VIENNE : La nuit bleu écarlate (2023)

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Vous avez, je crois, embrassé trop de gens,
De là cette tristesse.

Marina Tsvétaïeva

Comment j’ai rencontré Lola n’est sans doute pas l’épisode le plus glorieux de mon existence. Il y a même quelque chose d’un peu honteux là-dedans. Enfin, certains n’en conçoivent aucune gêne, moi j’étais plutôt mal à l’aise avec ça – et c’est un euphémisme. C’était un peu le fruit (défendu) du hasard. Du genre : “je passais par là quand je l’ai aperçue”. Sauf que l’on ne passe pas par là par hasard, justement. En tout cas pas à cette allure, ni à plusieurs reprises. Donc il me fallait assumer cela aussi. Que je circulais sur cette route, bordée de ce que d’aucuns appellent pudiquement “bars à champagne”, alors que l’on y sert généralement un infect cava. Et que personne ne s’y trouve pour le champagne, évidemment.

Moi, dans la nuit noire, je voyais ces vitrines comme autant de scènes de théâtre en réduction. C’est une vision éminemment littéraire et romantique des choses, j’en conviens. Quoi qu’il s’y joue drames et comédies, à n’en pas douter. J’étais certainement en mal d’inspiration, ce n’est pas une excuse, à peine une explication. Dans ce théâtre aux éclairages colorés, les actrices étaient jeunes et fort peu vêtues – rarement avec goût, de surcroît. Je n’aurais pas engagé le costumier. C’est ainsi que j’ai repéré Lola. Jeans et t-shirt, elle se tenait aux côtés d’une autre fille en vitrine, à qui elle parlait. Je me suis demandé ce qu’elle faisait là, si elle y travaillait. C’était tellement la girl next door que cela ne me paraissait pas vraisemblable, les préjugés ont la vie dure.

Alors je suis repassé un peu plus tard. Elle avait enfilé une autre tenue. Et pourtant, elle continuait à me sembler différente. Etait-ce parce que je l’avais vue habillée précédemment ? Je ne le pensais pas. J’avais envie de savoir et en même temps non, j’avais peur de gâcher cette image. Peur, tout simplement, de pousser la porte et de me retrouver dans une situation inconnue, embarrassante. Mais je l’ai fait. Je suis entré et la première chose qui m’a frappé ce n’est pas cette quasi nudité, que j’avais déjà pu entrevoir, mais la violente odeur de cigarette. Nulle part on ne fume encore sauf là, pas seulement là d’ailleurs, dans ces bars en général, je le sais à présent. Toutes les filles fument. Ensuite Lola m’a souri, elle a senti mon embarras certainement, elle s’est approchée de moi. J’ai entendu sa voix pour la première fois, plus douce encore que je ne l’aurais imaginée, moins rauque aussi malgré la fumée ambiante.

C’est là qu’elle m’a dit qu’elle s’appelait Lola. J’en doutais fortement. Vu son âge, il y avait plus de chances qu’elle s’appelle Virginie ou Stéphanie. C’était trop évident, ça puait le pseudo autant que la cigarette, mais ça m’était égal. La suite, tout le monde peut l’imaginer. Ceux qui sont vraiment curieux n’ont qu’à pousser la porte, ainsi que je l’ai fait. Je suis là pour raconter ma rencontre avec Lola, pas pour écrire un roman pornographique. D’ailleurs, je n’écris plus. C’était mon métier, pourtant. J’avais publié cinq romans, dont un primé, un prix appréciable, pas le Goncourt, mais une belle reconnaissance néanmoins qui m’avait procuré une petite notoriété – éphémère, comme l’inspiration. Elle s’était tarie un jour, évaporée comme l’amour dans le quotidien.

Je n’écrivais plus, mais je retournais régulièrement voir Lola. Nous ne parlions pas de littérature évidemment. Je parlais peu d’ailleurs, je parle peu en général. Et puis je pensais que ça devait saouler Lola d’entendre tous ces gens raconter leur vie, leurs déboires sentimentaux, leurs mariages boiteux, ratés – cela, en plus du reste. Mon presque silence était, à mes yeux, une forme de respect. Un jour, elle m’a dit “toi, tu es différent” et ça m’a fait plaisir d’y croire parce que, moi aussi, je la trouvais différente – et depuis le début. Donc, nous ne parlions pas de littérature jusqu’au jour où.

Lola avait été distraite, imprudente, je ne sais trop, peut-être était-elle arrivée en retard comme la première fois, toujours est-il qu’elle avait laissé traîner son sac dans le couloir qui mène aux chambres. Et j’ai aperçu, qui dépassait, un livre au format poche. Ce livre, je l’ai reconnu parce que je le possédais également. C’était un recueil de poèmes de François Cheng. Je lui ai demandé si c’était elle qui lisait ça et je l’ai un peu vexée. “Pourquoi ? Tu penses que parce que je fais ce job, je ne peux pas aimer la poésie ?” C’est ce jour-là, en fait, que j’ai vraiment rencontré Lola. Pour une fois, nous avons parlé. En fait, nous n’avons fait que cela. C’est là que je lui ai dit que, du temps où j’étais vivant, j’étais écrivain. Ça a paru l’attrister. Pas que je sois écrivain, ou que je l’aie été, mais que je ne me sente plus vivant. “J’ai une vie, tu sais, en dehors d’ici. Et je m’y sens bien vivante”. Je le comprenais, surtout quand elle souriait.

Un jour, j’ai risqué “Lola, ce n’est pas ton vrai prénom, n’est-ce pas ?” “Non, en effet, mon vrai prénom je le garde pour ma vie d’ailleurs, c’est mon secret, ma protection”. Au fil du temps, nos rencontres devenaient plus intellectuelles qu’autre chose – un peu sensuelles, quand même. Cela me semblait tellement improbable, quoique je l’avais pressenti au premier regard : Lola était particulière. J’ai eu envie de lui offrir un cadeau, je lui ai amené un livre de Karel Logist. Elle était émue aux larmes. “Garde tes larmes pour la lecture”, ai-je dit. Moi, ça me faisait cet effet-là. Quoique, avec Karel, parfois je souriais également. “Je vais te faire un cadeau aussi”, dit-elle. “Tu vas me dire ton prénom ?” lançai-je en boutade. “Non, mais c’est un secret également. Et il n’y a qu’avec toi que je peux le partager.”

Et de me tendre un petit carnet. Je l’ai ouvert, avec curiosité. Quand j’ai vu qu’il contenait des lignes d’écriture, ma curiosité s’est transformée en appréhension. Lola écrivait et, de toute évidence, voulait que je prenne connaissance de ce qui ressemblait bien à des poèmes. Qu’allais-je pouvoir lui dire, si je trouvais ça médiocre, banal, adolescent ? Je n’avais évidemment aucune envie de la décevoir. J’ai lu. Un poème, deux, trois. Lola scrutait les réactions sur mon visage, elle était un peu habituée à ça – une sorte de déformation professionnelle. Je demeurais muet, me contentant de tourner les pages.

Ce soir-là, j’ai pris une des plus grandes claques de ma vie. Ce soir-là, le ciel était “bleu écarlate”, comme disait Lola – la pute qui écrivait des poèmes, ainsi qu’elle s’est elle-même surnommée plus tard. J’ai pris une grande leçon d’humilité et je ne me suis, évidemment, jamais remis à l’écriture. Jusqu’à ce jour où, au bar, je n’ai pas trouvé Lola. Eva (ou était-ce Elena ?) m’a accueilli en me disant : “Lola est partie, elle a arrêté”, puis elle m’a tendu une enveloppe. J’attendais une lettre d’explication, un possible au revoir – un adieu me paraissait difficilement envisageable. J’ai ouvert l’enveloppe d’une main forcément tremblante. La fumée de cigarette m’a paru plus insupportable que jamais. Il n’y avait pas de lettre, juste un carton : “Je m’appelle Emilie”.

Philippe VIENNE


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UNIGWE, Chika : Fata Morgana (2022)

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Partagée entre sa culture nigériane et son attachement à la Belgique, la romancière Chika UNIGWE façonne une œuvre prenante qui ausculte les rêves et les failles du monde globalisé d’aujourd’hui.

Elles s’appellent Sisi, Efe, Ama et Joyce. Quatre jeunes femmes venues du Nigéria qui s’exposent tous les soirs en bustier de dentelle et cuissardes dans une vitrine de la Vingerlingstraat dans le quartier chaud d’Anvers. Fata Morgana, qui vient d’être publié en français, est le deuxième roman de Chika Unigwe. Avec le sens du détail, de la concision, mêlant humour à la réalité sans fard, elle nous raconte les rêves et les parcours de ces femmes résilientes et volontaires. L’écrivaine nigériane, venue s’installer par amour en Belgique où elle a vécu plus de quinze ans, est aujourd’hui une des voix majeures de la littérature africaine. Elle s’attache à des personnages en quête de sens et d’appartenance, tiraillés entre les valeurs traditionnelles et les défis de la modernité.

Réd. Ces quatre filles dont vous avez fait les personnages de votre roman sont des victimes qui ne se perçoivent pas comme des victimes…

Chika Unigwe : Pour certaines d’entre elles, venir se prostituer en Europe est un choix calculé, même si les options qui leur sont offertes sont très limitées. C’est un des chocs que j’ai eus quand j’ai fait mes recherches et rencontré des femmes nigérianes dans cette situation. Elles étaient pour la plupart conscientes de ce qu’elles sont venues faire et pourquoi elles le font. Beaucoup de femmes avec qui j’ai parlé cherchaient à gagner de l’argent pour renvoyer au pays. Elles gagnent de l’argent pour s’occuper de leur famille, prendre soin d’une mère abandonnée par leur père. À Benin City, la ville du Nigéria dont sont originaires beaucoup des prostituées, s’est développé une nouvelle classe moyenne dont les filles ou les mères sont en Europe où elles sont travailleuses du sexe. L’impact économique est énorme et c’est donc difficile de se voir ou de se comporter comme une victime quand votre impact économique est aussi élevé.

Fata Morgana signifie mirage et illusion. Vos personnages donnent un sens à ce qu’elles font par leurs rêves qui sont parfois des illusions…

Unigwe : Nous avons tous des rêves et parfois, ces rêves ne se réalisent pas. Vous pouvez avoir fait des études supérieures, décroché un diplôme et espéré obtenir un job à six chiffres parce que quelqu’un d’autre y est arrivé. Puis vous avez votre diplôme mais pas de job. C’est important d’avoir des rêves et je crois que c’est ce qui fait de nous des humains. Si vous n’avez pas de rêves, vous n’avez pas d’espoir et si vous n’avez pas d’espoir, vous n’avez pas de vie. C’était essentiel pour moi que ces femmes aient des rêves, peu importe s’ils se réalisent. C’est pareil pour les Nigérianes qui viennent se prostituer en Europe, certaines accomplissent leurs rêves, d’autres pas.

Si ces filles résistent à l’isolement, à l’exil et à leurs conditions de travail, c’est par la sororité qui les unit…
Chika Unigwe © booknode.com

Unigwe : Certainement, je pense que la solidarité, la sororité et la communauté sont importantes pour tous les êtres humains et surtout pour celles et ceux qui ont quitté leur pays et se retrouvent ailleurs. Je suis venue m’installer en Belgique après mon diplôme au Collège. Je n’étais jamais allée à l’étranger en dehors d’un séjour de trois mois à Londres avec ma famille où c’était presque comme si j’avais déplacé ma maison du Nigéria à Londres. Quand je me suis retrouvée à Turnhout où je ne connaissais personne, j’étais tout à coup devenue l’autre. Jan, mon mari, avait sa famille, il était chez lui, moi je devais me créer une famille. Je ne parlais pas la langue. Je ne ressemblais pas aux gens que je voyais autour de moi.

La première fois que j’ai mangé une banane en Belgique, j’en ai pleuré. De l’extérieur, elle était magnifique, une forme parfaite, une belle couleur jaune mais quand j’ai mordu dedans, ça goûtait comme du carton. Quand rien n’est familier et qu’on est loin de chez soi, c’est normal de chercher un sentiment de communauté, c’est important pour la santé mentale, pour le bien-être émotionnel. En écrivant ce livre, j’ai pensé à ma première année en Belgique. Je souriais à toute personne noire que je voyais, je voulais me lier d’amitié à toute personne qui avait l’air vaguement africain. Je voulais inviter tout le monde chez moi. Personne n’est une île. On l’a bien vu pendant les épisodes de confinement et de quarantaine.

Qu’est-ce que le quartier chaud d’Anvers et la manière dont la prostitution est considérée disent de la Belgique ?

Unigwe : Je ne peux répondre que par la comparaison avec le Nigéria. Au Nigéria, la prostitution existe mais elle est cachée parce que c’est une société où la religion est omniprésente. Tout le monde veut paraître vertueux et ne pas être celui qui sera vu comme un pécheur car il sera blâmé. C’est aussi très hypocrite parce que les prostituées sont là, les gens les fréquentent mais on ne le voit pas. Une des histoires les plus choquantes que j’ai entendues, c’était le témoignage à la télévision néerlandaise d’une travailleuse du sexe nigériane qui racontait que c’était son père qui l’avait amenée à la prostitution en Europe. Le fait qu’on ne voit pas de prostituées au Nigéria ne veut pas dire qu’elles n’existent pas mais qu’elles sont cachées. Le fait que ce soit plus ouvert en Belgique nous dit quelque chose de l’absence d’hypocrisie mais aussi de l’absence de religiosité car je pense que les deux sont liés.

À travers les trajectoires de vos personnages, on peut lire un constat sans appel de la corruption et des inégalités au Nigéria…

Unigwe : Ce pays ne va pas bien et chaque Nigérian en est conscient. Il suffit de passer une journée sur Twitter pour voir que nous savons où sont nos faiblesses et où le gouvernement nous a trompés. À peu près chaque jour, des personnes sont kidnappées pour une rançon. Et plus personne ne s’en étonne. Je suis sur un groupe WhatsApp avec des femmes avec qui j’étais en highschool. Il y a quelques jours le frère d’une de mes amies de classe a été kidnappé. L’année dernière, c’était une de ses amies de classe et elle est juge. Nous sommes tous conscients à quel point le système est enrayé et ne fonctionne plus pour la plupart des gens. Ceux qui restent encore au Nigéria sont les très riches ou les pauvres qui n’ont pas les moyens de partir. Quand vous avez toute la classe moyenne qui s’en va, c’est qu’il y a quelque chose de détraqué dans le pays et son système.

Qu’avez-vous appris en écrivant ce livre et en rencontrant ces femmes ?

Unigwe : Que les gens sont complexes et que les choses ne sont pas en noir et blanc. Je viens d’un milieu très catholique. Je n’étais même pas autorisée à prononcer le mot “sexe” . Je me souviens qu’adolescente, j’adorais la chanson Let’s talk about sex de Salt-N-Pepa. Si je voulais la chanter, je devais remplacer le mot sexe par autre chose, alors je chantais : “Let’s talk about bread, baby“. Je vivais dans un monde très polarisé. Je pensais tout savoir sur la prostitution avant d’écrire ce livre et de commencer mes recherches. Avec Fata Morgana, mais aussi avec d’autres livres comme Black Messiah, j’ai découvert combien l’humain peut être complexe. C’est très difficile de comprendre les gens sans comprendre les nuances de leur vie et d’où ils viennent. Il y a des zones grises. Nous devons apprendre à être plus compassionnel et partager un peu plus de bienveillance qui manque terriblement dans notre monde de cancel culture.

d’après BRUZZ.BE


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THIRY, Georges (1903-1994)

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René Magritte par Georges Thiry en 1958 © Tous droits réservés

Georges THIRY (1903 à Welkenraedt – 1994 à Ethe-Virton) est un photographe liégeois autodidacte, grand ami des surréalistes et ayant fait l’objet en 2001 d’une rétrospective au Musée de la Photographie à Charleroi. Georges Thiry a réalisé entre autres des photos de ses confidentes et amies prostituées. Ces magnifiques images en noir et blanc, où l’humour et la tendresse sont constamment présents, confèrent aux portraits une exceptionnelle dimension d’humanité…


Le Musée de la Photographie, Centre d’art contemporain de la Fédération Wallonie-Bruxelles à Charleroi, a été inauguré en 1987 dans l’ancien carmel de Mont-sur-Marchienne. Il est le plus vaste et un des plus importants musées de la photographie en Europe (6.000 m²), avec une collection de 80.000 photographies dont plus de 800 en exposition permanente et la conservation de 3 millions de négatifs.


Bruxelles vers 1950 © Fonds Georges Thiry

“Ami des Surréalistes belges, il aimait les artistes en général et les prostituées en particulier. Les portraits qu’il a fait des premiers, les notoriétés comme René Magritte, Paul Nougé, Christian Dotremont ou Louis Scutenaire, ont certainement contribué à sa reconnaissance. Quant aux secondes, les belles inconnues, les filles de joie, elles sont restées dans l’ombre discrète des savants contre-jour qu’il affectionnait.

Illustres ou non, tous ses modèles bénéficiaient du même traitement : il les photographiait de préférence chez eux, à leur aise dans leur décor familier. Pour les prostituées, ce dernier se confond souvent avec le lieu de travail, généralement une chambre où elles posent sans artifice, fumant une cigarette, réajustant un bas… Parfois, elles se prêtent au jeu d’une petite saynète improvisée dans l’arrière-cour : Finette en peignoir, Finette lisant un livre, Finette montrant ses fesses

Dans l’histoire de la photographie, ils ne sont pas si nombreux à avoir franchi le seuil des maisons closes avec un appareil photo. On connaît, au XIXe siècle, quelques images d’Eugène Atget, un reportage sur les maisons closes d’Albert Brichaut, les séries photographiques de Bellocq à Storyville, puis quelques années plus tard, les facéties érotiques de Monsieur X, les filles de la nuit de Brassaï, enfin les travaux de Jane Evelyn Atwood ou de Christer Stromholm. Une poignée de photographes pour une poignée d’images… sans compter toutes ces photographies anonymes prises dans le secret des alcôves que nous ne connaîtrons jamais.

Georges Thiry fait donc partie de ces rares initiés qui ont su gagner la confiance des prostituées. Il était le client photographe, suffisamment ami de ces dames pour qu’elles s’offrent à l’objectif sans minauder, ni jouer les prostituées. D’ailleurs, il ne les photographiait pas pour ce qu’elles avaient à vendre, le sexe, mais pour ce qu’elles étaient réellement, au-delà des étiquettes, saisissant des moments rares d’abandon comme cette femme en contre-jour, fumant une cigarette devant la fenêtre, le regard perdu… C’est cette confiance établie entre le photographe et ses modèles, cette sincérité de part et d’autre, cette impression, souvent, de bonne humeur partagée qui font le prix de ces images dénuées de voyeurisme.

© Yellow Now

A ce titre, le fonds Georges Thiry (ces quelques centaines de négatifs retrouvés par la galerie Lumière des roses et cet autre millier de négatifs déposé au Musée de la Photographie de Charleroi) est un ensemble exceptionnel.

De la photographie, Georges Thiry disait simplement : « Voilà ma petite passion ». Des filles qu’il fréquentait, des portraits tendres et superbes qu’il faisait d’elles, il aurait pu dire de même.”

d’après ARTLIMITED.NET


ISBN 9782873401542

Emmanuel d’Autreppe, André Stas et Marc Vausort, Georges Thiry (1904-1994). La photographie et autres petites passions (Yellow Now  / Musée de la Photographie de Charleroi, 2001) : “Georges Thiry apparaît comme un phénomène dans le monde de la photographie en Belgique; un cas à part, hors norme. Première rétrospective de son oeuvre, l’exposition présentée [en 2001] au Musée propose un choix de près de 400 photographies. Une véritable redécouverte, car pour la première fois tous les aspects de son travail photographique seront exposés. Il y a des portraits d’artistes ou écrivains: Broodthaers, Magritte, Dotremont, Mariën, Bellmer, Tzara ou Ponge et de prostituées ou de gens de la rue…”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et iconographie | sources : artnet.net | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : © Fonds Georges Thiry | Remerciements à Eric Dederen.


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BOTERO : La Maison de Raquel Vega (1975)

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“La Maison de Raquel Vega”, 1975, huile sur toile, 196 x 246 cm © mumok

En fait de maison, c’est d’une maison close qu’il s’agit. Les personnages, à l’air las, sont pour la plupart des ivrognes et des prostituées, dans un décor sordide : guirlande minable, mégots épars confèrent à l’ensemble un faux air de fête finissante. Le tableau présente une sorte d’instantané dans lequel les participants posent pour une photo de famille.

Dans cette “famille” qui paonne, à proximité d’un miroir et d’une porte entr’ouverte, on peut voir un pastiche des “Ménines” de Velasquez que Botero a beaucoup étudié à son arrivée en Europe, à Madrid.

On retrouve le même schéma de construction pyramidale, dominée ici par le couple enlacé. La pyramide confère une assise solide à l’ensemble, ce sont des formes qui pèsent par opposition aux formes qui volent, pour reprendre l’image du critique d’art catalan Eugenio d’Ors. Il ne faut pas perdre de vue que Botero étant également sculpteur, le travail sur le volume est pour lui quelque chose de concret et familier. Lors de son premier séjour à Paris, au Louvre, il a d’ailleurs été fasciné par la puissance de la masse des sculptures égyptiennes.

On observe toujours, chez Botero, une dilatation, une inflation des corps tandis que les traits du visage restent, quant à eux, de taille normale, ce qui augmente la monumentalité des personnages. C’est un procédé devenu caractéristique de son style, que Botero utilise depuis la “Nature morte à la mandoline” (1957) qui a marqué le début de son succès.

 

Les personnages occupent ici tout l’espace et, pourtant, leur existence est anecdotique. Pour preuve de leur inconsistance, le miroir ne reflète qu’une infime partie d’un corps. On retrouve souvent cet usage du miroir, témoignage de vanité, dans l’oeuvre de Botero et, notamment, dans “La Chambre” (1979) où figure également le sosie de “la dame en vert” de “La Maison de Raquel Vega”.

Botero pose sur ses personnages un regard d’une ironie douce, à la fois voyeur et complice, qui n’est pas sans rappeler Velasquez, une fois encore. Les formes disproportionnées, dans les rapports des figures entre elles, établissent une sorte de hiérarchie par la mise en évidence de certaines, à l’instar de la perspective héroïque de l’art égyptien. A l’extrême-gauche, sous le miroir, apparaît une petite fille aux ongles peints en rouge comme ceux de la femme à laquelle elle s’accroche. Ce mimétisme suggère son avenir.

La femme à la robe jaune-dorée arbore un faux air « chic », elle porte un anneau (alliance ?), tient une cigarette de la main gantée d’une mitaine tandis l’autre est occupée par un verre vide (en apparence du moins – tout n’est qu’apparence dans ce monde). Sa montre indique presque sept heures (sept heures du soir ou sept heures du matin, après une soirée bien arrosée ?).

La femme plus âgée, au duvet sous le nez, devant la porte entr’ouverte, est peut-être la mère maquerelle, Raquel Vega elle-même. Sa main plonge dans la poche du client qu’elle est en train de plumer, assez maladroitement d’ailleurs : quelques pièces tombent. Cette scène n’est pas sans rappeler “La Diseuse de bonne aventure” de Georges de La Tour, où l’on retrouve également un personnage naïf entouré d’une vieille femme et de jeunes femmes de petite vertu.

Le couple, couple d’un soir vraisemblablement,  voire d’un instant,  se compose d’un homme, le client, qui craint de toute évidence d’être reconnu par le spectateur : il esquisse un rapide mouvement pour se cacher derrière sa partenaire et lance un regard en coin, inquiet. Ses gestes ailleurs inconvenants (une main sur un sein, l’autre qui dévoile une jarretelle) manifestent clairement ses intentions, voire ce qu’il considère comme son dû.

L’attitude de la fille, quant à elle, traduit la passivité en même temps qu’un geste de lascivité (le bras qui enlace) que l’on devine convenu. Mais, ce faisant, elle révèle des poils sous son aisselle. Ceux-ci ont un caractère sexuel fortement marqué, cette toison en évoquant évidemment une autre. On notera encore, derrière le couple, l’apparition d’un bras tenant un verre vide, suggérant la présence d’un autre fêtard dont l’anonymat est respecté et faisant pendant au buveur qui se tient de l’autre côté, sur lequel nous reviendrons plus tard.

Le second couple se compose d’un homme débraillé, à la barbe naissante et aux yeux rougis. A son bras s’accroche une fille, plus petite, que l’on peut imaginer adolescente et qui, avec la petite fille placée de l’autre côté, représenterait ainsi les différents âges de la vie de la prostituée. A l’avant-plan, la fille agenouillée, vêtue d’une combinaison noire, a les ongles peints en vert. Simple originalité ? Subtile perversion ? Michel Pastoureau nous rappelle que le vert est aussi une “couleur dangereuse”, celle du diable et des sorcières, celle dont était généralement vêtu Judas dans les mystères, au Moyen-Age.

En outre, le fait qu’elle soit assise au sol, comme le chien, qui porte aussi un vêtement noir, peut être interprété comme un geste de soumission. De plus, à portée de main, se trouvent deux bananes, l’une verte et l’autre jaune, fruits souvent utilisés par Botero avec une symbolique évidente. Dispersées plus loin autour d’elle, des pommes évoquent encore, si besoin en était, le péché originel.

Revenons enfin au buveur, seul personnage à ignorer le spectateur. Comme deux autres figures, il tient un verre vide, trop petit pour une main trop grande, il en va de même pour la bouteille. Faut-il y voir l’allégorie d’une soif inextinguible, un désir jamais assouvi ? Ces personnages insatiables, abusant de l’alcool (verres vides), du tabac (mégots jonchant le sol), du sexe sans doute, se révèlent, malgré leur imposante stature et leur apparente impassibilité, touchants parce que vulnérables dans leurs travers, leurs faiblesses, cherchant probablement à oublier leur condition d’humains, la vanité, sinon la vacuité, de leur existence.

Philippe VIENNE

Bibliographie
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