son mode de vie est identique à celui d’autres villes européennes. Auparavant, il produisait, à présent, il consomme, pour autant qu’il le puisse. La « crise » a fait de lui un passager de la vie qui s’empresse de ne pas s’attarder. Bien des questions se posent et restent sans réponses. Demain, dans 40 ans, on fera les comptes…

Georges Yu

Source : GEORGESYU.BE, site consacré au cinéaste liégeois Georges YU (1927-2012), où Roger BRONCKAERTS écrit : “Certains seront étonnés du fait que le cinéaste qui a illustré la Cité Ardente dans deux œuvres si profondément enracinées s’appelle YU et soit le fruit d’un arbre généalogique à racines doubles, chinoises de père, wallonnes de mère. C’est pour répondre à cette légitime interrogation et pour habiller les œuvres de la personnalité si caractéristique de leur auteur que nous vous convions à la lecture de cette courte biographie de GEORGES YU. Nous aurions voulu enrichir ce texte d’anecdotes multiples. Mais il nous eût fallu alors la place d’un roman tant le personnage que vous pouvez rencontrer au coin de votre rue, fuyant les mondanités et la solennité, a croisé sans toujours le vouloir les aiguillages de l’Histoire avec comme seule carte d’état-major, un instinct qui lui a toujours si bien servi. En effet, l’auteur des “Rues de Liège” est d’abord un instinctif que le “calcul” rebute. C’est à la découverte d’une vie romanesque que nous vous convions…


FICHE TECHNIQUE

  • Réalisation : Georges Yu
  • Commentaires : Bob Claessens, Georges Yu
  • Producteurs délégués : Jean-Claude Riga, Jean-Christophe Yu
  • Producteur exécutif : Jacques-Henri Bronckart
  • Producteurs associés : Christiane Philippe, Christine Pireaux
  • Chargée de production RL.FJJ : Betty Coletta
  • Chargée de production R.T.B.F : Christiane Stefansky
  • Images : Alain Marcoen, Jean Gonnet
  • Son : Thierry Tirtiaux
  • Montage : André Delvaux
  • Mixage : Gaston Slykerman
  • Régie : Xavier David


Savoir-regarder encore…

TABOUROT : Belle qui tiens ma vie (1589)

Temps de lecture : 2 minutes >
Révérence (illustration de l’Orchésographie de Thoinot Arbeau, 1589)

Le pseudonyme Thoinot ARBEAU est l’anagramme de Jehan TABOUROT, chanoine de Langres (FR), né en 1519 à Dijon, mort en 1595. Il serait le fils d’Étienne Tabourot, avocat devenu prêtre en 1530 et pourvu d’un canonicat à Langres en 1574 et il est l’oncle du poète Étienne Tabourot, le “Rabelais de Bourgogne”. Prêtre, licencié en droit il fait ses études à Poitiers et à Dijon. En 1542, il est au chapitre de Langres. En 1545, il a un canonicat à la cathédrale de Langres. En 1562 il est directeur à la réfection de la cathédrale. En 1565, il obtient un canonicat à Bar-sur-Aube. Il est chantre, inspecteur des écoles diocésaines et vicaire général du diocèse de Langres. Son Orchésographie comprend une des plus anciennes notation chorégraphique (des figures symbolisées par des lettres de l’alphabet) et quelques remarques sur la musique. [source : MUSICOLOGIE.ORG]

C’est dans cette Orchésographie et traité en forme de dialogue, par lequel toutes personnes peuvent facilement apprendre et practiquer l’honneste exercice des dances (1589) que l’on retrouve cette pavane à 4 voix, “Belle qui tiens ma vie” :

Belle qui tiens ma vie
Captive dans tes yeux,
Qui m’as l’âme ravie
D’un sourire gracieux,
Viens tôt me secourir
Ou me faudra mourir.(bis)

Pourquoi fuis-tu mignarde
Si je suis près de toi,
Quand tes yeux je regarde
Je me perds dedans moi,
Car tes perfections
Changent mes actions.(bis)

Tes beautés et ta grâce
Et tes divins propos
Ont échauffé la glace
Qui me gelait les os,
Et ont rempli mon cœur
D’une amoureuse ardeur.(bis)

Mon âme souloit être
Libre de passions,
Mais Amour s’est fait maître
De mes affections,
Et a mis sous sa loi
Et mon cœur et ma foi.(bis)

Approche donc ma belle
Approche, toi mon bien,
Ne me sois plus rebelle
Puisque mon cœur est tien.
Pour mon mal apaiser,
Donne-moi un baiser.(bis)

Je meurs mon angelette,
Je meurs en te baisant.
Ta bouche tant doucette
Va mon bien ravissant.
À ce coup mes esprits
Sont tous d’amour épris.(bis)

Plutôt on verra l’onde
Contre mont reculer,
Et plutôt l’œil du monde
Cessera de brûler,
Que l’amour qui m’époint
Décroisse d’un seul point.(bis)


Ecouter encore…