IHOES : Discours sécuritaires et “alternatives diaboliques”

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[ANALYSE DE L’IHOES N°154 – 15 MARS 2016] Autour de l’exposition Et si on osait la paix ? Le pacifisme en Belgique d’hier à aujourd’hui (organisée conjointement par l’IHOES et le Mundaneum) qui s’est tenue à La Cité Miroir, du 20 novembre 2015 au 21 février 2016, plusieurs événements ont été organisés. Parmi ceux-ci, Steve Bottacin a initié et animé une discussion Sonnez les matines : La Belgique, un pays en guerre ? Christophe Wasinski était son invité. La présente analyse a pour point de départ cette intervention au PointCulture de Liège le samedi 23 janvier 2016. Christophe Wasinski est professeur de relations internationales à l’Université libre de Bruxelles et chercheur-associé au GRIP. Ses recherches se concentrent sur les questions de sécurité.

À LA SUITE DES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE 2001, LES ÉTATS-UNIS, SUIVIS AVEC PLUS OU MOINS DE ZÈLE ET DE RAPIDITÉ PAR nombre de leurs alliés, se sont lancés dans une “guerre globale contre le terrorisme”. Au cœur de cette vaste croisade, la conviction que la militarisation de la politique étrangère pouvait constituer une réponse adéquate à la menace. Les interventions militaires sont présentées comme un moyen efficace pour lutter contre les terroristes “chez eux“, avant qu’ils aient eu le temps d’arriver dans nos contrées. S’ensuivit une routine interventionniste faite d’actions militaires en Afghanistan, en Irak, au Pakistan, au Yémen, en Somalie, au Mali, en Syrie et, très récemment, en Libye. Une quinzaine d’années de bombardements et autres attaques de drones n’ont cependant guère contribué à stabiliser le monde. Au contraire, l’instabilité a plutôt tendance à s’étendre et la violence à s’enkyster. En dépit de ce bilan peu glorieux, la Belgique a décidé de s’arrimer au dispositif international de la “guerre globale contre le terrorisme.” Dans ce contexte, notre pays a ainsi accepté d’envoyer des soldats en Afghanistan, en Irak et au Mali. À l’heure où nous rédigeons ces lignes, il est également question d’expédier des conseillers militaires en Tunisie, voire de contribuer aux bombardements sur la Syrie.

Comment éclairer la facilité avec laquelle la solution armée, malgré son inefficacité, parvient à s’imposer dans le débat politique ? Quels sont les processus qui rendent le recours aux moyens militaires incontournables aux yeux des décideurs, voire de l’opinion publique ? Nous n’avons bien entendu pas ici l’ambition de couvrir l’ensemble des facteurs (historiques, économiques, sociaux) qui contribuent à faire émerger cette situation. De façon bien plus modeste, nous désirons attirer l’attention sur le seul problème des alternatives diaboliques créées par les discours sécuritaires. Par
alternatives diaboliques, nous entendons des discours qui n’offrent pas de choix véritables et tendent, en définitive, à tout ramener à la “nécessité” d’user de la force.

Bernard-Henri Lévy se prenant en photo avec l’équipe de tournage du film Peshmerga lors de la 69e édition du Festival de Cannes (2016)

Dans un premier temps, ces alternatives émanent des discours médiatiques favorables à l’usage de la force. Par discours médiatiques, nous entendons les propos d’éditorialistes, d’intellectuels ou encore d’experts des questions géopolitiques dans la presse, à la radio ou encore à la télévision. On a par exemple pu entendre de tels discours dans le contexte des conflits dans les Balkans lors des années 1990, en Libye peu avant 2011 et, plus près de nous, en Syrie. De façon générale, les tenants de l’usage de la force dans les médias insistent sur la nécessité d’y recourir pour protéger les populations locales. Les propos de Bernard-Henri Lévy lorsqu’il s’exprimait en faveur d’actions militaires contre la Libye en 2011 en sont une illustration éloquente. Sur le fond, la particularité de ce genre de discours est de ne pas véritablement laisser de choix quant à la nécessité d’intervenir en usant de la violence. L’alternative se résume en fait à intervenir ou laisser mourir des innocents. Indéniablement, les auteurs de ces discours ont raison de s’indigner des souffrances vécues par ces derniers. Toutefois, ils posent généralement les problèmes en termes réducteurs. La majorité des conflits, pour ne pas dire tous, opposent des communautés qui ont des intérêts divergents. Éliminer un leader politique ou un groupe limité d’individus (des miliciens, des guérilleros ou des terroristes) permet difficilement de résoudre de telles divergences d’intérêts. Plus encore, intervenir signifie très souvent prendre parti pour un camp au détriment d’un autre, même si l’on s’en défend.

Autrement dit, le risque de l’intervention est l’approfondissement du conflit, avec ce que cela comporte comme risque pour les populations. Ces considérations sont cependant rarement mises en évidence dans les discours médiatiques.

Le second grand domaine de production des alternatives diaboliques est celui de la pensée stratégique. Par pensée stratégique, nous désignons ici l’ensemble de la réflexion sur les outils de la force. Font ainsi partie de la pensée stratégique, les discours des experts civils et militaires qui expriment des préférences pour le recours à tel ou tel moyen militaire dans telle ou telle région du monde. Le problème de ce genre de discours est qu’ils finissent souvent par réduire les problèmes à des questions techniques. De façon quelque peu schématique, les alternatives qu’ils proposent aux décideurs et à l’opinion ne sont pas d’intervenir militairement ou de négocier (ou, plus simplement encore, de s’abstenir d’intervenir) mais d’envoyer des troupes au sol ou des bombardiers, des forces spéciales ou des drones. La situation de ces quinze dernières années au Moyen Orient donne une triste illustration de ce phénomène. À chaque impasse de l’usage de la force, les principales solutions que proposent les experts en stratégie sont de nouveaux moyens militaires.

On passe ainsi d’une invasion mécanisée à des opérations dites contre-insurrectionnelles, d’assassinats ciblés à des livraisons d’armes à des milices locales, de campagnes aériennes à ce qui préfigure des guerres de position. Sans aucun doute, ces mêmes experts sont en faveur de la solution du “moindre mal“, celle qui évitera le plus possible de faire des victimes civiles et de détruire inutilement des biens. Mais ces discours contribuent néanmoins à la construction des alternatives diaboliques qui légitiment l’usage de la force.

Stand de FN Herstal au salon de l’armement de Las Vegas (2011) © abcovey

Le troisième grand domaine de production des alternatives diaboliques se situe dans l’univers de l’industrie de l’armement. Le commerce des armes, y compris dans ses dimensions internationales, est une composante essentielle des guerres contemporaines. Aucun État, à notre connaissance, n’est en mesure d’équiper ses forces uniquement avec du matériel national. Bref, sans le commerce des armes, la guerre s’avérerait des plus difficiles à mener. Malgré cela, il existe un discours favorable à l’industrie de l’armement, y compris au sein des États européens. Le fait que cette industrie produise est régulièrement présenté comme une nécessité économique. Populairement, l’alternative consiste soit à vendre des armes, soit à créer du chômage local (discours qui pourra éventuellement même être entendu alors que la production est plus ou moins fortement délocalisée).

L’alternative pourra être renforcée par l’argument selon lequel si l’on ne vend pas d’armes et de munitions, d’autres en vendront de toute façon à notre place. Ces discours occultent bien entendu l’ensemble des coûts humains et les effets politiquement déstabilisateurs de ce commerce. Plus encore, et assez étrangement, ce sont ponctuellement les mêmes décideurs et experts qui sont à la fois en faveur du commerce des armes et des interventions officiellement destinées à pacifier. On trouvera, encore une fois, de bonnes illustrations de ce phénomène dans le contexte des conflits qui secouent le Moyen Orient.

Le quatrième grand domaine de production des alternatives diaboliques est localisé dans le champ de l’industrie du divertissement. Tout un pan de cette dernière s’intéresse en effet à la violence militaire. On en trouvera par exemple des traces dans des films et des séries télévisées qui mettent en scène des interventions armées. D’emblée, on remarquera que beaucoup de ces productions sont filmées du point de vue des soldats des États industrialisés. Des films tels que Black Hawk Down (La Chute du Faucon noir) ou American Sniper, pour n’en citer que deux, ne donnent pour ainsi dire la parole qu’aux soldats américains. C’est à eux que les spectateurs sont censés s’identifier. Tout nous ramène en fait aux conditions de vie dramatiques de ces soldats. Dans ce dispositif cinématographique, ceux-ci sont condamnés à devoir tuer ou être tués. Par ce biais, ces productions contribuent à leur manière à créer une nouvelle alternative diabolique.

On pourra certes objecter que ces films et séries sont avant tout des fictions (un point de vue qui n’est que partiellement évident lorsque l’on sait que certaines de ces productions s’inspirent de biographies de militaires et de récits journalistiques se voulant réalistes). Mais, on conviendra au minimum qu’ils ne contribuent pas à la formation d’une opinion véritablement critique vis-à-vis de l’usage de la force. Dans ces films et ces séries, la guerre est bien entendu brutale, voire même dégoutante. Mais, en ne permettant pas de comprendre ce qui l’a causée, elle s’impose comme une fatalité contre laquelle il est vain de lutter. Dès lors, il parait justifié de continuer à tuer pour se défendre.

Ceux qui propagent ces quatre catégories de discours ne sont pas automatiquement des “militaristes” dans le sens classique du terme. De par le passé, on a pu entendre chez certains intellectuels que la guerre constituait une sorte d’hygiène des peuples. Sauf exception, on ne trouvera pas dans les discours actuels de valorisation de la guerre de ce type. Le processus de légitimation de la guerre prend des formes plus subtiles. Il s’appuie sur les alternatives diaboliques évoquées ci-dessus. De concert, ces alternatives transforment le recours à la force en une solution incontournable sur la scène internationale.

Christophe Wasinski

Pistes bibliographiques

      • Serge Halimi et al., L’opinion, ça se travaille… Les médias et les ‘guerres justes’ (Marseille : Agone, 2014) ;
      • La revue Cultures & Conflits, qui propose des réflexions critiques sur les questions de sécurité, dont plusieurs articles de Christophe Wasinski.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : ihoes.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © rtbf.be ; © abcovey.


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