ELIOT : textes

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ELIOT, Thomas Steams (1888-1965). Avant d’aborder l’œuvre de T.S. Eliot, deux remarques d’ordre bien différent s’imposent. D’une part, et du seul point de vue français, T.S. Eliot est le seul poète anglo-saxon dont l’œuvre, non seulement poétique mais aussi théâtrale et critique, soit presque entièrement traduite en France. D’autre part, il faut savoir que T.S. Eliot appartient autant à la littérature anglaise qu’à la littérature américaine.

© express

Ce second point mérite quelque examen. Les Américains ont toujours considéré Eliot comme un des leurs tandis que les Anglais voient non moins justement en lui l’une des grandes figures de leur littérature de ce siècle. Eliot résida la plus grande partie de sa vie en Angleterre où, directeur de la revue The Criterion (1922-1939) et l’un des membres les plus influents de la maison Faber and Faber, il infléchit considérablement le cours de la poésie anglaise : véritable “dictateur du Londres littéraire”, selon l’expression de Hugh Kenner. Mais on ne se débarrasse pas facilement de son pays d’origine : la langue d’Eliot fut, au départ, américaine, c’est ce qui lui permit d’initier la poésie anglo-saxonne à ce ton parlé ; W.C. Williams a montré réciproquement que le poète W.H. Auden, devenu américain, restait, malgré tous ses efforts, un poète anglais et que même ses poèmes en argot américain ne parviennent pas à saisir l’intonation et le rythme que les Quatre Quatuors ont naturellement. Dans les années vingt, on verra Eliot se tourner de plus en plus vers l’Angleterre, au point d’en adopter la nationalité et la religion, mais il ne saurait être question, pour autant, de couper en deux la vie et l’œuvre du poète… [lire la suite sur CAIRN.INFO]


The Love Song of J. Alfred Prufrock (in Prufrock and other Observations, 1917), traduit par Alain Lipietz (​Traduire Prufrock selon Eco, 2007)
La chanson de J. Alfred Prufrock, le mal-aimé

Alors allons-y, toi et moi,
Quand le soir est contre le ciel écartelé
Comme un patient sur une table, anesthésié ;
Allons-y, par certaines rues semi désertes,
Ces murmurantes retraites
Des nuits sans repos dans les auberges tristes,
Et des restaurants à la sciure avec des coquilles d’huîtres :
Rues poursuivant comme une oiseuse discussion
Avec l’insidieuse intention
De te conduire vers une écrasante question…
Oh, ne demande pas, « Laquelle ? »
Allons-y, à notre cocktail.
Dans la pièce, les femmes vont et viennent, échangent
Des propos sur Michel-Ange.
Le brouillard jaune qui frotte son dos contre les vitres,
La fumée jaune qui frotte son museau sur les vitres
A glissé sa langue dans les commissures de la soirée,
Paressé sur les flaques stagnantes des caniveaux,
Laissé couler sur son dos la suie des cheminées,
Glissé par la terrasse, avec un soubresaut,
Et voyant que c’était une douce nuit d’Octobre,
Fait une boucle autour de la maison, et s’est endormie.
Et certes il y aura un temps
Pour la fumée jaune qui glisse le long des rues,
Frottant son dos contre les vitres ;
Il y aura un temps, il y aura un temps,
Pour te composer un visage à la rencontre des visages rencontrés,
Il y aura un temps pour le meurtre et un temps pour créer,
Et un temps pour tous les travaux et les jours de ces mains
Qui soulèvent et laissent tomber une question dans ton assiette ;
Un temps pour toi et un temps pour moi,
Et encore un temps pour cent indécisions,
Et pour cent visions et cent révisions,
Avant d’aller prendre un toast et le thé.
Dans la pièce, les femmes vont et viennent, échangent
Des propos sur Michel-Ange.
Et certes il y aura un temps
Pour se demander, « Oserai-je ? » et, « Oserai-je ? »
Un temps pour s’en retourner et descendre l’escalier,
Avec une tonsure au milieu des cheveux –
[On dira : « Comme ses cheveux s’éclaircissent! » ] Ma jaquette, mon col monté fermement au menton,
Ma cravate riche et modeste mais sertie d’une simple épingle –
[On dira « Mais comme ses bras, ses jambes s’amaigrissent ! »] Oserai-je
Déranger l’univers ?
Dans une minute il y a le temps
Pour des décisions et révisions qu’une minute révoquera.
Car je les ai tous connus déjà, tous connus : –
Connu les soirs et connu les matins, connu les soirées,
Pris la mesure de ma vie avec des cuillères à café,
Connu ces voix assoupies qui meurent et qui déclinent
Derrière la musique d’une pièce lointaine.
Alors comment me permettrais-je ?
Et j’ai connu ces yeux déjà, tous connus —
Ces yeux qui vous toisent d’une phrase formatée,
Et quand je suis formaté, en croix sur une épingle,
Quand je suis épinglé gigotant sur le mur,
Alors comment commencerais-je
À cracher les impasses de mes jours, de mes voies ?
Et comment me permettrais-je ?
Et j’ai connu ces bras déjà, tous connus —
Bras embracelés et blancs et nus
[Mais sous la lampe, assombris d’un léger duvet brun !] C’est un parfum de robe
Qui fait que je me dérobe ?
Bras posés sur une table, ou s’enroulant d’un châle,
Et alors me permettrais-je ?
Et par où commencerais-je ?

Dirai-je, j’ai parcouru au crépuscules des ruelles étroites,
Observé la fumée qui s’élève des pipes
D’hommes solitaires en bras de chemise, penchés aux fenêtres ?…
J’aurais du être une paire de pinces à découper
Me sabordant par les étages des mers silencieuses.

Et l’après-midi, le soir dort si paisiblement !
Lissé par de longs doigts,
Endormi… fatigué… ou alors fait semblant,
Étiré sur le sol, ici, chez toi et moi.
Devrais-je, après le thé, les gâteaux, les sorbets,
Avoir la force de forcer la crise de l’instant ?
Mais quoique j’aie pleuré et jeûné, pleuré et prié,
Quoique j’aie vu ma tête [légèrement tournée chauve] apportée sur un plateau,
Je ne suis pas prophète — et c’est pas grande affaire ;
J’ai vu le temps de ma grandeur vaciller,
Et j’ai vu l’éternel Majordome prendre mon manteau, et ricaner,
Et bref, j’ai eu peur.
Et ç’aurait-il valu la peine, après tout,
Après les tasses, la marmelade, le thé,
Parmi la porcelaine, parmi des phrases de toi et moi,
C’aurait-il valu le coup,
D’avoir craché le morceau, dans un sourire,
D’avoir comprimé l’univers dans une bille
Pour la rouler vers quelque écrasante question,
De dire : « Je suis Lazare, revenu des morts,
Revenu tout vous expliquer, je vais tout vous expliquer» —
Si l’une d’elles, ajustant un coussin sous sa tête,
Devait dire : « Ce n’est pas ce que j’attendais.
Ce n’est pas ça, du tout. »
Et ç’aurait-il valu la peine, après tout,
Ç’aurait-il valu le coup,
Après les soleils couchants, les portes cochères et les rues éclaboussées,
Après les romans, les tasses de thé, après les longues robes traînant sur les planchers,
Après tout ça, et tellement plus ?–
Impossible de dire ce que j’ai juste à dire !
Mais même si une lanterne magique projetait mes nerfs en réseau sur un écran :
Ç’aurait-il valu le coup
Si l’une d’elles, ajustant un coussin ou rejetant son châle,
Et se tournant vers la fenêtre, devait dire :
« Ce n‘est pas ça du tout,
Ce n’est pas ce que j’attendais, du tout »

Non ! je ne suis pas le Prince Hamlet, et n’entendais pas l’être,
Suis chevalier servant, un qui sert
À développer l’action, ouvrir une scène ou deux,
Aviser le prince ; sans doute, un outil facile,
Déférent, heureux d’être utile,
Politique, prudent, et méticuleux,
Plein de hautes sentences, mais un peu creux ;
Parfois, certes, presque ridicule —
Presque, parfois, le Fou.
Je deviens vieux… Je deviens vieux…
Je dois retrousser le bas de mes pantalons.
Vais-je me faire la raie à l’arrière ? Oserai-je manger une pêche ?
Je vais mettre des pantalons de flanelle blanche, et me promener sur la plage.
J’ai entendu chanter les sirènes, l’une à l’autre.
Je ne crois pas qu’elle chantent pour moi.
Je les ai vues chevaucher les vagues vers le large
Peignant les blancs cheveux des vagues gifflées de vent
Quand le vent souffle sur l’océan noir et blanc.
Nous avons langui dans les chambres de la mer
Près d’ondines ourlées d’algues rouges et marron
Quand des voix humaines nous éveillent, et nous sombrons.​


The Hollow Men (in Poem 1909-1925, 1925)
trad. de l’anglais par Pierre Leyris (2006)
Les hommes creux

I. Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.

Silhouette sans forme, ombre décolorée,
Geste sans mouvement, force paralysée ;

Ceux qui s’en furent
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous – s’ils en gardent – non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés.

II. Les yeux que je n’ose pas rencontrer dans les rêves
Au royaume de rêve de la mort
Eux, n’apparaissent pas :
Là, les yeux sont
Du soleil sur un fût de colonne brisé
Là, un arbre se balance
Et les voix sont
Dans le vent qui chante
Plus lointaines, plus solennelles
Qu’une étoile pâlissante.

Que je ne sois pas plus proche
Au royaume de rêve de la mort
Qu’encore je porte
Pareils francs déguisements : robe de rat,
Peau de corbeau, bâtons en croix
Dans un champ
Me comportant selon le vent
Pas plus proche –

Pas cette rencontre finale
Au royaume crépusculaire.

III. C’est ici la terre morte
Une terre à cactus
Ici les images de pierre
Sont dressées, ici elles reçoivent
La supplication d’une main de mort
Sous le clignotement d’une étoile pâlissante.

Est-ce ainsi
Dans l’autre royaume de la mort :
Veillant seuls
A l’heure où nous sommes
Tremblants de tendresse
Les lèvres qui voudraient baiser
Esquissent des prières à la pierre brisée.

IV. Les yeux ne sont pas ici
Il n’y a pas d’yeux ici
Dans cette vallée d’étoiles mourantes
Dans cette vallée creuse
Cette mâchoire brisée de nos royaumes perdus

En cet ultime lieu de rencontre
Nous tâtonnons ensemble
Évitant de parler
Rassemblés là sur cette plage du fleuve enflé

Sans regard, à moins que
Les yeux ne reparaissent
Telle l’étoile perpétuelle
La rose aux maints pétales
Du royaume crépusculaire de la mort
Le seul espoir
D’hommes vides.

V. Tournons autour du figuier
De Barbarie, de Barbarie
Tournons autour du figuier
Avant qu’le jour se soit levé.

Entre l’idée
Et la réalité
Entre le mouvement
Et l’acte
Tombe l’Ombre

Car Tien est le Royaume

Entre la conception
Et la création
Entre l’émotion
Et la réponse
Tombe l’Ombre

La vie est très longue

Entre le désir
Et le spasme
Entre la puissance
Et l’existence
Entre l’essence
Et la descente
Tombe l’Ombre

Car Tien est le Royaume

Car Tien est
La vie est
Car Tien est

C’est ainsi que finit le monde
C’est ainsi que finit le monde
C’est ainsi que finit le monde
Pas sur un Boum, sur un murmure.


Haruki Murakami © fnac.com

“… Tel que tu me vois, j’ai été victime de discriminations diverses dans ma vie, poursuit-il. Seuls ceux qui en ont subi eux-mêmes savent à quel point cela peut blesser. Chacun souffre à sa façon et ses cicatrices lui sont personnelles. Je pense que j’ai soif d’égalité et de justice autant que n’importe qui. Mais je déteste par-dessus tout les gens qui manquent d’imagination. Ceux que T.S. Eliot appelait “les hommes vides“. Ils bouchent leur vide avec des brins de paille qu’ils ne sentent pas, et ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Et, avec leurs mots creux, ils essaient d’imposer leur propre insensibilité aux autres…

MURAKAMI Haruki, Kafka sur le rivage (2003)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et iconographie | sources : cairn.info ; youtube.com ; poeme.co | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : © DP.


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