Ces carnets sont le récit d’un jeune officier de 30 ans, marié, père d’un petit garçon de 4 ans, envoyé au front puis retenu en captivité, loin des siens. L’envoi de courrier étant strictement limité, ces cahiers sont destinés à consigner, régulièrement et parfois longuement, souvenirs, pensées, états d’âme, avant qu’ils ne s’estompent dans la mémoire, et ceci avec l’espoir avoué de les donner à lire à son épouse au jour du retour.
Écrits entre l’hiver 1941 et le printemps 1943, dans une promiscuité souvent difficile et avec une santé défaillante, malgré les moments de découragement, ces textes restent porteurs d’espérance. Et, on le verra, d’une ouverture fraternelle au monde et à l’autre.
A une époque où certains oublient trop facilement que la guerre peut être à nos portes (la Yougoslavie, c’était il y a 30 ans déjà), oublient qu’un jour les “réfugiés” furent leurs parents, leurs grands-parents, dans ces temps d’obscure mémoire sélective, les témoignages de ceux qui ont vécu l’horreur d’une guerre prennent toute leur dimension.
“Quant aux souvenirs de la “campagne”, je m’aperçois qu’ils se sont déjà bien estompés. Ce dont je me rappelle surtout, c’est d’avoir ressenti des émotions ne correspondant nullement à celles que j’avais imaginées avant. Sentiment de soulagement – et non de tristesse, à nous voir précipités dans l’action ; impression de sécurité – et non d’isolement, à se sentir le rouage d’une immense machine qui ne fonctionnait pas si mal que beaucoup l’ont dit, et surtout la sensation d’être soutenu – et non abandonné, par des forces inconnues et insoupçonnées qui vous donnent confiance et courage.
Des impressions de tristesse et de désolation, j’en ai eu comme tout spectateur de cette chose monstrueuse qu’est la guerre et je déplorerai toujours d’avoir été le témoin de cette grande misère humaine. J’ai vécu l’affolement des pauvres gens abandonnant leurs foyers dans un grand déchirement, la souffrance des longues caravanes de “réfugiés” dépourvus de tout, l’angoisse des femmes, la triste fatigue des enfants et des vieillards ; j’ai vu les villages et les petites villes abandonnés, déserts, parfois en ruines, toujours meurtris, et je n’ai jamais pu entrer dans l’une ou l’autre maison sans avoir l’impression de violer une sépulture ou de commettre un sacrilège.”
“C’est l’hiver – et quel hiver ! On est encore relativement chauffé, mais c’est la vie de chambrée – et quelle chambrée ! – dans toute sa fatigante et énervante atmosphère… 32 m2, 6 lits doubles, 4 armoires, 3 tables et 12 tabourets, et 10 occupants en moyenne qui discutent, et rediscutent, et disputent et redisputent, et cuisinent, et jouent aux cartes et ne savent pas me f… la paix ! On est crispé, tendu, les nerfs à fleur de peau, et il faut – il le faut absolument – il faut se taire. (…) Mais pourquoi diable alourdir encore une situation déjà si pénible ? “
“Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce long exil et emprisonnement a développé chez moi un désir fou et extrêmement vif de voyager dès que ce sera possible. Il y a trop de belles choses à voir et on ne peut vraiment ignorer les richesses qui sont le patrimoine de toute l’humanité. Quand on a entrevu ce qu’on ignore, quand on a un peu ouvert son esprit, on se rend compte qu’on n’est pas un homme, un “humaniste”, si l’on se cantonne à son petit village. (…) Je voudrais côtoyer ces peuples différents, sentir battre leurs pouls, connaître un peu leurs mœurs, apprécier les richesses de leur architecture et de leurs musées. (…) il ne me paraît pas possible de finir ma vie sans avoir été m’émouvoir devant les chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne. Rome, Florence, on ne peut tout de même pas ignorer cela ! Non, ce n’est pas possible. Et c’est peut-être cette ignorance des masses, cette absence de communion des âmes dans l’espace et dans le temps, qui permet des catastrophes comme celle qui sévit maintenant. “
“(…) somme toute, je suis aussi heureux que possible, surtout quand je considère les grandes misères qui sévissent, et dont certains remous viennent jusqu’à moi : misères physiques et morales des pauvres soldats prisonniers pour qui la captivité n’a pas été tendre, ni même simplement supportable ! D’autres décriront certainement mieux que je ne pourrais le faire la grande pitié et la longue souffrance de ceux-là ! Si au moins, leur sacrifice pouvait ne pas être inutile, et servir à l’enfantement d’un monde moins cruel et moins égoïste ! “
Raymond VIENNE
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | source : carnets de prisonnier de Raymond Vienne (collection privée) | commanditaire : wallonica.org | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne
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