TEMOIGNAGE : Carnets de prisonnier

Temps de lecture : 4 minutes >
Carnets de prisonnier de Raymond Vienne © Philippe Vienne

Ces carnets sont le récit d’un jeune officier de 30 ans, marié, père d’un petit garçon de 4 ans, envoyé au front puis retenu en captivité, loin des siens. L’envoi de courrier étant strictement limité, ces cahiers sont destinés à consigner, régulièrement et parfois longuement, souvenirs, pensées, états d’âme, avant qu’ils ne s’estompent dans la mémoire, et ceci avec l’espoir avoué de les donner à lire à son épouse au jour du retour.

Écrits entre l’hiver 1941 et le printemps 1943, dans une promiscuité souvent difficile et avec une santé défaillante, malgré les moments de découragement, ces textes restent porteurs d’espérance. Et, on le verra, d’une ouverture  fraternelle au monde et à l’autre.

A une époque où certains oublient trop facilement que la guerre peut être à nos portes (la Yougoslavie, c’était il y a 30 ans déjà), oublient qu’un jour les “réfugiés” furent leurs parents, leurs grands-parents, dans ces temps d’obscure mémoire sélective, les témoignages de ceux qui ont vécu l’horreur d’une guerre prennent toute leur dimension.

Philippe VIENNE

“Quant aux souvenirs de la “campagne”, je m’aperçois qu’ils se sont déjà bien estompés. Ce dont je me rappelle surtout, c’est d’avoir ressenti des émotions ne correspondant nullement à celles que j’avais imaginées avant. Sentiment de soulagement – et non de tristesse, à nous voir précipités dans l’action ; impression de sécurité  – et non d’isolement, à se sentir le rouage d’une immense machine qui ne fonctionnait pas si mal que beaucoup l’ont dit, et surtout la sensation d’être soutenu – et non abandonné, par des forces inconnues et insoupçonnées qui vous donnent confiance et courage.

Des impressions de tristesse et de désolation, j’en ai eu comme tout spectateur de cette chose monstrueuse qu’est la guerre et je déplorerai toujours d’avoir été le témoin de cette grande misère humaine. J’ai vécu l’affolement des pauvres gens abandonnant leurs foyers dans un grand déchirement, la souffrance des longues caravanes de “réfugiés” dépourvus de tout, l’angoisse des femmes, la triste fatigue des enfants et des vieillards ; j’ai vu les villages et les petites villes abandonnés, déserts, parfois en ruines, toujours meurtris, et je n’ai jamais pu entrer dans l’une ou l’autre maison sans avoir l’impression de violer une sépulture ou de commettre un sacrilège.”  

Raymond Vienne (vers 1930-1931) © Philippe Vienne

“C’est l’hiver – et quel hiver ! On est encore relativement chauffé, mais c’est la vie de chambrée – et quelle chambrée ! – dans toute sa fatigante et énervante atmosphère… 32 m2, 6 lits doubles, 4 armoires, 3 tables et 12 tabourets, et 10 occupants en moyenne qui discutent, et rediscutent, et disputent et redisputent, et cuisinent, et jouent aux cartes et ne savent pas me f… la paix ! On est crispé, tendu, les nerfs à fleur de peau, et il faut – il le faut absolument – il faut se taire. (…) Mais pourquoi diable alourdir encore une situation déjà si pénible ? “

“Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce long exil et emprisonnement a développé chez moi un désir fou et extrêmement vif de voyager dès que ce sera possible. Il y a trop de belles choses à voir et on ne peut vraiment ignorer les richesses qui sont le patrimoine de toute l’humanité. Quand on a entrevu ce qu’on ignore, quand on a un peu ouvert son esprit, on se rend compte qu’on n’est pas un homme, un “humaniste”, si l’on se cantonne à son petit village. (…) Je voudrais côtoyer ces peuples différents, sentir battre leurs pouls, connaître un peu leurs mœurs, apprécier les richesses de leur architecture et de leurs musées. (…) il ne me paraît pas possible de finir ma vie sans avoir été m’émouvoir devant les chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne. Rome, Florence, on ne peut tout de même pas ignorer cela ! Non, ce n’est pas possible. Et c’est peut-être cette ignorance des masses, cette absence de communion des âmes dans l’espace et dans le temps, qui permet des catastrophes comme celle qui sévit maintenant. “

Correspondance de prisonnier © Philippe Vienne

“(…) somme toute, je suis aussi heureux que possible, surtout quand je considère les grandes misères qui sévissent, et dont certains remous viennent jusqu’à moi : misères physiques et morales des pauvres soldats prisonniers pour qui la captivité n’a pas été tendre, ni même simplement supportable ! D’autres décriront certainement mieux que je ne pourrais le faire la grande pitié et la longue souffrance de ceux-là ! Si au moins, leur sacrifice pouvait ne pas être inutile, et servir à l’enfantement d’un monde moins cruel et moins égoïste !  “

Raymond VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | source : carnets de prisonnier de Raymond Vienne (collection privée) | commanditaire : wallonica.org | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


D’autres du blog de bord, de notre tribune partagée…

TEMOIGNAGE : Une liégeoise en juin 1940…

Temps de lecture : 7 minutes >
Yvonne (enfant) avec sa mère devant leur maison, rue Monulphe à Liège (BE)

Avant 1914, l’internationalisme avait pour chantres en Belgique des personnalités comme le prix Nobel de la Paix Henri La Fontaine et Paul Otlet, inventeur de la Classification Décimale Universelle (la CDU qui règne sur le classement des livres dans nos bibliothèques de Wallonie et de Bruxelles ; plus d’infos au Mundaneum de Mons). Ce dernier écrivait : “Il est à noter que l’internationalisme de notre époque n’est pas seulement un système idéal ; il repose sur un ensemble de réalités. Ce sont  : l’expansion de l’homme à travers toute la terre ; le réseau de communications qu’il a établi pour le transport des personnes et des marchandises ; l’économie devenue mondiale dans toutes les branches du travail, dans l’industrie, le commerce et la finance ; les sciences, les lettres et les arts constituant graduellement, de toutes les pensées nationales et ethniques, une pensée mondiale, grâce aux voyages, aux publications, aux congrès, aux expositions, enfin la formation d’unités politiques de plus en plus considérables substituant un gouvernement unifié à une infinité de souverainetés secondaires, ou fédérant les peuples par des ententes de plus en plus nombreuses et étendues“. Bref : si tu connais l’autre, tu ne lui fais pas la guerre.

En ce sens, ce qui est aujourd’hui baptisé “la crise migratoire” aurait désolé ces deux pionniers des organisations internationales. Qui plus est, on oublie souvent trop confortablement que beaucoup des réfugiés qui quittent leur pays sont en fait chassés par la guerre et que c’est une situation que nos grands-parents ont connue au quotidien, lors du dernier conflit mondial.

Le témoignage ci-dessous ne décrit pas encore de circonstances aussi horribles que celles qui ont déplacé des populations entières au Sud et à l’Est de la Méditerranée, loin de leur maison et de leurs proches. Reste que cette lettre de ma grand-mère maternelle, la liégeoise Yvonne Bertrand, à ses parents (lettre datée du 4 juin 1940, le début de la guerre en Belgique), par sa spontanéité et sa proximité, peut redonner une troisième dimension -la dimension humaine- à une représentation souvent malsaine des réfugiés, qui les anonymise, en les limitant aux deux dimensions des photos de presse, voire en les noyant dans des échantillonnages statistiques… ou dans les eaux de la Méditerranée. A qui profite le crime ? La question doit être posée chaque jour.

Patrick Thonart


4 juin 1940

Mes parents chéris,
Bon et Bonne,

Je joins une lettre aussi. J’espère que le tout vous parviendra. Je suis toujours chez ma belle-mère, car c’est trop cher de vivre chez moi avec Charlie [son fils] – Tout va très bien ici et Annie [sa future fille, Yvonne est enceinte] aussi – Je n’ai absolument aucune nouvelle de Max [son mari] mais son ami Charles *** a été descendu et est prisonnier ; peut-être saurais-je quelque chose par là – Je n’espère pas, car, au moment de la guerre, ils n’étaient pas ensemble et je ne pense pas qu’ils aient pu se rejoindre. Jean, l’aîné d’ici, est revenu, maintenant on attend Romu, qui est le plus jeune (18 ans) et qui est parti à vélo – Le ravitaillement se fait normalement ici et jusqu’à présent nous n’avons eu à souffrir de rien. J’ai mon billet de chemin de fer jusqu’à Liège, car le samedi 11 mai, j’ai voulu aller chez vous. Malheureusement, à Louvain, nous avons dû revenir à Bruxelles, parce que les voies étaient coupées.

A la première occasion, je ferai partir ces lettres ; peut-être que d’ici là, j’aurai encore beaucoup à écrire – J’espère que vous allez tous bien, je n’ose presque plus quitter la maison de peur de rater de vos nouvelles ! Que fait Papa ?

Mille baisers de Charlie et Vonnette

Yvonne chez ses parents, rue Monulphe, à Liège, avec son fils Charles et sa fille Annie (landau).

Voilà à l’instant que Ghislaine arrive – Pensez si je suis contente d’avoir de vos nouvelles – Je vais répondre en ordre à toutes vos questions. Le samedi 11 mai, j’ai voulu partir pour Liège, j’ai pris le train de 14:30 et me voilà en route avec Charlie et ma valise, jusque Louvain où le train s’est arrêté quatre fois parce que les avions bombardaient – Arrivés à Louvain, on nous apprend que la ligne a été bombardée à Tirlemont et que le train ne va pas plus loin, donc il fallait revenir à Bruxelles – A dix personnes, nous avons cherché après une auto qui pourrait nous conduire à Liège, mais il n’y a pas eu moyen de rien trouver, force nous fut de rentrer dans la gare pour Bruxelles – A peine étions-nous dans le train que l’on vient bombarder Louvain. Nous sommes restés dans l’abri jusque 21:00, heureusement, un militaire m’a aidée, tout le temps, il a porté Charlie ; enfin nous sommes partis et arrivés à Bruxelles vers minuit, je suis bien rentrée et Charlie et moi avons dormi le lendemain jusque midi, donc tout était bien, j’ai encore mon ticket, de cette façon je peux aller à Liège dès que possible.

Je n’ai aucune nouvelle de Max depuis la guerre ; le jour de la guerre, il était à la maison, car il avait réussi son examen et pouvait rester jusque la semaine suivante (mardi) à la maison – A six heures du matin, il est parti avec son ami Guy *** qui était arrivé chez nous entre-temps et, depuis, je ne sais plus rien – Je pense qu’il est parti en France, parce que son Capitaine a été conduit en France par notre voisin, et je suppose qu’ils devaient donc se réunir là-bas – Je regarde tous les jours dans les listes de prisonniers, mais je n’ai rien vu, s’il était pris, il serait inscrit, parce que un ami, Charles ***, est prisonnier et je l’ai vu sur la liste ; le garçon était à Tirlemont au moment de la guerre et il a été descendu tout de suite ; il est brûlé à la figure, aux bras et aux jambes, mais rien de grave. Demain, j’irai chez sa femme, peut-être aurais-je des nouvelles de Max.

Charlie va bien,  il a eu la rougeole et est maintenant guéri ; cela n’a duré qu’une semaine ; il trouvait très drôle d’être tout rouge. Je ne le mets plus à l’école parce que j’ai trop peur, s’il y avait une alerte, de ne pas l’avoir près de moi ; je vais promener tous les jours avec lui, comme ça il a beaucoup d’air et je l’ai toujours près de moi, c’est plus sûr. Mon oncle Paul lui a acheté 1 kg de raisins et bananes, vous pensez s’il est heureux. Il ne manque de rien – J’ai rencontré ce matin une connaissance qui m’a donné quelques objets de layette pour Annie, je suis bien contente : c’est toujours cela.

Je ne touche rien de Max. J’ai droit à cinq francs par jour de l’Assistance publique, c’est tout. Seulement Paul m’a donné, hier, de l’argent et m’a dit qu’il reviendrait dans un mois, alors, dit-il, si les trains roulent, tu iras à Liège et je te dirai comment on pourra tous s’arranger. Voilà.

Yvonne, fin des années 30

Il n’y a rien, ici, pour le transport des lettres, sauf quelques particuliers qui veulent bien s’en charger moyennant finance. Je vous renvoie le billet de 50 francs, puisque Paul m’a donné pour vivre, peut-être en aurez-vous plus besoin que moi puisque vous êtes plusieurs.

Est-ce que Gillet [wallonica : usines Gillet Herstal, fleuron industriel du bassin liégeois et fabricants de motos de 1919 à 1959, aux côtés des FN et des Saroléa] ne va pas reprendre pour le compte des Allemands ?

Pour ma part, je vais très bien et Annie aussi. Je ne sais pas si ce sera une acrobate mais je vous assure qu’elle fait de fameux exercices, elle ne reste pas une minute tranquille. L’autre jour, on demandait à Charlie où était sa petite sœur et il répond : “Annie, et bien, elle est dans mon ventre !” Certainement qu’il a entendu une conversation et qu’il l’a répétée à peu près.

Donc, si tout va bien, d’ici un mois, je serai chez vous, je vous assure que je serai rudement contente, quoique tout le monde nous gâte ici. Je crois que j’ai tout dit, avant que Ghislaine ne parte, j’aurai peut-être encore des nouvelles. Faites bien des compliments à tous et pour vous, beaucoup de millions de baisers.

Charlie et Vonnette

Encore un petit mot. Je suis allée chez les amis de Max aux nouvelles, mais je n’ai rien. Des deux aviateurs qui sont partis avec lui (Guy *** et Paul ***) on n’a aucune nouvelle. Ceux qui étaient restés en Belgique sont prisonniers ou blessés et j’ai eu de leurs nouvelles donc, je suppose que Max est en France et que c’est pour cette raison que je ne sais rien. Charlie est très, très gentil et me demande toujours si les trains sont encore cassés pour aller à Liège – Yolande va porter la lettre à Anvers, car elle en a encore d’autres pour un tas de gens – Charlie ne veut plus quitter son costume de reps bleu, car il trouve qu’il y a deux poches : il faut le voir se promener les mains en poche !

Je n’ai plus de nouvelles pour le moment – Je viens de voir dans le journal qu’un service était établi Bruxelles-Liège – Je vous envoie le journal, c’est en haut de la dernière page – Maintenant, je crois que c’est tout – Je vous embrasse tous bien fort.

Charlie et Vonnette

Tombe d’Yvonne au cimetière de Robermont (Liège, BE)

Agir encore…