Merci Elisabeth (Badinter) ! Sans vraiment vous adresser à moi en direct (mais en quels cénacles serait-ce possible ?), vous avez offert une formulation limpide à un problème qui me tarabustait depuis fort longtemps, a fortiori depuis la lecture passionnante du livre de Wolfram Eilenberger, Le temps des magiciens (2019). Si vous n’avez donné aucune réponse à mes interrogations, vous m’avez aidé à formuler la question et n’est-ce pas là le rôle unique de l’intellectuel, comme le précisait Jürgen Habermas ?
Que s’est-il donc passé ? Vedette d’une édition spéciale de La grande librairie à vous dédiée, vous présentez votre dernier livre et puis, plus loin, François Busnel embraie sur le féminisme, autre sujet sur lequel vous avez voix au chapitre. Le journaliste creuse habilement le sillon qui vous anime et aborde le néo-féminisme (c’est-à-dire le féminisme d’après #metoo) qui, manifestement, vous agace un peu. Et vous de verser votre pièce au débat [transcription LEJDD.FR] :
…Voilà trois ans que la déferlante MeToo a ouvert la voie à la parole des femmes. Elles ont pu dénoncer publiquement toutes les agressions sexuelles dont elles se disent victimes. Grâce à elles, la honte a changé de camp. Depuis lors, le néoféminisme a durci le ton et les méthodes. On ne se contente pas des agressions, on ‘balance’ les agresseurs présumés. Ce faisant, les plus radicales qui se proclament activistes ont tourné le dos au féminisme d’avant MeToo. Elles ont déclaré la guerre des sexes, et pour gagner, tous les moyens sont bons, jusqu’à la destruction morale de l’adversaire.
Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.
À ce premier dualisme s’en ajoute un second, tout aussi discutable : les femmes, quoi qu’il arrive, sont d’innocentes victimes -et bien souvent elles le sont, mais pas toujours-, les hommes, des prédateurs et agresseurs potentiels, y compris parfois à l’égard d’autres hommes. Ce qui autorise l’activiste Alice Coffin à déclarer : “Ne pas avoir de mari, ça m’expose plutôt à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée… Ça évite que mes enfants le soient aussi”. Et d’inviter les femmes à devenir lesbiennes et à se passer du regard des hommes.
En se fondant sur les statistiques des violences conjugales, on essentialise femmes et hommes dans des postures morales opposées : le bien et le mal, la victime et l’agresseur. Les perverses, les menteuses et les vengeresses n’existent pas. Il n’y a plus qu’à conclure au séparatisme, puisque l’homme est la plus dangereuse menace pour la femme… mais, quant à moi, je refuse d’essentialiser !
“Je refuse d’essentialiser” : tout est dit et bien dit ! Ainsi que l’explique Géraldine Mosna-Savoye sur FRANCECULTURE.FR : “Essentialisation, c’est l’insulte suprême aujourd’hui, c’est le terme que j’ai l’impression d’entendre dès qu’on parle de genres, de sexes ou de races, et en général pour mettre fin au débat. Par définition, l’essentialisation est l’acte de réduire un individu à une seule de ses dimensions, ce qui suppose qu’il y a non seulement réduction d’un individu, mais qu’il y a l’idée de le faire malgré l’individu lui-même. Essentialiser, c’est donc poser une étiquette. Mais dans le terme d’essentialiser, il y a plus que l’étiquetage d’un seul individu (on essentialise peu une personne seule, pour elle-même). Dans essentialiser, on entend aussi la généralisation d’un trait naturel : essentialiser, c’est ramener l’individu à un donné stable (un sexe, une couleur de peau, par exemple), pour ensuite l’étendre à toute une catégorie partageant ce même donné, et établir, à partir de là, une hiérarchie entre différentes catégories. Tel le racisme.”
Elisabeth Badinter n’est pas le ‘quart d’une biesse’, dirait-on à Liège, et son engagement est ancien, constant et éclairé, que l’on soit d’accord ou non avec ses convictions. Donc, la voilà qui se fend, pour notre plus grand bénéfice, d’un avertissement portant sur la manière dont nous pouvons penser les choses : plutôt que de stigmatiser les deux camps d’un débat en étiquetant chacune des parties, sur la base de ce qui fait la dissension entre elles (ex. dans le débat sur la condition de la femme, Badinter se refuse à affirmer que tous les hommes sont ceci et que toutes les femmes sont cela par définition), il convient d’ouvrir la voie à une pensée dite ternaire, où les opposés sont dépassés pour permettre une solution partagée. Après tout, ce qui compte, dans ce débat comme dans les autres, c’est de continuer à vivre ensemble.
Soit. Fortuitement, cette volonté de ne pas essentialiser rejoint une querelle de philosophes bien plus ancienne, comme le raconte Géraldine Mosna-Savoye : “Quand j’étais en terminale et que j’ai découvert la philosophie, j’ai découvert presque dans le même temps ce qu’était l’essence et qu’il était de bon ton de la critiquer. Autrement dit, j’ai découvert en même temps : Aristote et Sartre. D’un côté, l’inventeur de l’essence comme substrat nécessaire, opposé au mouvement et aux accidents, et de l’autre, Sartre, pour qui les accidents et le mouvement comptaient plus que l’essence. D’un côté, le vieux philosophe qui essentialisait, et de l’autre, le contemporain qui faisait l’éloge de l’existence contre l’essence. Jamais je n’aurais fini une dissertation avec Aristote, ou Platon d’ailleurs, les rois de la nécessité et des substances unes et immuables, ça aurait été la honte, le contraire du « cool ». Ce qui était bien vu, en revanche, c’était d’achever sa troisième partie par les louanges du mouvement, de la multiplicité, de la diversité, par l’amour des reliefs, des incertitudes, des aléas de la vie.“
Souvenez-vous : Platon, Aristote et la bande des philosophes idéalistes qui les ont suivis ont passé leur temps (et le nôtre) à essayer d’établir ce qu’était l’Être et à y définir l’essence de toute chose, des idées, des modèles essentiels dont nous ne serions que des avatars : du concept “encyclopédie” stocké dans les nuages éternels, wallonica.org ne serait qu’une des incarnations possibles (mais non des moindres). Avantage : quelque part, il existe un ensemble de choses, de valeurs -voire de dieux- qui sont parfaits, primaux et immuables. Ma voisine Josiane adore : ça la tranquillise ! Inconvénient : nous passons notre vie à penser en termes de conformité à ces modèles.
Un exemple ? Qui a déjà réussi un Noël traditionnel, conforme à l’image d’Epinal que nous en avons et à laquelle nous essayions -jusqu’en 2019- de nous conformer, volontairement ou non ? Ca ne marche jamais : quand ce n’est pas la dinde qui est brûlée, c’est Tonton Alfred qui est complètement cuit…
“Enfin le siècle dernier vint et, le premier chez nous, fit sentir dans les pensées une juste mesure” : fi de l’essence, c’est l’existence qui nous façonne (ce renversement est précisément le sujet du livre d’Eilenberger précité, qui analyse les années 1919-1929 pour quatre penseurs : Cassirer, Wittgenstein, Walter Benjamin et Heidegger). Finis les conformismes, nous sommes sujets premiers, originaux et, par nos actes, nous construisons notre individualité subjective dans un monde absurde. Sartre, qui n’en rate jamais une, insiste : “L’existence précède l’essence“. Bref, nous sommes seuls devant un ciel vide… alors, autant vivre heureux (dixit Camus).
La vie me semblait poignante, saturée de ce qu’on désigne par le terme de ‘souffrance’, alors qu’il s’agissait simplement des moyens détournés que prend la vie pour nous rendre uniques.
Jim Harrison, Dalva (1988)
En conclusion : l’essence ou l’existence, qui a gagné le match ? Sommes-nous tenus à l’imitation de modèles angéliques ? Est-ce quand on “se sent vivre” que l’on commence à le faire réellement ?
C’est bien le moment de revenir à la proposition d’Elisabeth Badinter : Aristote-Sartre = match nul, balle au centre. La philosophe ne déclarait-elle pas qu’elle “s’interdisait d’essentialiser“, insistant sur l’action de fonder ou non le débat sur l’essence. A Sartre, le verbe d’action, aux idéalistes, le substantif conceptuel. Captifs de l’ancienne philosophie, Sartre et les existentialistes ne restent-ils pas empêtrés dans les définitions de ce qui est ou n’est pas (comme l’illustre Clémentine Mélois) ? L’approche ternaire, en l’espèce, ne réside-t-elle pas en ceci : essentialiser et exister sont deux procédés de pensée qui nous sont tous deux disponibles, comme les deux pôles d’une ambivalence au coeur de laquelle nous naviguons à vue. A nous de ‘raison garder’ et d’identifier quand nous nous installons trop dans le confort de ces modèles qui nous sont extérieurs, quand nous fondons notre délibération intime sur des ‘arguments d’auteurs’ ou sur des dogmes venus d’ailleurs. A nous également de ‘raison garder’ et de ne pas agir comme des poules sans tête, en projetant nos passions aveuglantes sur le monde où nous évoluons (dans le meilleur des cas). N’est-ce pas là ce qui caractérise une pensée libre ?
Simone de Forest (à droite) et Fernande Hustinx (à gauche) au rallye de Monte-Carlo avec leur Peugeot 301 équipée de pneus parés à toute éventualité…
“Nous connaissons tous cette expression, “en voiture Simone”. Mais peu d’entre nous connaissent la Simone en question. Cette femme a pourtant marqué l’histoire du sport automobile.
Simone de Pinet de Borde des Forest est née en 1910 à Royan. Sa famille est aisée et vit dans le Château de Fontorte, dans l’Allier. Dès ses douze ans, elle pose les mains sur le volant de la voiture de son oncle. C’est donc tout naturellement qu’elle passe son permis de conduire à 19 ans, un acte encore rare chez les femmes de l’époque.
Talbot T150 présentée par Fernande Hustinx
En 1934, elle part à l’aventure avec son amie Fernande Hustinx. A bord d’une Peugeot 301, les deux femmes prennent le départ du Rallye Automobile de Monte-Carlo. Partant de Bucarest, ce sont 3.772 kilomètres de tempêtes de neige et de vents glacials qui les attendent. Elles arrivent en 17ème position et remporte la Coupe des Dames, récompensant, comme son nom l’indique, les femmes participant à la course. Elle renouvelle l’exploit l’année suivante, cette fois-ci aux côté d’Odette Siko.
En 1937, elle participe à un essai de vitesse au circuit de Montlhéry, organisé par Yacco Oil. Elle fait partie d’une équipe de quatre femmes, menées par Odette Siko. Malgré l’animosité de Simone et de Claire Descollas envers Hellé Nice, ce sont vingt-cinq records qui sont établis ce jour-là, dont dix records mondiaux d’endurances.
En voiture Simone !
Simone participe à de nombreuses courses et rallyes jusqu’en 1957 sans le moindre accident à son actif, allant à l’encontre de la misogynie ambiante, sévissant à cette époque. Elle est également une des premières femmes à ouvrir sa propre auto-école en 1950, y enseignant la conduite pendant plus de vingt ans.
Reconnue dans le monde du sport automobile de l’époque, une expression naît pour lui rendre hommage :
En voiture Simone ! C’est toi qui conduis, c’est moi qui klaxonne…
Ce n’est qu’en 1962 que l’expression devient populaire, grâce à Guy Lux. Il présente alors Intervilles avec Léon Zitrone et Simone Garnier et lance un tonitruant “En voiture Simone” avant les épreuves.
Si beaucoup ont aujourd’hui oublié la carrière automobile de Simone, son expression est quant à elle bien installée dans les mémoires collectives.” [OSCARONEWS.COM]
Pas très Wallonie-Bruxelles tout ça, râleront les mauvais coucheurs, voire les machos du volant… Oh que si ! Fernande Hustinx -une des “deux jeunes filles”- est une ancêtre de l’éditeur responsable de wallonica.org et, partant, elle ne pouvait démériter ni au volant, ni en amour (nul doute que notre regretté journaliste sportif maison, David Limage, ne l’ait connue !) :
“En 1934, dans le Rallye de Monte-Carlo, la Coupe des Dames était gagnée Mlle Hustinx, qui faisait équipe avec Mlle des Forest. Mlle Hustinx avait pris le départ à Bucarest. De cette même ville et conduisant une voiture de la même marque était parti Charles de Cortanze. Bien entendu, les deux voitures firent route ensemble. La conclusion définitive de l’ épreuve est celle-ci : le mariage a récemment été célébré à Lille, de M. Charles Roero de Cortanze avec Mlle Fernande Hustinx. Et c’est ainsi qu’apparaît une utilitié supplémentaire des rallies automobiles. Nous souhaitons bonheur et succès à la nouvelle équipe constituée par M. et Mme de Cortanze.” – M. Ph.
Les cartes sont rebattues : une artiste afro-cubaine (Harmonia, de son prénom : cela ne s’invente pas !) crée un débat plein d’espoir, en détournant l’oeuvre de Michel-Ange et en proposant une déesse créatrice noire ; le pergélisol sibérien fond à vue d’oeil et pourrait libérer des virus inconnus ; une partie des dirigeants de ce monde se laissent tenter par l’approche totalitaire ou, à défaut, pratiquent un populisme béat ; ma voisine Josiane est convaincue que le coronavirus n’existe pas et que la pandémie est un complot pastafarien ; notre XXIème siècle -que Malraux prévoyait religieux- s’avère franchement intégriste quand il n’est pas simplement puritain ; dans mon potager, la récolte des petites tomates fermes est exceptionnelle, voire anormale ; les consignes de sécurité sanitaire actuelles (plus particulièrement le port systématique du masque) volent à chacun le visage de l’autre, au grand dam posthume d’Emmanel Levinas ; le taux de prolifération des hashtags militants (ex. #mortauxvaches) dépasse largement le nombre des questions vraiment fondamentales et leur diffusion filtrée par les algorithmes des réseaux sociaux détermine un nombre impressionnant de nouvelles tribus, preuves de l’éclatement de nos sociétés… Est-ce la fin de l’humanité ou les soubresauts d’une civilisation naissante ?
Et Dieu : est-il vraiment mort ?
Cette grande confusion qui règne désormais sur notre quotidien est-elle la marque d’une complexité que nous n’avons pas encore pu digérer ou, plus simplement : le dieu est-il mort ? En fait oui, “Dieu est mort”, nous raconte Nietzsche dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra (1885, récemment ré-édité chez Flammarion en ‘Mille et une pages’) :
Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « […] Ne va pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »
Nous sommes à la fin du XIXème siècle quand Friedrich Nietzsche publie ceci. On imagine aisément l’accueil qui a été réservé à ce genre de déclarations. Mais Nietzsche parle-t-il vraiment du Dieu des croyants ?
Patrick Wotling est professeur de philosophie, traducteur de Nietzsche et fondateur du Groupe International de Recherches sur Nietzsche. Il explique : “Dieu est une image… Nietzsche s’exprime presque toujours de façon imagée, il en joue avec brio, “Dieu” veut dire quelque chose qui possède une épaisseur philosophique. Pourquoi choisir ce mot ? Dieu représente le sacré, ce qu’on vénère, ce qu’on a plus de précieux quand on est croyant, ce qui constitue la norme indiscutable, objective, de l’existence, et c’est précisément cela que Nietzsche emprunte à la notion de Dieu pour le transporter à l’ensemble de la vie humaine… Par Dieu, il va désigner ces choses qui sont le sacré, les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident. Nietzsche nous dit que ce qu’il y a de sacré, d’intouchable (ce qu’il va appeler techniquement des “valeurs” quand il s’adressera aux philosophes), ces valeurs sont en crise, et même, en train de perdre leur statut de valeurs, de normes, de références…” [source : FRANCECULTURE.FR]
Nietzsche par Edvard Munch (1906)
Ce n’est donc pas le Dieu des croyants qui est mort, quelle que soit la couleur de sa peau ou la longueur de sa barbe (tiens, ce serait un homme ?). Et, si c’est à lui que fait référence le saint anachorète rencontré par Zarathoustra dans la forêt, c’est à un dieu d’une autre nature que Nietzsche fait allusion : celui-là même qui synthétise en sa céleste personne “les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident“. Dès lors, pour le philosophe allemand (1844-1900), le surhommequi doit vivre sa plénitude par-delà le bien et le mal se retrouve sans dieu, à savoir : “sans système de référence partagé avec ses semblables qui permette a priori -à l’avance- de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal“.
“Bon sang, mais c’est bien sûr“, conclut l’inspecteur Bougret : quelle qu’en soit la cause, l’impression de chaos que nous vivons serait synonyme d’étiolement de notre confiance “dans les valeurs“. Avec elles, notre cadre de référence disparaît, qui nous rendait si certains d’être dans le bon… ou le mauvais, qui nous permettait d’exclure ou d’accepter, qui nous permettait d’applaudir ou de lyncher. EXIT notre système de référence mais… la perte est-elle si grande ?
Nos références dans le Spectacle : attention, sol glissant !
Alors, comme des marteaux sans maître, allons-nous pleurer la mort du Général (“qui nous avait compris“…) et des valeurs que lui et ses semblables, les Dieux, incarnaient. Allons-nous plonger dans la déprime, faute de législateurs pour notre morale ?
ISBN : 9782070728039
Non, car il semblerait plutôt que l’instinct de conservation nous pousse à rechercher d’autres valeurs, voire d’en inventer de nouvelles, avec tous les risques de dérapage que cela implique ! En plein dans les années 60, un philosophe engagé (aujourd’hui pas très lisible : son style maoiste est pittoresque mais un peu désuet) avait lancé un avertissement qui trouve tout son sens aujourd’hui. Guy Debord (1931-1994) publie en 1967 La société du spectacle, dont il dira : “Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier.” Le texte est sidérant de prémonition et Debord y annonce combien La société du spectacle (les réseaux sociaux ?) va devenir notre cadre de référence quotidien, si nous ne veillons pas à garder les pieds sur terre, à rester dans l’expérience plutôt qu’à nous inspirer de ce spectacle organisé, selon lui, par le Capital dans un premier temps, le Spectacle se générant de lui-même ensuite.
Personnellement, je peux témoigner de cette dérive : j’ai un jour failli bénéficier d’une ristourne aussi importante qu’injustifiée chez une pharmacienne, qui m’avait confondu avec le médecin… d’une série télévisée. L’aliénation dénoncée par Debord descendait ainsi dans mon quotidien et c’est un feuilleton télévisé qui servait de cadre de référence à la pharmacienne, qui pourtant me connaissait dans la vie… réelle.
ISBN : 9782895961338
Debord n’était pas le premier lanceur d’alerte en la matière. En 1961 déjà, Daniel J. Boorstin inventait le terme “non-événement” et distinguait clairement les héros qui font preuve dans leurs actes d’un surcroît d’humanité exemplaire, à l’opposé des célébrités qui “sont célèbres parce qu’elles sont connues“. Le tout dans un ouvrage intitulé “Le triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique” (1962). Comme le commente son éditeur : “selon l’auteur, notre époque ne serait pas celle de l’artifice sans le développement de la démocratie et de son idéal égalitaire, une époque où « les illusions sont plus réelles que la réalité elle-même ». Daniel J. Boorstin dénonce la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise. […] Notre société est donc sous le règne de l’artifice et du simulacre et ce, dans tous les domaines, notamment intellectuels et culturels. Le métier de journaliste n’est plus celui de la recherche de nouvelles, mais celui de la fabrication de nouvelles, de pseudo-événements, qui doivent alimenter des médias diffusant des informations de façon de plus en plus rapide pour assouvir la ‘soif de connaissance’ des citoyens, de plus en plus alphabétisés et pressés de s’informer. Symptomatique de cette évolution : les interviews, qui ne font qu’exacerber des opinions et ne sont guère des événements. Les pseudo-événements empoisonnent l’expérience humaine à la source et conduisent à la valorisation de pseudo-qualification, donnent l’illusion de la toute-puissance, bien loin de la grandeur humaine. Daniel J. Boorstin montre en quoi le triomphe de l’image permet la valorisation de la célébrité, au détriment de la renommée et signe ainsi l’avènement de la masse au détriment du peuple. Nul besoin, avec les pseudo-événements, d’être renommé du fait d’actes héroïques ou grandioses, car n’importe qui peut être célèbre : il suffit de paraître dans l’actualité.“
Ne pas confondre la caverne de Platon avec la caserne de Platoon
Résumons-nous : par habitude (servitude), nous agissons et décidons de notre quotidien, de notre éthique comme de nos choix de vie, au départ d’idées, de valeurs qui pré-existent à notre expérience. Au moment où nous décidons de ne pas acheter un poulet de batterie dans une grande surface, nous nous justifions par des principes qui existaient avant même que nous décidions de faire un waterzooi pour le souper. C’est un fonctionnement qui est à rapprocher du clan des idéalistes en philosophie : fondateur putatif de l’école en question, Platon a clairement décrit la situation en avançant qu’il existe a priori un monde des idées sublime qui ne nous serait pas directement accessible mais que nous pouvons entrevoir, comme si, assis dos à l’ouverture d’une caverne, nous pouvions voir ces principes sublimes en ombre chinoise sur la paroi de la caverne où nous vivons. Nos actes ne seraient que des avatars concrets de ces idées préexistantes : c’est le mythe de la caverne.
Qu’en est-il alors de la liberté de notre pensée, questionnent d’autres philosophes comme notre Montaigne, qu’en est-il de la sagesse que nous pouvons hériter de l’expérience, de la force née de notre présence à la réalité et de la belle joie ressentie quand notre vie est… à propos ? Pour Montaigne, la souffrance et l’insatisfaction dans la vie nait de notre aliénation, du fait que notre cadre de référence n’est pas (plus) la vie elle-même :
Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos.
Essais, III, 13, De l’expérience
Bien avant Boorstin et Debord, Michel de Montaigne conseille cet à propos qui naît de la lutte permanente contre l’aliénation, contre toutes les idées préconçues qui entachent a priori notre délibération intime : c’est finalement une lourde captivité que de vivre avec un mode d’emploi ou un règlement gravé dans la tête et dans le coeur ! Parlera-t-on du ‘mythe de la caserne’, dans ce cas ? Bon, je sors.
Montaigne (Paris – Sorbonne)
A la lecture délectable des Essais, on réalise combien les principes et les certitudes sont un joug aujourd’hui toxique, en ces temps où notre paradigme a fait le sien (de temps) et où il importe de renouveler notre manière de vivre ensemble. Pour faire le deuil de la mort du dieu, il ne s’agit pas de s’en laisser imposer un nouveau, comme un clou qui chasserait un autre. Et remplacer un dieu par un dictateur ou un gourou ne devrait pas nous rendre très heureux non plus. Nous devrions plutôt en débattrecomme Montaigne lui-même le conseillait, lui qui insistait dans son Essai sur l’art de la conversation (III, 8) : “Nous n’aimons pas la rectification [de nos opinions] ; il faudrait [au contraire] s’y prêter et s’y offrir, notamment quand elle vient sous forme de conversation, non de leçon magistrale.” Parlons-en , débattons-en : demain n’est pas encore programmé…
D’ailleurs, en termes de mort de dieu et de liberté de penser par-delà le bien et le mal, Nietzsche ne s’y était pas trompé et il se déclarait fervent admirateur du philosophe bordelais :
Il n’y a qu’un seul écrivain que je place au même rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probité, et je le place même plus haut, c’est Montaigne. Qu’un pareil homme ait écrit, véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée. Pour ma part, du moins, depuis que j’ai connu cette âme, la plus libre et la plus vigoureuse qui soit, il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque : “À peine ai-je jeté un coup d’oeil sur lui qu’une cuisse ou une aile m’ont poussé.” C’est avec lui que je tiendrais, si la tâche m’était imposée de m’acclimater sur la terre.
Nietzsche, Considérations inactuelles, II, De l’utilité et de
l’inconvénient des études historiques pour la vie (1874)
Vivre à propos, c’est Vertigo tous les jours
Après des siècles de servitude volontaire, nous avons un sentiment un peu tardif de fin du monde. Serait-ce cette pandémie désarmante du COVID-19 qui lève subitement le voile sur une réalité, masquée jusque-là par le “Spectacle”, qu’il nous faut impérativement renouveler ? Et voilà que Nietzsche en profite pour déclarer nos valeurs en mort clinique ! Par quoi les remplacer ? Peut-être suffit-il de les déplacer…
Peut-être la mort du dieu n’est-elle que la fin de notre habitude orthorexique de vivre au départ de règles et de principes pré-établis. Source de tous les conflits, l’idée implique la conformité à l’idée : je décide ceci parce que c’est conforme à mon idée du bon, du juste, du beau ou encore du vrai.
Le vertige commence dès que l’on réfute ces valeurs, dès qu’on établit qu’elles sont juste bonnes pour les herbivores qui n’ont de cesse de les brouter et de les ruminer sans faillir, clouant accessoirement au pilori les carnivores avides de manger le monde : les surhommes/femmes nietzschéens qui vivent par-delà le bien et le mal.
Lenz, Sommerlust (1906)
Qu’ont-ils donc entrevu, ces surhumains en forme d’humains qui existent et pensent librement, sevrés des valeurs et soucieux de vivre la qualité de leur relation au monde, leur Dasein (Heidegger), avec pour seul boussole leur satisfaction de vivre (Diel) et leur volonté d’être à propos (Montaigne) ? Comment ont-ils renoncé au monde en deux dimensions sur lequel les humains adolescents projettent leurs passions immatures, pour habiter voluptueusement un monde en trois dimensions, fait de l’expérience de la vie ? Comment se sont-ils abstenu d’y ajouter une quatrième ou une cinquième dimension, là où guettent les dieux, les dictateurs, les gourous et leurs acolytes ?
La réponse est probablement dans la question : se méfier de soi quand on cherche à être conforme à une idée ou une règle et, au contraire, habiter sa vie, son expérience, avec pour seul baromètre sa satisfaction réelle. En d’autres termes : lutter contre les conformismes (les idéalismes) et aligner son fonctionnement sur sa réalité (qui reste à reconquérir). Remplacer l’obéir par le faire, le quoi par le comment…
A quand un mouvement politique profondément novateur qui ne miserait pas sur le commerce des idées et de visions d’avenir plus ou moins frelatées mais tiendrait compte de la complexité de notre vie et mettrait plutôt l’accent sur des modes de fonctionnement dynamiques dans la Cité :
une laïcité intégrale qui laisserait à chacun le choix de ses convictions et n’intégrerait dans le contrat social que le bien commun sans autre régime que celui du citoyen ;
un universalisme qui s’étendrait à la communauté des humains de toute appartenance, délaissant le communautarisme et les tribus d’influence pour préférer garantir les droits fondamentaux à tous. Comme le formulait le philosophe Henri Peña-Ruiz : “Le ‘droit à la différence’ ne peut être confondu avec la différence des droits.” ;
une expérience de l’Etat fondée sur le débat permanent (à ne pas confondre avec les disputes de comptoir), dans la mesure où aucune valeur d’aujourd’hui n’a prévu tous les lendemains qui nous attendent.
Fin 1899, Sigmund FREUD publie L’Interprétation du rêve (Die Traumdeutung). Ce livre représente un moment fondateur de la psychanalyse du XXème siècle mais, comme le raconte Luiz Eduardo Prado de Oliveira dans les Cahiers de psychologie clinique [CAIRN.INFO] : “L’aventure de l’interprétation des rêves, au cours du 19e siècle et au début du siècle suivant avait acquis une maturité telle qu’elle nourrissait de grands espoirs de conquêtes sur la folie, de compréhension de la pensée et d’avancées majeures pour l’être humain, autant que d’autres révolutions en cours à l’époque : celle de la révolution de 1917 et celle de l’établissement de la démocratie. Freud n’a nullement été un pionnier, même s’il a révolutionné le domaine, notamment à l’aide de Rank […]”
La cause qui fait que, dans certaines maladies, nous nous trompons même tout éveillés, est celle aussi qui, dans le sommeil, produit le rêve .
Toujours Prado de Oliveira : “L’auto-analyse a une histoire aussi ancienne que la création de la subjectivité. Tout commence avec le “Connais-toi toi-même” […]. “Je pense, donc j’existe” est une devise qui fait une part importante à la subjectivité et comporte une démarche auto-analytique poursuivie encore dans le débat entre Jacques Derrida et Michel Foucault, dont témoigne le texte de ce dernier Mon corps, ce papier, ce feu . Les enjeux de ces discussions se résument : est-ce que le rêve et la folie sont des modalités de la pensée ? Après Descartes, d’autres philosophes, nombreux, s’intéressent aux rêves, dont l’étude apparaît fréquemment comme un exercice privilégié de l’auto-observation et, partant, de l’auto-analyse. […] L’auto-analyse arrive tardivement dans l’histoire de nos représentations de nous-mêmes, bien qu’elle possède d’importants précurseurs. La psychanalyse serait-elle étrangère à l’auto-observation ? Voici Freud : « On apprend d’abord la psychanalyse sur son propre corps, par l’étude de sa propre personnalité. Ce n’est pas là tout à fait ce que l’on appelle auto-observation, mais à la rigueur l’étude dont nous parlons peut y être ramenée. Il existe toute une série de phénomènes psychiques très fréquents et généralement connus dont on peut, grâce à quelques indications relatives à leur technique, faire sur soi-même des objets d’analyse.” [CAIRN.INFO]
Les questions sont dès lors multiples, qui interrogent la nature de nos rêves, de la folie et, partant, la capacité que nous avons d’interpréter ces récits nocturnes que nous nous servons à nous-mêmes, moyennant quelques interventions d’auto-censure. Aristote, Kant, Freud, Jung, Lacan et ma voisine Josette : tous sont curieux de savoir si nous sommes capables d’interpréter nos rêves et, plus encore, s’il existe des symboles universels (archétypaux) que nous mettrions en oeuvre dans notre petit théâtre nocturne…
Onirique toi-même !
Josette, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a choisi son camp et pratique avec régularité l’interprétation des rêves, des siens et de ceux d’autres copines du quartier. “Oufti, ce n’est pas difficile avec un bon dictionnaire des rêves. J’en ai trois, là-derrière, dans ma bibliothèque (à côté de mes vieux almanachs de Mathieu Laensbergh que j’utilise pour les prédictions). Si tu rêves d’un serpent noir, par exemple, c’est signe que tu vas vivre des moments difficiles en amour parce que ton partenaire ne te convient pas. D’ailleurs, ça me rappelle l’histoire d’une voisine…“.
Selon Josette, donc, il sufirait d’identifier les acteursde nos rêves pour comprendre le message qu’ils nous apportent, qu’il s’agisse de personnes (connues ou imaginées), d’animaux, d’objets ou de lieux. De la même manière, chacun pourrait interpréter la découverte d’une statue de dieu ou de héros antique sur un site site archéologique, par la seule connaissance du mythe qui lui est associé (Sigmund forever !). Cette option fait bien évidemment jubiler tous les éditeurs de dictionnaires des rêves, ces ouvrages plus ou moins sérieux où les clefs de nos songes sont rangées une fois pour toutes par ordre alphabétique…
Vinciane PIRENNE est une historienne de l’ULiège spécialisée dans l’histoire des religions. Cocorico : elle enseigne depuis peu au Collège de France : la Wallonie scientifique s’exporte bien ! Ses recherches ont notamment porté sur les représentations d’Aphrodite, accompagnées de ses différents… attributs. Comme elle l’a démontré, qu’il s’agisse d’Aphrodite, de Zeus, d’Héra, d’Athéna ou d’Hercule, on n’a encore rien dit quand on cite leurs seuls noms. Encore faut-il examiner leurs postures, les objets et les animaux qui les accompagnent dans la statuaire et les situations dans lesquelles ils sont représentés. Une Athéna en armure, n’est pas l’Athéna en voiles avec un hibou sur l’épaule, ni Athéna qui tend un bouclier-miroir à Persée pour lui permettre d’affronter Méduse.
Traduit en termes plus contemporains : si le Gérard Depardieu des Valseuses de Bertrand Blier (1974) est le même acteur que celui du Cyrano de Rappeneau (1990), les deux rôles, les personnages incarnés sont tout à fait différents. Il en va ainsi dans nos rêves, comme dans les mythes : reconnaître l’acteur n’est pas comprendre la pièce !
Flash-back sur Paul DIEL et son ouvrage de 1952 (qui figure d’ailleurs dans les bibliographies de Vinciane Pirenne) : “Le symbolisme dans la mythologie grecque” (dont de larges extraits sont disponibles dans wallonica.org). Dans sa préface, Gaston BACHELARD insiste : “Quand on aura suivi Paul Diel dans les associations de mythes, on comprendra que le mythe couvre toute l’étendue du psychisme mis a jour par la psychologie moderne. Tout l’humain est engagé dans le mythe.” Et Diel d’expliquer plus loin :
Ainsi, la figuration mythique, qui à l’origine ne parlait que des astres et de leurs évolutions imaginées comme une lutte entre les divinités, finit par exprimer les conflits réels et intrapsychiques de l’âme humaine.
Ici se pose le problème de toute la psychologie humaine peut-être le plus redoutable et le plus riche en conséquences et en enseignements. Il a été nécessaire de formuler, dès l’entrée dans l’analyse des mythes, la thèse du présent travail : la symbolisation mythique est d’ordre psychologique et de nature véridique. […]
Le fonctionnement de la psyché humaine est caractérisé encore de nos jours par un phénomène qui, pour être refoulé, n’en est pas moins évident : le fait que, sans s’en rendre compte, chaque homme use sans relâche et tout au long de sa vie d’une sorte d’observation intime à l’égard de ses motifs. Cette observation intime n’est pas en soi honteuse ; elle est même un phénomène biologiquement adaptatif, et, comme telle, elle est élémentaire et automatique comme l’instinct. Elle remplace la sûreté de l’instinct animal, car l’homme ne pourrait subsister, s’il ne scrutait pas sans cesse l’intention de toute son activité, soit pour contrôler ses propres actions, soit pour projeter dans la psyché d’autrui les connaissances ainsi acquises à l’égard des motifs humains, afin d’interpréter à leur aide les intentions de ses semblables et de trouver ainsi le moyen de s’imposer ou de se défendre. On est en droit de dire que cette introspection obscure de ses propres motifs et l’introspection projective, l’interprétation des actions d’autrui, occupent le plus clair du temps de la vie humaine ; elles sont la préoccupation la plus constante de chaque homme et la raison la plus secrète de sa manière d’être et de sa façon d’agir.
Mythes & rêves : même combat ! Pour qui veut auto-analyser ses rêves, la tâche s’étoffe donc : à la nécessité d’identifier les acteurs de “notre théâtre nocturne”, ainsi que leurs attributs (le serpent noir de Josette est-il ‘rampant‘, ‘caché sous une pierre‘ ou ‘dressé et menaçant‘ ?), s’ajoute l’intérêt de suivre la narrationelle-même, l’histoire (souvent peu logique) qui est déroulée dans nos rêves, comme elle serait déployée dans un mythe et ou un conte. Le parallèle avec les récits mythiques, leurs personnages et les situations symboliques qui les ponctuent devient alors un outil enrichissant d’analyse. D’autant que notre farouche -mais secrète- volonté d’être sublimes s’accommode très bien de la démesure mythologique !
Circulez, il y a tout à voir !
Vous y voilà. La nuit est engagée, la lumière de la Lune passe entre les lames du volet, votre partenaire ronfle déjà un peu et –le marchand de sable est passé– vos paupières se ferment pour protéger vos yeux et les tourner vers l’intérieur : vous pouvez commencer à rêver ; dans votre théâtre intime résonnent les trois coups ! Les acteurs (connus ou inconnus) vont sortir des coulisses de votre conscience et évoluer sur la scène, en leurs titres et fonctions, parés de différents attributs lourds de sens… caché. L’histoire sera tordue ou limpide, jamais explicite et peut-être oubliée demain matin, auto-censure oblige.
Ray Harryhausen & Mighty Joe Young…
Reste que le budget de ces blockbusters nocturnes où nous tenons la vedette (tous les acteurs de nos rêves sont des acteurs de notre délibération intime), ce budget comporte d’autres postes tout aussi coûteux que les salaires des acteurs, des décorateurs et des scénaristes. C’est le grand Ray Harryhausen, le pape des effets spéciaux (FX en anglais) qui nous le rappelle : n’oubliez pas les effets visuels !
En effet, pour créer du sens à nous perceptible, peut-être notre ombrageux inconscient fait-il également usage d’effets visuels et, plus précisément, de mouvements de base (descendre, monter, se disperser, grouiller, glisser…) qui sont eux-aussi matière à interprétation, qui sous-tendent ces histoires que nous nous racontons et dramatisent plus fort encore les échanges entre les différents acteurs.
Proposition : dans le cadre de l’auto-analyse des rêves, au-delà de l’interaction entre acteurs, attributs, lieux et histoire, il revient d’intégrer les effets visuels qui participent également d’associations d’idées à la base de nos rêves.
Pour Josette, voir une simple araignée est déjà éprouvant (“Par contre, les souris, ça va !“, précise-t-elle), mais que dire du Hobbit qui voit Shelob, l’araignée géante, descendre vers lui et le recouvrir de sa masse ; que dire du jeune-sorcier-dont-il-n’est-pas-nécessaire-de-rappeler-le-nom qui est poursuivi par la multitude des enfants arachnidés d’Aragog, l’Acromentule ? Au-delà du sens que l’on peut associer à l’araignée dans les dictionnaires des symboles traditionnels (archétype de la mère dévorante ?), le seul mouvement, l’effet visuel est à part entière une piste vers le sens de nos rêves, qui s’ajoute aux autres outils d’interprétation. Non ? Quelques exemples pour lancer le débat…
Elévation et…
Commençons par le plus simple : s’élever, monter, voire s’envoler. Comment atteindre le sommet de l’Olympe autrement mais, aussi, comment atteindre le sommet de cette colonne de marbre d’où le stylite sublime -que certains veulent hélas imiter- pourra orgueilleusement contempler la création à ses pieds ? Plus humblement, comment remonter de sa cave sombre, lieu du refoulement, pour venir à la lumière de ce salon ensoleillé dont les fenêtres donnent sur le jardin ? Aura-t-on le vertige d’Icare en s’élevant dans les airs, portés par des ailes trompeuses ? L’élévation vers le sublime reste un parcours réservé aux héros qui ont promérité. Remonter de sa cave, c’est déjà pas mal. Et vous : en rêvez-vous ?
…chute
Icare est ici encore un exemple parlant de la mythologie : volant trop près du soleil, il fait fondre la cire avec laquelle son père Dédale avait fixé ses ailes et s’abîme dans la mer (de l’inconscient ?). Triste sort, punition de l’exaltation mais aussi dispositif paternel insuffisant : une insuffisance paternelle que l’on retrouve également dans La jeune fille sans mains des Frères Grimm. La chute sera aussi le sort de Bellérophon qui essaiera d’atteindre le sommet de l’Olympe et, victime de son orgueil, chutera de sa monture ailée, le sublime Pégase.
Qui ne s’est vu tomber, chuter, glisser vers le bas, couler dans l’eau, déraper sur une pente neigeuse ou dans la boue ? Descendreest une variation sur le même thème, dont Camus fait bon usage dans le Mythe de Sisyphe (1942), à ceci que c’est le cycle complet “monter-descendre” qui fait sens chez lui : “C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin.“
Si la chute peut sonner le glas de l’élévation et signifier au rêveur ses excès vaniteux, elle peut de plus finir par l’écrasement au sol, un atterrissage violent sur cette matière que le stylite méprise tant. Pascal : “Qui veut faire l’ange, fait la bête”. Qui plus est, si le rêveur même peut chuter, un objet peut aussi descendre voire tomber sur lui : le propre de la chute est son côté incontrôlable, fort déplaisant à vivre même oniriquement. Et vous : en rêvez-vous ?
Concentration et…
Ce n’est pas Paul Diel qui va rejeter l’image de la concentration, de l’augmentation d’une densité de la matière dont notre pensée est faite, jusqu’à une dureté contre-nature, voire l’engloutissement dans un trou noir qui, en mode chaussette retournée, est l’étape ultime de la concentration (ou pas, selon Christopher Nolan, dans son chef-d’oeuvre Interstellar). Pour Diel, un des types psychologiques est celui du nerveux qui, par vanité, va bien entendu s’élever mais aussi concentrer toute son énergie vitale dans la satisfaction d’une seule pulsion, au détriment des autres. Que l’on pense à l’anorexique qui va tout sacrifier de sa vie pour devenir un esprit pur et dur, détaché de sa matière et de son animalité. Et vous : en rêvez-vous ?
…dispersion
A l’opposé, la dispersion fait également les choux gras de la Psychologie de la Motivation (Diel, 1947), où celui qui disperse son énergie vitale dans la satisfaction de tous les désirs qui passent est appelé un banalisé. Condamné à la “mort de l’âme” par dispersion, il est exemplaire de notre chère décadence du XXIème siècle et de son consumérisme. Les mythologies sont parsemées de ces personnages qui finissent écartelés, dispersés dans la matière, perdant toute consistance. Plus encore, un des combats victorieux d’Héraklès (Hercule) aboutit justement à la dispersion des Centaures, symboles grecs des appétits animaux qu’il est nécessaire de dominer pour s’hominiser. Et vous : en rêvez-vous ?
Affrontement et…
Si le déplacement non-contrôlé de haut en bas est une chute, le déplacement volontaire vers un élément hostile s’apparente à l’affrontement. La mythologie regorge des combats de héros contre les monstres (nos monstres intimes ?) et il n’est pas toujours facile de faire face ! Si Hercule joue du gourdin ou de l’arc à flèches empoisonnées à tout va, un épisode du mythe de Persée raconte plus précisément la difficulté d’affronter ses propres monstres. Persée n’est pas le quart d’un niais et, bien qu’il ait déjà tué ses deux soeurs (les Gorgones Euryale et Sthéno), il sait que s’il regarde Méduse en face, il sera pétrifié d’horreur, comme on peut être pétrifié d’horreur devant sa propre vanité, son intime volonté d’être sublime. Enter Athéna qui, à la demande Zeus, lui tend un bouclier-miroir (magnifique glissement de l’image “miroir” : faire face à Méduse, c’est être confronté à son monstre comme quand on se regarde dans un miroir) qui lui permettra de voir la face coiffée de serpents de Méduse, à la lumière de Zeus, et de la décapiter sans appel. Le héros a donc pu affronter ses démons grâce à l’éclairage de la Raison, de l’harmonie divine. Pour ceux dans la salle qui n’auraient pas encore compris, le mythe en remet une couche et laisse naître du cou tranché de la Gorgone le cheval blanc et ailé Pégase. Et vous : en rêvez-vous ?
…fuite
Tous les affrontements ne sont pas nécessaires et la fuite est un mouvement que l’on retrouve bien souvent dans nos mythologies modernes : de Duel (1971) à Minority Report (2002), de La Mort aux trousses (1959) à Thelma & Louise (1991), les héros du 7ème art pratiquent la fuite à nous faire perdre haleine. Par fuite, on entendra le mouvement qui tient à distance un élément du rêve hostile et… qui nous poursuit. La peur est ressentie devant un ennemi onirique que l’on peut identifier (ex. un monstre dressé que l’on ne peut affronter) et l’angoisse s’installe quand le danger n’est pas explicitement connu par le rêveur : dans le magistral Duel de Spielberg, le personnage principal a peur d’un camion-tueur (qui constitue un danger physique réel pour lui), mais on transpire d’angoisse avec lui quand il n’arrive pas à identifier qui est au volant du semi-remorque qui le poursuit. Si un biologiste comme Henri Laborit peut faire L’Eloge de la fuite (1976) en analysant nos comportements sociaux en période de veille, dans le monde du sommeil, la fuite est souvent associée à une poursuite dont on est la cible. Et vous : en rêvez-vous ?
Travaillez, prenez de la peine…
La liste pourrait être plus longue, des mouvements et des effets visuels qui font également sens dans nos rêves. Une étude plus scientifique devrait permettre de collecter des exemples en masse et elle devrait réunir autant des cognitivistes et des psychanalystes que des mythologues, des anthropologues et des philologues.
Si l’intérêt de la chose est d’établir une liste des effets visuels significatifs qui interviennent dans nos rêves, le Graal d’un tel travail est ailleurs : identifier les effets visuels “universels” (archétypaux) qui dramatisent nos rêves (ceux-là même que l’on retrouve dans les mythes, les contes ou les ritualisations) et qui existent probablement en nombre limité, les uns pouvant être une variante des autres. Pour mieux comprendre, que l’on pense à l’anglais de nos années scolaires, où l’on apprenait un nombre limité de particules (out, off, in, over…) qui, accolées à des verbes simples (come, go, get…), permettaient de créer une myriade de phrases : ces fameux phrasal verbs qui faisaient les beaux jours de nos professeurs de langues.
Dès lors, est-ce une volonté structuraliste si perverse que de vouloir recenser les universauxde ces effets visuels et d’en analyser la combinatoire ? Le chantier est ouvert et je me joindrai volontiers au premier des fans de wallonica.org qui entamera l’étude de cette liste provisoire : élévation vs. chute, concentration vs. dispersion, affrontement vs. fuite, recentrage vs. aliénation, harmonie vs. contradiction, appropriation vs. juxtaposition, unité vs. ambivalence…
Le mythe, cette autre dimension de notre quotidien
Depuis le travail de penseurs comme Jung (1875-1961), Freud (1856-1939), Adler (1870-1937) ou leurs épigones, des concepts comme mythe, archétype (Jung) ou Complexe d’Oedipe (Freud) sont rentrés dans notre vocabulaire de tous les jours, comme dans celui de débats plus scientifiques, principalement en sciences humaines. Mais parlons-nous tous de la même chose, lorsque que nous évoquons les mythes ?
Edition de 1897-1904
S’il est établi que “Larousse sème à tout vent“, il est moins certain que la définition qu’on trouve dans ce dictionnaire fasse l’unanimité : “Mythe n.m. : Récit mettant en scène des êtres surnaturels, des actions imaginaires, des fantasmes collectifs, etc.“
Se contenter de décrire les dispositifs mis en oeuvre dans un récit mythique, c’est passer sous silence sa dimension didactique et psychologique, que les “psy”, les philosophes, tout comme les anthropologues, ont mis en évidence depuis, sans parler de l’étonnante cohérence qui organise la mythologie des différentes civilisations qui nous sont connues.
Quant à l’origine des mythes… tout se complique : les mythes sont-ils des assemblages d’archétypes intemporels, des récits historiques enluminés par les conteurs et la faconde populaire, des contes moralisants pré-religieux ou des structures narratives originaires de notre inconscient collectif dont les avatars, à chaque époque, obéissent à l’air du temps ? Par ailleurs : en va-t-il des mythes comme des contes et des fables ? On aurait bien besoin des lumières de Zeus pour dénouer cette pelote conceptuelle !
Quoi qu’il en soit, n’est-il pas troublant qu’à la lecture d’un mythe (pas le même pour tous), on retrouve les éléments de problématiques que nous croyions intimes et individuelles ?
Freud était un précurseur (donc pas encore trop sûr de son coup…) : il a mis en évidence le mythe d’Oedipe (une portion, du moins : dans son interprétation, Freud ne va pas jusqu’au dénouement -heureux- du mythe) et avançait que nous souffrions toutes et tous du Complexe d’Oedipe (“je dois coucher avec maman après avoir flingué papa“… symboliquement !).
Paul Diel, un demi-siècle plus tard, nous offre également le fruit de ses études sur le rapport entre les narrations mythiques et leur pendant psychologique, dans son Symbolisme dans la mythologie grecque, préfacé par Gaston Bachelard (1952). On y retrouve une interprétation rigoureuse de différents mythes grecs, établie selon sa méthode d’analyse de la motivation. Re-trouble : à la lecture du livre, on se prend à effectuer les 12 travaux d’Hercule ou à pester contre ces chaînes qui nous lient à un rocher, offert que nous sommes aux serres et à la morsure d’un aigle qui, chaque jour, nous dévore le foie. Quelle est donc cette proximité irréfléchie entre nous et ces héros ? Comment le récit de leurs aventures nous semble-t-il si proche de notre quotidien ?
Peut-être, dans notre “château-fort intérieur”, nous voyons-nous également comme les personnages centraux d’une histoire ancrée profondément dans l’expérience humaine ? Nous y sommes des acteurs dramatiques faits de sublimes sentiments et d’abyssales culpabilités, toujours en quête, toujours handicapés par une faiblesse tragique… Un peu comme au théâtre : nous vivons nos réflexions essentielles, voire nos rêves, comme si nous étions les acteurs sur la scène (ou les héros d’un mythe, donc), alors que nous devons quand même vivre au quotidien, dans la salle, entre le gros monsieur qui ronfle et les deux moutards qui mangent bruyamment leurs tacos. Comme si l’ensemble de notre conscience était fait, d’une part, d’une multitude de pensées pragmatiques, accidentelles, qui cohabitent, d’autre part, avec un nombre plus restreint d’images essentielles, calquées sur les récits mythiques ou, du moins, sur la manière de les raconter.
Begman, Le septième sceau (1957)
Finalement, les psychologues et autres psychanalystes ne nous invitent-ils pas à réconcilier ces deux visions de nous-mêmes : (a) notre personnalité intime et sublime (du moins le voudrions-nous), exprimée dans les mêmes termes que les récits mythiques, où les différents personnages représentent des instances, des valeurs, des choix de vie et non des personnes (à l’image des allégories du théâtre médiéval), et (b) notre moi quotidien qui interagit en 3 dimensions avec d’autres personnes réelles pour manger, dormir et aimer ; autres personnes qui possèdent leur propre théâtre intime ?
Secouer les mythes de ses habits ?
Si Cassirer ne prend pas position sur ce point, il a néanmoins exploré le phénomène de la création du symbole par l’homme. Philosophe allemand de l’Ecole de Marbourg, que l’on range dans les rangs des néokantistes (voire des néokantiens…), Cassirer était l’exact contemporain de Heidegger, Wittgenstein ou Walter Benjamin. Chacun, à sa manière, était préoccupé par la question de la connaissance : depuis Kant, les philosophes se préoccupaient moins de l’objet absolu de la connaissance (Dieu, la Nature, les Valeurs, les Idées, “un plombier le dimanche” dirait Woody Allen) que de ce que nous pouvons percevoir individuellement de la réalité (les phénomènes) ou même de nous, en tant que sujetconnaissant (“Comment est-ce que je connais ma réalité ? Comment adhérer au monde ? Comment mieux le connaître et que puis-je en déduire ?“). Ferdinand de Saussure, le linguiste, utilisait l’image d’un jeu d’échecs pour expliquer tout cela : on arrête d’étudier le plateau, les pièces et les règles du jeu pour s’intéresser aux parties jouées par chacun.
De cette révolution copernicienne que Kant formulait au XVIIIe dans trois oeuvres assez indigestes, dont la “Critique de la raison pure” (à ne pas confondre avec “Cripure de la raison tique” de Louis Guilloux, en 1935), Cassirer et ses trois larrons ont vécu les barricades pendant l’entre-deux-guerres, accompagnant l’épanouissement de la Phénoménologieet ouvrant la voie à l’Existentialisme qui a encadré le conflit suivant. Chacun en a travaillé le thème à sa manière :
Heidegger a enfilé (principalement) ses culottes en cuir et est parti polisser son adhésion au monde dans un chalet de montagne de la Forêt Noire, n’en redescendant que pour lever le bras droit avec ses petits copains du parti nazi. Reste que son oeuvre (si peu lisible, mais comment trouver le juste mot quand on est le premier à parler de quelque chose ?) ouvre des voies royales à la pensée du XXe siècle ;
Wittgenstein, plus torturé, s’est installé en Angleterre et a pondu son Tractatus logico-philosophicus, une somme philosophique en forme de phrase zen (une fois lue et méditée, la phrase a perdu tout son sens et l’esprit nettoyé est prêt à la révélation) ;
Benjamin a voyagé et vécu à Paris pour faire ses passages (1934), promenant sa bohème de ville en ville, d’idées géniales en analyses critiques acérées de son temps. On lui doit notamment le clairvoyant L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939).
Deux ouvrages récents racontent à merveille cette époque et la suivante :
EAN 9782226436900
“1919. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, un élan de créativité sans précédent se produit dans l’histoire de la philosophie. Les ouvrages majeurs de Ludwig Wittgenstein, Martin Heidegger, Ernst Cassirer et Walter Benjamin, marquent un tournant de la pensée occidentale qui va façonner la philosophie moderne. Critique de la technologie, crise de la démocratie, repli identitaire, développement durable : pour comprendre et interpréter les grandes questions contemporaines, il faut revenir sur les traces de ces quatre grands penseurs. De l’Autriche à la Forêt-noire en passant par Paris et Berlin, entre biographie et analyse philosophique, Wolfram Eilenberger, qui a été longtemps rédacteur en chef de Philosophie Magazine en Allemagne, retrace de manière très vivante les chemins de réflexion de ces quatre philosophes essentiels.” [ALBIN-MICHEL.FR]
EAN 9782226392732
“Paris, 1932. Trois amis se réunissent dans un célèbre café de Montparnasse. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir écoutent Raymond Aron, de retour de Berlin, parler d’une forme de pensée radicalement neuve qu’il a découverte : la phénoménologie. En guise d’explication, Aron pointe son verre du doigt et dit à Sartre : « Tu vois, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie ! » Intrigué et inspiré, Sartre élabore une théorie philosophique fondée sur l’existence vécue, dont le quartier de Saint-Germain-des-Prés va devenir l’emblème. Des cafés aux clubs de jazz, des cénacles intellectuels aux nuits blanches de Boris Vian chantées par Juliette Gréco, l’existentialisme va faire vibrer Paris et se diffuser dans le monde entier, de l’après-guerre aux mouvements étudiants de 1968. Avec l’érudition et l’humour qui ont fait l’immense succès de Comment vivre ?, Sarah Bakewell fait revivre un courant fondateur de l’histoire de la pensée du XXe siècle et nous plonge dans l’atmosphère effervescente du Paris existentialiste.” [ALBIN-MICHEL.FR]
Et Cassirer dans tout ça ? Et nos mythes ? Notre ami Ernst s’en est occupé à sa manière également. Il a établi différentes choses, bien utiles à notre propos, dans son oeuvre principale, La philosophie des formes symboliques, publiée en 3 volumes (I. Le langage ; II. La pensée mythique ; III. La phénoménologie de la connaissance) en 1923 : “La Philosophie des formes symboliques est une tentative pour fonder une philosophie de la culture – la culture non seulement entendue comme la pensée théorique et l’activité artistique, mais aussi comme la pratique humaine en général, ce qui inclut aussi bien l’usage de l’outil et les troubles du langage (Tome I) que les cérémonies religieuses et l’organisation d’une cité (Tome II) ou la pensée scientifique et ses catégories (Tome III).” (LESEDITIONSDEMINUIT.FR)
Cassirer avance donc que :
loin de puiser les symboles (le vocabulaire de nos mythes) dans un fond commun préexistant (ou de les recevoir d’une quelconque divinité), l’homme est un être qui crée -individuellement ou collectivement- des discours sur sa réalité. Il serait amusant de mettre ce postulat en parallèle avec la théorie de l’esprit plat de Chater : la conscience serait une fonction du cerveau qui a pour mission de nous donner l’illusion d’avoir une conscience individuelle, ceci afin d’activer notre instinct de conservation ;
chacune des idées ainsi créées a furieusement tendance à être totalisante, en d’autres termes, à déborder sur les autres idées qui occupent notre conscience. Ceci expliquerait que nous puissions occulter certains de nos désirs au profit d’un seul, vainement exagéré : “je veux être un cow-boy donc j’ai besoin d’un colt et d’un cheval, on verra après pour la vaisselle” ou “désolé, Maman, il le fallait. Tu trouveras le corps de Papa dans le broyeur de la buanderie” ou “depuis que je regarde les clips de Jean-Jacques Crevecoeur sur youtube, je me rends compte de combien c’est le FBI qui a organisé la fonte des glaces et la canicule du weekend prochain pour m’empêcher de jouer crapette sur une terrasse de la digue à Westende…“.
La boucle serait donc bouclée : si nous nous rêvons de nuit comme des personnages mythiques, c’est pour mieux nous comprendre. La dramatisation et la simplification de nos narrations les rendent lisibles… avec un peu de travail. Si par contre, nous projetons des personnalités mythiques sur nos actes quotidiens, pragmatiques, nous risquons de rater notre bus, trop occupés que nous sommes à nous dépêtrer des pattes du lion de Némée. C’est ce décalage de Paul Diel baptise vanité, précisément, au sens de ce qui est vain.
Le travail de Cassirer étend cette fonction de création du symbole à l’ensemble d’un groupe humain, voire à l’humanité, quand il génère sa culture, que ce soit en termes de discours scientifiques, myhtologies partagées ou de création artistique. Il ajoute que pour lutter contre la tendance totalisante des différents symboles créés -et donc garder son entendement- il importe d’objectiver les liens qui existent entre les différents symboles ou systèmes de symboles. Le travail de digestion de la complexité du monde proposé par Edgar Morin ne s’inscrit pas dans une autre ligne, contrairement aux mécanismes de création des idées totalitaires que Cassirer dénonce dans le texte qui suit.
Ayant fui le nazisme, le philosophe s’est réfugié aux Etats-Unis. Nous sommes en 1946 et Cassirer analyse la montée du nazisme alors défait. Il est amusant de lire le texte ci-dessous avec nos yeux actuels : nous avons depuis lu les différentes analyses des techniques de propagande, de communication commerciale et de marketing ; nous ne penserions peut-être pas aujourd’hui à rapprocher les dispositifs mis en place par Goebbels et ses sbires de la tendance de l’homme à créer des symboles…
On a toujours décrit le mythe comme résultat d’une activité inconsciente et libre produit de l’imagination. Mais ici nous trouvons un mythe qui répond à un plan. Les nouveaux mythes politiques ne naissent pas librement ; ils ne sont point les fruits sauvages d’une imagination exubérante. Ce sont des choses artificielles fabriquées par des artisans habiles et rusés. Il a été réservé au xxe siècle, notre grand siècle technique, de développer une nouvelle technique du mythe. Désormais, les mythes peuvent être manufacturés au sens et selon les mêmes méthodes où le sont n’importe quelles autres armes – mitrailleuses ou avions. C’est quelque chose de nouveau – quelque chose d’une importance cruciale. La forme entière de notre vie sociale en a été transformée.
C’est en 1933 que le monde politique commença à déplorer plus ou moins le réarmement de l’Allemagne et ses possibles répercussions internationales. En réalité, ce réarmement avait commencé bien des années plus tôt mais il était passé presque inaperçu. Ce réarmement réel a commencé avec la naissance et la montée des mythes politiques. Le réarmement militaire ultérieur n’en a été que la conséquence accessoire. Ce fait était un fait accompli bien avant ; le réarmement militaire ne fut que la conséquence nécessaire du réarmement mental réalisé par les mythes politiques.
Le premier pas à franchir était de changer la fonction du langage. En étudiant le développement du langage humain, nous trouvons que, dans l’histoire de la civilisation, les mots remplissent deux fonctions entièrement différentes. Pour le dire en bref, nous pouvons appeler ces fonctions l’usage sémantique et l’usage magique de la parole. Même dans les langages qu’on appelle primitifs, la fonction sémantique de la parole n’est jamais absente ; sans elle, il ne pourait y avoir de langage humain. Mais dans les sociétés primitives, la parole magique a une influence prépondérante et écrasante. Elle ne décrit pas les choses ou les relations entre les choses ; elle essaie de produire des effets et de changer le cours de la nature, ce qui ne peut être fait sans l’art très élaboré d’un magicien. Le magicien ou sorcier est seul capable de gouverner la parole magique. Mais elle devient dans ses mains la plus puissante des armes. Rien ne résiste à sa force. Carmina vel coelo possunt deducere lunam, dit Médée la sorcière, dans les Métamorphoses d’Ovide – par des chants magiques et des incantations même la lune peut être décrochée des cieux.
Il est assez curieux que tout cela réapparaisse dans notre monde moderne. En étudiant nos mythe politiques modernes et l’usage qui en a été fait, nous y découvrons à notre grande surprise, non seulement une transvaluation de toutes nos valeurs éthiques mais aussi une transformation du langage humain. La parole magique prend le pas sur la parole sémantique. De nos jours, s’il m’arrive de lire un livre allemand publié dans les dix dernières années, non un livre de politique, mais un ouvrage théorique, traitant de problèmes philosophiques, historiques ou économiques – je découvre à ma grande stupeur que je ne comprends plus l’allemand.
Des mots nouveaux ont été forgés ; et même les anciens sont utilisés dans un sens nouveau. Ce changement de signification dépend du fait que ces mots, qui étaient employés jadis en un sens descriptif, logique ou sémantique, sont maintenant utilisés comme des paroles magiques, destinées à produire un certains effets et à déclencher certains sentiments. Nos paroles ordinaires ont changé de signification ; mais ces mots à la nouvelle mode sont chargés de sentiments et de passions violents. Il n’y a pas si longtemps fut publié un très intéressant petit livre Nazi-Deutsch. A Glossary of Contemporary German Usage. Ses auteurs sont Heinz Paechter, Bertha Hellman, Hedwig Paechter et Karl O. Paetel. Dans cet ouvrage étaient soigneusement enregistrés les termes nouveaux produits par le régime nazi , et c’est une liste terrifiante. Il semble que peu de mots aient survécu à la destruction générale. Les auteurs essayaient de traduire en anglais les nouveaux termes mais, à cet égard, ce ne était pas un succès, à mon avis. Ils n’étaient capables de donner que des circonlocutions pour exprimer les mots et les phrases allemandes au lieu de véritables traductions. Car malheureusement, ou heureusement peut-être, il était impossible de rendre adéquatement ces mots en anglais. Ce qui les caractérise n’est pas tant leur contenu et leur signification objective que l’atmosphère où ils baignent.
Cette atmosphère doit être sentie ; elle ne peut être traduite ni transposée d’un climat de l’opinion dans un autre entièrement différent. Pour illustrer ce point, je me contente d’un exemple frappant choisi au hasard. Par ce glossaire, je comprends que dans l’usage allemand récent il y a une différence très tranchée entre les deux termes Siegfriede et Siegerfriede. Même pour une oreille allemande, il n’est pas facile de saisir la différence. Les deux mots ont exactement la même sonorité et paraissent désigner la même chose. Sieg veut dire victoire et Fried veut dire paix ; comment la combinaison de ces deux mots peut-elle produire des significations enièrement différentes ?
Néanmoins, nous avons appris que dans l’usage de l’allemand moderne, ces deux mots différent du tout au tout. Car Siegfriede est une paix gagnée par la victoire de l’Allemagne, tandis que pour Siegerfriede c’est tout le contraire ; on s’en sert pour désigner une paix qui serait dictée par les conquérants alliés. Il en va de même pour d’autres termes. Les hommes qui ont forgé ces termes étaient des maîtres dans l’art de la propagande politique. Ils ont atteint leur but qui était d’attiser de violentes passions politiques, par les moyens les plus simples. Un mot, voire le changement d’une syllabe dans un mot, était souvent suffisant pour servir leurs projets. En entendant ces mots nouveaux, nous y sentons toute la gamme des sentiments humains – la haîne, la colère, la fureur, la morgue, le mépris, l’arrogance et le dédain.
in The Myth of the State (Yale Univ. Press, 1946)
“Cassirer est mort le 13 avril 1945 à New York, juste après la remise du manuscrit de cet ouvrage à l’éditeur et avant sa publication ; il n’a pas eu le temps d’en relire la 1ère partie. Le livre est donc, sous cette réserve, posthume. S’agit-il d’un ouvrage engagé ? Certainement pas au sens de la philosophie de l’engagement popularisée par l’Existentialisme (“Aucun penseur ne peut donner plus que la vérité de sa propre existence”, Heidegger). Au contraire, Cassirer défend ici la cause de l’humanisme tant décrié. Toutefois, dans cette période de guerre, qui peut ignorer l’urgence de prendre position et de le faire savoir ? C’est pourquoi il a accepté, expérience toute nouvelle pour lui, sa publication partielle dans Fortune, périodique à grand tirage. Engagement, donc, à coup sûr, car l’auteur sait parfaitement qui sont ses adversaires, mais engagement en faveur de l’universel. Depuis la publication de La pensée mythique (1924) il est un spécialiste reconnu du mythe, plus connu, du reste, en Amérique, par la synthèse de sa pensée donnée dans An Essay on Man qu’il vient de faire paraître à Yale. Il a traité jusqu’alors du mythe au sens où l’entend la mythologie classique ou l’ethnologie, par exemple les études de Bronislaw Malinowski sur la culture des îles Trobriand. Il reste l’usage contemporain de parler de mythes pour désigner des erreurs trop communes ou des idéologies par trop irrationnelles. Et surtout le mythe revendiqué sous ce nom pour un usage politique comme Le mythe du xxe siècle d’Alfred Rosenberg. Toutefois, Cassirer ne cite pas ce boutefeu du pangermanisme qui a été l’un des livres fondateurs de l’hitlérisme. La pensée mythique dont il parle est celle qui a pris possession de l’esprit public en Allemagne dans l’après-guerre de 1918 et qui a largement précédé, et conditionné, le réarmement et les entreprises politico-militaires qui ont mis l’Europe en flammes ainsi qu’une bonne partie du monde. Il ne s’en tient évidemment pas aux conséquences de ce mouvement sur la langue allemande. Si le passage cité présente un intérêt particulier, c’est parce que le plus profond enracinement (comme on ne disait pas alors) de l’auteur se situe dans le sol de la langue et il n’en donne pas moins ce même titre, The Myth of the Twentieth Century, sans autre commentaire, à la Troisième Partie de son livre, The Myth of the State. La culture allemande, c’est son attache patriotique la plus sensible. Si l’illustration qu’il donne de l’adultération de la langue n’est sans doute pas la plus caractéristique, Siegerfriede dans le parage du classique Siegfriede, il est bien probable que le cauchemar d’une paix imposée par les vainqueurs, sorte de réédition du Diktat de Versailles, commence à hanter les militants les mieux endoctrinés. Cassirer touche là un point sensible. Mais il ne tient nullement à s’enfermer dans une tâche de propagandiste. Il en vient dans la suite à deux auteurs dont il pense qu’il n’ont pas de rapport direct avec le nazisme, Spengler (mort en 1936) et Heidegger. L’un énonce les décrets de la Destinée : notre civilisation est moribonde, rien n’y fera – mais les masses survivantes pourront se donner à d’autres valeurs, par exemple la technique (Ernst Jünger : Le Travailleur) ; c’est un démobilisateur des combattants de l’Humanisme, fossoyeur de la morale et de la raison, de même que Heidegger, penseur de la Geworfenheit, de l’être-jeté de l’homme (du Dasein), pour qui il n’existe aucune vérité universelle. En face du mythe, la philosophie est impuissante – impuissante à le détruire, mais non à le percer à jour. Cassirer jette dans la bataille sa clairvoyance.”
une analyse extraite de QUILLET Pierre, Ernst Cassirer
(Paris : Ellipses, 2001)
Il était une petite fois, une petite souris qui souriait tout le temps : sur les photos, elle souriait ; dans son landau, elle souriait déjà ; sur les bancs de l’école, elle souriait ; sur les chemins, elle souriait (même si elle avait un peu peur dans l’ombre des arbres sombres). Et, en découpant ses petits légumes en petits cubes jolis, elle souriait. Et, en trottant crânement dans les rues de son Village, elle souriait. Et, quand elle s’écrasait le petit orteil sur le pied du lit, et bien, elle souriait aussi (mais un peu moins). Tout le monde trouvait cela chouette, une souris qui sourit, tellement chouette qu’on l’avait baptisée Souricette, ce qui, à vrai dire, n’avait rien à voir mais traduisait bien le fait que Souricette, on l’aimait bien, elle.
Parce que, un peu comme dans les contes, la mère de Souricette était une loutre des rivières. Pourtant, on l’appelait Loutre-Mère. Les gens du Village se sentaient un peu mal à l’aise avec elle : beaucoup admiraient sa créativité, son entrain et son courage ; ils saluaient sa culture et ses broderies, goûtaient ses gâteaux et, quand ils y étaient invités, se promenaient dans son jardin, parmi ses fleurs.
Mais d’autres, aussi, la trouvaient – comment dire ? – un peu bizarre, justement. C’est vrai : une loutre bien léchée, c’est bien. Mais ils trouvaient un peu spéciale cette dame-loutre qui, sans prévenir, pouvait plonger dans le plus sombre remous de la rivière et resurgir plus tard, beaucoup plus tard, sur l’autre rive, une fois en souriant au soleil de l’après-midi et une autre fois en se faufilant à l’abri des racines, toute grondante et soufflante… souffrante, peut-être. Pour les gens du Village qui la croisaient, il était difficile de savoir quel sourire employer, faute de pouvoir s’y préparer. En plus, cette mère de famille bien huilée (ça, ils ne le comprenaient pas non plus) ne pétait jamais, au grand jamais ! Ce qui n’était pas le cas de Souricette.
Chanson :
Et Souricette trottinait,
A chaque pas lâchant un pet.
“Proutprout et proutprout”
Chantait-elle sur sa route…
Rivière oblige : le père de Souricette, lui, était un castor et, comme tous les castors de la région, il s’entraînait au ping-pong tous les weekends. Il fallait le voir sauter derrière les tables, la queue dressée pour smasher ou, le plus souvent, faire des balles bien tournantes qui trompaient la vigilance de ses adversaires. Seulement, c’étaient là ses seules heures de gloire : le reste du temps, il s’affairait à ses petites affaires et on avait bien du mal à savoir où il traînait, quand on le cherchait. Voilà bien un bricoleur qui bricolait des bricoles : vous ai-je dit qu’il aimait aussi les broccoli ?
Père Castor était comme les autres castors : avec l’âge, ses blagues devenaient de plus en plus prévisibles et ponctuaient lourdement tous les repas familiaux. Reste que Souricette lui souriait aussi – bonne fille qu’elle était – et que, plus d’une fois, son paternel avait taillé l’effigie de sa jolie petite souris souriante dans une souche, derrière le verger. Mais où se cachait-il donc quand les chasseurs sont venus, avec leurs fusils dressés ?
Chanson :
De la naissance à la mort,
Personne n’a vraiment tort,
Mais on a tous dans le cœur,
Un castor prompt à avoir peur.
La belle enfant n’était pas seule et la famille était rassemblée, quand les chasseurs l’ont trouvée. De Père Castor, point, ou alors caché dans un coin. En haut, la Loutre-Mère était déjà couchée et, en bas, les autres enfants jouaient près de la cendrée. Souricette avait un frère, un blaireau sévère à la vue courte. Dans le Village, on l’appelait : le P’tit-Père Sévère. Il avait la patte lourde et l’odeur musquée.
Quand le canon du fusil a défoncé la porte de la maison, Souricette ne souriait plus et c’est à l’ombre de P’tit-Père Sévère qu’elle a dû son salut, fuyant se cacher dans le placard des Balais Oubliés de Cendrillon, avant qu’il ne la rejoigne pour s’y terrer à son côté.
Les minutes ont succédé aux minutes et les deux enfermés n’osaient bouger d’un poil. Combien d’heures ont-ils passé, à transpirer dans leurs odeurs mélangées, combien d’heures avant qu’ils ne réalisent que les chasseurs avaient renoncé, en se bouchant le nez. Souricette les avait bien vu partir, le danger était écarté mais… on ne sait jamais. C’est quand elle s’est retournée vers P’tit Père et qu’elle a vu ses yeux qui brillaient dans le noir et la fixaient avec autorité que la petite souris n’a pas sourit et que, vite, elle est partie.
Chanson :
A chaque blaireau que tu croises,
Regarde la face rayée et décide :
Les striures de lumière masquent-elles son ombre,
L’ombre de ses rayures rongent-elles sa lumière ?
Le drame était passé et Souricette avait grandi. Elle était devenue belle et bien tournée. Tant et si belle qu’un paon qui passait au Village la remarqua et demanda fissa sa main à son papa. Rantantan le Paon (puisque c’est comme cela qu’il se faisait appeler) habitait la Ville et Père-Castor n’hésita qu’un petit peu : il commençait seulement à réfléchir aux conséquences de sa décision (que Loutre-Mère avait déjà prise, d’ailleurs) que Souricette était déjà arrimée au cou du volatile et que les enfants du Village faisaient déjà une farandole autour des deux amoureux. La parade s’éloignait ainsi sur la route et la silhouette des deux amants se détachait sur un coucher de soleil que Rantantan avait souvent auparavant emprunté à un copain.
Mais, avec les années (quelques années seulement), les plumes se sont mises à tomber et la parade égayait de moins en moins souvent la souris jolie. Accrochée au cou du volatile, elle se pavana d’abord un peu vainement, laissant loin derrière elle le souvenir de la Nuit des Chasseurs. Reste que d’autres souris faisaient également tourner le cou du paradant volatile et que l’arrière de son plumage était bien moins coloré que le bleu de sa face. Alors, Souricette continua à sourire un peu mais, des paillettes, elle fit vite son deuil, qu’elle fêta avec ses amis les écureuils.
Chanson :
Méfie-toi de la splendeur du paon,
Dont la face te tourne la tête.
Elle sera bien vite passée
Et l’autre face sert à péter.
Souricette marchait dans les bois, quelque temps plus tard, un peu perdue dans ses lendemains de la veille, lorsque qu’apparut Rabouh le Hibou. Ses plumes étaient fort ternes mais le volatile savait chanter la Nuit et tourner la tête d’un tour, comme d’un détour. Quelle magie était-ce donc là : un Janus rotatif doublé d’un musicien du Crépuscule ? Haut perché, l’animal était moins festif que le paon mais combien plus exaltant. “Une petite souris et un vieil oiseau, s’aimaient d’un amour ivre, mais comment survivre, quand on est là-haut ?” Les hiboux mangent les souris ; les souris fuient les hiboux : Souricette le savait bien, qui a entrepris d’amadouer l’oiseau doué. A peine plus grosse qu’une de ses pelotes de réjection, elle allait balayer ses déjections et nourrir de sa vie l’existence du seigneur de nuit qui, malgré son aile blessée, bougonnait avec bagout.
Était-ce de la dévotion face au sombre artiste ? Était-ce jouir à son tour de la lumière de gloires anciennes ? Était-ce la mère ou l’amante qui, tous les matins, faisait entrer le soleil dans leur tanière ? Toujours est-il Souricette y a travaillé plus qu’à son tour et, comme on s’en doute, y a pété généreusement de jour comme de nuit. Jusqu’à ce moment funeste où une odeur lui est montée au nez, qui n’était plus la sienne. D’habitude, les odeurs familières lui montaient directement aux narines et elles étaient rassurantes pour la souris. Mais, cette fois, si l’odeur était connue, elle restait difficile à reconnaître. Sauf si…
Comme un coup de tonnerre, le souvenir de la Nuit des Chasseurs lui est revenu et son cœur lui est remonté jusqu’au bord de la gorge. Était-ce une senteur du vieil hibou ou l’odeur musquée de son frère P’tit Père ? Rôdait-il au pied de l’arbre ? Mais que voulait donc dire cette madeleine de proute ?
Qu’à cela ne tienne ; ni une, ni deux ; courage, fuyons : voilà notre Souricette à nouveau sur les chemins, alertée par une odeur dont elle ne peut que taire l’horreur.
Chanson :
Si la nuit, le hibou règne au faîte Et fait des tours avec sa tête,
Garde-toi bien d’y grimper,
Tu pourrais y perdre pied.
C’est alors, qu’en chemin, elle rencontre l’ours Biguebaire, souriant et aimable, quoiqu’un peu tracassé par une drôle de machine qu’il vient de fabriquer de ses grosses pattes, là-bas au bord de la clairière fleurie.
“C’est une pétarade à vents“, lui explique-t-il, “le vent du Soir entre par ici et fait un bruit de proute en ressortant par là. L’avantage, c’est que cela ne sent pas mauvais, puisque c’est l’air des fleurs de la clairière. Ecoute, je vais le faire tourner.” Tout à son affaire, Biguebaire s’empare de la manivelle, tourne trois fois puis, dans l’excitation de cette première démonstration, lâche lui-même un vaste et généreux pet d’ours, le genre de flatulence qui vous dénude un bois de sapin !
L’ours un peu marri de l’inconvenance, s’excuse et dit gentiment à Souricette : “C’est toujours comme ça pour nous, les souris, on pète“. “Mais tu n’es pas une souris“, répliqua Souricette, “puisque tu es un Ours“. “Je sais, je sais, tu es gentille de me le dire“, soupira Biguebaire, “je l’ai toujours su mais, tu vois, tu vois, je n’osais pas le vivre“.
“Moi, je suis une souris, pas toi“, insista Souricette. A ces mots, Biguebaire tourna la tête et la regarda trèèès intensément : chacun de ses deux yeux était sooombre comme le fond de sa caverne… Un instant, elle eut peur qu’il ne la dévorât. Mais Biguebaire sourit alors et lui souffla doucement, posant son gros museau sur les lèvres petites de la souris : “Non, toi, tu es une Princesse“. Il l’embrassa longuement et, toujours ensemble, ils pétèrent heureux à jamais… plus un jour.
Chanson :
Et Souricette trottinait,
A chaque pas lâchant un pet.
“Proutprout et proutprout”
Chantait-elle sur sa route…
Il y a des auteurs précieux qui, longtemps, se sont couchés de bonne heure après avoir livré des textes divins, longs et sinueux qui, par là-même qu’ils exhumaient les détails les plus éloquents de notre existence, les contradictions les plus éclairantes et les non-dits les plus bavards de notre quotidien, nous ont permis d’entrevoir l’entrevoyure, quelquefois au creux des striures les plus infimes d’une fantaisie patissière.
Il y a aussi des auteurs ou des critiques d’art pédants, à la réthorique circonvolutoire et à l’élégance de comptoir. Il y a des pisseurs de copies ciselées, aussi pétri de suffisance que le Droogstoppel de Max Havelaar, aussi dandy qu’un Oscar Wilde en sur-régime, l’humour en moins.
Dans le registre, Stéphane LAMBERT joue avec le feu quand il rédige avec autant de délicatesse son magnifique Mark Rothko. Rêver de ne pas être (Bruxelles : Les impressions nouvelles, 2011). Son texte se déroule sans accroc mais lentement, précisément, au fil de phrases pleinement muries (comme ses propres stations devant les toiles de Rothko). Les sauts de perspective (il s’adresse à Rohtko ou parle de lui à la troisième personne sans transition), l’intimité présumée avec le peintre tout au long de sa vie, les termes choisis ou les images convoquées, les métaphores et les sentences, les citations : autant de dispositifs mis en oeuvre par Stéphane Lambert, qui auraient pu le faire condamner -avec son texte si raffiné- à la réclusion perpétuelle, dans des limbes où il aurait voisiné Bouvard et Pécuchet avant leur rédemption, l’un ou l’autre critique d’art qui sévit encore sur nos ondes, voire un de “ces gens-là qui n’auraient rien à dire, si les autres n’avaient rien dit” (Cotin, 1655)
Il faut saluer le sens du risque de Stéphane Lambert, qui ose un phrasé complexe, réfléchit à chaque mot choisi et s’implique personnellement dans l’éclairant commentaire qu’il nous livre sur la vie et l’oeuvre de Mark Rothko. Rothko avait lui-même déjà écrit sur Rothko. Tant de catalogues d’expo, de beaux livres de Noël ou de packs de cartes postales sont déjà disponibles à propos de cette oeuvre dont persone n’a pu encore dire l’indicible message. Jusqu’à ce texte dont la lecture requiert un travail qui n’est pas étranger à celui que demande également l’appropriation d’une toile de Rothko.
Je suis assis sur un banc en bois brun à l’intérieur de la Chapelle. J’entends le battement profond et régulier du lieu. Un bruit sourd de machinerie qui occupe tout l’espace. Il n’y a personne. L’idée d’être ici m’accompagne depuis si longtemps qu’entré dans la réalité de l’image je n’ai pas l’impression de m’être déplacé pour y être. Comme si j’étais passé du désir à sa réalisation en un clin d’ oeil. Mon regard s’est posé sur les murs recouverts de plâtre incolore. Au plafond, un déflecteur occulte l’oculus vitré, obligeant la lumière à se répandre indirectement
dans la salle, créant une atmosphère hors du jour. En un instant, j’ai oublié le quartier où je viens de passer une heure. Mes yeux qui n’osent pas encore se fixer sur l’un des panneaux de Rothko survolent la salle avant d’ atterrir sur le carrelage sombre, aux tons irréguliers. Au fond de moi, l’ombre d’une menace. Aucune pensée claire ne se manifeste à mon esprit, sinon celle bien sûr, obsessionnelle, que je dois commencer. Commencer quoi ? Ce qui arrive, même de plus abstrait, ne peut exister sans les mots. Satanée croyance. Ainsi le silence est-il sans cesse menacé par la tentation de l’intellectualité. Reconstruire ses repères dans le vide de l’inconnu. Ceci est mon seul remède pour évacuer l’angoisse. J’y souscris à contrecoeur sachant combien, en se déployant, les phrases s’écartent de leur épicentre. L’union parfaite renonce à tout entendement. Mais où vais-je commencer ? Doux parjure. Un carnet de notes entre les mains. Parviendrai-je à tirer une seule pensée de l’ineffable ?
…noirs de Rothko [qui] sont le contraire de la mort épouvantable. Les noirs de Rothko sont un chant qui berce l’appel de l’inconnu. Mais ce n’est pas la terreur. Le cœur est scindé en deux. Vivre ou mourir. L’art est-il autre chose qu’un pont jeté entre ces deux rives ? Vous étiez parvenu à ce point de liaison où la vie passe le relais à la mort. Ceux qui ne verraient que du noir n’auraient-ils jamais compris que votre œuvre était devenue votre vie ?
“L’œuvre une fois accomplie, retire-toi, telle est la loi du ciel”. Précepte du Tao.
“Hemingway de l’indicible” (un label qui fait très classe dans les soirées mondaines), l’aventureux Stéphane Lambert nous livre ici un opuscule (une centaine de pages) riche de fulgurances textuelles, de celles qui disent enfin ce que l’on ne pouvait que ressentir. Merci pour ces mots nés du Mystère, merci d’avoir décrit l’oeuvre de Rothko comme “un buvard où le temps s’abreuve“. Personnellement, je n’aurais pas osé. Et pourtant…
EAN 9782363080578
“Mark Rothko est né en 1903 à Dvinsk dans l’Empire Russe – aujourd’hui Daugavpils dans le sud-est de la Lettonie – sous le nom de Marcus Rothkowitz. À la fin des années 30, il abandonne le suffixe de son patronyme et adopte la nationalité américaine. C’est après la Seconde Guerre mondiale que va s’affirmer ce qui fera la notoriété internationale de sa peinture : ses célèbres écrans de couleur. Dans le courant des années 60, il réalise son oeuvre maîtresse : un ensemble de panneaux obscurs pour une chapelle qui portera son nom à Houston. Il se suicide en 1970. Troublé par l’apparent effacement de ses origines dans son oeuvre, Stéphane Lambert a cherché à reparcourir le fil gommé de ce déracinement. L’auteur a donc fait le voyage en Lettonie et à Houston, deux destinations que tout semble opposer, et surtout s’est beaucoup promené dans les peintures de Rothko. Il ressort de cette confrontation un texte qui, partant de l’expérience vécue du peintre, peu à peu se plie à l’absence de forme de l’oeuvre observée et en sonde l’incommensurable profondeur : un lieu où se seraient amalgamés tous les lieux, où s’allient les contraires.” [LESIMPRESSIONSNOUVELLES.COM]
“En 1998, après des études de lettres, Stéphane LAMBERT anime à Bruxelles des rencontres littéraires qui deviennent un livre d’entretiens avec 17 auteurs belges et français (Amélie Nothomb, Olivier Rolin, René de Ceccatty…). En 1999, il dirige le lancement d’une collection de livres de poche (Ancrage) et cofonde en 2001 le Grand Miroir, une collection de littérature contemporaine.
Il a reçu différentes bourses d’écriture et de résidence d’auteur (Rome, Berlin, Vilnius, Winterthur, Paris), a été primé par l’Académie Française (prix Roland de Jouvenel) et l’Académie Royale de langue et littérature françaises de Belgique (prix Lucien Malpertuis, prix Franz De Wever). Il a obtenu le prix André Malraux pour son livre Visions de Goya. Il a enseigné à l’Université Charles à Prague. Il a collaboré régulièrement à la presse écrite entre 2000 et 2013, et a été responsable de la programmation francophone à Passa Porta, la maison internationale des littératures à Bruxelles. Il se consacre de plus en plus à des écrits sur l’art. Il se partage entre la nécessité d’enracinement et le besoin d’être ailleurs.” [STEPHANELAMBERT.COM]
Je ne mettrai pas genou en terre, Que seul ou… devant toi. Je ne pleurerai pas l’amertume de mes entrailles, Que seul ou… devant toi. Je ne lèverai pas le poing au ciel pour maudire le destin, Que seul ou… devant toi.
Ils ne sauront rien de mon trouble, Ils ne comprendront pas pourquoi je parle seul, Pourquoi j’offre l’échine, moi qui ne fuyais pas le regard.
Mais tous soupireront d’aise Quand je sourirai, Devant toi, Retrouvée
Yvonne (enfant) avec sa mère devant leur maison, rue Monulphe à Liège (BE)
Avant 1914, l’internationalisme avait pour chantres en Belgique des personnalités comme le prix Nobel de la Paix Henri La Fontaine et Paul Otlet, inventeur de la Classification Décimale Universelle (la CDU qui règne sur le classement des livres dans nos bibliothèques de Wallonie et de Bruxelles ; plus d’infos au Mundaneum de Mons). Ce dernier écrivait : “Il est à noter que l’internationalisme de notre époque n’est pas seulement un système idéal ; il repose sur un ensemble de réalités. Ce sont : l’expansion de l’homme à travers toute la terre ; le réseau de communications qu’il a établi pour le transport des personnes et des marchandises ; l’économie devenue mondiale dans toutes les branches du travail, dans l’industrie, le commerce et la finance ; les sciences, les lettres et les arts constituant graduellement, de toutes les pensées nationales et ethniques, une pensée mondiale, grâce aux voyages, aux publications, aux congrès, aux expositions, enfin la formation d’unités politiques de plus en plus considérables substituant un gouvernement unifié à une infinité de souverainetés secondaires, ou fédérant les peuples par des ententes de plus en plus nombreuses et étendues“. Bref : si tu connais l’autre, tu ne lui fais pas la guerre.
En ce sens, ce qui est aujourd’hui baptisé “la crise migratoire” aurait désolé ces deux pionniers des organisations internationales. Qui plus est, on oublie souvent trop confortablement que beaucoup des réfugiés qui quittent leur pays sont en fait chassés par la guerre et que c’est une situation que nos grands-parents ont connue au quotidien, lors du dernier conflit mondial.
Le témoignage ci-dessous ne décrit pas encore de circonstances aussi horribles que celles qui ont déplacé des populations entières au Sud et à l’Est de la Méditerranée, loin de leur maison et de leurs proches. Reste que cette lettre de ma grand-mère maternelle, la liégeoise Yvonne Bertrand, à ses parents (lettre datée du 4 juin 1940, le début de la guerre en Belgique), par sa spontanéité et sa proximité, peut redonner une troisième dimension -la dimension humaine- à une représentation souvent malsaine des réfugiés, qui les anonymise, en les limitant aux deux dimensions des photos de presse, voire en les noyant dans des échantillonnages statistiques… ou dans les eaux de la Méditerranée. A qui profite le crime ? La question doit être posée chaque jour.
Je joins une lettre aussi. J’espère que le tout vous parviendra. Je suis toujours chez ma belle-mère, car c’est trop cher de vivre chez moi avec Charlie [son fils] – Tout va très bien ici et Annie [sa future fille, Yvonne est enceinte] aussi – Je n’ai absolument aucune nouvelle de Max [son mari] mais son ami Charles *** a été descendu et est prisonnier ; peut-être saurais-je quelque chose par là – Je n’espère pas, car, au moment de la guerre, ils n’étaient pas ensemble et je ne pense pas qu’ils aient pu se rejoindre. Jean, l’aîné d’ici, est revenu, maintenant on attend Romu, qui est le plus jeune (18 ans) et qui est parti à vélo – Le ravitaillement se fait normalement ici et jusqu’à présent nous n’avons eu à souffrir de rien. J’ai mon billet de chemin de fer jusqu’à Liège, car le samedi 11 mai, j’ai voulu aller chez vous. Malheureusement, à Louvain, nous avons dû revenir à Bruxelles, parce que les voies étaient coupées.
A la première occasion, je ferai partir ces lettres ; peut-être que d’ici là, j’aurai encore beaucoup à écrire – J’espère que vous allez tous bien, je n’ose presque plus quitter la maison de peur de rater de vos nouvelles ! Que fait Papa ?
Mille baisers de Charlie et Vonnette
Yvonne chez ses parents, rue Monulphe, à Liège, avec son fils Charles et sa fille Annie (landau).
Voilà à l’instant que Ghislaine arrive – Pensez si je suis contente d’avoir de vos nouvelles – Je vais répondre en ordre à toutes vos questions. Le samedi 11 mai, j’ai voulu partir pour Liège, j’ai pris le train de 14:30 et me voilà en route avec Charlie et ma valise, jusque Louvain où le train s’est arrêté quatre fois parce que les avions bombardaient – Arrivés à Louvain, on nous apprend que la ligne a été bombardée à Tirlemont et que le train ne va pas plus loin, donc il fallait revenir à Bruxelles – A dix personnes, nous avons cherché après une auto qui pourrait nous conduire à Liège, mais il n’y a pas eu moyen de rien trouver, force nous fut de rentrer dans la gare pour Bruxelles – A peine étions-nous dans le train que l’on vient bombarder Louvain. Nous sommes restés dans l’abri jusque 21:00, heureusement, un militaire m’a aidée, tout le temps, il a porté Charlie ; enfin nous sommes partis et arrivés à Bruxelles vers minuit, je suis bien rentrée et Charlie et moi avons dormi le lendemain jusque midi, donc tout était bien, j’ai encore mon ticket, de cette façon je peux aller à Liège dès que possible.
Je n’ai aucune nouvelle de Max depuis la guerre ; le jour de la guerre, il était à la maison, car il avait réussi son examen et pouvait rester jusque la semaine suivante (mardi) à la maison – A six heures du matin, il est parti avec son ami Guy *** qui était arrivé chez nous entre-temps et, depuis, je ne sais plus rien – Je pense qu’il est parti en France, parce que son Capitaine a été conduit en France par notre voisin, et je suppose qu’ils devaient donc se réunir là-bas – Je regarde tous les jours dans les listes de prisonniers, mais je n’ai rien vu, s’il était pris, il serait inscrit, parce que un ami, Charles ***, est prisonnier et je l’ai vu sur la liste ; le garçon était à Tirlemont au moment de la guerre et il a été descendu tout de suite ; il est brûlé à la figure, aux bras et aux jambes, mais rien de grave. Demain, j’irai chez sa femme, peut-être aurais-je des nouvelles de Max.
Charlie va bien, il a eu la rougeole et est maintenant guéri ; cela n’a duré qu’une semaine ; il trouvait très drôle d’être tout rouge. Je ne le mets plus à l’école parce que j’ai trop peur, s’il y avait une alerte, de ne pas l’avoir près de moi ; je vais promener tous les jours avec lui, comme ça il a beaucoup d’air et je l’ai toujours près de moi, c’est plus sûr. Mon oncle Paul lui a acheté 1 kg de raisins et bananes, vous pensez s’il est heureux. Il ne manque de rien – J’ai rencontré ce matin une connaissance qui m’a donné quelques objets de layette pour Annie, je suis bien contente : c’est toujours cela.
Je ne touche rien de Max. J’ai droit à cinq francs par jour de l’Assistance publique, c’est tout. Seulement Paul m’a donné, hier, de l’argent et m’a dit qu’il reviendrait dans un mois, alors, dit-il, si les trains roulent, tu iras à Liège et je te dirai comment on pourra tous s’arranger. Voilà.
Yvonne, fin des années 30
Il n’y a rien, ici, pour le transport des lettres, sauf quelques particuliers qui veulent bien s’en charger moyennant finance. Je vous renvoie le billet de 50 francs, puisque Paul m’a donné pour vivre, peut-être en aurez-vous plus besoin que moi puisque vous êtes plusieurs.
Pour ma part, je vais très bien et Annie aussi. Je ne sais pas si ce sera une acrobate mais je vous assure qu’elle fait de fameux exercices, elle ne reste pas une minute tranquille. L’autre jour, on demandait à Charlie où était sa petite sœur et il répond : “Annie, et bien, elle est dans mon ventre !” Certainement qu’il a entendu une conversation et qu’il l’a répétée à peu près.
Donc, si tout va bien, d’ici un mois, je serai chez vous, je vous assure que je serai rudement contente, quoique tout le monde nous gâte ici. Je crois que j’ai tout dit, avant que Ghislaine ne parte, j’aurai peut-être encore des nouvelles. Faites bien des compliments à tous et pour vous, beaucoup de millions de baisers.
Charlie et Vonnette
Encore un petit mot. Je suis allée chez les amis de Max aux nouvelles, mais je n’ai rien. Des deux aviateurs qui sont partis avec lui (Guy *** et Paul ***) on n’a aucune nouvelle. Ceux qui étaient restés en Belgique sont prisonniers ou blessés et j’ai eu de leurs nouvelles donc, je suppose que Max est en France et que c’est pour cette raison que je ne sais rien. Charlie est très, très gentil et me demande toujours si les trains sont encore cassés pour aller à Liège – Yolande va porter la lettre à Anvers, car elle en a encore d’autres pour un tas de gens – Charlie ne veut plus quitter son costume de reps bleu, car il trouve qu’il y a deux poches : il faut le voir se promener les mains en poche !
Je n’ai plus de nouvelles pour le moment – Je viens de voir dans le journal qu’un service était établi Bruxelles-Liège – Je vous envoie le journal, c’est en haut de la dernière page – Maintenant, je crois que c’est tout – Je vous embrasse tous bien fort.
Charlie et Vonnette
Tombe d’Yvonne au cimetière de Robermont (Liège, BE)
Un jour, la Terre
A inventé l’Amour
En embrassant le Feu.
Son ventre mouillé d’Eau,
Elle l’a confié au Ciel
Pour qu’il forge chaque jour,
Le matin de nous deux,
L’eau mariée de nos yeux,
Le feu sauvage de nos ventres,
La terre confiante sous nos pas
Et le vent qui nous porte.
Il était une fois très spéciale, un jour de fête au Royaume : Petit-Roi et Petite-Reine allaient présenter leur nouvel enfant aux amis de la famille, réunis dans la grande salle pour festoyer et danser et rire et boire à la santé du nouveau-né et, il faut bien l’avouer, ensuite s’endormir sur les bancs disposés ça et là.
A la table d’honneur, les parents trônaient aux côtés des trois frères et sœurs pour qui des réjouissances identiques avaient été organisées, en son temps. Personne ne pouvait encore imaginer combien cette fête-ci resterait – à raison – dans toutes les mémoires…
Le sens pratique de Petite-Reine avait permis de trouver la juste place pour chacun des convives, en tenant compte des alliances et des détestations qui faisaient le tissu des deux lignées. C’est ainsi qu’elle avait bien veillé à asseoir deux des trois marraines du bébé à chacune des extrémités de la grande table, à distance égale du petit berceau qui trônait au milieu de la salle : Glinda la bonne fée et Aughra la bonne sorcière se détestaient cordialement et personne n’aurait osé s’asseoir entre elles, de peur d’être changé en porcelet au cours d’une de leurs disputes.
La chaise de la troisième marraine, Dame Jehanne, était vide : après avoir honorablement festoyé, elle avait rejoint les cuisines pour accompagner la préparation du gâteau de roses, servi avec les vœux des marraines, comme le voulait la tradition chez ces gens-là.
Près de la grande fenêtre qui donnait sur la Ville, froufroutait Glinda, la marraine-bonne-fée du bébé, toute en bijoux et en dentelles rose pâle. Par un enchantement dont elle avait le secret, les voiles et les rubans de sa tenue voletaient en permanence autour de sa robe scintillante et ce n’est pas sans une certaine jalousie que les autres dames de la tablée évoquaient sa carrière passée.
A l’autre bout de la tablée, tapie derrière une colonne, Aughra, la marraine-bonne-sorcière de l’enfant, se tenait à l’écart de la lumière trop vive des torches : elle n’avait pas peur de l’ombre (souvent, on l’appelait pour entendre les dernières vérités des mourants) et elle n’avait pas peur de la nuit (elle connaissait toutes les étoiles). Elle avait fait plus modestement carrière mais son mauvais caractère l’avait protégée de l’avant-scène.
Un changement de musique appela soudain chacun à faire attention. En se frottant les mains, Petit-Roi se leva et fit le tour de la table, renversant maladroitement au passage une statuette de l’ancêtre Commandeur que Petite-Reine voulait offrir à sa fille, comme elle l’avait fait avec ses autres rejetons.
Il s’éclaircit la voix et annonça à l’assemblée que l’enfant nouveau-né s’appellerait Tite-Belette, ‘Tite” parce qu’elle se sentirait toujours trop petite mais “Belette” parce qu’elle saurait toujours se faufiler. Petite-Reine se leva et, de sa place, ajouta qu’ils en avaient également décidé ainsi parce que Tite-Belette aurait le poils soyeux sur la tête et sur les jambes. Telle était l’annonce des parents.
Glinda se leva alors – sans y être invitée d’ailleurs – et annonça qu’elle ferait deux cadeaux à sa nouvelle filleule. Pour le premier, elle s’approcha du berceau. Tout le monde retenait son souffle quand elle toucha un des rubans volants de sa robe avec sa baguette magique, l’enroula et le posa sur la tête du bébé. Elle se redressa et déclara à l’envi que si les parents voulait un enfant poilu, les poils de sa tête, alors, seraient toujours une fête ! Et à l’instant même, les rubans de sa tenue s’assagirent en des nœuds fort élégants alors que premiers cheveux de la petite, désormais enchantés, adoptèrent une position festive qu’ils ne quittèrent plus jamais.
L’humeur était au beau fixe et on resservit du vin à tous lorsque Glinda fit lentement apparaître son deuxième cadeau, flottant au-dessus du berceau dans un halo de lumière. “Oooh !” s’écria toute l’assemblée, “la pelisse de Leodwin, on la pensait disparue.” L’objet de lumière était magnifique : une pelisse légère comme du fil d’araignée, entièrement recouverte d’yeux ouverts sur une face, capuchon compris.
Tous se tournèrent alors vers Jehanne car c’était elle qui était chargée de la vraie mémoire de la famille. Elle expliqua aux plus jeunes, non sans avoir d’abord lampé un bon coup de vin épais, que la pelisse était magique et puissante et que son premier propriétaire, le roi elfe Leodwin, la portait toujours en son palais, afin de voir tout ce qui pouvait se tramer à son endroit, comme à la bataille où les mille yeux de la pelisse lui permettaient de ne jamais être surpris… jusqu’au jour où un Orc, plus rusé que les autres, compris la source de l’invincibilité du roi et jeta une poudre maléfique sur trois des mille yeux. Il frappa à trois reprises, transperçant ces yeux, la pelisse et le corps du roi au cœur, à l’épaule et au front. Le roi fut enterré au milieu du champ de bataille et tous pensaient la pelisse volée par l’Orc assassin.
Mais elle était là, au vu de tous, flottant au-dessus du berceau innocent d’où les cheveux du bébé commençaient à dépasser ! Ceux qui connaissaient la légende pouvaient d’ailleurs remarquer les trois yeux fermés et cousus, là où le sauvage avait frappé le roi (qui n’était pas petit, celui-là).
Glinda était droite et ne riait plus, sa robe brillante avait maintenant la lumière de l’orage et personne ne bougea quand elle prononça son vœu :
A chacune de tes peurs, la pelisse du Roi te couvrira, A l’entour, par ses yeux, tout et toujours tu verras, Le jour, ta curiosité te comblera, Mais, quand le soir tombera,
Les trois yeux blessés tu oublieras…
La fée se rassit à sa place, comme épuisée par son incantation et la fête semblait atteindre un point mort lorsqu’un grognement fit tourner toutes les têtes dans la même direction. Aughra s’était levée, la colère rentrée faisait friser ses sourcils bien fournis mais personne ne doutait que son vœu adoucirait la lourde destinée annoncée par celui de Glinda (que personne n’avait très bien compris, d’ailleurs). Elle leva la petite baguette de coudrier qu’elle tenait fermement dans sa main gauche et la pointa vers le berceau :
Que ta beauté sauvage raconte ta terrienne puissance, Que dans le doute tu apprennes à les chevaucher, Car ceux qui t’aime devineront ta naissance, Et les autres voudront te la reprocher…
L’assistance restait la lippe pendante : certes, le vœu était beau, bien tourné et, normalement, bénéfique pour l’enfant mais… la pelisse ? Tout le monde chuchotait : “Et la pelisse ?“, “Aughra ne fait rien pour la pelisse ?“, “Elle pourrait quand même alléger le sort de l’autre clinquante donzelle…“
Aughra souriait dans sa moustache (qu’elle ne rasait jamais) : elle ne crachait pas sur un petit suspense quand elle voulait jeter des sorts. Elle se leva, reprit sa baguette et la pointa, vers la pelisse cette fois. Un flux presque transparent de lianes et de fleurs en sortit qui atteignit la pelisse en lévitation, l’entoura puis s’évanouit dans les airs, laissant l’objet magique flotter au-dessus du bébé. Si les plus jeunes étaient charmés par la beauté du geste, les plus anciens avaient remarqué que les trois yeux crevés avaient été réparés et retournés au revers. Alors, Aughra, toute en sourire :
Ce que la sauvagerie mauvaise a détruit La sauvagerie joyeuse a réparé. En hiver comme en été, Du manteau, choisis le bon côté !
Personne n’avait compris grand’chose mais tous étaient soulagés car venait le tour de Jehanne… et du gâteau. La bonne marraine n’était ni fée ni sorcière : elle ne pouvait offrir que sa bonté à l’enfant. Ce qu’elle fit :
Quand tu auras besoin de moi, A tes côtés, je serai là, Mais toujours pour être aidée Il faut accepter de demander.
Les années passèrent et le temps des royaumes fut bientôt révolu. Du palais de Petit-Roi et de Petite-Reine ne restait que le souvenir ; les frères et sœurs de Tite-Belette vivaient leurs vies dans d’autres terres. Tite-Belette avait été une belle enfant (le sortilège des cheveux n’avait trouvé aucun contre-sortilège, malgré les efforts de Petite-Reine) et elle devenait un joli petit bout de femme quand le jour arriva où, dans le respect des consignes de Glinda, Petite-Reine remit la pelisse magique à sa fille. Elle le fit, sans un mot d’explication.
Tite-Belette enfila le vêtement à l’apparence quand même fort surprenante : près d’un millier d’yeux qui vous regardent tant que vous ne les avez pas posés sur votre dos, ça intimide. Et puis, ces trois yeux au revers : un dans la capuche, un au sommet de la manche et un sous l’omoplate, ça intimide aussi, pire, ça chatouille les pudeurs.
Qu’à cela ne tienne, l’enfant avait revêtu sa pelisse et, désormais, était condamnée à voir et voir encore. Dans la campagne, voir beaucoup voire tout était une bénédiction, de la poésie à chaque pas, dans chaque creux de branche, dans tous les bourgeons d’arbres, le long des tiges de toutes les fleurs, au fil des plumes de tous les oiseaux : elle se nourrissait de ce qu’elle voyait. Chaque promenade était un pas de plus dans la Grande Confiance.
Or, un jour, ses pas la menèrent à la Ville et, si la Nature de sa campagne ne faisait rien pour être regardée, la Ville, elle, regorgeait d’images faites pour être vues. Tite-Belette se sentait toute petite, toute perdue devant cette abondance. Sans arrêt, les 997 yeux de sa pelisse lui ramenaient des images du monde qui l’entourait, des gens qui lui parlaient, des livres qu’ils écrivaient, des messages qu’ils postaient… elle ne savait plus que penser ni même qui elle était encore. La Grande Confiance s’est mise à fondre et à couler dans la sueur de son cou. Certes les gens étaient ravis qu’elle les regarde autant mais ils partageaient avec elles des mondes qui n’étaient pas le sien, nulle part où elle puisse grandir et laisser fleurir sa vraie personne.
C’est alors qu’elle se souvint du vœu de sa tante Jehanne, qu’on lui avait rapporté. Elle pris son bâton de marche et marcha jusqu’à la vieille qui, comme promis, l’accueillit dans ses bras et la consola. Elle ne lui dit pas grand chose, une fois les retrouvailles consommées. Elle lui rappela simplement le conseil d’Aughra : “Du manteau, choisis le bon côté !” Tite-Belette avait oublié les trois regards tournés vers sa tête, son épaule et son coeur.
Dame Jehanne attendait ce moment depuis la naissance de sa filleule : elle posa lentement son tricot sur le buffet, à côté de l’âtre et se retourna vers la petite. Doucement, elle retira la pelisse magique des épaules de l’enfant devenue femme, la retourna et la reposa sur le dos et la tête de Tite-Belette.
Un moment, celle-ci ressentit une grande obscurité l’entourer et elle eut peur. Puis, un à un, les trois yeux enfin tournés vers le monde s’ouvrirent et Tite-Belette vit désormais la vie à travers son cœur, sa tête et ses bras devenus forts. Est-il besoin de dire qu’elle ouvrit la porte en remerciant sa marraine et qu’elle partit à cheval dans un grand rire nocturne.
Le conte n’en parle pas mais, à la veillée, Dame Jehanne raconte souvent les visites régulières de Tite-Belette qui vient lui raconter comment un œil de plus s’est ouvert… sur elle-même.
“Le Jardin des délices, le célèbre triptyque (1503-4 ?) du peintre néerlandais Jérôme Bosch, conservé au Prado depuis 1939, se redécouvre sur le Net au travers un magnifique site web interactif ! C’est d’autant plus intéressant d’aller voir tous les détails que cette œuvre, très complexe, demeure encore aujourd’hui assez énigmatique. Le panneau de gauche représente Adam et Eve en compagnie de Dieu au Paradis terrestre; celui au centre, le fameux jardin; et celui de droite, les tourments de l’Enfer. Sur cette magnifique page web, c’est l’écrivain voyageur britannique Redmond O’Hanlon qui raconte le tableau (en anglais et en musique), au fil des nombreux clics qu’on peut effectuer sur des zones de texte blanches. Il en existe aussi une version pour enfants.” [LETEMPS.CH]
Un des aspects les plus étonnants de la poésie de Mary Oliver est la continuité de ton, à travers une période d’écriture étonnamment longue. Ce qui change néanmoins, c’est une insistance plus marquée sur la nature et une plus grande précision dans l’écriture, au point qu’elle est devenue un de nos meilleurs poètes… Pas de plaintes dans les poèmes de Madame Oliver, pas de pleurnicheries, mais d’aucune manière l’impression que la vie soit facile… Ces poèmes nous soutiennent, plutôt que de nous divertir. Même si peu de poètes ont aussi peu d’êtres humains dans leurs poèmes que Mary Oliver, il faut constater que peu de poètes sont aussi efficaces pour nous aider à avancer.
Stephen Dobyns, New York Times Book Review
[d’après BUSTLE.COM, 17 janvier 2019] La poétesse américaine Mary Oliver (1935-2019) vient de décéder à l’âge de 83 ans. Elle s’était vu décerner le Prix Pulitzer ainsi que le National Book Award. Sur le site du San Francisco Chronicle, on peut lire que Bill Reichblum, son exécuteur littéraire, précise que Mary Oliver était décédée le 17 janvier, des suites d’un lymphome, à son domicile de Hobe Sound, en Floride.
Mary Oliver était l’auteure de plus de 15 recueils de poésie et d’essais. Elle était réputée pour son amour de la nature et des animaux, ainsi que pour sa manière joyeuse d’appréhender la vie et le monde. Son oeuvre est reconnaissable par sa simplicité : Mary Oliver estimait que “La poésie, pour être comprise, doit être claire.” Selon la National Public Radio, la poétesse a un jour déclaré : “Il ne s’agit pas de faire chic. J’ai le sentiment que beaucoup de poètes d’aujourd’hui sont un peu comme des danseurs de claquettes. Je trouve que tout ce qui n’est pas nécessaire est superflu et ne doit pas être dans le poème.”
Mary Oliver est née à Maple Heights, dans l’Ohio, le 10 septembre 1935. Son enfance a été marquée par un père abuseur sexuel et une mère négligente : Mary s’est réfugiée dans la poésie et la nature. Jeune poète, on la disait fortement inspirée par une autre poétesse, Edna St. Vincent Millay. Elle a d’ailleurs brièvement habité chez cette dernière, aidant ses proches à trier les archives de l’auteure après son décès, en 1950. Au milieu des années 50, Mary Oliver a suivi les cours de la Ohio State University et du Vassar College, sans obtenir de diplôme néanmoins.
Paru en 1963, son premier recueil, No Voyage, and Other Poems, a marqué le début d’une carrière prolifique, couronnée par un Prix Pulitzer, un National Book Award, un American Academy of Arts & Letters Award, un Lannan Literary Award, le Poetry Society of America’s Shelley Memorial Prize et l’Alice Fay di Castagnola Award, sans compter des bourses accordées, entre autres, par la Guggenheim Foundation et le National Endowment for the Arts. Mary Oliver était également détentrice de la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College jusqu’en 2001.
Dans son poème de 2006 intitulé When Death Comes (Quand la mort viendra), Mary Oliver écrit :
Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie, je suis restée l’épouse de l’étonnement. Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.
Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée ou pleine de justifications.
Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.
En lisant ceci, une chose est certaine : au cours de sa “vie sauvage, qui est unique et si précieuse“, Mary Oliver a développé une oeuvre qui aura certainement un impact sur les lecteurs -et les auteurs- des générations à venir.
Tous les poèmes de Mary Oliver présentés dans cette sélection sont traduits par Patrick Thonart, partagés dans notre poetica et repris dans un recueil non-publié à ce jour : Une Ourse dans le jardin (disponible sur demande, 2023)
Cliquez sur l’icone pour afficher la poetica…
Devotions: The Selected Poems of Mary Oliver (recueil, 2017)
[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce recueil est un Best-Seller du New York Times et a été désigné “Livre qui m’a aidé.e à tenir bon” par le Oprah’s Book Club. “Quel que soit l’endroit où vous commencez à lire, Devotions est incroyablement attirant, qu’il s’agisse des exubérants poèmes au chien d’Oliver ou des poèmes sélectionnés dans American Primitive (prix Pulitzer) et dans Dream Work, un de ses recueils les plus exceptionnels. Peut-être que le plus important, c’est cette écriture lumineuse qui nous apaise face à un monde fou et qui démontre combien une conscience plus aigüe peut profiler et transformer une vie, instant après instant, poème après poème. » —The Washington Post
“C’est un peu comme si la poétesse s’était assise à côté de nous et nous indiquait quels poèmes elle considère comme les plus importants.” — Chicago Tribune
La poétesse Mary Oliver a reçu le prix Pulitzer et elle présente ici une sélection personnelle de son travail, ce qui en fait probablement le recueil définitif de ses poèmes, écrits pendant plus de cinq décennies de sa magnifique carrière littéraire.
A travers les années, Mary Oliver a su toucher un nombre impressionnant de lecteurs avec des vers brillamment ciselés, exprimant son amour pour le monde naturel et les liens puissants qui unissent tous les vivants. Identifiée par Dwight Garner comme “de loin la poétesse la plus vendue du pays“, elle nous revient avec ce recueil étonnant et définitif de ses poèmes des cinquante dernières années.
Edités avec soin, ce sont plus de 200 poèmes parmi les meilleurs qu’Oliver a écrits, depuis son tout premier recueil, No Voyage and Other Poems, publié en 1963 (elle avait 28 ans), jusqu’à son tout dernier recueil, Felicity, paru en 2015. Cet ouvrage est fait pour durer et il a été conçu par Mary Oliver en personne : elle y offre le meilleur d’elle-même. Dans ces pages, elle nous propose un recueil extraordinaire, inestimable, de ses observations à la fois délicates, passionnées et précises de la Nature authentique.
Si, soudainement, tu es pris d’une joie inattendue, N’hésite pas. Abandonne-toi. Il y a plein de vies et de villes entières détruites ou en passe de l’être. Nous ne sommes pas sages, et pas si souvent gentils. Et beaucoup ne pourra être pardonné. Pourtant, la vie a de la ressource. C’est peut-être sa manière à elle de rendre les coups, qui fait que parfois quelque chose se passe qui est plus grand que toutes les richesses ou tous les pouvoirs du monde. Ça peut être n’importe quoi, mais tu le ressens certainement à l’instant précis où l’amour commence. De toute façon, c’est souvent le cas. De toute façon, quoi que ce soit, n’aie pas peur de son abondance. La joie n’est pas faite pour être une miette.
Quand je suis parmi les arbres, particulièrement parmi les saules et les féviers, mais aussi les hêtres, les chênes et les épicéas, ils envoient de vrais signaux de joie. Je pourrais presque dire qu’ils me sauvent, chaque jour. Je suis si loin de l’espoir de me voir un jour, n’être que bonté, et discernement, et ne jamais me presser pour traverser le monde mais marcher lentement, et m’incliner souvent.
Autour de moi, les arbres remuent leurs feuilles et lancent leur appel, “Reste un peu.” La lumière s’écoule de leurs branches.
Et ils appellent à nouveau, “C’est si simple,” disent-ils, “et toi aussi tu es venue au monde pour cela, aller paisiblement, être remplie de lumière, et resplendir.”
A Thousand Mornings (2012)
[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce Best-seller du New York Times est un recueil de textes de la célèbre poétesse Mary Oliver. Dans A Thousand Mornings, Mary Oliver retrouve l’imagerie si caractéristique de son œuvre ; elle nous emmène dans les marais et le long de la côte de sa région bien-aimée : Provincetown dans le Massachusetts. Qu’elle étudie les feuilles d’un arbre ou qu’elle fasse le deuil de son chien bien-aimé, Percy, Mary Oliver reste ouverte aux enseignements qui naissent des instants les plus furtifs et elle explore avec lucidité, humour et bienveillance les mystères de notre vie quotidienne.
Le matin, je descends sur la plage où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent, et je leur dis, oh, comme je suis triste, que vais-je– que dois-je faire ? Et la mer me dit, de sa jolie voix : Excuse-moi, j’ai à faire.
Thirst : Poems (2007)
[GOODREADS.COM] Thirst, recueil de 43 nouveaux poèmes de Mary Oliver (prix Pulitzer), introduit deux nouvelles voies dans son œuvre. En plein deuil de sa compagne depuis quarante ans, son grand amour, la grande photographe Molly Malone Cook, Mary Oliver s’efforce de convertir le chagrin en un chemin spirituel, de vivre la tristesse de la perte comme une partie de l’amour et non comme sa fin. Dans ces pages, pour la première fois, elle raconte sa découverte de la foi, sans toutefois abandonner l’amour de la Nature qui a été sa marque de fabrique pendant quarante ans. Dans trois longs poèmes étourdissants, Oliver explore les dimensions et vérifie les paramètres de la doctrine religieuse, se demandant, par exemple, ce que c’est qu’être bon : “A quelle fin ? / L’espoir du Paradis ? Non, pas cela. Mais plutôt d’entrer / dans l’autre royaume : grâce, et imagination, / et tous ces liens : être comme une feuille, une rose, / un dauphin.”
Quelqu’un que j’aimais, un jour, m’a donné une boîte pleine d’ombres.
J’ai mis des années à comprendre que, cela aussi, était un cadeau.
New and Selected Poems, Volume Two (1992)
Pendant près de cinquante ans, Mary Oliver a écrit de la poésie et est devenue la voix américaine la mieux placée pour traduire notre expérience de la Nature. Dans ce recueil, on trouvera quarante-deux nouveaux poèmes (c’est déjà un recueil en soi) et d’autres pièces choisies par l’auteur dans six recueils qu’elle a publiés depuis ses New and Selected Poems, Volume One.
Les soirs d’hiver, ma grand’mère, qui n’avait plus toute sa tête (une partie s’en était retournée vers la Bohème),
étalait des journaux sur le sol de la véranda pour que les fourmis, disait-elle, puissent s’y glisser, comme sous une couverture, et rester au chaud,
et moi, que pourrais-je me souhaiter, si ce n’est, une fois frappée par l’éclair des années, d’être comme elle, avec ce qui lui restait, tout cet amour.
New and Selected Poems, Volume One (1992)
[BEACON.ORG] A sa première parution en 1992, New and Selected Poems, Volume One a reçu le National Book Award. Quatorze ans se sont écoulés depuis et ce recueil de poésie est devenu un des plus vendus dans le pays. Il contient trente poèmes inédits et une sélection d’autres textes extraits des huit premiers livres publiés par l’auteure.
La sensibilité des poèmes de Mary Oliver et la brillante façon dont elle aborde la Nature et les questions fondamentales de l’existence, comme la vie et la mort, ont gagné l’admiration des critiques comme des lecteurs. “Aimez-vous ce monde ?” : avec cette question adressée directement au lecteur, Oliver interrompt un poème sur les pivoines. “Chérissez-vous votre humble et soyeuse existence ?” : ainsi, elle nous fait entrevoir l’extraordinaire dans notre vie ordinaire, combien quelque chose de si commun que la lumière peut être “une invitation / au bonheur, / et ce bonheur, / lorsqu’il est justement vécu, / est une sorte de sainteté, / palpable et pleine de rédemption.” […] Les évidences passionnées d’Oliver – qui ne cache jamais son plaisir réel – sont des rappels puissants du lien qui unit chacun d’entre nous à tous les êtres vivants et à la nature elle-même.
Tout l’après-midi, il a plu, et soudain un pouvoir inouï a surgi des nuages le long d’un fil jaune, aussi impérieux que Dieu devrait l’être. Quand il a frappé l’arbre, son corps s’est ouvert à jamais.
2 Le marais
La nuit dernière, sous la pluie, des détenus ont escaladé la clôture de barbelés de la prison. Dans l’obscurité, ils se sont demandés s’ils pourraient le faire, et ils savaient qu’ils devaient essayer de le faire. Dans l’obscurité, ils ont escaladé la clôture, poignant et poignant encore dans les barbelés. Malgré l’obscurité, la plupart d’entre eux ont été repris et renvoyés à l’intérieur du camp. Mais quelques-uns d’entre eux grimpent toujours les barbelés ou errent dans les marais bleuâtres, de l’autre côté. Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on saisirait un quignon de pain ou d’une paire de chaussures ? Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on saisirait une assiette ou une fourchette, ou un bouquet de fleurs ? Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on saisirait un bouton de porte, des papiers, un drap propre pour se glisser dessous ?
3
Ou ceci : il pleuvait, mon oncle gisait dans le parterre fleuri, froid et brisé, tiré de sa voiture, moteur au ralenti, calfeutrée de chiffons, et le brillant de ce long tuyau. Mon père a crié, puis l’ambulance est venue, puis nous avons tous regardé la mort, puis l’ambulance l’a emmené. Du porche de la maison, je me suis retournée une fois encore cherchant mon père, qui s’attardait, qui était toujours debout dans les fleurs, qui était cet homme de boue immobile, qui était ce petit personnage dans la pluie
4 Petit matin, mon anniversaire
Les escargots glissent sur le patin rose de leur corps au milieu des belles-de-jour. L’araignée est assoupie parmi les pouces rouges des fraises. Que vais-je faire, que vais-je faire ? La pluie est lente. Les petits oiseaux vivent en son sein. Même les scarabées. Les feuilles vertes lapent ses gouttes. Que vais-je faire, que vais-je faire ? La guêpe est assise sous le porche de son château de papier. Le héron bleu plane hors des nuages. Le poisson saute hors des eaux sombres, tout en bouche et en arc-en-ciel. Ce matin, les nénuphars ne sont pas moins charmants, selon moi, que les nymphéas de Monet. Je ne veux plus être utile, plus être docile, je ne veux plus emmener les enfants loin des prairies jusque dans le discours de la décence, et leur inculquer qu’ils sont (ou pas) mieux que l’herbe elle-même.
5 Au bord de l’océan
J’ai déjà entendu cette musique, déclara le corps.
6 Le jardin
La gaine ourlée du chou frisé, la cloche creuse du poivron, l’oignon vernis. Betterave, bourrache, tomates. Haricots verts. Je suis rentrée et j’ai tout posé sur la table de la cuisine : ciboulette, persil, aneth, le potiron comme une lune pâle, les pois dans leurs pantoufles de soie, l’éblouissant maïs trempé de pluie.
7 La forêt
La nuit sous les arbres le serpent noir rampe humide en se frottant durement contre les racines de sanguinaire, les feuilles jaunes, les petits ergots des écorces, pour arracher son ancienne vie. Je ne sais s’il sait ce qui se passe. Je ne sais s’il sait s’il va y arriver. Au loin, la lune et les étoiles partagent une faible lueur. Au loin, une chouette hulule. Au loin une chouette hulule. Le serpent sait que ces bois sont aux chouettes, que ces bois sont à la mort, que ces bois sont une épreuve, où il faut ramper et encore ramper, où il faut vivre parmi les cosses des arbres, où il faut s’allonger sur les brindilles sauvages qui ne peuvent supporter son poids, où la vie n’a pas de sens et n’est ni polie, ni intelligente. Où la vie n’a pas de sens et n’est ni polie, ni intelligente, il commence à pleuvoir, il commence à embaumer comme le corps des fleurs. Derrière la tête l’ancienne peau se fend. Le serpent frissonne mais n’hésite pas. Il avance d’un pouce. Il commence à s’écouler comme sang, comme du satin.
Quand la mort viendra
avide comme l’ours en automne ;
quand la mort viendra et sortira toutes les pièces brillantes de sa bourse
pour m’acheter, puis que, d’un geste, elle la refermera ;
quand la mort viendra
comme la rougeole ;
quand la mort viendra
comme un iceberg entre les omoplates,
je veux passer la porte pleine de curiosité, en me demandant :
mais comment sera-t-elle, cette cabane de ténèbres ?
Pour ça, je regarde tout
comme un frère et une sœur,
et le temps, je le vois comme une simple idée,
et l’éternité comme une autre possibilité,
et je vois chaque vie comme une fleur, aussi commune
qu’une pâquerette, et aussi singulière,
et chaque nom est une musique douce à ma bouche,
tendant, comme toute les musiques, vers le silence,
et chaque corps est un lion plein de courage, et quelque chose
de précieux pour la terre.
Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie,
je suis restée l’épouse de l’étonnement.
Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.
Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander
si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée
ou pleine de justifications.
Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.
House of light (1990)
This collection of poems by Mary Oliver once again invites the reader to step across the threshold of ordinary life into a world of natural and spiritual luminosity.
Qui a créé le monde ? Qui a créé le cygne, et l’ours noir ? Qui a créé la sauterelle ? Je veux dire – cette sauterelle-là, celle qui a surgi de ces herbes-là, celle qui croque du sucre au creux de ma main, elle dont les mandibules vont d’avant en arrière, pas de haut en bas, elle qui regarde autour d’elle avec ses yeux énormes et très compliqués. La voilà qui lève ses pâles pattes avant et se nettoie consciencieusement la face. La voilà qui ouvre ses ailes et s’envole en flottant dans l’air. Je ne sais pas exactement ce qu’est une prière. Mais je sais comment faire attention, comment rouler dans l’herbe, comment tomber à genoux dans l’herbe, comment flâner et me sentir bénie, me promener dans les champs ; c’est ce que j’ai fait le jour durant. Dis-moi, qu’aurais-je dû faire d’autre ? Est-ce que tout ne meurt pas un jour, toujours trop tôt ? Dis-moi, toi, que veux-tu faire de ta vie sauvage, qui est unique et si précieuse ?
Qu’est-ce qui arrive aux feuilles quand elles virent rouge et or et tombent sur le sol ? Qu’est-ce qui arrive aux oiseaux chanteurs quand ils doivent s’arrêter de chanter ? Qu’est-ce qui arrive à leurs ailes rapides ?
Crois-tu qu’il y ait un ciel individuel pour chacun d’entre nous ? Crois-tu que quiconque,
de l’autre côté des ténèbres, va nous appeler, nous, vraiment ? Au-delà des arbres, les renardes apprennent toujours à leurs petits
à vivre dans la vallée. on dirait qu’elles ne disparaissent jamais, qu’elles sont toujours là dans l’éclosion de la lumière qui se dresse chaque matin
dans le ciel sombre. Et, derrière un autre épaulement de collines, en bord de mer, les dernières roses ont ouvert leur fabrique de douceur
et la rendent au monde. Si j’avais une autre vie je voudrais la passer entièrement dans une jubilation sans retenue.
Je serais une renarde, ou un arbre plein de branches agitées. Et cela ne me gênerait pas d’être une rose dans un champ plein de roses.
Elles n’ont pas encore été touchées par la peur, ou l’ambition. C’est pourquoi elles n’y ont pas encore pensé. Elles ne se demandent pas non plus combien de temps il y aura des roses, et quoi après. Ou n’importe quelle autre question futile.
Quelque part, une ourse noire vient de se réveiller et regarde
vers la vallée. La nuit durant, dans le frémissement et l’agitation du printemps naissant,
je pense à elle, à ses quatre poings foulant le gravier, à sa langue rouge
comme le feu qui frôle l’herbe et l’eau fraîche. Il n’y a qu’une question :
comment aimer ce monde. Je pense à elle qui se dresse comme une corniche noire de feuilles
et qui carde de ses griffes le silence des arbres. Quelle que soit
ma vie par ailleurs, avec ses poèmes et sa musique et ses cités de verre,
elle est aussi cette ombre éclatante qui descend les flancs de la montagne, soufflant et goûtant ;
le jour durant je pense à elle – à ses crocs blancs, à son silence, à son amour parfait.
Dream Work (1986)
Dream Work, un recueil de quarante-cinq poèmes, suit chronologiquement et logiquement American Primitive, avec lequel Mary Oliver a gagné le prix Pulitzer pour le meilleur livre de poésie publié en 1983 par un poète américain. La profondeur et la finesse de perception qui irradiaient si constamment American Primitive se retrouve dans Dream Work également. A ceci s’ajoute toute l’attention que l’auteur y consacre au travail solitaire et difficile de l’âme qui doit accepter la vérité sur le monde personnel de chacun et donner sa juste valeur à chaque victoire par laquelle les difficultés des relations humaines peuvent se voir transcendées. La dimension historique fait également son entrée dans le travail d’Oliver, que ce soit par héritage (comme dans son poème sur l’Holocauste) ou par l’intermédiaire d’un douloureux regard sur le présent (comme dans Acide, un poème qui évoque un jeune garçon blessé qui mendie dans les rues d’Indonésie). Plus profondément que dans ses recueils précédents, la sensibilité qui préside à ces poèmes est mélangée avec le monde réel. La volonté de Mary Oliver de pratiquer la joie s’y retrouve toujours mais approfondie par la conscience de soi, l’expérience et l’exercice du choix.
Par après, J’ai senti sous mon épaule gauche la plus curieuse des blessures. Comme si je m’étais appuyée sur un objet vibrant trop fort, elle saignait secrètement. Personne ne connaît son nom.
Par après, par droiture plutôt que par raison, j’ai repensé à ce gros Allemand dans son pardessus mal ajusté, dans les bois, près de Vienne, réalisant que les oiseaux s’éloignaient encore et encore, et que même en marchant plus vite il ne les rattraperait jamais.
Comment vivons-nous chacun dans ce monde ? Chaque chose en compense une autre, je suppose. Quelquefois un malheur ne fait pas de tort du tout, mais au contraire brille comme la lune nouvelle.
Je pense souvent à Beethoven se levant, quand il ne pouvait dormir, trébuchant dans la poussière et les partitions froissées, baillant, s’asseyant au piano, traçant rapidement note après note après note.
Pourquoi dois-tu faire le bien ?
Pourquoi veux-tu faire pénitence
Et traverser des déserts à genoux ?
Laisse plutôt le doux animal dans ton corps
Aimer ce qu’il aime.
Parle-moi du désespoir, du tien, et je te parlerai du mien,
Pendant que le monde continue de tourner.
Pendant que le soleil et les perles claires de la pluie
Balaient les paysages,
Les prairies, les arbres bien enracinés,
Les montagnes et les rivières.
Pendant que les oies sauvages, dans le ciel ouvert,
S’en retournent encore, comme chaque fois.
Qui que tu sois et quelle que soit ta solitude,
Le monde s’offre à ton imagination,
Il t’appelle du cri des oies sauvages, âpre et attirant.
Sans cesse, il te répète que ta place
Est là, dans la grande famille des choses qui sont.
American Primitive (1983)
“Prix Pulitzer de poésie, Mary Oliver propose dans ce recueil déjà célèbre, American Primitive, cinquante textes visionnaires sur la nature, les êtres humains en amour et la vie sauvage en Amérique, vus tant de l’intérieur du corps que de l’extérieur. American Primitive m’enchante par la pureté de son lyrisme, la délicieuse fraîcheur de ses intuitions, et l’éclat spirituel tout particulier qui éclaire ses pages.” – Stanley Kunitz
“Ces poèmes ont poussé naturellement dans un terreau de sensations et de sentiments, et une maîtrise instinctive de la langue donne, à tort, l’impression qu’ils sont nés sans effort. Les lire est un vrai délice sensuel.” – May Swenson
Regarde, les arbres transforment leurs propres corps en piliers
de lumière, ils dégagent de riches effluves de cannelle et de plénitude,
les longs cierges des roseaux éclosent et ondulent au large sur les épaulements bleus
des étangs, et chaque étang, quel que soit son nom, est
désormais sans nom. Chaque année, tout ce que j’ai pu apprendre
dans ma vie me ramène à cela : les flammes et la rivière noire de la perte dont l’autre rive
est le salut et dont le sens nous échappera à jamais. Pour vivre dans ce monde,
tu dois savoir faire trois choses : aimer ce qui est mortel, le serrer
contre tes os en sachant que ta vie en dépend, puis, une fois le temps venu de le laisser aller, le laisser aller.
Twelve Moons (1979)
Dans son quatrième recueil de poésie, Twelve Moons (Douze lunes), Mary Oliver continue à explorer les domaines de la nature et des relations humaines – séduisants mais quasiment inaccessibles – et le désir profond et persistant d’une union joyeuse avec eux. Ces poèmes vibrants et magiques sont animés de la conscience douloureuse de la beauté pure de la nature. Fascinante, sa vision intime nous emmène dans des territoires où nous ne pouvons que furtivement entrevoir hommes et nature.
Je pensais que la terre
se souvenait de moi, elle
me reprenait si tendrement, arrangeant
ses jupes sombres, les poches
pleines de lichens et de graines. J’ai dormi
comme jamais auparavant, comme un galet
sur le lit de la rivière, rien
entre moi et le feu blanc des étoiles,
rien que mes pensées, et elle flottaient,
aussi légères que des papillons de nuit, dans les branches
des arbres parfaits. Toute la nuit,
j’ai entendu respirer les petits royaumes
tout autour de moi, les insectes, et les oiseaux
qui besognent dans l’obscurité. Toute la nuit,
je me relevais, je replongeais, comme dans l’eau, aux prises
avec un lumineux halo. Au matin,
j’avais disparu au moins une douzaine de fois
dans quelque chose de meilleur.
No Voyage and Other Poems (1963)
De nature réservée, Mary Oliver a donné peu d’interviews. Elle préfère laisser parler son œuvre. Celle-ci parle d’elle-même et elle est écoutée par d’innombrables lecteurs depuis des dizaines d’années. Le New York Times écrivait récemment que Mary Oliver était “de loin, le poète le plus vendu dans le pays.” Née dans une petite ville de l’Ohio, Oliver a publié son premier recueil de poésie en 1963, à l’âge de 28 ans ; No Voyage and Other Poems, initialement publié en Grande-Bretagne aux éditions Dent Press, a connu une deuxième publication aux US en 1965 chez Houghton Mifflin. Mary Oliver a depuis publié de nombreux ouvrages, qu’il s’agisse de poésie ou de prose. Mary Oliver a étudié à la Ohio State University et au Vassar College, sans obtenir de diplôme. Elle a vécu plusieurs années dans la maison d’Edna St. Vincent Millay dans l’état de New York, avec sa compagne, Norma Millay, sœur de la poète. C’est là qu’elle a rencontré la photographe Molly Malone Cook, fin des années 50. Pendant plus de quarante ans, Cook et Oliver ont vécu ensemble, principalement à Provincetown, Massachusetts, jusqu’à la mort de Cook, en 2005. Pendant sa longue carrière, Mary Oliver a reçu de nombreux témoignages de reconnaissance de la qualité de son œuvre (Prix Pulitzer Prize en 1984 ; Shelley Memorial Award ; une bourse Guggenheim ; American Academy and Institute of Arts and Letters Achievement Award ; Christopher Award et L.L. Winship/PEN New England Award ; National Book Award ; Lannan Foundation Literary Award ; New England Booksellers Association Award for Literary Excellence). Ses essais sont parus dans la collection Best American Essays (en 1996, 1998, 2001), dans l’Anchor Essay Annual 1998 et dans Orion, Onearth et d’autres revues encore. Oliver a dirigé l’édition 2009 des Best American Essays. Ses travaux sur l’art de la poésie, A Poetry Handbook et Rules for the Dance, sont régulièrement utilisés dans les formations à l’écriture. Reconnue comme brillante lectrice, elle a lu des poèmes dans quasiment tous les états du pays et à l’étranger. Elle a animé des ateliers dans différentes hautes-écoles et dans des universités, et travaillé en résidence à la Case Western Reserve University, à la Bucknell University, University de Cincinnati et au Sweet Briar College. A partir de 1995, elle a occupé la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College et ce, pendant cinq années consécutives. Elle a été honorée du titre de Docteur Honoris Causa par l’Art Institute de Boston (1998), le Dartmouth College (2007) et la Tufts University (2008). Oliver vit actuellement à Provincetown, Massachusetts, importante source de son inspiration.
Un jour enfin tu as su ce que tu devais faire et tu t’y es mise, malgré les voix autour de toi qui hurlaient encore leurs mauvais conseils- malgré toute la maison qui s’est mise à trembler et la vieille corde que tu sentais à nouveau sur tes chevilles. « Répare ma Vie ! » pleurait chaque voix. Mais tu ne t’es pas arrêtée. Tu savais ce que tu avais à faire, malgré le vent qui attaquait de ses doigts raides tes fondations les plus intimes, malgré leur mélancolie déchirante. Il était déjà fort tard, et la nuit violente, et la route pleine de branches tombées et de pierres. Mais, peu à peu, comme tu laissais leurs voix derrière toi, les étoiles ont commencé à briller à travers le manteau de nuages, et il y a eu une voix nouvelle que tu as lentement reconnue comme la tienne, qui t’a tenu compagnie tandis que tu arpentais le monde de plus en plus loin, déterminée à faire la seule chose que tu pouvais faire- déterminée à sauver la seule vie que tu pouvais sauver.
Il était une fois une jolie femme qui était jolie et qui était une femme. Pour une fois, il n’y avait pas de “on” qui avait décidé de l’appeler Jolie-Femme (comme c’est la coutume dans les contes…) : c’est elle qui en avait décidé ainsi. Bref, une femme, jolie, un caractère.
Or, qu’on ne s’y méprenne pas, cette volonté forte -et la fréquence des geais du Petit-Bois qui se fichaient le bec dans les troncs de sapin en la regardant passer- ne la protégeait pas du vent sourd de la Folle-Inquiète.
La Folle-Inquiète, c’était une légende qu’on hésitait à raconter dans la Forêt, tant elle mettait mal à l’aise. Elle parlait de terribles choses, de mères qui mangeaient leur enfant puis qui le recrachaient dans des trous noirs, de pères aux mille-mains et aux yeux qui roulent quand les filles sont belles, d’abandons violents, de crachats gluants, de morve verdâtre, de proutes fétides et… d’une vieille folle qui avait voulu se sacrifier pour sauver toutes les jeunes filles qui viendraient après elle.
Elle avait épousé un père indigne, un Ogre lubrique, veuf de plusieurs de ses filles, un grand gars avec une barbe bleue et une drôle de clef sanglante qui pendait à sa ceinture. La légende voulait que la vieille folle (qui était alors une fort accorte beauté) lui eût proposé de sacrifier à sa voracité, en préparant un ragoût délicieux, mitonné à base de ses propres mains… confites. Ceci, à condition qu’il se change en cerf et ne touche plus qu’à ses propres chèvres pour peu qu’elles aient enfanté une fois au moins.
L’Ogre, intrigué, accepta et dévora les mains de sa belle avec appétit. Il recracha ensuite les petites phalanges coincées entre ses dents puis se leva de table en rotant d’importance et partit dans la Forêt où, fidèle à son serment, il se changea en cerf (à dix cors, je vous prie) et, invaincu pendant autant d’automnes qu’il y a de pommes sur les pins, il réserva ses saillies aux biches de son cheptel.
Confiante dans le succès de son stratagème, la désormais vieille folle se mit à la peinture et, handicap oblige, fit chaque année du porte-à-porte pour vendre des cartes de soutien aux “peintres de la bouche et du pied”.
C’est alors que, un jour où elle vendait ses jolies cartes dans le village voisin, elle entendit un cri de jeune femme qui ne laissait aucun doute sur ce qui se passait et qu’elle vit un cerf bondir hors de la grange d’où venaient les gémissements de la femme, avec une clef sanglante arrimée à son cou. Le cerf disparu, la vieille folle dût se résigner : son sacrifice avait été inutile, les ogres ont cette faculté extraordinaire de rester des ogres, même avec des cornes.
La raison de la vieille n’y survécut pas : elle fuit dans les bois voisins et ne reparut jamais. Sauf que… Sauf que chaque nuit d’automne, quand le brame a raclé les gorges, on raconte qu’elle souffle dans un cor, du fond de sa grotte, espérant avertir les jeunes femmes du danger, si elles croisaient un cerf avec une clef rouge au collet. Depuis, on l’appelle la Folle-Inquiète et la tradition veut que, l’Automne venu, les vierges du village posent une bougie sur le revers de leur fenêtre ouverte, afin que le souffle du cor de la Folle-Inquiète l’éteigne avant potron-minet.
Jolie-Femme avait entendu raconter la légende fort souvent déjà mais, ce matin, elle avait réellement senti le souffle de la Folle-Inquiète, alors qu’elle marchait confiante, sur une sente du bois qu’elle connaissait bien pourtant. Peu après, du fond des buissons, avait flûté une chanson qui avait posé la glace sur ses tempes. Dans son ventre, elle sentait le vide de la peur…
C’est le brame, c’est l’aurore,
C’est le temps du dix-cors,
Venez, venez danser mes filles,
L’Ogre attend, dressé dans la charmille…
Malgré ses jambes, gelées par une inquiétude plus vieille que son plus vieux souvenir, malgré son cœur qui battait la crainte de ce qu’elle ne pouvait imaginer, Jolie-Femme arriva à s’encourir, loin de la voix profonde qui rampait dans les buissons, loin du souffle de la Folle-Inquiète qui réveillait tout ce qui, souvent, noircissait ses Nuits.
Elle arriva au bord d’une petite rivière où s’affairait un Castor, battant l’eau d’une queue en table d’harmonie. L’animal fébrile était gris de travail mais l’endroit était beau et la maison du rongeur bien accueillante. Visant Jolie-Femme qui s’approchait, il lui déclara tout de go : “Je te connais bien, fillette, et les geais m’ont dit ta beauté : ils m’ont beaucoup raconté. Ils n’ont pas menti et, si tu veux, tu peux vivre à mes côtés pendant un an et un jour. Ce sera le terme de notre amour.” Jolie-Femme était fatiguée et avait encore peur de l’étrange mélopée ; elle n’était pas bégueule et elle accepta la protection de l’ingénieux ingénieur, spécialiste du rondin.
Les mois passèrent et un drôle d’enfant leur vint, qui mélangeait dans sa belle tournure les caractéristiques de ses deux parents, pourtant si différents. Les mois passèrent encore, au grand dam du castor qui avait occupé toute la rive disponible et devait maintenant s’affairer à l’intérieur de ses propres passages et de ses propres tunnels. L’espace commençait à manquer et Jolie-Femme souffrait un peu du dos, obligée qu’elle était de rester courbée dans ce qu’elle voulait voir comme sa propre maison.
Un jour qu’elle était sortie dans la Forêt pour soulager ses courbatures, elle arriva près d’un vieux chêne au pied duquel elle s’assit et… s’endormit. Jolie-Femme était toujours très belle mais il faut dire qu’elle dormait la bouche ouverte (des oiseaux m’ont aussi dit qu’elle ronflait de belle manière), ce qui fit l’affaire d’un Hérisson qui, ni une ni deux, grimpa sur sa poitrine, plongea dans sa gorge et descendit prendre la place de son cœur.
Éveillée par l’indélicatesse du hérisson, elle sentit d’abord les piqûres de ses piquants, à un endroit situé derrière ses poumons : son cœur usurpé. La douleur fit vite place à une étrange chaleur, comme si une fleur s’ouvrait au Soleil, à l’intérieur d’elle.
Que se passait-il ? Combien de temps avait-elle dormi ? Pourquoi sentait-elle la chaleur du hérisson coquin dans chaque partie de son corps joli ? Comment une boule de piquants (pas trop piquant quand même) avait-elle pu la réveiller de son sommeil étrange, au pied du Chêne si vieux ?
C’est alors qu’elle vit l’Ours qui chantait dans la clairière…
C’est la nuit, c’est le marbre,
L’homme gît près de son arbre,
Un sang poisseux voile ses yeux.
Du passage de la Géante,
Lui reste une plaie béante.
La main du cœur
Est arrachée…
En exclusivité mondiale, nous avons rencontré l’éditeur du célèbre blogue encyclopédique wallonica.org, en l’absence de son complice en édition, Philippe Vienne. Patrick Thonart a néanmoins préféré rester anonyme, afin de ne pas subir le harcèlement des lobbies de l’industrie du tabac et du sucre. Notre envoyé spécial à Liège (BE) a sélectionné pour vous quelques moments forts, extraits des bandes enregistrées lors des trois entrevues qui ont eu lieu dans les locaux de l’encyclopédie en ligne, d’abord rue des Wallons (ça ne s’invente pas) puis au Pèrî, sur les hauteurs de Liège.
Tout d’abord, pourquoi avez-vous décidé d’enfin sortir de votre réserve et accepté de nous parler sans voile de l’encyclopédie wallonica.org ? Que s’est-il passé ?
C’est la lecture de l’autobiographie ‘fictive’ de Salman Rushdie (Joseph Anton : une autobiographie, 2012) qui m’a affranchi de mes derniers scrupules. Voilà une icone de la liberté de pensée pour laquelle on descendait facilement dans la rue ; pas pour son œuvre (dont je ne suis pas le plus grand fan) mais parce qu’il a perdu dans un concours de circonstances et qu’il s’est retrouvé condamné à mort internationalement par un chef ‘spirituel’ local dont, soi-disant, il n’aurait pas respecté le dogme religieux dans un de ses romans. Plein de gens meurent ensuite ou sont agressés, Rushdie vit caché pendant que les atermoiements des différents responsables politiques disent toute l’estime dans laquelle est tenue la liberté d’expression : bref, du lourd et de l’exaltant. Et puis, des années plus tard, Rushdie décide d’écrire cette autobiographie et on découvre un auteur assez pédant, un réseauteur fort mondain et des monceaux de banalités : “Le jour de Noël, Elizabeth et lui purent inviter Graham Swift et Candice Rodd à passer la journée avec eux. Le lendemain, Nigella Lawson et John Diamond, Bill et Alicja Buford vinrent dîner. Elizabeth qui aimait beaucoup la fête de Noël et tout son rituel, au point qu’il s’était mis affectueusement à la qualifier de “fondamentaliste de Noël”, était très heureuse de pouvoir “faire Noël” pour les autres…“. On pense aux vers de T.S. Eliot dans The Love Song of J. Alfred Prufrock (1917) :
In the room the women come and go
Talking of Michelangelo.
Par contre, quelques pages plus loin : “Il s’efforça de se rappeler ce qu’était le métier d’écrivain, s’obligea à redécouvrir les habitudes de toute une vie. L’introspection, l’attente, la confiance accordée à l’histoire. La découverte lente ou rapides des contorsions par lesquelles on glissait dans l’organisme d’un monde imaginaire, comment on y pénétrait, on y cheminait, avant de parvenir à le quitter. Et la magie de la concentration qui donnait l’impression de tomber dans un puits profond ou dans une faille temporelle. Tomber dans la page, guettant l’extase qui se produisait trop rarement. Et le dur travail d’autocritique, le regard sévère posé sur les phrases, utilisant ce qu’Hemingway avait appelé son détecteur de merde. La frustration de se cogner contre les limites du talent et de la compréhension.“
Alors, si une pointure de cette taille peut ainsi faire du yo-yo entre clairvoyance artistique et banalité sans nom, la voie est libre pour des monsieurs-tout-le-monde comme nous, qui veulent bosser honnêtement sans jouer les divas. Ceci explique cela…
N’est-ce pas justement une des clefs de votre travail : mélanger les petits et les grands ?
Oui, précisément, nous avons pensé que la meilleure manière de valoriser les contenus wallons et bruxellois, c’était de les mélanger à des contenus qui ne sont ni wallons, ni bruxellois. Qui plus est, nous veillons à sauver des textes d’auteurs méconnus et à les mélanger avec des extraits d’œuvres culturellement ou humainement importantes, dont la réputation est nationale ou internationale. Même chose pour la Revue de presse : s’il avait fallu se limiter à la presse belge francophone, on n’allait pas très loin ; alors on ratisse large et les articles de presse ou de blogs que nous sélectionnons ne sont pas marqués par leur origine, seule la qualité compte.
Nous avons la chance que les ordinateurs ne sont pas encore trop malins : l’index alphabétique des sculpteurs ne connait ni pays d’origine, ni indicateur de réputation, ce qui permettra à un plasticien issu du fin fond de nos Ardennes de figurer dans la liste entre HEPWORTH Barbara et MOORE Henry pour peu que son nom commence par I-J-K ou L !
Et ceci ne concerne que l’organisation de nos articles au sein de wallonica.org, c’est sans compter avec tout le réseau d’hyperliens qui relie chacun d’eux à d’autres sites de qualité, externes à wallonica.org, qu’ils soient belges francophones ou édités au départ d’un autre pays de la Francophonie.
Nous pensons qu’appliquer la logique de réseauà l’intérieur de wallonica.org et d’insérer notre “archipel de contenus” au sein du grand réseau de la Toile, en utilisant les meilleurs dispositifs techniques et promotionnels, c’est la bonne manière d’assurer la visibilité à nos savoirs wallons et bruxellois. C’est le coup du microcosme, reflet du macrocosme qui a déjà fait ses preuves…
Informations prises, vous n’en êtes pas à votre coup d’essai dans le domaines des encyclopédies en ligne. Racontez-nous…
J’ai d’abord rencontré le philosophe Jacques Dufresne au Canada, en 2000, et on a travaillé ensemble pendant plus de dix ans : après un après-midi dans les érablières, je me suis retrouvé avec l’exclusivité de l’édition de son agora.qc.ca pour l’Europe et l’Afrique. A l’époque, il était assez populaire au Québec et dans les petits papiers du Premier Ministre Landry. Lui et son équipe avaient lancé la première encyclopédie en ligne du genre, en Lotus Notes (un “collecticiel” aujourd’hui désuet), parallèlement à un magazine de qualité. C’était une encyclopédie francophone gratuite et sans publicité, qui grandissait au fil des rencontres de l’équipe avec tel spécialiste de ceci ou tel expert de cela : une croissance organique donc, à l’inverse des encyclopédies payantes traditionnelles qui établissent leur “arbre des connaissances” avant toute chose, puis contactent un réseau d’experts pour la rédaction, puis publient, puis font payer les utilisateurs et gagnent aussi sur la pub. Diderot avait travaillé comme ça (lui, par souscription), la pub en moins.
Vers le réel par le virtuel : l’expérience en ligne doit à tout moment ramener à l’expérience réelle et ne pas exalter l’aliénation virtuelle ;
Accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement (Simone Weil) : on peut tout publier, le tout est d’encadrer le contenu d’un dispositif critique (par exemple : ne pas publier Mein Kampf en un PDF téléchargeable unique -à moins de vouloir cartonner dans la fachosphère- mais le publier en extraits commentés, en aval d’un dossier sur l’intolérance) ;
Un site lent : au-delà de la mode du “slow” qui n’avait pas cours à l’époque où Jacques s’est lancé (1998), le dispositif de l’encyclopédie en ligne, doit inviter à la lecture, à l’appropriation, à prendre le temps de la réflexion critique et au plaisir…
Ensemble, on a développé une interface proprement wallonne qui donnait accès aux mêmes contenus que l’interface québécoise. Si vous tapiez agora.qc.ca dans votre navigateur, vous arriviez au même article “Debussy” que si vous aviez encodé walloniebruxelles.org (l’URL de l’époque pour l’interface wallonne) mais l’apparence graphique et les annonces de promotion d’intérêt public (expos, concerts, parutions…) étaient dépendantes de votre interface : un concert de l’Orchestre de Liège dans le deuxième cas, une conférence d’Ivan Illitch à Montréal dans le premier.
L’Encyclopédie de l’Agora, ce n’était pas rien, surtout quand on pense aux ressources limitées qui ont permis sa mise en ligne : 12 millions de visiteurs annuels et un réseau de quelque 1.500 auteurs, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Michel Serres a fait l’éloge de l’initiative et de grands esprits comme Ivan Illitch et d’autres ont donné plusieurs de leurs écrits à Jacques pour qu’il les publie, tous droits cédés. J’ai également obtenu son référencement dans les sites recommandés par la BnF. L’interface wallonne en a bénéficié, avec un demi-million de visiteurs après seulement 6 mois en ligne. Idem, Jean-Pol Schroeder (Maison du Jazz de Liège, BE) nous a cédé les droits de publication sur un excellent livre de référence sur le jazz, qui était épuisé dans le commerce.
Ca fait du boulot, des heures et des heures de travail, ça ! Des heures de bénévoles ?
Oui, principalement. Nous avons d’abord été aidés financièrement par la Communauté française puis mis en faillite par les mêmes (no comment…) ; la FWB a aussi timidement (une fois, comme on dit à Bruxelles) délié les cordons de la bourse… Par après, la Province de Liège nous a concrètement soutenus lorsqu’il a fallu migrer l’encyclopédie en PHP/MySQL. Sans pub, on mange souvent des pâtes, alors les aides et les soutiens sont toujours les bienvenus. A bon entendeur…
Ceci étant, si wallonica.org est le fruit d’un travail d’écriture originale réel (articles journalistiques, monographies, traductions, reportages, nouvelles, critiques, poèmes…), fait par les collaborateurs internes ou externes de l’équipe, un pourcentage important de nos publications est le résultat d’un travail de compilation et de réseaugraphie de ressources publiées par des tiers, auxquelles nous renvoyons systématiquement par nos hyperliens. A la fonction de blog s’ajoute donc la mise en valeur du travail de “consoeurs et confrères” que nous assemblons, illustrons et relions au sein de notre encyclo. Dans cet Archipel des Honnêtes Savoirs, wallonica.org est un précipité de nos créations comme de nos découvertes…
Vous tournez toujours sur le Lotus Notes historique ?
Ce n’est qu’en 2012 que j’ai décidé de migrer à nouveau vers un blogue encyclopédique en WordPress : wallonica.org. Le sevrage est bientôt bouclé : nous sommes toujours en train de rapatrier les articles qui étaient proprement wallons dans la base de données partagée avec le Québec, tout en écrivant ou compilant de nouveaux contenus, avec mes nouveaux collègues et des partenaires apparus entretemps. Tout ça, à la main…
Un blogue encyclopédique : ça sent un peu le paradoxe, non ?
La grosse difficulté du monde actuel est que l’informatique a introduit un fonctionnement en réseau et que nous ne sommes pas encore pleinement au fait de ce que ça veut dire au quotidien.
Sans vouloir vous blesser, votre question en est la preuve : un blogue, c’est une séquence d’articles sur un thème choisi, articles qui se suivent dans le temps ; une encyclopédie, c’est une arborescence d’articles, organisés selon des catégories en cascade.
Dans des sites WordPress comme dans d’autres, on a un grand aquarium (la base de données du site) où nagent une multitude de poissons de même taille (les articles) mais qui ont chacun des étiquettes sur le dos (les métadonnées : la date, les catégories, les mots-clés…).
Faire une requête (une recherche) dans un site comme ça, c’est puiser un groupe de poissons qui partagent les mêmes étiquettes et choisir celui ou ceux que l’on veut manger (ici : lire).
Ainsi, dans wallonica.org, en cliquant sur la catégorie “Artefacts”, on va obtenir la liste de tous les articles existants qui portent sur les créations artistiques et pouvoir choisir, au départ de son titre, celui qui nous intéresse pour l’afficher à l’écran. Plus question de séquence ou de hiérarchie de contenus ici : tous les objets du site sont reliés dans un maillage épais entre leurs métadonnées.
Comment m’y retrouver, alors, dans wallonica.org ?
D’abord, il faut se dire qu’on arrive souvent dans un article via un moteur de recherche externe, donc, sans passer par la page d’accueil ou le formulaire de recherche de wallonica.org. Par exemple, si vous cherchez une citation de Montaigne, vous tapez [Montaigne à+propos] dans votre page Google et vous arrivez directement sur la page https://wallonica.org/montaigne-textes/ sans passer par la page d’accueil de wallonica.org. Si, par contre, vous visitez wallonica.org au départ de cette page d’accueil (vous avez tapé https://wallonica.org dans votre navigateur), vous pouvez choisir d’afficher toute une catégorie d’articles ou tous les articles marqués d’une même étiquette (mot-clé). Et ça marche !
L’intelligence (c’est un terme technique) se trouve alors dans l’organisation des catégories et des mots-clés. Pour wallonica.org, le défi était de trouver une manière différente de proposer nos contenus. C’est chose faite. Je suis parti de ce que fait l’Honnête Homme face au monde pour créer sept catégories (plus d’infos ici) : les actions, les artefacts, les contrats, les discours, les dispositifs, les symboles et, face à l’homme, le monde comme il va, là où la main de l’homme n’a jamais mis le pied. Ceci pour les articles proprement encyclopédique (Paul Diel, vanité, La jeune fille sans mains, Perron liégeois…) auxquels on peut également accéder par le menu… Encyclopédie.
Dans votre dossier de présentation, vous parlez de “Wallonie au carré”, c’est une boutade liégeoise ?
Vous avez l’œil en matière de boutades, manifestement : dans wallonica.org, on passe de l’humour brusseleir de Bossemans et Coppenolle aux citations de Jean-Claude Van Damme, mais vous avez raison, en l’espèce, l’allusion est liégeoise. La formule du Carré Wallonica nous permet d’afficher le dispositif au complet. Chacun trouvera son bonheur en termes de savoirs wallons et bruxellois sur un de nos quatre sites :
les savoirs dans le BLOG ENCYCLO (wallonica.org) ;
les ressources à télécharger dans la DOCUMENTA (documenta.wallonica.org) ;
les lieux et curiosités touristiques dans le TOPOGUIDE (topoguide.wallonica.org) et
les articles commerciaux dans la BOUTIQUE (boutique.wallonica.org).
Cette logique de carré parfait est le fruit d’essais multiples. Chaque fois, dans nos moments les plus créatifs, on en revenait systématiquement à ces quatre “fonctionnalités” pour capter puis satisfaire nos lecteurs. On notera d’ailleurs que notre boutique est bien modeste et qu’elle sert surtout à créer le lien entre l’internaute et des créations wallonnes et/ou bruxelloises que nous trouvons intéressantes et dont le créateur est présent dans le blog encyclo. Dans 99 % des cas, le bouton “Acheter” est remplacé par “Contacter l’auteur” ou “LIBREL.BE“, notre partenaire “livres” qui assure l’acheminement vers des librairies indépendantes…
Cet article est initialement paru dans le n° spécial de la revue « Prologue », consacré au 25e anniversaire de l’Opéra Royal de Wallonie (Liège, BE) – texte actualisé en 2018
Des aigles napoléoniennes à l’albatros de Baudelaire, rares sont les artistes du XIXe qui ont pu enfiler les petits chaussons du siècle. La question reste posée : qui était hors pointure ? Les romantiques ou la bourgeoisie de l’époque ? Pour Berlioz, la réponse ne fait aucun doute : le monde chausse trop petit et, pour s’envoler vers le Parnasse, un artiste doit être un va-nu-pieds de l’âme (quand il ne l’a pas vendue à qui vous savez…).
Mon grand projet n’est pas de ce monde
Génération perdue pour elle-même, la gent romantique a régné sur un XIXe siècle bourgeois à souhait. Non content d’avoir renversé d’un revers de cape bien théâtral l’édifice rationnel que la fin du XVIIIe avait douloureusement élaboré, l’individu romantique ne vit qu’une loi, la sienne. Le créateur est son propre classique, sa propre référence : à la quiétude de l’équilibre, il préfère le mouvement de la passion. Le siège de l’art quitte l’esprit pour saigner avec le cœur.
L’option était crédible, dynamisante. Pourquoi alors étaient-ils tous si blêmes, ces romantiques, si tristes, si suicidaires et si colériques ? Ils n’en mouraient pas tous mais tous étaient frappés. Comment pensaient-ils se sevrer impunément de la mesure ? Impossible, le temps ne suspend jamais son vol ! Il ne reste que la fuite, la fuite en avant, la démesure, le grand projet.
Berlioz était de la partie. La mèche en bataille, il a combattu toute sa vie le médiocre et le vulgaire (à savoir, pour un romantique, le reste du monde). Des projets, il en vécut qui, impitoyable légalité de la vie, furent son cilice.
Né en 1803 dans une famille bourgeoise de l’Isère, il s’installe en 1821 à Paris. Au grand dam de son dragon de mère et contre l’avis de son brave père (qui ignore encore combien de fois il devra délier les cordons de sa bourse pour son artiste de fils), il abandonne ses études de médecine pour le Conservatoire. La légende veut que ce soit l’audition de l’Iphigénie en Tauride de Gluck qui ait plongé Berlioz dans cet état de grâce qui ne l’abandonna qu’avec son dernier souffle. En effet, le 8 mars 1869, Berlioz s’éteint, épuisé par une vie d’exaltation et d’extravagances, un long coma éveillé où, campé sur ses partitions ou, comme dirait Lewis Caroll, tout ruginiflant du haut de son pupitre, Berlioz a bretté pour la défense de l’âme qu’il s’était choisie, pour l’intégrité de son gigantesque ego. Renonçant à la quiétude, il n’a pas signé ce contrat en blanc que lui tendait le siècle, réalisant ainsi le rêve secret (et contradictoire) de ses confrères dissidents : devenir un “modèle” romantique, un classique de la révolte.
Les femmes : amantes ou ennemies ?
Premières ennemies, premiers grands projets : les femmes. Éperdument amoureux à l’âge de douze ans déjà (l’élue d’alors s’appelle Estelle), Berlioz se découvre une deuxième chimérique aimée en 1827, sous les traits d’Ophélie. Parfait en théorie : la femme idéale ne peut être que rêvée ; aussi, quelle meilleure proie choisir pour un amour impossible que la désincarnée Ophélie dont même la mort est une oeuvre d’art préraphaélite ? Pratiquement, rien ne va plus : ladite Ophélie est une Irlandaise épanouie du nom de Harriet Smithson qui ne daignera pas épouser notre héros avant 1833. Six ans de manœuvres d’approche tapageuses et plus ou moins infructueuses mais six années pendant lesquelles Berlioz réussira néanmoins à presque-épouser une certaine Camille Moke. En fait, Pleyel l’emportera, profitant de l’absence de Berlioz, parti pour l’Italie grâce à son Prix de Rome. Episode rocambolesque au cours duquel le compositeur revient en France en costume de femme de chambre, avec deux pistolets, une fiole de laudanum, une de strychnine et la ferme intention de tuer tout le monde. Ah, ce siècle qui résiste et ces femmes qui ne comprennent pas son génie ! Reste que Berlioz enrage, trépigne et se vexe à un tel point que voilà la belle actrice shakespearienne transformée en sorcière dans la nuit de sabbat de sa Symphonie fantastique.
Affiche du film de Christian-Jacque : La symphonie fantastique (1942)
Extrait d’une lettre à son ami Ferrand : “Oh ! mais la symphonie… J’espère que la malheureuse y sera ce soir ; du moins, bien des gens conspirent à Feydeau pour l’y faire venir. Je ne crois pas cependant : il est impossible que, en lisant le programme de mon drame instrumental [le programme parut intégralement dans Le Figaro du 30 mai 1830] elle ne se reconnaisse pas et, dès lors, elle se gardera bien de paraître. Enfin, Dieu sait tout ce qu’on va dire, tant de gens savent mon histoire !” Coup de théâtre : elle cède et l’épouse, le rêve devient réalité et l’exaltation vire à la déception. “Je croyais avoir épousé l’actrice ; je n’ai épousé qu’une dame anglaise”, dame anglaise qu’il quittera, sans l’abandonner (après qu’elle lui eut donné un fils, Louis), pour suivre une mégère de la pire espèce (ainsi le veut la légende), une cantatrice médiocre à rendre jalouse une trompette de glacier (Berlioz écrira : “Elle miaule comme deux douzaine de chats“). Marie Reccio (Melle Martin, de son vrai nom) s’attachera aux pas de Berlioz jusqu’à leur mariage, bien des années plus tard, en 1854, alors que la Smithson, malade et paralysée depuis quelques années, rend l’âme sans public et que la disparition du père de Berlioz apporte au compositeur une certaine aisance. La petite histoire considère même que la réaction de Berlioz à l’échec parisien de Tannhäuser (“Le public a ri du mauvais style musical. Pour moi, je suis cruellement vengé”) était inspirée par Madame Berlioz II. Bilan féminin : jalousies, cris et tapages, emballements et cruelles retombées. Dure réalité.
L’autorité : un épouvantail à abattre
Autre adversaire, les autorités musicales. Dispute avec Cherubini, le directeur du Conservatoire ; quatre tentatives infructueuses d’emporter le Prix de Rome qu’il n’obtiendra qu’au cinquième essai, avec Sardanapale, une oeuvre sur laquelle il n’aurait pas aimé être jugé (elle n’est aujourd’hui presque jamais jouée : le fantôme de Berlioz en soupire d’aise). Le public semble, quant à lui, avoir plus souvent applaudi aux effets musicaux (certes novateurs) qu’à la réalité musicale de la pensée de Berlioz. Le compositeur, également critique musical virulent, n’avait en outre pas manqué de se faire des ennemis dans l’establishment parisien de l’époque. Ces ennemis, eux aussi, savaient tremper leur plume dans le vitriol ; ainsi Fétis dans la Revue musicale du 15 décembre 1832 : “Aucun artiste, si heureusement organisé fut-il, ne s’est dit, au commencement de sa carrière qu’il allait faire une révolution dans son art. Avant d’être inventeur en musique, il faut être musicien ; M. Berlioz ne semble pas l’avoir compris. Il entrevoit des nouveautés qu’il est hors d’état de réaliser. Esprit inventif, ses conceptions avortent : son impuissance trahit ses désirs.”
Belle analyse psychologique du suicide romantique : à miser toute son énergie sur un grand projet exalté, l’ego est épuisé lorsqu’il s’agit d’organiser les modalités du quotidien (l’absolu n’est pas d’aujourd’hui).
Entrer dans la légende, mode d’emploi
Est-il une angoisse plus terrifiante pour un artiste romantique que l’incertitude de la postérité ? Comment s’assurer de ne pas disparaître à jamais dans les colonnes poussiéreuses des dictionnaires oubliés alors que s’éteint la dernière bougie de l’opéra, alors que cesse de résonner le dernier applaudissement ? Berlioz veut le succès et il le connaîtra de son vivant, et quand ce n’est pas en France, c’est en Allemagne, en Angleterre ou en Russie. Les oeuvres acclamées alors ne sont peut-être pas toujours les plus représentatives de son art musical, mais un public plus ou moins important lui reste néanmoins “fidèle” (comme un public parisien peut l’être…). Benvenuto Cellini est un échec, la Damnation de Faust elle-même ne suscite d’abord que l’indifférence, alors que la Symphonie fantastique, après moult péripéties, connaît un franc succès et que L’Enfance du Christ fait un malheur. Ainsi, de cuisantes défaites en ovations triomphales, Berlioz a su bâtir sa propre légende. Doué d’un sens de la publicité à faire pâlir un consultant en communication, il a soigneusement consigné dans ses écrits (avec plus ou moins d’honnêteté) ce que la postérité devait garder en mémoire à son propos. Chroniqueur redouté, il exerce son talent (réel) d’écrivain et de critique au Journal des débats et ses Mémoires hautes en couleur établissent ce qui sera “la vérité sur Berlioz” pendant de longues années. En matière d’éternité, l’important est d’avoir le dernier mot.
Et la musique ?
Non content d’avoir été un amant éconduit, un époux déçu, un critique musical respecté, un autobiographe autoritaire, un chef d’orchestre maniaque et un incorrigible romantique, Berlioz a aussi composé de la musique. C’était même là son activité principale. Pourquoi s’en souvenir ? Quelques années auparavant, le monde de la création avait été secoué par un ermite viennois : en quelques quatuors, Beethoven avait restauré aux yeux du monde la puissance tectonique et évocatrice de la musique instrumentale. Il ne faut pas oublier que la vie musicale ne connaît à l’époque qu’un seul maître : le théâtre. Les notes ne suffisent pas, il faut le texte. Nous sommes loin de la pureté des genres. Le XIXe est un siècle essentiellement littéraire : la peinture ne parle pas encore en termes de surfaces et de couleurs, la sculpture en termes de formes et de matière, la musique en termes de son et d’harmonie. Partout, il est question de symboles, d’allégories, de narration et de paraphrase. A tel point que Berlioz devra présenter sa Symphoniefantastique comme un “drame instrumental”. N’a-t-on pas commenté la première en disant du jeune compositeur “qu’il porte sur la scène lyrique ses brillantes inspirations et il ne tardera pas à y prendre un rang distingué…” ou encore “Assez parlé vaudeville. Secouez votre manteau, venez avec moi : nous allons voir un étrange jeune homme, fanatique, hardi, convaincu…, dédaigneux des formes conçues, se plaisant et s’exaltant de préférence à tout ce qui est anormal dans l’art et dans la vie sociale… Ce jeune homme est une puissance en vérité ; il le prouve. Il arrive d’Italie, et donne son concert ex abrupto. Ce concert sera romantique, fantastique, diabolique, que lui importe : ce sera beau, mauvais, bon, ridicule, extravagant, gracieux, sans nom, sans analogie, que lui importe ! … Ce jeune homme a dès ce jour un auditoire conquis, il peut dire à présent : La terre que je foule est à moi.” (Jules Janin, critique aux Débats, 1832).
Que l’on pèse dans la Damnation le poids expressif de la partie instrumentale : le signal est donné, la voix elle-même est moins récitante qu’un instrument parmi les autres, et déjà point l’unité wagnérienne, et déjà s’annonce le XXe siècle et la musique pure.
La Fantastique secoue délicieusement la France (Paris) de l’époque, l’orchestre revendique ses droits et s’enfle à souhait sous la baguette de Berlioz : à la sobriété beethovénienne des quatuors succède l’océanique multitude des formations romantiques. “Mais quand mes cent trente musiciens voulurent se ranger sur la scène, on ne sut où les mettre. J’eus recours à l’emplacement du petit orchestre d’en bas. Ce fut à peine si les violons seulement purent s’y caser… on demandait des pupitres… on criait ici pour des chaises, là pour des instruments, là pour des bougies…“. Qu’on ne s’y méprenne pas, si Berlioz opte résolument pour le langage instrumental, le programme officiellement distribué pour la Symphonie fantastique ne comptait pas moins d’une centaine de lignes d’explications et de commentaires sur ces “Episodes de la vie d’un artiste”.
Autre innovation attribuée à notre compositeur : l’idée fixe. Il s’agit en fait d’une formule mélodique ou harmonique récurrente qui caractérise un personnage, une situation ou un thème particulier (dans la Fantastique, il s’agira de l’aimée) ; le traitement, au sein de chaque mouvement, de cette idée fixe indique clairement à l’auditeur le message adressé par l’auteur. Comme on le sait déjà, son ami et rival Wagner reprendra et amplifiera ce procédé : le Leitmotiv. Autant pour la contribution de Berlioz à l’histoire de la musique.
Que l’on reproche à Berlioz sa grandiloquence, que l’on trahisse sa stature musicale en le faisant jouer au cinéma par le chétif Jean-Louis Barrault, qu’on l’adule pour son oeuvre -novatrice s’il en est- ou pour la pertinence de son interprétation du mythe de Faust, Berlioz a une carrure qui fait de l’ombre. Il est des artistes dont la quiétude -et le sérieux- invitent à l’harmonie, Berlioz comptera plutôt parmi ceux qui dénoncent et combattent, parmi ceux qui, aveuglés par leur grand projet, basculeront avec Lui, en signant sans lire…
Diff Diff Belzébuth, Belphégor, Astaroth, Méphisto !
Sat sat rayk ir kimour.
Has has Méphisto ! Has has Méphisto !
Has has has has has Irimiru karabrao !
Many an earl of Beowulf brandished
His ancient iron to guard is lord
Beowulf, l. 753-4
Then lifted his arm the Lord of the Geats
And smote the worm with his ancient sword
But the brown edge failed as it fell on bone
And cut less deep than the king had need
In his sore distress…
idem, l. 2431-5
Who so pulleth out this swerd of this stone
and anuyld is rightwys kinge borne of all England
Morte d’Arthur
Sir, there is here bynethe at the river a grete
stone whiche I sawe flete above the water
And therin I sawe stycking a swerd
The kynge sayde I wille see that merveill
Soo all the knyghtes went with him
id.
And as for this swerd there shalle never
man begrype
Hym at the handels but one
But he shalle passe alle other
ibid.
He took his vorpal sword in hand
The vorpal blade went snicker-snack !
Jabberwocky
These many quotations from English heroic texts – “Jabberwocky” can be considered as a kind of mock-heroic poem – suggest that Philippe Sellier’s comment on the importance of the sword in the French medieval literature can be extended to the English medieval literature. He writes : “Au Moyen-Age c’est surtout l’épée qui compte : de l’Excalibor du roi Arthur, de la Joyeuse de Charlemagne à l’épée de Jeanne d’Arc“. Moreover he himself establishes that sword and heroism are not a feature limited to the Middle Ages but common to all heroic literatures of all times – this implies naturally texts involving the use of swords ; one can not imagine Buffalo Bill hunting with a sword. Sellier illustrates his definition of heroism with texts as old as an account of Cyrus’ life by Herodotus (Vth cy b.C.) and as recent as a poem by St John Perse (XXth cy).
Nevertheless, since I have chosen to concentrate on English medieval literature, I shall use the word “heroic” in a more restricted meaning : “heroic” will be opposed to “romantic” (i.e. to all that is connected with the medieval romances and not at all with the 19th cy romantic revival). In a nutshell, heroic literature includes mainly the old English epic poetry from Beowulf to the Battle of Maldon, whereas the romantic literature I shall refer to, includes the middle English romances from the various “matters” up to Malory’s Morte d’Arthur (XVth cy).
I shall try to expose in this chapter how the sword – which appears in both heroic and romantic literatures (4) is used in a different way by the Beowulf poet and by Malory. I shall also comment on the various characteristics of the swords in these texts and finally try to explore Tolkien’s swords in the Lord of the Rinqs and other texts.
Mimming, Naegling, Excalibur, Durandal, Joyeuse, Hauteclaire, (5) all “great” swords are given a name and their name is forever connected with the name of the corresponding hero. To be submitted to such a process of individualization is in fact a privilege which objects are seldom enjoying. Moreover it is a privilege limited to certain swords. In Beowulf one of the hero’s swords is sometimes called Naegling (not so often, the poet often prefers to call it “brown edge” – meaning “bright edge” or “ancient iron”, etc.) :
Then the king once more was mindful of glory,
Swung his great sword-blade with all his might
And drove it home on the dragon’s head.
But Neagling broke, it failed in the battle,
The blade of Beowulf, ancient and grey. (OAEL, 1. 253I to L. 2535)
Naegling and the other heroic swords are associated with the hero’s strength, his courage; battles are won thanks to the “ancient blade” but since the sword is considered as a separate being, it can “fail in the battle” and cause the hero’s defeat when it is “not his lot that edges of iron could help him in battle” (1. 2535-6).
The other characters in the poem probably have weapons too but since they have not the status of heroes, their daggers, axes, spears and swords are mentioned but not individualized :
Many an earl of Beowulf brandished his
ancient iron to guard his lord. (OAEL, 1. 733-4)
It is often the case with romances that a quest appears to be the organizing pattern of the narrative. One of the best-known medieval examples is the quest for the Sancgreal in the Arthurian Romances. It also seems a common feature that the quest-pattern should be limited to romances. As a matter of fact heroic literature is preoccupied with more down-to-earth matters. Since the main concern of the hero is to go down to posterity i.e. leave in the minds of the living people an image of courage and unfailing virtue – virtue being in this case proportional to the adherence to the heroic code of honor and not at all the Ten Commandments – the Old English. heroic poetry rather puts the emphasis on war, the duties of the Germanic comitatus, the patching up of blood feuds with impossible marriages, the problems of man in front of his lot (wyrd) and the shame of the warrior unfaithful to his lord. In this sense heroic poetry can be said to be more true-to-life than romances.
It is the lot of the Germanic warrior to concentrate on one word : “overcome”. Overcome fear in order to appear as a courageous soldier, overcome temptation to remain submitted to one’s lord, overcome the enemy to save one’s tribe, overcome evil to gain the right to a high renown after death. Be it physically or intellectually, victory was the stimulating principle of the life of a warrior. The alternative between victory by physical strength or by wise strategy is best illustrated in Beowulf‘s three progressive assaults. Young Beowulf kills Grendel with his bare hands. Grendel’s mother, which dwells at the bottom of a lake, must be killed by a magical sword. The third. assault against a fire-breathing dragon necessitates a special shield capable of protecting Beowulf from the flames. Beowulf, helped by Wiglaf, is victorious but dies. I should rather have written “is victorious and dies” since a heroic warrior knows he is doomed to violent death; it is moreover his greatest achievement to die with an “undefeated spirit”. Anyway, as a traditional hero, he must die on the battlefield or as a result of his encounter with the enemy – in this case: the dragons. It is a necessary condition for him to deserve his place in the Valhalla even if the Valhalla has disappeared from christianized Old English poetry. Beowulf ends thus a successful career completed by an unavoidable death.
Another feature of the hero is his “transparency” as a character. One could conclude that the heroic achievement is external : the hero is judged in his status according to “deeds” giving evidence of his courage. Whatever the fear felt or the inner cowardice of the character, what matters is the external appearance of heroic virtue. Such an interpretation, reducing heroism to a “look” in the modern meaning of the word, is based on a corrupt(ed) reading of Old English poetry. Modern writings are indeed full of characters whose appearance inside the tale contrasts with their real feelings or inner life. This was not true in the early medieval literature.
What I mean by “transparency” is precisely that heroes are supposed to have an inner life corresponding to their external appearance. More than that, the medieval poets were not at all concerned with psychological matters. Their characters are meant to be courageous when they act courageously. The inner conflicts between fear and courage are directly conveyed into actions illustrating the choice made by the hero. Moreover a good character is mainly thoroughly good, courageous and strong, whereas the traitor is presented as thoroughly perverse.
Romances on the contrary are not so much concerned with the public image of the hero for its own sake. The innovations in concern brought by the romance-writers are of two kinds. On the one hand, the eschatological struggle between Light and Darkness, God and the Devil in which the hero takes part as a herald of Good is no more set on a war-background involving armies and wide battlefields or dragons embodying all the Evil of the world. The battlefield in romances is symbolically reduced to the protagonist himself, inside of whom the actual struggle takes place. While the heroic hero takes part in a battle,the action in romances is located inside the protagonist which is used as a microcosm reflecting human experience. This conclusion is drawn in accordance with Brewer’s interpretation of the tale as the total mind of the protagonist. He in fact means by this that, since the protagonist and the other characters in the narrative are aspects of the protagonist’s mind, the story itself is the summing up of these aspects of the total mind. The various events are in fact illustrations of the various conflicts occurring in the mind of the maturing protagonist, romances being often, according to Brewer, stories of maturation. The tale is consequently seen as dynamic, the evolution of the protagonist being its organizing and stimulating principle. I mean by dynamic that the parameters determining the construction of the tale at its beginning are altered during its course and different at the end. Let us take for example the Green Knight: he is a terrible father-figure at the opening of Sir Gawain and the Green Knight, forcing young Gawain out of childhood, represented by the Court of King Arthur, I already explained that; it appears, however, at the end. that the character that served as a temptator throughout the tale, as a confessor during the rationalization scene and the Green Knight himself are but one and the same person : Bertilak of the High Desert. More than that, this character is himself the victim of Morgan the Fay. It is in this sense that I used the words “altered parameters”, characterization being one of these parameters; So much for the first innovation made by the romance-writers.
The second is actually a corollary of the first. Since man and his experience are at the centre of the preoccupations of the romantic tale, it is logical that romances should be concerned with the humanity of the hero, refusing to reduce him to a courageous warrior in front of his lot. The heroic rules that were at the centre of the heroic “casuistry” are hence questioned. in romances. Benson (quoted by Brian Stone) says that Sir Gawain and the Green Knight is the “story of the perennial conflict between ideal codes and human limitations”. I shall also try in this chapter to explain how Frodo’s humanity is illustrated in The Lord of the Rings, my general purpose remaining, however, to show why this tale is not a romance.
As has often been said in this study, a quest constitutes the leading-thread of the narrative. Frodo left the Shire in order to destroy the One Ring in the Fires of Orodruin. This ring he inherited from his uncle Bilbo then retired at Rivendell, the dwelling of Master Elrond Half-Elven. It is Gandalf the Grey, a wizard, who proposed the quest to Frodo. Elrond has also chosen eight companions among the Free Peoples…
…to accompany the Ring-Bearer on the Quest of Mount Doom. They were : Gandalf, Aragorn, Dúnadan of the North, and Boromír, Prince of Gondor (for men); Legolas, son of King Thranduíl (for the Elves); Gimlí, son of Glöin (for the Dwarves); and three Hobbíts – Meriadoc, Peregrin, Samwíse.
Together they leave to Orodruin. Gandalf disappears in the Mines of Moria and Aragorn has consequently to reveal his true name – he had so far been known as Strider – and his rank: he is the True Pretender. Arrived to the Rauras Falls, they have a little rest. Time enough for Boromir to succumb to the power of the Ring, try to steal it and die repentant under the blows of Orcs that attacked the fellowship. So far for the handle of the forked quest.
“Forked quest” means here that from that point in the story two different courses of the narrative are to be taken into account. On the one side, the major part of the Fellowship (Aragorn, Legolas, Gimli, Pippin and Merry), who follows a heroic evolution as I shall try to make clear further, and, on the other, Frodo and Sam, who achieve the romance part of the tale. This chapter is thus an amplification of my conclusion to the chapter devoted to Brewer’s interpretation of The Lord of the Rings. I hope to have shown that Brewer’s statement that Tolkien’s book is a romance of maturation applies only to the part of the narrative devoted to Frodo.
In the Arthurian tales centered on the Sancgreal, various members of the same community are on a similar quest: Percival, Galahad, Lancelot and others try to discover the Grail Castle. The similarity between the multiple quest in the Morte d’Arthur and in The Lord of the Rings is not an evidence of the romanticity of Tolkien’s work. As a matter of fact Malory’s “Noble tale of the Sancgreal“ (book XIII) is not one as a narrative, it is rather a series of smaller romances each devoted to a questing character. Hence a possibly misleading paralelism between the two books. In addition to that, Brewer considered The Lord of the Rings as the romance of Frodo exclusively, the other characters being splits of the protagonist or related figures.
However, the early mention of the conditions of the quest corresponds to the traditional pattern of romances. Gawain leaves Arthur’s Hall to seek the Green Knight, who will return the blow Gawain inflicted him. The bargain between Gawain and the Green Knight is settled in the tale as early’ as line 282 (the whole romance being 2530 lines long):
So I crave in this court a Christmas game,
For is is Yuletide and New Year, and young men abound here.
If any in this household is so hardy in spirit,
Of such mettlesome mind and so madly rash
As to strike a strong blow in return for another,
I shall offer to him this fine axe freely;
This axe, which is heavy enough, to handle as he please.
And I shall bide the first blow, as bare as I sit here.
If some intrepid man is tempted to try what I suggest,
Let him leap towards me and lay hold of this weapon,
Acquiring clear possession of it, no claim from me ensuing.
Then shall I stand up to his stroke, quite still on this floor –
So long as I shall have leave to launch a return blow
Unchecked.
Yet he shall have a year
And a day’s reprieve, I direct.
Now hasten and let me hear
Who answers, to what effect.
In Peredur ab Evrawc, Peredur (Percival) is told before leaving his mother the various recommendations that will determine his further behaviour in the tale
Va, dit-elle,tout droit ä la cour d’Arthur, là ou sont les hommes les meilleurs, les plus généreux et les plus vaillants. Ou tu verras une église, récite ton Pater auprès d’elle. Quelque part que tu voies nourriture et boisson, si tu en as besoin et qu’on ait pas assez de courtoisie ni de bonté pour t’en faire part, prends toi-même. Si tu entends des cris, vas de ce côté; il n’y a pas de cri plus caractéristique que celui d’une femme. Si tu vois de beaux joyaux, prends et donne à autrui, et tu acquerras aussi réputation. Si tu vois une belle femme, fais-lui la cour, quand même elle ne voudrait pas de toi, elle t’en estimera meilleur et plus puissant qu’auparavant.
It seems thus that the rules of the game have to be settled before the game opens. In The Lord of the Rings, the opening spell is not an exception
Three Rings for the Elven-Kings under the sky,
Seven for the Dwarf-Lords in their halls of stone,
Nine for Mortal Men doomed to die,
One for the Dark Lord on his dark throne
In the land of Mordor where Shadows lie.
One Ring to rule them all, One Ring to find them,
One Ring to bring them all and in the darkness bind them
In the land of Mordor where Shadows lie.
It has been evoked in the chapter devoted to the Ring that Frodo’s quest, as opposed to Percival’s or Galahad’s, was in some sense a negative quest, at least an ambivalent one. Frodo indeed does not leave home in order to seek something, he possesses the object. of the quest from the beginning of the tale: the ring inherited from Bilbo. The actual aim of his quest is moreover destruction and not discovery. This reversed quest-motive is due to the nature of the object of the quest itself. On the one hand, the Grail is a Christian symbol of sanctity, it stands on the side of Good and of God:
Le Graal représente à la fois, et substantiellement, le Christ mort pour les hommes, le vase de la Sainte Cène (c’est-à-dire, la Grâce divine accordée par le Christ à ses disciples), et enfin le calice de la messe, contenant le sang réel du Sauveur. La table sur laquelle repose le vase est donc,selon ces trois plans, la pierre du Saint-Sépulcre, la table des Douze Apôtres, et enfin l’autel ou se célèbre le sacrifice quotidien. Ces trois réalités, la Crucifixion, la Gène, l’Eucharistie, sont inséparables et la cérémonie du Graal est leur révélation, donnant dans la Communion la connaissance de la personne du Christ et la participation à son Sacrifice Salvateur. (Dds, p. 482-483)
Its origin seems however to be rather pagan:
Le Saint Graal de la littérature médiévale européenne est l’héritier sinon le continuateur de deux talismans de la religion celtique pré-chrétienne : le chaudron du Dagda et la coupe de souveraineté. (Dds, p. 482)
In its symbolical function, the Grail could in fact fit with all religions:
Le Graal c’est la lumière spirituelle, qui n’a que faire des dogmes. Mais on ne peut s’en approcher qu’au prix d’une longue recherche et de douloureux efforts de dépassement de soi-même. (BMC, p. 286)
The quest of the Grail is thus purely spiritual. Though it is actualized in adventures and secular peregrinations, it is in fact a spiritual research inside one’s soul: the questing hero tries to achieve the interiority of faith, the mystical relationship between lnimself and God. It is in this context that
Brekilien properly describes it as “n’ayant que faire des dogmes”. Mysticism requires individuality : the mystic follows his own path refusing the too well-beaconed highway to God that church is. The quest of the Grail is thus a positive interior quest of something – in this case the Grail- which reflects an ideal state-of-soul that one has to achieve.
On the other hand the ring is obviously not standing for any personal achievement. On the contrary, it embodies the forces of Evil threatening the moral integrity of the questing hobbit. As I wrote in another chapter, the Ring, borne out of Evil, represents the lust for power to which any of us might succumb. The hobbits are described by Tolkien in the prologue as
an unobtrusive but very ancient people,… they love peace and quiet and good tilled earth: a well-ordered and well-farmed countryside was their favorite haunt… They were a merry folk. They dressed in bright colours, being notably fond of yellow and green;… And laugh they did, and eat, and drank, often and heartily, being fond of simple jests at all times, and of six meals a day (when they could get them).
The author gives us a picture of a sensible innocence, uncorrupted by the lust for power (“sensible” meaning here that their innocence has nothing to do with that of God’s Lamb: Hobbits enjoy food and drink and sometimes quarrel; their innocence is a rather temperated one). Evil, embodied by the Ring, has thus to come from outside the Shire. The moral integrity is here a starting point rather than an achievement. Hence the necessary destruction of the Ring as a means to protect innocence from corruption. In the Morte d’Arthur, the case of Lancelot illustrates very well my point here. Lancelot’s quest ends on a meagre satisfaction: he is allowed to see the Grail very briefly, in a dream. The reason for that failure is his corrupted soul, i.e. his love for Guinevere, his lord’s wife. The two quests are thus totally reversed: whereas finding the Grail means achieving personal sanctity, an interior connection with God, the destruction of the Ring means preventing the original innocence of the protagonist and his fellow-hobbits from being spoiled by corruption.
Another aspect of the quest that could serve as a point of comparison is its ending: is success necessary and what should be the meaning of a failure ? I already alluded to the difference of attitude in front of the quest to be performed between Gawain and Frodo. Gawain left the court as a daring youth (“what should man do but dare ?” SGGK, l.565) whereas Frodo felt “very small, and very uprooted, and well-desperate” (p. 76). The contrast between Gawain’s self-confidence and Frodo’s sense of doom led me to say that Frodo’s fears denoted a rather heroic mood. Any romance reader indeed knows that there must be a happy ending. Though Gawain makes a mistake, he is not beheaded by the Green Knight and he is allowed to go back – repentant – to his lord’s court in order to tell the other knights of the Round Table of his fault. Gawain’s failure is turned into a good moral lesson. The same for Lancelot: lacking virginity, he cannot reach the Grail Castle and only’ sees the object of his quest “half wakynge and slepyng” (MMAE, p.158). As a squire comments :
I dare ryght wel saye
sayed the squyer that he dwelleth in some dedely synne wherof he was never confessid (MMAE, p. 160)
Lancelot, however, does not seem to mind his limited success :
Mais voilà que le visionnaire s’estime satisfait et content de lui. (MMAE, p. 30-31)
Failures of the protagonist are thus minimized in romances in order to provide a happy ending :
& Yf I may not spede
I shall retorne ageyne as he that maye not be ageynst the wil of our
Lord Ihesu Cryste (MMAE, p. 144)
In point of fact they are even more meaningful than success would have been : a failing hero is made human, identification is made easier and the tale the more effective.
Frodo on the contrary illustrates heroic fatalism as if he knew from the very beginning that heroic tales often conclude on the death of the hero – though glorious. His failure is moreover not at all tempered by a posteriori considerations. Although his quest is successful – the Ring is destroyed – Frodo once succumbed to the power of Sauron and, without the providential intervention of Smeagol, he would have turned towards Darkness and Sauron. He says to Sam Gamgee after Gollum’s death:
But for him, Sam, I could not have destroyed the Ring. The quest would have been in vain, even at the bitter end.
In spite of the joy provided by the saving of the Shire, Frodo has changed:
One evening Sam came into the study and found his master looking very strange. He was very pale and his eyes seemed to see things far away. “What’s the matter, Mr Frodo ?” said Sam. “I am wounded”, he answered, ”wounded; it will never really heal.”
Fatality is thus the feeling that prevails in his mind. This is once more a feature that does not fit with the definition of the traditional romantic hero. As a matter of fact the further we analyse the various characteristics of Tolkien’s book, the less it is possible to classify his references: Frodo is a questing character (thus romantic) having a rather heroic mood.
Genuinely romantic and corresponding to Brewer’s theory is however the progression of his quest. Tolkien organized various “rites of passage” on his way to Orodruin: doors, gates, tunnels, bridges, crossing of waters are by nature places that imply a passage. Symbolically they are also meaningful, e.g.
La porte symbolise le lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres, le trésor et le dénuement. La porte ouvre sur un mystère. Mais elle a une valeur dynamique, psychologique; car non seulement elle indique un passage, mais elle invite à la franchir. (DdS, p. 779)
Be it on purpose or unconsciously Tolkien provided the Fellowship with many of these “passages”. Before leaving the Shire, the Hobbits had to cross the Brandywine river on a ferry. Crossing a river is not an image limited to Tolkien: in ancient China, the “just married” pairs had to cross the river in Spring, it meant a real crossing of the seasons, the year, from the Yin to the Yang; is was moreover a rite of purification (DdS, p. 449-450). Acheron, Phlegeton, Cocyte, Styx and Lethe are the names of the rivers of Hell, they were to be crossed by the damned souls (DdS, id.). I shall, however, not go into too far fetched interpretations of Tolkien’s rites of passage. We cannot know anyway whether he meant them as such (i.e. symbolically) or if the various crossings simply meant stages in a travel – I mean that Tolkien could have used these “steps” as devices in order to render the spatial translation necessary to a picaresque narrative (the more you cross rivers and go through gates and tunnels, the further you are from home).
Beside the symbolical use and the technical one, there is another possibility: Tolkien, impregnated with medieval literature, could have noticed the many “passages” that appear in romances and heroic tales, and simply have reproduced the pattern in The Lord of the Rings without exploring its deeper meaning. The last alternative should, however, be a kind of an insult to Tolkien’s cleverness and keen knowledge of the functioning of medieval stories, and, be it the case, I should rather consider that professor Tolkien purposely ignored the analysis proposed by psychoanalysts as Yung and others, probably because he hated excessive interpretation. It. could nevertheless be possible that the identification of Tolkien with medieval poets was nearly complete. These ancient story-tellers obviously did not know about Brewer’s analysis of symbolical tales, and, instinctively, reproduced patterns in their creations, or rather re-creations, not modifying the inner meaning of the story they tried to re-tell. The function of many medieval story-tellers actually consisted in giving to a traditional motive a version “adequate to itself and the audience” (as Brewer explains in his Symbolic Stories). Brewer writes:
While the same given story may have differing verbal realizations, each version must be regarded as adequate to itself… each version has its own validity, its own character, just as different members of the same family, though sharing similar characteristics, each have their own individuality. Each version must be judged in itself, as well as being an emanation of a general entity. (BBS)
The basic story, or let us say the basic pattern, could be compared to an apple pie, the poet being the cook who determines the portion of sugar, flour and butter according to the taste of his guests. There is indeed a basic recipe but one may use brown sugar instead of white sugar, add some cinnamon or whatever. In this sense the various crossings or passages could have appeared to the poet as necessary ingredients for a consistent and relevant tale, without revealing their archetypal meaning (since not objectivized). So much for the possible “innocence of Tolkien as a story-teller.
At the border of the Shire is also a forest. Jung interpreted the forest as the representation of the unconscious, the attitude of the protagonist in front of it determining whether he lived in harmony with his deepest self or on the contrary feared to be faced with his inner tensions. Reactions can thus be varied and the forest can be experienced as unfriendly or protective:
D’autres poètes sont plus sensibles au mystère ambivalent de la forêt, qui est génératrice â la fois d’angoisse et de sérénité, d’oppression et de sympathie, comme toutes les puissantes manifestations de la vie. (DdS, p. 455)
My point is here to mention a series of “passages” in the tale, offering diverse possible interpretations but without deciding on their validity. I am no psychoanalyst and cruelly lack the cleverness of Dr Brewer, so that, as I suggested in the introduction, my work had better be considered as a guide to various doors and windows, all of them being possible approaches to Tolkien’s work, to be opened by others than myself. The reader should feel as Alice in the hall :
There were doors all round the hall, but they were all locked; and when Alice had been all the way down one side and up the other, trying every doors, she walked sadly down the middle, wondering how she was to get out again.(LCAW, p. 27)
Yet, I shall have the lack of humility to try to direct the reader’s eyes towards the “little three-legged table, all made of solid glass” and the “tiny golden key” (id.). It would be my greatest achievement to give enough clues for the reader to discover the little door behind the low curtain. End of the digression.
It is thus necessary to mention the various forests that appear in The Lord of the Rings, each being differently experienced by Frodo. The Old Forest at the border of the Shire is a dark one, “stories” are told about it. An interesting passage is this :
“Are the stories about it true ?” asked Pippin. “I don’t know what stories you mean”, Merry answered, “If you mean the old bogey stories Fatty’s nurse used to tell him, about Goblins and Wolves and things of that sort, I should say no. At any rate I don’t believe them. But the Forest is queer. Everything in it is very much more alive, more aware of what is going on, so to speak, than things are in the Shire… But at night things can be most alarming… I thought all the trees were (LofR, p. 125)
If we take for granted Jung’s interpretation of the Forest as the unconscious, this extract strikingly illustrates the theory. Night being a period during which everything can happen, since “ratio” is at sleep or at least less powerful, it could be the reason why rthings can be most alarming” (just imagine the terror-striken self facing his darkest unconscious without the help usually provided by rationalization). “Queer things” are, if we play the psychoanalytical game, pulsions. Pulsions, in fact the contents of the unconscious, are not expressed in rational terms (one has to think of the “language” used by dream-making) but in “unintelligible language”. Brewer wrote that fairies were to be considered as standing for pulsions of the protagonist.
There is both ancient depth and a fresh inventiveness in his creation of non-human, non-animal creatures, Elves, Dwarves, Ents, Fairies, that enbody perceptions and impulses that the naturalistic novel has long since laid aside. (BLRR, p. 262)
I shall therefore leave the reader conclude by himself on the meaning of Lothlorien and its inhabitants, the Elves. We must however not skip other important episodes.
Frodo has thus left the Shire, comfortable childhood, and gone through the Old Forest, the unconscious and the pulsions that inhabit it. At the edge of this forest, the Hobbits (the Fellowship has not yet been completed with Elves, Men and Dwarves) were attacked by trees ; Frodo was almost drowned and Pippin and Merry were literally swallowed by an old willow-tree. There were rescued by Tom Bombadil – a protecting father figure – and went on their way. To have succumbed to the attacks of the forest would probably have meant alienation (total dependence on one’s pulsions). After the council of Elrond – another father-figure – the completed Fellowship went South. Noticeable is the presence of many father-figures round Frodo at the beginning of the tale : Gandalf who drives Frodo out of childhood, Tom Bombadil and Elrond who make up for Gandalf’s defection (he left the Hobbits to their lot until he met them anew at the council) and Aragorn, as we shall further see. Indeed, in the depth of the Moria, Gandalf disappeared during a fight against a Balrog. Another helpful father was needed and it is then that Aragorn reveals his true lineage and takes over the leadership of the frightened group. Before entering the Moria, however, Gandalf had once been helpful to the Hobbits. The access to the mines of Moria is shut by a locked door, a passage, but this passage is moreover invisible : no actual door is to be seen. It is indeed true that the youth does not know how to become an adult, the father-figure is necessary : he has to impose the tests and help his child to get through. Beside that any growing up youth must leave behing his various teddy-bears which were his companions throughout childhood. All this could be said to appear in this episode of the LofR. Gandalf-father leads the Fellowship in front of the West Door but
Dwarf-doors are not made to be seen uhen shutt said Gimli. They are invisible, and theyr own masters cannot find them or open them, if their secret is forgotten. (LofR, p. 321)
It is indeed true that a father must keep in mind his own maturation trials to be able to be helpful to his child. Daddy-Gandalf then pretended not to know how to go through the door :
But do not you know the uord, Gandalf? asked Boromir in surprise.
No ! said the wizard.
The others looked dismayed, only Aragorn, who knew Gandalf well, remained silent and unmoved. (LofR, p.324)
One feels naturally distressed at the sight of a father who cannot help. It could be very clever of a father to leave some doubt about his capacity so that the child could be led to think over his problems by himself. Nevertheless Gandalf interrupted the suspense and pronounced the magical opening words
Annon edhellen, edro hi ammen!
Fennas nogothrim, lasto beth lammen! No, I didn’t work!
Edro, edro! It didn’t work either!
Mellon! (LofR, p. 324-325)
At last the door opened but it did not mean the end of the test for Frodo yet. A last kick of childhood prevented him from “passing the door”:
Out from the water a long sinuous tentacle had crawled; it was palegreen and luminous and wet. Its fingered end had hold of Frodo’s foot, and was dragging him into the water. (LofR, p.326)
Dark water could play the same part as the forest before, giving meaning to Frodo’s comment : “I’m afraid of the pool. Don’t disturb it!” It is a split of Frodo who is however deprived of his teddybear : Sam had to leave Bill the poney behind him. Being the father, Gandalf made things clear to him :
I’m sorry, Sam, said the wizard. But when the door opens I do not think you will be able to drag your Bill inside, into the long dark of Moria. You will have to choose between Bill and your master. (LofR, p. 321)
After the episode of Lothlorien to which I already alluded and during which one of the faint mother-figures, Galadriel, appears, crossing new gates (the Gate of Argonath), the fellowship split into two groups : the heroic and the romantic one.
On the romantic side, Frodo and Sam went ont their way to the Cracks of Doom. Other “passages” appear throughout the tale a.o. the Black Gate, the Marshes of the Dead, the Shadow Mountains, the Pass of the Spider and at last Mount Doom, the way to which, i.e. the way to the completion of the quest and hence of the maturation process, is winding and hard to climb. Each of these tests could be subject of a long analysis, be it psychoanalytical or symbolical both are connected anyway but it is not my point here. Their presence gives first of all clear evidence that Frodo’s part of the quest – as a matter of fact the only actual quest of the tale is genuinely romantic. Brewer was right there. I would like to comment only on two passages of the narrative : concerning respectively Shelob the Spider and Gollum-Smeagol as a guide. Shelob, a giant spider which bites Frodo and plunges him in a deep sleep, has a feIlow-spider that Tolkien confronted to Bilbo in There and Back Again (TBH, p. 161) :
Then the great spider, who had been busy tying him up while he dazed, came from behind him and came at him. He could only see the thing’s eyes, but he could feel its hairy legs as it struggled to wind its abominable threads round and round him.
As for Shelob :
The bubbling hiss drew nearer, and there was a creaking as some great jointed thing that moved with slow purpose in the dark… Monstrous and abominable eyes they were, bestial and yet filled with purpose and with hideous delight, gloating over their prey trapped beyond all hope of escape… A little way ahead and to his left he saw suddenly, issuing from a black hole of shadow under the cliff, the most loathly shape that he ever beheld, horrible beyond the horror of an evil dream. (LofR, p. 744-754)
Both spiders are nevertheless overcome by the protagonist and the test is therefore completed. I mentioned these two passages because I think they constitute the best example of critical temptation. A spider that appears in a dream is interpreted as standing for physical contact, sexual promiscuity which can be feared or enjoyed. It is therefore easy to associate the function of spiders in Tolkien’s tales with that of dragons in romances : the killing of the dragon is for Brewer the victory over sexual fears. The dragonfight-feature indeed appears in various medieval tales : be it heroic (Beowulf’s victory over three worms of the hottest kind, the last being sleeping on a treasure; noticeable is also the fact that the fight takes place under a barrow) or romantic as Peredur-Percival adventure (BMC, p. 277) :
L’autre lui répondit que c’était en se battant avec Le Serpent Noir caché sous un monticule appelé Cruc Galarus, Le Tertre Douloureux. Ce serpent avait dans la queue une pierre magique : quiconque la tenait dans une main recevait dans l’autre toutes les richesses qu’il désirait.
The pattern dragon-barrow-treasure is also present in Tolkien’s tales. Bilbo’s task is to kill Smaug, one of the greatest Urulôri (fire-dragons) “who lays on the gathered wealth of both Erebor and Dale” inside the Lonely Mountain (TTc, p. 535-536). I only take in consideration here the presence of a dragon to be vanquished, the interlaced motives dragon-barrow-treasure offering possibilities of interpretation which are beside the point here. It is as I said tempting to consider the motive of the killing of the dragon and hence of a spider as a purely medieval one and to conclude in favour of Tolkien’s intention of using such a pattern in the medieval trend, by imitation. Reality is, however, different and demonstrates the aleatory ground of excessive critlcism:
And many months later, when Ronald was beginning to walk, he stumbled on a tarentula. It bit him, and he ran in terror across the garden until the nurse snatched him up and sucked out the poison. When he grew up he could remember a hot day and running in fear through long dead qrass, but the memory of the tarentula itself faded, and he said that the incident left him with no special dislike of spiders. Nevertheless, in his stories, he wrote more than once of monstrous spiders with venomous bites . (HCTB, p.13-14)
The second thing I would like to allude to is Gollum (Smeagol) accompanying. I have said before that Smeagol was to be considered as a “split” of Frodo, in fact his negative split pointing out the possibility of failure – hence making the evolution of the tale more thrilling. The very fact that Gollum should be the negative self of the protagonist is interestingly illustrated by their balanced strengh during the tale : during the journey through Sauron’s desolated territory there is an alternation of predominance between the two Frodo’s. GoIIum, who had been trailing Frodo and Sam, attacks them as they make ready to enter the Heart of Darkness. However, Frodo prevents Sam from killing the defeated slimy creature and this seems almost to turn back to a life of gentleness again. It is a chastened Gollum that serves as a guide to the two hobbits. But, while Frodo’s forces are declining, the ring getting heavier and heavier as they come closer to Mount Doom, Gollum’s cruelty and evil forces increase up to the final crisis. At Mount Doom Frodo is at his lowest and actually succumbs to the Power of Darkness; Gollum on the contrary is more angry than ever against the Ring-Bearer, his treasure being so closely at hand. At the climax of the contrast only, evil Smeagol commits his “unwilling” suicide and disappears in the Fires of Doom with his coveted treasure. He, as a negative Frodo, was no longer needed since the quest was completed. Self-destructive evil.
The multiple rites of passage, the completion of the quest, the unicity of the protagonist, contribute to the romance aspect of Frodo’s part of the narrative in the terms in which Brewer analyzed it. But, as opposed to that, the other members of the fellowship do not take part in a romantic quest, on the contrary, I already insisted on the fact that each member of the Fellowship had a personal existence, separate from the central protagonist, because of his belonging to a specific nation of Middle-Earth : Gimli the Dwarf, Legolas the Elve, Merry and Pippin the Hobbits, Aragorn and Boromir the Men. Boromir dies early in the tale and his death is caused by his addiction to the Ring. He could therefore be considered as a negative split but a split of Aragorn! He is thus not connected with Frodo, Brewer’s central protagonist, and, as a foil to Aragorn, he gives the latter the central role in the heroic part of the Fellowship. Indeed, Aragorn is a hero of high lineage :
Aragorn II, born in Rivendell (2931 Third Age), the only son of Gilraen the fair and Arathorn II, fifteenth Chieftain of the Dùnadain of Arnor. When his father died in battLe only two years after Aragorn’s birth, the boy in his turn became Chieftain.
His mother then took him to safety in Rivendell, where the young Dùnadain was fostered by Elrond himself. Then he bore the name Estel (“hope”) to conceal his true lineage from the emissaries of Sauron who were scouning the North for the last Heir of Isildur. On his twentieth birthday, Elrond revealed his true name and ancestry, and the ancient hopes of his House, and he gave to Aragorn the heirlooms of his Line : the Ring of Barahir, and the shards of Elendil’s sword Narsil. (TTC, p. 28)
His career does correspond to the various stages described by Sellier : born of high rineage, the hero has to undergo a phase of occultation, he then has to come back to his heroic status after having been rqcognized as a hero thanks to a token (in this case the sword of Elendil) and having done deeds establishing his worth as a hero. Aragorn is thus fully independent from Frodo since he achieves his own career. Even the two other Hobbits achieve minor heroic careers. Hobbits are not by definition made out of the “right stuff”. They are shy and cordially dislike adventures. Both Hobbits are however dubbed by two kings of Middle-Earth : Peregrin “Pippin” Took swore allegiance to the steward Denethor II and was made a guard of the Citadel for his pains, he was later “knighted by king Elessar for his services to Gondor” (TTC, p. 468-469); Meriadoc “The Magnificent” Brandibuck :
Being of aristocratic Hobbit lineage, from the start Merry was able to express his admiration in the correct manner by formally pledging his service to the king, a gesture which greatly pleased the aged ruler, though doubtless he continued to regard the Hobbit more as a ward than a warrior. Nonetheless, Meriador of the Shire did accompany the Riders of Rohan on their epic journey to the aid of Gondor during the War of the Ring. And in the battle of Pelennor Fields he stood by Théoden after the king was attacked by the Chief Ringwraith, and he courageously strucke the Nazgûl, thus helping to bring about his downfall. For these deeds Merry won great honour and renown among the Rohirrim, uho named him Holdwine in their language and gave him rank and much esteem in their land..
In addition to that, the main characteristic of this part of the narrative, which establishes it clearly as non-romantic, is that it is based on war : the Great War of the Rings. War is never at the centre of romances and, when it appears, it remains peripherical (MMAE, p. 58) :
Thenne within two yeres kyng Uther felle seke of a grete maladye
And in the meane whyle his enemies usurped upon hym
and did a grete bataylle upon his men
and slewe many of his people
Sir said Merlyn ye may not lye so as ye doo
for ye must to the feld though ye ride on an hors lyttar
yor ye shall never have the better of your enemyes
but yf your persone bethere
and thenne shall ye have the vyctory…
And at Saynt Albons they mette
with the kynge a grete hoost of the north
And that day Syre Ulfyus and Syr Bracias dyd grete dedes of armes
and kyng Uthers men overcome the northern bataylle and slewe many peple
& putt the remenaunt to flight
(This extract being the longest evocation of war in the Morte d’Arthur). It is however logical that it should be so, romances being centered on individual achievement. War is by essence a wider phenomenon implying a whole society or a whole tribe. It is precisely what appears in The Lord of the Rings : Theoden King, Denethor, Faramir, Aragorn, Eowyn, Legolas and Gimli, Gandalf, Merry and Pippin, the Balrog, are all actors in the Great war of the Ring. Large armies are confronted : Orcs, Dwargs, Balrogs and others on the side of Sauron and the Elves, the Dwarves, the Hobbits, the Riders of Rohan, the Ents, even the army of the Deads are on the side of the Free Peoples. Battles follow battles up to the final victory thanks to Aragorn intervention by sea. There is indeed no room enough in the solipsistic romances, hence in the protagonist’s mind, for so many people and events at the same time!
The last aspect I would have liked to discuss briefly in this chapter is death in The Lord of the Rings. There are in fact two kinds of deaths in Tolkien’s creation, and these two deaths naturally reflect the two kinds of heroes I analysed : heroic and romantic. The heroic warrior was aware of death as the end of his physical life, his reputation as a courageous soldier being the warrant of his immortality. It is consequently natural that his body should be destroyed, mainly on a funeral pyre. In LofR Denethor, ruling Steward of Gondor, tragically dies on the pyre he has prepared for his son and himself :
Swiftly he snatched a torch from the hand of one and sprang back into the house. Before Gandalf could hinder him he thrust the brand amid the fuel, and at once it crackled and roared into flame.
Then Denethor leaped upon the table, and standing there wreathed in fire and smoke he took up the staff of his stewardship that lay at his feet and broke it on his knee.
Casting the pieces into the blaze he bowed and laid himself on the table, clasping the Palantir with both hands upon his breast. (LofR, p. 888)
Similarly Beowulf’s body is burned on a “peerless pyre” (OAEL, p. 97, l. 2935-2945) :
The geat folk fashioned a peerless pyre
Hung round with helmets and battle-boards,
With gleaming byrnies as Beowulf bade.
In sorrow of soul they laid on the pyre
Theyr, mighty leader, their well-loved lord.
The warriors kindled the bale on the barrows
Wakened the greatest of funeral fires.
Dark o’er the blaze the wood-smoke mounted;
The winds were still, and the sound of weeping
Rose with the roar of the surging flame
Till the heat of the fire had broken the body.
The body of romantic protagonists – when their death is mentioned in the tale – have on the contrary to be kept unspoiled since their death has not the absolute meaning of the heroic one. Death means in romances the access to “true life”, in the “other world”, paradise. Plunging its roots into the Celtic mythology, the romantic “other world” is located overseas (BMC, p. 12-13) :
Mais l’Autre Monde est également situé de l’autre côté de l’océan, dans une île paradisiaque où il n’y a ni mort, ni souffrance, ni mal, où tout est beau et pur. Elle porte, dans la tradition gaélique, les noms de Tir nam-Og, la Terre des Jeunes, Tir nam-Blo, la Terre des Vivants, Mag Meld, la Plaine du Plaisir, Tir Tairngire, la Terre du Bonheur, Mag Mor, La Grande Plaine, Tirr aill, L’Autre Monde, ou encore Tir na m-Ban, La Terre des Femmes. Pour les Bretons, c’est l’Île d’Avalon, l’Île des Pommes (la pomme a toujours été le symbole de la connaissance). De toute façon, cette île habitée par les fées est le pays du bonheur sans mélange, de l’amour, des jeux.
The similarity between Malory’s “auylyon” and Tolkien’s Grey Havens is striking : both are oversea and both are the final dwelling-place, the destination of the Last Journey. Dying Arthur comforts Bedwere in these terms :
For I wyl into the vale of auylon to hele
me of my grevous wounde
And if thou here never more of me praye for my soule
but ever the quenes and ladyes wepte and shrycked that hit was pyte to here
And as sone as syr Bedwere had loste the syghte of the baarge he wepte and uaylled and so took the foreste (MMAE, p. 232)
At the end of the LofR all the characters that do not belong to the New Age of Middle-Earth leave on a white ship to the Grey Havens (LofR, p. 1068-1069) :
and the sails were drawn up, and the wind blew, and slowly the ship slipped away down the long grey firth; and the lïght of the glass of Galadriel that Frodo bore glimmered and was lost. And the ship went out into the High Sea and passed on into the West, until at last on a night of rain Frodo smelled a sweet fragrance on the air, and heard the song of singing that came over the water. And then it seemed to him that as in his dream in the house of Tom Bombadil, the grey rain-curtain turned all to silver glass and was rolled back, and he beheld white shores and beyond them a far green country under a swift sunrise.
Such a soft, progressive death (one thinks of the second movement of Schubert’s string quintett for two cellos) leaves in the mind of the reader a whole picture of the heroes, and one could easily believe Malory when he writes (MMAE, p.232) :
Yet somme men say in many partyes of England that king Arthur is not deed
But had by the wylle of our Lord Ihesu into another place
and men say that he shal comme ageyn & shal wynne the holy crosse. I wyl not say that it shal be so
but rather I wyl say that there is wryton upon his tombe this vers
Hic iacet Arthurus Rexquondam Rexque futurus
The conclusion of this chapter can but be the same as elsewhere in this study : no strict or scientific decision can be made about the romance likeness of LofR. Though Frodo’s quest corroborates Brewer’s hypothesis, other elements in the tale – and not the least ones – make it impossible to adhere completely to his views. It is indeed true that Frodo is confronted with various rites of passage, many of which have a clear psychoanalytical or symbolical explanation. The ultimate ending of Frodo’s quest moreover confirrns, by similarity with genuine romances, what Brewer considered as obvious : the state of the hero’s body being taken as a criterium, Frodo goes unspoiled to the “other world” as Arthur did before. But the many other characters that achieve personal careers prevent the extension of the romantic aspect to the totality of the tale, giving evidence of the multiplicity of independent protagonists. Each of these characters sharing heroic and romantic characteristics, one can not assess that LofR is a heroic tale either. There is more to Tolkien’s creation than a mere romance, there is a blend – a refined one – of the whole Middle-Aqes.
The Lord of the Rings is not a romance ! It seems almost scandalous to make such a declaration after having read the captivating pieces of criticism written by Derek S. Brewer in Symbolic Stories and the Lord of the Rings as a Romance (BSS & BLRR). It is not less daring to open a chapter with what could be considered as an accusation of critical incapacity. It is in fact not at all the case here and these two opening sentences are written without any vindictiveness – I have not the least chance to compete with Mr Brewer’s deep knowledge of the romantic matter and I therefore only propose a small adjustment of one of his analyses. He was moreover clever enough no to lay his work open to sharp criticism and this thanks to one letter ! The title The Lord of the Rings as a romance involves a mere approach of Tolkien’s tale in comparison with romantic literature and its characteristics whereas a title as The Lord of the Rings is a romance would have implied a firm statement leaving no place for doubts or nuances. Dr Brewer was not that naïve, he was self-disciplined enough -though one is delighted with the enthusiasm underlying his analysis of Symbolic Stories – to dodge the problem. What is less prudent is his comment in the epilogue of Symbolic Stories :
The Lord of the Rings is a romance of adolescence.
He wrote it ! It is the result, he writes, of his “analysis of the fundamental structure” of the book (p. 190). These ten words filled me with ease not because a polemical text is always easier to write than a quiet, common-sensed piece of criticism, but simply because it offered me a starting-point for the difficult discussion of Tolkien’s story. The help provided by Dr Brewer’s writings was naturally not limited to a counterpoint in an intricate controversy. His unorthodox approach to symbolic stories remains in my opinion an innovation which has in it all the germs of the orthodoxy to come in matters of “non-realistic” stories. I shall try to discuss it further in this chapter.
Before commenting on Brewer’s modern – I insist – on “modern” – approach to romance I have first to write some words on tradition. The definition given by the Longman Dictionary of Contemporary English gives some clues to a complete view of what romance is (p. 963) :
A story of love, adventure, strange happenings, etc., often set in a distant time or place, whose events are happier or grander or more exciting than those of real life.
As to the Random House Dictionary of the English Language, it says (p. 1242):
1. A narrative depicting heroic or marvelous achievements, colorful events or scenes, chivalrous devotion, unusual or even supernatural experiences, or other matters of a kind to appeal to the imagination.
2. A medieval narrative, originally in verse, in some romance dialect treating of heroic personages or events : the Arthurían Romances.
These definitions are general enough to satisfy everybody. In the Concise Cambridge History of English Literature, George Sampson adds that romances are often anonymous and he explains that there is a difference between heroic and romantic, a shift in matter which he ascribes to the change of audience. The growing female audience allowed the introduction of courtly love and – one must also consider the systematic christianization of late medieval literature – the Virgin cult (p. 33). From poems on the sanguinary deeds of courageous warriors recited in the hall, the medieval literary taste turned to a more ornamental description of courteous knights fighting in the name of fair ladies. Romances mark thus the beginning of an increasing interest for women in English literature. It is also commonly accepted that romances must have happy endings. The discussion of romances moreover implies the use of the sempiternally quoted lines of Jehan Bodel :
Ne sont que iii matíères à nul home antandant,
De France et de Bretaígne et de Rome la Grant.
To the matters of France (a.o. Carolingian romances), of Britain (mainly the Arthurian cycle) and of Romes (a.o.Lydgate‘s Troy Book and Chaucer’s tale of Palamon and Arcite told by the knight), must be added the so-called matter of England (King Horn, Havelock the Dane) and Oriental tales (Floris and Blancheflour, Barlaam and Josaphat).
Concerning the remoteness of the romantic world Sampson gives an interesting comment :
They describe a utopian society in which everything appears to be anybody’s and in which there is no consciousness of patriotism or nationalism, but only a sense of Universal Christendom at war with the powers of darkness.
I fully agree with Sampson’s “no consciousness of patriotism or nationalism” since it constitutes the central difference between heroic and romantic literature. Heroic tales are, if not national, at least tribal. Beowulf faces Grendel alone but he represents his nation. He dies as a hero but also as a king, his lot being thus associated with the future of his people. This is made clear in the poem in line 2742 and seq. :
Now comes peril of war when this news is rumoured abroad,
The fall of our king known afar among Frisians and Franks !
For a fierce feud rose the Franks when Hygelac’s warlike host
Invaded the Frisian fields, and the Hetware vanquished the Geats,
Overcame with the weight of their hordes, and Hygelac fell in the fray… (OAEL)
Gawain’s failure on the contrary has no implication on the destiny of a nation the name of which we do not even know. My point is thus that the career of a central character in a romance is individual – Mr Brewer cannot but agree with this – as opposed to earlier texts in which the hero’s deeds matter for the community rather tan for the central protagonist himself. The last thing I have to write about the traditional attitude towards romantic tales is my sincere astonishment in front of opinions such as Mr Sampson’s (SCHL, p. 39) – opinions which, sadly enough are widespread in the scholarly world – :
There is no need to catalogue the shortcomings of the old stories. People in all ages are easily amused. It is not for the consumer of crime-novels, thriller-films or television serials to cast stones at the medieval romances.
The parallelism drawn between romances and what Sampson obviously considers as degenerated kinds of cultural manifestations is at least pejorative and moreover symptomatic of the deep contempt in which unrealistic tales were and are still held.
The existence of such a segregation is explained by Brewer. It is the result, he says, of an evolution that took its roots in the Renaissance and the humanist thinking, went on in the scientific revolution of the seventeenth century up to our industrial civilisation. The increasing materialism in occidental thought led to a progressive rejection of what was not true-to-life in literature. The epitome of this attitude is illustrated in the late nineteenth century naturalism. Brewer opposes the novel to the romances. Novels present the relationship between man and society in a plausible way which allows psychological analysis. Romances on the contrary take no consideration of social reality and moreover are written in an hyperbolic style and variable tone that used to cause heart-attacks to all naturalists. What could be then the value of those tales that do no observe a strict “mimesis” of surface events ? It is precisely Brewer’s point to explain that there are two levels in a story. The surface (or objective) course { of the tale can either be true-to-life as in a novel or “apparently not reflecting reality” as in romances (BSS). These surface events are anyway determined by “inner” events or “deeper” events or meanings :
All stories are, further, in some way symbolic, in that they are examples or illustrations, at a level “below” the surface, of something of what we feel about human experience. (BSS).
The difference he establishes between surface meaning and fundamental meaning is therefore important. Whereas the plot and the characterization of a novel depends on objective reality, the so-called “unrealistic” tales reflect deeper realities, in some way archetypal ones. Their apparent inconsistency is in fact the expression of the fundamental meaning according to which they are built.
Fantasy-thinking seems to be irrational, but it is concerned with the reality of feelings and their conflicts, and with the reality of our need to both celebrate our feelings and resolve our conflicts.
This is quoted from Anne Wilson‘s Traditional. Romance and Tale : How stories mean (WTRT, p. 52) (9). She treats the unrealistic tales in the same manner as Brewer but at another level : while Brewer tries to establish the meaning of various symbolic stories, Wilson concentrates on “how they mean” i.e. the treatment that the primeval meaning of a story has to undergo in order to become a consistent tale, ready for the immortal life that traditional stories seem to have.
Neither Chaucer nor Shakespeare ever invented a plot, and even if Boccacio occasionally did so, he put it together out of entirely familiar elements. (BSS, p. 3)
Any romance reader who wants to discover the meaning of a tale has thus to face two things :
In the traditional tale we must therefore distinguish between the verbal realization of the story and its pre- or non-verbal existence as “shape”, “pattern”, “structure” (all such expressions being inevitably metaphorical).
(BSS, p. 3)
These two aspects of the tale are thus its text-form, i.e. what we read, and its fundamental meaning. A comparison that could help to make things clearer is the dream. It is now commonly accepted that dreams are meaningful in the sense that their latent content expresses unconscious tensions. Those contents are treated by the dreamer so as to become “acceptable” by his consciousness; the result of this treatment is called the manifest content. One of the processes used by the mind of the dreamer is rationalization i.e. the a posteriori objective explanation of facts primarily exclusively meaningful on a subjective level. If we equate the fundamental meaning of a tale with the latent content of a dream and the surface meaning of the one with the manifest content of the other, we also realize that rationalization has the same importance in both story and dream (parenthesis mine) :
(fantasy-thinking) is also concerned with the reality of our need to defend ourselves against a conscious realization of what we are feeling and doing as we create stories. (WHSM, p. 52)
A good example of rationalization is the sudden identification of a character which has been a mere “function” throughout the tale. In Sir Gawain and the Green Knight the Green Knight who served as temptator-confessor is named at the very end :
”Truly”, the other told him, “I shall tell you my title.
Bertilak of the High Desert I’am called here in this land.
Through the might of Morgan the Fay who remains in my house,
… She sent me forth in this form to your famous hall,
To put to the proof the great pride of the house,
The reputation for high renown of the Round Table (SGGK)
As a result of Brewer’s and Wilson’s comments on the matter, one may conclude that rationalization can be useful to the story-teller in two ways. On the one hand as an adaptation of the tale to the audience and on the other hand to render in understandable terms latent pulsions which give the tale its fundamental meaning. In addition to that, it can be useful to the critic who faces divergences in various tales at the bottom of which he guesses a unique “pattern”.
A further step in his study is the realization of the identity between narrator, reader and protagonist. Anne Wilson, for example, introduces her essay as follow :
This book suggests that if the story-telling experience is one of creation and recreation on the part of the story-teller and his audience, and if the identification with the protagonist of the story does take place, then the story-teller, the audience and the protagonist should be seen as united. The approach argues that each story should be viewed as its protagonist’s creation. (WTRT)
Brewer goes even further once he has established the meaningfulness of these symbolic stories :
No character, with the possible partial exception of the protagonist, has an autonomous inner life, a self-motivated independent existence of his or her own. This is an exceedingly important point, the corollary of the fundamental principle that the whole story is told from the point-of-view of the protagonist. (BSS)
The protagonist’s experience dealt with in the tale in thus common to the narrator and the reader as human beings. The next step in Brewer’s approach is that, since growing-up is the most frequent an unavoidable experience in human life, many symbolic stories and, in particular, many romances are tales of maturation rather of maturity. Philippe Sellier (SMH) explains in his Mythe du Héros what he considers as the typical heroic career : an alternation of symbolical births and deaths up to the final heroic status. A hero must be of noble descent, undergo a phase of “occultation” (e.g. Romulus and Remus and their mother-wolf), then be confronted with various “épreuves” or “rites de passage” (often against gigantic or multiple beings : hydras, giants or armies) in order to be “recognized” and restored in a due status. What Sellier announces as the basic career of a hero is reduced in Brewer’s study, to a more analyzable pattern : growing-up with the family drama as background. Many romances give the symbolic account, according to Brewer, of the Various “rites of passage” faced by the protagonist. From untried youth to adulthood, it depicts the emerging of the hero from the rule of the parents to the establishment of his self in relation with his beloved or “peer” and society. The various characters of such a story can therefore be reduced to a set of basic functions :
parent-figures at first protective an then restrictive, to be escaped;
peer-figures, the beloved to be conquered;
sibling-figures, i.e. brothers and sisters mainly helpful;
splits of the central protagonist, a.o. the negative split, the dark equivalent of the hero which appears to illustrate the possibility of failure.
The sex of the protagonist is also determinative to the ingredients of the plot: be it a young man, he has to leave home and go on a quest, facing terrible father-figures (ogres, giants, bears…) and friendly mother-figures, the rule being that characters on the same sex are mainly unfriendly. A young girl will be ill-treated at home by a negative mother-figure (cfr. Cinderella, Snow-White), driven out and finally “recognized” by her peer whom she will marry. The psychoanalytic Oedipus triangle is consequently at the centre of the story save the appearance of the peer which constitutes the necessary happy conclusion:
To put the matter with crude brevity: what the male protagonist has to do is kill his father, dodge his mother and win his girl. The female protagonist has to dodge her father and if not kill at any rate pretty severely neutralize her mother and make it possible to her man to get her. Achievement of the peer signals success – the breaking out of the family triangle, in which the protagonist is always inferior, into the freedom of adult responsibility and equal stable relationship with another person. Usually reconciliation with parent-figures is also achieved. (BBS, p. 9).
What is of importance in Brewer’s analysis is that
While the protagonist is the central leading figure, to whom all other figures must be related, these other figures are aspects of the protagonist, so that the totality of all the characters and actions adds up to as it were a total protagonist, the whole mind of the tale, just as, in a dream, everyone in it is part of the whole mind of the dreamer even if they represent real persons in waking life. (BSS, p. 24)
The obvious corollary to this which Brewer also explains is that nothing can happen outside the mind of the total protagonist, meaning by this that any action in which the central protagonist does not actually or virtually take part has to be at least in direct connection if not with him, with his maturation career. Any element of a tale, once established as being external to the central maturation process, should then constitute an evidence of the “non-romanticism” of the story (since we concentrate on romances as defined by Brewer).
I shall now try to sum up the various characteristics of romances that have been exposed so far. Romances are at face value unrealistic and unconnected with objective reality. The “plot” of a romance is centered on an individual evolution, often the growing-up of the central protagonist. Hence the possible identification between the protagonist, the author (creator or re-creator of archetypal motives) and the reader. In addition to the fact that romances are not national, their elements can on the contrary be reduced to various “functions” corresponding to the components of the family drama. Any element being external to that central pattern should be thus considered as non-romantic.
My purpose in this chapter was to demonstrate that Dr Brewer had gone a little too far when he affirmed that The Lord of the Rings was a romance of maturity. I shall naturally no pledge my word that he was completely mistaken. I shall rather try to examine what led him to that conclusion and what determined me to take if not the opposite view, at least a more nuanced one.
No one could deny that a quest is at the centre of The Lord of the Rings: the destruction of the One Ring. A quest-stucture implies very often a journey through various “countries” and makes easier the introduction in the tale of encounters and perils to be experienced by the protagonist(s). This aspect constitutes naturally the recommended structure for a romance (the interpretation of various rites of passage will be approached in the chapter devoted to the quest). Quests, as Brewer explains, can be of two kinds : they are either determined before the coming to awareness of the protagonist (cfr. Sir Degarre and King Horn) or, later, when the hero decides to go on a quest in full consciousness of the consequences (cfr. SGGK). It is the second option which has been chosen by Tolkien : Gandalf “proposes” the quest to Frodo who is already in his fifties:
There is only one way: to find the Cracks of Doom in the depths of Orodruin, the Fire-Mountain, and cast the ring in there, if you really wish to destroy it, to put it beyond the grasp of the Enemy for ever. (p. 74)
After having hesitated the “young” hobbit decides to leave:
Of course, I have sometimes thought of going away, but I imagined that as a kind of holiday, a series of adventures like Bilbo’s or better, ending in peace. But this would mean exile, a flight from danger into danger, drawing it after me and I suppose I must go alone, if I am to do that and save the Shire. (p. 76)
One realizes easily that this “reversed“ quest – he has to destroy the Ring, not to discover it – has nothing appealing in it. Frodo’s decision seems moreover to be more the acceptance of one’s destiny as Gandalf tells Frodo:
But you have been chosen, and you must therefore use such strength and heart and wits as you have. (p. 75)
There we are ! This last sentence is typically father-like. Gandalf, in Brewer’s eyes, is thus the father-figure that forces the adolescent out of his childish world (the Shire) to a world where nowhere is safe. Brewer is right : the Shire with its round doors and windows, quiet summer evenings, its almost fœtal comfort, can be interpreted as the re-creation of the warm environment of our first age. Hobbits are besides halflings, child-sized. Frodo and his environment are thus a perfect starting-point for a maturation process. It is all the more evident when one thinks of Bilbo, Frodo’s uncle (nepotism !), who also left the Shire on a quest and also achieved individual existence in front of society by killing Smaug (a dragon) and left the Shire to live in Rivendell, a symbolically adult area of Middle-Earth. If Frodo’s motivation for leaving is not exactly the same as Gawain’s:
We should also not neglect the fact that his departure may be no more – and no less – than the last kick of male restlessness before being tied down to domesticity and what Hemingway in A Farewell to Arms calls the “biological trap”. (BSS, p. 70)
it could be at least
a mysterious latent feeling of “work” so far not done, of destiny to be achieved, of identity to be fixed, before the protagonist can settle with a wife. (BSS, p. 70)
“Ay, there is the rub” says Hamlet, Frodo does not settle with any peer ! Once more Brewer has a do-it-yourself explanation to that : the achievement of the peer is in this story reserved to a split of protagonist. It is indeed true that Tolkien provided Frodo with splits as it is common in romance-writing. Sam Gamgee who leaves the Shire with Frodo and accompanies him to the Cracks of Doom, Settles in Bag-End at the end of the story and marries Rosie, his “peer”. The other two hobbits, Merry Brandybuck and Pippin Took, obviously to be considered as splits and “siblings“, also achieve minor individualizations. Their becoming adult is moreover materialized in the fact that they get physically taller after having drunk magical water among the Ents. Another split is Gollum or Smeagol, a negative split, it illustrates, as I have mentioned before, the possibility of failure of Frodo’s quest and his end gives evidence of Tolkien’s opinion on the self-destructive power of Evil. Professor Tolkien also introduced fairies in his tales. Brewer interprets them as reflecting upon the various pulsions present in the protagonist (it would take another hundred pages to explore the function of each fairy, so that I prefer to take this for granted).
One could easily draw a parallelism between Frodo and Sir Gawain, a typical romance hero. Both protagoniste fail : Gawain hides the green girdle from the Green Knight and Frodo is overcome by the power of the Ring at the very moment when he has the possibility to destroy it :
“I have come”, he said, “But I do not choose now to do what l came to do. I will not do this deed. The Ring is mine ! (p. 981)
But, since “all’s well that ends well” in romances, both tales have happy endings (I shall nuance this further as for The Lord of the Rings): Gawain is given the occasion of repenting and Frodo is thwarted in his decision by the providential self-destruction of Smeagol. Another characteristic shared by both heroes in their loneliness. Gawain is left with “no man but God to talk to” and Frodo, though Sam’s assistance never fails, is morally alone:
Self-sacrifice is most poignant when it is entirely solitary; when apparently no one can ever know of the lonely painful deed that has been ungladly volunteered, and that has apparently been of no avail. This solitary heroism is Frodo’s, and the more convincing is that Tolkien does not totally isolate him physically since Sam remains with him for various purposes of the narrative. (BLRR, p. 257)
Their chastity is also to be compared :
First, chastity is for him (Gawain) a supreme virtue, and was generally taken as such in the culture of the time, even for men. The great examples of the importance of male chastity in Arthurian Literature are the romances about Galahad and Percival. Lancelot failed to achieve the Grail because of his unchastity with Guinevere. (BSS, p. 76)
A possible reason for giving such importance to virginity could be that:
The Virgin Mother makes, in this poem, no such outrageous demand. By demanding chastity she begins to break the carnal natural bond exerted by the other aspects of the mother-image, making it possible to use energy in other ways. (BSS, p. 86)
The chastity observed by Frodo is however not tested as that of Gawain. While his story is a “story of innocence tested and virtue successful” in which Gawain achieves the “highest form of mature self-realization for a man” (i.e. not succumbing to a possible peer), chastity is not the central theme in The Lord of the Rings; Frodo is not tempted by sex but by power.
I have explored so far why The Lord of the Rings could have been considered a romance. It is now time to turn to the other possibility : why the book is not a romance. Although, as I wrote it, many things are comparable between Gawain’s and Frodo’s careers, differences are also to be mentioned. A capital one is the type of fear inspired by their possible end:
Said Gawain, gay of cheer,
‘Wether fate be foul or faire,
Why falter I or fear ?
What should man do but dare ? (SGGK, l. 562-565)
It seems that Gawain begins to actually experience some tremors of fear only after the second temptation, exerted on him by his guide to the Green Chapel. He nevertheless keeps a noble attitude in front of the danger to come :
“By God”, said Gawain, “I swear
I will not weep or groan:
Being given to God’s good care,
My trust in him shall be shown”. (SGGK, l. 2156-2159)
Frodo on the contrary seems to be marked from the very beginning of his quest by a strong sense of the “Wyrd“, the inexorable lot he is doomed to:
“But I feel very small, and very uprooted, and well-desperate. The enemy is so strong and terrible.” (p. 76)
Though this attitude (confessing one’s weakness) is strictly modern – a heroic warrior would have dishonoured his name by doing so – the sense of Doom can be said to be more heroic than romantic. In the structure of the tale itself, the Saruman-postlude (he has modernized and industrialized the Shire during Frodo’s absence, establishing a totalitarian regime) is not evidently romantic. The traditional romantic happy ending is in fact temperated by the mitigated conclusion invented by Tolkien. I concentrated on Gandalf as a father-figure, but other characters could be considered as father-like : Bilbo, Saruman (a negative Gandalf), Elrond, Treebeard, the King of the Golden Hall, Celeborn and, why not Aragorn. In spite of the profusion of fathers, positive and negative ones, the mother-figures are rare. The almost complete absence of women in Tolkien’s tales is striking and there might be a clear explanation to that. Young Tolkien probably did not entertain feminine conversations in the trenches and moreover – war being only part of his experience, though prominent:
At the age when young men were discovering the charms of female company he was endeavouring to forget them… All the pleasures and discoveries of the next three years… were to be shared not with Edith but with others of his sex, so that he came to associate male company with much that was good in life. (HCTB, p. 45)
The two faint mother-figures in the tale are totally positive: Goldberry is a “water-sprite of the Old Forest, the bride of Tom Bombadil and daughter of the ‘River Woman of Withywindle’ (TTQ, p. 25). She welcomes the Company in Bombadil’s house, offering a good supper. Galadriel, the Bearer of Nenya, one of the Three Elven-Rings, shows Frodo the Eye in a fountain (insight into his quest ?). The two beneficent women in the tale could as well reflect the two women that Tolkien loved in his life : his mother and his wife, Edith Bratt. Since we are dealing with sentimental roots it is natural to say a word on the Hobbit’s attachment to the Shire. I have quoted Sampson in the beginning of this chapter. He said that there was “no consciousness of patriotism or nationalism, but only a deep sense of universal christendom at war with the powers of darkness” (SCHL, p. 39). Gawain accepts to have his head cut off as an individual. Brewer insists repeatedly that romances should be viewed as a progressive achievement of the protagonist as individual. Though Gawain belongs to the Knights of the Round Table, he leaves on his own for a personal quest in which he will be tempted personally. Although the Round Table appears at the beginning of the romance as a childish world i.e. from which Gawain has to depart (being in that similar to the Shire), the next time it is mentioned is only at the end during the rationalizing explanation of Bertilak. In the Morte d’Arthur, no mention is made either of a country to protect, of a flag to be kept flying. It is on the contrary necessary for the symbolical purpose of a romance to be, as Sampson explains, remote in place and time. As opposed to that, each character in The Lord of the Rings belongs to a nation, be it the Shire, Lothlorien, Rohan, Gondor or any other place of Middle-Earth. Frodo decides to go and destroy the “Peril of the World” in order to “save the Shire”. He and Sam very often remember their valley on the way to Orodruin. Legolas “Green Leaf”, an elf, fights in the name of Mirkwood (or forest of Taur e-Ndaedelos), and Gimli “is enrolled in the fellowship of the Ring, to represent his kinfolk in the entreprise” (TTC, p. 245). The more evident nationalistic aspect of the book is naturally embodied by Aragorn:
To re-establish the ancient kingship of both Gondor and Armor was Aragorn’s sworn duty, and his one great hope. (TTC, p. 28)
Each member of the company’ belongs to somewhere. Tyler writes:
This fellowshíp was to represent each of the Free Peoples – Hobbíts, Men, Dwarves and Elves. (TTQ, p. 331)
Each character is thus individualized in the tale through his “nationality”. Since Tolkien wanted us to adhere completely to his story (the so-called “unwilling suspension of disbelief” which I shall explain in a further chapter), we cannot consider the tale as “remote”, without “place” or “time” reference. The nationalist or patriotic connotations are irreconcilable with the given definition of the romance and The Lord of the Rings is therefore not to be considered as a romance, at least an orthodox one. These “nations” represented in the fellowship are closer to the Heroic conceptions. Each character in Beowulf is referred to as belonging to a country or a tribe (Beowulf, lord of the Geats, etc.). The nationalist tendency is epitomized in the late heroic poetry (The Battle of Maldon, The Battle of Brunanburgh). The patriotic coloration derives probably from the fact that heroic poetry was at the time para-historical, that is was rooted in historical material. What a mastery of story-telling-Tolkien has developed since the only roots of the complete mythology and history he created are to be sought in his imagination. Moreover the “Free People” rings a bell: during WWI Tolkien must have experienced the comradship which inspired him the Fellowship and the “Free People” could as well resound as the “Allies” of both wars.
This is thus one point that prevented me from completely adhering to Brewer’s view on The Lord of the Rings. The second one and not the least, is Brewer’s insistance on the singleness on the protagonist, which is however logical in his interpretation of romance as TALE = PROTAGONIST = AUTHOR = READER. I have already alluded to the fact that other characters than Frodo are individualized through their nationality, I shall now devote the end of this chapter to the multiplicity of questing characters (the double quest-aspect will be dealt with in the next chapter). Brewer writes about Gawain:
Because of our identification with him, we see the other characters entirely in their relation to him, and never to each other. He is present in every scene, and all the scenes have effectively only two characters, Gawain and another. (BSS, p. 83)
I already quoted him when he affirmed that
no other character, …, has an autonomous inner life, a self-motivated independant existence of his or her own. (BSS, p. 23)
There is precisely the problem. If we concentrate on Frodo, the romance-pattern described by Brewer is observed but there are in the book other characters questing and – since these could have been considered as splits of Frodo as is the case with the other hobbits and Smeagol – these other characters achieve their own quest. The most striking example beside Gandalf the Grey (who after a first death reappears as Gandalf the White – death as rite of purification ?), is Aragorn.
It will be explained in details in the chapter devoted to the characterization how Strider is a typically heroic character, it is sufficient here to mention that, though of high lineage, he has undergone a period of occultation after which he has been restored in his heroic status (cfr. the “Sword Reforged”) to finally settle with his peer, Arwen Undómiel, as king of both Arnor and Gondor. Aragorn achieves thus the complete heroic career and this independently from Frodo. The structure of the double quest itself (the heroic one, Aragorn and the major part of the Fellowship, on the one side and the romantic one, Frodo and Sam, on the other) prevents the unicity advocated by Brewer. A good third of the book contains events happening outside the reach of Frodo and moreover unconnected with his personal quest.
These two major counter-arguments – I do not develop here the war-ending which is also typically heroic – allow me to conclude in favour of the non-romantic aspect of The Lord of the Rings or rather : it is not only a romance. The part of the narration devoted to Frodo fits with the analysis of Dr Brewer but the author of The Lord of the Rings as a romance has lost sight of the rest of the narrative in which the romance-likeness is not at all verified ! I once more want to insist on my profound admiration and indebtness to Mr Brewers approach to symbolic stories. My purpose was only to suggest that he probably recognized a pattern in Tolkien’s work which was in his eyes typical of romances i.e. the maturation theme and that he enthusiastically concluded in favour of what I hope I have demonstrated as excessive. It is not because an ape wears a bowl-hat that he is an Englishman.
Tolkien, Map showing Middle-Earth (c) 2004 Royal Mail
INTRODUCTION
[Underlined letter codes after quotes refer to entries in the Bibliography]
Game n°1: which one doesn’t belong
(t)weode
gifena in dys ginnan gr(un)de Heo d*aer d*a gearwe fu(n)de
mundbyr(d) aet d*am maeran theodne, tha heo ahte maeste thearfe
hyldo thaes hehstan Deman, thaet he hie wid* thaes hehstan brogan gefridode, frymda waldend. (JUDI)
Ich was in one sumere dale;
In one suthe dizele hale
Iherde ich holde grete tale
An hule and one niztingale. (OWNI)
Lo, we have listened to many a lay
Of the Spear-Danes fame, their splendor of old
Their mighty princes and martial deeds! (OAEL)
One summer season, when the sun was warm, I rigged myself out in shaggy woollen clothes, as if I were a shepherd, and in the garb of an easy-living hermit I set out to roam far and wide through the world, hoping to hear of marvels. (WLPP)
The siege and the assault being ceased at Troy,
The battlements broken down and burnt to brand and ashes,
The treacherous trickster whose treasons there flourished
Was famed for his falsehood, the foulest on earth. (SGGK)
… was broken
He bade a warrior Abandon his horse
And hurry forward, to join the fighters,
Take thought to his hands and a stout heart. (OAEL)
No sculon herigean heofonrices weard,
metodes meahte and his modge thanc,
weorc wuldorfaeder, swa he wundra gehwaes,
ece drihten, or onstealde. (OAEL)
Once in a hole in the ground there lived a hobbit. (TBH)
Game n°2: which one doesn’t belong
The mice have returned, he said.
The elder said nothing, Watt wondered if he had heard.
Nine dampers remain, said the younger, and an equal number of hammers. (OAEL)
Jimmy : Why do I do this every Sunday ? Even the book reviews
seem to be the same as last week’s. Different books – same
reviews. Have you finished that one yet ? (OLBA)
April is the cruelest month, breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire, stirring
Dull roots with Spring rain. (ELWL)
I have walked by stalls in the market-place where books,
dog-eared and faded from their purple, have burst with a white
hosanna. (WGFF)
riverrun, past Eve and Adam’s, from swerve to shore to bend
of bay, brings us by a commodius vicus of recirculation back
to Howth Castle and Environs. (JJFW)
Once in a hole in the ground there lived a hobbit. (TBH)
Illustration by Tolkien : ” Once in a hole…” (c) 2004 Royal Mail
The answers are in both game I and game 2 the last extract : the first sentence of The Hobbit (TBH, first published in 1937) that J.R.R. Tolkien once wrote on a blank leaf, as the legend recalls (HCTB, p. 177). In game I, I have chosen a series of medieval extracts mixing heroic and romantic literature. Being a twentieth century writer, Tolkien was naturally to be considered as an intruder among the Beowulf-poet, Caedmon and Nicholas of Guildford [author of The Owl and the Nightingale ?]; the subject of this study being, however, precisely to compare Tolkien’s works with medieval
literature, as one will read further. In game 2, contemporary extracts were neighboring the innocent sentence of the Oxford professor. It will appear to any reader of Tolkien that the author of The Lord of the Rings is not an “angry young man” (be it only because of his age, he was 58 in 1950) as Osborne nor an experimental poet as Eliot. Tolkien could not be compared either with modernists as intellectual Joyce or post-modernists as moral Golding. Finally, the absurd is not exploited by him and his treatment of language is no doubt completely different from Beckett‘s. Where is then outsider Tolkien to be classified – since classification seems to be the first preoccupation of many critics in front of originality ?
Avant de quitter le roman historique, il est deux écrivains dont nous voulons dire quelques mots : Mervyn Peake et J.R.R. Tolkien. Les ouvrages sur le roman moderne n’en parlent guère. Ils représentent pourtant une catégorie d’auteurs qui n’est pas nouvelle dans la tradition littéraire anglaise, une forme particulière de fantastique ou plutôt de fantasy, terme dont le français n’offre aucun équivalent satisfaisant. (RRGB)
I shall not make comments on the association proposed by Jean Ruer in Le Roman en Grande-Bretagne depuis 1945 between Tolkien’s complete mythology and the gothic world of Mervyn Peake‘s novels : a Tolkien fan must prudently avoid any possible offence to a virtual Peake lover. It is nevertheless true that the label “fantasy-writer” is vague enough for a critic to group the two writers under it.
In our century the means of narration have become diversified : a story-teller has the possibility of practicing his vocation in the cinema, literature, TV-serials, theater, cartoons, comics or elsewhere. Inside literature itself, there is a great profusion of modes of writing (one has to compare Beckett’s experimental plays or novels with the more traditional ones of Isherwood or Waugh). If we further focus on fiction, we realize that the general diversification also caused a multiplication of subject-matters : from the psychological novel to space-opera writings, English (and American) literature offers a whole range of possibilities. There remains, however, a strong (academic) selection as to what is to be considered as “literature”, and fantasy-writing is not always given its due status. There are indeed many “low brow“ books depicting the adventures of glamorous astronauts encountering sexy venusian queens, precisely the kind of tales (not novels) that gave fantasy its bad reputation; although there are some writers who succeeded in giving some “works of literature” to the genre (Abraham Meritt and A.E. Van Vogt being two of these).
Since many fantasy-writers enjoy creating bizarre civilisations on remote planets or even post- or pre-civilisations on earth (be it in an invented past or “after the bomb”) Tolkien’s creation of Middle Earth could as well be put on the same book shelf as Isaac Asimov, Leigh Brackett, Ray Bradbury and Philip K. Dick. But there is more to Tolkien than mere remoteness of setting. There must be more to Tolkien since over ten millions of The Lord of the Rings had been sold when the author died, since the work was translated in at least twenty different languages, since a kind of hectic ‘Tolkien-craze spread over the USA and crossed the ocean to settle in Great Britain : calendars, maps of Middle-Earth, postcards, pictures of the various characters of the tale, have been sold all over the world. In the United Kingdom as in the States, there are “Tolkien Societies”, the members of which eat mushrooms sitting on dead trunks and telling stories of the Three
Ages. Tolkien, however, was not so pleased with that frenzy, as he commented on the “campus cult” in a letter to a reader of his :
Being a cult figure in one’s lifetime I’m afraid is not at all pleasant. However I do not find that it tends to puff one up; in my case at any rate it makes me feel extremely small and inadequate. But even the nose of a very modest idol cannot remain entirely untickled by the sweet smell of incense. (HCTB)
Ruer also mentions that (RRGB)
Consécration suprême : dès 1969 paraissait aux Etats-Unis une première parodie : Bored of the Rings.
Why were (and are) Tolkien’s “molly-coddled Hobbits” so attractive ? Why did the very hobbit-like professor become almost deified by the Hyppy culture ? Could it be for the mere sake of escapism ? It is indeed true that the Shire offers a tempting quietness and that the tribal world the author presents appears under similar forms in the work of other writers of his century. There seems to be a tendency to go back to social genesis in modern fiction from Steinbeck (The Grapes of Wrath) to Golding : the latter for instance demystifies “le bon sauvage” in The Lord of the Flies and examines the social (dis)integration of a group of English young men left alone on an island; in The Inheritors he goes back to prehistory in order to explain his opinion on man. Similarly, utopias and anti-utopias also try to recreate “remote” worlds, where “remote” civilizations cruelly emphasize the shortcomings of our present society, by contrast or by caricature. But Tolkien is not a utopist and refuses any allegorical interpretation of his work. What is then the spell that Tolkien cast over the Anglo-Saxon world (cartesian France e.g. was far less enthusiastic about The Lord of the Rings) ?
The many possible approaches to Tolkien’s work (giving evidence of its artistic value) led me to make a choice : I had to study Tolkien and his work from a particular point-of-view and try to demonstrate why The Lord of the Rings is not a common fantasy-book.
The first impression of the reader when he enters pre-industrial Middle-Earth is that is “looks like” being medieval. There are indeed features in the tale which are medieval, and it is precisely my point in this study to compare genuinely medieval texts with Tolkien’s work in order to establish whether this “medieval look” is a mere varnish or is deeply rooted in the pre-renaissance tradition.
Moreover there is not one Middle Age, there are Middle Ages : Old English poetry and Middle English romances will serve as a base for my comparison; these two kinds of medieval literature are distinct in time, in form and in matter : I shall therefore try to conclude on which Middle Age inspired Tolkien for his creation. It is a piece of criticism that determined me to contrast these two literatures : Derek S. Brewer wrote The Lord of the Rings as a romance in which he tries to demonstrate why it shares enough common features with genuine romances for us to take the book shelf mentioned above and put it beside Sir Gawain and the Green Knight, Sir Degarre, King Horn, Havelock the Dane and Malory’s Morte d’Arthur. I shall try to explain why I do not agree with Dr Brewer in the first chapter, the other chapters being devoted each to a theme of comparison that could illustrate my point : in what sense I consider that Brewer has been a little excessive when he concluded in favour of the romance-likeness of TheLord of the Rings.
I have been so far giving professor Tolkien intentions which he may never have had : did Tolkien write medieval tales on purpose ? Did he systematically apply Old- and Middle English patterns in order to create his stories ? Is The Lord of the Rings creation or re-creation ? Could we parallel the professor’s work with that of Chaucer, the anthologist of the Canterbury Tales ?
The fundamental question is in fact : If The Lord of the Rings is a “compilation” of medieval motives, was the distinguished Oxford medievalist aware of being a compiler or was he simply a “fictitious compiler” ?
One has to know that the mythology of Middle-Earth, according to the author himself, was created as a background to the professor’s own-created languages. Hence two possibilities : if professor Tolkien purposedly reproduced. medieval patterns, his books are technical achievements – this is, however, not my point here – or if the lecturer of the revolutionary Beowulf : the Monsters and the Critics sincerely created a story with elements he had in his mind (in this case medieval ones), his tale then should appear rather as a mere “digest” of medieval literature than as a romance or a heroic poem. In both cases, the success they encountered bears witness to the relevance of these medieval motives : medieval man was as human as we are and not yet divorced from the fundamental values in life. It is therefore normal that his problems should be similar to ours, and that his reactions as presented in his literature should be as useful to our modern selves as any modern writing concerned with human problematics.
Shame on the Renaissance and its inheritors for having confined medieval literature to the then pejorative status of child-literature. The Dark Ages were simply human.
THONART P., Tolkien or the Fictitious Compiler (ULiège, 1984) est un mémoire de fin d’études présenté en Philologie germanique à l’Université de Liège, Faculté de Philosophie & Lettres, en 1984. L’exemplaire conservé par les bibliothèques universitaires n’étant plus consultable (détruit lors d’inondations), on trouvera dans wallonica.org l’intégralité du texte. On notera que le Professeur John Ronald Reuel Tolkien (Oxford) était Docteur Honoris Causa de l’Université de Liège (1954) et qu’il collabora pendant plusieurs années avec Simonne D’Ardenne qui y était professeur, pour l’édition et la traduction de textes médiévaux.
Tolkien or the Fictitious Compiler Acknowledgements
But all fields of study and enquiry, all great Schools, demand human sacrifice. For their primary object is not culture, and their academic uses are not limited to education. Their roots are in the desire for knowledge, and their life is maintained by those who pursue some love of curiosity for its own sake, without reference even to personal improvement. If this individual love and curiosity fails, their tradition becomes sclerotic.
There is no need, therefore, to despise, no need even to feel pity for months or years of life sacrificed in some minimal inquiry: say, the study of some uninspired medieval text and its fumbling dialect; or some miserable “modern” poetaster and his life (nasty, dreary, and fortunately short) – NOT IF the sacrifice is voluntary, and IF it is inspired by a genuine curiosity, spontaneous or personally felt.
But that being granted, one must feel grave disquiet, when the legitimate inspiration is not there; when the subject or topic of “research” is imposed, or is “found” for a candidate out of some one else’s bag of curiosities, or is thought by a committee to be a sufficient exercise for a degree. Whatever may have been found useful in other spheres, there is a distinction between accepting the willing labour of many humble persons in building an English house and the erection of a pyramid with the sweat of degree-slaves.
TOLKIEN J.R.R., Valedictory Adress
to the University of Oxford
The latter has not proved true in this case and I am therefore grateful to Prof. P. Mertens-Fonck for the wise advice she gave in my small contribution to the English pyramid. I know now that patient Merlin was perhaps a woman.
24 octobre 2017 : concert RENAUD LESIRE au KulturA (Liège, BE)
“Viens, Chérie, on rentre nourrir le chat…”
Ca avait mal commencé, pourtant : alors que le brave Renaud Lesire (“Blues | One-man bluesband | Delta, Country and Chicago blues”) avait ouvert le feu en première partie et qu’il grattait du bon blues comme-là-bas-dit-donc (on connaît l’homme, il sait y faire), une grève générale du technicien-son rendait la guitare aussi gluante que l’épave d’un camion de Nutella en plein soleil : voir les mains magiques du bluesman s’affairer sur son instrument sans pouvoir distinguer le beau son gras que ses doigts savent si bien sortir des différentes guitares, on l’avait tous mauvaise. Viens, Chérie, on rentre…
Puis, un sursaut d’humanité a ramené l’absent à sa table de mixage et la magie a repris après quelques glissements de curseurs. Renaud Lesire n’a pas démérité et le public post-ado qui lui était déjà acquis en a eu pour son argent : du Delta rugueux au Chicago plus stylé, le tout mâtiné de quelques passages de picking alla Chet Atkins, il y en a eu pour tous les goûts. Merci Renaud. Viens, Chérie, on rentre…
“Attends, ça va déménager, maintenant…”
24 octobre 2017 : concert LEFT LANE CRUISER au KulturA (Liège, BE)
Derrière le bar du KulturA (Liège, BE), Clément a l’œil à tout et il me retient d’une de ces œillades concupiscentes dont il a le secret : “Renaud Lesire, c’est déjà chouette, mais tu dois voir les deux gars de Left Lane Cruiser, tu vas adorer !”. OK, on est resté et… on n’a plus touché le sol avant le matin suivant (acouphène compris).
Originaires de l’Indiana (US), les deux larrons font du Blues post-Punk tendance Rock-garage, m’explique-t-on. Là, j’ai pas tout compris mais j’ai quand même réalisé qu’il n’y avait aucun rapport avec les dimanches que mon grand-père passait, justement dans son garage, à simoniser le capot de son automobile, en écoutant la “Palomaaa”.
Fredrick “Joe” Evans IV (guitares et chant) éructe ses tunes avec une voix de camionneur enroué, version Evil Dead, avec la gueule de bois en plus. On passera sur l’humour ringard de ses commentaires de transition (le garçon est américain, il n’y peut rien) parce que la manière dont sa gueulante de gorge racle les accords de guitare est inimitable (comme la Suze !) et que l’agilité de ses 666 doigts, c’est du jamais vu : à l’entendre, j’ai réalisé combien les cordes n’étaient qu’un moyen parmi d’autres de sortir du son d’une guitare. Bref, du bonheur-bien-gras-de-l’enfer-de-la-mort-qui-tue.
Aux côtés du Golem hurlant, Pete Dio joue l’érotisme pur aux percussions. Son jeu est précis et presque didactique, tant c’est lui qui structure toute la masse sonore qui sort du duo. Là où la voix et la guitare jouent la bombe à gluons et font rebondir les danseurs sur le mur opposé, les beats de Dio scandent chacune des marches qui monte vers l’explosion finale : il accélère, ralentit, il syncope, il détaille puis marque l’arrivée au palier d’une frappe de fin du monde pour ensuite re-ruisseler vers le bas et reprendre la progression. Ce type doit arrondir ses fins de mois en faisant du porno soft, côté bruitage, c’est pas possible autrement.
Soft, le concert ne l’a pas été et la salle n’a pas retrouvé sa respiration nocturne tout de suite, tellement les spasmes rythmiques de Pete Dio et les riffs peu articulés Fredrick J IV ont continué à pulser dans le ventre de tous ceux qui avaient rejoint Roture ce soir-là. Merci Clément…
Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…]
Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…]
… j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…]
…et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…
L’Ecclésiaste (III-IIe a.C.n., trad. Editions du Cerf, 2010)
L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus.
Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les oeuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.”
André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe ?) :
C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.
‘Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, MONTAIGNE aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite…
De la vanité vue comme péché originel de la psyché
La foi sauve, donc elle ment.
NIETZSCHE F., L’Antéchrist (1888)
Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs catholiques les plus intégristes (ex. “Dieu fera venir toute oeuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais“). Le penseur critique peut s’en offusquer en prenant la chose littéralement et en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses oeuvres minimes a tout faux. D’un autre côté, le même penseur pourrait se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause de la vanité, justement.
Leonora Carrington, Una Vida Surrealista (1994-1997) : le serpent -et sa posture- symbolise, dans la plupart des mythes et des contes, la vanité de l’Homme. Qu’il s’agisse de la gravure ci-dessus, de Mowgli face à Kaa ou de Persée combattant la Méduse, faire face à ce qui est vain en soi peut être pétrifiant…
En 1947, Paul DIEL s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son approche de la motivation humaine (DIEL Paul, Psychologie de la motivation, Paris, PUF, 1947). Germanophone d’origine, Paul Diel a choisi le terme “vanité” par déclinaison avec l’adjectif “vain”. Il s’agit donc de se défaire de l’association spontanée vanité/orgueil pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.“
Chez Diel, plus question d’être désabusé parce que, quoi qu’on fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour lui, la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à la grandeur de la Création de celui-dont-on-ne-peut-citer-le-nom-ici. Non, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit, elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle.
Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes voulus par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…
Tricheur ? Diel n’invente rien : Montaigne avait déjà martelé “Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos” (Essais, III, 13, De l’expérience), insistant par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons.
Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Baruch SPINOZA qui insiste sur notre capacité à avoir une idée vraie : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” (Ethique, II, 43, publiée en 1677).
Adam et Ève chassés de l’Éden (Masaccio, XVe)
Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir et penser encore “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !
Homéostas(i)e ? Le mot fait penser aux pires maladies alors qu’il évoque simplement “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité serait le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre système vital, en ceci qu’elle marquerait la différence entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?
EGO
ALTER
SUR-VALORISER
1. VANITE
Je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde (“péché originel”)
3. SENTIMENTALITE
Faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres (besoin de reconnaissance, association avec des tiers remarquables)
SOUS-VALORISER
2. CULPABILITE
Je m’en sens coupable alors j’évite les confrontations avec le réel (timidité) ou j’organise ma punition (politique d’échec)
4. ACCUSATION
Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi)
A bon entendeur…
Du dieu à Diel, on passe dès lors…
…de la vanité de vouloir faire oeuvre remarquable afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience),
…à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde.
La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la joie en prime.
le site de l’Association de psychanalyse introspective qui travaille à “étudier, faire connaître, et enseigner la théorie introspective et ses applications pratiques, élaborées par Paul Diel, et contribuer à leur déploiement.”
LEMIRE Laurent, Monstres et monstruosités (Paris, Perrin, 2017)
Monstres : la compil…
C’est à l’occasion de la parution (et de la lecture) du livre de Laurent LEMIRE (Monstres et monstruosités, Paris, Perrin, 2017) que la question du monstre aurait pu être résolue, à tout le moins éclairée. Il n’en est rien. Tout d’abord : l’ouvrage est modieux et consiste en une longue énumération des monstres de l’histoire (et des histoires), énumération entrelardée de quelques citations bien senties (saluons la bibliographie en fin de volume). Bref, une enquête journalistique, intéressante pour les faits compilés et catégorisés par l’auteur, mais pas la monographie espérée à la lecture du thème affiché et à la vue de la très soignée couverture.
Pourtant, la table des matières était relativement séduisante. En introduction, l’auteur apporte que “Le monstre, c’est l’anormal de la nature, le monstrueux l’anormalité de l’homme”. Belle attaque qui, ponctuée d’une citation de Georges Bataille, laissait présager du meilleur. Mieux encore, Lemire ratisse large et cite un des personnages du Freaks de Tod Browning (film de 1932) : “Quand je veux voir des monstres, je regarde par la fenêtre“. Un peu impatient de lire la suite, le lecteur doit hélas déchanter dès la phrase suivante : “Aujourd’hui, il suffit de naviguer sur le web“. Mention : “peut mieux faire” !
S’ensuivent 17 chapitres bien structurés et une conclusion (sans grande conclusion) :
Du mot aux maux (“… Aristote interprétait la monstruosité comme un excès de matière sur la forme, une faute de la nature, un trop-plein”) ;
L’origine du monstre (Gilbert LASCAULT dans Le monstre dans l’art occidental : “Le savoir que nous pouvons posséder concernant le monstre dans l’art se révèle lui-même monstrueux, au sens courant que peut prendre ce terme. Il s’agit d’un savoir informe et gigantesque, fait de pièces et de morceaux, mêlant le rationnel et le délirant : bric-à-brac idéologique concernant un objet mal déterminé ; construction disparate qui mélange les apports d’une réflexion sur l’imitation, d’une conception de l’art comme jeu combinatoire, de plusieurs systèmes symboliques.“) ;
L’échelle des monstres (“Or, pour Jean-Luc Godard, ‘les vrais films de monstres sont ceux qui ne font pas peur mais qui, après, nous rendent monstrueux’. Et il citait comme exemple Grease…“) ;
La fabrique des monstres (“Mais en voulant rendre l’homme parfait, sans imperfections, sans impuretés, les généticiens du futur risquent de produire des monstres.“) ;
Les monstres artistiques (à propos de l’oeuvre de GOYA, El sueño de la razon produce monstruos, traduit par Le sommeil de la raison engendre des monstres : “ La raison dort, mais elle peut rêver aussi. En tout cas, dans sa somnolence, elle ne voit pas les cauchemars qui surviennent. Les a-t-elle inventés ou est-ce ce défaut de vigilance qui les a produits ?“) ;
Les monstres littéraires (“Toute oeuvre littéraire importante est censée sortir du cadre des conventions. Il y a celles qui le font exploser. On parle alors de livre majeur […] Enfin, il y a celles qui se laissent déborder par elles-mêmes, n’ont quelquefois ni queue ni tête et avancent à l’aveugle dans le brouillard de l’inspiration. L’anormalité en littérature est une tentation. Elle n’en constitue pas la règle.“) ;
Les monstres de foire (“L’ouvrage [CAMPARDON Emile, Les spectacles de foire, XIXe] rapporte aussi le cas d’un homme sans bras que l’on voyait à la foire Saint-Germain et sur le boulevard du Temple en 1779. ‘Cet homme, nommé Nicolas-Joseph Fahaie, était né près de Spa et avait été, dit-on, malgré son infirmité, maître d’école dans son pays.’ Né sans bras, il se servait de ses pieds en guise de mains. ‘Il buvait, mangeait, prenait du tabac, débouchait une bouteille, se versait à boire et se servait d’un cure-dent après le repas.'”) ;
Les monstres scientifiques (Paul VALERY: “Le complément d’un monstre, c’est un cerveau d’enfant.“) ;
Les monstres criminels (“On pense à Gilles de Rais qui a tant fasciné Georges Bataille. Le maréchal de France qui fut le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc aurait torturé et assassiné plus de deux cents enfants dans son château de Machecoul, près de Nantes.“) ;
Les monstres terroristes (Philippe MURAY : “Nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts.“) ;
Les monstres politiques (SAINT-JUST : “Tous les arts ont produit des merveilles ; l’art de gouverner n’a produit que des monstres.“) ;
Les monstres gentils (“Le catalogue Marvel fournit quantité de ces créatures hideuses, mais résolues à protéger le monde : l’homme pierre, le géant vert dénommé Hulk. Ce dernier cas est très intéressant car il renverse la morale habituelle. Le personnage, le docteur Banner, devient un monstre verdâtre lorsqu’il se met en colère, donc en cédant à ce que l’on considère comme une mauvaise habitude. Or, c’est de cette colère que naît sa force, qui lui permet de combattre le mal. L’histoire de Jekyll et Hyde est ainsi présentée dans une version plus politiquement correcte.“) ;
Les monstres économiques (CHAMFORT : “Les économistes sont des chirurgiens qui ont un excellent scalpel et un bistouri ébréché, opérant à merveille sur le mort et martyrisant le vif.“) ;
Les foules monstres (“Les personnalités monstrueuses sont rares, les foules le deviennent couramment. Troupes assassines ou détachements génocidaires, l’Histoire avec sa grande hache, comme disait Perec, nous en a fourni de multiples exemples. ‘Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules’, indiquait Newton.“) ;
Les monstres sacrés (Jean COCTEAU : “C’est une chance de ne pas ressembler à ce que le monde nous croit.“) ;
Les monstres à la mode (Antonio GRAMSCI : “L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres.“) ;
Nos propres monstres (VERLAINE : “Souvent l’incompressible enfance ainsi se joue, / Fût-ce dans ce rapport infinitésimal, / Du monstre intérieur qui nous crispe la joue / Au froid ricanement de la haine et du mal, / Où gonfle notre lèvre amère en lourde moue.“).
Et de conclure en frôlant la question de fond, avec Jean GIRAUDOUX dans Juliette au pays des hommes (1924) : “Juliette aperçut soudain au fond d’elle-même, immobiles, tous ces monstres que déchaîne la confession, tous les contraires à tout ce qu’elle croyait savoir… Elle sentit tout ce qu’un être garde et défend en se taisant vis-à-vis de soi-même, et que tout humain qui n’est pas doublé à l’intérieur par un sourd-muet est la trappe par laquelle le mal inonde le monde.” ; puis, en l’esquivant, avec Georges CANGUILHEM (“La vie est pauvre en monstres.“). On est sauvés ?
Littré donne l’étymologie suivante pour le terme ‘monstre’ : “Provenç. mostre ; espagn. monstruo ; portug. monstro ; ital. mostro ; du lat. monstrum, qui vient directement de monere, avertir, par suite d’une idée superstitieuse des anciens : quod moneat, dit Festus, voluntatem deorum. Monstrum est pour monestrum ; monstrare (voy. MONTRER) est le dénominatif de monstrum.”
Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu regardes longtemps dans l’abîme, l’abîme regarde aussi en toi.
NIETZSCHE F. W., Par-delà le bien et le mal (1886)
Pourquoi ai-je la conviction que mon frère humain de toujours, Friedrich-Wilhelm NIETZSCHE, à nouveau, donne la juste mesure du vertige de celui qui regarde dans les yeux d’Euryale, une des Gorgones ? Pourquoi l’énumération de Lemire me laisse-t-elle peu apaisé ? Pourquoi toujours ressentir cette fascination pour les monstres, pourtant terrifiants, dont le caractère hors-la-loi montrerait la volonté des dieux, pour qui l’horreur ressentie face à l’anormalité m’inviterait à marcher dans les clous ?
Pourquoi aussi, cette Sympathy for theDevil, cette connivence avec Kong, le trop-puissant au cœur simple, cette sympathie pour la créature de Frankenstein et sa délicatesse aux gros doigts, cette tolérance envers Hyde, ce miroir tendu aux Victoriens, sans parler de cette passivité devant la morsure de Dracula, dans laquelle coule le sang des Siècles ?
Et aussi : pourquoi Nietzsche, malgré l’avertissement ci-dessus, nous invite-t-il à libérer le monstre en nous, ce surhomme qui est puissant et juste d’une justice enracinée par-delà le bien et le mal, au-delà des règles et des dogmes qui régissent la vie de nos frères herbivores ?
Fascination et répulsion : la confrontation avec le monstre est ambivalente, elle pose bel et bien problème. Le monstre nu attend au détour du chemin et surgit en nous tendant miroir, il pose son énigme et nous laisse devant le choix ultime : l’apprivoiser ou se laisser dévorer…
A la rencontre du monstre : la carte et le territoire
The Witch : What’s yourrr name ?
The King : I am Arthur, king of the Britons !
The Witch : What’s yourrr quest ?
The King : To find the Holy Grail !
The Witch : What’s yourrr favourrrite colourrr… ?
ARTHUR King, Mémoirrres de mon petit python (1975)
On laissera à Lemire les monstres objectifs et leur énumération, pour revenir secouer les mythes de nos contes : comme dans un rêve, le héros de mon histoire, c’est moi et le monstre que je croise, c’est moi aussi. Oui, ça en fait du monde pour peupler la narration de mon voyage, ma quête d’un Graal que, comme son nom ne l’indique pas, je ne dois pas trouver ! “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front“, dit le nuage ; “le parfait voyageur ne sait où il va“, ajoute le vieil homme sur le bœuf. Et Nicolas BOUVIER de conclure : “Le voyage c’est comme un naufrage, ceux dont le bateau n’a jamais fait naufrage ne connaîtront jamais la mer.”
Pour affronter le monstre, il y aura donc voyage et… risque de naufrage. Peut-être un modèle peut-il nous aider à marcher, sans trop risquer de perdre le nord ?
Qu’on se le dise : modéliser n’est pas dicter et l’objectif de la modélisation reste de dénoter un aspect de la réalité par un artéfact (le modèle) afin de faciliter le jugement à son propos. Le modèle ci-dessus permettra-il de rendre justice au monstre, comme le bouclier-miroir de Zeus qui a permis à Persée de mirer le regard de Méduse sans en être pétrifié ?
L’intersection de deux cercles de diamètre identique, dont le centre de chacun fait partie de la circonférence de l’autre est dénommée traditionnellement vesica piscis (Lat. vessie de poisson) ou mandorle (amande en Italien). C’est une figure que les Pythagoriciens tenaient pour sacrée.
Ici, le cercle de gauche représente “moi” alors que celui de droite représente “ce qui n’est pas moi” (le monde, les autres, mes chaussettes sales…). L’intersection, la mandorle, la vesica piscis, illustre ce que Montaigne tenait pour ‘notre bel et grand chef-d’oeuvre‘ : vivre à propos. C’est une zone de ‘grande santé‘ (Nietzsche) où nous connaissons la satisfaction (le sens de la vie selon Diel), c’est-à-dire l’équilibre entre nos désirs et les contraintes du monde extérieur.
Loin d’être figés, nous y voletons comme une mouche dans un abat-jour : vers la gauche quand nous écoutons plus notre ego, vers la droite quand le monde nous tient, vers le haut quand nous suivons des idées plus que des sensations, vers le bas quand notre expérience prime sur les théories (Lacan : “La réalité, c’est quand on se cogne“).
Au-delà des deux cercles, le mystère. Pour ceux qui, comme moi, ne peuvent concevoir la transcendance, il y a là une frontière au-delà de laquelle la connaissance doit jeter le gant : admettons l’existence du mystère, du bord du monde, de l’impénétrable et arrêtons là toute investigation.
Dans l’espace infini, personne ne vous entend crier…
Si Ridley SCOTT a, lui aussi, exploré la confrontation avec le monstre dans son génial Alien, le huitième passager (1979), il n’a conservé que l’option où le héros se fait dévorer. Or, entre mandorle et mystère, il y a quatre zones vers lesquelles la connaissance peut s’élargir. Certes, avec risque car, à sortir de notre zone de satisfaction, nous pratiquons l’aliénation, le devenir-autre, mais c’est un état qui n’est pas toujours fatal :
absence : ne pas vouloir s’endormir avant d’avoir écouté, à plein volume, la totalité des opéras de Mozart dans leurs différentes versions est une aliénation dangereuse qui provoque une plus grande absence à nous-même et à notre monde (si ce n’est une gloriole fort vaine, que gagner à être exténué, abandonné par son partenaire et honni par ses voisins ?) ;
présence : être transporté par une aria du même Wolfgang est une aliénation enrichissante en ceci qu’elle augmente notre présence à nous-même (si nous nous fondons temporairement dans des rythmes et des variations de hauteur sonore qui ne sont pas les nôtres, nous y gagnons en retour un pressentiment d’harmonie et de beauté satisfaisant).
En vérité, je vous le dis : si la sagesse de l’homme debout est de s’améliorer toujours, en élargissant sa connaissance et si marcher est le seul destin qui nous échoit, quitter les sentiers battus (l’aliénation) sera notre courage. Nous trouverons la force de renoncer aux Graals (les mystères), après avoir sympathisé avec les monstres rencontrés en chemin, sans nous faire dévorer par eux. Revenir dans la mandorle sera alors source de jubilation, d’intensité et de beauté :
Qui connaît les autres est avisé
Qui se connaît lui-même est éclairé
Qui triomphe des autres est robuste
Qui triomphe de soi est puissant
Qui s’estime content est riche
Qui marche d’un pas ferme est maître du vouloir
Qui ne perd pas son lieu se maintiendra
Qui franchit la mort sans périr connaîtra la longévité
Lao-tzeu, La voie et sa vertu (trad. Houang & Leyris, 1979)
En route pour de nouvelles aventures…
DEMONS. Par une incursion vers le nord-ouest, nous pouvons viser nos démons : ils nous attirent dans des imageries privées tellement séduisantes ou repoussantes, que l’image que nous avons de nous-même viendrait à différer de notre activité réelle. L’angoisse est au rendez-vous lorsque ces démons intimes altèrent ainsi notre représentation du monde.
Le cap est au nord parce que l’idée prime sur l’expérience. Le cap est à l’ouest parce qu’à suivre nos démons nous nous éloignons de notre zone de satisfaction, à la perdre de vue (psychose).
Magnifique mythe de Persée évoqué plus haut, où le héros reçoit de Zeus (la logistique est assurée par Athéna) un bouclier miroir qui lui permettra de supporter le regard démoniaque d’une des Gorgones sans en être pétrifié d’horreur. Du cou tranché de Méduse s’envolera Pégase, blanc et ailé (Paul Diel y lit un symbole de sublimation de la tension vaniteuse vers les désirs terrestres).
SOCIETE. Virons Debord, cap sur le nord-est, mais gardons-nous bien de céder aux chimères de masse de la Société du Spectacle : adopter les principes proposés par le mainstream, courir après la reconnaissance sociale ou être champion de la rectitude peut nous excentrer jusqu’à la souffrance. Bonjour le burn-out.
MONDE. Mettre la boussole au sud-est n’est pas moins risqué, s’offrir sans raison garder au monde nu, aux instincts grégaires que les éthologues nous révèlent, aux délices violents de la foule ou, même, à la contemplation de Mère Nature au péril de notre identité, c’est un aller-simple pour une autre aliénation : la dissolution dans la matière.
MONSTRE. Et ce monstre du sud-ouest que Nietzsche nous recommande ? Là aussi, se battre avec le dragon est un (rite de) passage obligé pour reprendre la marche de la vie, fort des cicatrices gagnées contre l’Immonde. Mais, non content de tuer la Bête, il faut également lui manger le cœur pour acquérir sa Force.
C’est ainsi que le surhomme naît de son exploration des quatre point non-cardinaux. Comment lire l’avertissement de Nietzsche, alors ? Peut-être faut-il simplement inviter le monstre à sa table pour, ensemble, manger le monde…
Cendrillon, la belle souillon, s’assit
Et le Diable lui dit :
“Imagines-tu que, près de toi, toujours
Je rôde en Amour ?
Qu’à chaque pas que tu fais,
J’en fais un aussi ?
Ne crains-tu qu’un jour,
Secrètement miellée d’envie
Dans mes bras, tu souries ?
Ah ! Que de dangers tu cours,
À tourner le cul à l’amour ! “.
A ces mots de cœur,
La Seulette pris peur
De voir partir le Fourchu
Qui, de si belle humeur,
Lui parlait de son cul.
Ah donc, elle s’était menti :
Le Diable était gentil…
D’abord, un “Hommage à Edith Piaf” avec Richard Galliano (acc) et Sylvain Luc (gt) puis, en deuxième partie, le “New Musette Quartet” avec Richard Galliano (acc), Philip Catherine (gt), Philippe Aerts (cb) et Hans van Oosterhout (dms)
“La nostalgie n’est plus ce qu’elle était”, écrivait Simone Signoret en 1976. Manifestement, pour Richard Galliano, la Simone, c’est plutôt celle de “En voiture, Simone” : ce diable d’ho犀利士 mme pianote sur son accordéon à une vitesse qui ferait rosir de bonheur le lapin blanc d’Alice (“Je suis en retard, en retard”). Alors, quand vous êtes Jazz à Liège, que vous avez le malheur de réunir à nouveau son New Musette Quartet et qu’à la guitare vous avez Philip Catherine, une légende qui affiche 75 balais au compteur (l’homme a accompagné Dexter Gordon ou Stéphane Grappelli, en son temps), il arrive ce qui doit arriver…
Mais, commençons par le début. En première partie, l’intelligence a primé sur la nostalgie excessive : intelligence des arrangements qui traitaient les chansons de Piaf comme d’authentiques standards de jazz, évitant l’écueil d’une simple imitation de la voix et de la gouaille de La Môme. Plus encore, certaines intros fort éloignées de la mélodie connue ont vraiment bluffé un parterre peuplé de plus de musiciens que d’habitude au Forum, et c’est parmi les “ouaiii”, “supeeer”, “bien jouééé”, “ouftiii” et les applaudissements que la mélodie enfin reconnue sortait chaque fois de l’accordéon de Maître Richard. Dire Maître ou Maestro n’est pas excessif non plus : Galliano est un grand, qui a tout essayé et, souvent, réussi. Alors, quand on vient à un concert de lui, c’est moins la découverte que la confirmation qui pilote l’écoute. Qui plus est, en proposant un “Hommage à Edith Piaf”, Galliano a dû rassurer les responsables de la salle : on n’allait pas casser les fauteuils ! La surprise est venue d’ailleurs : Sylvain Luc, une fois les doigts bien déliés, a dépassé le rôle de faire-valoir du monstre sacré et a entamé un réel dialogue avec soit l’accordéon, soit l’accordina (sic). Galliano, de son côté, l’a joué réglo, sans tirer la couverture. Du beau métier à deux, un public content, une première partie propre, un hommage malin et un p’tit coup de nostalgie quand même. Que veut le peuple… ?
Le peuple de Jazz à Liège, il aurait peut-être voulu un peu plus d’audace et, surtout, il aurait adoré se faire décoiffer, être surpris et quitter la salle (pour aller écouter le formidable Bram de Looze, peut-être) en se disant avec satisfaction : “là, j’ai vécu un truc rare, un moment qui ne se répétera pas ailleurs”. La deuxième partie ne lui a pas offert ce plaisir, au public. Galliano a été impeccable mais prévisible (Galliano plays Galliano). Catherine a fait du Catherine en moins bon. Catherine, on l’a connu formidable, exaltant, osé, audacieux, avec un son i-ni-mi-ta-beuh (comme la Suze dont il avait peut-être abusé avant de monter en scène). Là, Catherine jouait tout seul, se plantait dans ses partitions, secouait la tête pour dire que ça marchait pas comme il voulait, renâclait, remettait son chapeau pour dire que c’était fini : avec tout le respect que je vous dois, Mister Catherine, vous nous avez donné le minimum syndical.
Ici encore, la surprise est venue d’ailleurs. Certes, le respectable Philippe Aerts a été bon à la contrebasse, il a même eu droit à plusieurs solos fortement applaudis. La relève est assurée. Mais il y a mieux : les drums de Hans van Oosterhout. L’air de rien, ce souriant batave, la cinquantaine fringante, a sauvé la mise et, s’il n’a pas vraiment été mis en avant dans les échanges entre ses trois acolytes, il a sous-tendu la totalité du concert de ses interventions finement nuancées. En force, pour “ramener le quartet au milieu du village” ou en percus discrètes, juste pour assurer le piquant derrière un passage plus mélodique, l’homme était juste et à propos. Non content d’être à la hauteur, il a gardé le sourire pendant toute la soirée, rappelant à tous que le jazz, c’est aussi du plaisir.
Mais Galliano est une bête de scène et, en clôture, il a habilement sorti un lapin blanc de son chapeau : une Javanaise (merci Gainsbarre) que le public a tendrement chanté a capella.
Au temps pour la nostalgie : la boucle était bouclée. Mais la magie n’est plus ce qu’elle était…
[QUATREMILLE.BE, 24 mai 2017] – Welcome to Liège Cité Miroir, the current time is 18:59 and the temperature is 28°. Please notice you may not turn on cellular devices. Please keep your seatbelt fastened until the artist arrives at the gate. Check the Company website or see an agent for information on what is happening next. Thank you for listening to Home Records artists and we hope to see you again soon!
Alors, on disait qu’on était une bande de jeunes détendus et sympathiques et qu’on faisait un groupe qui éditait de la musique et qui faisait que nos amis, ils soient contents (et ma tante Alberte aussi) et qu’on parlait aux jeunes gens et qu’on leur disait la vérité sur le monde de la musique avec de la poésie branquignole à tous les étages et qu’on appelait d’abord le groupe qui éditait de la musique « Parrhèsia », comme en Grec, parce que ça sonne bien et que ‘parésie’ ça veut dire le ‘parler-vrai qui peut être risqué’, et qu’ensuite on changeait d’avis et qu’on s’appelait « Home Records » parce que ça faisait plus international…
Dommage pour la parésie. C’est pourtant le Graal (du chroniqueur) que d’arriver à raison garder et se tenir sur le fil du dire-vrai, au-delà de deux vertiges trop faciles : je lâche les chiens (message : j’ai détesté) ou sortez la pommade (message : j’ai adoré). Comment faire autrement alors que d’expliquer le pourquoi j’ai (pas) aimé ? On y va, on essaie…
Pauvre Chris de Pauw (guitare solo). Déjà qu’il arrive en retard, le voilà qui doit passer après une séries d’intros bizarrement mises en scène : d’abord, un speech face au public du boss de Home Records qui attaque avec un « Qu’est-ce que je vous dirais bien ? » qui en dit long sur le fait qu’il considère son public comme captif (une erreur, probablement : il s’agissait plus d’un public acquis à la Cité Miroir et désireux de découvrir ce qu’il proposait, que d’afficionados de son label) ; ensuite, long texte lyrique dit en anglais par une voix-off pas authentiquement anglaise, suivi de la traduction (toujours en voix-off) qui dit toute l’indigence et la suffisance de l’intro, avec quelques pataquès en prime. De Pauw et les 9 artistes qui l’ont suivi se sont clairement désolidarisé de ces intros bilingues : les uns ont joué l’ironie en singeant une attente un peu ridicule, les autres, la parodie (excellent accompagnement moqueur au piano de Johan Dupont). Etaient-ils au courant ? Et la voix-off a-t-elle vraiment parlé de « décloisonner les miches » ?
N’empêche : de Pauw prend sa guitare et la magie s’installe immédiatement. Le son est chaud et charme. Le moment partagé se crée et, un peu paresseusement, on se prépare au mélodieux, presque au familial puis, non, la guitare de Chris de Pauw repart dans une autre direction et, forcés de plein gré, on suit l’énergie proposée, on goûte la poésie qui s’égrène et on se perd avec délice dans les méandres du jeu de l’artiste. Des noms de grands de la guitare remontent à la mémoire, par l’attaque, le phrasé ou la sonorité. Quelquefois, la fluidité est mise à mal par des phrases interrompues on ne sait trop pourquoi, comme dans un duo émouvant pour lequel l’autre guitariste ne serait pas venu. Mais De Pauw est un grand essayeur de sonorités et, en musicien accompli, il change d’instrument (avec e.a. une Levin de 1955 au son charmant et un ukulélé), comme de technique, avec une aisance impressionnante. Plaisir et partage…
Rebelote avec les voix-off puis, un choc à l’estomac : Auster Loo (le frère de Walter ? Bon, je sors…). Plus précisément : Lydie Thonnard (flûtes, voix) et Simon Leleux (percussions : darbouka, etc.). De la classe inclassable : c’est Steve Reich qui revient de vacances en Tunisie, c’est Ian Anderson sous influence à Tombouctou, c’est Eric Dolphy qui fait doum-tak-ferk (pas ga-bu-zo-meu, ça, c’est les Shadoks). C’est surtout un mariage (d)étonnant entre rythmes ethniques et phrasés minimalistes qui réalise ce qui, justement, est miraculeux dans la musique minimaliste : avec un dispositif qui répète une phrase puis l’infléchit légèrement à chaque itération, on crée une émotion rare et directe. Pour y arriver : une technique maîtrisée (« chapeau l’artiste » quand Lydie Thonnard double la flûte avec la voix), un respect mutuel dans l’espace sonore occupé par chacun et puis, malgré l’attitude d’abord sévère de la flûtiste, un instinct musical « qui part de plus bas », là où ça se passe. A deux, un trio (flûte, voix et percus) beau et captivant, à écouter en live…
Bernard L’Hoir, après un long texte bilingue en voix-off (l’aurais-je déjà évoqué ?), s’installe ensuite au piano, avec un comparse à la guitare. Le programme annonce une « musique inclassable » et un « voyage qui commence ». Soit. Un complément d’info évoque les studios de Peter Gabriel. Soit. On est prêts pour L’invitation au voyage… qui ne vient pas. Plusieurs mélodies agréables (je crois qu’on doit dire post-moderne ou, en Flamand, PoMo quand un artiste se refuse à faire de la musique savante et qu’il mélange les genres) mais un peu confuses, sans envol. Comme si Bernard L’Hoir se refusait certaines audaces malgré ses postures inspirées. Peut-être est-ce par respect pour la personnalité plus puissante de son partenaire, Juan Carlos Mellado ? Celui-ci prend en charge l’originalité avec un son très présent, une articulation limpide et une pétillance des attaques qui rendent vie à la mélodie du piano. Peut-être pas un bon jour…
J’aime Tondo. C’est le seul album que j’ai acheté. L’heure n’est plus aux Malicorne, RUM, Tri Yann et autres vielleux des seventies : Tondo, c’est trois larrons qui touchent les instruments traditionnels (vielle à roue électro-acoustique pour Gilles Chabenat, guitare pour Maarten Decombel, cornemuse et clarinettes pour Fred Pouget) et dépassent le Folk traditionnel pour décoiffer bien au-delà. D’abord, comme dans un conte de fée, une progression régulière de la mélodie, répétitive, inexorable mais sans violence, puis changement de ton et montée jusqu’aux solos qui font du bien. Impressionnant, généreux et cohérent. Tout l’espace, vaste, de la Cité Miroir était enchanté. De la belle ouvrage…
Un conseil : si vous voulez électriser les foules, ne criez jamais Vive la Révolution, en fin de journée, sur une plage déserte du Pas-de-Calais. Le pari était difficile pour Lara Leliane : pendant toute la première partie du festival, il faisait jour dans l’Espace Rosa Parks et les artistes, dos à un fond de scène noir qui évitait le contre-jour, ne pouvaient pas profiter d’un éclairage entièrement maîtrisé, vu la magnifique baie vitrée de la Cité Miroir. Pari difficile, donc, malgré le style de la chanteuse, ses possibilités vocales alla youtube et sa volonté toute en fraîcheur de délivrer un message généreux. Pari difficile aussi, de faire comme si le public était prêt à se faire haranguer en Anglais (encore ?) : une mère émeut-elle son enfant si elle ne parle pas sa langue… maternelle ? Et pourtant, et pourtant, tant de potentiel ! Pari non tenu…
Pause ; tout le monde, ou presque, va se rafraîchir : on en a encore jusqu’à passé minuit, si je compte bien !
Part two. Deuxième partie. La salle se déplume un peu. Dommage, car un des moments forts de la soirée, c’est maintenant. Clarinet Factory attaque son premier morceau et c’est tout de suite du grand son, de l’immédiat. La piscine est une cathédrale, envoûtée par ce quatuor tchèque qui, une fois encore, la joue minimaliste… mais pas que. On pense aux formidables saxophones flamands de BL!NDMAN mais version clarinettes et en troquant Bach contre Glass. Et le tourbillon continue, du cohérent, du partagé, du crossover créatif, des tuttis qui ouvrent le cœur. Que du plaisir ! Pourquoi chanter alors ? Par tradition ? Le problème n’est pas tant la voix, que la différence d’approche entre une gentillette ballade amoureuse, chantée sur la place du village, et le fascinant portail sonore que l’ensemble arrive à construire pour nous (avec des faiblesses, pardonnées d’avance, liées à des solos pas toujours nécessaires). Mélanger les genres est une chose, ne pas choisir son style en est une autre. Beaucoup de belles émotions néanmoins…
1 plus 1 égale 3 ? C’est probablement le pari que voulaient tenir le chanteur Osman Martin et le Quatuor MP4. De la bossa, du chorinho et de la samba, un chanteur animateur qui tient son public (et qui sait le rattraper quand il n’a pas le sens du rythme), de beaux passages, des percus ‘qui le font’. C’est vrai. Mais où est la valeur ajoutée de l’accouplement avec le quatuor quand les attaques des cordes ne soulignent pas les temps forts, quand leurs couleurs ne font pas danser ? Tout le monde n’est pas le Kronos Quartet et ce n’est pas nécessaire. Reste qu’ici, c’est la fête qui a primé et les sourires étaient nombreux et enthousiastes. 1 plus 1 égalait 2 mais qui s’en plaindra ? Sympathique…
Si vous n’aviez jamais vu un gars qui fait un solo plus free que free… sur une vielle à roue, c’était le moment : Valentin Clastrier (et son acolyte, le clarinettiste Steven Kamperman), c’est le Jean-Luc Ponty de la vielle ! On n’avait pas prévenu le public (qui commençait à fatiguer à l’approche de minuit) et c’est dommage : beaucoup avaient quitté la salle quand la bombe sans retardement a explosé. Clastrier n’est pas un jeunet, c’est un peu le tonton de la vielle à roue d’aujourd’hui. Avant de l’entendre, personne ne pensait que ses Fabuloseries n’auraient rien à voir avec farfadets et Bigoudaines. La surprise a été totale et irrésistible : sous les doigts de Clastrier, la vielle n’est pas un instrument folk (le traditionnel continuo pour chanteur de village) et, à côté de ses flamboyances, les solos les plus explosés de Jimi Hendrix ressemblent à des bluettes. Une musique décalée, d’un accès pas toujours aisé mais qui vaut l’attention qu’elle requiert de nous. Un duo qui marche ensemble, en chœur ou en contrepoint. Une découverte authentique…
Et un Schmitt pour le 12, un ! Samson Schmitt, c’est un guitariste Schmitt de la tribu des Schmitt de-chez-Schmitt-d’en-face : pas vraiment des manchots quand il s’agit de jazz manouche. Et, quand il descend en ville pour rejoindre deux petits Liégeois – le (vraiment) formidable Johan Dupont au piano et le non moins remarquable Joachim Iannello au violon – ça déménage bien. Avec beaucoup de respect pour ses juniors, Samson Schmitt laisse Johan Dupont se tailler la part du lion et, il faut l’avouer, personne ne s’en plaint (la balance son était clairement en sa faveur : pots-de-vin ?). Doublure douée, Joachim Iannello apporte une très belle contribution aux côtés de Schmitt, sans retomber dans les poncifs du genre manouche, ce qui est une performance. Un moment grand et d’une qualité qui se démarque sur le reste de la soirée. A revivre encore et encore…
Le festival-marathon va prendre fin, plusieurs ont déjà repris la route et la nuit s’avance mais, heureusement, le soleil a rendez-vous avec la lune. Non, le dernier artiste n’était Charles Trenet pour ses tantièmes adieux à la scène mais bien Alain Frey, le bien nommé. Sa fraîcheur est en plus servie par deux complices et non des moindres : Samson Schmitt qui reste en scène avec sa guitare et l’étonnant Laurent Meunier aux saxes. Les références pleuvent quand on écoute le trio : quel est ce cocktail cressonné fait de Trenet, SanSeverino, Lapointe, Brassens et d’autres zazous dont le nom n’est pas resté ? Frey a la nostalgie rieuse, il joue le swing d’antan avec l’audace d’aujourd’hui, gère un scat qui ne rougirait pas devant le hi-de-ho de Cab Calloway et monte dans les aigus sans un faux-pas. Que du bonheur, que du sourire. Ceux qui sont restés ne le regrettent pas…
Clôture du festival Home Records. Plus de voix-off. Les célébrités liégeoises (oxymore ?) ont rejoint la salle pour être vues à la sortie, chacun retourne dans ses pénates en les saluant, les plus résistants prennent un petit dernier, après un festival qui ne devrait pas l’être, le dernier….