JUDKIEWICZ : Un numéro qu’il ne connaissait pas s’était affiché sur l’écran (nouvelle, 2020)

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Ray Kurzweil © lenouveleconomiste.fr

Triste soirée d’un hiver pluvieux. C’était la fin des nouvelles télévisées où le Coronavirus faisait la une avec des propos, comme souvent, plus qualitatifs que précis, faisant la part belle au catastrophisme ou à une certaine insouciance, selon les sensibilités respectives, quand soudain, l’écran de mon téléphone, en mode silencieux, s’illumina. Le temps de sortir de ma torpeur informationnelle et l’appel était déjà terminé, mais le numéro apparaissait sur l’écran : 1-618-0339887.

Ayant reçu à plusieurs reprises des appels réitérés d’une société de placement de fortune américaine, l’indicateur du pays, 1, me fit penser que c’était une relance similaire et je me gardai donc de rappeler ce numéro.

Toutefois, mon esprit restait préoccupé comme s’il y avait dans cet appel une connotation étrange qui méritait davantage d’attention. Mais une fatigue vespérale, suivant un repas familial où un Cairanne de bon aloi avait été de la partie, fit que je chassai cette ombre de mon esprit.

Plus tard dans la soirée, comme une onde subliminale, un indéfinissable souci, retraversa mon esprit.

Bien que je reçus de nombreux appels y compris, ceux de démarcheurs divers, même aux Etats-Unis, clairement une information diffuse continuait de me perturber.

Désireux de couper court à cette lancinante relance, je pris la peine de regarder à nouveau ce numéro qui m’avait appelé, regardant les chiffres un à un d’abord et dans leur ensemble ensuite.

Certes, « 1 » correspondait aux USA et Google me renseigna que 618 était l’indicateur régional de Belleville (Illinois), endroit de moi inconnu jusqu’à ce moment précis et où je ne connaissais personne. Sans doute une erreur rendant inutile un quelconque rappel.

Cependant le 1-618 me faisait penser à 1,618, curieusement les premiers chiffres du nombre d’or que j’avais retenu, sans aucune utilité, par cœur, comme on retient certains vieux numéros de téléphone ou plaques minéralogiques.

Internet me permis de retrouver le nombre d’or et je lus :  1,6180339887. Exactement les chiffres du numéro qui m’avait appelé.

Certes cela pouvait être le fait d’un hasard étonnant mais quand même, sur un nombre de 11 chiffres entre 0 et 99.999.999.999, soit 100 milliards de possibilités, la probabilité était infime et choquait ma vision mathématique d’ingénieur.

Et puis tant pis, cela devait relever du hasard quand même. Mais cette attitude de désintérêt ne me convainquait pas vraiment, bien que je fisse tout pour ne plus m’en préoccuper, cet événement statistico-téléphonique continuait à m’interpeller.

Je passai donc une mauvaise nuit, entrecoupée de rêves divers et d’éveils brutaux, si bien qu’au petit matin (qui devait correspondre à la fin de soirée de la veille en Illinois), je n’y tins plus et composai fébrilement le nombre d’or qui m’avait appelé.

La sonnerie caractéristique américaine me rassura quant à l’endroit que j’appelais et après une dizaine de sonneries, une voix féminine, bien posée et dans un anglais fort articulé et bien moins nasillard que d’habitude me répondit:  « Hello Mike, glad to hear from you ».

Surpris, non par la familiarité, fréquente aux USA dès le premier contact mais bien par le fait que visiblement, mon prénom était déjà associé à mon numéro de téléphone, je ne pus m’empêcher d’émettre un « Do we know each other ? »

La réponse aussi immédiate qu’inattendue fusa : « To some extent, yes »

La conversation ainsi engagée, je demandai immédiatement à cette voix qui elle était et comment elle me connaissait.

Curieusement, la même voix qui, jusqu’ici s’était exprimée en anglais, passa à un français impeccable. Pour me dire qu’elle était l’un des porte-paroles d’un mouvement de sauvetage culturel international qui tentait de s’adjoindre des ressources supplémentaires en téléphonant à des gens susceptibles de reconnaître des informations d’une nature telle qu’elles laissaient augurer d’un certain niveau de connaissances générales.

C’est ainsi que le nombre d’or, mais aussi le nombre π, le nombre d’Euler et des suites de lettres basées sur les 10 touches numériques des claviers de téléphone étaient utilisées pour identifier les personnes capables de les détecter.

Ainsi le code Aboulafia correspondait à 226 852 342, Eluard à 358273, le code Popper à 767737, etc.

J’avais donc, par le hasard d’une observation obstinée, franchi le premier test pour être sélectionné comme candidat à ce que j’appris être le CGAC, Cercle des Grandes Ambitions Culturelles ou, en anglais, Great Cultural Ambitions Club (GCAC)

Je restai simultanément abasourdi et intrigué par ces informations et commençais doucement à vouloir en savoir davantage, tout en admettant la possibilité d’un grand canular ou d’une escroquerie dont je ne cernais pas la dimension.

Comme je m’ouvrais à mon interlocutrice du doute et de la crainte qui m’habitaient, il me fut affirmé que ma réaction était des plus normales et qu’un moyen existait de me rassurer et me convaincre de la véracité et du bien-fondé de l’initiative du CGAC.

Je reçus donc un code d’accès à un site prétendument inaccessible sans le sésame adéquat.

Il fallait d’abord charger le logiciel Tor, permettant d’explorer le deep et dark web et ensuite trouver le site CGAC. Le mot de passe me permit d’accéder aux diverses caractéristiques, nécessaires mais non nécessairement suffisantes, requises pour les nouveaux membres potentiels. La mission de cette organisation, de mon point de vue, encore  virtuelle était clairement spécifiée : tenter de combattre le nivellement par le bas des connaissances et apprentissages et la pauvreté, voir l’imbécillité des réactions immédiates à tout et à rien sur les réseaux sociaux et dans une presse sensationnaliste de plus en plus présente. Une sorte de mouvement relevant de l’ “anti-fakisme”.

Internationalement, on souhaitait un collectif connecté par les moyens de communication contemporains afin d’étudier et débattre des petites et grandes problématiques, sans contraintes philosophiques, religieuses, politiques ou partisanes mais uniquement à la lumière de la raison, de la connaissance, du gai savoir et du respect dans tous les domaines. Condition subsidiaire : utiliser une expression verbale et écrite précise, au vocabulaire riche et à la syntaxe correcte. Enfin, le but avoué était d’élever le niveau culturel global de la société, vecteur, selon le CGAC, d’examen intelligent et lucide des faits, de chasse aux désormais célèbres fake news et de dialogue ouvert sans naïveté, tolérant sans se départir de la liberté de critiquer toute idée, croyance et conviction. Une lutte sans merci contre la décérébration, le tribalisme viral, l’ignorance triomphante et l’incantation de la pensée magique.

Les cibles privilégiées de ce collectif étaient débusquées parmi  des membres des académies de langue, sciences, arts et médecine à travers le monde car ce groupe, baptisé provisoirement du nom de Luxtuli,  se voulait interdisciplinaire, adogmatique et fondé sur le principe de curiosité, tolérance, sens critique de toutes les idées et respect des personnes.

Séduit par ce concept, je demandai à « la voix » quel était le but final, pour autant qu’il y en eût un, de cette vaste entreprise.

Elle me répondit : nous voulons tenter de sauver l’humanité, espèce dominante par l’influence et par le nombre, d’elle-même, en combattant les intégrismes, les agendas politiques, supports de l’ego ou des idéologies, les gourous, les annonciateurs de catastrophe, les censeurs de tout poil, les donneurs de leçon basées sur les sempiternelles formules : “tout le monde sait bien que…” ou “il est évident que…” généralement vides de sens, pour en (re)venir à l’analyse objective, au libre examen, à la vision critique et à l’établissement d’avis construits sur des base vérifiables et reproductibles.

Tenter de se mettre d’accord sur les faits et ensuite seulement, envisager les interprétations diverses.

Une autre dimension consistait à réduire les égoïsmes, les politiques de clans et autres divisions pour en arriver à une société à la fois inclusive et diversifiée, au sens critique aiguisé mais bienveillant, et surtout, à limiter l’éthique de conviction, qui divise, pour se rassembler autour de l’éthique de responsabilité.

Enfin, si le fond de la démarche était ainsi clarifié, une ambition supplémentaire était, quelle que soit la langue utilisée, de sortir des sabirs coutumiers d’un millier de mots pour utiliser un langage diversifié, précis et élégant plutôt que les expressions génériques à la mode, banalisant tout. Car en effet, à partir du moment où tout devenait super, extra, hyper, cool, voire trop cool, génial ou nul, le sens des nuances de la langue contaminait, par son incurie, la qualité des réflexions.

Pour ce faire, un noyau initial  de femmes et d’hommes avait décidé de réunir un groupe international et interdisciplinaire de gens supposés « éclairés » pour travailler à ce Grand Oeuvre, et j’avais été pressenti comme un candidat potentiel.

Au-delà de l’aspect gratifiant de cette proposition, deux aspects m’interpellaient : d’une part, à quoi s’engageait-on sur ce chemin inattendu et d’autre part, une imprécise et incommunicable appréhension m’habitait quant à la pureté des intentions d’un tel groupe.

Néanmoins, curiosité aidant, je ne pus m’empêcher de demander davantage de détails à « la voix ».

Celle-ci me confirma que si j’avais passé le premier test qui tentait de combattre ce qu’elle appelait en anglais l’innumeracy ou illettrisme mathématique qui permet de faire dire aux chiffres et statistiques n’importe quelle absurdité, d’autres épreuves m’attendaient.

On en venait, si j’étais d’accord, à un test de culture générale et d’expression verbale autour d’un exercice d’étude critique d’un thème proposé par Luxtuli.

J’acceptai avec plaisir ce travail autrefois appelé « dissertation » et tombé en désuétude dans tellement d’établissements scolaires  et décidai de continuer  ainsi le cursus honorum.

Suivit alors un questionnaire à choix multiple couvrant la philosophie, l’art, la littérature, la gastronomie, la vie en société, l’actualité, la géographie, l’architecture, le tout savamment mélangé en sorte que j’y pris le plaisir intellectuel de la diversité et de la profusion que l’on éprouve habituellement devant un buffet plantureux. Le temps imparti ne permettait évidemment pas de se renseigner sur Wikipedia ou tout autre source d’informations.

Quelques semaines passèrent avant que je ne reçoive le mail cryptique suivant : « test de mémoire culturelle et littéraire, dans la langue maternelle du candidat »

Trouver les auteurs des phrase suivantes  en maximum 2  minutes et sans passer plus de 10 secondes par question, sous peine que la réponse ne soit plus valable. Autrement dit, pas le temps de chercher des informations sur internet :

      • Elle est debout sur mes paupières…
      • Demain, et puis demain…
      • Sous le pont Mirabeau…
      • La nature est une forêt de symboles…
      • Il existe près des écluses, un bas quartier de bohémiens…
      • Une fourmi de dix-huit mètres…
      • Donne m’en de tes plus savoureux…
      • D’une bouteille à encre…
      • Est-ce ainsi que les hommes vivent…
      • Longtemps, je me couchai de bonne heure…
      • Un pour tous, tous pour un…
      • La botte de Nevers…
      • Parce que c’était lui, parce que c’était moi…
      • Au jardin des cyprès, je filais en rêvant…
      • L’œil était dans la tombe et regardait Caïn…
      • Ô temps, suspend ton vol…
      • Frères humains qui après nous vivez…
      • Je suis le chat qui s’en va tout seul…

Quel bonheur que cet exercice qui me rappela tant de lectures et d’apprentissages « par cœur » à une époque révolue ou l’école transmettait un savoir et façonnait les esprits sans craindre l’ire des partisans du moindre effort.

Une réunion plénière de la branche européenne, à laquelle j’étais convié, allait avoir lieu le mois suivant à l’hôtel Gellert de Budapest. La réunion mondiale devait se tenir en été à Santa Fe, au Nouveau-Mexique.

Je m’inscrivis avec fébrilité, par curiosité mais aussi parce que j’aimais Budapest, sa poésie d’Europe centrale, l’île Marguerite, le vieux Buda, Szentendre et l’hôtel Gellert, fleurons d’une époque à la majesté révolue.

Arrivé un jour avant la réunion, je ne pus résister au plaisir de m’offrir un repas chez Gundel : foie gras poêlé aux pommes,  filets de fogash et risotto et les merveilleuses crêpes éponymes. Le tout arrosé d’un excellent Sopronyi Kekfrancos. Et d’un verre de Tokay 6 puttonos au dessert. La gastronomie, c’est aussi de la culture !

Et le lendemain matin, dans la grande salle « Tea », riche de 240 places du Gellert, une faune bigarrée s’affairait aux guichets des inscriptions et au bar à café.

Toutes les langues, diverses ethnies et nationalités, une grande variété  vestimentaire faisaient de cette assemblée une énigme pour qui serait venu sans en connaître le contexte.

Une personne d’âge mûr s’avança, réclama et obtint le silence et nous exposa brièvement les règles de fonctionnement de Luxtuli.

Le président de séance changerait toutes les 2 heures et serait tiré au sort. Il était chargé d’animer et arbitrer les débats et toutes les interventions de la salle passeraient par lui afin d’éviter les discussions ad hominem. Un secrétariat, assisté d’une escouade de traducteurs interprètes, établirait un rapport de synthèse des travaux qui servirait de base, tout comme ceux des autres régions du monde,  aux travaux de la réunion plénière de Santa-Fe. On réexamina rapidement, vu les  travaux antérieurs, la mission et la vision de Luxtuli qui se déclinèrent comme suit :

Mission : l’accès à la connaissance universelle et au sens critique, sans tabous autres que le respect des personnes et la mise en place de systèmes scolaires où l’étude serait un plaisir, la curiosité un atout et l’universalisme des  connaissances une obligation

Vision : un monde où la révolution de l’intelligence par l’acquisition du savoir et du sens critique pour tous, verraient l’avènement d’une paix et d’une prospérité inclusive, durable et mondiale ainsi que la solidarité internationales face à tous les défis présents et à venir que l’humanité rencontrera, en dépit de toutes les divergences d’opinion, l‘éthique de responsabilité prenant le pas sur l’éthique de conviction en cas de conflit.

C’est alors que commencèrent les discussions sur les axes d’activités pour concrétiser ces idéaux.

Discussions passionnantes, dans l’ordre et le respect, fulgurances de certaines idées, aussitôt retravaillées par d’autres intervenants, références au passé mais aussi vision prospective, carrousel de toutes les connaissances humaines, stimulation intellectuelle permanente sans pédanterie, arguments d’autorité ou  désir de briller en rabaissant autrui : une journée exceptionnelle suivie d’une seconde en tout point comparable.

Aux pauses café et aux repas, outre une cuisine du monde proposant des choix de sushis et de currys aussi bien que des plats occidentaux, d’Afrique ou d’Asie, le choix des sièges était libre mais, en une sorte de «speed dating », un gong à la sonorité tibétaine résonnait tous les quarts d’heure pour annoncer que dans les 5 minutes suivantes il était recommandé de changer de place afin de favoriser le réseautage.

J’étais absolument enchanté mais de longues années au sein du monde des affaires me titillaient à propos du nerf de la guerre pour organiser de telles manifestations, même avec des participants payants.

En d’autre termes, qui étaient les commanditaires de cette entreprise internationale, particulièrement séduisante et leurs intentions étaient-elles dignes de confiance ?

Cette question sous-jacente ne m’empêcha pas de m’inscrire au séminaire mondial de Santa Fe quelques mois plus tard.

C’est là que je rencontrai un curieux personnage, à la fois chaleureux et sympathique en même temps qu’un puits de connaissances.

Mathématiques, physique et autres sciences exactes côtoyaient, à un niveau d’expertise et une hauteur de vue surprenantes, toute la gamme des sciences humaines, de l’économie à la philosophie, du rationalisme à la kabbale, et ce dans plus d’une douzaine de langues lues et parlées avec la plus grande fluidité.

Ce personnage se faisait appeler Mr Joe et se prétendait né en Russie mais ayant vécu et étudié sur les 5 continents, aujourd’hui professeur d’université à la Singularity University et visiteur de nombreux centres d’excellence intellectuelle.

Nous sympathisâmes rapidement et je m’accrochai à lui comme un disciple à son maître, quoiqu’il ne fut jamais grandiloquent, suffisant ou hautain, communiquant sur tout, au contraire, de manière enjouée et familière.

Après les séances diurnes de Luxtuli, nous nous retrouvions, lui, moi et quelques autres dans un des bars de Santa Fe, généralement devant un excellent bourbon, et devisions jusqu’aux petites heures.

Le séminaire mondial durait 10 jours et nous eûmes donc largement l’occasion de parcourir les routes de la connaissance et  les chemins de traverse de l’argumentation, sans négliger pour autant les autoroutes de l’information.

Le dernier soir, nous avions décidé d’aller dîner à deux chez Joseph’s, sur Agua Fria. Sorte de veillée d’armes, gastronomique certes mais feu d’artifice d’échanges d’idées, connaissances et réflexions.

D’un commun accord, pour fêter l’événement, nous avions prix une bouteille d’Opus One, précédé d’un excellent Martini à l’apéritif et, ayant prévu une soirée arrosée, nous prîmes un taxi pour regagner notre hôtel.

Les vitres étaient baissées et nous savourions la douceur vespérale de ce mois de mai à Santa-Fe.

Mr Joe avait passé son bras droit et sa tête par la fenêtre et semblait apprécier la caresse du vent sur son visage.

Nous roulions à allure modérée et  la nuit était complice et douce.

Un juron du chauffeur, particulièrement inattendu dans cet état de rêverie, fusa tout à coup. La voiture fit une embardée vers le bas-côté pour éviter un cerf qui traversait cette route de campagne et un craquement sec me surprit.

Mr Joe avait l’air d’un pantin désarticulé, sa tête pendant par la vitre baissée,  à l’extérieur de la voiture, faisait un angle bizarre avec son cou. Il ne bougeait plus et n’articulait aucun son. Le chauffeur s’arrêta immédiatement et il s’avéra que la tête de Mr Joe avait heurté le tronc d’un arbre sur l’accotement, suite à l’écart du véhicule. Submergés par l’émotion, le chauffeur et moi nous précipitèrent du côté droit de la voiture et dûmes nous rendre à l’évidence : Joe était bien mort, sans aucune trace de sang, cependant.

Le chauffeur appelait déjà le 911, numéro d’urgence, pendant que je m’acharnais à remettre Joe dans le véhicule car la vision de sa tête pendant dans le vide m’était insupportable.

Ce faisant, ma chaussure écrasa un objet dur et je me penchai pour le ramasser : un petit ressort d’acier qui curieusement, traînait là.

Je soulevai avec respect et précaution la tête de Mr Joe, la redressai et essayai de la remettre dans la voiture en l’alignant sur son corps et découvrit une lésion au niveau de la nuque. Pas de sang toutefois mais en l’éclairant à l’aide de la lampe de mon téléphone, de fins câbles électriques cheminaient vers ce qui apparaissait comme un boîtier électronique. M’approchant davantage, j’entendis un faible signal qui s’avéra être : « fatal error, reload software » répété en boucle.

Le chauffeur et moi, attendant l’arrivée des secours, nous préparâmes à réclamer un électronicien plutôt qu’un infirmier.

Décidément, le CGAC relevait bien d’une entreprise transhumaniste, dont l’homo sapiens était absent au profit de l’intelligence artificielle.

Il ne restait plus qu’à tenter de retranscrire cette initiative transhumaniste dans l’humain mais cela risquait bien  d’être une tâche surhumaine.

D. Michel Judkiewicz, Novembre 2020


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VIENNE : Violaine (nouvelle, 2017)

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Louise Brooks © multiglom.com

Ils ne viendraient peut-être pas, ou pas tous, ou alors trop tard. Il s’était préparé à cette éventualité, bien plus qu’à la disparition de Violaine qu’il refusait toujours d’envisager. Il connaissait, bien sûr, les obstacles que chacun aurait à affronter pour pouvoir se libérer mais, plus encore, les barrières qu’ils avaient érigées, les fossés qui, entre eux, s’étaient irrémédiablement creusés. Comment est-ce possible, nous étions, nous sommes une famille quand même, se dit-il. Et pourtant. Il avait le sentiment d’être le dernier lien entre ces diverses pièces qui, ensuite, s’égailleraient aux quatre vents, indifférents sans doute à la parenté qui aurait dû les unir ou, plus vraisemblablement, trop occupés à poursuivre leurs rêves ou trop blessés, marqués par des événements, parfois anodins en apparence, qui ne cessaient de les poursuivre.

Jeanne, au téléphone, le lui avait dit. Jeanne, la petite dernière, la rebelle, qui n’avait jamais cessé de l’étonner. Je sais bien que c’est ma mère, mais je ne peux pas lui pardonner. Et, même si elle détesterait le reconnaître, Jeanne était aussi butée que Violaine. Deux ans qu’elle ne se parlaient plus, pas même une carte, ni à Noël, ni à son anniversaire, une absence douloureuse pour Violaine et pour Jeanne aussi, sans doute, du moins en était-il persuadé. Ils avaient tout passé à Jeanne, l’avaient toujours soutenue dans ses choix, lui semblait-il, depuis les études d’architecture abandonnées en dernière année parce que non, ce n’est définitivement pas là que je pourrai exprimer au mieux ma créativité, jusqu’aux écoles d’art, fréquentées épisodiquement, où elle avait néanmoins découvert ou assumé son homosexualité. Et puis la rencontre avec Clémence, sa compagne, aujourd’hui enceinte, une procréation amicalement assistée, sujet de la dispute avec Violaine, tu n’y penses pas sérieusement, Jeanne, enfin c’est n’importe quoi, tu te rends compte, deux mères pour cet enfant et puis cet homme,  qui sait si un jour il ne voudra pas, ou bien votre enfant, et moi, grand-mère, comment voudrais-tu que je trouve ma place ? Il n’y a pas de place à trouver, maman, Clémence et moi nous aimons, quoi de plus normal que de vouloir un enfant, tu préférerais peut-être que je me marie, sans amour, avec un mec et que je le laisse me baiser jusqu’à ce que. Tu la trouverais, là, ta place, merde, maman, c’est ma vie, tu es vraiment trop conne parfois.

Lui qui a horreur des conflits, ressentant déjà la moindre hausse de ton comme une gifle, est intervenu, évidemment, mais trop tard, le mal était fait, la blessure béante qui, depuis deux ans, ne peut cicatriser. C’est dommage, avait un jour concédé Violaine, elles me manquent, mes filles, parce que malheureusement Thymiane aussi. Thymiane vivait à New-York, traductrice aux Nations-Unies, une carrière rectiligne comme l’avait été la filière de ses études et toute sa vie de trente ans, sans doute, une enfant intelligente, obéissante, ainsi qu’il sied généralement aux aînés. Elle avait pourtant été, bien malgré elle, l’objet d’une de leurs rares disputes de couple. Quand il avait fallu lui choisir un prénom, il avait dû batailler ferme pour imposer Thymiane, c’est bien toi, ça, d’aller chercher un prénom inconnu pour faire étalage de tes connaissances littéraires et cinématographiques, avait raillé Violaine. Et pareillement avec l’officier d’état-civil qui l’écoutait avec effarement citer Le journal d’une fille perdue, alors que Pabst et Louise Brooks quand même, Louise Brooks surtout. Thymiane, la plupart du temps, se résumait donc à une voix sur Skype.

Arthur, lui, avait aisément creusé son trou entre ses deux sœurs, peut-être parce qu’il était le seul garçon. Arthur viendrait, il en était certain, là n’était pas la question. Arthur était toujours quelque part avec quelqu’un, ou seul, en partance, sur le retour, en tournée, en mission, en vacances. Arthur arriverait, avec un jour ou deux de retard peut-être, parce qu’il aurait raté son avion ou son train, parce qu’en chemin il aurait rencontré Mathieu ou Valentin, bu quelques bières ou fumé un joint, parce qu’on l’aurait appelé pour déménager en catastrophe un pote qui venait de se faire larguer ou pour faire le soundcheck d’un groupe dont l’ingé son avait disparu, Arthur serait désolé, évidemment, mais tu comprends, je ne pouvais pas faire autrement, Arthur ne savait pas dire non, ne le voulait pas d’ailleurs, sa vie était rock’n’roll, il se retrouvait en lui, en plus jeune, en mieux ou en pire c’était selon, Arthur était son fils, il n’y avait aucun doute. Et puis, plus ou moins épisodiquement lui semblait-il, il y avait Luna, la lune rousse, rencontrée lors d’un concert, immanquablement, bassiste-chanteuse des Erect Nipples, et tu devrais voir, p’pa, comment elle assure. De fait, l’ayant vue sur scène, il devait reconnaître qu’elle s’en sortait plutôt bien. Mais, surtout, ayant observé tant sa gestuelle que sa tenue en latex limite SM, il ne doutait pas que cette assertion fût valable en d’autres lieux et d’autres circonstances. Arthur aurait bien des excuses pour arriver en retard, mais il viendrait.

Thymiane leur avait déjà reproché le laxisme post-soixante-huitard dont, estimait-elle, ils faisaient preuve à l’égard de ses cadets, en tolérant leurs errances et certains aspects d’une vie qu’elle jugeait par trop dissolue. Parfois, il se demandait d’où lui venait cette rigueur, cet esprit carré, lui qui cherchait toujours à arrondir les angles – de sa mère certainement. Thymiane était à l’opposé de l’héroïne homonyme, prouvant, si besoin en était, que les prénoms n’ont aucune incidence sur la personnalité de ceux qui les portent. Elle avait, avec ses frères et sœurs, encore moins de contacts qu’avec ses parents. Arthur et Jeanne, en revanche, étaient proches mais ne se voyaient jamais. Il se souvenait, non sans une certaine nostalgie, de l’époque où tous vivaient sous le même toit, partageaient leurs repas qu’animaient discussions, rires et disputes, et combien la maison lui semble vide à présent, emplie de silence, plus encore aujourd’hui évidemment.

Hier, ils avaient vingt ans, lui du moins, elle un peu moins, il revoyait Violaine dans sa petite jupe à fleurs, courte, trop courte sans doute, sentait encore l’émotion et ses mains, ses mains à elle sur lui, et sa bouche, et puis, les années, la naissance de Thymiane, Violaine allaitant Arthur, Jeanne enfin, née en siège, imprévisible déjà, la maison qu’on agrandit, Violaine toujours, lui encore, et le temps, les enfants à l’école, au lycée, diplômés, ou pas, qui se cherchent et avec eux leurs parents, en proie au doute forcément, s’éloignant parfois mais pour lui, même dans les silences, Violaine restait une évidence. Et le temps. Il l’avait ressenti très vite, comment à cinquante ans le monde des possibles se restreint, l’avait dit à Violaine. Et elle : tu sais je ne suis plus en âge d’avoir d’enfants alors le possible, cela me connaît, c’est idiot ce que tu dis, d’une vie nous pouvons en écrire plusieurs, tout reste possible jusqu’à la fin. La fin qui pour elle, justement, arrivait peut-être, quelle ironie, c’est injuste, elle si vivante, toujours pleine de projets, ce serait plus logique que moi, enfin, je n’ai plus grand chose à attendre,  me semble-t-il, à moi la mort ne fait même plus peur, alors que Violaine.

Pronostic vital engagé. Sur son lit d’hôpital, Violaine a l’air sereine cependant. Il observe son visage reposé, presque rajeuni malgré les quelques fils gris dans la frange de cheveux qui dissimule son front. Il guette le moindre signe sur le visage de cette femme avec laquelle il a vécu tant de choses, qu’il aime toujours, différemment certes, mais pas forcément moins. Non, pas forcément. Il s’assoit à ses côtés lorsque son téléphone vibre pour l’informer de l’arrivée d’un texto. Sur l’écran, il lit JEANNE et appréhende la confirmation de ce qu’il redoute depuis tout à l’heure. Ils vont arriver, Violaine, dit-il. Ils vont arriver et ce sera un peu comme les noëls d’avant.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : multiglom.com


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VIENNE : Aida (nouvelle, 2017)

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Maillol, “La Rivière” © Philippe Vienne

“Les femmes aussi ont perdu la guerre” (Curzio Malaparte)

Quand j’ai ouvert la porte, il n’y avait plus rien que ton absence. Rien n’avait changé de place, pas même le chat, et pourtant je savais déjà que plus rien ne serait comme avant. Je n’ai pas compris, Aida, mais j’ai su. Su que tu étais partie, comme un fait inéluctable, inscrit au plus profond de ton histoire.

J’aurais dû m’y attendre, j’aurais pu le sentir, mais non, j’étais aveuglé par ma confiance en notre amour, que je croyais si évident. Au point probablement d’en négliger les mots qui rassurent, de me réfugier derrière des gestes de tendresse convenus. Je t’aime, tu ne peux pas l’ignorer. Hier encore, nous faisions l’amour et j’y mettais cette rage qui masque mes blessures et m’affirme en vie.

Sans doute est-ce ma faute, de n’avoir pu accomplir nos rêves. Il y avait, comment te dire, ce poids sur mes épaules. Celui de la responsabilité de la réussite, oh pas seulement de la réussite de notre amour, le poids de la réussite attendue par les générations qui m’ont précédé. Tu le sais, j’ai deux sœurs et je suis l’aîné. C’est donc à moi de tout porter, toutes les espérances et jusqu’au nom. C’est à moi, l’enfant si beau et intelligent, d’accomplir la destinée grandiose qui m’attend. Pour mes parents, pour toi, pour l’enfant que nous n’avons pas.

Et j’ai cru pouvoir répondre à vos attentes. J’ai cru pouvoir être fils, père, amant, Dieu, et avec quel talent ! Vous m’avez fait croire que j’en avais les capacités et je marchais sur l’eau de vos rêves. Je me suis vu auréolé de votre amour ou nimbé de vos frustrations, c’est selon. Qu’importe, l’attente était immense, quel espoir vous avez mis en moi et, partant, quelle désespérance. C’est un poids, terrible, Aida, qui pèse sur les épaules des aînés.

Je me souviens de notre rencontre. Tu portais une veste rouge et tes cheveux bruns ruisselaient sous la pluie. Il pleut toujours dans ce pays, contrairement à celui dont tu étais arrivée quelques années auparavant et dont l’accent donnait de sombres inflexions à ta voix. Je te regardais avec une telle fascination que j’en oubliais que j’avais un parapluie. Ce jour-là, déjà, je n’ai pas su te protéger. Tu n’as jamais voulu parler de la guerre dans ton pays : ce qui compte, c’est l’avenir, disais-tu. Et l’avenir c’était nous. Dans une découverte l’un de l’autre, tantôt hésitante, tantôt frénétique. C’était nous et seulement nous.

Que sais-je de toi, finalement ? Fort peu de choses de ton passé : une enfance heureuse que tu évoquais cependant rarement, la guerre, une famille perdue, l’exil. Je ne connais de toi que ton sourire qui effleure ma bouche, l’heure bleue de tes yeux, les nuits dessinées par nos étreintes et le galbe de tes seins, tes rires mêlés de larmes, le sel sur ta peau cuivrée, tes hésitations en français mais avec quel charme et quelle vivacité d’esprit, les jours passés côte à côte à se regarder, cette merveilleuse connivence, tout ce que nous avons construit ensemble et, aujourd’hui, la brûlure de l’absence.

Combien de noëls avons-nous passé ensemble, Aida, en tête à tête ou avec ma famille, ma petite sœur qui était presque devenue la tienne. Et comment tu la prenais sur tes genoux, comment tu retrouvais avec elle les jeux de ton enfance et tes yeux brillaient de cette flamme qui ne devait rien aux bougies. Dans ces moments-là, je t’imaginais parfois comme la mère de mes enfants, tant il me semblait déceler en toi une tendresse que tu semblais ignorer, ou refouler que sais-je, le reste du temps. Et tu riais, toi dont le rire était si rare, et quand ton regard croisait le mien, j’y voyais l’amour, tout l’amour que nous nous portions, cet amour si fort, si unique, cet amour qui a rempli ma vie à m’en faire oublier le reste.

La nuit va bientôt arriver, Aida. L’heure où l’on ne distingue plus le fil blanc du fil noir. Cet instant magique, sacré pour ainsi dire où, m’as-tu un jour expliqué, finit le jeûne. Mais la nuit m’a toujours fait peur. Enfant, je ne pouvais dormir dans le noir. Si je me réveillais, je ne pouvais laisser à mes yeux le temps de s’accommoder à l’obscurité, l’angoisse me saisissait immédiatement. L’angoisse est toujours là. Et, comme les adultes, je l’étouffe dans les leurres de la nuit, les fêtes mélancoliques, les alcools douceâtres. Je suis toujours cet enfant et j’ai besoin de sentir ton corps auprès de moi.

J’ai besoin de savoir, de comprendre. Je ne peux pas me résigner à te perdre, pas ainsi, laisse-moi une lettre, appelle-moi, ne me traite pas par le silence du mépris. Ne me laisse pas à mes angoisses nocturnes. Je t’imagine cherchant le réconfort dans le lit d’un autre. Qu’a-t-il manqué à notre couple ? Peut-être aurions-nous dû avoir un enfant, en effet, nous en avons parlé quelquefois, tu semblais éluder le sujet. Quant à moi, je suis un homme et les hommes ne sont jamais pressés de reproduire leurs erreurs.

Un jour d’automne je t’ai emmenée à la campagne, revoir la maison où j’avais passé les plus belles années de ma vie. C’était une petite maison blanche, aux volets verts, perdue au bout d’un chemin de terre, à l’orée du bois. Les nouveaux occupants semblaient absents, nous avons doucement poussé la barrière. Et je t’ai montré, là, la mansarde qui était ma chambre, et le portique à balançoires où jouaient mes sœurs, et ces grands bouleaux majestueux, chétifs à l’époque où ils me servaient de but pour jouer au foot, et ici le grand mélèze sur lequel je m’étais tant de fois écorché les genoux, et tu as vu les larmes dans mes yeux ou tu les as senties dans ma voix, tu m’as caressé la joue comme je caressais tes cheveux, nous nous sommes embrassés et, une fois rentrés à l’appartement, tu m’as fait l’amour avec une tendresse infinie.

C’est étrange mais, en rêve, je suis souvent revenu dans la maison de mon enfance. J’y ai retrouvé les objets à leur place, les odeurs inchangées. J’y ai senti la présence de ceux que j’aimais. Naturellement, je m’y suis senti chez moi et, pourtant, avec la conscience d’y être un intrus. Je suis souvent revenu dans la maison de mon enfance, à la nuit tombée, en cambrioleur de mes propres souvenirs.

Comme tous les enfants, j’ai un jour ramené un oiseau blessé que je voulais sauver. Je lui ai créé un petit nid dans une boîte à chaussures, lui ai amené à boire et caressé la tête du bout des doigts, lui prodiguant des paroles d’encouragement. Le lendemain, l’oiseau était mort. Je n’en ai rien su. Mes parents, pleins de bienveillance, ont fait disparaître le petit corps et, lorsque je me suis trouvé face au nid vide, ils m’ont dit : “tu vois comme tu l’as bien soigné, il a pu s’envoler à nouveau”. J’en ai conçu une intense sensation de bonheur. Depuis, je conserve l’illusion de pouvoir réparer toutes les blessures, toutes les fêlures – sauf les miennes, il va sans dire.

Parfois je te regardais vivre, simplement, et c’était mon plus grand bonheur. Quand tu démêlais tes cheveux le matin, avec agacement parfois, mais le geste restait toujours sensuel, quand tu marchais en rue, dans une petite robe légère, au soleil d’été, attirant irrémédiablement le regard des hommes, quand assise dans le divan, tu lisais un de ses romans français que je détestais, peut-être parce qu’ils te creusaient une ride au milieu du front, quand nous marchions, main dans la main, en forêt et que tu angoissais toujours un peu de t’y perdre. Je te regardais et, dès que tu t’en apercevais, tu me demandais invariablement : “tu m’aimes ?” Et cette question me paraissait purement rhétorique tant ma présence de tous les instants me semblait une réponse évidente. Mais peut-être attendais-tu une autre réponse, Aida ?

Contrairement à moi, tu détestes Caspar David Friedrich – tous ces romantiques qui se repaissent de leurs propres blessures, dis-tu –  et cela n’a aucune importance, d’ailleurs. C’est juste qu’en cet instant précis, par la fenêtre de notre appartement, je vois flamboyer la ville comme jamais. Je voudrais te serrer dans mes bras, Aida, te répéter combien je t’aime – s’il en est encore temps. Et tu me répondrais combien je suis stupide, que tu le sais, que toi aussi tu m’aimes évidemment, que ferions-nous là ensemble sinon, quel sens cela aurait-il, et d’ailleurs tu n’as pas oublié comment nous avons fait l’amour, hier. Non, Aida, je n’ai rien oublié.

Le téléphone a sonné et il y avait ta voix. Un peu plus métallique, un peu moins rocailleuse, un peu plus lointaine aussi. Il y avait ta voix, il y avait l’espoir donc. “Aida, où es-tu, qu’est-ce qu’il y a ?” “Pardon” a été la seule réponse. “Pardon” as-tu répété. Pardon de quoi, Aida, tu n’as pas à me demander pardon ou bien est-ce si grave ? Je n’ai rien à te pardonner parce que je n’ai aucune raison de t’en vouloir, je t’aime, je veux juste comprendre ce qui se passe, ce qui nous arrive. “Pas au téléphone, ce n’est pas possible” et tu as raccroché.

Il a encore fallu plusieurs heures avant que j’entende tourner la clé dans la serrure. Tu étais là, tremblante, hésitante, j’ai voulu te prendre dans mes bras mais tu t’es écartée de moi, il y avait quelque chose dans ton regard que je ne pouvais interpréter. “Aida, je t’aime” j’ai répété. Et tu m’as tout balancé, jeté au visage, sans un cri, sans une larme, sans amour peut-être et sans haine visiblement, juste une immense lassitude et une étrange indifférence. Non, m’as-tu dit, je ne veux pas de ton amour, de ta pitié, de ta bienveillance. Je n’en veux pas car ils me font mal, ils me rappellent à quel point je n’en suis pas digne. Ils me rappellent que je suis incapable de t’aimer comme tu m’aimes et que tu ne sais rien de cette blessure qui est en moi. Tu ne sais rien et tu n’en pourras jamais rien savoir parce que tu ne la portes pas dans ta chair, non, tu ne pourras pas en faire l’expérience. Jamais tu ne verras assassiner sous tes yeux toute ta famille. Jamais tu ne te feras baiser comme ils m’ont baisée, et quand bien même, il n’y aurait pas cette haine dans le regard de tes violeurs. Jamais tu ne verras ta mère aller au-devant d’eux, en victime quasi consentante pour qu’ils épargnent ta petite sœur, alors que de toute façon il n’y a plus d’espoir pour personne. Jamais tu n’entendras hurler ton père, hurler de l’impuissance la plus terrible pour un homme, celle de ne pouvoir protéger sa famille, et ce cri emplit encore ma tête. Tu ne te verras jamais couvert du sang des autres et coupable d’être encore en vie quand ils sont tous morts, pourquoi toi et pas ta petite sœur ? C’est ta faute sans doute, peut-être les as-tu trop bien satisfaits ces charognes, peut-être même y as-tu trouvé du plaisir ? Non, tu ne sauras jamais, car tu n’as pas connu cette guerre-là, ni aucune autre d’ailleurs, et c’est tant mieux pour toi, mon amour, c’est tant mieux mais c’est pour cela que je ne peux t’aimer.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Philippe Vienne


Lire encore…

BUREAU : Mangeons durable et wallon (2012, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

BUREAU Sylvain, Mangeons durable et wallon
(linogravure, n.c., 2012)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

© Sylvain Bureau

Sylvain BUREAU, jeune artiste dessinateur, sorti de l’ERG en 2001, est influencé par des auteurs de BD underground tels que Max Anderson, Enriette Valium, Pakito Bolino ou encore Robert Crumb, et également attiré par l’Art Brut et par toutes expérimentations visuelles ou musicales visant le “hors norme”. (d’après RECYCLART.BE)

Surmontée d’un slogan ironique, cette image noire nous invite dans une boucherie particulière : un monde inversé où les animaux dévoreraient les humains. Cette grande linogravure met en scène avec un grand luxe de détails un porc, un bœuf, un dindon et un chien anthropomorphisés. Si cette imagerie rappelle la bande dessinée ou les graphzines underground, la thématique du monde renversé apparaît dans la gravure dès le XVIe siècle.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Sylvain Bureau | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, III. Litanie dans mon sommeil (2018, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 49 minutes >

Nicosie © AG Leventis

Quatre femmes de Trikomo m’ont croisé dans la ruelle
Et des rayons d’or pur luisaient des ceintures à leur taille

Distique de la tradition orale chypriote

Qu’est-ce que cette vie ? Une illusion
Une ombre, une fiction

Calderón de la Barca, La vie est un songe (dans le monologue de Sigismond) 

Et cette île : qui la connaît ?
J’ai passé ma vie à entendre des noms que je n’avais jamais entendus

Georges Seferis, Hélène

J’ai échappé à la guerre de 1974 par un curieux hasard du sort. Je n’habitais plus l’île depuis 1957, l’année où Démosthène m’a subtilisé et voilà que pour la première fois depuis lors, Démosthène a suggéré que nous allions visiter l’île ensemble. « Nous irons passer un bon moment à Trikomo, disait-il. Nous habiterons chez Elengou. » Je ne me tenais plus de joie. Démosthène savait que je lui en voulais de m’avoir arraché à l’île dans  la Mer du Milieu sans un mot d’explication, de m’avoir ravi à l’amor matris sans promesse de retour. Je n’étais retourné sur l’île que deux fois dans les années 60, quand j’étais adolescent. Katerina m’avait acheté les billets. Il avait été saisi de panique quand j’avais reçu les billets la première fois et nous nous étions disputés parce qu’il ne voulait pas que je parte. La deuxième fois, Katerina était venue me chercher. Nous nous étions retrouvés à Londres pour voyager ensemble. Elle avait voulu que je me fasse couper les cheveux et m’avait acheté de nouveaux habits pour que je ne me fasse pas trop vite traiter d’Anglais en entrant au village. « Tu parles grec comme un Turc, et je ne peux pas t’emmener voir ta grand-mère habillé comme un Anglais. » Démosthène restait perturbé par mon désir de retourner sur l’île et avait l’air de considérer comme une menace mon attachement obstiné à mes souvenirs d’enfance. C’était comme si mon retour avait été un parricide. Il sous-estimait la force de l’étreinte dans laquelle l’île m’avait tenu et se disait que j’aurais dû oublier tout ça. La famille de Katerina racontait toujours l’histoire de Démosthène m’emmenant dans l’île dans la mer du nord comme une forme de pedomazema  ou de devşirme, comme disait sa mère Milia, qui disait à Katerina : « Va me chercher l’enfant. Je veux le revoir avant de mourir. Chrisostomos est mort le cœur brisé parce qu’il ne l’a jamais revu. » À la fin de ma deuxième visite, elle a pleuré en disant qu’elle ne me reverrait pas. Elle est morte dix jours après notre départ.

Démosthène s’énervait quand il entendait cette histoire de kidnapping. Il expliquait qu’il était mon père, pas un janissaire, et qu’il avait le droit de m’emmener où il voulait. Je me souvenais du moment où il m’avait emprisonné dans une maison humide mal chauffée par un poêle à charbon dans l’obscurité de Manchester comme si j’étais une sorte de Sigismond et qu’il me fallait apprendre que la vie est un songe et que les songes sont seulement les songes de songes. Il m’avait largué à Manchester chez Nona, Nina et Tantine Noreen et était retourné seul à Bristol. Theios Georgios pouvait me parler dans ma langue, mais je ne l’ai jamais vu dans la maison. Il était toujours dans un endroit appelé Didsbury où il était propriétaire d’un hôtel appelé ‘El Morocco’. « Comment est-ce que je peux leur parler ? », avais-je demandé à Démosthène, au désespoir. « Tu devras apprendre l’anglais ! », avait-il répondu sur un ton péremptoire. Voulait-il m’empêcher d’hériter de l’île dans la Mer du Milieu ? Pourquoi est-ce que ça le tracassait ? Si c’était son royaume, il l’avait abandonné. Qu’avait-il fait pour être écorché par le vent et la déesse Isis ? Pourquoi m’avait-il arraché au monde qui était le mien pour prendre la mer avec lui ?    

Peu après notre arrivée à Douvres et notre entrée sur l’île par un tunnel qui était comme la bouche d’une baleine, je me suis mis à faire de la résistance. Je refusais de m’intégrer dans la vie de cette autre île pour y rester, ce qui semblait bien être l’intention de Démosthène. Il ne savait comment s’y prendre. Il n’avait pas la sagesse des sibylles. Son savoir était différent. Je comprenais les mystères  à la façon dont les sibylles me les avaient enseignés, mais Démosthène, je le comprenais maintenant, était devenu imprévisible. En tout cas pour moi. Je ne sais pas à quand remontait l’intention de Démosthène de m’abandonner à Manchester. Je ne connaissais rien de ses intentions. Avait-il préparé mon exil à Manchester ? Les Anglais avaient exilé Monseigneur Makarios eux Seychelles parce qu’il menaçait de prendre le pouvoir à leur place. Mais pourquoi Démosthène m’avait-il envoyé à Manchester ? Je n’étais pas archevêque, je n’étais qu’un enfant. Tout ce que j’avais fait c‘était refuser de parler anglais. À Chypre, ils voulaient interdire l’anglais dans les écoles. Pourquoi fallait-il que je l’apprenne et pourquoi fallait-il que je reste ici ? Et où était Katerina et quand est-ce que j’allais la revoir ? Croyait-il que j’étais dangereux parce que j’avais lancé du vinaigre sur le portrait de la Reine à l’école où il m’avait placé les quelques semaines que j’ai passées à Bristol ? C’était lui qui m’avait dit que la Reine était allemande, tout comme celle de Grèce, alors pourquoi réclamer l’enosis quand nous pourrions être indépendants ? Là il me disait que maintenant nous étions chez eux et que nous devions respecter leur reine. Il m’a emmené à Manchester après le solstice d’hiver au moment le plus sombre de l’année quand les kallikanjaroi sont très occupés à jouer des tours aux gens. Les sibylles auraient préparé des lokmades pour les attirer sur le toit la nuit avant l’épiphanie et les empêcher de rentrer dans la maison. Elles me gardaient quelques lokmades à manger dans la maison et le lendemain elles demandaient au prêtre de venir bénir la maison en l’aspergeant avec une branche de basilic consacré, qui d’après Elengou avait été importé d’Inde par Ayia Eleni, la mère de l’Empereur Constantin. Ici il n’y avait pas de toit en terrasse et tantine Noreen ne savait pas faire les lokmades¸ alors je devais dormir dans une maison toute noire et toute froide habitée par des Kallikanjaroi et des gens qui ne parlaient qu’anglais, et un prêtre ne viendrait pas bénir la maison le jour de l’épiphanie. Démosthène avait dit que je devais apprendre l’adresse par cœur parce que si je me perdais personne ne saurait où j’habitais si je leur donnais seulement le nom de mon oncle et de mon grand-père. J’avais donc appris à réciter 97 Egerton Road North, Walley Range avec un accent qui pourrait être compris par les habitants de Manchester. Rona est devenue mon Ariane sur cette île, elle m’a appris à suivre le bord du trottoir pour arriver à l’école de l’Oswald Road quand le brouillard était si dense que je n’y voyais rien. Et au fil du temps, comme Roumi, j’ai compris que l’obscurité peut aussi être ma bougie. Les visionnaires et les poètes anglais que j’allais lire à l’école, John Milton et Gerard Manley Hopkins, m’apprendraient que l’obscur pense la lumière quand je m’éveille et me cognent les coups du noir, Noir, noir, noir dans l’éclat du midi’, et un jour je voudrais devenir un « poeta de la noche » comme Lorca.

Quand, au début du printemps 1974 Démosthène a suggéré que nous retournions ensemble à Trikomo, j’ai senti que ça marquait une nouvelle étape dans notre relation. Et Elengou, le seul grand-parent encore en vie, avait eu quatre-vingts ans l’été précédent. Elle voulait nous revoir avant de mourir. Quand j’étais enfant, c’était elle qui ordonnait le monde, m’apprenait les rites de la nature, les cycles e la vie, les généalogies et histoires familiales. Mais voilà que le 25 avril 1974 a eu lieu la révolution des œillets au Portugal. J’étais très excité. Les deux étés précédents j’étais allé à Lisbonne, et m’étais imaginé le voyage de la seconde Odyssée et des continents au-delà de l’océan plus loin que les Hespérides. Pratiquement tous les étudiants de la résidence universitaire où je logeais venaient de provinces d’outre-mer – c’était ainsi que les Portugais appelaient leur colonies – et se désespéraient de la guerre coloniale.

Ils attendaient la chute du régime dans une impatience inquiète et me disaient à qui parler et devant qui se taire car il y avait des espions dans la résidence. Il fallait que je retourne à Lisbonne pour participer à la fête de la révolution. J’utiliserais une partie de ma bourse de recherche à étudier la poésie portugaise aux archives de Lisbonne pendant quelques semaines en été. « Allons plutôt à Chypre en septembre », avais-je dit à Démosthène. Je voulais aller à Lisbonne mais en même temps j’attendais dans une impatience fébrile le début septembre et mon retour à Trikomo. Démosthène a accepté, donc début juillet à la fin de l’année universitaire, je suis parti pour Lisbonne et pas pour Trikomo.

La première fois que je m’étais rendu dans la péninsule ibérique, c’était quatre ans auparavant, et les mers les oranges l’odeur de l’huile d’olives avaient adouci ma nostalgie pour une enfance perdue. Mon rêve était d’embrasser toute la Méditerranée, de l’Andalousie à Istanbul, de Tanger à Alexandrie, Beyrouth, Damas. Il me fallait d’abord trouver le jardin des Hespérides et voir quelles routes se dessinaient au-delà. Les auteurs de l’Antiquité situaient le Jardin des Hespérides en Ibérie et j’ai décidé que j’allais le découvrir. Il me fallait trouver le fruit doré. Je me demandais quel genre de fruit j’allais trouver et de quelle couleur. Serait-ce une orange ou une grenade ? Un vieil instituteur m’avait raconté que les portokali avaient  atteint les Ottomans à partir de Portogalia et que c’est pour ça que nous les appelons portokali. Mais après j’ai appris que les Portugais avaient ramené ce fruit d’Asie et que les oranges n’étaient pas connues des peuples de la Méditerranée à l’Antiquité. Le fruit doré pourrait-il être la grenade ? Les sibylles en mélangeaient les grains avec des graines de sésame, des amandes blanchies et de la semoule de blé bouilli pour fabriquer les kolypha à manger lors de la fête de la commémoration des morts. Un fruit pour un requiem, pour le deuil et le renouveau. Elengou me racontait que Stephanos vendait des grenades aux marchands arabes qui accostaient à Famagusta. Il aimait leur parler dans leur langue de la vie dans sa ville d’Alexandrie. Ils utilisaient les grenades pour faire de la mélasse, comme nous avec la caroube ou le raisin. J’ai aussi appris qu’à Malte on appelle la grenade Fruit de l’Éclair parce que quand elle est mûre et qu’elle éclate, les marques sur la peau de la grenade ressemblent à des éclairs. Et en espagnol, elle porte le même nom que la ville de Grenade. Orange ou grenade, le fruit doré devait se révéler à moi au moment où je m’y attendais le moins, comme le monde révèle ses secrets. Il mettra la lumière dans l’ombre et la lumière brillera dans les ténèbres. Il ouvrira de la densité dans l’espace et de nouvelles voies pour l’esprit. Des gens de partout m’ont emmené dans différentes parties du monde pour y trouver le fruit doré. Au début du printemps, Isa m’a fait rêver  du fruit mystérieux à filer entre Tyana en Capadocce et Tiana en Catalogne. Je suis allé à Valence en auto-stop avec Javier de Blas et nous avons dormi sous les orangers.  La nuit, j’y grelottais même dans mon sac de couchage. J’ai appris que la couleur des oranges était une réaction au froid des hivers en Méditerranée alors que sous les Tropiques elles restent vertes. En avril, j’ai fait un interminable trajet en train pour aller voir fleurir les orangers dans les patios de Séville. Les guitares et les battements de main s’associaient à leur parfum. Mais Lluísa Marí pensait que le meilleur moment pour voir le Jardin des Hespérides, c’était janvier, sur l’île de Majorque. Alors nous avons pris le bateau de nuit pour la ville de Soller. Nous mangions des ensaimadas avec le café du petit déjeuner et escaladions un sentier de montagne pour voir les fruits dorés miroiter là en bas dans la lumière hivernale, jusqu’à la mer.

J’avais passé les années soixante à voyager entre trois îles, qui étaient comme trois fragments de moi-même dont je n’arrivais pas à faire un tout. Ma vie semblait complètement incohérente. J’avais étendu le sens de mon identité et de mon appartenance d’une seule île dans ma petite enfance à trois îles dans mon adolescence. C’est ainsi que je suis devenu Solo Trismegistus. Je partageais l’héritage d’Hermès Trismégiste, qui venait d’Alexandrie comme mon grand-père. Je serais donc Seul et trois fois puissant. C’était mieux que d’être seul une seule fois. Dans une multiplicité de solitudes, vous n’êtes jamais vraiment seul. Trois voix solitaires qui parlaient en moi cherchaient de nouvelles voix. La voix de chaque île me rapprochait de moi-même d’une façon différente, et là le Jardin des Hespérides ouvrait de nouvelles voies et de nouvelles promesses. Mais je portais toujours le deuil de l’île dans  la Mer du Milieu et je ne voulais pas que sa beauté et sa sensualité s’effacent de ma mémoire. Et Katerina régnait toujours telle la Reine Maya sur l’Ilha Formosa dans la Mer de Chine. J’y passais mes étés près d’elle et m’y suis initié au bouddhisme et au monde dans le monde. Avec le temps, je me suis attaché à l’île dans  la mer du nord, quand dans les années 60 elle s’est mise à déployer une flamboyante sensualité. Adolescent, je me suis épanoui avec l’époque, sans jamais oublier l’île que j’avais d’abord perçue dans un voile d’obscurité embrouillardée qui enveloppait des rangées de maisons glaciales. Mais j’y avais trouvé des dieux et des muses et des poètes. Par les longs soirs d’été je me baladais à travers champs et par des chemins de campagne, à manger des baies sauvages, boire à ses ruisseaux et dormir dans les prairies. Parfois, à pied ou à vélo, j’allais à Oldland Common par les champs pour y retrouver Sally près de sa ferme. Nous nous embrassions derrière les écuries où se trouvaient ses chevaux. Elle était la première au cours de littérature et aimait parler  de livres et parfois elle nous achetait des billets pour un spectacle au Bristol Old Vic. Je lui ai dit qu’elle me rappelait Helen Schlegel dans Howards End. Elle m’a répondu que j’aimerais encore mieux Passage to India. D’autant que je venais d’une colonie. Elle avait raison pour la qualité des romans, mais elle ne ressemblait en rien à Adela Quested. Son père avait été officier de l’Armée britannique et avait été en poste sur l’île dans la Mer du Milieu dans les années ’50. Nous nous demandions ce qui se serait passé si nous nous étions rencontrés quand nous étions enfants.

Chacune des îles m’a causé son lot de chagrin et m’a procuré de grands moments de joie. Je les portais en moi comme un agrégat de karmas qui attendait d’être libérés. Chaque île me disait les secrets du monde autrement. Si je voulais en savoir davantage, il me fallait briser le triangle des îles. Quand je me sentais mélancolique ou nostalgique, cela ne me réduisait pas à l’inertie. Au contraire, ça me mettait en mouvement, et sans bien comprendre mon objectif, je partais en sac à dos dans un excès de libido, je m’étendais n’importe où sur le sol, me rendais poreux et vulnérable aux doigts du monde, me laissant dériver dans le désir de mon âme.

Si j’écris « âme » et non « cœur », c’est que j’entends la voix de ma grand-mère qui me parlait dans sa langue : oti i psyche sou lachtara, tout ce que ton âme désire. Psyché, prononcé psi chi, signifie âme dans le dialecte de l’île. Quand je demandais aux sibylles « qu’allons-nous faire maintenant ? », elles prononçaient parfois cette phrase comme incantation magique qui éveillait de multiples possibles dans mon imagination et ouvrait un dilemme de désirs et de choix impossibles. D’où venait ma psi chi ? C’était la mienne, mais comment est-ce que je le savais et comment me décider ? Ou était-ce mon esprit qui décidait ? L’écho  de psi chi psi chi  c’était comme murmurer des secrets dans un chuchotement de voix imprégné du désir de se déployer en une mer d’espérance. Comment cela se passait-il et pourquoi ? Parfois elle vous emmenait dans un sens et parfois dans un autre. Le monde entier est un secret caché en nous, qui se révèle quand nous nous y attendons le moins ; plus la révélation est grande, plus puissant est l’élan, comme les acacias devant la fenêtre qui montent et descendent la colline tout secoués de jaune et de vert. Ou comme courir dans la mer encore chaude en octobre sous l’église d’Ayios Filon et la sentir sur la peau douce comme le miel de la ruche de Tatlou ou la soie tissée par Alisavou du fil de vers nourris aux feuilles de ses mûriers. Quand elle nous enveloppe, c’est comme l’étreinte d’une déesse et votre psi chi s’en va flottant là où elle veut. Mais la psi chi peut aussi rester prisonnière du corps et changer de couleur. J’avais observé le caméléon – le lion de la terre – passer du brun au vert en montant dans l’arbre de la cour d’Elengou et je me roulais sur le sol en terre qui venait d’être aspergé d’eau pour voir si ma peau allait changer de couleur.

C’était une coïncidence significative que ce soit au début septembre 1974 que Démosthène et moi allions retourner à Trikomo. C’était au même moment de l’année que nous étions allés au village pour la dernière fois en 1957, avant qu’il ne m’arrache à l’île. Août était terminé et l’été aussi, mais je n’avais pas l’impression que l’été était fini. Les gens en sentaient la fin parce qu’ils devaient reprendre le travail ou l’école. Moi je résistais à ce sentiment de fin dans l’attente d’un commencement sans la moindre idée de ce qu’il serait, car je voulais toujours vivre dans un état d’heureuse incertitude, ondoyante et sans fin. Nous roulions vers Trikomo, vers un commencement ou une fin ou un carrefour d’éternel retour. Les champs avaient changé de couleur. Quand nous étions partis au printemps ils étaient verts tachetés du rouge des coquelicots, du jaune des pissenlits, du bleu-mauve des iris sauvages. Je me demandais quelles couleurs flottaient sur mon école, rouge, blanc et bleu ou bleu et blanc, si les Anglais avaient imposé le couvre-feu et si l’école serait ouverte ou fermée. Démosthène n’avait pas parlé d’école. Il s’informait du déroulement de la lutte et recevait des informations sur ceux que les Anglais avaient arrêtés et ceux qu’ils avaient tués. Il parlait beaucoup au kafeneio pendant qu’il jouait au backgammon mais il ne m’avait quasi rien dit de ses conversations. Et je ne m’étais pas soucié d’école. Je préférais pas. Pas d’urgence. Je n’étais en rien impatient de rentrer dans une école où qu’elle soit. Il me dirait bien un jour ce qu’il avait en tête. Là comme nous roulions vers Trikomo, il m’a fait regarder le vol des hirondelles et la plongée du soleil, le vouttiman iliou, comme il disait en citant un vers de Lipertis, un des poètes qui écrivaient dans le dialecte de l’île. Je n’avais aucune idée de ses plans ou de ses rêves, ni qu’il avait déjà  tracé sa propre migration quand il m’a dit de regarder le ciel où s’amoncelaient les nuages de septembre. Les hirondelles se rassemblaient pour partir vers le sud. Si j’avais su que Démosthène préparait aussi une migration – vers le nord pas le sud – je lui aurais dit qu’il prenait la mauvaise direction. Ou d’ailleurs pourquoi partir du tout ? Les journées étaient encore chaudes et il n’y avait pas de raison de déjà partir. Où nous étions c’était parfait.  Sur la route de la côte, en venant de Salamis, j’ai passé la tête par la fenêtre ouverte pour sentir les vagues des journées changeantes s’étendre sur les champs jaunissants, se dérouler devant moi et en moi sous le soleil mûr et rouge qui sombrait entre les montagnes, s’embrasait joyeusement aux braises du crépuscule comme en un dernier instant d’illumination ou d’hallucination. Je me posais la question : pourquoi le soleil plongeait-il en silence ? Ou peut-être produisait-il un bruit là-bas très loin que je n’entendais pas ? Quel bruit produirait-il en embrasant les montagnes ou en éteignant ses propres feux dans les flots ? Le soleil pouvait-il être réduit au silence ? Mes oreilles étaient bouchées d’eau de mer et c’était peut-être pour ça que je n’entendais pas. Les sibylles savaient comment déboucher les oreilles avec des mots d’huile d’olives soufflés bien chaud dans l’oreille, comme la magie de leur langue. J’ai sorti la tête par la fenêtre ouverte pour saisir la sensualité de mes pensées dans la douceur poussiéreuse qui me léchait comme une langue de mer et d’air chaud, s’accrochant jusqu’à – jusqu’aussi loin aussi longtemps que je pouvais étendre les limites de mon été pieds nus – jusqu’aussi loin, aussi longtemps… Démosthène m’a dit sèchement de rentrer la tête avant de la perdre tout en obliquant vers la gauche de l’asphalte brûlante pour laisser passer une voiture arrivant en sens inverse, puis il a quitté la route, soulevé des nuages de poussière sur la piste qui menait au village par des champs de blé bruissant. J’ai rentré la tête dans l’habitacle, désormais recouverte d’une membrane de paille et particules de poussière. Heureux d’avoir une couche de crasse par-dessus le sel et le sable qui me couvraient la peau. Mon corps exsudait le nectar de la mer. J’ai replié les jambes sur le cuir craquelé, brûlant du siège et ai dirigé mon attention vers la plante de mes pieds, calleuse et durcie, contemplant les secrets qu’ils avaient absorbés tout au long de l’été au contact de la peau de la terre inégale qui crissait dans l’euphorie de la chaleur. Je savais que la chaleur allait persister jusqu’à la chape poisseuse d’octobre et la fête d’Ainakoufos – Démosthène l’appelait Ayios Iakovos – mais je ne voulais dire que Ainakoufos parce que c’est ainsi que je l’entendais appeler par les gens de Trikomo. Il guérissait les problème d’ouïe, alors si vous étiez sourd, koufos, ou aviez mal à l’oreille, vous alliez faire une offrande ou une prière à l’église et vous receviez des gouttes d’huile d’olive chaude dans l’oreille et écoutiez alors les bruits du monde et même disait-on, la musique des sphères si vous priiez les yeux fermés. Sa fête tombait le 23 octobre. Le jour après mon anniversaire. Lalla aux pieds ailés, qui était présente le jour de ma naissance dans la maison au balcon vert, juste à côté de l’église d’Ayios Iakovos, disait que j’étais venu au monde accompagné des odeurs et des sons de pana’yri qui montaient de la place. On entendait crépiter les raisins quand leur peau éclatait de joie et les coques d’amandes cassées et les odeurs intoxicantes de loukoumades frits, dégoulinants de miel, les amandes rôties, les raisins mûris de douceur concentrée métamorphosée dans toutes les formes imaginables, epsima, petimezi, palouze, sucré et puis crémeux, et puis les soujouko sur leur fil, et les pana’yrkotes qui faisaient danser les cœurs dans la plénitude des sons du luth et du violon, les pieds qui sautillaient et les tailles qui virevoltaient dans les vapeurs du zivania versé dans des petits verres. Mon nez s’approchait du bord d’un de ces petits verres, dans l’attente du moment où je pourrais pénétrer dans cet ordre d’intoxication clandestine qui m’était encore interdit. Dans quelques années, je pourrais siroter du vin doux dilué avec de l’eau. Le monde adulte m’était transmis sous forme diluée, et je ne savais pas que ce retour à Trikomo était un adieu pour Démosthène. Et pour moi aussi d’ailleurs, même s’il ne m’en avait rien dit. Le mois suivant, je serais sous un ciel nuageux et je ne retrouverais pas l’opulence d’octobre dans la Mer du Milieu avant bien des années.

C’est peut-être pour cela que Démosthène voulait que notre entrée au village soit discrète. Il avait dit que la voiture ne pourrait pas passer dans la foule des promeneurs du dimanche sur la route bordée d’acacias et d’eucalyptus, ni par la piste du bord de mer qui traversait les vergers de figuiers. Si nous avions poursuivi sur la route venant de Famagusta, nous serions arrivés à la petite église d’Ayios Iakovos en face du cinéma « Hellas » et du kafeneio de l’association « Anagenesis ». C’est là que Démosthène retrouvait ses copains, pour bavarder et apprendre qui les Anglais avaient attrapés, tués ou jetés en prison, les résultats de son équipe de football, qui avait quitté le village ou l’île. Si nous prenions cette route, nous arriverions au milieu de l’animation de l’après-midi. Quand les gens avaient fini leur promenade, ils allaient au cinéma « Hellas » ou ils rentraient chez eux en s’arrêtant pour parler à quiconque ils rencontraient en chemin.

Je connaissais toutes les entrées et les sorties du village selon le mode de transport, à pied, à dos d’âne ou à bicyclette. Il y avait des sentiers rocailleux dans les champs alentour, des chemins de terre dans des vergers et des bosquets. Si vous vouliez une route asphaltée, il n’y en avait que deux. Je m’étais déplacé de toutes les façons imaginables, mais le plus souvent à pied, sauf si j’allais plus loin que les limites du village. Je suivais Elengou à pied partout, au cimetière, à la petite église en pierre d’Ayia Anastasia qui s’élevait solitaire sur un promontoire au milieu d’un champ ou chez sa sœur Tlallou pour aller chercher du miel, à l’enclos à moutons de Lefkou pour du lait, halloumi, anari.

Si je n’accompagnais pas Elengou, je partais dans les oliveraies avec des grands quand ils passaient devant chez Milia et Chrisostomos où j’habitais. Je criais « Attendez ! Attendez ! Je viens avec vous. » Milia se tenait à la porte et nous criait dessus, son arthrite l’empêchant de courir derrière moi, qui échappais au plus vite à sa voix et faisais semblant de ne pas l’entendre quand elle me demandait de rentrer. Les champs menaient à la mer et je savais que si nous marchions assez loin, nous sentirions l’odeur de sel. Milia criait aux garçons de veiller sur moi : « Prenez garde aux serpents ! Ne le laissez pas marcher pieds nus ! Ne le perdez pas ! Ramenez-le- moi – entier ! » Les grands m’ont expliqué pour les serpents. Le serpent noir, il ne fallait pas en avoir peur, il n’était pas venimeux. Pappou Ksharis en attirait un avec du lait pour qu’il empêche les rats de manger son blé. Par contre, le koufi  était venimeux. Et il était sourd. C’est pour ça qu’on l’appelait koufi. Ça ne servait à rien de crier pour lui faire peur. Je me suis trouvé un grand bâton comme les autres gamins et nous en battions le sol en marchant par les sentiers pour que les vibrations fassent fuir les vipères.

Quand nous sommes entrés au village ce jour-là début septembre 1957, j’étais parti depuis la fin du printemps et j’étais tout excité de revoir la foule qui s’adonnait à la promenade dominicale, allait au cinéma ou au café. Je voulais courir partout, apprendre ce qui s’était passé au village, raconter mes voyages partout dans l’île. Les gens marchaient en rangées de trois, quatre ou plus, se tenant par le bras, s’arrêtaient et bavardaient et faisaient demi-tour au bout de la rue, et j’adorais les accompagner en sautant comme une sauterelle, saisissant la main de l’un ou de l’autre et marchant avec un groupe avant de courir en rejoindre un autre. Mais je n’ai pas émis d’objection à l’entrée discrète qu’avait choisi Démosthène. Elle était pourtant plus forte l’attraction exercée par le bout de rue où je courais librement entre les maisons, entrant et sortant de porches et de passages couverts, de cours ouvertes avec des enclos pour des poules, des lapins, des chèvres. Yaya Elengou et Yaya Milia, telles des piliers de sagesse minés par l’âge et des vigies fatiguées, étaient mes pierres angulaires dans ce morceau de rue qui était mon berceau – le cocon de ma chrysalide. J’appelais thkeia toutes les voisines dans les maisons entre celles de mes grands-mères, non qu’elles aient été de véritables tantes, mais à cause de la parenté que créait le voisinage. Chaque fois que je revenais, je voulais que toute la rue le sache. J’entrais sans vergogne dans les maisons en criant « Thkeia ! » aussi fort que possible – il y avait thkeia Maritsou, thkeia Rikkou tou Koutoumba, thkeia Niki tou pappou Kshari. Aujourd’hui je vais crier en entrant « Thkeia. C’est moi. Je suis là. Je suis revenu. »

Elengou avait été prévenue de notre arrivée imminente par le garçon au kafeneio envoyé par le chauffeur de bus que nous avions rencontré sur la route près de Salamis la veille et à qui nous avions demandé de lui annoncer notre venue. Je l’imaginais en train de m’attendre, comme toujours, avec un seau d’eau du puits et une tasse en aluminium prête à me laver en me déversant l’eau sur la tête, ce qui me faisait frissonner jusqu’à ce que la chaleur de ses mains, telles du bois aromatique, fasse à nouveau courir le sang dans mes veines. Elle m’enlevait des incrustations marines de la plante des pieds, me décapant comme un bateau, et moi je brillais comme un navire tout neuf prêt à prendre la mer. J’apercevais des souvenirs pas encore écoutés dans ses cheveux fragiles sous la kouroukla, nouée pour les travaux ménagers sans la skoufoma qu’elle portait pour cacher la moindre mèche quand elle partait plus loin que les maisons avoisinantes, faire des courses ou rendre visite dans une autre partie du village. Elle gardait le foulard le plus sombre pour les veillées et les enterrements, et moi je la suivais telle une étoile présidant aux rites nocturnes et aux rêves de parents, d’ancêtres, de sœurs et de saints évoqués dans un murmure de voix rocailleuses comme le sol en terre battue des maisons. La voix d’Elengou gardait la trace inéluctable de la pénombre couverte de rosée adoucissant les contours de ce paradis austère et épineux, sage comme Pherepapha qui touchait tout ce qui se meut, transformant la douleur en délice par l’exubérance du chant. Ses enfants me racontaient que quand elle était jeune sa voix dégageait les mondes souterrains quand la pleine lune de Pâques passait au zénith, craquant la coquille du monde dans l’élan du printemps et la mélancolie des fleurs d’oranger.

« Tu veux bien encore chanter, yaya ? », lui avais-je demandé quand elle me séchait. Alors elle avait lancé quelques vers. « Ton regard m’a transpercé, mais je le soutiens fièrement, si des jours passent sans le revoir, je pleure amèrement. »

Τα μάτια σου μέ  καψανε
μά έγώ  τά καμαρώνο
Σάν κάνω μέρες νά τά δω
Κλαίω καί δέν μερώνω.

Et puis elle s’est interrompue brusquement et m’a dit « va jouer » et moi je répétais joyeusement la rime kamarono-merono, en filant aussi vite qu’un lézard de septembre détalant dans la douceur dorée d’un été débordant vers le refuge de mon enfance. Ma maison c’était chez Chrisostomos et Milia. J’y dormais toujours dans mon lit à courtines en cuivre sous une moustiquaire qui me protégeait comme une tente. Ils m’attendraient, tout doux comme le crépuscule quand avait faibli l’intensité de la lumière du jour. Chrisostomos montait sur le toit par l’échelle branlante et y accueillait le magma en fusion de sa tribu d’étoiles. Il n’y resterait pas toute la nuit comme au mois d’août mais redescendrait dans les ombres de la nuit, apparition fugitive à la lueur incertaine de la lampe à paraffine dans un ravissement hésitant, pendant que l’effervescence de la vie glissait dans le rêve et les noms des sibylles se faisaient litanie dans mon sommeil : « elengou, marikkou, stassou, ttallou, koullou, lefkou, rikkou, maritsou » jusqu’à ce que le ou devienne oummm, et que je tombe dans ce sommeil sans rêve qui survient au moment de la nuit où le rossignol cesse de chanter, quand un voile épais de ténèbres scelle la mémoire derrière des volets clos et des portes fermées. L’aube allait à nouveau briser les sceaux avec l’aide du bruit des balais dans la rue. Chrisostomos se livrait à ses ablutions matinales sur une bassine d’aluminium dans la cour, cherchant la mélodie en lui pour respirer la lumière :

ni pa vou ga di ke zo ni
doxasi to deixanti to phos
pa di pa ni pa
terirem terirem

J’aimais écouter la litanie de la nuit à l’église de Panayia. Si les psaltes étaient bons, ils capturaient le mystère des anges et des rossignols et le terirem vous faisait tourner la tête comme un derviche.

Nous n’étions à Trikomo que depuis quelques jours quand Démosthène a annoncé qu’il m’emmenait à Engomi, un village à l’ouest de la capitale, où j’habiterais chez mon oncle Pheidias et sa famille, et que je pourrais aller à l’école là-bas pour un temps. Je n’imaginais pas que ce ne serait que pour trois semaines et qu’après, nous quitterions les rives de l’île. Chrisostomos et Milia étaient au bord des larmes quand j’ai empaqueté mes vêtements. Ils ne connaissaient pas les plans de Démosthène, mais il est certain qu’ils comprenaient que c’était la fin de ma vie chez eux. J’étais leur premier petit-fils et ils s’étaient occupé de moi depuis que j’étais tout petit quand Katerina et Démosthène s’étaient séparés. J’ai affirmé que je serais bientôt de retour. « Je ne veux rater les pan’yri d’Ainakoufos pour rien au monde. »

Le dernier jour, Elengou m’a emmené chez Chrysanthi, sa vieille institutrice. Elle avait quinze ans de plus qu’elle. Elle avait été la première institutrice désignée pour la première école de filles du village, fondée à la fin du 19e siècle. Chrysanthi était arrivée de la capitale et elle avait épousé Alexandros, l’oncle de Chrisostomos, le propriétaire du Han. La plus ancienne photo de famille que j’ai trouvée est une photo d’école, de Chrysanthi et sa classe, dont Elengou à dix ans. Chrysanthi vivait au premier étage. Au rez-de-chaussée il y avait les écuries pour les chameaux, les chevaux, les ânes et les mules. J’étais fasciné par les chameaux, comme s’ils étaient des sages et des saints aux genoux calleux. Ils étaient agenouillés en méditation tels Ainakoufos, à attendre patiemment d’entendre les sons d’un monde invisible à venir. Je suis monté quatre à quatre de la cour à la cuisine pour dire à Elengou et Chrysanthi que je voulais de l’anari rapé sur une moitié des macaronis et de la saltsa sur l’autre, mais pas d’anari par-dessus la saltsa. J’aimais les goûter séparément. Après le repas, Chrysanthi m’a donné un loukoumi et une gorgée de café pour pouvoir lire le marc comme elle aimait le faire pour Elengou et toutes ses anciennes élèves quand elles lui rendaient visite. Elle ne portait pas de fichu comme les autres femmes du village alors qu’elle était veuve. Ses cheveux étaient noués en tresses ou en chignon. Elle m’a regardé dans les yeux en me parlant, ne jetant qu’à l’occasion un regard dans la tasse où elle voyait une belle dame, encore plus belle que Rita Hayworth, qui me donnerait de nouveaux habits et peut-être un nouveau jouet. Jusque-là c’était évident. Rien d’exceptionnel. Katerina me donnait quelque chose de nouveau chaque fois que nous nous voyions. Si elle hésitait entre deux chemises, elle les achetait toutes les deux. Après, il y avait une grand-route et des voyages dans des endroits où je n’étais pas encore allé. Elle voyait un train. Je n’avais jamais pris le train. Le réseau de chemins de fer sur l’île était à l’arrêt.

***

 Donc en 1974 mon élan révolutionnaire m’a emmené à Olissibona, mais Trikomo et Elengou étaient toujours présents dans mes pensées. Nous avions tellement parlé de révolution et voilà qu’une se produisait par surprise ; il fallait que j’aille voir comment ça se passait. J’avais cru que Franco mourrait d’abord et que ça induirait un changement au Portugal et aussi, en croisant les doigts, la fin de la dictature en Grèce. Mais il n’en avait pas été ainsi. Peu après mon arrivée au Portugal, mon île du Levant s’est retrouvée en première page. L’archevêque Makarios, le président, avait été renversé par un coup d’état organisé par le mouvement d’extrême-droite EOKA B soutenu par la junte au pouvoir à Athènes. En réaction, la Turquie avait envahi et occupé une partie du territoire de l’île autour de Kyrenia sur la côte nord. L’Archevêque avait disparu et était supposé mort mais il avait réapparu, comme Raspoutine. Il a dit qu’il avait lu sa notice nécrologique dans le Daily Telegraph. Il avait été emmené par un hélicoptère britannique et a été rétabli dans ses fonctions quelques jours après le coup d’état. Je ne savais pas trop ce que tout cela signifiait pour l’île. Il y avait eu des affrontements violents en 63, 64, 67 ; les casques bleus étaient intervenus en 64, et maintenant, depuis 67, il y avait l’ombre de la junte militaire grecque qui menaçait l’Archevêque d’autant qu’il avait formé une coalition avec la gauche. Je communiquais par cartes postales à l’époque, donc j’ai écrit à Démosthène en lui promettant de téléphoner dès que je trouverais un moment pour aller à la telefónica pour passer un appel international et qu’il pourrait me donner son avis sur la situation. Je n’ai jamais passé cet appel et j’ai reçu une réponse laconique et assez pessimiste qui conseillait d’attendre pour voir comment les choses allaient évoluer. Les jours passaient et je ne recevais pas de nouvelles. Le matin j’étais absorbé par les recherches dans les archives et l’après-midi et le soir je prenais le pouls  de la ville. Je rejoignais parfois des rassemblements politiques animés de discours révolutionnaires et puis je partais à la recherche de poésie et de chansons, buvant du vinho verde et mangeant des sardines grillées en chemin. J’étais souvent en compagnie d’un ami gallois nommé Richard Rees, que j’appelais Ricardo Reis, du nom d’un des hétéronymes de Fernando Pessoa, dont nous suivions les traces dans Lisbonne. Il avait suggéré que je m’invente trois hétéronymes pour raconter mes trois identités sur les trois îles. Il y avait aussi des amis de pays colonisés par le Portugal, dont Linda De Souza, née à Goa, et Alvaro Araújo, un journaliste et professeur de littérature originaire de la province de Para, au Brésil. Il arborait un grand sourire, de longs cheveux noirs et brillants et des pommettes saillantes. Quand je l’ai rencontré, je lui ai demandé s’il était Tupí et il avait répondu : « Tupí or not Tupí. That is the question. » Je n’avais qu’en partie compris la plaisanterie littéraire à l’époque et plus tard il m’a offert le Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade, où l’expression est utilisée. Nous nous rendions au barrio alto pour écouter du fado  et parler de saudade. Un Andalou dans notre groupe nous disait que c’était la même chose que la solea, un nom qui vient de soledad. Je leur ai parlé des amanes d’Asie mineure et voulais leur chanter Ah, Aman Aman, mais je ne sais plus chanter comme quand j’étais enfant. Alvaro m’a appris les paroles de la chanson Chega de saudade (ça suffit la tristesse) se ela voltar, se ela voltar, que coisa linda, que coisa louca, si elle revenait si elle revenait, comme ce serait doux, comme ce serait fou, la tristesse se dissolvant dans le rythme et le verbe du retour, qui en portugais est au subjonctif futur. Peut-être que le futur devrait toujours être au subjonctif.  

C’était le lendemain du 15 août que nous sommes allés sur la plage rejoindre une foule de Brésiliens qui équipés de leurs instruments chantaient, dansaient et buvaient leurs caiperinhas. Quand je suis arrivé, l’un d’eux m’a demandé « O meu Cipriota, voce liu as noticias? » Sais-tu ce qui se passe dans ton île ? Il m’a montré le journal. Depuis la première occupation en juillet dans la région de Kyrenia, l’armée turque avait effectué une nouvelle avancée. Le journal montrait une carte avec une ligne tracée à travers qui montrait où était arrivée l’armée turque. L’île était coupée en deux. Avant de m’abîmer dans le silence de la tristesse, j’ai quitté le groupe pour prendre un train et appeler Démosthène pour obtenir des détails. Mon séjour à Lisbonne se terminait et il me fallait régler deux ou trois choses avant de partir. Mes amis m’ont réservé un adieu chaleureux en me souhaitant de pouvoir retourner dans mon île dans la Mer du Milieu à la fin de guerre, et que quand je serai prêt pour une autre Odyssée, ils seraient heureux de m’accueillir au Brésil. Je suis retourné à Bristol pour passer quelques jours avec Démosthène.

Je voulais toujours retourner sur l’île en septembre et il s’est moqué de ma naïveté. J’étais fou ou quoi ? « Pour faire quoi ? Qu’est-ce que tu crois que tu peux faire ? Combattre les Turcs ? » Il terminait toutes ses phrases par « Écoute, fils. Utilise ta bourse, termine ta thèse et le monde est à toi. Trikomo c’est fini. L’île est maudite. » Démosthène parlait comme si les évènements justifiaient la façon dont il m’avait arraché à l’île quand j’étais enfant. Si j’étais resté, je risquais fort d’être parmi les morts ou les disparus ou prisonnier en Turquie. Mais je voulais revoir Elengou, même si Trikomo était dans la zone d’occupation turque et que nous ne pouvions pas franchir la ligne de cessez-le-feu. « Elengou ne se souvient sans doute même pas de toi. Elle vit dans les années 30 et elle croira que tu es ton grand-père Stephanos qui arive d’Alexandrie. » Je ne voulais pas croire qu’elle ne se souviendrait pas de moi. Elle était devenue sénile et ne se rappelait même pas qu’il y avait une guerre et que l’île était divisée. Elle habitait chez theia Pheidias au village d’Engomi où ils l’avaient emmenée après le coup d’état de juillet. Quand elle était seule, elle essayait de retourner à Trikomo à pied jusqu’à ce que la police le ramène à Engomi. Pheidias lui avait aussi raconté que leur sœur Maroulla avait quitté Trikomo en marchant à travers champs, emportant tout ce qu’elle avait pu dans un baluchon pour fuir l’avancée turque, qu’elle était arrivée à Larnaca et avait pris un bateau pour le Pirée. Nous nous disions qu’elle était sans doute chez sa fille aînée Elli qui était professeure de musique à Athènes, où elle habitait avec son mari, un Grec qui était musicien rock.

J’étais désespéré en rentrant à Cardiff et j’ai essayé de m’absorber dans la rédaction de ma thèse. Il me fallait d’abord écrire un rapport sur les recherches effectuées à Lisbonne, à remettre à Alexandre Pinheiro Torres, mais je n’avançais pas. Il en fallait peu pour me distraire. Je me suis pris d’amitié pour Roberto d’Amico, un acteur et metteur en scène argentin, qui m’a fait jouer dans ses pièces au théâre universitaire, et je passais finalement plus de temps à apprendre de longs monologues qu’à travailler à ma thèse. Il y avait tout le temps des gens qui passaient, en route vers ici ou là, et qui dormaient par terre dans leur sac de couchage. Eugeni Navarro a partagé un logement avec moi pendant quelques temps et c’était une autre source de distraction. Il venait de Gran Canaria ; comme moi il habitait l’île du nord depuis qu’il avait huit ans et il était impatient de partir. Nous chantions ensemble la chanson de Bob Dylan There must be some way out of here.

En mars 1975, j’ai appris avec surprise qu’Henry Kissinger allait venir à Cardiff. Pourquoi diable à Cardiff ? Il venait rencontrer son ami et homologue anglais James Callaghan, ministre des Affaires étrangères et originaire de Cardiff. J’ai été entraîné dans l’action par un certain Mike, un trotskiste convaincu. Nous prenions parfois un verre à la cafèt’ de la Student Union et il essayait de me faire participer à leurs réunions, que je trouvais ennuyeuses et pleines de suffisance. Je sais qu’ils pensaient que j’étais trop bohême ou lumpen pour me consacrer entièrement à la lutte révolutionnaire et que je m’intéressais sans doute davantage à la relation de Trotski avec Frieda Kahlo qu’à la portée de la 4e Internationale. Pourtant, chaque fois qu’ils organisaient un déplacement gratuit pour une manifestation à Londres, je m’inscrivais ; j’étais toujours prêt à aller manifester, surtout si quelqu’un comme Tariq Ali était parmi les orateurs. Cette fois-ci, Mike voulait que je les aide à mobiliser les victimes de la politique étrangère des États-Unis dans le bassin méditerranéen oriental ; il s’agissait d’organiser une manifestation de protestation. Il me demandait de rassembler les réfugiés arrivés de mon île. Je lui ai dit que ma compatriote Aydin Mehmet Ali ferait ça beaucoup mieux que moi – elle était la Pasionaria ou une Rosa Luxemburg de la Mer du Levant. Mais elle devait avoir quitté Cardiff car ça faisait des années que je ne la voyais plus. Mike se souvenait d’elle quand elle avait été candidate au poste de président du syndicat étudiant au début des années 70. Il trouvait qu’elle avait un genre Vanessa Redgrave. Il se fait que Vanessa était une de mes actrices préférées, mais pour Mike c’était un commentaire désobligeant vu son affiliation au Workers Revolutionary Party, un groupe trotskiste rival. Je me suis donc porté volontaire pour aider comme je pourrais, réaliser des affiches, distribuer des tracts, bref, essayer d’impliquer les gens.

Alors que nous manifestions en scandant Ki-ssin-ger Mur-de-rer, j’ai avisé quelqu’un qui portait ce qui ressemblait à la longue robe d’un prêtre grec orthodoxe. De loin, je me suis dit que c’était peut-être Theio Panayiotis, mais il me fallait aller voir de plus près. Quelques années plus tôt, Démosthène avait annoncé non sans un certain amusement et son scepticisme habituel à l’égard du clergé que son ami avait été ordonné prêtre sous le nom de papa-Loukas. Je ne l’avais plus vu depuis des années et je me rappelais du jour où je l’avais vu pour la première fois le jour de notre arrivée sur l’île dans la mer du nord. À l’époque, c’était un patriarche imposant, avec de grandes moustaches. Là, avec sa barbe et ses longs cheveux, de loin, il ne se ressemblait guère mais de près, c’était bien lui. D’abord, je ne savais trop que faire – l’appeler theie et l’embrasser sur les deux joues ou l’appeler pater et lui baiser la main comme ma grand-mère m’avait appris à le faire au prêtre qui m’offrait le pain de la communion. J’ai hésité un peu et puis j’ai opté le choix le plus sûr et l’ai embrassé sur les joues comme il s’y serait attendu de la part d’un jeune parent. C’était le choix le plus sûr pour plus d’une raison. Si les camarades avec qui je manifestais me voyaient l’embrasser sur les joues, ça aurait l’air d’un geste entre camarades et que c’était sans doute un prêtre rouge comme en Amérique latine. En revanche, lui baiser la main aurait été manifestement orthodoxe ; d’un autre côté, c’était aussi un geste théâtral, et j’aimais le théâtre. Theio Panayiotis avait aussi un goût certain pour le théâtre dans la liturgie qu’il mettait en scène. Il m’avait fait aimer le rituel de l’église avant d’être ordonné prêtre, quand il était premier psaltis à l’église orthodoxe d’Ashley Road à Bristol. Il m’avait désigné pour lire le Notre Père dans la litanie le dimanche. J’entrais de façon solennelle face à l’assemblée puis je retournais vers l’autel comme si j’allais m’adresser à dieu en personne et commençais Pater imon. Il avait aussi un grand sens du rythme pour mener les processions et le Jeudi Saint il me plaçait à la tête de la procession à porter la croix, d’autres jeunes derrière moi portant d’autres instruments ecclésiastiques, tandis que lui ponctuait le rythme et le sens du théâtre dans la procession avec talent et savoir-faire. Le prêtre disait que j’étais un enfant marqué par la grâce tandis que Démosthène se moquait gentiment. En examinant l’attirail de theio Panayiotis et sa nouvelle identité de prêtre, j’ai eu une soudaine vision de mon enfance perdue. Il me dévisageait lui aussi, jugeant sans doute sans complaisance mes cheveux mal peignés, mes habits certes lavés toutes les semaines mais sans la moindre attention pour les couleurs, la température ou le type de tissu. Mon pull était plein de trous causés par la cendre de cigarettes. Il avait dû se dire que Démosthène m’avait dévoyé vers la gauche, voire l’athéisme, mais Démosthène lui s’habillait toujours avec distinction. Toujours un leventis. Malgré le moment de malaise manifeste dans le langage de nos corps quand nous nous étions reconnus et avions dû nous adapter aux changements dans notre apparence, notre taille, nos vêtements, nous étions très contents de nous revoir et avons parlé d’agona, d’epistrofe et d’anastasi – lutte, retour, résurrection. « Viens à l’église pour Pâques ! Prends soin de ton père, il se fait vieux ! » Nous avons été brusquement séparés quand la voiture de Kissinger approchait et que les manifestants essayaient de passer les cordons de police. Je ne l’ai pas revu avant les funérailles de Katerina vingt-cinq ans plus tard. Nous étions tous les deux revenus vivre sur l’île dans la Mer du milieu. Il m’a embrassé comme un proche parent en disant eonia tis i mnimi, que son souvenir soit éternel.

En quittant la manifestation, je me souvenais de la première fois que je l’avais rencontré le jour de notre arrivée sur l’île dans la mer du nord. Au début, nous dormions dans une chambre au-dessus d’un de ses restaurants. Tout jeune, il avait été formé comme cordonnier et sa voix suave lui avait valu d’être recruté comme psaltis. Il avait émigré en Angleterre au milieu des années 30, avait d’abord habité Cardiff, puis à Southampton et s’était finalement installé à Bristol. Quand nous sommes arrivés, il était déjà un prospère propriétaire de restaurants : il possédait toute une chaîne et faisait venir du personnel pour les cuisines. Il s’agissait souvent de jeunes femmes de Trikomo ou d’autres villages de la Mesorée comme Lefkonoko, Angorou et des hameaux alentours. Il avait ainsi rassemblé tout un clan de gens de la Mésorée et se comportait comme un archontas  et mukhtar à moustaches dans son village. Son archontiko était une grande maison victorienne de plusieurs étages quelque part sur Gloucester Road ou peut-être Cheltenham Road. J’étais d’abord for impressionné par la maison et je courais d’un étage à l’autre. Le terrain était en pente et l’entrée était beaucoup plus haut que la route. Il fallait escalader vingt ou trente marches de ciment pour arriver à la porte d’entrée, où il avait  écrit ‘Trikomo House’ en souvenir de notre village. Il y avait un sous-sol, plusieurs étages et un grenier, et j’aimais l’explorer de haut en bas et de bas en haut et y rencontrer toutes ces femmes de Trikomo qui y habitaient en plus de sa famille. Elles travaillaient nuit et jour et toute la semaine dans les cuisines de ses restaurants et sinon restaient à la maison. Contrairement au personnel de cuisine, le personnel de salle était anglais. Ils appelaient mon oncle ‘le Parrain’, et sinon les Anglais disaient Mr Michael parce que Michaelides c’était trop compliqué. Il n’est devenu pappa-Loukas que quand il a été ordonné prêtre.

Il s’est avéré que même s’il était un ami d’enfance de Démosthène, si nous étions parents c’était par Katerina. Dès notre arrivée, il s’est mis en devoir d’expliquer nos liens familiaux par le menu. Il a mentionné des tas de noms que je n’avais encore jamais entendus. Les Britanniques ont essayé d’imposer des noms de famille, mais avant on appelait les gens par le nom de leur père ou de leur grand-père, ou par un surnom, parfois avec des préfixes comme Hadji ou Papa, s’ils s’étaient rendus en terre sainte ou s’ils étaient devenus prêtres. Il fallait donc connaître la généalogie pour s’y retrouver dans les relations familiales. Son père était le vieil oncle Styllakos, m’a-t-il expliqué, qui avait épousé Aphrodite, la fille d’Euphrosyne, la sœur cadette de la vieille Kakoullou, qui était la fille de Papalouka. Ces digressions généalogiques irritaient Démosthène, qui s’apprêtait à changer le sujet de conversation quand moi j’ai été soudain intrigué par la mention de la vieille Kakoullou, l’arrière-grand-mère de Katerina, qui avait vécu jusque cent-dix ans ou même plus puisqu’on ne connaissait pas son année de naissance. Je savais tout sur elle, alors j’ai relancé la conversation. Les gens attribuaient sa longévité à un petit verre de zivania ou de vin tous les matins au petit déjeuner, ai-je dit. Je savais aussi qu’elle était la fille de notre ancêtre révéré Papaloukas, le prêtre et professeur qui était parti à Smyrne pour apprendre la musique byzantine avec le grand maître Nikolaos, et qui, à son retour, avait parcouru l’île d’église en église pour y enseigner le chant liturgique. Theio Panayiotis m’en a appris davantage sur Papalouka. Il était né à Lefkoniko et c’était pendant qu’il aidait à la moisson à Trikomo qu’il avait rencontré une jeune femme appelée Marikkou, venue battre le grain avec son frère Achileas. Il l’avait courtisée et épousée, et s’était installé au village, où il était devenu Doyen de l’Église et une des figures les plus éminentes du village. Quand l’île était devenue un Protectorat britannique en 1878, il était à la tête d’une délégation qui avait rencontré le nouveau gouverneur de Famagusta, le Lieutenant Swaine. Ils lui avaient demandé de l’aide pour nourrir la population dont les récoltes avaient souffert de la sécheresse. Nous avions donc fièrement retracé notre généalogie, en mentionnant surtout ceux qui étaient prêtres ou professeurs comme s ‘il s’agissait de la famille royale. J’aurais voulu qu’il me parle davantage de Kakoullou, de son mari Menoikos Liasis et de leurs six fils, dont l’un était mon arrière-grand-père Dimitris, mais Démosthène a changé de sujet et ils se sont mis à parler affaires. Il était évident qu’une forme d’allégeance les rapprochait en temps de crise ou de besoin. Cela pouvait sembler bizarre que cet homme qui était un pilier de l’église et un propriétaire de restaurant tende ainsi la main à quelqu’un de gauche, laïque, et très probablement athée. Mais il avait demandé à Démosthène de venir l’aider à tenir sa comptabilité et à s’occuper des autorisations de séjour pour les filles qu’il faisait venir de l’île dans  la Mer du Milieu. Il se sentait dépassé par toutes ces formalités et voulait que ce soit un homme de confiance qui s’en occupe. Démosthène était comme un koumbaro, avait une bonne éducation pour l’époque, parlait bien l’anglais, et avait l’expérience de la comptabilité.  Je ne sais pas lequel avait été au départ de cette allégeance mêlant amitié et affaires. Était-ce Panayiotis qui avait proposé du travail à Démosthène au moment où celui-ci cherchait à quitter l’île dans la Mer du Milieu ? Ou était-ce Démosthène qui avait écrit à Panayiotis au moment où il avait besoin d’aide ? Je ne savais rien des motifs derrière ce voyage. Mais dans les années à venir, j’apprendrais que ce n’était pas la première fois que Démosthène s’en allait sur un coup de tête et que chaque fois Panayiotis avait été là pour l’aider.

Il avait toujours l’air austère et m’intimidait fort, mais quand nous  allions à ‘Trikomo House’ le dimanche j’allais retrouver les filles qui bavardaient et s’amusaient dans la cuisine. Là c’était comme si je me retrouvais au village ; elles parlaient toutes le dialecte local et m’appelaient par mon diminutif comme le faisaient les sibylles. Un dimanche, il m’a fait venir de la cuisine. Je me suis dit que peut-être il voulait me réconforter puisqu’il avait appris que je ne m’adaptais pas à ma nouvelle vie. Il voulait me donner une occasion de montrer mes talents d’orateur et d’acteur, talents qu’il devait savoir que je possédais puisqu’il m’avait inscrit dans la descendance de Papaloukas. Lui-même était, disait-on, un digne représentant de cet héritage grâce à sa belle voix de basse qui le destinait à l’Église. Il avait entendu dire que j’avais du talent pour chanter et réciter des poèmes et m’a demandé si je voulais bien les montrer à la tablée. J’ai d’abord voulu chanter une de mes chansons préférées, du film Stella, ‘O minas exei dekatris’, le treizième jour du mois. Il ne s’attendait pas à ce que je propose une chanson d’amour contrarié. « Peut-être quelque chose de plus patriotique ? » J’avais l’impression que des années plutôt que des semaines s’étaient écoulées depuis que nous étions sur cette autre île, et je ne chantais ni ne récitais des poèmes tous les jours à l’école comme quand j’étais sur l’île dans la Mer du Milieu, alors je me sentais un peu rouillé. Il m’a hissé sur une chaise pour que tout le monde puisse me voir pendant que je déclamais à voix haute et claire, en insistant sur des mots comme andreiomeni pour montrer que je pouvais prononcer des mots compliqués que je comprenais à peine. J’ai récité les deux premières strophes de l’Hymne à la Liberté de Dionysios Solomos, jusqu’à Haire, o haire, Eleftheria  presque sans reprendre mon souffle et bien conscient de chanter le glaive terrible et la terre et les os des Hellènes morts il y a longtemps se relevant et saluant la liberté. Il a applaudi bien fort en criant bravo bravo et m’a serré contre lui en disant que si je m’entrainais à dire le Pater imon avec autant d’éloquence il me le ferait réciter pendant la liturgie le dimanche suivant. « Oui, theie », avais-je acquiescé, impatient de retourner à la cuisine, mais il m’a fait signe de m’asseoir à côté de lui à la table avec les hommes. Je ne savais que j’allais très vite oublier ce poème de l’écrivain national romantique hellène dans cet environnement nouveau, ni que ce soir-là était peut-être la dernière fois que je le récitais ou chantais. Des décennies plus tard, j’ai trouvé une traduction anglaise par Kipling, une version qui prenait pas mal de liberté, ne parlait pas d’Hellènes et ignorait l’émotion romantique qui coulait dans le grec de Solomos.

We knew thee of old, O, divinely restored,
By the klights of thine eyes, And the light of thy Sword.
From the graves of our slain, Shall thy valour prevail,
As we greet thee again, Hail, Liberty, Hail.

[Nous te savions d’antan, O, divinement relevée,
Par la lumière de tes yeux, Par la lumière de ton Épée.
De la tombe de nos martyrs, Prévaudra ton Courage,
Quand à nouveau nous te saluons, Salut, Liberté, Salut.]

Pendant ce temps-là, Démosthène taquinait son ami religieux de plaisanteries anticléricales. Il racontait l’histoire de l’Anglais qui s’adressait à un prêtre de village en prononçant le ai de ha-ire en diphtongue comme il l’avait appris à Oxford. Le prêtre qui ignorait cette prononciation croyait qu’il le traitait d’âne ga’ire ga’ire dans le dialecte de l’île. L’Anglais était-il bête et le prêtre stupide ? Je ne comprenais pas bien. On versa encore du vin et Démosthène déclara que Solomos, ce poète patriotique, parlait italien avant d’apprendre le grec, et que même le poème qui était devenu l’hymne national grec était en fait inspiré par un grand poète anglais appelé Lordos Vyronas. Je ne comprenais pas de quoi il était question puisqu’ils étaient d’accord tous les deux qu’il fallait se débarrasser du joug colonial. Mais Démosthène se demandait qui serait capable de diriger l’île. Je ne comprenais pas que ce qu’il disait c’était que nos prêtres qui voulaient libérer les Hellènes de Chypre en savaient moins sur l’Hellénisme que nos dirigeants britanniques qui avaient étudié les Classiques. Mon oncle restait austère et inébranlable face à ces piques sur les prêtres et le patriotisme ; il se mit à expliquer que les Européens étaient nos amis et que suite à une plainte de la Grèce devant la Cour des droits de l’homme, elle allait enquêter sur des atteintes aux droits de l’homme par les Britanniques qui tuaient et emprisonnaient des jeunes qui combattaient pour la liberté. J’en avais assez de ces discussions politiques. Je m’étais mis à penser à Katerina. Chaque fois que j’entendais le nom de Dionysios Solomos je pensais à Katerina qui se faufilait comme une rivière, traçant son itinéraire de son appartement donnant sur les murailles vénitiennes, par les douves où elle disparaissait pour reparaître de l’autre côté, passant d’un pas léger à côté de la statue de Solomos qui tournait la tête et la saluait Haire, Haire. J’ai dit que j’allais chercher un verre d’eau et me suis éclipsé à la cuisine, où la conversation était bien plus amusante et où je pouvais parler avec les femmes comme si j’étais chez moi au village. Je me souviens de Georgina, Lola, Loulla, Maroulla, Koula, la femme de mon oncle, sa sœur Kyriakou, et sa fille Niki, toutes rassemblées autour de la table et s’amusant beaucoup à l’idée que j’avais voulu chanter ‘O minas exei dekatris’ à theio Panayiotis. Elles m’ont demandé quelles autres chansons de films je connaissais. J’ai proposé ‘Ti einai afto pou to lene agape’ du film Ombres sous la mer. Je l’avais vu au cinéma Hellas, en plein air, l’été précédent. Après l’avoir vu une fois au cinéma, nous l’avions revu tous les soirs du toit de l’un ou de l’autre, trop loin pour bien suivre les dialogues, que de toute façon la plupart d’entre nous ne comprenions pas puisque c’était en anglais. Nous ne pouvions pas non plus lire les sous-titres. Mais nous connaissions l’histoire et nous expliquions ce qui se passait à ceux qui ne l’avait pas vu. Sophia Loren jouait une courageuse paysanne grecque appelée Phèdre, qui gagnait sa vie en plongeant pour aller chercher des éponges. Un vilain collectionneur anglais, joué par Clifton Webb, la payait pour aller chercher la statue d’un garçon sur un dauphin échouée sur le fond marin après un naufrage, mais elle déjouait ses plans et restituait la statue au gouvernement grec, son propriétaire légitime. Un Américain joué par Alan Ladd tombait amoureux d’elle et l’aidait à sauver la statue. Le rôle de l’Américain suscitait des débats enflammés. Certains acceptaient sans plus qu’il aimait la culture grecque. Les communistes disaient que les Américains étaient tout autant des impérialistes que les Anglais. Les nationalistes trouvaient que le rôle du jeune premier aurait dû revenir à un Grec. Mais pas à Giogos Fountas, me récriais-je. C’est lui qui avait tué Stella, et s’il était jaloux, il allait tuer aussi Phèdre. Mais nous étions tous amoureux de Sophia Loren et quand elle se mettait à chanter en grec et que son visage emplissait l’écran, nous cessions de nous disputer, nous nous levions et nous chantions avec elle, portés par la passion, surtout à la répétition du refrain s’agapo, s’agapo, s’agapo.

***

Je crois que c’est au moment de la manifestation contre Kissinger que Toni Rumbau et sa femme Mariona Masgrau m’ont rendu visite. Ils avaient quitté Copenhague pour rejoindre Lisbonne. Le Danemark avait accordé l’asile politique à Mariona pour échapper aux poursuites pour avoir distribué de la propagande illégale dans l’Espagne de Franco. Maintenant que le Portugal était une démocratie, ils se rendaient à Lisbonne et attendraient la mort de Franco pour rentrer en Espagne. Ils avaient l’intention de créer un théâtre de marionnettes. Elle fabriquerait les marionnettes et lui écrirait les histoires. J’étais en train de lire Le château des destins croisés, d’Italo Calvino, où les personnages racontent leur histoire avec les cartes du Tarot. Toni est allé acheter un jeu de Tarot pour que nous puissions nous raconter des histoires. Il espérait trouver de l’inspiration pour les aventures de son personnage Malic qui allait voyager partout en Méditerranée et dans le monde. Nous nous demandions quelles histoires les cartes racontaient à notre sujet. Mariona voyait Eugenio chevaucher un cheval dans une nudité innocente, illuminé de soleil, alors qu’elle me voyait entouré des ombres trompeuses de la lune, et percevait la figure d’un ermite qui s’avançait avec une lanterne dans l’espoir d’une révélation pour trouver par où aller. Il faudrait que je prenne patience et le moment de la libération viendrait, me disais-je. Depuis la guerre, le village hantait mon imagination. Le monde m’attirait toujours, mais où aller dans le vaste monde ? Peut-être au-delà des Hespérides. Je pouvais bien sûr être pratique et appliqué : terminer ma thèse et aller là où il y aurait un poste universitaire, comme l’espéraient Démosthène et mon directeur de thèse. 

En octobre de cette année-là, Lluisa Mari est arrivée de Barcelone. Elle voulait accoucher à Londres pour ne pas devoir déclarer un père sur le certificat de naissance de sa fille, comme ça aurait été le cas dans l’Espagne de Franco. Eugenio et moi l’avons ramenée de l’hôpital londonien à Cardiff où elle est restée un moment avec sa fille. Lluisa nous a nommés parrains même s’il n’était pas question de père. Nous avons inventé un rituel et avons baigné la petite dans un grand plat en céramique que j’avais dans ma chambre. Je leur ai dit que dans mon île le parrain devait laver les langes pendant au moins trois jours pour sceller son engagement, et nous l’avons fait. Nous sommes ainsi devenus koumbaroi. Lluisa est retournée à Barcelone et quelques semaines plus tard, en novembre, Franco a fini par mourir.

Peu après, Eugenio a décidé d’aller voir comment ça se passait à Barcelone. La ville débordait de vie nouvelle. Il est parti en donnant à peu près un jour de préavis et en laissant, comme d’habitude, une ribambelle d’engagements non tenus, me laissant répondre comme je pouvais aux gens qui le cherchaient. Le lendemain quelqu’un est venu s’enquérir de lui, un violon dans une main et une raquette de squash dans l’autre. Je lui ai dit qu’il était parti à Barcelone la veille. Il m’a regardé d’un air incrédule. « Mais nous avions convenu de jouer au squash à la Students’ Union il y a trois jours. »  « C’est un Canari impétueux, ai-je répondu. Si la porte de la cage reste ouverte, il s’envole. Et lui vient de Gran Canaria. » « Vous les connaissez bien, vous, les Canaris ? Vous en êtes un ? » « Non, moi, je suis d’une autre île dans  la Mer du Milieu. C’est triste, mais là-bas, ils mangent les oiseaux chanteurs. Je n’y vis plus depuis des années. Et vous, de quelle île venez-vous ? », ai-je demandé, car j’avais perçu à son intonation qu’il venait de la Caraïbe. « Du Guyana, dit-il, et ce n’est pas une île. » « vous n’êtes pas de la Caraïbe ? » Si, je suis Caribéen d’Amérique du Sud. » J’ai essayé de lui faire expliquer comment la Caraïbe se retrouvait en Amérique du Sud, mais lui voulait juste jouer au squash. « Je ne peux pas vous aider. Je n’y ai jamais joué. » « Et quand Eugenio va-t-il revenir ? » « Probablement la semaine prochaine, mais peut-être jamais. On ne sait jamais avec les Canaris. Ils ne retrouvent pas toujours leur chemin. » Il ne savait que penser, étais-je sérieux ? Est-ce que je le menais en bateau ? En fait, je faisais juste de l’humour facile, impatient de devoir sans cesse expliquer les décisions imprévisibles d’Eugenio à des amis et des amantes qui espéraient le trouver. Mais j’étais curieux moi aussi. Je n’avais jamais rencontré de Guyanais. J’ai posé une question sur son violon et ainsi appris qu’il étudiait au département de musique, mais il n’avait pas envie de poursuivre la conversation. Il paraissait agacé, peut-être par les remarques frivoles ou parce qu’Eugenio lui avait posé un lapin ou parce qu’il avait envie de jouer au squash.

Il s’est avéré que j’avais raison quand j’ai dit qu’Eugenio ne reviendrait peut-être pas. Ses décisions avaient toujours été imprévisibles. J’ai reçu une carte postale où il me disait qu’il ne reviendrait pas. Je n’étais pas vraiment surpris, même si j’étais sans voix devant la soudaineté et l’irrévocabilité de la décision. Il avait rejoint nos amis Toni et Mariona et ils avaient fondé une troupe de théâtre de marionnettes appelée ‘La Fanfarra’. Ils avaient beaucoup de succès dans les rues de Barcelone et étaient fort demandés. Il avait décidé que sa vocation était d’être titiritero – une sorte de karagkiozliki catalan, me disais-je. Il allait écrire à l’université pour signaler qu’il mettait fin à ses études. Il me demandait d’empaqueter ses affaires et de les garder jusqu’à ce qu’il puisse venir les chercher. Je pouvais garder son sommier et son matelas si je voulais. Il savait que j’en avais toujours eu envie. C’était un immense matelas sur un sommier en bois près du sol, comme un radeau sur une mare d’eau sale qui serait le tapis bleu-gris tout usé et maculé de taches de vin et de café. Quand nous nous sommes appelés au téléphone, j’ai pris un ton paternaliste pour lui reprocher l’abandon de ses études, comme si j’étais un frère aîné qui essayait de lui faire comprendre son erreur. J’étais plus âgé de quelques années et un assistant. Je lui avais déjà donné des séminaires alors je lui parlais comme un enseignant. « Tu seras diplômé dans un an et demi. Pourquoi ne termines-tu pas et tu pourras partir après ? » Peine perdue. C’était le moment, il ne pouvait pas le rater. Il avait pris sa décision et il était sûr que c’était la bonne. J’étais secrètement envieux de l’audace effrontée dans cette expression de liberté et d’indépendance. J’essayais de ne pas le montrer. Milia m’avait enseigné à faire attention à l’envie des autres et à ne pas permettre que mon envie touche ceux que j’aime. Alors je lui ai souhaité le meilleur. Mashallah ai-je dit pour conjurer le mauvais sort et pour me mettre du bon côté avec le divin, comme me l’avait appris Milia. J’ai scellé le pacte du signe de croix de droite à gauche à la façon orthodoxe. Milia disait toujours « si tu te signes en invoquant Allah, tu es protégé côté chrétien et côté musulman ». Elle avait appris ça de parents dans le village d’Ayios Sozomenos, où Chrétiens et Musulmans se côtoyaient. Je ne voulais pas jeter un regard d’envie sur mon ami. J’attendrais le moment opportun pour suivre l’appel quand il se ferait entendre en moi. Ce sont des choses qui arrivent quand on ne s’y attend pas, me disais-je, j’essayais donc de ne pas l’attendre. Mais j’étais très sensible à la moindre suggestion.

Quelques semaines plus tard, je crois que c’était toujours l’hiver, des étudiants hellènes m’ont soudain contacté à la Student Union. J’étais fort surpris – je ne savais pas d’où ils sortaient – et inquiet de la façon dont j’allais m’en tirer en grec. Leur débit était rapide et fluide, ponctué de re malaka. Moi je parlais à l’occasion le grec chypriote dans les cuisines de Bristol, me rappelais des chants et des prières du temps où gamin je me produisais à l’église, et j’avais quelques notions de grec classique que m’avait inculquées Mr Sykes, mon professeur de latin en 6e année. Il m’avait dit, « puisque tu es hellène et que tu veux étudier la littérature à l’université, tu devrais apprendre à lire Platon et Homère dans leur langue ». Mais je n’avais entendu parler kalamaristika – comme nous disions sur l’île – que dans les films que je regardais enfant. En fait, eux ne s’intéressaient guère à ma façon de parler. Mike, de l’IMG, leur avait dit que j’étais un Hellène aux idées progressistes qui parlait anglais comme si c’était ma langue maternelle. L’un d’eux se rappelait m’avoir vu embrasser un prêtre à la manifestation contre Kissinger. Ils voulaient que je rejoigne le conseil d’administration de l’Hellenic Society. Ma maîtrise de l’anglais me permettrait de les représenter à la Student Union. J’hésitais. Encore une distraction. Je n’allais jamais finir cette thèse, ni quitter cette île dans la mer du nord, me disais-je. Mais leur énergie était contagieuse et j’aimais bien l’idée de devenir une sorte de dragoman, de truchement et d’apprendre à imiter leur rhétorique et leur façon de parler. Je pourrais toujours parler à Elengou si je la revoyais, mais il me faudrait lire Gramsci en grec pour débattre avec ces camarades. Avant de m’en être bien rendu compte, je me suis retrouvé entraîné dans un maelstrom d’activités – à débattre interminablement de positions politiques, cuisiner, manger, danser, chanter. La plupart n’étaient là que pour un an ; ils terminaient leur Master avant de retourner en Grèce. Vassilis, un fervent partisan du parti communiste, mais un peu fêlé, tout à fait charmant, très beau gosse avec de longs cheveux de rock-star, avait acheté une Land Rover qu’il avait l’intention de ramener à Athènes. Ils étaient quatre et il y avait place pour un cinquième. « Viens avec nous, re malaka. Tu peux loger chez mes vieux tout l’été. Tu aimes la poésie et nous arriverons à temps pour écouter Ritsos réciter ses poèmes au festival du Parti communiste. » J’ai dit que j’allais y réfléchir. J’y ai réfléchi. C’était tout réfléchi. Quelques jours plus tard, je leur ai dit que je les accompagnais. Et je ne reviendrai pas, ai-je ajouté. Je vais me trouver du travail là-bas. Vassilis m’a regardé avec étonnement et admiration pour ma détermination. Il m’a dit de n’emporter que le strict nécessaire. J’ai pris un sac à dos avec mes vêtements, une boîte où j’avais rangé des fiches de références pour ma thèse, une machine à écrire et quelques livres et microsillons. Le matelas-radeau que j’avais hérité d’Eugenio entrait tout juste à l’arrière de la voiture pour nous y installer à trois. Le reste, je l’ai laissé dans le garage de Démosthène. Il était abasourdi par ma décision soudaine, comme d’ailleurs aussi mon directeur de thèse. Si je ne déposais pas de thèse, je devrais rembourser ma bourse. « Pas de souci. La thèse est toute prête dans ma tête. » « Il nous la faut tapée sur papier A4, pas juste dans ta tête. » « Je l’aurais écrite d’ici un an », ai-je affirmé avec aplomb sous son regard incrédule. Je me suis assis à l’arrière de la voiture et j’ai regardé la route qui filait derrière nous, comme je le faisais enfant quand j’étais assis sur un char à bœufs qui nous emmenait vers les champs de pommes de terre près de la mer. J’allais bientôt aussi traverser la mer et revoir Elengou, pensais-je. Mais peu après mon arrivée à Athènes, j’ai appris qu’elle était morte un peu après son quatre-vingt-troisième anniversaire. Je ne l’ai jamais revue, mais sa voix continue de m’accompagner.

Je ne suis jamais retourné vivre sur l’île dans  la mer du nord, et j’allais passer des années en une autre Odyssée dans les Amériques avant de retourner sur l’île dans la Mer du Milieu. Et il faudrait encore bien des années pour que j’aille revoir Trikomo, que ses nouveaux habitants appelaient Yeni Iskele. Au printemps de 2003, le 23 avril, deux jours avant le 29e anniversaire de la révolution des œillets, les checkpoints sur la ligne qui divisait l’île ont été ouverts pour la première fois. Personne ne savait pour combien de temps, ni si cette ouverture présageait une réunification. Des milliers de personnes sont passés du sud au nord et du nord au sud. Je n’ai jamais pu croire qu’Elengou était morte. Elle était devenue toute petite et invisible comme la sibylle de Cumes. Je l’entends me parler quand elle caresse les feuilles de mes plantes de basilic lorsque je les arrose. Elle chante et me raconte des histoires. Parfois elle me parle des quatre femmes de Trikomo en distiques rimés. Elle s’arrête après le premier vers « Tessiris Trikomitisses mes sto stenon me kopsan » et elle attend de voir si je me souviens du second. Je me demande si elle va me rappeler le vers manquant quand j’arriverai à sa maison à Trikomo. Sa maison sera-t-elle encore là ?               


Demeure

Nunc fluens facit tempus, nunc
stans facit aeternitateum

Boethius

Un coq chante
Le matin avance doucement
Un néflier
Se presse de secouer
Ses fruits une lourde rosée

Calme de midi
Un bourdonnement inquiet
Une attente de nectar
Rien que le bourdon

Silence le guetteur
Du temps bariolé,
D’un tour de main
Libère des papillons jaunes

La cour à la charmille de pierre
Murmure nunc fluens nunc stans
Grince et secoue
Dans un tremblement d’ailes
Un murmure d’étourneaux
Sillonne l’air

Cloches des Vêpres
Soir en deuil
Dans la lumière endormie
Soudain
Un chien aboie

Des milliers d’yeux
Au ciel brillent sur
La nuit qui cascade
Dans la vallée
Un âne brait.

(Lefkara, 2016)


Rêve de notes de terrain

Comme tu aimes la terre brûlée
j’ai fait de mon cœur une terre brûlée
que la Déesse des Ténèbres
qui vit parmi les morts
puisse toujours y danser

Ramprasad Sen

Ici nous te faisons place.
La lune agite les nuages et moi
je prends des notes dans la lumière pâle.
Est-ce que j’écris ma passion comme j’imagine la tienne ?
Je nettoie la page
l’efface avec du colorant et j’allume le camphre.
Ce lieu est-il sacré ?
Ma plume ouvre comme ta machette  divise
Le temps, la noix de coco, le coq, la chèvre, nous.
Mais le feu brûle encore et
Cris et bêlements parviennent par les interstices.
Me faut-il aussi apporter de l’eau pour apaiser la fureur de ton histoire
      et de la mienne ?
Que l’eau coule.
L’eau avec du neem et du safran adoucit l’encre
Démêle les tournures ampoulées
Ta langue comme une page blanche
Est purifiée par le feu du camphre avant de me parler
Ainsi ensemble nous pouvons réécrire nos morts
Notre chair se tord et se dissout dans les eaux boueuses.
Nous nous reformons réimaginons.
Cette nuit est rouge et noire.
À l’aube nous nous baignons dans l’eau du fossé
Demain de nouveaux esprits apparaissent dans la lumière, brûlants, brillants.
Stephanides demande : si tu es la mayin
Donnes-tu corps par le rêve à ces notes de terrain ?

(Berbice, Guyana, années 1980)


Lune sur le champ de cannes I

Une lune pleine sur le champ de cannes baratte les nuages
les ciels, le toit du temple, fracture
Dans mon hamac je rumine des visions
J’ai exclu le sel et la viande
pour laisser entrer les rêves
Noirs bleus reptiliens simiesques
Odorants spongieux bruns humides
Si je t’imite dans la vénération
Mes dieux redeviendront-ils mouillés et vibrants de chaleur
Mes pieds nus touchent la terre
peau endurcie et assombrie
Mamoo dit
Dionysos sur la panthère est un frère de Durga
Le temple est ton cœur
Les voix de la mère et des frères me disent
partout où tu iras tu l’emporteras avec toi
Les contours de la chèvre et du coq sont fracturés
tandis que la pluie nettoie le sang
pour que prospère le sang nouveau
alors que l’observateur de lune monte entre
lune nouvelle et lune débordante

Nous parlerons d’un nouveau feu et d’une histoire nouvelle avant que la lune ne devienne à nouveau sombre

(Berbice, Guyana, années 1980)


Lune sur le champ de cannes II : le ciel du cœur

Tu es le matériau premier (praktri) de tout, te manifeste dans la triade, des fils qui se nouent,
La nuit de la destruction, la grande nuit, et la nuit terrible de l’illusion.

Tiré de Devi-Mahatmya

Pleine lune sur champ de cannes qui baratte des nuages rouges
Esprit des morts laissant leur linceul
Remuant de la passion morte dans la nuit noire
Observateur de lune dans sa lueur pâle

Homme brun brisé par le temps dénude la machette
Mène la chèvre bêlante au sacrifice
Machette d’acier brillant dans la nuit noire
Tes yeux en feu observe la nuit rouge

Esprit vibrant cherche le feu
Cœur du fidèle cherche le ciel
Furie des morts déchirant leur linceul
Ballots de linceul lavés dans ton feu

O Grande Kali, ma douleur devient ta victoire
Ciel du Cœur
Laurier au bord du fleuve
Qui m’observe à jamais

(Berbice, Guyana, années 1980)


Le lotus des marais

C’est pour toi, bhai. Frère Stef

Vénère-là en secret que nul ne sache
Quel est ton gain d’images en métal, pierre ou terre ?
Fabrique ses images dans la matière de l’esprit
Et place-là sur le trône-lotus de ton cœur.

Ramprasad Sen

 

me débattant dans mon chagrin
incertain
furieux et impatient contre le monde
sans savoir si victime d’un choix ou du destin

je me demande si je suis condamné à brûler
dans le déchirement du crépuscule
tandis que j’erre misérable
marchant de par le monde
cherchant forme pour ma passion

un jour révolutionnaire
un jour rasta
un jour mystique
un jour personne
aujourd’hui perdu

mais je te célèbre encore bhai
toi dont les ancêtres pions d’un rêve de planteur
tombèrent des entrailles d’un navire
dans l’arrière-cour de cet étrange pays

au coucher du soleil
tes enfants ramènent encore les chèvres le long du canal
et toi mon frère
le dos brûlé dans le champ de cannes
le cœur serré par l’histoire
reste inflexible dans la mémoire de toi-même
fermement enraciné dans l’univers tel une étoile
tu t’abandonnes à la Mère du Temps
qui transforme la sueur de ton front en lait parfumé
et te fait fleurir comme un lotus sur ces marécages

et ceux qui cherchent ta sagesse par-delà la mort
oncles et tantes
frères et sœurs
fils et filles
font ce que je fais
viennent à toi
avec des guirlandes de jasmin et d’hibiscus
quand tu touches de cendre ton front tourmenté

(Berbice & Washington D.C., 1988)


Sacrifice

Pour toi, ma sœur, Frère Stef

 

assoiffé d’espoir neuf
je remue des cendres laissées par le temps
et je te vois ma Sœur
m’apparaître en vision
le bras nus oints de safran
les mains ensanglantées écorchant la chèvre morte
distendant la peau du cœur
antique tambour battant à jamais la vie nouvelle
trophée d’un jour nouveau
et moi
j’écris des mots
à la fois bourreau levant la machette et chèvre éperdue
parfois chair cherchant l’esprit
ou esprit cherchant la chair
je te regarde au pays des vivants
qui écarte la peau de mon cœur

(Berbice & Washington D. C., 1988)


Deux blaireaux vus en Ligurie

faccia a faccia

Stupéfaits en arrivant sur eux
Nous les avons vu trotter dans la nuit
S’en aller gaiement leur chemin
Bien habillés de leurs manteaux de fourrure
Nous deux ne bougions pas sur le sentier
En manteaux de cuir et chapeaux en laine.
Ils se sont arrêtés
Nous ont regardés
Nous les avons regardés
Et sans un mot
Ils ont tourné les talons
Et disparu sans laisser de trace
Nous laissant debout
Au pied des escaliers
À nous demander !
Que pouvaient-ils bien faire ?
Et au milieu des escaliers !

Le soir suivant au dîner
En manteau et cravate
À la villa dans les pins
Nous avons déclaré sirotant notre vin :
Il y avait deux blaireaux
Au milieu des escaliers
Il y avait deux blaireaux !

(Bogliasco, Ligurie, 2009)


Cartes postales de Chypre (made in India)

Il était une fois
Il y aura une île
Il y a très longtemps

Les mots sont en deuil de leur sens
Dans leur désir de si longtemps
Célébrer leur nostos
En un détour de ce qui pourrait être
Dans tout ce qui aurait-pu-être
En un regard qui trahit une autre vie
Dans l’œil insomniaque de la pieuvre
Avec des yeux comme des livres ouverts sur le devenir

Ou l’écholocalisation des chauve-souris
Dans l’instant où s’entend
Le silence des sirènes
Qui menace d’effacer les bords de l’imagination
Et ainsi parle un chœur de poètes
Niki me dit les larmes amères de cet homme
Qui a regardé Google Earth et a vu
le caroubier
où il laissait le tracteur
gamin de huit ans et courait
d’abord au buisson de lentisque
puis dans la mer
pour ne pas se brûler les pieds

Je salue une amie au loin
Anandana la bien-heureuse,
Qui m’envoie des visions d’une terre île
Broutée et brillante de mer
Ombres sombres et suaves
Qu’elle encadre en cartes postales
(made in India)
Recueillant la lumière tamisée
D’un côté ou de l’autre
De frontières embarbelées et de pare-brise

Traduction phosphorique
Épaissie dans une lumière aveuglée
Réfléchissant à Theoria
Qui devient Darshan
La langue vouée à la chute
Sauvant l’apparence de son être
Comme la terre qui jaunit
Précipitant sa sensualité
Vers l’éclat lointain du bleu
Berçant la sérénité de l’oubli
Est-ce la via negativa ?
La mer est encore une question
Comme la chute des oranges
Cascadant vers la mort
En transe comme des derviches tourneurs
Scellée dans
Et seulement par
Une thanatographie de voir
Quelle joie
Pour toujours à jamais

Quelles apparitions
Déesses assiégées
Et autres créatures étranges
As-tu glanées en chemin ?
Une pléthore de revenantes d’Aphrodite
Abandonnées par la mer, desséchées,
Grises et pétrifiées
Chacune avec son prix
Compte soigneusement ton argent
Treize livres cinquante pour être exact
Certaines en bois verni
Des mannequins debout en sous-vêtements
Souvenirs de révélation mais
Sans iris même pour déceler les frontières
Et il y en a même un sans tête
Pour regarder au-delà
De la poubelle municipale barrant le passage
Et voyez-vous ça – la revoici
Réincarnée sous une poudre poisseuse
Trop gluante pour les vieux fatigués
Qui se réfugient dans la pénombre
Et cherchent avec moi la lumière des jeux
Où se cousent des destins de fines mailles
Patiemment éternellement
À la recherche de prémonitions
Dans les yeux sombres et opaques de marc de Girne

Kyrie eleison !
Il y a du nouveau ?
Pourriez-vous demander.
Ça suffit les dentelles et les cafés
On se bouge on se bouge
Les migrations sont dans notre ADN
Nous sommes tous des grives
C’est pour ça qu’on les mange
Regarde la jeune femme de l’Orient
Qui tend un doigt
À saisir par la main de nos filles
Les migrations nous parlent
Comme le parfum hiératique de tulsi
Ramené du voyage en Inde de notre Sainte Mère Hélène
Traduit en basilicum sanctifié !
Assez de tribut !
Il n’y a jamais assez de tribut !
Prenez garde aux prédateurs !
Où sont partis tous les chameaux ?
La nation toute entière a-t-elle émigré, ou
Été déportée, envoyée en exil ?
Ou simplement hachée menu et dégustée avec du vin rouge en pastourma ?

Et la Liberté ?

Quo vadis ?
Suivez les signes comme la femme en shalwar kammez
Qui parcourt les rues de notre ville
Vers un monument veillé par un spectre
Tandis que pas trop loin
Qui s’étend dans le territoire de qui ?
Quels monstres sommeillent dans les ruines ?
Sont-ils devenus trop paresseux pour
Même se bouger ? Et pourquoi ne s’envolent-ils pas
Par-delà les plaines et les mers
Laissant le Minaret et le Cyprès se dresser vers le ciel
Enclos et liés dans la réconciliation par les barbelés et Petromin
Nous laissant tranquilles (peut-être en paix) à trouver notre paradis
Dans des communautés perdues
Et les fleurs sauvages sur la colline
Ou juste rester là parmi
Ces maisons qui se bousculent dans leur ruine
Se poussent dans des jeux de gamins
Guettent leurs mouvements pour s’écrouler et renaître ?

(Mais s’il vous plaît, ne me dites plus que je suis moi aussi
Un Prédateur et un Parasite d’images et de mots !
Pas d’insulte ! Je suis un ϑεωρός de l’île.)


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4.  Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, IV. Les voies d’Adropos sont impénétrables (2012, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 18 minutes >

LAURENS Henri, Lucien de Samosate – Dialogues (1951) © Tériade

’Αληθη διηγήματα – une histoire vraie – par Stephanos D. Stephanides, αδροπος τουΤρικομου, qui écrit en anglais, tel son mentor, le Syrien Lucianos de Samosata, qui écrivait en grec ; Lucianos avait constaté que les philosophes professionnels ne s’encombraient guère du souci de la vérité, ou comme il l’écrivait

Mais je suis un menteur plus honnête, puisque je vous dis là maintenant que je n’ai aucune intention de vous dire la vérité, suivant le conseil de mon mentor, qui disait […] κάν εν ράρ

Je vous le confesse, je me méfie des mots, surtout au milieu de l’après-midi. Ou peut-être devrais-je dire je professe et non je confesse. Je suis un professeur pas un confesseur puisque ma façon de vivre n’a en rien été un témoignage de foi chrétienne et que je n’ai aucun espoir de trouver le salut en tant que martyr comme mon saint patron. Je ne fais que professer l’art et l’agencement et le sens des mots mais les mots me donnent souvent le vertige et j’aspire au silence. Si j’étais dentiste je me lasserais de regarder des caries toute le journée. Si nous étions en plein été, je sombrerais dans le sommeil – peut-être sous les pales d’un ventilateur ou sur une couverture parmi les eucalyptus près de la mer – et je pénétrerais dans un monde de mythes et de symboles et tous les mots s’évaporeraient dans le bourdonnement des insectes et le battement des vagues. Mais nous ne sommes pas en août. Nous sommes une après-midi de février et ce sont bientôt mes « heures de permanence » et je vais ouvrir la porte à un cortège hétéroclite d’étudiants qui vont m’assourdir de la cacophonie de leurs plaintes à propos de leurs résultats de janvier et de leurs questions sur les examens de fin d’année. « Kyrie, qu’est-ce qui n’allait pas ? » J’inspire profondément avant de répondre. J’ai une longue expérience quand il s’agit d’avancer masqué lorsque c’est nécessaire. Mon objectif était de les faire sortit au plus vite. Je me suis retenu de leur expliquer que leur style était plat, leurs idées banales et que c’était un effet de ma grande générosité s’ils avaient quand même obtenu une note passable. Non, j’ai arboré un léger sourire pour cacher mon impatience et je leur ai parlé gentiment sur un ton encourageant, leur ai recommandé d’autres lectures et exprimé ma certitude qu’ils pouvaient réussir brillamment tout en les poussant vers la porte pendant que l’autre moitié de mon cerveau s’occupe de parcourir et effacer des courriels dans un mépris pompeux et professoral pour tout qui viendrait me faire perdre mon temps et m’empêcher de rêver en silence.

Les mots sortent du silence et y retournent. Je vais écrire ça sur ma porte. Il faut que je m’en aille. Comme toujours, je néglige des demandes urgentes de l’Administration, je les confine au bas de la pile jusqu’au dernier moment. Jusqu’à ce que je reçoive un rappel personnel intitulé « Dernier avertissement », qui est une façon de me faire savoir que si je ne remplis pas toutes les petites cases pour indiquer combien de pages de mes mots ont été publiées ces trois dernières années, chez quel éditeur, qui m’a cité etc. etc. je n’aurai droit ni à une bourse de recherche ni à un assistant ni au financement de ma prochaine recherche anthropologique de terrain au Bengale ou au Rajasthan. Il me reste un jour, donc je décide de remettre la réponse au lendemain. Je vais encore lire un courriel et puis fermer boutique. Je lis d’abord la ligne sujet :

ADROPE MOU

Je m’arrête dans un mélange d’étonnement et à vrai dire d’un peu de nostalgie à entendre le mot « adropos ». Mais ma première réaction était l’étonnement. Ces derniers temps, je suis devenu assez sourcilleux sur la façon dont on s’adresse à moi. Quand j’étais jeune, les gens me hélaient de bien des manières et ça m’était égal. En fait, j’aimais observer comment ils négociaient l’espace qui nous séparait, s’ils disaient Re File, Mastre, Syntrofe, Bro’, Mate, Buddy, Dude. Quand j’étais jeune enseignant au Guyana, j’étais ravi (et me disais que j’étais vachement cool) quand mes étudiants – qui étaient tous I-dren ou Sis-tren à dreadlocks – me hélaient dans la rue avec un sonore « Hail Doc ! » ou « Hail Prof ! » et que je leur répondais « Hail my yout’ ». Quand j’étais à Athènes, j’ai déployé des merveilles de tolérance quand les copains m’appelaient re malaka plus de cent fois sur une brève conversation. Ça me plaisait ce sentiment de solidarité, que nous étions tous des malakes, des camarades. C’était l’âge d’or de la jeunesse. Une époque où je pouvais dormir n’importe où – lit, sofa, parquet, champ. Je pouvais étaler mon sac de couchage sur des cailloux au milieu d’une oliveraie et sombrer dans un profond sommeil. Aujourd’hui je peux dormir que sur le côté droit d’un matelas en latex avec ma femme sur le côté gauche. Les gens m’appellent Kyrie ou Professor ou Kyrie Professor ou Kyrie Stephane, quand je suis en Inde je deviens Professor Sahib et quand je suis à Istanbul, je suis Hocam, même si je suis un infidèle. Je m’attends à ce qu’on n’utilise pas la forme familière sans m’en avoir demandé la permission, et seuls quelques privilégiés ont le droit de m’appeler Stephane mou, et ceux-là en savent le prix. Si un collègue américain écrit « Dear Stephanos » pour démontrer sa cordialité collégiale, à la mode étatsunienne, je m’attends à ce qu’ils ajoutent entre parenthèses « (si je peux me permettre) ». Et il n’y a probablement plus que deux ou trois personnes en vie qui m’appellent encore Stefoulli. Une d’elles est la vieille Maritsou – la voisine de ma grand-mère à Trikomo. Je la vois au mieux une fois par an aux réunions de l’association des réfugiés de Trikomo. C’est sans doute la seule qui me dit encore Yioka mou Stefoulli en me pinçant les joues et me couvrant de baisers en disant « ta grand-mère serait fière de voir que tu es devenu un adropos mes stin koinonia » – un honnête homme dans la société. Un instant je me souviens avec tendresse du petit garçon appelé Stefoulli. La pointe de nostalgie s’attarde un peu et pendant quelques heures je me sens léger comme un gamin, mais l’impression se dissipe dès que je pénètre sur le campus et retrouve mon identité maussade. Alors n’allez pas me donner du re koumbare (sauf si vous êtes né avant 1960 et de préférence à Trikomo). Hier quand le caissier de la station-service m’a interpellé sur ce mode, j’ai eu le plus grand mal à ne pas répliquer « Je ne me souviens pas vous avoir déjà rencontré, et encore moins avoir baptisé votre enfant. »

Or voilà que m’arrive un message d’un parfait étranger appelé Peter Eramian qui m’appelle Adrope mou.

Était-ce un compliment ou une provocation ? J’ai continué à lire et me suis aperçu que j’avais été un peu rapide à m’indigner. Le corps du message était tout à fait courtois et m’invitait sur la recommandation d’une collègue à participer à un projet universitaire sur l’étude d’adropos. Mon étonnement initial est devenu perplexité. Qui diable pouvait s’imaginer que j’avais quoi que ce soit à dire sur adropos ? Pourquoi quiconque m’aurait-il recommandé ? Je sais que j’ai la mauvaise habitude de prendre la parole quand je ferais mieux de me taire et que je me retrouve ainsi pris au piège de situations où je ne veux absolument rien faire, ce qui m’amène à dépenser une précieuse énergie à m’en dépêtrer. Je me suis soudain rappelé l’Institut d’Études de Genre. Peut-être que c’était là que travaillait mon Arménien. J’avais apporté un sérieux soutien à la création de l’Institut quand il en avait été question à la Commission de planification universitaire, mais j’avais sans doute exhibé assez stupidement combien j’étais politiquement correct en ajoutant que je pourrais participer à un module sur la Construction de la masculinité sur l’île. Je me disais que mes paroles imprudentes tomberaient dans l’oubli dès la fin de la réunion, mais voilà qu’elles me rattrapaient. J’ai décidé d’appeler le Directeur de l’Institut pour trouver une façon élégante de m’en sortir. Je m’en tirerais avec quelques flatteries : j’avais admiré leur critique pertinente de la façon dont des séries télévisées en vernaculaire restauraient l’humiliation patriarcale des femmes en leur retirant le nom et le statut d’adropos. Après, je leur dirais de poursuivre sur cette voie et que je les rejoindrais plus tard etc. etc. Comme d’habitude, j’avais agi trop vite. J’ai parlé à l’administratrice de l’Institut qui m’a dit qu’elle n’avait jamais entendu parler d’un Peter Eramian, qu’il ne faisait pas partie de leur personnel et que personne à l’Institut ne m’avait envoyé de message. Mais qu’ils étaient très heureux de l’intérêt que je leur portais etc. Et que le Directeur allait m’appeler pour concrétiser notre collaboration. J’aurais mieux fait de m’abstenir. J’essaie de résoudre un problème et j’en crée deux. J’avais sur les bras l’Institut d’Études de Genre et le mystérieux Eramian. Les commissions et les projets, c’est comme l’hydre de Lerne. Vous lui coupez une tête et il en repousse deux. Où sont les héros ? N’y a-t-il pas un Hercule pour nous en débarrasser ? Faut-il que je les affronte jusqu’à la retraite ?

J’ai décidé que j’allais expliquer à Eramian que j’étais certes anthropologue mais pas pour autant adropologue ; néanmoins, son projet était admirable et ambitieux bla bla bla et je trouverais un collègue mieux à même de le seconder. Là je me dis que la dernière proposition, c’est une mauvaise idée. J’essayais de me débarrasser de la patate chaude mais je ne voyais personne que je pourrais convaincre de s’impliquer. Il n’y a qu’un autre adropos indigène dans notre département et il était en année sabbatique. La plupart des autres étaient des kalamarades avec des noms se terminant en « –opoulos ». Si des Opouloi s’en occupaient, il faudrait qu’ils trouvent des informateurs locaux sensibles aux nuances du vernaculaire. Là vous pouvez bien poser la question de comment il se fait que la population locale soit ainsi en minorité, et n’est-ce pas une source d’inquiétude ? Ont-ils réussi le rite de passage d’anthropos à adropos ?

Un jour un agent de police est venu me trouver au bureau pour une amende suite à un stationnement sur une double ligne jaune, deux roues sur le trottoir devant un Starbuck’s où je m’étais arrêté un matin pour prendre un double expresso histoire de me réveiller avant le premier cours. L’agent semblait moins concerné par ce qu’il appelait mon ‘délit mineur’ d’avoir obstrué le trafic de l’heure de pointe (après c’était juste de l’adropino) que par le fait que tout le monde dans le corridor parlait soit kalamaristika soit englizika. J’ai fait de mon mieux pour restaurer les apparences. Je l’ai assuré que nous recrutions dans l’intérêt de la science et de la méritocratie universitaire et que tout notre personnel avait réussi le test prouvant qu’ils pouvaient s’exprimer comme des adropoi avant d’être confirmés dans leur poste. Nous vérifiions que leur ouïe et leur base d’articulation pouvaient distinguer les valeurs phonétiques des consonnes jumelées, voisées ou sourdes, fricatives inter-dentales et surtout palatales. Je lui ai expliqué la technique de la palatographie. Comment nous plaçons un mélange d’huile d’olive et de charbon de bois sur le palais et leur demandons de prononcer certains mots, puis que nous photographions le palais pour repérer le mouvement de la langue. L’agent en restait bouche bée. Je ne lui ai pas dit toute la vérité évidemment. Je ne voulais pas laver notre linge sale en public. Le projet avait lamentablement échoué le jour où une candidate, stressée, avait perdu les pédales avec des conséquences désastreuses. L’examinateur a éclaté de rire quand elle a articulé « Chat va mal » et « Che beux santé ». Elle est sortie en pleurs et a introduit une plainte. La candidate suivante a refusé de passer le test : elle était une femme, athénienne de surcroît et ne voyait nulle raison de devenir adropos ou de jamais dire shasharo ou shoujouko. Alors aujourd’hui, sur conseil juridique d’une médiatrice gouvernementale sur la protection des données,  le service des Ressources humaines garde secrets les résultats de l’expérience. En fait la palatographie était un cheval de Troie introduit dans l’université par les Opouloi eux-mêmes. Certains affirment que c’était une façon de s’infiltrer te de coloniser les populations indigènes. Mais pour se défendre les Opouloi déclarent que le seul objectif était la connaissance scientifique. J’essaie de rester impartial et de ne rien dire quand le sujet est abordé. Quoi qu’il en soit, je ne parle pas de cette affaire, histoire de ne pas attiser de controverse inutile sur ma complicité coupable quand j’ai ouvert la porte à ce cheval de Troie. Non seulement tout l’équipement a été amené en ma présence mais j’ai singé l’autorisation de paiement. D’aucuns disent que c’est par paresse que j’ai laissé les Opouloi s’installer dans le département. Les Opouloi peuvent parler pendant des heures aux réunions de commissions ou du Conseil d’administration, me laissant libre de rêver parmi les eucalyptus devant mon bureau, à convoquer des mots ou à essayer de les oublier. Ou qui sait ce que je pouvais fabriquer ? D’autres avancent que le motif de mon action était l’envie et que ça m’amusait de leur remplir la bouche de charbon de bois et d’huile d’olive sous prétexte d’expérience scientifique alors que j’aurais pu l’éviter en utilisant un électro-palatographe. Les opinions étaient partagées quant à savoir si mes motivations étaient académiques ou politiques, mais de toutes façons, j’étais accusé de Misadropy.

Je sais qu’il y a un fond de vérité dans toutes ces rumeurs, même si elles sont teintées d’hyperbole. Le remords s’installe. Je me mets à chercher des façons de me racheter et de rétablir mon statut d’adropos. Alors je me suis demander si nous ne pourrions pas reterritorialiser l’étude scientifique d’adropos dans notre école et peut-être la rebaptiser : au lieu de « Anthropistikes Epistemes », ce serait « Adropistikes Epistemes ». Ma motivation pour la recherche renaît. Toute la nuit des pensées me traversent l’esprit sur cette nouvelle entreprise. Nous pourrions vendre le palatographe à un magasin d’éléphants blancs et faire des expériences en laryngographie à la place. Le mystère d’adropos résidant dans la vibration des cordes vocales. Si nous pouvons établir la stimulation émotive ressentie par adropos à l’écoute de la transition glottale voisée, nous pourrons constituer une ‘Communauté affective d’Adropos’. Une fois les sujets identifiés, nous pouvons étudier leur habitat, leurs habitudes alimentaires, leurs rituels et croyances, leur système de parenté, leurs divinités, leurs schémas de migration et de sédentarisation, et quelles relations affectives ils entretiennent avec d’autres communautés. Il fallait que je mette au point ma nouvelle théorie et méthodologie pour étudier adropos. J’ai passé la semaine suivante à pomper des idées chez tous les Opouloi du département qui s’y connaissaient en Théorie. L’un recommandait une approche en terme de créature en notre époque de post-humanisme. Pense à la Métamorphose de Kafka, m’a-t-il dit. Un autre me conseillait de méditer sur la compresser spatio-temporelle des ophiolites du du massif des Troodos afin d’apprécier le temps profond et d’envisager adropos dans un avenir de développement durable. Il y avait aussi un partisan de l’action sociale. Lui, c’était un filadropiste qui voulait « embrasser » tous les adropoi affectés par la crise économique.

Dans mon enthousiasme, je n’avais pas pris la peine de rencontrer Eramian avant de lui répondre. Cela pouvait tout aussi bien être un virus ou un pourriel, et j’allais me ridiculiser à nouveau comme avec le palatographe. J’ai envoyé un autre message pour proposer une rencontre. La réponse était signée Entafianos A. Entafianos et disait qu’Eramian était en « voyage », mais que lui, Entafianos, serait heureux de me rencontrer pour parler de ce projet. Ce devait être une invention d’Eramian, me suis-je dit. Entafianos Entafianos c’est aussi vraisemblable comme nom que Humbert Humbert. Quelqu’un est en train de me mener en bateau. Mais bon, si Eramian était le pendant insulaire de Vladimir Nabokov, allais-je me détourner de Nabokov parce qu’il voulait me faire rencontrer Humbert Humbert ? Entafianos était peut-être la créature imaginaire de quelqu’un, mais il avait un numéro de téléphone. Je l’ai appelé en proposant de passer à son bureau. Il a insisté pour venir plutôt dans le mien puisque le projet adropos n’était encore localisé nulle part. J’aurais bien voulu explorer son habitat pour voir si je pouvais le rattacher à une réalité reconnaissable qui serait plus qu’un personnage nomade de l’imaginaire d’Eramian portant un nom fictif et cryptique. J’ai néanmoins accepté une rencontre sur le campus, comme il répétait qu’il ne voulait surtout pas me déranger, ce qui flattait ma vanité professorale. Je lui ai délibérément donné des explications embrouillées pour être sûr qu’il se perde, m’appelle sur mon portable et que j’aille à sa rencontre. Rien ne me fait davantage plaisir que d’errer dans les cours de l’université pendant que mes collègues sont en train de débattre en Conseil d’administration si par exemple il ne faut pas déplacer le cours de Pensée critique en deuxième année pour donner aux étudiants un an pour penser avant de leur demander penser de façon critique. J’étais donc sous l’horloge à attendre son appel. Comme prévu il était de l’autre côté de la cour près du dattier. J’ai décidé d’appliquer les théories post-lacaniennes sur le langage et le désir à la méthodologie de terrain de Malinowski sur l’observateur/participant. Bref, j’ai décidé de m’approcher sans me faire voir et d’observer sa façon de marcher et de s’habiller avant qu’il ne puisse me voir.

Tout en devisant avec un café, j’ai prêté une attention particulière à la fricative voisée dans adropos. Je suis reparti avec de vagues indices et des notes sur un village Au-Delà et une église de Tous les Saints du 14e siècle. Des indices qui étaient autant source de confusion que d’éclaircissement. Je ne savais toujours pas s’il était Eramian qui faisait semblant d’être Entafianos ou si Eramian était une sorte de Nabokov qui nous inventait tous les deux d’une chambre d’hôtel à Glasgow voire en Australie. Entafianos était habillé en avocat et parlait du droit comme fiction et de fiction comme droit. Je me demandais s’il avait appris cette approche de cette autre école derrière l’University College London qui enseignait le droit à partir des fictions de Jorge Luis Borges. Ou étions-nous en présence de transfert et contre-transfert entre interlocuteurs ? Se projetait-il dans mon imagination ? Il disait qu’il avait étudié à Warwick. J’étais intrigué, mais je commençais aussi à me sentir mal par rapport au projet dans son ensemble et à l’obligation que je venais de m’imposer. Je n’allais pas poursuivre et peut-être bien qu’ils allaient eux aussi oublier. Mais des messages continuaient à affluer et je ne pouvais me dérober. Une voix en moi disait An en’ tipote en’ o lo’os tou adropou. La parole d’un homme, c’est tout ce qu’il a. Alors j’ai décidé de continuer ma recherche et de rédiger un texte, comme promis. J’ai fait des plans pour deux pistes d’investigation. Un, j’allais rencontrer des connaissances dont le nom se terminait par –ian et tenter de résoudre le mystère d’Eramian, et deux je me rendrais dans les villages Au-Delà, si possible le Vendredi Saint, et chercher des adropoi appelés Entafianos en lien avec des églises des Saints Apôtres.

J’ai dressé une courte liste de gens que je connaissais avec un suffixe en –ian, passant donc des Opouloi aux Ianian. J’ai éliminé les politiciens parce qu’ils risquaient de déclencher mon trouble du déficit de l’attention et je n’entendrais pas un mot de ce qu’ils me raconteraient. J’ai placé en tête Ruth Kesheshian. Elle est libraire à Sofouli Street et si elle ne disposait pas de l’information cherchée, elle savait où la trouver. Mais il me fallait dégager plusieurs heures parce que nos conversations partaient toujours dans tellement de directions différentes que j’oubliais fréquemment ce qui m’avait amené. Un jour, je suis allé chercher des renseignements sur les oiseaux migratoires et endémiques à Chypre. Nous avons parlé d’adropoi qui mangent des oiseaux et d’oiseaux qui mangent des vers à soie, et sans nous en rendre compte, nous suivions la route de la soie et je suis reparti avec un livre sur Samarkand. Quand j’avais un peu de temps, je me suis rendu dans sa librairie pour lui demander si elle connaissait Peter Eramian. « Bien sûr, dit-elle en préparant du thé. Tu parles du traducteur de Corpora Hermetica en arménien à partir de la traduction latine de Marcilio Ficino. » « Et il existe là sur l’île ? » « Ah non pas du tout, il vivait à Florence au 16e siècle et il a pris le nom de Pietro Eremita. »

À ce moment-là, notre conversation a été interrompue par des clients qui n’arrêtaient pas d’entrer et de sortir et j’écoutais les conversations de la mezzanine où Ruth m’avait envoyé avec ma tasse de thé. Ils parlaient surtout de pierres et de tablettes. Une femme appelée Elizabeth était embarquée dans une quête qui impliquait de retrouver des graffiti sur de vieilles pierres partout dans l’île et elle voulait savoir comment et par qui les pierres d’Amathus avaient été transportées pour construire le canal de Suez. Un jeune artiste appelé Constantinos cherchait une Tablette d’Émeraude pour y étudier les images qui feraient passer l’esprit de monde d’en bas à des mondes d’en haut. Il en avait entendu parler par un moine franciscain à Assise, où il avait passé quelque temps en contemplation et à pendre les images de ses visions. Entre-temps Ruth poursuivait son récit sur Pietro, comment il avait étudié l’alchimie avec Pic de la Mirandole et Giordano Bruno. Quand l’Église a condamné Bruno pour hérésie, Eremita a disparu. Certains érudits pensent qu’il est allé à Venise et que de là il a pris un bateau pour l’Égypte ou le Levant, ou qu’il s’est peut-être installé à Chypre. Là j’étais tout à fait scotché par cet Eremita-Eramian et je lui ai demandé ses sources. Elle ne savait plus où elle avait lu tout ça. Elle m’a parlé d’orfèvres et d’une recherche Google, et m’a renvoyé aux livres de Frances Yates, de l’Université de Cambridge, qui avait écrit Giordano Bruno and the Hermetic Tradition. J’ai trouvé une référence à une traduction de Corpora Hermetica en arménien (sans mention de traducteur). J’ai découvert un Pietro Eremita associé à la Première Croisade, mais n’en ai pas trouvé à la Renaissance florentine.

Je suis rentré chez moi et j’expliquais à ma femme qu’un alchimiste du 16e siècle m’envoyait des courriels et que notre amie Ruth était au centre d’un cercle de magiciens dont les membres fréquentaient sa librairie. Elle n’arrivait pas à suivre le fil de mon récit et a suggéré d’aller  voir le médecin pour demander si mes médicaments pouvaient avoir des effets hallucinogènes. Après, elle a téléphoné à une amie pour lui dire que ça l’inquiétait, que je manifestais peut-être les premiers signes de démence sénile et que je ne savais plus à quelle époque nous vivions. Son amie l’a rassurée : une expérience de compression spatio-temporelle était un symptôme courant chez les habitants de l’île. Ma femme venait des Amériques et était souvent perplexe devant nos mœurs insulaires. Il n’y avait pas lieu de se tracasser, lui a dit son amie. Les gens de l’île passaient leur temps à chercher une solution.

Le lendemain, Eramian m’a envoyé un courriel demandant un résumé de cent mots pour présenter ma recherche sur adropos. J’étais un homme de paroles, pas seulement un homme de parole, mais des mots, voilà que je n’en avais pas. J’ai été saisi par l’angoisse du silence. Ça allait mal finir, et ça pas à cause d’un palatographe mais d’une pierre d’ermite. J’allais dormir et me suis réveillé en pleine sueur froide, dans la panique du mystère d’adropos et d’Eremita. Je n’avais pas un seul malheureux mot, alors vous pensez, cent ! J’en ai finalement trouvé cinq et j’ai écrit à Eramian : les voies d’Adropos sont impénétrables. Je pensais que cette réponse mettrait un terme à ma participation. Celui qui envoyait ces messages, qui qu’il soit, en conclurait que je n’avais rien à dire sur rien. Mais non, pas du tout, j’ai reçu au contraire une réponse enthousiaste à la fois d’Eramian alias Eremita et/ou d’Entafianos alias Eramian (s’ils ne sont pas une seule et même personne) : ils parlaient de mon projet en termes superlatifs et proposaient d’organiser une rencontre avec un certain MM. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une sorte de deus in machina qui pourrait me guider par les voies impénétrables d’adropos.

Je ne pouvais plus me dégager désormais. En’ o lo’os tou adropou o ,ti tze na ‘ne, la parole d’un homme, c’est une obligation. Je me le répétais. J’ai appelé un ami dans un des villages Au-delà pour lui dire ma détresse. Il m’a suggéré de commencer mon étude de terrain par une visite à Anti dans le village d’Ayia Barbara. C’était une vieille sibylle que se souvenait de tout qui avait habité dans les villages alentour ces cent dernières années. Comme toujours, elle lirait le marc dans ma tasse et me donnerait un plante de basilic et un pot d’écorces d’orange enrobées de chocolat – le parfum et le goût renforçaient la réaction affective déclenchée par l’action vibratoire des cordes vocales, et alors l’essence unique d’Adropos se révélerait dans toute sa splendeur. Elle a lu ma tasse en dodelinant de la tête et en musant la fricative nasale MM. Il y avait deux chemins mais je prendrais le troisième. Tous les chemins étaient justes et tous les chemins étaient faux. Ils menaient quelque part et nulle part. Partout c’était nulle part. Je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qu’elle me tu ne racontais. Elle m’a dit δ έγώ ποιώ σύ ούκ οίδας άρτι, γνώση δέ μετά ταυτα. (Tu ne comprends pas ce que je fais mais plus tard tu verras.) Je me demandais si elle citait l’évangile de Saint Jean ou les Poimandres d’Hermès Trismégiste alias Hermès le trois fois grand. Elle a juste dodeliné la tête d’un air énigmatique sans rien expliquer.

Après, elle m’a dit qu’elle voyait un aspirant oiseau sous forme d’âne à auréole dorée. Elle voyait des métamorphoses et peut-être la préparation d’une initiation. Ce que j’attendais c’était une révélation sur Entafianos alors je lui ai donné son nom. Elle l’a immédiatement répété sous sa forme vernaculaire. « Antafkyanos Antafkyanos, le divin passeur de frontières, héritier des psychopompes, né un Vendredi Saint à pera chorio. » Le village au-delà ? Je n’avais pas tout de suite compris que le village au-delà était vraiment appelé Village Au-Delà, Pera Chorio, pas du tout la même chose que le village appelé juste Au-Delà, Pera. « Reviens le Vendredi Saint, m’a-t-elle dit en m’appelant mon chéri – Ghrouse mou en vocalisant le gh initial. Je t’y conduirais. »

À mon retour à Engomi, j’ai reçu un texto de MM qui voulait me rencontrer à la demande d’Eramian, qu’il appelait Eremita. Il a proposé de se rencontrer dans un café à Engomi ou à l’église des Douze Apôtres au village Au-Delà (qu’il appelait Pera Chorio) ou bien nous pourrions suivre la troisième voie pour débattre du mystère de Lo’os et Adropos. J’ai choisi la troisième voie comme l’avait prédit la sibylle. J’ai vu le mystère. J’ai vu ce que je sais sans savoir ce que je vois. Ma femme dit que j’ai développé une habitude malsaine de falsifier ou d’exagérer tout. Et je suis prêt à confesser et à professer que je suis perdu, peut-être irrémédiablement. Est-ce que j’attends juste qu’adropos  se manifeste pour me permettre d’écrire une page de plus ? Ou Eremita va-t-il m’apparaître et me montrer la sortie ?


Rhapsodie du Drogman

Pour Susan et Harish, υψίστοus διδασκάλους   

re partie

Je suis un drogman
un courtisan du mot
je me pince les yeux pour entendre
habile et improvisateur
de mots-mondes aux bords acérés,
révélateur traître et
loyal d’obsessions
tous n’entendent pas ma parole

dans la nuit je plonge
en compagnie de derviches et apprends
pourquoi les cyclamens poussent dans les fentes des pavés
et marmonnent des promesses, dans la poussière,
de ce qui est beau et invisible
je demande le sens de
pré munir pré venir pré luder
pinson des îles
posé sans querelle
ou hirondelle
dans sa ligne de fuite
zigzaguant avec détermination
conscient que la route se perd
en débris à la dérive
de choix fortuits
de décisions précipitées  

dans ma sagacité impulsive
je tournoie et prends le large
contrarié dans mon état de grâce
drogman le jour
derviche la nuit

2ème partie

Quand les cœurs musent dans le bourdon
de la lumière du matin si vive qu’elle fait silence,
la dame arriva à la Porte de la Ville
et attendit le tarjuman
qu’elle avait demandé dans une lettre envoyée d’Égypte,
quelqu’un qui comprenne son idiome
pour l’accompagner à la Sublime Porte.
Moi seul parmi les rayahs parlait la langue
de cette île dans la mer au nord.
Là j’ai suivi le conseil de mon compagnon
j’ai laissé kaftan et jubbeh,
et me présente en boyunbagi et gilet à la mode
des Français.   

Je m’incline et avant qu’elle ne s’enquière
de l’étendue de mon savoir
si je suis serviteur borné ou savant érudit
je ne monte pas dans la voiture
mais prestement sur le siège
à côté du cocher en expliquant au gamin porteur
que s’il reçoit un bakshish il doit dire “thank you”
comme elle s’y attend et ne montrer ni gratitude
ni mécontentement, elle ne doit pas savoir
comment nous mesurons sa générosité,
ne compter que le profit de la journée dans nos murs ;
nous ne savons pas
si elle désire la douceur des sultanes
ou autre douceur de l’île.
Quand le ciel veut parler
il lui faut peu de mots
pour ouvrir les portails ici, là et ailleurs.
Les arbres poussent en silence
comme les dattiers le long du fleuve
à l’intérieur des murs de la ville.

Sur le sentier d’Hermès
le vent débusque la langue
comme nous débusquons la poussière d’amour
dans l’odeur de mausolée du deuil
jasmin en train de pourrir.

Quand le soir tombera à la dérobée
je me retirerai dans la maison du Drogman
où la pierre brûlante changera mon corps en vapeurs
absorbant les contours du cyprès
en de longues ombres de nuit dans une transe violette
qui pénètre par la lucarne du hammam
sans rechercher joie ou mélancolie.
Le temps d’apaiser ma conscience vagabonde.
Sur le divan je traduirai pour mes compagnons
des vers du Tarjuman al-ashwaq d’Ibn Arabi
Mon cœur peut prendre toute forme…

Stephanos Stephanides, Nicosie 2012


Linceul

Sylphe de ma souvenance
Un trésor de jeunesse
Douloureux et divin
Étend un linceul de lin
De renoncules jaune soleil
La plus sublime des couleurs
Enveloppe la terre
Un pré pour ceux qui disparaissent
Un deuil de départ
Au goût piquant de curcuma
Flamme vacillante
Élixir du regard d’un voyant.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, II. Les vents viennent de quelque part (2011, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 31 minutes >

Cumes, l’antre de la sibylle © Valérie Mangin

Le jour viendra où la longueur du temps rétrécira mon corps
Et peu restera ou rien du temps de mes membres rabougris

Voix de la Sibylle de Cumes dans les Métamorphoses d’Ovide

Je ne comprenais pas tout ce que me disaient les sibylles mais je perçois leurs paroles. J’étais un apprenti d’Hermès, qui m’a appris à écouter et interpréter leurs aphorismes et à entendre leurs messages derrière le sens des mots en tournant l’oreille vers la terre et les yeux vers les étoiles et les cieux, et à ressentir dans mon corps les mouvements des vents. Mais quand trop tôt j’ai quitté l’île dans la Mer du Milieu, les messages qu’elles me transmettaient se sont estompés, pourtant ils résonnent encore en moi sous formes d’énigmes de rébus dans des langues que je parlais jadis et que je traduis maintenant en mots nouveaux de même que j’apprends de nouveaux mystères des devins de l’île dans la mer nordique. Et au fil des inversions et conversions des années, leurs paroles résonneraient en moi de sorte que les voix des sibylles, Elengou et Marikkou, se feraient entendre dans les voix des visionnaires anglais, Alan Alexander Milne et Wystan Hugh Auden :

D’où le vent vient
Où va le vent

Il vient de quelque part
Et va si rapidement
Que je ne peux le suivre
Même en courant

J’ai appris avec le temps que oui les vents viennent de quelque part quand ils soufflent, et que le temps ne dira rien que c’est bien ce que je disais. Donc si vous vous demandez pourquoi Démosthène m’a soudain emmené sur un grand bateau… Qui peut savoir ce qu’il avait en tête et pourquoi ? C’est tout ce que je peux vous dire. Il ne m’avait pas expliqué pourquoi là au milieu de sa vie il voulait quitter son île alors que jusque-là de toute sa vie, il n’avait même pas exploré les îles alentours pour découvrir les rivages de l’autre côté. Brusquement il s’est tout retourné renversé inversé mis sens dessus dessous a hissé la grande voile et pris la mer en m’emportant avec lui.

Supposons que les lions tout d’un coup s’en allaient
Que rivières et soldats eux aussi s’encouraient ;
Le temps dira-t-il rien que c’est bien ce que je disais

Ainsi parlait le visionnaire Wynstan H. Auden.

Et c’est ainsi que pendant des années j’allais m’interroger sur ces derniers jours ces derniers mois de mes années d’enfance dans la Mer du Milieu pendant qu’inlassables se retournaient les vagues, et si elles ne savaient rien de l’embarquement avant que le commencement ne finisse ou avant que la fin ne commence, et comment j’allais aller venir partir avec le mystère de mon arrivée sur une île en passant le seuil du ventre de Katerina et puis sur une autre par le ventre d’un bateau et sur une autre encore tandis que la question « D’où venez-vous ? » devenait de plus en plus complexe et le temps ne dira rien. S’ils devaient parler en oracles, les visionnaires m’en diraient-ils davantage ? Comment et pourquoi j’ai quitté l’ombre du vieil olivier pour devenir voyageur par-dessus la houle endeuillée de la mer éternellement jeune et généreuse, et pourtant plus vieille que le vieil olivier dont l’ombre planerait sur moi à mon insu, telle une auréole.

Avant mon départ de l’île, la vie autour de moi était sans doute pleine d’agitation et de turbulence, mais elle regorgeait aussi de merveilles et de surprises, me révélant des perspectives magiques par des retournements soudains. Quand les événements sur l’île ébranlaient le sol sous mes pas, j’étais emporté par une divinité prompte et fatale qui me déposait dans l’éternité du moment dans l’espace de l’environnement insulaire. Car me venaient soudain une intuitive capacité d’éluder et la volatilité enracinée propre de l’enfant mercurial qui vit au cœur du conflit sans trop se poser de question.

Certaines visions de cet été-là allaient perdurer. Katerina et Démosthène s’étaient irrémédiablement séparés bien avant l’été 1957 et j’habitais au village de Trikomo chez les parents de Katerina, pappou Chrisostomos et yaya Milia. J’allais voir yaya Elengou, tous les jours ; c’était la mère de Démosthène qui habitait juste un peu plus loin. En plus des querelles familiales, l’île était plongée dans une guerre coloniale dont l’intensité et la violence ne cessaient d’augmenter. La bourgade où j’étais né était devenue un véritable incubateur de confrontations. D’aucuns l’appelaient « le village du Général », en parlant de celui qui menait la lutte armée contre l’occupant britannique, combattant pour l’ENOSIS, ou union avec la Grèce. L’EOKA, l’organisation qui servait cet objectif, avait été formée en 1955, l’année où j’étais entré à l’école. Nous passions le plus clair de nos journées scolaires à défiler en scandant enosis-eleftheria. Et parfois les combattants de l’EOKA hissaient le drapeau grec sur l’école et les Anglais la fermaient. L’année où j’entrais à l’école, un nouveau gouverneur avait déclaré l’état d’urgence : il instaurait la peine de mort pour la possession d’armes, l’exil ou la prison pour les meneurs politiques, des coups de fouet  pour des adolescents qui se rassemblaient illégalement et suscitaient des troubles, et le couvre-feu. Pour moi, le couvre-feu, c’était une occasion de réjouissance. J’avais une perception naïve de la violence dans laquelle je baignais. Cela m’était bien égal si les Britanniques fermaient définitivement toutes les écoles.  Quand un couvre-feu était proclamé, ça nous invitait à jouer à un nouveau jeu : courir en zigzag d’une maison à l’autre, en calculant minutieusement pour éviter les  passages des jeeps britanniques. Une fois, nous nous sommes trompés. La jeep nous a vus courir et nous nous sommes précipités dans une maison quand quelqu’un dans la jeep a crié « Restez chez vous » dans un grec maladroit. Pappou Chrisostomos s’est mis dans une belle colère quand il a compris les jeux auxquels je jouais pendant le couvre-feu. J’ai dit que j’avais presque huit ans, presque l’âge de m’engager dans la lutte de l’EOKA. « British Go Home ». Je me disais que ça lui ferait plaisir mais il a retiré sa ceinture et déclaré que si je sortais encore pendant le couvre-feu, il me battrait comme plâtre. J’étais sidéré et terrifié et je me suis mis à pleurer rien que d’y penser. Ma grand-mère m’a dit qu’il m’aimait et qu’il valait mieux que ce soit lui qui me batte plutôt que les soldats anglais. Après, je ne suis plus sorti pendant le couvre-feu. Un des copains m’a dit que c’était un petit turc qui nous avait trahi parce que les Turcs voulaient que les Anglais restent à Chypre et ne voulaient pas que nous soyons libres. Je ne l’ai pas cru. Chaque fois que je revenais de la mer avec Démosthène, nous passions par les vergers où Démosthène avait plein d’amis parmi les Chypriotes turcs et nous nous arrêtions souvent chez eux. Je me souviens d’une vieille sibylle qui m’appelait « yioka mou » et me pinçait la joue comme mes grands tantes, et moi je l’appelais theia Emine ? Si j’avais le visage brûlé de soleil, elle y disposait des épluchures de concombre qui absorberaient la chaleur et rendraient ma peau toute fraiche et lisse. Et elle nous donnait des fruits à manger avant que nous ne repartions. Quand c’était la saison des figues de Barbarie, elle les pelait avec une habileté qu’il était bien rare qu’une épine se plante dans ses mains guérisseuses et nourricières.

Il n’était pas facile d’entamer mon esprit frondeur et mon imagination toute neuve alors que je jouais à la marelle parmi dans les conflits du monde adulte. Katerina arrivait à l’improviste et m’emmenait parfois dans sa voiture. Elle était très fière d’être la sixième femme de l’île à obtenir son permis de conduire, mais cela inquiétait mon pappou Chrisostomos, aussi appelé Ottomos, qui, quand elle m’installait dans son auto, criait « tu vas me tuer mon petit-fils ! ». Moi, je m’installais bien vite, prêt au départ. Au fil du temps, son père s’est habitué à la voir conduire, mais un autre conflit est apparu avec sa belle-mère Elengou, qui ne voulait pas que je sois à la garde de Katerina. Un jour que Katerina venait m’emmener à la plage, elle me trouva chez la sibylle Elengou, qui refusait de me laisser partir sans l’autorisation de Démosthène. Grosse dispute. Je suis allé m’asseoir dans la voiture, à attendre d’un air dégagé tandis que Katerina giflait sa belle-sœur et bousculait sa belle-mère pour les empêcher de venir me rechercher. L’oncle Michalis gloussait dans sa barbe en regardant sa femme et sa belle-mère se défendre contre Katerina. « Donne-leur une bonne pâtée ! », criait-il en riant. J’ai très vite tout effacé en bondissant dans les vagues et n’allais plus penser à cette querelle pour m’emmener à la mer pendant bien longtemps. Cela m’est revenu plus tard quand j’étais sur l’autre île, dans la Mer du Nord et que je me demandais où était Katerina. Peut-être allait-elle venir me chercher à l’improviste, comme elle en avait l’habitude. Des années allaient passer avant que je ne reçoive une lettre. Les conflits traversent le temps comme des nappes phréatiques et prennent de nouvelles formes selon les densités et les transparences, s’engagent dans des virages, s’expriment différemment. C’est Wilson, un vieux sage guyanais, qui me l’a expliqué un jour et je m’en souviens encore.

Donc en 1957 ma vie est devenue encore plus imprévisible et mes déplacements plus erratiques et je glissais à travers les obstacles comme un ruisseau joyeux, prêt à prendre des virages imprévus. Quand j’étais en deuxième année, l’école était plus souvent fermée qu’ouverte à cause des couvre-feux. Quand je n’étais pas assigné à résidence par les soldats en patrouille, je gambadais dans les champs avec tout qui voulait m’emmener. Aux premiers signes du printemps, je rejoignais des amis et parents pour aller cueillir et ramener de pleins paniers de verdure ; j’insistais pour revenir sur le dos d’un âne chargé de bourraches, d’artichauts, d’asperges et d’autres plantes sauvages.

Or soudain un beau matin de mai, voilà Démosthène qui débarque au village et déclare que je resterais illettré si je restais ici où l’école était presque tout le temps fermée. Il voulait m’emmener à la capitale. Peut-être avait-il d’autres raisons, mais c’est ce qu’il m’a dit. Il devait pourtant savoir que j’en apprenais davantage en dehors de la classe, qu’il s’agisse de lire et d’écrire, de compter, de chanter ou de tout le reste. Le monde entier était mon instituteur. Généralement, en classe, quand l’école était ouverte, nous répétions des choses que je savais déjà ou nous défilions en agitant des drapeaux bleus et blancs jusqu’à ce que les soldats anglais la ferment à nouveau. Peut-être qu’il avait entendu parler des jeux que nous jouions pendant le couvre-feu et s’inquiétait de ma sécurité. Ses conceptions politiques étaient différentes. D’aucuns disaient que c’était un communiste. Quand je lui ai dit que des garçons plus âgés m’avaient dit que notre reine n’était pas à Londres mais à Athènes avec le roi de Grèce, il avait répondu que ces deux reines, Elizabeth et Frederica, étaient en fait allemandes. Il n’était pas monarchiste et ne pensait pas que l’union avec la Grèce nous donnerait la liberté. Mais bon ses raisons pour m’emmener avec lui n’avaient peut-être rien à voir avec ma scolarité ou la politique. Il y avait peut-être une autre raison qu’il n’a pas mentionnée. Je ne lui ai guère posé de questions. J’étais prêt à de nouvelles aventures dans un autre cadre pour une journée ou une semaine ou un mois. Les heures se succédaient. Est-ce que je partais pour toujours ? Je ne comprenais pas ‘pour toujours’. Chrisostomos et Milia me regardaient tristement alors que mon âme s’envolait avec chaque saute de vent et les déplacements de Démosthène. Ils se demandaient si moi, leur petit prince, le premier enfant de leur premier enfant, reviendrait jamais habiter chez eux. M’appelleraient-ils encore jamais par mon nom, la voix chargée de toute leur affection ?

Et donc, je suis parti, j’ai pris la route avec Démosthène pour une zone tampon de quelques semaines où j’allais terminer ma deuxième année. Au sud de la vieille ville, bien loin des murailles vénitiennes qui l’entourent, dans un grand terrain vague où se dressait la Terra Santa School. C’était l’ancienne école de la communauté latine récemment érigée sur un terrain à l’abandon et dans ses longs corridors je regardais, fasciné, les moines qui déambulaient dans leur robe de bure. Mais en fait les cours des premières années e donnaient en grec, comme dans les écoles publiques et je n’ai jamais parlé à ces mystérieux moines venus d’Italie. Pour rejoindre ma nouvelle demeure temporaire, je traversais des champs hantés par des nécropoles et habitations souterraines néolithiques. Je me frayais un chemin dans un mélange d’inquiétude et d’excitation joyeuse. J’entendais des fantômes qui me parlaient. Démosthène se moquait et disait que ça n’existait pas. J’avais envie de m’arrêter pour leur parler mais j’avais peur aussi alors je pressais le pas pour rentrer. La maison où nous nous étions installés appartenait à un lointain cousin de Démosthène. Je l’appelais theios Panos. Il avait une ribambelle d’enfants, et ça me plaisait d’être parmi eux et les copains du voisinage. Le fils aîné m’adorait à l’instar de mon theios Phoevos, et il m’emmenait lui aussi en amazone sur sa bicyclette. La maison se situait dans un nouveau quartier sur ce paysage lunaire que recouvre maintenant toute cette zone de Nicosie qui comprend le Hilton et la Banque centrale. Quand je la traverse aujourd’hui, je me demande si les fantômes que j’entendais sont étouffés, recouverts de ciment, s’ils errent dans des parkings souterrains mal aérés. Me parleraient-ils encore si je m’arrêtais pour écouter ? Parfois il me semble que je les entends me parler : Te souviens-tu de nous, Petit Sage ? C’est le pays des morts.

L’année scolaire s’est terminée en un rien de temps et s’étalait devant moi l’infini de l’été à passer sur le toit de la mer de jour et sur le toit des maisons du soir à l’aube. Le dernier jour d’école, l’institutrice – kyria Loulla – m’a félicité pour mes connaissances et mes résultats alors que j’avais tant raté l’école à cause des couvre-feux imposés par les colonisateurs qui ne voulaient pas nous accorder la liberté. Elle attribuait ma force de volonté à l’indomptable esprit de liberté qui régnait dans notre village, qu’elle appelait le village de Digenis – le nom-de-guerre du Général qui menait la lutte armée. J’étais à la fois très fier et un peu confus. Certes, je proclamais la liberté à tous vents : haire, o haire, Eleftheria, mais l’indomptable me laissait sans voix. Je me demandais quel genre de liberté était indomptable. Les mois qui suivirent, je n’ai pas arrêté de me déplacer, entre ville et village, entre mer et montagne, de maison en maison, de tante à oncle, de cousin à koumbaro, toute sorte de parentèle. C’était peut-être ça une liberté indomptable. Partout j’étais accepté comme enfant, frère, cousin, compagnon de jeu ; chacun me montrait de nouvelles façons de jouer, m’entraînait dans la ronde, m’emmenait voir les marionnettes karaghiozi sur la place, jouer au backgammon en criant et en frappant plus fort que les hommes dans les cafés, toujours si rapides dans mes déplacements qu’on aurait dit le rival de Mercure, je dansais chantais, haranguais, imitais tout ce que j’observais autour de moi. Les cousines étaient les meilleures imitatrices et je me suis vite mis à leur école, reproduisant les voix et les accents des voyous du Pirée, le parler rustique des villageois, le grec ridicule des notables anglais. Et quand nous dansions personne ne voulait danser le kalamatiano que nous apprenions à l’école – ou alors pour nous moquer et parodier la voix de l’instituteur quand il montrait les pas. C’était le Rock ‘n Roll la nouvelle danse venue tout droit d’Amérique. Pas de pas à suivre, juste du rythme et du mouvement, me disait ma cousine quand nous essayions de nous déhancher comme Elvis Presley. Et tout le monde applaudissait quand je montais sur une table et imitais ma grand-tante Mariakou la Koursarou en train de danser le karjilama. Une fête n’en était pas une si elle n’égayait pas le cœur de chacun par ses mouvements soyeux malgré son âge et son veuvage. Cette vieille sibylle, plus âgée que sa sœur Elengou, m’a montré que le monde était jeu et que par l’ondulation des mains et du corps tu l’attires à toi et le relâche. Chaque fois qu’Elengou m’emmenait la voir, elle sautillait de joie comme si elle allait danser, me pinçait la joue en m’appelant yioka mou et cherchait quelque chose de plus doux que le miel à me donner à manger.

Pendant les vacances, j’étais souvent chez Katerina dans son appartement de Nicosie qui donnait sur les remparts vénitiens entourant la vieille ville. Je ne connaissais pas les immeubles à appartements. Il n’y en avait guère. Celui-là n’était pas très haut mais j’aimais le vertige de la vue panoptique quand, le menton appuyé sur la balustrade, je regardais la rue en bas et plus bas encore les douves aménagées dans les murs de la ville. J’adorais explorer le parc qui les couvrait et les traverser dans les deux sens entre l’appartement de Katerina et le ‘Chez nous’, le bar-café dont elle était propriétaire au coin de Solomos Square. Parfois je m’attardais à jouer dans les douves si je trouvais des copains de jeu et quand j’en avais assez, j’allais au ‘Chez Nous’. Démosthène travaillait tout près, dans les bureaux de la Royal British Legion, mais ni lui ni Katerina ne se voyaient jamais. Les bureaux de la Légion avaient de hauts plafonds où tournaient les grandes pales de ventilateurs. Son chef, M. Armstrong, était britannique et parlait grec comme un Athénien – du moins c’est ce que me disait Démosthène, moi je ne connaissais que le parler de l’île et il fallait que je me concentre pour le comprendre. Démosthène m’a expliqué que M. Armstrong avait étudié le grec ancien dans une université célèbre appelée Oxford et qu’il connaissait mieux le grec que nous. M. Armstrong souriait et me parlait gentiment, sur un tout autre ton que les soldats anglais au village qui lançaient des ordres incompréhensibles pour faire respecter le couvre-feu. Il m’a appris quelques expressions anglaises et je retournais au ‘Chez Nous’ pour m’amuser à les lancer aux clients américains ou britanniques, sinon je m’ennuyais quand Katerina était absorbée par une partie d’échecs. Elle était la seule femme membre du club d’échecs de Nicosie et pouvait tenir tête à n’importe qui ; des membres du club venaient s’entraîner au ‘Chez Nous’ à déplacer les figurines de terre cuite dans la lumière changeante de l’après-midi. Elle semblait toujours anticiper le mouvement suivant, rayonnant de la confiance qui l’habitait dans la vie, comme si elle ne pouvait pas se tromper. Elle avait déjà quitté deux maris et aux yeux de certains, c’était regrettable, mais pour d’autres, c’était au contraire une manœuvre audacieuse. Elle était impressionnante, et pleine de grâce, même si sa langue pouvait être acérée. Aucun homme ne la croisait sans se retourner pour mieux la voir – même la statue du poète Solomos tournait la tête pour la regarder passer, c’est ce qui était écrit dans le journal anglais qui avait aussi publié une photo d’elle, ce qui avait mis son père en colère. Il disait qu’une mère ne devrait pas avoir de photo dans les journaux où l’on voit qu’elle est belle. « Je m’en fiche, » disait-elle. « Et moi aussi, » ajoutais-je en écho.

Je ne me souviens pas de la dernière fois où je l’ai vue cet été 1957. C’était peut-être le jour où je me suis disputé avec le gamin sur la balançoire dans la plaine de jeux des douves en face du ‘Chez Nous’. Je lui ai dit que la reine Frederica de Grèce était allemande tout comme la reine Elizabeth d’Angleterre, et lui a dit que mon père ça devait être un sale communiste si c’est ce qu’il te raconte, alors moi j’ai traité son père de pesevengis sans vraiment savoir ce que ça voulait dire. Il s’est emporté et a calé son côté de la balançoire en bas et refusait de me laisser descendre si je ne présentais pas des excuses et criais Zeto Enosis. Je refusais dans l’obstination de l’orgueil et criais OXI comme si j’étais un résistant grec qui disait NON aux troupes de Mussolini prêtes à envahir la Grèce et lui me secouait comme un prunier sur mon siège là en l’air en menaçant de me laisser tomber d’un coup. Katerina est venue à ma rescousse quand elle a entendu un long hurlement mais elle nous a demandé de nous serrer la main et m’a laissé avec mon ressentiment. J’aurais voulu me jeter sur lui, mais il était plus grand et un peu plus âgé, et Katerina me tenait fermement. Je trouvais que Katerina aurait dû le gifler comme elle avait giflé ma tante qui voulait l’empêcher de m’emmener à la plage quelques semaines plus tôt. Je boudais en rentrant à son appartement. Je me suis assis sur le bacon et elle a posé devant moi une assiette de macaroni cuit au boillon de poulet avec une cuisse de poulet à côté. J’étais toujours en rogne, alors je ne voulais pas regarder moins encore toucher cette cuisse avant qu’elle n’enlève la peau avec ses petites bosses là où les plumes avaient été enlevées et qu’elle ne détache la viande de l’os et ne presse du jus de citron dessus comme sa mère le faisait pour moi. Elle n’avait pas de citron. Il n’y en avait guère en été, ce n’était pas la saison. Alors elle hélait sa voisine sur le balcon d’à-côté, sur une modulation ironique très caractéristique : « Le petit prince veut du citron. »  « Que ne ferait-on pour le petit prince ! », répondit-elle en allant en chercher un dans son frigo pour le lancer comme un balle de balcon à balcon. Katerina a pressé le citron sur mon poulet après l’avoir pelé et découpé en quartiers. Elle m’a promis de m’emmener au cinéma ce soir-là. Elle espérait que ça me remettrait de bonne humeur.

Elle savait que j’adorais le cinéma autant que la mer. Elle m’emmenait dans des cinémas de plein air voir les derniers films, surtout ceux qui me faisaient rêver de lieux exotiques. Cet été-là, je me souviens d’avoir vu Le tour du monde en quatre-vingts jours et Le Roi et moi.  De temps en temps, Katerina me résumait l’histoire en grec parce que les sous-titres défilaient trop vite. Je n’arrêtais pas de poser des questions parce que je comprenais de l’action et des dialogues qu’elle avait omis des détails et je voulais connaître toutes les informations pertinentes. Où était-ce, le Siam et pourquoi le roi devait-il faire venir une gouvernante d’Amérique accompagnée de son jeune fils, et combien de temps fallait-il pour faire le tour du monde en 1957 ? Ce soir-là nous sommes allés voir L’Homme qui en savait trop. Ce film parlait d’un petit garçon qui se fait kidnapper au Maroc et à la fin quand il est retenu en otage à Londres, sa mère, jouée par Doris Day, lui chante une chanson pour lui faire savoir où elle se trouve. Je voulais connaître les paroles de la chanson, que j’avais déjà entendue à la radio, et je me demandais pourquoi elle y saluait César. Katerina m’a expliqué qu’elle ne chantait pas Kaesara, Kaesara mais « Que sera, sera », de l’espagnol pour dire que ce qui doit advenir adviendra. J’ai demandé ce que ça voulait dire Advenir. « Ti tha ginei », et elle a ajouté « Ti tha ginei mazi sou paidi mou ? » en marquant des mains le rythme de la phrase, dans une exaspération enjouée face au feu roulant de mes questions. Et je restais là tout interloqué jusqu’à ce que je comprenne qu’en fait elle me donnait la traduction tout en me demandant ce qu’il allait advenir de moi.

Mais je ne me souviens pas de ce qui m’a traversé l’esprit ce soir-là au cinéma ni si je me suis demandé ce qu’il allait advenir de moi. J’étais tout au plaisir du rythme de la chanson et des mots étrangers que j’essayais de répéter comme un mantra sans comprendre ce qu’ils voulaient dire. Je ne pense pas que ce soir-là Katerina savait ce qu’il allait advenir de moi et j’étais loin de m’imaginer qu’après cet été-là six longs étés allaient s’écouler avant que je ne la revoie, sur une autre île dans la lointaine Mer de Chine. Le plus long voyage de ma jeunesse ! Mais c’est quoi long et comment mesurer la distance comprimée dans le temps de l’imaginaire sinon par l’infection du souvenir ? Peut-être que le voyage était aussi long que mon désir d’échapper à l’île du nord dans le ventre de la baleine et de bondir tel un poisson volant vers la Mer de Chine et l’île de Formose dont le nom était l’écho du mot pour les prunes jaunes dans la langue de mes parents, qui dans la langue des Portugais, qui lui avaient donné son nom, signifie belle et qui luisait comme cinabre dans l’alchimie de mon âme.  Dans ses lettres de Californie Katerina me parlait de l’île de Formose – le nom qu’elle portait encore en grec à l’époque et ce n’est que plus tard, quand elle m’a fait venir, que j’ai appris qu’on l’appelait Taiwan. Mais la vision de Formose est restée en moi comme la promesse d’un avenir encore en devenir. Katerina, qui avait disparu comme la reine Maya – ou c’était moi qui avais disparu, tout dépend de qui raconte l’histoire – était réapparue sur une île à la beauté magique – une troisième voie. Le son du mot ‘Formose’ allait continuer à résonner dans mon esprit et pendant des années je resterais captif d’une chanson où Formose est chantée par un Brésilien qui en grattant sa guitare m’a appris à répéter les mots sur le bon air et m’a expliqué ce qu’ils veulent dire :

Formosa não faz assim,
carinho não é ruim,
a gente nasce, a gente cresce,
a gente quer amar,
mulher que nega,
nega o que não é para negar,
a gente entrega a gente quer morrer,
ninguém tem nada de bom
sem sofrer –
Formosa mulher.

L’Île de Beauté m’a été révélée l’été 1963 et je n’ai pas fini de vous raconter l’été 1957 ni ne vous ai dit ce qui s’était passé pendant les six longs hivers entre les deux. Mais mon histoire est prise dans un jeu de cache-cache et se laisse entraîner dans les bourrasques de l’imagination. Une vraie marelle ! Longtemps en fait, ma quête ressemblait à la question sur laquelle s’ouvre le jeu de marelle qu’invente le romancier argentin Julio Cortazar dans son roman Rayuela : « Encontraria a la Maga ? » « Vais-je retrouver la Sibylle ? ». Après avoir perdu la Sibylle sur une île, des années plus tard, je la retrouve sur une autre et nous nous parlons une autre langue. Mais au fil du temps la question clef allait devenir : Qui peut bien être la Sibylle ? Et du coup quel genre de créature étais-je donc moi ? J’étais jadis une cigale, un ziziros qui se nourrissait d’air et de rosée, comme me le disaient les sibylles quand je vrombissais autour d’elle perturbant le silence de midi et dérangeant le sommeil des habitants de l’île dans la Mer du Milieu. Étais-je toujours un ziziros ou bien étais-je devenu un insecte des profondeurs dont la grotte était une maison mitoyenne dans une banlieue à attiser le feu de charbon pour se réchauffer l’hiver ? Peut-être que si j’avais choisi de rester sur l’Île de Beauté je serais devenu un merle chanteur de Formose, perché sur un cyprès hinoki parlant chinois. Katerina avait suggéré que je reste près d’elle sur l’île de beauté et que j’apprenne le chinois. Cela me tentait, « mais là maintenant j’apprends le français » lui avais-dit. Je ne savais pas quelle créature j’étais ni où j’allais. À ce moment-là j’ai choisi de retourner sur l’île dans  la Mer du Nord, mais je reviendrai, lui ai-je dit, si elle m’envoyait les billets d’avion. Katerina m’a raccompagné vers l’ouest jusque Bangkok. Et je me suis dit : me voici au Siam avec Katerina la Sibylle, à lui dire au revoir le cœur déchiré. Que sera sera, me suis-je dit, en regardant mon assiette sans le moindre appétit. « Fae re zizire », m’a-t-elle dit en me passant des sushis, la façon, m’expliquait-elle, dont les Japonais mangent le poisson. Si j’étais encore un ziziros, est-ce que je mangerais du poisson cru ? Je n’étais ni ici ni là – neti neti deviendrait ma devise – ici, là et toujours ailleurs, appartenant à un autre lieu où

‘Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe

et mon imagination s’élançaient dans des récits d’autres îles où

All mimsy were the borogroves
And the mome raths outgrabe [1]

Je n’avais plus besoin de Katerina pour me traduire la langue anglaise et je pouvais même la parler d’une façon qu’elle ne comprenait pas.

Katerina la Sibylle pourrait bien être la Reine Maya qui fait surgir des Îles de Beauté et m’y accueille sur un tapis rouge comme le petit prince perdu qui est enfin retrouvé. Mais les îles qui apparaissent soudain peuvent tout aussitôt disparaître. Cette idée m’inquiétait. Des sorties et des entrées tout exprès pour des mystérieux désirs – il y a toujours la libération de la sortie et la promesse d’une nouvelle entrée. Je sautais entre les trois îles dans l’étonnement de mes métamorphoses adolescentes. Les nouvelles forces en moi éveillaient des énergies qui avaient sommeillé en de longs hivers de sédimentation silencieuse sur l’ile du nord et tout mon être aspirait de mon corps qui baratait des résidus se métamorphosait de poils et de fluides et d’autres signes d’être et de devenir à traduire et comprendre. Quelles curieuses autres créatures étaient tapies en moi et déchaînaient maintenant un chaos auquel il me fallait donner un sens. Mais avant de me laisser distraire par les dilemmes de l’adolescence et de la puberté, permettez que je revienne à l’enfant du mois d’août 1957 et à la passion qui s’imposait à moi pour le chant et les rêves sur les toits en terrasse et pour le jeu de marelle. Et c’était bien avant que je ne découvre un des maîtres de mon imaginaire en la personne de Julio Cortazar, qui m’a fait sautiller bondir sauter dans son récit marelle.

Peu après cette soirée au cinéma avec Katerina où j’ai entendu Doris Day chanter Que sera, Démosthène a annoncé que j’allais aller à Kato Drys, le village de montagne juste en dessous de Lefkara réputé pour sa dentelle. Il s’est mis à parler de la richesse du village, à raconter que jadis c’étaient des caravanes de mules et de chameaux qui portaient des bâts de dentelle aux navires en partance pour Venise. Kato Drys était le village de mon theios Michalis, qui avait épousé Maroulla, la sœur de Démosthène. Ils s’étaient rencontrés et mariés à Liverpool, puis étaient revenus vivre chez Elengou à Trikomo quand leurs deux filles Elli et Despina étaient encore toutes petites. Nous les avons attendus au village d’Engomi, juste à l’ouest de la capitale, dans la maison de Phidias, le frère de Démosthène, où il vivait avec sa femme et ses trois filles. Ils allaient m’emmener à Kato Drys, mais nous allions d’abord nous arrêter chez lui pour la nuit, et cette nuit-là je l’ai passée à chanter, danser et jouer la comédie avec mes cinq cousines. Evroulla s’occupait de la mise en scène parce qu’elle était la plus âgée, et Lenia était chorégraphe parce que c’était elle qui dansait le mieux. J’ai dit que je devais être le chef parce que j’étais un garçon, mais elles s’en fichaient. Le lendemain matin nous sommes partis à l’aube pour Kato Drys. Démosthène nous rejoindrait quelques jours plus tard avec Elengou. Aussi le lendemain dans un vieux camion nous avons commencé à monter par de sinueuses pistes de montagne qui s’ouvraient sur des panoramas splendides pour une auguste méditation en l’honneur de la fête de la Dormition de la Saint Vierge, Mère de Dieu. Comme beaucoup d’autres sur l’île, nous montions vers le ciel à cette occasion. Beaucoup étaient à dos d’âne pour accompagner la sainte mère au moins une partie du chemin vers son repos dans le ciel. Une fois à destination, je dormirais plus près du ciel avec ma tante et mes cousines sur le toit en terrasse, à côté des fruits étalés à sécher au soleil. C’était la première fois que je dormais sur un toit. Gloire à la nuit ! J’avais toujours eu peur de monter sur le toit avec mon pappou dans mon village à moi parce que le seul accès c’était une échelle branlante. Par de solides marches de pierre et un mur où s’appuyer, j’étais plus rassuré. Je suis monté prudemment les premières fois et puis de plus en plus vite, tout excité par ma capacité à atteindre de nouveaux sommets. Mes cousins montaient d’un air dégagé pour bien montrer qu’elles n’avaient pas peur du vide même si elles étaient des filles.

Dans la fraîcheur de la brise et l’obscurité des montagnes, nous attendions tout excités les averses de Perséides et les histoires de la façon dont il avait sauvé Andromède. Toutes ses histoires se mélangeaient dans ma tête et je ne me rappelais pas pourquoi ces pluies d’étoiles étaient les larmes d’un saint italien comme l’avait dit quelqu’un à l’école Terra Santa. Comme l’attente durait trop longtemps nous avons demandé à theia Maroulla de nous chanter quelque chose. Tout le monde disait qu’elle était une véritable Sophia Vembo et les voisins le lendemain demanderaient si nous avions entendu chanter le rossignol la nuit précédente. Je voulais qu’elle chante Que sera sera et j’ai commencé à me faire remarquer en faisant semblant que je savais chanter en anglais et en couinant les mots « Gwotever gwilbee gwilbee ». Pour moi Que sera sera était devenu un mantra obsédant, mais ça tapait sur les nerfs à tout bout de champ depuis le soir où je l’avais entendu au cinéma avec Katerina. Ma cousine Elli répliquait en criant « SHATAP » : elle voulait montrer qu’elle en savait plus en anglais comme elle était née à Liverpool et qu’on l’appelait « i englezou », même si ce qu’elle avait pu connaître d’anglais en arrivant dans l’île, elle l’avait vite oublié. Elli a proposé que nous chantions « To dikopo mahairi » – le couteau à double tranchant – affichant l’expression d’une amoureuse éperdue dès les premiers mots. C’était une des chansons les plus populaires du film Stella et nous y étions tous accros, à la chanson et à Mélina Mercouri, mais bon, je ne voulais pas non plus la laisser faire. Alors j’ai aussi crié « SHATAP » et nous nous sommes mis à nous lancer le mot à la tête « SHATAP, SHATAP » jusqu’à ce que theia Maroulla ne nous interrompe pour nous expliquer que les étoiles mouraient comme les gens et se lancer dans la chanson de son choix à elle, une de son idole Sophia Vembo. Démosthène et Kassiani l’avaient emmenée l’écouter chanter en concert à Famagusta quand elle était encore gamine. Pendant qu’elle chantait mia fora monaha zoume, oloi erhomaste kai grigora pernoume – nous ne vivons qu’une fois, vite arrivés, vite partis – je me suis endormi et n’ai rien vu de la pluie d’étoiles cette nuit-là. Le matin je n’étais pas content et Maroulla m’a dit de dormir l’après-midi au lieu de m’affairer comme un ziziros et qu’alors je pourrai rester éveillé la nuit suivante. J’étais bien décidé à essayer de faire la sieste.

Le matin, des groupes d’enfants se retrouvaient pour jouer dans la rue ou entre les maisons ou dans les champs avoisinants. Certains gamins voulaient toujours avoir le rôle de héros de l’EOKA luttant contre les Anglais. Ils avaient trouvé des coques d’obus dans une maison abandonnée et ils voulaient que nous fassions semblant d’être des rebelles de l’EOKA dans un repaire. Personne ne savait si c’était des soldats britanniques ou des combattants de l’EOKA qui avaient laissé les obus et les gamins se disputaient comme s’ils avaient tous accès à une source d’information secrète, inconnue des autres. De toute façon, ma tante m’a dit de ne pas aller jouer par là, et d’ailleurs j’étais bien plus attiré par la marelle et n’avais guère envie de jouer à ces jeux guerriers. Ils voulaient tous être des héros grecs et personne ne voulait être un soldat anglais puisqu’il était acquis que les Anglais allaient perdre. Le camp dans lequel on se retrouvait dépendait du degré d’autorité et de la force d’intimidation déployés. Je me souvenais de ma dispute avec le garçon sur la balançoire et je préférais m’abstenir. Alors quand les filles criaient « qui joue à vasilea », je les rejoignais en courant. Les gamins se moquaient : je venais du village de Digénis et j’étais le seul à jouer à la marelle avec les filles. Mais la meneuse parmi les filles, Pantelitsa, était un vrai garçon manqué et aussi dure à cuire que n’importe quel garçon. Elle s’est avancée comme si elle jouait dans un film de cowboys, elle a marché sur les orteils du plus grand des garçons et les mains sur les hanches lui a lancé « alors c’est qui la fille ? » La marelle, c’était pour moi le plus chouette des jeux. Sauter glisser sauter tourner sur soi-même et puis la même chose dans l’autre sens pour revenir au point de départ. Et puis il y avait toute la passion rituelle avec laquelle nous préparions le bout de terrain, définissions les distances, l’espaces, les limites des carrés, choisissions la bonne pierre à lancer. Parfois on pouvait partager une pierre avec un autre joueur vous étiez très liés. Nous jouions pieds nus. C’était le plus grand bonheur. J’adorais sentir la plante de mes pieds faire un avec la terre et se durcir à l’instar de la terre au mois d’août. J’avais perdu l’habitude de courir pieds nus les quelques mois que j’avais passés en ville. Katerina ne me permettait pas de marcher pieds nus comme je le faisais au village chez mes grands-parents.

Alors je me délectais des joies des épines, orties, pierres et poussière le jour et la nuit je me blottissais dans l’obscurité entre les prunes et les abricots mis à sécher. Je sentais le sol sous mes pieds le matin et le soir je montais vers le ciel prêt à voir des pluies d’étoiles qui tombaient, filaient, s’éteignaient. Expiraient. Tous les jours de la terre au ciel ! Les étoiles se préoccupaient-elles de ce que j’allais devenir ? Je me le demandais. Là j’étais sous le ciel du mois d’août sur un toit dans le village de Kato Drys sur les pentes des montagnes.  Là-bas sur les hauteurs le jour glissait dans la nuit et la nuit dans le jour, éternellement. Gloire soit rendue à la nuit ! Je ne savais pas où j’irai à l’école quelques semaines plus tard et je ne m’en préoccupais guère. Je ne savais pas, et ne pouvais m’imaginer que dans deux mois j’habiterai un autre pays, mais je savais ce qui se passerait le surlendemain. Démosthène allait arriver avec sa mère Elengou à temps pour la fête de la Dormition. J’attendais Elengou dans un état d’excitation impatiente. Elle avait toujours tant à raconter et il y avait toujours tant de détails dont se souvenir et à ajouter, alors je lui demandais souvent de raconter les mêmes histoires. Elle était toujours ravie quand je disais : « Raconte-moi quand Stephanos est arrivé d’Alexandrie et qu’il est tombé amoureux de toi et raconte-moi le jour où il est mort ». Et elle me racontait l’histoire en ajoutant des dates et des noms. Que Stephanos était né en 1878, l’année où l’île était devenue un protectorat britannique au sein de l’Empire ottoman, qu’il était parti en Égypte encore enfant, avec son frère Vavas avant qu’elle-même ne naisse en 1893. Qu’il était revenu en 1912 parce que son frère Vavas souffrait d’amnésie après un accident. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Vavas, mais Stephanos, lui, est tombé amoureux d’Elengou quand il l’a entendue chanter pour les fêtes de Pâques. Sur les vingt-cinq années qui allaient suivre, elle lui a donné dix enfants. Deux sont morts en bas âge et elle était enceinte du dixième quand il est mort inopinément. Le matin du jour où il est mort il lui avait reproché de soulever un sac de blé sur le dos de l’âne qui le portait au moulin pour faire du bourkouri alors qu’elle attendait un enfant. Avant la fin du jour, son cœur avait cessé de battre, il était parti. Elle me racontait ça en me servant du bourkouri le jour de la fête des morts, avant de m’emmener à la crypte familiale conçue dans le style des Grecs d’Alexandrie comme il l’avait souhaité, ou quand elle préparait du kolypha pour les services commémoratifs, des gâteaux que je mangeais avec appétit. Elle regrettait que ses enfants se soient dispersés à la surface du globe et me montrait des lettres et des photos envoyées de Liverpool, Manchester, et du Tanganyika. C’était comme si j’avais été choisi comme gardien de sa mémoire, son premier petit-fils, porteur du nom de son disparu, celui qui transmettrait ses histoires. J’avais décidé de ne pas parler de la dispute avec Katerina. Je ne l’avais plus vue depuis mon départ de Trikomo au printemps alors qu’avant, au village, je la voyais tous les jours. Je trottinais à ses côtés, comme l’ombre de ses habits de deuil, suivant le rythme de sa démarche vive. Elle est arrivée le 14 août et m’attendais dans la maison quand je suis rentré d’une partie de marelle. Je savais qu’elle respectait un jeûne de pain et d’olives jusqu’au lendemain et je voulais le partager. Ce soir-là je suis resté dans la cour intérieure et j’ai dormi à côté d’elle au lieu de monter sur le toit. Je serais le seul à me réveiller avec elle et la lumière du jour et à l’accompagner par les champs du mois d’août desséchés dans l’or de l’aube jusqu’à la petite église perchée au-dessus du village pour célébrer la Dormition de la Vierge. Quand le prêtre parlait trop longtemps, je m’agitais et me balançais d’un pied sur l’autre ; j’attendais impatiemment le seul passage dramatique et mélodieux dans la liturgie qui m’émouvait et m’intoxiquait de sons et d’odeurs alors que je répétais comme une formule magique l’incantation kyrie eleison, eleison imas, Seigneur aie pitié, aie pitié de nous, des mots que j’entendais proférer par Démosthène et d’autres sur un ton tout différent pour exprimer leur exaspération ou leur incrédulité. Lorsque la Mère de Dieu était physiquement ressuscitée au ciel, ne laissant planer dans l’église que son parfum intense, I vacillais et tombais pratiquement en trance dans la chaleur estivale comme si celle qui avait porté Dieu allait m’emporter avec elle. Après le service, les rayons du soleil étaient devenus intenses, mais le retour en descente était plus facile. Je gambadais devant Elengou, m’arrêtant de temps en temps pour l’attendre, ou je remontais lui prendre la main, me souvenant des mystères qu’elle partageait avec moi.

À la fin de cette journée de jeune, Démosthène a annoncé avec enthousiasme que le lendemain, lui et moi partirions en excursion. Nous verrions le reste de la famille en temps et en heure, mais le reste du mois d’août nous allions le passer à sillonner l’île. Je ne comprends le dernier détour qu’a posteriori, mais peut-être que même lui ne savait pas encore avec certitude s’il m’emmènerait à la fin de notre ‘excursion’. Nous nous arrêtions dans des bourgades et des villages, sans trop savoir à l’avance où nous allions dormir. Il connaissait du monde partout et parfois nous emmenions des amis et des parents. Nous suivions les lacets de routes de montagne, savourant la lourde impulsion qu’il fallait donner au volant de sa vieille Hillman, dans un sens, dans l’autre – haletant dans les montées, filant dans les descentes dans une succession infinie de virages serrés, saisissant toutes les occasions d’escapade arrêtons-nous dans tel village, voyons si un tel n’est pas au kafeneio, et puis soudain nous échappions vers la côte et sautions dans la mer. Nous allions partout et il en a gardé la trace en noir et blanc, dans ces photos à côté de moines en robe qui vivaient une vie d’ermites  au sommet de montagnes ou de statues qui avaient perdu la tête et leurs parties génitales. S’il prenait congé c’était en silence ou hors de ma présence. Peut-être prenait-il aussi congé de moi ou peut-être savait-il qu’il allait m’emmener. Qui sait ? Le savait-il ? Peut-être se disait-il qu’il me sauvait de mon destin sur l’île ou voulait-il que je fasse partie de son destin quel qu’il soit ? À l’époque, je n’en avais pas la moindre idée.

Moi j’avais une autre raison de me sentir triste. Le glorieux mois d’août tirait à sa fin. Août chantait ses adieux en s’éteignant dans une brume cramoisie. Les vents changeants éparpillaient des bribes de nuages et les bergers scrutaient le ciel jour après jour pour prévoir quelles pluies l’année à venir apporterait mois après mois.  Et je voulais chanter pour que le mois d’août ne parte pas : viens mois d’août ne t’en va pas, ne t’en va jamais, Août, ne pars pas s’il te plaît. Mais il allait partir. Pour nos adieux nous sommes allés nager à Salamis, juste dix kilomètres au sud de notre village de Trikomo par la route côtière. Nous avons parcouru la cité antique qui jusqu’il a peu avait été recouverte de dunes et de forêt d’acacias sauvages. Démosthène m’a raconté que jadis c’était la plus grande ville de l’île, celle aussi qui avait la plus longue histoire, et puis elle était tombée en ruines et avait été recouverte jusqu’à ce que kyrios Vassos ne devienne obsédé par la nécessité de la mettre au jour couche après couche et ne loue les services de villageois des alentours pour remplir de sable une noria de brouettes et ainsi découvrir peu à peu les couches de la cité antique. Pour moi kyrios Vassos c’était theios Vassos parce que c’était un ami d’enfance de Katerina au village et à l’école. Il était là avec son équipe, surtout des filles et des femmes de tous âges, qui creusaient et partageaient sa fascination pour la découverte de mondes sous les mondes. En déambulant, nous sommes tombés sur le koumbaro de Démosthène, Sotiris. C’était un maître maçon et il aidait l’équipe dans leurs fouilles, reconstruisait des fragments de ses mains et de son imagination. Cela faisait des années qu’ils étaient koumbaroi ? Sotiris était son koumbaro quand Démosthène avait épousé Kassiani et puis Démosthène avait baptisé le premier fils de Sotiris. Et puis quand Démosthène avait épousé Katerina, il leur avait construit une maison où nous avions habité tous les trois avant de devenir trois îles. Nous l’avions quittées si vite que je n’en avais presque aucun souvenirs, juste quelques photos en noir et blanc. C’est comme si elle était venue et repartie sur une bourrasque.

Ainsi liés par des attaches personnelles et rituelles, les deux koumbaroi ont longuement parlé de mondes oubliés et remémorés et de gens qui s’en allaient et revenaient d’autres terres d’autres mondes. Sotiris parlait de la damnatio memoriae, une expression qu’il avait apprise de theios Vassos, et de ce que les flots de la fortune pouvaient engloutir et recracher. Par les trous de la mémoire je traduis ici ce dont ils parlaient, dans le dialecte de l’île scandé des rythmes et gestes des gens de Trikomo, ponctué ça et là de l’exclamation « re koumbaro ».

Maisons confisquées
balayées par le vent
et les peines d’amour perdues
Amoureux éperdus saisis par
dieux ou démons lunatiques
Les vents qui t’amènent
ou qui t’emportent
au-delà des mers
et que se passerait-il si
–  une étincelle pourrait
embraser cette île –
Si dans les herbes desséchées
et la chaleur implacable
ou  dans les discours prophétiques
des  Généraux et des prêtres
Tous ont exprimé leur attente
et le temps est venu si
des chasseurs attrapent des poèmes
avec des bâtons
comme des grives
à manger
et sur l’île encore à venir
quels poèmes et quelles fortunes
et quand s’éteint le désir –

Je me suis glissé dans le trou
Creusé par leur souffle
Et la mer m’a salué de sa voix bleue
Qui m’a rempli les oreilles
Et j’ai saisi l’instant
Et ai crié
En éclaboussant l’éclat du bleu
ХАІΡΕ ΘΑΛΑΣΣΑ, ХАІΡΕ ΘΑΛΑΣΣΑ !
De doux zéphyrs ont tamisé la lumière
Obscurci au loin un groupe de filles
De ma rue au village
Dont les voix cadencées
M’invitaient à manger
Des patates chaudes retirées
Du sable brûlant
Viens manger, viens manger
Ela fae, Stefoulli, ela fae
Ελα φάε, Στεφουλλή, έλα φάε
chair jaune
sous la peau brûlée
où court l’huile d’olive sombre
plus sombre que notre regard
dans la brume de l’été
alors qu’août prend congé
où nous prenons congé d’août
l’instant sera-t-il jamais pareil
et août sera-t-il encore auguste
peut-être un jour peut-être jamais


Dead zone

Sombre dévotion à la perte
Un cimetière bondé
Souvenirs enterrés
De perfidie et trahison
En quête de beauté
Je voudrais être Perséphone
Touchant tout ce qui bouge
Le transformant d’un
Regard aiguisé ou
Du son d’une conque
Je charmerais un fantôme
Dans la rumeur lointaine de la mer
Un écho mortel que sera sera
Un homme qui en savait trop
Trahit son secret en silence


Trouver la paix

Aussi vite que quand l’été t’emporte
Tu déboules
Dans un débordement d’écume

Hésitant au bord du paradis
Tu restes dans un ciel qui file
En cumulus grondants

Le touches
Des tentacules de tes doigts
À l’odeur de varech

Tu entendras une voix
Qui rugit bienveillante dans les vagues
Secrétant un lignage poisseux
D’une pierre où coulent peu de fleuves

Puis aperçois les tiens
Bien loin déjà

Des prunes de Damas sur des toits en terrasse
Leurs peaux roussies protégeant leur chair d’or en fusion

Goûte leur sang
Épais comme mélasse de raisins

C’est la première fois
Et la dernière fois

Un instant, et puis un autre
Tu es bousculé
Avec douce férocité
Par une terre qui tourne
Tandis que l’histoire se referme


Carpasia

Pour equus asinus, caretta caretta, et les autres
espèces rares qui m’ont accompagné
ou que j’ai rencontrées en chemin

Te rappelles-tu
quand le soleil passa en Vierge
et que nous fûmes attirés contre la gravité

Dans un lieu ténu
attentifs à ne pas marcher sur les rhizomes
de calaments près du rocher

Où le Saint Ami trouva ce sol sacré
et où il y a trop de ciel
quand la mer avale le soleil

Et dans des teintes violettes
des tortues accoucheuses viennent de loin
amener la science de la nature

À la nature de départs protégés quand
les écailles en spirale dans la turquoise liquide
embrassent de tendres tissus verts

Et quand la nuit tomba dans un torrent de pluie
quand l’éclair frappa
le tambour daf

Tandis que la flamme de la bougie
dansait le leilalim
et qu’en répond

Nos corps se balançaient
tandis que la coque de l’île tournait
jusqu’à ce que le jour nettoie les champs

Pour les ânes sauvages aux yeux écarquillés
quand timides ils nous chantent à nous leurs parents
Olmaz Olmaz να με πεθαίνεις πολεμά

Et avec gravité nous nous tournons pour demander
est-ce par-là chez nous
vers une Mésorée fertile en friche

L’air, dense à couper au couteau
et des maisons abandonnées comme le temps
ou ces vaisseaux spatiaux qui ont perdu la terre

Sans savoir si en ce lieu
leur durée est longue ou courte
cette plaine était jadis

Cette mer ancienne
entre deux îles
était jadis

Chez moi
avant que l’horizon se lève
pour nous laisser passer

Alors je me demande encore
comment écrire une poésie dense ?
comment chanter un lieu ténu ?


Octobriana

Je chanterai pour toi avant la fin de la nuit
mois de poussière et de douceur souillée
mère du rosaire et de la place rouge
moment où le Père Benedictus entonne
Rosarium virginis Mariae
Apologetica pour les infidèles
Et pour Octobriana qui baise Vladimir
sur la place Lénine
parti populaire du peuple
qui devient pornographie politique progressiste

Et je me rappelle cet été indien où
Gurgench pissait dans tous les fleuves
De Rome à Rimini
Laissait des graffiti sous tous les ponts
Trans Tiberis
Erranti eretici erotici fredonnait-il
Une fête pour l’oeil de Fellini

Mon octobre
Les tyrans Iulius et Augustus
T’ont changé en dixième mois
Et là comme toi je constate
Mes jours caniculaires sont révolus

Alors cette année faisons une trêve
Mois et mère de calendula et tourmaline
Mon cerveau a perdu sa trajectoire
Scorpion me chasse encore la queue
Et je convoie encore les étoiles dans le ciel
Préserve ma vitalité pour un autre été indien

Pleurant un manque mais osant espérer
Entre une montagne trop placide
Et une mer trop agitée
Les jours sont trop brefs
Nous serons tous
Ce qu’est ceci à présent
Le temps n’existe que dans le coeur
En ce temps mien de vendange

Alors laissez-moi vous dire
Iulius
Augustus
Vladimirus
Benedictus
Le monde est toujours fou
Octobriana signifie plus
Que je ne puis encore
Ou jamais imaginer

A la veille d’octobre 2006


[1] Premiers vers du Jabberwocky de Lewis Carroll, dans la traduction d’Henri Parisot :

Il était grilheure ; les slictueux toves
Sur l’alloinde gyraient et vriblaient ;
Tout flivoreux étaient les borogoves
Les vergons fourgus bourniflaient.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4.  Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, I. Le vent sous mes lèvres (2009, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 35 minutes >

Henri le Sidaner, Le jardin blanc au crépuscule (1924)

La lune à mon front,
Le vent sous mes lèvres.

Ezra Pound, De Aegypto


Si c’était possible

Pour Kathy

Si c’était possible je dirais les mots
que chacun pense
les énoncerais sur le rythme scandé
qui ouvre les volets
laisse entrer la brise
qui te caresse du bout des doigts
plus douce que pétales d’églantine
Ou j’évoquerais le vent qui secoue
et arrache les carreaux
pour t’emporter au loin
toutes voiles déployées
ne fût-ce qu’un moment
être grand parmi les grands
petit parmi les petits
être le poème que tu es…


Dans l’attente des rossignols

Aux très petites heures
Je m’éveille et me tends
Dans l’attente
Le rossignol va chanter.
Le grondement de la mer
Qui engloutit le sifflet
Des trains de passage
Me rendort à mon insu,
Alors je ne perçois même pas
Le chant du coq
Ni le rose de l’aurore
Qui glisse par les persiennes
Pour adoucir le sommeil de Kathy
Et j’entends le fumet de focaccia fraîche
Quand Raffaella sonne à la porte.

(Villa Rincon, Bogliasco, Ligurie, mars 2009)


Le vent sous mes lèvres

De naissance, étrangers, dit-il, je suis chypriote. J’ai quitté ma terre natale avec mon fils . . . sur un grand navire, et nous avons été avalés dans le gosier de la baleine.

Lucien de Samosate, Une histoire vraie

L’été 1957 était le huitième de ma vie et il est gravé dans mon souvenir et dans mon imagination avec toute la vivacité de la ferveur. Ce devait être mon dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu avant bien des années. C’était l’année du plus long voyage de mon enfance. Je ne sais pas vraiment quand s’arrêtent les voyages. Avec le temps ils se superposent et se confondent. Une fois qu’ils commencent, impossible de savoir où ils nous emmènent. Ils ne s’arrêtent pas quand nous descendons du bateau ou du train ou de l’avion ; ils se poursuivent aussi longtemps que nous les portons en nous. Il n’est pas plus facile de déterminer le début d’un voyage. Je pourrais dire avec incertitude que mon voyage à moi débuta quand j’apparus sur l’île la plus orientale dans la Mer du Milieu, quand je vins au monde à l’automne avant la décennie  qui marquait le milieu du siècle, résultat de la chimie particulière entre mes géniteurs. Mais parfois il me semble qu’il y a quelque chose de déroutant dans la façon dont j’ai franchi ce seuil. J’amenais avec moi des ombres, comme si j’avais déjà été ailleurs. Ou quelque part ou nulle part ou toujours ici. Mais nous dirons, cette fois-ci, pour la clarté de l’histoire, que j’étais tout neuf quand le nouveau siècle atteignait la cinquantaine alors que ma petite ville était très vieille ou vieillissante, sage à bien des égards, mais pas à tous. Pas plus que moi, elle ne pouvait prévoir sa propre transition violente, sa réincarnation sous un nouveau nom, avec de nouveaux habitants. Pour beaucoup, ou pour tout le monde, cela allait advenir à l’improviste, comme le vent qui tourne. Une forte bourrasque m’avait emporté quelques années avant. Les symptômes qui allaient produire ce changement soudain étaient déjà bien là, mais nul ange annonciateur ne m’avait dit quoi que ce soit. Je ne sais si je les entends toujours. J’entends la voix des sibylles mais souvent leurs messages sont énigmatiques. De toute façon, j’étais déjà parti et je n’ai pas assisté à son agonie. Je ne sais d’ailleurs s’il s’agit de mort ou de coma. Peu importe, je sens que son überleben me réclame – une métempsychose qui s’est répandue un peu partout – il est sombre et collant comme le pekmez, il s’insinue comme un virus. Il me faut une méthodologie pour le retrouver. À tout hasard, j’explore maisons et lieux de vie, je retourne pierres et caveaux, je le renifle, effleure ses moisissures du bout des doigts. Les sibylles me murmurent à l’oreille avant l’aube, de leurs voix contradictoires. Laquelle suivre ? Quel chemin emprunter ? 

Parfois je me sens plus vieux que le siècle et la petite ville. Je ne suis pas toujours certain de ce que cela signifie, être vieux ou être jeune. Et les commencements ne peuvent qu’être entrevus dans l’obscurité. Parfois j’ai toujours la fraicheur et la légèreté qui animaient mon corps d’enfant l’été 1957, et parfois je suis lourd de millénaires. La date s’est incrustée dans ma mémoire. Il y a des dates qui vous marquent comme des convergences complexes. Quand je pataugeais dans l’eau boueuse d’un pays lointain pour cueillir des fleurs de lotus à déposer aux pieds de la déesse, les anciens et les sages me disaient que mes commencements n’étaient pas aussi récents que je croyais, et ils m’amenaient à m’interroger sur la mémoire d’avant la naissance. Enfin bon, peut-être que là je devrais arrêter de me demander comment trouver un chemin des commencements vers les centres dans les labyrinthes de mes voyages. C’est aux carrefours que je vais m’intéresser maintenant, pas aux chemins, et parmi les carrefours, à celui de l’année 1957. 

Mes géniteurs étaient encore bien jeunes à l’époque, ou disons qu’ils avaient gardé la fraîcheur et l’enthousiasme de la jeunesse. En fait, ils avaient tous les deux déjà été mariés avant de se rencontrer, donc ils n’étaient plus si jeunes que ça. Et pour tout dire, Démosthène était un veuf qui avait à peu près douze ans de plus que Katerina, alors oui peut-être qu’il était un peu vieux, mais il avait encore en lui l’audace d’élans fougueux, qui allait s’estomper avec l’âge. Lorsqu’ils se sont rencontrés, lui était en deuil de sa première épouse et elle était en colère contre son premier mariage, qui avait été arrangé ainsi que c’était la coutume. Épouse par correspondance en quelque sorte, elle avait laissé son mari à Charing Cross Road où elle avait vécu à ses côtés pendant moins d’un an. Elle était revenue sur son île avec une cicatrice au menton. Quand j’étais adolescent, elle me l’a montrée comme un témoin de son passé. 

Je me demandais pourquoi elle avait si vite accepté ce fiancé. Les mariages étaient généralement arrangés, mais Katerina ne manquait pas de prétendants. Beaucoup s’étaient présentés et d’autres suivraient. Elle n’avait pas grand-chose comme dote, mais elle avait dix-huit ans, elle était belle, sortait d’une école huppée pour les hellénophones de l’île : elle attirerait des prétendants assez riches pour ne pas se préoccuper de la dote. Beaucoup se souvenaient d’elle rayonnante, dressée en caryatide soutenant le Parthénon sur un char de l’école lors de la fête nationale, le 25 mars 1946. L’Aphrodite chypriote qui jouait à être Athéna pour un jour, avait dit quelqu’un. Juste pour l’occasion. Elle n’avait pas dix-huit ans. Son père avait emmené la famille au village au début de la guerre, la laissant, elle, sa fille aînée dans la capitale pour y poursuivre ses études en internat. Quand elle a obtenu son diplôme en 1946, elle est revenue au village avec comme perspective de devenir institutrice et d’être envoyée, les premières années, dans des villages reculés, mais il semble que le mariage outre-mer était plus attirant, en tout cas pour un temps. Après la guerre, le village était une cage trop étroite pour son esprit qui déployait ses ailes comme un oiseau prêt à s’envoler. Elle ne savait pas où elle allait, mais elle y allait. L’idée de Charing Cross Road a balayé son âme comme un grand vent. Elle a donc accepté d’épouser ce paysan de Karpasia qui s’était enrichi dans la restauration à Londres et qui, passé la cinquantaine, avait décidé d’aller quérir une épouse sur son île natale. Sur la route menant à son village de Tavrou, les gens se pressaient pour voir la belle prise qu’il paradait avant de l’emmener de cette île colonie dans la capitale de l’empire où elle a trouvé une autre étroitesse d’après-guerre, perçue au travers d’un autre prisme, et elle a commencé à découvrir l’expansion et la contraction du monde.

Au moment où Katerina quittait l’île, Démosthène enterrait sa première femme, Kassiani. Son cœur s’était arrêté de battre, comme ça, d’un coup, à trente ans, alors qu’elle transportait je ne sais quoi sur une mule d’une partie du village à une autre. Katerina était à peine arrivée à Londres qu’elle découvrait que son mari avait un enfant de sa maîtresse anglaise et qu’en prime elle devenait l’objet de sa jalousie et de sa violence. Elle n’était pas du genre oiseau sans plume à garder en cage, alors elle a décidé de retourner chez son père. Un peu abîmée mais toujours pleine d’énergie. Une fois rentrée sur son île colonie dans la Mer du Milieu, elle n’a pas pu s’installer chez son père mais est allée vivre chez sa belle-mère comme exigé par la coutume de l’époque. Mais elle était bien trop princesse pour rester longtemps dans ce petit village de Karpasia et après quelques semaines elle est retournée chez son père, très en colère, bien décidée à obtenir le divorce et pleine de mépris pour le mode de vie et la cuisine de sa belle-mère : « des paysans nantis qui mangeaient des courges écrasées couvertes d’origan avec du pain, des olives et des oignons crus ». 

C’est donc dans ce mélange de chagrin et de colère et d’amour myope que je suis venu au monde. Katerina et Démosthène avaient tous les deux l’esprit vif, une volonté bien trempée, ce qui les amenait à prendre des décisions rapides, mais il semble peu probable qu’à l’époque ils aient anticipé leurs voyages à venir ou aient même jamais pensé quitter leur île tourmentée au moment où ils sont tombés amoureux. Bien que lui fût un comptable scrupuleux et elle une joueuse d’échec et de bridge avisée, ils n’avaient guère réfléchi à ce dont leurs rêves étaient fait, ni pensé que le cortège éthéré de leur monde allait s’effacer et que ce que j’allais hériter de leurs amours se dissoudrait trop vite dans le creuset du souvenir. Ou peut-être que les deux hémisphères de leur cerveau ne communiquaient pas l’une avec l’autre, un syndrome de la culture dans laquelle ils baignaient, je ne sais. Ou encore ils ne savaient pas de quoi sont faits les rêves, de simples mortels sans contrôle sur la fugacité de leurs sentiments, tombant en désamour aussi vite qu’en amour : 

Est-ce un crime de changer ?
Si l’amour porte des ailes,
N’est-ce pas pour voltiger ?

C’est sans doute ainsi qu’il en est allé car je ne me souviens guère de les avoir jamais vus ensemble. Les gens de la bourgade me disent que leur amour brisait toutes les conventions comme sol à labourer. Alors que Katerina attendait encore son divorce, ils ont vécu ensemble dans la maison au balcon vert qui donnait sur la place avec les cafés et la petite église médiévale d’Ayos Iakovos. Pourtant les gens ne le leur reprochaient pas ainsi qu’on aurait pu s’y attendre dans la société rurale et insulaire de l’époque. Peut-être que cela tenait à une certaine grâce ou charisme qui leur permettait de flouer ainsi les bonnes moeurs. On me racontait leur histoire avec la coloration romantique qui en faisait un sujet de pièce ou de chanson populaire. Ou peut-être qu’à leur instar, les habitants n’étaient pas aussi conformistes qu’il y semblait. Parfois on croit que les gens sont aussi impassibles que les montagnes de Kantara, mais leurs passions peuvent s’enflammer comme les broussailles dans la chaleur de l’été. Parfois ils peuvent avaler du feu comme des fakirs mais à d’autres moments ils se brûlent et courent chercher de l’eau.

Les familles de Katerina et Démosthène fréquentaient des cafés différents. Celle de Démosthène était plutôt à gauche et celle de Katerina à droite, mais ce n’était pas un problème. Démosthène avait déjà mauvaise réputation quand il est tombé amoureux de Kassiani, la nièce du Général. La famille du Général n’était pas du tout d’accord. Le père de Démosthène était arrivé ‘de Aegypto’ vers 1912 en disant, dans les mots d’un poète contemporain :

Moi, moi-même je suis celui qui connaît les routes
Par le ciel et le vent est façonné mon corps.

Il était polyglotte et amenait avec lui un libéralisme cosmopolite qu’il a développé dans l’‘Association du siècle nouveau’, dont il était membre fondateur. Cela lui plaisait d’être une épine dans l’éthos familiale du Général, toute imprégné d’Hellénisme et de monarchisme. Aussi mon grand-père d’Alexandrie était-il ravi du flirt entre son fils et la nièce du Général. La famille du Général ne leur a donné l’autorisation de se marier qu’après que Démosthène et Kassiani étaient partis à vélo au village d’Ayos Sergis. Jusqu’à leur retour deux jours plus tard, personne ne savait où ils étaient. Le mariage n’a pas tardé. Ils venaient à peine de sortir du lycée. 

Il y avait de la science dans ce socialisme, aurait affirmé Démosthène, pourtant ses amours avec des femmes de familles conservatrices semblaient inspirées moins par son rationalisme que par une autre partie de son cerveau, pleine d’un brio admiré par certains et source de ressentiment pour d’autres. Il les avait sincèrement aimées et était prêt à soutenir que les allégeances de leur famille n’étaient que hasard ou coïncidence. Il avait lu Zola, mais ne connaissait manifestement pas Borges et les auteurs argentins même s’il aimait danser le tango avec Kassiani. À moi il ne parlait guère de son passé mais les villageois adoraient me raconter des histoires et j’en savais beaucoup plus sur sa vie qu’il ne le soupçonnait ou bien s’il le soupçonnait il n’en a jamais rien dit. Après Kassiani et Katerina, il a quitté l’île. Je porte en héritage le mystère de KA. Je suis toujours à sa recherche. Les astrologues et les mythographes m’ont fourni quelques indices. 

Quoi qu’il en soit, Démosthène et Katerina se sont donc mariés avec la bénédiction de l’église mais pas en blanc quelques mois avant ma naissance, ainsi c’est le corps de Katerina qui fut mon seuil pour pénétrer dans cette chambre au balcon vert. C’était peut-être ma première entrée dans le monde. Je n’en suis pas tout à fait sûr. J’en doute. Je m’interroge souvent. J’ai tendance à tourner en rond parce que les débuts et les fins me posent problème, alors peut-être que mon entrée dans la maison au balcon vert n’était qu’un carrefour de plus. Ma mémoire n’est pas toujours très précise quant aux allées et venues. Ce que je sais, c’est que je suis toujours en chemin, en train d’advenir. Et pas encore prêt à m’en aller, même si je suis toujours en train d’aller quelque part – y compris quand je ne bouge pas. Je ne me souvenais pas de l’intérieur de la pièce au balcon vert puisque nous avions déménagé alors que j’étais encore bébé. J’y suis retourné en 2003 quand les checkpoints qui divisent cette île dans la Mer du Milieu se sont en partie ouverts et que je les ai franchis avec bien d’autres pour la première fois depuis presque trente ans. Je suis entré dans un café et ai parlé à deux vieux Chypriotes turcs – Mehmet et Hussein. Ils s’étaient établis là un an après la guerre qui avait mis en fuite les Chypriotes grecs. « Avant nous habitions Skala, » m’ont-ils dit en désignant l’autre village sur un fond de musique où résonnaient les accents de mon parler chypriote grec. 

J’ai montré le balcon vert et leur ai expliqué que j’aimerais voir l’intérieur. Soucieux de satisfaire mon souhait, ils m’ont emmené à travers le village à la recherche de la personne qui aurait la clé. En passant de maison en maison, je me voyais offrir de la limonade fraichement pressée et des douceurs – tous voulaient savoir pourquoi je m’intéressais à la maison, si j’avais  un titre de propriété et si mes parents qui y avaient vécu étaient artistes ou musiciens parce qu’ils y avaient trouvé un piano et des toiles lorsqu’ils avaient ouvert la maison abandonnée après la guerre. Tandis que je répondais par la négative à toutes ces questions et cherchais des mots pour expliquer l’instinct surnaturel ou naturel qui m’attirait vers cette chambre, l’étranger muni de la clé est arrivé et m’a fait entrer, me suivant discrètement pendant que mon regard embrassait le plancher en bois et les poutres des hauts plafonds. Je suis sorti sur le balcon et ai regardé le village et la route bordée d’acacias qui partait vers la mer et suivait les méandres de la côte jusque Salamis. L’étranger à la clé restait en retrait pour ne pas déranger ma communion avec les revenants que j’étais venu chercher. En sortant, il m’a offert un porte-clés aux initiales de son parti politique, m’a fait comprendre par mots et par gestes qu’il appréciait ma visite, m’a embrassé sur les deux joues et souhaité « güle güle » tout en souhaitant la paix. Muni de ce message et de ce souhait, je suis parti à l’aventure dans ma méditation spectrale, à me demander si l’amour n’est pas comme une répétition pour un départ vers un ailleurs inconnu – un lieu dont nous ne savons rien quand commence l’amour. 

Katerina et Démosthène ont disparu de ma vie et de la vie de l’autre tellement vite que je me souviens à peine du moment où s’est arrivé. J’ai rapidement appris l’art d’arriver et de repartir, d’être accueilli et de dire au revoir. Je n’ai qu’un souvenir de nous trois réunis. Rien qu’une image floue sur une plage rocailleuse. Nous regardons tous dans la même direction, le dos tourné aux terres, à regarder la mer à longueur de journée. Pourtant, paradoxalement, sur la seule photo dont je dispose, nous regardons dans l’autre sens. On pourrait dire que nous regardons dans le mauvais sens, vers l’appareil photo, vers la terre, avec la mer derrière. C’est une photo qui date sans doute du début des années 50, mais je ne l’ai vue qu’à la fin des années 2000, alors que Katerina et Démosthène étaient tous les deux morts à peu près en même temps que le siècle précédent. Lalla-aux-pieds-légers me l’a donnée, la retirant, comme une révélation sortie de l’ombre, d’une boîte rangée sous son lit dans sa maison à Brookmans Park. Elle figure aussi sur la photo, le regard au loin, ses pieds aux sandales ailées presque au-dessus de moi. C’était peut-être la dernière fois que nous regardions ensemble les terres, le passé, le dos tourné à la mer, à la brise ondoyante, à l’avenir que nous ne pouvions voir et qui nous emmèneraient dans des directions différentes, vers d’autres îles. Lui, dans la froide mer du nord, et elle, dans la Mer de Chine, et moi je ferais la navette entre ces îles, ne me posant jamais qu’au passage sur cette île dans la Mer du Milieu dont nous étions tous partis. Et c’est ainsi qu’à ma majorité, je voyageais entre trois îles, et tous les trois nous étions devenus trois îles, comme préfiguré sur cette photo en noir et blanc où Lalla monte le guet. 

Même avant que nous ne quittions l’île, comme mes parents s’étaient séparés, j’étais pris dans un va-et-vient de déplacements. Ils étaient ici là ailleurs parfois avec moi parfois sans moi et mes horizons n’arrêtaient pas de changer, dans le miroir de la mer, dans le ressac de plages secrètes, dans les échos de cités en ruines, les spires de châteaux moyenâgeux, un paysage qui défilait sans cesse au gré des tournants. Les montagnes me retournaient comme les édredons de mes grands-mères, des routes qui nous invitaient à descendre de l’autre côté et les voir, aguicheuses, réapparaître plus loin. L’île n’était jamais immobile. Je flottais avec elle et découvrais de nouveau reliefs à chaque voyage tandis que Katerina et Démosthène allaient et venaient. Quand ni l’un ni l’autre n’était là, ce n’était pas bien grave car je savais que l’un ou l’autre reviendrait. Entre-temps, j’étais l’enfant de tout le monde et il y avait toujours place pour moi lors de la moisson, d’une fête, d’un pèlerinage, j’étais toujours prêt à me hisser sur un âne, une bicyclette, un char à bœufs, une caravane de chameaux, un bus de village ou une carriole à pastèques. Je n’étais encore jamais monté dans un avion ou un navire. Seulement dans des bateaux à moteur qui filaient vers l’horizon où par temps clair nous discernions les contours des montagnes de Syrie et de Turquie, mais nous n’abordions en Anatolie ou au Levant que par l’imagination. Ces autres lieux étaient pour moi comme des mirages quand je flottais sur le dos dans la mer en me demandant si, quand je me retournerais, je serais sur l’autre rive. Ou peut-être ces lieux étaient-ils toujours déjà en nous – des implosions dans notre imaginaire, comme ces îles qui explosent dans la mer dérivant çà et là. 

Il ne fallait pas manquer une occasion de dériver çà et là. Parfois Phoevos l’aurige m’emmenait en amazone sur sa bicyclette. Il était comme un grand frère adolescent mais je l’appelais oncle parce qu’il était le petit frère de Katerina. Il pédalait à toute allure sur les cahots de pistes poussiéreuses dans le parfum des buissons de lentisque, des pins, des cyprès et des eucalyptus, dans le bourdonnement des insectes jusqu’à ce que nous atteignions la mer et nous y précipitions en sautillant comme des échassiers sur le sable chaud pour ne pas nous y brûler les pieds. Il n’y avait pas de touristes à l’époque et les gens du village travaillaient aux champs et n’avaient pas le temps d’aller à la mer. C’était différent pour ma famille, de gauche ou de droite, la mer y était illumination et source de renouveau comme la moisson. Et pour certains, comme pour beaucoup, c’était un départ espéré, généralement en aller simple. 

Et il y avait d’autres voyages sur l’écran du cinéma. Le village comptait deux cinémas qui disposaient de leur propre générateur avant l’arrivée de l’électricité. Beaucoup de villages n’en avaient même pas un seul. Nous étions en quelque sorte un centre cosmopolite. En été, quand ils étaient en plein air, nous regardions d’en haut, comme des dieux, perchés sur les terrasses et les balcons de nos maisons d’où le regard plongeait sur le monde de l’écran : des ombres et des lumières et des bruits qui nous arrivaient assourdis. J’adorais me perdre dans la sensualité ondoyante du grand écran sous le vaste ciel, Melina à la voix voilée et Sophie au regard voilé et l’abondance des amples mouvements de leur corps sur un écran qui bougeait dans la brise du soir, tel la mer, nous éclaboussant les pieds pour faire tomber la poussière juste pour un moment pendant que nous mangions des passatempo et buvions nos bouteilles de Coca. Nous regardions en tremblant l’audacieuse sensualité du milieu du siècle toujours menacée par un péril fatal qui pourrait ou non être surmonté. Je sanglotais désespérément quand Melina Mercouri était tuée d’un coup de poignard à la fin de Stella. Pourquoi fallait-il que Melina meure ? Il m’a fallu longtemps pour me consoler : une vieille sibylle a fini par me convaincre que ce n’était qu’illusion, rien qu’un film et que l’été suivant Melina reviendrait dans un autre film et que nous quitterions tous le cinéma en riant au lieu de pleurer. Je baignais dans ces images et elles m’ont imprégné comme des visions qui transformaient le monde autour de moi – à la fois un spectacle et une participation intime au même titre que les activités et festivités rituelles qui revenaient avec la même régularité que le cycle des saisons qui débordaient dans l’excès de grenades mûres dont la peau en éclatant révélait les grains rouge sang. 

Le grand tournant du voyage ce fut en octobre 1957. Avant la fin de l’année, j’allais quitter une condition joyeuse et familière de nomadisme pour un état de nomadisme effrayant d’inconnu. J’avais perdu mes repères. Je n’avais jamais imaginé que je me retrouverais dans le ventre de la baleine sur une autre île. 

Le déplacement était une constante mais les circonstances et le contexte avaient changé. Ma vie sur l’île de la Mer du Milieu était devenue tout à fait imprévisible. Il n’a pas fallu ruser beaucoup pour m’emmener sur un grand bateau sans avertissement. Ma vie et mes trajets étaient déjà une série d’ellipses et là Démosthène m’a emmené pour une traversée que je n’allais jamais oublier, de la Mer du Milieu à une autre île dans la mer du nord. Katerina semblait avoir disparu. Je sais que ça peut paraître paradoxal, puisque c’est moi qui avais disparu ou avais été escamoté, mais dans ma perspective les géniteurs ne disparaissent pas. Si l’enfant disparaît, ils doivent venir le chercher. Pendant des années sa voix et son visage allaient me hanter comme un fantôme. Et d’après Démosthène c’était sa faute à elle si j’avais disparu, même s’il me semblait que c’était lui qui m’avait escamoté sans préavis. Démosthène ne m’a pas imposé le choix de savoir si je voulais partir avec lui ou pas. Je ne sais toujours pas si c’était lui ou moi qu’il voulait ménager. S’il m’avait posé la question, je ne sais pas ce que j’aurais dit. Peut-être avait-il peur de la poser. Il savait sans doute qu’il aurait eu du mal à susciter mon assentiment. Ce n’est pas que je ne l’aimais pas, mais j’aimais aussi plein de gens et de lieux sur l’île, et surtout les sibylles de Trikomo qui avaient toujours une histoire à raconter et quelque chose de doux ou de frais à me mettre en bouche, et qui m’envoyait en mission comme si j’étais leur petit prince et Hermès.


L’étranger
(variation sur le poème ‘L’étranger’ de Baudelaire)

Étrange étranger, qui aimes-tu le mieux, dis ?
Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Ta patrie ?
Je viens d’un pays qui n’existe pas.
Aimes-tu la Beauté, étranger ?
Je l’aimerais volontiers – cette déesse immortelle.
Et aimes-tu l’or ?
Je le hais comme vous haïssez Dieu.
Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
J’aime les nuages – mes amis les nuages qui passent…
Ces merveilleux nuages, là-bas !


Le poids de la vie

Combien pèse la vie ?
Elle est parfois aussi lourde
Que le moment où tu as enfoui
Le corps de ta mère dans la terre
Plus lourde que ce dernier baiser glacé
Avant de lui fermer les yeux à jamais
Où tu enfouis le fardeau du souvenir
En répétant les gestes de la vie
Quand une voix te dit
De laver la boue sur la pastèque
Avant de la couper
De disposer les tomates côté mûr vers le haut
D’attendre que l’eau bouille pour y jeter les légumes verts

Tu te rappelles qu’un jour quelqu’un t’a dit
Que toutes les mères sont folles
Et qu’il y a toujours une solution
S’il faut que les enfants aient une mère
Des rituels devraient exister pour enfouir le cordon ombilical
Battre le tambour et faire tournoyer la flamme
Jusqu’à faire se lever le corps en transe
Le ramener au monde
En luciole
Qui bat des ailes et s’envole
Les pieds qui tourbillonnent
Tu émerges l’abandon de la nuit sur le visage
Comme si le souvenir n’avait jamais existé
Comme si tu n’appartenais pas à une île perdue
Dont tu avais léché les eaux
De tous les recoins et ruisseaux
Une île qui n’existe plus
N’a peut-être jamais existé
Et tout ce qui importe est cet instant
Dans un pays lointain
Dans l’oscillation du hamac
Et tu entends un bruissement sous le sternum
Et ton cœur s’envole plus haut que le sommet des cocotiers
Et la femme coolie t’apporte un bol de riz et de dal
La porte de la cage se referme et la noix de coco tombe avec un bruit sourd
Tandis que tu entends le labeur dans ses pieds nus
Qui résonne des pas de ta grand-mère
Et tu penses à sa maison et te demandes
Combien de gravats tu dois ramasser
Pour la reconstruire de la branche émondée
Ou s’il faut la laisser aux étrangers qui l’habitent
Et qui dans leur étrangeté ressemblent à tes proches
Couchés sur la terrasse par les nuits d’août
Et s’envolant dans l’excitation des étoiles filantes
Et cela pourrait suffire de sentir le hamac
T’envelopper comme la coiffe du nouveau-né
Quand tu regardes glisser les nuages nomades
Prêts à éclater en averse liquide informe
Que tu veux recueillir à pleins seaux
Pour te rappeler ta propre nature torrentielle
Et la douceur de ta peau
Trouvant le point d’équilibre
Entre réalité et souvenir

Entre joie et solitude
La vie est légère quand on s’y attend le moins
Au début de la folie d’amour
Et quand des amis sourient et te touchent
Ouvrant et comblant des trous
Qui te font te demander combien de vies
Tu as vécues et si l’identité c’est rien qu’une vie
Ou plusieurs vies qui te regardent de myriades d’yeux
Et nous des étoiles qui nous consumons
Dans notre intoxication
Et tu te poses la question
Qui voit qui écoute
Et tu pourrais tout aussi bien fermer les yeux
Et souffler les bougies
Dans l’abandon
De la chair sans souvenir

(décembre 2004)


Ars poetica : Sacré ou démoniaque

À tel prix apaiser
Ma chaleur cyprienne.

Élégie XIX.  Pierre de Ronsard (1524-85)

Ne t’y trompe pas
J’ai une langue fourchue
Qui se meut entre soupirs réticents
Et pouls inaudible articulant la paix
Tu le sais jamais tu ne trouveras
Dans l’absence de tes muses mortes
Et le lambda platonique
Comment atteindre au son pur ?

Peu importe que les pancartes soient en grec ou en turc
Je m’égare
Même quand il n’y a qu’un seul chemin
Les policiers reniflent et me disent
Que mes hallucinations sont déplacées
Et leur chiens m’étiquètent “sous contrôle”
Je me dérobe cherchant un soulagement
Dans l’été éternel ou la mort éternelle
Et quand je te trouve
Je te dénude
En un désir imprudent de ton mal
(Ou n’était-ce qu’en rêve ?)
Je ne sais si c’est ta maladie que je veux
Ou si je suis malade de ton désir
Je négocie le mirage pullulant
Et mon corps grésille dans ma chaleur chypriote
Et roule en flammes jusqu’au bleu de la mer
Les braises s’évaporent dans la clarté lunaire
Et la tempête des étoiles
Tisse des halos en concoctant des contes
De fantômes errants dans une superposition de villes
Avec des statues de ton imagination dévoyée
Qui ont perdu la tête ou leurs parties
Dans une impétueuse imprudence
Ou dans l’idéologie tourmentée du monde
Et je pétris tes mots
Chassant la poésie du seul intellect ou de la sexualité nue
Deux purs papillons blancs
Payant ce manque en pierre brisée  

Alors ne me crois pas
Car bien des démons parlent en moi
Tous à la recherche de ce qui leur manque


Ars poetica : de l’eau comme poésie

Pour Saraswati – la déesse des flots

Trop de poésie pour une si petite île
s’il vous plaît arrêtez d’écrire
et plantez des arbres
de l’eau… 

Gür Genç

J’ajoute la voix à l’occlusive
Sans savoir si elle est implosive ou pas
Et une liquide suit g l g l g l
L’air passe et je plisse les lèvres
Et avance la langue pour donner forme au souffle
Attraper la vision cachée dans la syllabe
Ni u ni i
Ni antérieure ni postérieure
Dans un rêve qui s’évanouit
Tu me donnes un code pour te trouver
Mais un des numéros s’efface dans l’obscurité.
Une main invisible offre le lien perdu
Sans que je le demande
Mais je tends la main et appelle
Est-ce que je sais quelles langues parler ?
J’envoie plutôt mes messagers te chercher
Quand il te ramène
Je ne connais pas ton visage
Seulement l’émotion
Et caressant tes cheveux
Je vérifie que c’est bien l’algue de ton amante la mer
Si tu es vraiment venu pourquoi restes-tu silencieux ?
Je sais maintenant que tu n’es pas genç – les noms mentent
Tu es aussi vieux que la mer
Et le shiv
Le danseur antique
Tu appelles le silence
Qui parle avant et après le aa
Le uu
Et le mm
J’attends la poésie.
Ou est-ce qu’en vrai j’attends l’eau ?
Je ferme les yeux
Je récite le mantra
gür – gür – gür


Ars poetica : Kaala

Sur le métier du temps
Je serais Kali Das

Serviteur du temps profond
Qui étire l’espace

Sur la feuille blanche
Y inscrit le monde

En un monument
De rêves distendus

Dans des rues qui bredouillent
Quand elles parlent

J’écris
Je rends hommage


Lune bleue au Rajasthan

À Priya, qui me lança sur les routes

(Le seul temple en Inde consacré à Brahma (le créateur) se trouve à Pushkar, près d’un lac qui apparut quand le dieu a laissé tomber un lotus du ciel sur cet état désertique. Une histoire raconte que Brahma est tombé amoureux de sa fille et création Saraswati, la déesse de la poésie, et pour le punir de cet acte incestueux, aucun temple ne lui est dédié à part celui-là. Depuis des siècles, à onze kilomètres, Ajmer attire des pèlerins sur la tombe du saint soufi Khawaja Moinuddin Chiti, aussi appelé Khawaja Saheb ou Sharif. Comme dans toutes les darghas soufi, toutes les communautés religieuses sont les bienvenues, ce qui est particulièrement important en Inde actuellement et représente un symbole d’espoir et d’harmonie face à la violence entre communautés.)

Une fois seulement j’ai vu la lune bleue
Diffusant une clarté aussi pure que le regard d’une déesse
Dans les cieux du Rajasthan.
Son bleu chatoie et insiste
Apportant des ravages d’un autre royaume
Au-delà des certitudes de la vie
Me prêtant son ouïe
Pour entendre la chair en flux perpétuel
Sur les routes cassées d’un pèlerinage
Camions en file derrière vaches léthargiques chameaux efflanqués
Des chauffeurs éteignent l’amour dans les huttes des bas-côtés
Je m’arrête pour des samosas chauds et un capuccino instantané
À côté d’un étalage de Kama Sutras en anglais et en français
Où la moksha se cache-t-elle?
Dans la décomposition, la poussière et la saleté
Ou dans le lac de mon parcours né d’un lotus
Qu’un créateur distrait aurait laissé tomber
Afin que nos mains en coupe recueillent des histoires
Avant d’y ajouter graines et pétales puis les disperser
Pendant que des singes blancs se disputent les restes
En hurlant pour participer à la conversation
Par besoin ou pour accompagner les autres
Ou cherchant l’aubaine
Un jeune Brahmine éteint son portable
Pour m’inciter à la prière près du lac
Et un débat sur d’où viennent savoir et libre-arbitre
L’aubaine est-elle dans la volonté tirée au hasard ?
Ou bien dans le hasard attiré par la volonté ?
Mon jour est glorifié par
Cinq sœurs frères cousins
M’entourant avec crainte et jubilation
Ai-je apporté le parfum de la mer?
Ils me serrent la main
Mai et mami sourient timidement à l’écart
De quelle terre venez-vous demandent-elles
Je commence à parler d’une île lointaine dans une mer
Dont certains disent qu’elle est le milieu de la terre
Pendant qu’ils attendent d’autres révélations je pense
À l’improbable de ma naissance
Viens-je vraiment d’une quelconque terre me demandé-je
L’Union européenne, avancé-je
Ils approuvent de la tête
La rencontre est-elle leur aubaine ou bien la mienne?
Nos adieux pleins d’allégresse
Distraient l’homme qui pissait derrière nous contre le mur
Le retour en voiture passe entre des cochons vautrés dans la boue
Nourriture de parias ou d’exportation on se le demande.

Une route sombre descend vers Ajmer
Au son des timbales
Guidé par Sayyed Irfan je fais mes offrandes de calendulas
Et de soies puis ayant récité des couplets persans
Lors de la prière du Vendredi soir
Je reçois des sucreries de paix
Et une chandelle de cire pour mon île
Flanqué de prêtres juvéniles calotte sur tête
Je suis entraîné pour une célébration vers le wallah du thé
Encore des mains serrées des sourires des enfants
Cherchant la splendeur d’un
Présent, d’une roupie, d’un geste
Qui va transfigurer
Un don qui apportera l’aubaine de donner des dons
Les douceurs dargha me collent aux dents avec des histoires
À avaler et excréter
Et avec le murmure de la route
Et la fragilité d’une bougie dans la main
Je me dissous dans les brumes hivernales du désert
Défiant la nuit des ciels aléatoires

Je ne puis détourner mon regard
Voile tes yeux déesse sinon je deviens fou
Ne laisse filtrer qu’un résidu de bleu
Et du sol ne suinter que peu de divinations
Vers les fluides de mon corps
Que je puisse un moment seulement sentir
L’intangible par ton contact visible et sensuel

(après un voyage à Pushkar et Ajmer, janvier 2004)


Yaya Devi

Déesse, tu es terrible ce soir
Hier soir tu m’attirais
Dans tes bleus mouillés
Même la lune était bleue

Pourquoi cette nuit me secouer et pomper le corps
À en extraire l’immondice par tous les orifices
À genoux nauséeux et vomissant
Je te supplie de me rincer
De tièdes liquides
Corsés de neem et de curcuma
Au lieu de quoi tu m’inondes
D’un déluge froid et cruel
Je tremble et tu me jettes à terre
Coque vide
Pourquoi Devi?
Je suis ton tout petit je sais
Ne connais-je pas ta pestilence et ta puanteur?
Et combien de fois t’ai-je vue danser dans les cimetières?
Je connais aussi ta caresse de lotus
Guéris et laisse-moi dormir.
Demain je parlerai.
Si tu veux je change de voix
Ne me montre pas toute ma merde et mon ordure
Prends-moi donc plus gentiment
Et de nouveau te chanterai louange
Jaya Devi Jaya

Delhi (après la lune bleue), janvier 2004


Ville fantôme

O

Hippocrate

S’effritant en une résolution muette
Vanosha me fait signe et me
Murmure tout bas à l’oreille
Par la clôture en fils barbelés
Ars longa, vita brevis est

Dans mon désir fragile et défaillant
Nous nous tournons vers les flots
Prêts à nous envoler
Dauphin dans le nectar
D’une mer à la fois imago et mirage
Quelles ombres guettent
Sur l’autre rive


Requiem pour Trikomo

pour les créatures et démons qui errent en Mesaoria surtout entre Trikomo et Salamis : ceux qui ont des noms et ceux qui n’en ont pas

Est-ce que je viens chanter ton requiem ?
Au checkpoint
je ne vois pas flotter les cinq drapeaux
l’histoire n’a jamais eu lieu
Rien que des créatures qui planent
Avec l’instinct de sept colibris
M’attirant
Légères comme une apparition 

Pardonne-moi si tu t’es cru éternel
Il y avait trois bourgades ici où trois routes se croisent
Et une église entre cinéma et café
Saluant départs et arrivées
En vieilles caravanes de chameaux pour Karpas lentes comme des bus
Au-dessus du han Chrysanthi la vieille institutrice
Lit mon voyage dans le marc de café 

Petit garçon j’aperçois
Des Aphrodites brisées et des Madones dolentes,
Et sur des écrans que fait ondoyer la brise de la nuit
Je m’empare de bribes du sacré en passion dévastatrice
Mélodie rauque de Melina en noir et blanc
Sophia mouillée et surgissant du bleu
Sauvant mon totem le dauphin
Et le garçon prêt à partir à cheval
Je m’étendais dans toutes les directions
Déboulais dans les plaines
Escaladais les monts et les cieux
Puis les mers
M’ont emporté
Sans avertissement ni adieux
Rien que des contes
À emporter
Eleni répétant
Comment elle avait séduit Stephanos d’Alexandrie
De son chant chaloupé
Lui donna dix enfants
Moulut le blé le jour de sa mort
Le temps dissous dans son désir 

Dans son silence j’ai voyagé avec le nom
Disposé mon corps dans l’immensité de la terre
L’exposant aux oracles
Cherchant une divination spéciale
Des voix disaient n’oublie pas
Laisse le souvenir se décomposer
Se répandre comme un virus
Dans le regard intense d’étrangers
Remplir les fentes mouiller les protubérances
Se préparer à absorber et expulser le monde
Ressentir sa chair infinie en dehors des mots
Dégénérer dans l’éparpillement
Chercher l’ablution avec les multitudes
Dans des rivières éclairées de l’odeur du camphre
Déshabiller la divinité
En humant ses sécrétions
Et en l’étouffant d’hibiscus multicolores
Éprouver le sens de son reliquat
Dans le son de tes excès

Aujourd’hui Kathy prend des photos pour l’autopsie
Pour saisir dans ma voix la maison perdue
Respire-t-elle encore ?
Les derniers sacrements se sont échappés et
Je me trouve dépouillé
Inerte dans mon oubli
Sentant les doigts du vent
Qui me touchent de diesel et de jasmin
Et la chaleur des pierres
Qui me fait courir
Vers la sensualité aléatoire des mers
Tanju et Jenan
En prêtrise jumelle d’une pureté ivre
Font circuler la conche
Et montrent son rêve et sa géométrie extravagante
Vie explosant de la pierre
Tandis qu’un ami regarde de loin
Yeux vert citron jaunissant avec le blé
Et les fleurs sauvages de la Mesaoria
Jaillissant comme des poils du ventre au cou
Désir de mon corps en deuil
Qui s’étend dans toutes les directions


Sentience 

Pour Ashik Mene 

Que ferons-nous donc pour les morts, ceux dont les tumuli bordés de conques exercent sur nous une attraction de toute une vie
comme un empire magnétique,

Derek Walcott, Midsummer XVI

Je sais que ce jour de mai sera le jour
Où les morts s’éveillent juste une fois
Au printemps suivant il sera trop tard
Le mois suivant le parfum du printemps
Se dissipera dans la sécheresse estivale
Même les morts n’attendent pas à jamais
Nous avons prié une fois de trop
Et si c’est le jour, c’est le jour
Nous le sentons dans le frisson de la peau
Dans le rouge des coquelicots
Partout les morts envoient leurs messagers
Mais beaucoup détournent la tête apeurés
Nous n’avons pas de passeport
Pour passer la barrière disent-ils
Mais je dois prendre la route pour te trouver
Les yeux ouverts
Aujourd’hui je sais que tu ne viendras pas
Dans mon sommeil ni dans la méditation silencieuse
Mais à cet endroit exact de la mer
Où nous sentons le sein sensuel de notre mère morte
Dans l’arôme des broussailles que brûlait notre grand-mère
Pour cuire le pain dans le four en argile
Aujourd’hui tu m’enverras un étranger pour me raconter mon histoire
D’abord il me donnera de la limonade fraîche pour étancher ma soif
Et d’une clé ouvrira la porte de la chambre
Où je suis né et où tu as rêvé tes rêves
Debout sur ce balcon vert
Le vent de la mer dans tes cheveux
Regardant par-dessus clochers bulbeux et minarets
La route bordée d’acacias et d’eucalyptus
Et je t’entendrais parler dans le mouvement du vent
Ta voix tracée par une main absente
Ashik m’embrassera sur les joues
Pour me dire que lui aussi a vu les morts
Et d’une pression de la main
Je saurai que j’ai trouvé le frère
De lait et de sang
Que j’avais pris soin d’oublier.


Archéologie d’une dent 

À la mémoire de Giorghos Taramidès, mon dentiste

Nouvelle dent cramponnée à la forte mâchoire
Brisée dans l’exubérance d’un enfant
Qui saute de l’araignée
Un jour de soleil dans Manchester la sombre
Charnière de souvenirs aux bords déchiquetés
Soigneusement limée et bien dissimulée
Couronnée et protégée
Armée pour mordre les mots qui l’ont maudite

Des années plus tard Giorghos la tapote de ses instruments
Contemplant son archéologie, sa destinée
Fortes racines alimentées à l’eau de source
Aux jours bénis de Trikomo dit-il
Je ne voudrais pas être celui qui devra les arracher
Je cherche des mots pour écrire
Mais la douleur s’estompe en putréfaction muette
Scellant son deuil discret jusqu’à revanche de la mémoire
En un kyste criant délivrance
Giorghos fantôme à l’avenant sourire
Dépêche des émissaires qui annoncent l’extraction
Dégagent la puanteur retirent la racine
La douleur doit s’arrêter
Je songe au sourire édenté de ma grand-mère
Aux joues caves de mon père
Gisant horizontal lors de la veillée

Où donc est la mémoire ?
Si ce n’est dans l’ombre d’une ombre
Et où son commencement ?
Dans le morcellement et le déracinement ?
Les douleurs de l’enfantement les affres de la mort ?
Dans le cadeau d’Élisabeth, effigie d’une énorme
Dent de cire – à consacrer sur un autel
Ou accrocher à un arbre pendant que je répète les mots
Qui combleront le trou où ma langue glisse
Cherchant à tâtons les mots qui dérobent l’air.

Je suis en quête d’un monument
Un sourire de porcelaine pour cacher les trous de la mémoire
Fixer l’air en mots qui mordent et sifflent
Apaiser la douleur en un mémorial à l’absence


Deux fois Né

Quand je serai mort, disposez le cadavre.
Vous voudrez peut-être m’embrasser les lèvres,
commençant tout juste à se décomposer. Ne soyez pas effrayé
si j’ouvre les yeux –  

Jelaluddin Rumi

Olumu op! Op ki açelyalar açsin dudaklarinda.

Gür Genç

Ta beauté est aussi solitaire que cette île
Et dans ton corps je hume la mer
Et goûte le raisin
Dont tu as pris soin pendant des millénaires
Mais lorsque je m’apprête à te toucher
Tu te dérobes
Et me conduis sur
Le chemin des vingt mille spectres
et un sentier où les statues s’effritent dans le sable.
Dans les fissures de ciment
Poussent des cyclamens tenaces
d’un espoir fragile aussi ténu
que le croissant effleuré de la lune nouvelle
en ce Lundi Pur.
Moi aussi je suis mort dites-vous
Pour m’aimer il vous faut vous joindre au carnaval
Et embrasser mon cadavre
Oui, ölümü öp dites-vous.
Mais si j’osais
Ouvririez-vous vos yeux de pierre ?
Ou bien me laisseriez dans le froid
Et mon désir sombrer au fond de la baie de Salamis ?
Sur le parvis de Saint Nicolas
Le cümbez fleurit deux fois l’an, dites-vous
et votre vie et la mienne sont le prix du baiser.
Partageons ce demi-pain
Et tous les jours allumons cette chandelle de cire
Si ne nous embrassons à la fête de Mai
Nos corps brûleront sur le bûcher funéraire
Et nos cendres seront dispersées en mer
Là où même les mots l’un l’autre ne comptent pas. 

Lundi Pur (fête au début du Carême), Famagouste 2004

Note : Le plus ancien représentant du monde vivant à Chypre est le figuier sycomore ou ficus sycamorus (connu en turc sous le nom de cümbez), qui se trouve devant la cathédrale de Saint Nicolas à Famagouste, construite sous la dynastie des Lusignans. Il avait été planté lors de la construction de la cathédrale, vers l’an 1220.


Pas l’heure des prières

alors ne t’arrête pas pour prier à l’église de la mère de dieu
attrape juste la vision fugitive sur les mains des femmes
qui t’ont touché le visage et les cheveux
ont cherché les sources sous les pierres
laissé la porte ouverte de l’aube au crépuscule
mesurant leur passion dans de grandes cruche en argile d’eau, de vin, d’huile
glissant entre vergers et cimetières
des rêves se languissent au sein d’anémones de mer jusqu’à la nuit
où ils gisent dans la lueur de lampes à paraffine
pelvis maternel résonnant
dans les plafonds arc de triomphe
frêle épiphanie irradiant d’une conflagration momentanée
le don de l’incarnation  

 


Rythmiques religieuses

Pour Elizabeth Hoak Doering, qui a traduit tes souvenirs en formes sculptées et m’a demandé de leur trouver des mots

Le passé semble survivre dans le goût de certains plats et de dates entourées en rouge sur le calendrier, mais sans nous en apercevoir nous avons laissé grandir en nous une distance que ne peut compenser aucun voyage éclair.

Antonio Muñoz Molinas, Sepharad

souvenir apportés par la mer
des œufs rouges enveloppés d’algues
vierge fertile pur luxuriant
odeur de feuilles d’olivier et de cire d’abeille
qui enflamme le souvenir
caché derrière avec le fabricant de bougies
dans les doigts parfumés du vieillard
qui mouche la flamme avant qu’elle ne submerge

les souvenirs dans les Églises pour l’Imagination
les cent églises d’Inia
qui seraient cent-et-une
mais on n’en a trouvé que six
la première vacillant dans les collines de Droushia vers Lara

les souvenirs enveloppent les églises
les enroulent en processions
tapis serrés entre les maisons
cachés dans les citrons
unis aux lis un peu partout unis aux tombes là-dessous
dans les forêts aux eaux sacrées
sur la piste en satin blanc bien propre
les tamata des navires sur les plafonds pour écarter les naufrages
les sept sœurs et leurs rubans assortis

les souvenirs ardents comme des pétards
acérés comme des ongles dans le feu printanier des arbres de Judée
frais comme les dalles  d’intérieurs sombres
les entrailles de la fête de la vierge dans la chaleur d’août
des souvenirs mouillés qui nous détrempe comme déluge
cataclysmes d’enfance
souvenirs qui s’envolent cerfs-volants dans le ciel
souvenirs verts et clairs qui annoncent le printemps
couvant la terre pour faire naître la vie nouvelle
s’émouvant dans le sol avec le raisin mûr
pendant que nos souvenirs s’étirent sur les ficelles
tels des soujoukos pour les fêtes d’octobre
qui vont et viennent comme l’ombre et la lumière

souvenirs des reliques de deux saints
disparus comme mon mari et mon fils
l’histoire jamais entendue
et que je voudrais entendre pour pouvoir l’oublier

ou est-ce que je connaîtrais les souvenirs
de ceux qui m’ont volé mes souvenirs
et les échangerions comme des cadeaux
cadeaux perdus avec les icônes magiques de mon enfance
miraculeuses et fières
St Georges sur son cheval redressé jusqu’à la queue

souvenirs de rétribution
éclat de dynamite tel la lumière des auréoles
qui aveugle le pêcheur

souvenirs de restitution
qui vacillent et guident Philos, vieillard aveugle
qui te guide vers des souvenirs oubliés
dont tu ne savais pas qu’ils étaient à toi
des souvenirs ridés antiques et vivaces comme de vieilles icônes
et le visage de tes grands-mères
qui t’ont appris comment les embrasser
en te signant d’abord et en ouvrant ton cœur
pour accueillir la grâce du souvenir

souvenirs disloqués

apportés sur des cassettes
dans des bouteilles et des boîtes en argent
pleines de romarin et d’eau bénite
souvenirs persistants
laissés sur le chemin
mais qui te rattrapent
à Ashley Road, Bristol
au fish ‘n chips londonien
dans ta galerie à New York
à l’Astoria à l’Agia Sophia de Washington Northwest
souvenirs de tes premiers frissons sacrés à dix ans
transportés des Akamas à ton bureau au New Jersey
et ta souvenance du prêtre
qui vous demandait à tous d’être présents
avant de vous rappeler vos propres souvenirs

souvenirs qui surgissent en visions et en rêves
visions comme des icônes
de lions au visage de saint
icônes de rêves
et rêves d’icônes
le rêve de la Turque de Morphou
qui rêvait l’icône dont ses voisins grecs avaient besoin
pour changer le cours du destin
et des rêves aussi poisseux que la baie du térébinthe
qui gardent l’icone du village des térébinthes

rêves de la main fraîche qui guérit quand ça ne va pas
et de mains aux doigts aussi bizarres que des bougies
de cire en train de fondre
visions que tu attends en te glissant par les trois portes
sur la route près d’Apostolou Andreas
vision de la fête après le jeûne
douce comme l’eau du puits
partagée par les Grecs et les Turcs de Komi-Kepir et de Livadi
qui parlaient de sources miraculeuses
et tout pareil de reine et de chien guérisseur

et histoires de visions d’icônes dans la mer et le sable
et de grottes marines où périrent des saints en y laissant leurs os
que nous les mettions dans des boîtes avec l’image de l’oreille
qui guérit quand nous entendons les sons des souvenirs   

carillons et simple bruit
du fer frappant le fer
voix harmonieuses qui apportent la myrrhe
en processions endeuillées
et Sotiris à la voix douce
évoque des souvenirs de souvenirs
de l’arrière-grand-père de mon grand-père
qui est parti de Trikomo à Smyrne
pour ramener la voix du souvenir
et alléger la peine

souvenirs interrompus
souvenirs dévastés
lambeaux de souvenirs
vite balayés dans un coin
enterrés dans un tas de déchets
menacés d’extinction
souvenirs troubles et douloureux
qui se cachent dans des trous
se tapissent dans les buissons
souvenirs qui se terrent
de peur d’une embuscade
blessés et engourdis
menaçant assombris
dans l’attente de la main qui tirera la ficelle
la main qui cassera l’œuf
la main qui te guide à l’endroit même
du baiser
la main dont le toucher rayonne
du parfum unique de l’écorce d’Antiphonitis
qui répandra sa grâce sur le cœur noir du souvenir 

STEPHANOS DE TRIKOMO


Ultima multis – le dernier jour pour beaucoup

Une tempête souffle du paradis, elle gonfle ses ailes avec une telle violence que l’ange ne peut plus les fermer. 

Walter Benjamin, à propos de la peinture de Paul Klee, Angelus Novus

Nous récoltons des nouvelles du monde tous les matins
Pourtant nous nous protégeons
Nous retirons dans des demeures
Que ne touche pas la mort
Et qui ne racontent pas d’histoires
Nous sommes devenus des résidents desséchés d’éternité
Nos mères et pères proprement évacués
Dans des hôpitaux et des sanatoriums.

Walter Benjamin,
Où est l’ange nouveau de l’Histoire ?
Nous regardons les débris à nos pieds
Et les anges s’envolent
Leurs ailes lestées de poussière
Quand la tempête les emporte au ciel
Le jour est venu d’aller piller
Les restes de maisons en ruine
Et dans les cimetières
Nous nous rassemblons pour retourner
Les pierres tombales
À la recherche des  inscriptions
Qui empêcherons l’avenir de se changer en temps vide
Nos pieds trébuchent sur les os
Pour retrouver les contes de fées
Entailler le temps d’aujourd’hui
Que les morts se réveillent
Bouche ouverte
Ailes déployées
Regard éberlué
Nous cherchons les nouveaux anges de l’Histoire
Pour sauver la flamme de vie
Toucher les étincelles qui rougeoient
Et les histoires qui se bousculent
Contre toute attente
Par la porte étroite
À chaque seconde qui passe


Les oranges de Larnaca

de la mer de Larnaca il y a bien des années
tu t’es embarqué dans un rêve pour moi et toi
et tu m’as emmené par la main sur un bateau
pour ma première traversée ;
et voilà qu’à cette même mer tu es retourné pour ton dernier rêve
mon père naguère tu reviens et deviens mon enfant
alors maintenant je dois rêver ton rêve à ta place
te convoyer dans un cercueil
quand tu quittes pour la dernière fois
la ville de Lazare et de Zénon
et traverse la mer vers ton bûcher funéraire
Avant de te préparer au départ
tu m’as dit de trouver des oranges de Larnaca.
Pourquoi sont-elles tardives cette année ? as-tu demandé
impatient de te sucrer le sang
et de devenir le gamin d’autrefois
qui courait sur la promenade aux dattiers ;
pas de deuil pas de crêpe pas de prêtre barbu disais-tu souvent ;
laissez les fenêtres ouvertes qu’entre la lumière répétais-tu ;
et voilà que tu m’as confié ta mémoire
ton dernier cadeau ;
ton corps dégradé redevient un rythme dans le ventre de ta mère
alors que je poursuis le goût de tes oranges disloquées.


Entre l’eau douce du puits et la mer salée

Sur le sable chaud et les sentiers poussiéreux
je voudrais chevaucher en amazone
emmené par Phoevo l’aurige en bicyclette
sur des pistes à l’ombre rare de quelques pins
secoués de terre et de pierres
corps assoiffés
de la houle marine
victoire ailée
vers où l’horizon encercle
un mirage de jour pointant à l’Est

sous midi aride nous retournions
dans la chaleur immobile et le bruissement de milliers d’insectes
fraîches sur la peau les épluchures de concombre
sur les lèvres les tranches de pastèque

le contact humide des souvenirs de l’île
qui traîne telles de veilles ombres de
déesses qui ont plongé leur seau profond
dans l’eau fraîche des puits
gardant propres les corps
et les dieux du foyer
ou celui qui chevauchait l’écume vers le lointain
capturant les rêves en teck bois de rose porcelaine
en buvant de l’Evian pour se rappeler les sources de l’île
déesses figées en statuettes
les Aphrodites de Trikomo au Louvre
et les fantômes translucides
que je commémore aujourd’hui
avec des poignées de raisins secs amandes sésame
et graines de grenades

Mars 2002  


Haïkus pour Celal

À Saint Théodore de Larnaca
Je converse avec Celal Kadir Celal

Au commencement avant le commencement
Avant qu’une Cassandre ne ressente la douleur de choses à venir

Une gémellité en miroirs incandescents
Images de Kali et de Quetzalcoatl

Parcourant les ombres des morts
Des furies agitent voix et échos dans la poussière

Le fleuve est silencieux et le cavalier s’éloigne
Des spectres de mouton traînent dans l’enclos

Des gestes brisés s’emparent des asperges sauvages
Des regards qui traduisent en mots les verts et les oranges

Du fenouil bâtard se répand sur le lit asséché du fleuve
Concentre l’odeur de la langue cachée

À Saint Théodore de Larnaca
Je converse avec Celal Kadir Celal

Une gémellité en miroirs incandescents
 Images de Kali et de Quetzalcoatl


Cœur brisé

pour la vieille ville

en un pèlerinage à la brune
je franchis les remparts vénitiens
je m’avance vers l’intérieur
en quête d’une langue qui pleure
un murmure étouffé de vieux cœur
graffiti sur de vieux murs
nos rêves sont dans les tombes
et les tombes sont dans nos rêves
yeux aveugles et avides
jalousies cachant la lumière de cours blanches
fantômes d’hommes moustachus à califourchon sur des chaises en osier
destinées boueuses au fond de tasses à café
ombres de grand-mères dans le souvenir des citronniers
mains arthritiques qui assemblent toujours mon couvre-lit pièce à pièce
protégeant mon corps
utérus de pierre d’icônes en pleurs
saints byzantins dont je ne retiens pas le nom
rien qu’un souvenir un ancien parfum de feuilles qui partent en fumée
et les psalmodies de hodjas invisibles vers le nord
allure ardente de jeunes en casque froid
c’est là la ligne de vie de ce cœur meurtri
bannières palpitantes
qui me bannissent d’artères sectionnées
et je m’avance vers l’extérieur par les portes de la ville
en rêvant d’est et de nord
d’apparitions de communauté
communion
de citrons de mer de lait de brebis
et d’olives
sur une terre qui s’efface à l’aube
trophée fragile de ma quête


Lieu d’enfance

le sang versé à l’accouchement par la mère de ma fille
évoque une sombre divinité de l’aube ancestrale
Eleni (pas l’Hélène de Troy) un autre
spectre vêtu de noir protégé de chair
et d’os là-bas sous un foyer de pierre
désormais hors d’atteinte

le seul souvenir du contact léger avec le corps
menthe et basilique sur ma peau d’enfant ;
mains de ma grand-mère caresses vénérées
l’eau qui lave la poussière de l’été

des mains dur bois d’olivier
qui ne plie pas face au temps ; partis
des fils des filles éparpillés dans leur quête
Europe, Afrique, les chimères des Amériques

des mains qui allument la mémoire de mon cœur
pas encore atteint par un avenir non remémoré


Nostalgie

Une maladie divine
Qui cache son aspiration
Dans un excès de mots
La répétition d’une arrivée
Un éternel ressassement
De vies déjà vécues

Dans le bosquet de cyprès
Une jubilation de criquets
Débranche ses éclats de joie
Et la maison de pierres
Transpirant de sel et cendres
S’enfonce dans un voile plus sombre
Tandis que je m’endors
M’éveille à la rose du matin
Ouvre les yeux pour voir ce que la mer
A pu amener, des algues des calamars
Pleins d’encre fraîche pour ma plume


Fille

Ta naissance fougueuse retombe en bruine claire
Par cette aube de janvier ennuitée et je
M’éclaire au corps de ta mère
Pendant que la flamme de tes cheveux
Retrace les filaments de printemps
Que nous touchions par les lucarnes de Paris
Après des nuits d’amour
Nous retenant euphoriques à des toits en pente
Prêts à nous déposer au tournant du fleuve ou au café du coin

Ton petit poing retient mon doigt
Et tu me fixes du regard clair d’un étranger
Qui me connaît depuis plus longtemps que l’olivier de ma grand-mère

Avant de m’effacer
J’attends tes révélations dans le soleil et la pluie
Et dans le mystère de la syllabe KA

Février 2005


Jours augustiens

Le premier au revoir pour Katerina (d’après Derek Walcott) 

Des jours augustes et grands comme la mer
Et des nuits aussi vastes que nos toits plats

Je suis couché ici 

Pas besoin de chemise sur mon dos
Ni des murs de ma maison
Étalé face à un ciel implacable
Qui va couver et gonfler
Une velléité ou promesse de pluie
Le lion dressé vers les étoiles
Un éblouissement de lumière féroce
Alors que Persée grimpe au firmament, ou prostré
pleure les jours que nous perdrons
les jours – soleil incandescent de lune 

Et le mois passe
Le chat s’éclipse
Les soucis fanent
Ne laissant qu’une trace
Comme une poussière tendre
Et une fille prête à s’envoler 

Et je chante avec Derek
Des jours nous avons tenus
Des jours nous avons perdus
Des jours qui s’échappent comme nos filles
de mes bras protecteurs

Août 2008


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4.  Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

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VIENNE : Anne (Loin de Berlin) (nouvelle, 2017)

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Berlin © Philippe Vienne

Avant, il aimait prendre l’avion, parce qu’il était pressé d’arriver. Maintenant qu’il est revenu de tout, cela lui semble futile. Il ne prendrait plus l’avion pour aller à Berlin par exemple, d’ailleurs il n’irait plus à Berlin depuis que Sigrid n’y vit plus, au sens premier, c’est-à-dire depuis qu’elle a cessé de vivre et que ses cendres y sont quelque part dispersées. C’est donc malgré lui qu’il se retrouve dans ce hall d’aéroport et, même, plus précisément, qu’il s’y perd, ne voyant pas son vol s’afficher, ne trouvant donc pas le comptoir d’enregistrement. Il traîne sa valise qu’une roulette déficiente rend cahotante  et cette irrégularité l’amuse cependant plus qu’elle ne le contrarie. Finalement, il aura encore bien le temps de chercher, on fait toujours venir les passagers trop tôt, comme pour les punir d’avoir choisi un moyen de transport si rapide, pour rétablir une forme d’équité, bref il va s’arrêter quelque part. Et fait le choix d’un Starbucks Coffee pour y consommer un thé, c’est un des paradoxes de sa personnalité, il en est conscient et cela le réjouit même. La serveuse parle anglais avec un délicieux accent arabe, ses yeux sont verts comme le logo du gobelet. Il boit le thé bouillant, comme à son habitude et, ce faisant, observe la théorie de passagers qui défile devant lui. Il cherche à deviner leur provenance ou leur destination, leur invente une vie, sauf aux touristes en shorts et t-shirts bariolés, non, de ceux-là il ne veut rien savoir.

Il est temps pour lui, à présent, de trouver son chemin. Enfin, d’une manière générale, il le sait depuis longtemps mais, là, précisément, vers le comptoir d’enregistrement, il commence à y avoir urgence, surtout qu’il sait pertinemment bien qu’il ne le demandera à personne, même perdu, sauf à entendre le last call for passenger. Mais son vol est affiché maintenant, il sait où se rendre et s’y rend aussi vite, d’un tempo marqué par la roulette déficiente, et se retrouve face à une hôtesse à peine moins rugueuse que le comptoir, le rappelant à l’ordre parce que, chemin faisant, il n’a même pas préparé son passeport. Il regarde partir sa valise, vérifie d’un dernier coup d’œil que l’hôtesse l’a bien étiquetée, un vieux réflexe, puis se dirige vers la porte d’embarquement. Il sait qu’il lui faudra se défaire de sa ceinture, de sa montre, de ses chaussures même peut-être avant de passer dans le portique qui sonnera de toute façon et, de fait, il sonne. Monsieur, vous êtes sûr que vous avez bien vidé vos poches ? Vous voulez bien me suivre ? et il ira à la fouille dans cette espèce de cabine d’essayage, incongrue en ce lieu, il y restera jusqu’à ce que le fonctionnaire, lassé de ne rien trouver et de n’y rien comprendre, le laisse partir et arriver à la porte d’embarquement au moment où, justement, tout le monde embarque et, bien entendu, durant ce temps, il n’aura préparé ni son passeport ni son boarding pass.

Il a expressément demandé le siège 13A, car de la rangée 13 personne ne veut jamais, ce qui lui laisse ses aises généralement, et A pour le hublot qui constitue une de ses exigences de base lorsqu’il voyage en avion, il peut s’accommoder de l’indigence des repas mais pas de ne pas être assis à la fenêtre. Il s’y installe, étend ses jambes, prépare de la lecture, il a longtemps hésité entre relire un roman japonais (qu’il y aurait-il de mieux que Mishima ?), mais l’environnement lui semblait peu propice, et découvrir un auteur turc, pour lequel il a finalement opté, de manière très pragmatique, parce qu’il lui a semblé que le temps de lecture requis correspondrait mieux à la durée du vol.

Il en est là donc, c’est-à-dire nulle part encore, assis dans un avion qui attend pour décoller, quand une jeune femme l’apostrophe. Enfin, jeune, peut-être pas tant que cela finalement, car il lui semble distinguer quelques fils gris dans sa belle chevelure auburn mais, après tout, on peut avoir des cheveux gris à trente ou trente-cinq ans, ce qui la ferait quand même considérablement plus jeune que lui. Bref, elle est là, debout, se penchant vers lui qui scrute son regard (assez doux, finalement) plutôt que d’écouter ses paroles, je m’excuse, Monsieur, répète-t-elle, je pense que vous êtes assis à ma place. Je ne pense pas, non, répond-il, j’ai le 13A, j’ai toujours le 13A, c’est bien ici, à la fenêtre. Vous êtes sûr, dit-elle, et sa voix se fait plus douce encore que son regard tout à l’heure, vous êtes sûr parce que j’ai la 13C et j’avais demandé une fenêtre car je ne prends pour ainsi dire jamais l’avion et, vous comprenez. Je comprends bien mais regardez, dit-il montrant le dessin juste au dessus des sièges, qui n’est pas très clair, concède-t-il par ailleurs, le 13C, c’est bien le couloir. Ah, c’est embêtant, fait-elle, avec la mine d’une enfant déçue par le cadeau déballé au soir de Noël. Et lui d’être embêté que cela soit embêtant pour elle mais demandez à l’hôtesse, lui recommande-t-il, il y a peut-être une fenêtre de libre ailleurs. C’est une idée, merci, lui sourit-elle avant de s’en aller et de sortir de sa vie comme elle venait d’y passer, pense-t-il.

Mais de la vie, il a encore des leçons à prendre et la voici qui revient, se recoiffant d’une main et chassant son dépit de l’autre, s’assoit à présent presqu’à côté de lui et, comme s’excusant, l’avion est complet dit-elle. Son visage, fort peu ridé (elle ne doit pas avoir plus de trente-cinq ans, songe-t-il), est triste à présent, il la sent contrariée, angoissée même mais, après tout, cela ne le concerne pas. Sa ceinture est bouclée, les consignes de sécurité l’indiffèrent, il se saisit de son roman turc. Une dernière fois, il la regarde à la dérobée, et se félicite que le passager du siège 13B ne se soit visiblement pas présenté à l’embarquement, leur évitant une trop grande promiscuité. L’avion en est encore à prendre de la vitesse qu’il est déjà sur les rives du Bosphore et, s’y trouvant bien, ne réalise pas immédiatement qu’on lui parle.

Excusez-moi, dit-elle, mais puisque le siège entre nous n’est pas occupé, cela vous dérange si je m’y installe, ainsi, vous comprenez, je serai plus près du hublot et donc. Il comprend, bien sûr, et d’ailleurs, si lui-même ne tenait pas tant à ses habitudes, peut-être qu’il lui cèderait sa place, mais lui disant que, sans fenêtre, il est malade, il s’en tirera à bon compte. Merci, dit-elle, et d’ajouter aussitôt “Anne”. Anne, c’est bien, songe-t-il. C’est simple, c’est court, comment une femme ainsi prénommée pourrait-elle être encombrante ? Il se présente à son tour, puisqu’il suppose que c’est ce que l’on attend de lui, avant de replonger dans sa lecture. L’avion a pris de l’altitude, Anne semble respirer mieux, du moins sa poitrine se soulève-t-elle à intervalles plus réguliers. C’est ainsi qu’il prend conscience que son regard est posé sur la poitrine de sa voisine, le chemisier blanc que tendent les seins d’Anne, suffisamment en tout cas pour laisser entrevoir une dentelle parme qui en épouse le galbe. Ce n’est pas qu’il soit troublé, mais quand même. L’espace d’un instant il a senti au bout des doigts la douceur des seins de ses souvenirs, puis il a repris sa lecture.

C’est la première fois ? demande-t-elle, le tirant d’une torpeur qu’il trouvait assez agréable. Non, pas vraiment, il y est déjà allé plusieurs fois pour le travail mais là, ce sont des vacances en quelque sorte et il s’étonne de lui avoir livré cette confidence. Elle, forcément, qui ne voyage presque jamais en avion, n’y est jamais allée mais des amis l’attendent, qui s’y sont expatriés, et cela la rassure, à n’en pas douter, comme de pouvoir regarder par la fenêtre. Lui ne connaît plus personne là-bas, un peu comme à Berlin, comme dans sa vie en général sans doute, mais il avait envie d’y retourner alors, voilà, il y retourne et puis on verra bien, c’est aussi simple que cela. En fait, non, évidemment, ce n’est jamais aussi simple, la perte de ceux que l’on aime, l’attente d’autre chose, l’ailleurs impossible. Lui aussi a besoin d’une fenêtre par laquelle regarder.

Le plateau repas interrompt une conversation qui n’a jamais vraiment commencé, leurs regards se croisent, les coudes se cognent quelquefois, excusez-moi on a vraiment très peu de place dans ces avions. Il délaisse son yaourt aux cerises, il a toujours eu horreur des cerises, pardon, dit Anne, si vous ne le mangez pas, est-ce que je peux. Bien sûr, et elle sourit, elle a l’air enfin détendue, se dit-il et elle, cela me décontracte de parler avec vous, vous avez un effet apaisant sur moi, puis elle rit. Sa bouche est petite, sauf en cet instant, où persistent quelques traces de yaourt. Il la dévisage et s’étonne. De ce qu’il peut ressentir. Ou pourrait.

Le voyage arrive à son terme, on le devine avant même que les oreilles ne se bouchent car les hôtesses se sont remaquillées. Il délaisse son roman turc, dont il n’aura lu que trois chapitres, puis se tourne vers elle qui, en cet instant, le regarde lui avec un sourire un peu forcé, crispé dirait-on, parce que l’atterrissage, c’est stressant quand même, surtout que. Il songe que dans quelques instants ils vont se quitter sans s’être vraiment jamais rencontrés. Les roues touchent le tarmac, le choc n’est même pas brutal. Ils ont passé les contrôles de sécurité sans encombre, il a eu plus de chance ici que là-bas. Il avait préparé son passeport cette fois, non qu’il y ait pensé, mais Anne si, qu’il avait imité.

Ils se retrouvent devant les tapis roulants qui tournent au rythme des pales de ventilateur. J’ai toujours peur que ma valise n’arrive pas, dit-elle. Je comprends, moi aussi, avant. Il avait cette crainte, d’où la vérification de l’étiquetage à l’aéroport, mais depuis il a perdu bien plus qu’une valise, il est libéré de cette peur à présent, qui l’indiffère comme l’indiffère la roulette déficiente. J’y pense, dit-elle, puisque vous êtes seul ici, peut-être qu’avec mes amis, un soir, on pourrait. Oui, pourquoi pas, répond-il. Notez-moi votre numéro, dit-elle, voilà ma valise, je ne veux pas la rater, je vous appelle, c’est promis. Très bien, à bientôt peut-être, alors. Et il la regarde, elle, Anne, s’éloigner d’une démarche nonchalante comme une promesse mais il sait, lui, que les promesses ne sont jamais tenues.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017). Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Philippe Vienne


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RANSONNET : Sans titre (2003, Artothèque, Lg)

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RANSONNET Jean-Pierre, Sans titre
(xylogravure, 42 x 32 cm, 2003)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

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Jean-Pierre Ransonnet © mu-inthecity.com

Jean-Pierre RANSONNET, né à Lierneux en 1944, est un artiste belge. Il vit et travaille à Tilff, en Belgique. Formé à l’École supérieure des Arts Saint-Luc de Liège (1962-1968), Jean-Pierre Ransonnet séjourne en Italie en 1970 grâce à une bourse de la fondation Lambert Darchis. Il enseigne le dessin à l’Académie des Beaux-Arts de Liège de 1986 à 2009.

Cette série de gravures sur bois de Jean-Pierre Ransonnet est une variation sur des formes plastiques abstraites, ou évoquant des sapins. L’artiste use de l’expressivité du bois gravé, laissant transparaître les veines du bois, matière même de son discours.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ©  Jean-Pierre Ransonnet ; mu-inthecity.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

ELECTRALIS 2001 à Liège : CAMPUS, la convention Research to Business qui n’a pas eu lieu…

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ELECTRALIS 2001 est un événement scientifique et industriel organisé à Liège, à l’occasion du centenaire de la mort de Zénobe Gramme (1826-1901), le thème en était précisément : l’avenir des technologies de l’électricité. Doté d’un budget impressionnant et de soutiens internationaux, l’événement s’est néanmoins soldé par un échec cuisant.

Electralis 2001 (introduction du dossier de présentation officiel, 1999)

La philosophie générale d’Electralis tient en quelques mots: “l’électricité et la société“. Son exigence : privilégier une approche humaniste de l’électricité, qui réconcilie le développement technologique, l’économie et le bien-être du citoyen. Son ambition: amorcer une vaste réflexion sur la place de l’électricité et de ses applications futures dans notre société.

Un initiateur engagé. L’Electropôle réunit en son sein des industriels du secteur de l’électricité et de ses applications et des institutions de formation techniques et scientifiques (Université de Liège et Hautes Écoles). Cette spécificité unique dans le secteur lui a permis de formuler des objectifs clairs qui marient les préoccupations économiques et techniques à une dimension sociétale prononcée. Fort de sa vision, l’Electropôle entend se consacrer à la promotion de valeurs qui jettent le pont entre les avancées technologiques et le bien-être du citoyen wallon.

L’électricité, une valeur structurante. Ainsi, comme l’explique son Président, le Recteur Legros (ULg) : “à la fois énergie et valeur économique, l’électricité est devenue aujourd’hui un facteur fondamental de structuration et de développement de la société. Sans elle, le monde tel que nous le connaissons ne serait pas ; sans elle, le monde tel que nous pouvons le rêver n’existera pas. L’électricité est en effet indissociablement et définitivement liée à la vie de l’homme en société. On la connaît comme force motrice et support des activités industrielles ; on l’oublie quelquefois dans toutes ses applications domestiques quotidiennes ; on découvre de plus en plus son rôle central dans la révolution des nouvelles technologies de la communication. L’électricité s’impose ainsi comme un des principaux outils de transformation du monde et de mise en relation des hommes entre eux.

Un contexte (régional) en pleine révolution. Une région comme la nôtre se voit confrontée à une double nécessité. D’une part, elle doit tourner à son avantage le contexte concurrentiel dans lequel elle assied sa croissance. D’autre part, témoin actif de la marche du monde, elle se doit d’impliquer l’ensemble de ses acteurs dans l’action qu’elle mène. L’Electropôle considère comme un facteur critique de succès la maîtrise de certaines technologies, filles de l’électricité. L’objectif est dès lors de permettre à chacun d’apprivoiser lucidement ces domaines en pleine mutation afin de favoriser des décisions prises en pleine connaissance et en pleine responsabilité.

Des enjeux et des hommes. La volonté de l’Electropôle de générer un événement de dimension internationale en Wallonie passe dès lors par l’identification de contenus, des publics et des actions. Trois types de public ont été ciblés, dans lesquels chaque citoyen peut se reconnaître: le grand public, les professionnels (chercheurs, institutions et entreprises) et les leaders d’opinion. Electralis 2001 se voit donc confier comme mission de…

    1. Créer des liens opérationnels entre la R&D et les entreprises/institutions
    2. Aider le grand public à comprendre les révolutions qui concernent son quotidien de demain
    3. Clarifier la vision des leaders d’opinion quant aux enjeux technologiques des dix prochaines années.

Gérer le changement, savoir saisir l’opportunité. Le changement, en accélération constante, fait aujourd’hui partie de nos contraintes quotidiennes. Là réside peut-être la vraie révolution du XXIe siècle : enfants et petits enfants de certitudes, nous sommes aujourd’hui confrontés à un demain sans scénario stable. Le changement est probablement la seule hypothèse de travail viable. Dans ce cas, maîtriser son avenir revient indubitablement à savoir saisir l’opportunité la plus pertinente. Mais comment décider sans visibilité ? Comment être responsable sans comprendre ?  Voilà précisément la motivation d’Electralis 2001…

[extrait du dossier de présentation de l’événement]


Le Soir (24 décembre 1999) – Electralis – De notables soutiens se confirment

[LESOIR.BE, 24.12.1999] Le troisième millénaire s’ouvrirait triomphal pour Liège. L’information est toute fraîche: Electralis, ce projet de faire de Liège le centre mondial de l’électricité en 2001, sera non seulement honoré par la réunion du séminaire de l’Association D-21 mais par la participation active de l’Institut de l’énergie et environnement de la francophonie.

Rappel. En mai dernier, on apprenait («Le Soir» du 8 mai) qu’on commémorerait chez nous le centenaire du dècès en 1901 de l’inventeur de la dynamo industrielle, Zénobe Gramme, un enfant du pays (il est né à Jehay-Bodegnée). L’électricité a été (Jaspar, Montefiore…) et reste un pôle d’excellence liégeois grâce à son enseignement, ses chercheurs, des sociétés. Pour se maintenir dans cette position Liège se devait d’attirer les producteurs et gestionnaires d’électricité qui sont des puissances financières aux ambitions considérables en matière de recherche, de diversification, d’environnement, etc.

Un Electropôle de professionnels s’étant constitué (on y trouve l’université, des instituts industriels, Fabrimétal, une dizaine d’entreprises privées), naquit le projet Electralis 2001 qui repose sur trois piliers. D’abord, confie Annick Burhenne, chef du projet Forum, une exposition grand public La cité de l’électricité (à la patinoire de Coronmeuse ; chef de projet Alain Gallez). Ensuite, Campus : des rencontres entre chercheurs, petites entreprises et industriels (dans les Halles des foires, chef de projet Patrick Thonart) ; 250 projets de recherche avancée en électronique, en électrothermie y seront analysés. Enfin, troisième pilier d’Electralis 2001 : Forum, un congrès géopolitique au palais des congrès sur les questions générales (rentabilité, propreté, accessibilité).

Ce projet Electralis a donc reçu la caution du réseau international D-21 des entreprises actives dans la production et la distribution d’électricité comme Hydro Québec (grand producteur de houille blanche dans le nord du Québec), Electricité de France (EDF), Ontario Hydro, Tokyo Electric Power Company. Ces partenaires ne se sont à ce jour réunis qu’une seule fois dans un pays de la vieille Europe (c’était en 1995). On mesure la fierté des promoteurs d’Electralis 2001 d’accueillir en novembre prochain son séminaire annuel.

N.B. Deux journées consacrées à la traction électrique se dérouleront à Charleroi, des grandes conférences scientifiques seront données par des Prix Nobel dans quatre villes wallonnes.

Les poids lourds seront au rendez-vous

Des représentants de la Banque mondiale (département énergie), de l’Unesco (Direction des sciences de l’ingénieur), la Commission solaire mondiale, l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie, l’association D-21 ont promis leur participation au Forum d’Electralis 2001, congrès qui aura lieu du 6 au 8 novembre 2001. Objectif : définir comment mondialiser une électricité propre et accessible à tous dans la perspective de chances égales de développement.

Par ailleurs, durant le Campus (4 jours de réunion aux Halles des foires de 250 centres de recherche du monde entier offrant l’occasion de contacts au plus haut niveau) seront représentés l’Institute of Electrical and Electronics Engineers, l’European Power Electronics and Drives, l’Electronic Power Research Institute, l’Union internationale des applications de l’électricité et la Société royale belge des électriciens.”

Michel Hubin, Le Soir


Le Soir (mars 2021) : Liège –  Un électrochoc pour l’exposition – Pas de panne de courant pour Electralis

Les bruits les plus alarmistes ont circulé ces derniers jours à propos de l’exposition Electralis, ouverte depuis le 10 mars, au palais des Sports.  Conçue comme un hommage d’envergure internationale à la fée Electricité, cette expo devait être l’événement culturel liégeois de cette première année du millénaire.

D’ici à la fin novembre, ses promoteurs espèrent y attirer 200.000 visiteurs. Jusqu’ici cependant, Electralis n’a pas déclenché l’étincelle attendue. Certaines des activités programmées tels -le Campus (qui devait rassembler
un millier d’experts et de chercheurs internationaux à Liège) ou le Forum (un colloque consacré aux aspects géopolitiques de l’électricité) ont dû être annulées, ce qui a incité plusieurs sponsors à retirer leurs billes. Et, un malheur ne venant jamais seul, les premières appréciations portées sur Electralis n’étaient pas des plus flatteuses. Il n’en a donc pas fallu plus pour que des rumeurs évoquent un arrêt très prématuré de l’expo. Elles laissaient même entendre que le conseil d’administration de vendredi pourrait choisir de couper définitivement le courant.

Finalement, les administrateurs ont décidé de poursuivre l’expérience. Ils ont choisi de concentrer leurs efforts sur l’exposition grand public tout en envisageant d’accueillir des conférences organisées par d’autres partenaires.

Pour ce qui est de la fréquentation, Alain Gallez, l’administrateur délégué, se veut rassurant. “Le nombre de visiteurs ne cesse d’augmenter. Les bons jours, nous enregistrons jusqu’à 800 entrées. Les demandes de réservations pour les groupes (essentiellement scolaires) sont également en hausse. Nous en étions à 400 réservations au début de l’expo. Aujourd’hui, nous en enregistrons 700, affirme-t-il. Par rapport aux entrées comptabilisées au début de l’expo Picasso (NDLR : elle a attiré près de 200.000 visiteurs en quatre mois), nous sommes dans le bon,” compare-t-il.

Lors de sa réunion de vendredi, le conseil d’administration d’Electralis a aussi décidé de tenir compte des critiques les plus fréquemment émises. Il a ainsi pris des mesures pour améliorer la lisibilité des attractions de l’expo et le confort des visiteurs. Sera-ce l’électrochoc qui permettra à Electralis de remonter le courant ?

Daniel Conraads, Le Soir


La Libre Belgique (11 avril 2001) – L’expo Electralis arrêtée le 30 juin ? Au mieux

[LALIBRE.BE, 11.04.2001, La Gazette de Liège] Les affaires ne s’arrangent décidément pas pour Electralis. Dernier avatar en date, l’assemblée générale extraordinaire de la scrl Electralis 2001 a en effet décidé sa mise en liquidation volontaire. En cause, les difficultés financières résultant notamment, selon ses responsables, de l’intérêt insuffisant des participants pour les manifestations professionnelles Campus et Forum.

Pour rappel, l’année Electralis 2001 devait articuler ces deux rencontres internationales dont l’annulation avait déjà été annoncée en plusieurs temps autour de l’exposition qui se tient au palais des sports de Liège. Il importe de ne pas confondre les sociétés Eventis et Electralis. «La première, précise son administrateur délégué Alain Gallezest une société de services et d’organisations d’événements appelée par la deuxième pour monter l’opération. Comme nous n’avons pas souhaité rester simple consultant sans prendre nos responsabilités, Eventis a choisi de rentrer dans l’actionnariat d’Electralis.» Un actionnariat où l’on retrouve des membres de l’Electropôle, cette association à l’initiative de l’année Electralis.

La scrl Electralis 2001 était notamment habilitée à recevoir subventions et sponsorings, et à engager les dépenses. Le budget total de l’opération, 290 millions de francs, avait déjà été raboté suite à l’annulation de Campus et Forum. Le financement global devait être assuré à parts égales par trois sources différentes. L’institutionnel d’abord, avec la Province et la Région wallonne, sans compter la Ville, qui a notamment investi dans une patinoire temporaire. «Nous avons la garantie orale que ces partenaires verseront bien le solde de leur participation», assure M. Gallez. Concernant les aides privées, quelques sociétés (comme Siemens) se sont déjà retirées. «Nous avons perdu 15 millions mais les actionnaires d’Electralis ont accepté d’apporter un complément financier.»

Il reste la troisième source, à savoir les rentrées propres. Le cap des 10.000 visiteurs a été franchi après un mois, auxquels s’ajoutent 15.000 réservations. On est loin des 200.000 personnes annoncées. Les revenus seront donc largement en deçà des prévisions, d’autant que l’exposition ne devrait probablement pas durer jusqu’au 18 novembre. «Notre objectif est de poursuivre de l’exposition jusqu’au 30 juin à tout le moins», dit M. Gallez. Beaucoup de questions se posent et alimentent souvent avec virulence énormément de conversations dans les coulisses quant aux capacités d’organisation d’Eventis. «Nous avons parfaitement respecté le cahier des charges du commanditaire, se défend M. Gallez. Forum et Campus étaient prêts ; nous n’en pouvons rien si les participants n’ont pas suivi. Quant à l’expo, elle est opérationnelle dans son ampleur et dans son niveau scientifique.» Quoi qu’il en soit, le sentiment de gâchis est bel et bien là et d’autres rebondissements pourraient survenir.”

F. V. V.


Les trois piliers d’Electralis 2001 (dossier de présentation)

        1. La Cité de l’électricité
        2. Le Campus
        3. Le Forum

[Les 3 textes qui suivent sont extraits du dossier de promotion d’Electralis 2001, distribué en mars 2000]

1. La Cité de l’électricité
Satellite Spoutnik – URSS (1957)

“Conçue pour être l’activité permanente d’ELECTRALIS 2001, la Cité sera pour un public large et international l’élément le plus visible de l’année. La Cité est une exposition qui se veut didactique tout en faisant rêver le visiteur. Nous voulons qu’au terme de son parcours, quels que soient son âge et son niveau de compétence, le visiteur ait une vision nouvelle de l’électricité. Il doit y trouver les outils indispensables pour entamer une réflexion globale orientée vers le futur et pour adapter son comportement de consommateur et de citoyen responsable. Mais la Cité doit avant tout raconter une histoire, être une invitation au voyage, un voyage dans le temps, un voyage dans l’infiniment petit, un voyage dans le futur, un voyage dans la virtualité. L’exposition se veut émancipatrice, ludique et dynamique. Aussi avons-nous voulu miser sur des techniques muséographiques élaborées et dynamiques : film, logiciel, imagerie virtuelle, etc. sont autant d’outils incontournables. Au terme d’un concours lancé auprès de plusieurs équipes scénographiques, c’est l’agence parisienne […] qui a été sélectionnée pour assurer la mise en scène de la Cité. Son idée est de présenter le contenu scientifique et technique que nous avions préalablement défini de manière légère et souple. Ce contraste nous a semblé intéressant.

La Cité comprend plusieurs zones, mettant chacune en évidence des thèmes différents :

      1. L’histoire de l’électricité
      2. Qu’est-ce que l’électricité ?
      3. L’électricité pour les enfants : “Qu’y a-t-il derrière la prise ?”
      4. La production, le transport et le stockage d’électricité
      5. Les métiers de l’électricité
      6. L’électricité dans la maison
      7. L’électricité et la santé
      8. L’électricité et la communication
      9. L’électricité et le futur
      10. Les entreprises de la région wallonne
      11. Divers…

L’expert pour la partie historique est Monsieur Halleux, Directeur du Centre d’Histoire des Sciences et des Techniques (ULg).

Chef de projet : Alain Gallez.


2. Campus

Au sein de l’ensemble intégré d’Electralis 2001, le Campus s’adresse directement aux professionnels du secteur, qu’ils soient chercheurs, opérateurs institutionnels ou responsables d’entreprise. Trois constats de base ont présidé à sa conception :

      1. dans un contexte concurrentiel, la qualité des interactions entre les trois types d’acteurs ciblés constitue un facteur critique de développement économique d’une région ;
      2. le cycle reliant les projets de recherche et leurs applications industrielles est de plus en court ;
      3. chacune des trois communautés professionnelles visées réunit et structure “son” information sur des supports et dans un langage qui ne sont pas toujours accessibles aux tiers (notion de “Babel technologique“).

Forte de ces constats et de leur validation par les contacts spécialisés qui ont accompagné la gestation du Campus (voir plus loin), l’équipe du Campus a pu identifier trois objectifs principaux:

      • Objectif n°1 : fournir une plate-forme d’échanges et de veille technologique à trois communautés professionnelles du secteur électrique qui d’habitude ne se rencontrent pas en même temps.
      • Objectif n°2 : fournir à ces trois communautés professionnelles des outils et des informations facilitant la gestion du changement dans la décennie à venir, outils et informations qui leur permettent de (a) évaluer les enjeux en connaissance de cause, (b) partager des projets et des solutions et (c) de décider en pleine responsabilité ;
      • Objectif n°3 : augmenter la visibilité de la recherche (académique et privée) comme facteur intégré d’avancement et de prospérité, à court et moyen terme également.

Qualifier le Campus de “Première exposition universelle et plate-forme d’échanges des projets de recherche et de développement entièrement consacré à la valorisation des opportunités technologiques” n’est pas le fruit du hasard. La réunion conjointe de trois types de professionnels du secteur de l’électricité pour une session de travail scénarisée est une “première”. Dire du congrès scientifique, noyau dur du Campus, qu’il est “universel” tient autant au caractère international de la manifestation qu’au décloisonnement disciplinaire dont il constitue un exemple frappant. En tant que “plate-forme d’échanges”, le Campus permettra de confronter les solutions des uns aux attentes des autres. Les laboratoires, par exemple, se positionnent autant du côté du demandeur (recherche de ressources, de canaux de production et de distribution, etc.) que du proposeur (compétences et projets à acquérir ou à intégrer dans le processus industriel via un partenariat). Il en va de même pour les deux autres types d’acteurs dont nous pourrions aisément détailler les besoins et les apports. Le volet “valorisation des opportunités technologiques” désigne clairement une finalité économique à l’événement : au départ de l’offre scientifique, la rencontre doit déboucher sur des collaborations effectives entre les intervenants. Les critères d’évaluation des projets exposés démontrent, quant à eux, une volonté d’intégrer la dimension sociétale à une démarche scientifique et économique. Les spécialistes, chargés de la sélection des projets exposés, devront également se pencher sur l’impact environnemental de leur applications, sur les nouveaux métiers générés et sur les formations (contenus ET méthodes) qui seront nécessaires.

Les objectifs du Campus, les contenus et les actions qu’il propose s’alignent clairement sur les attentes de ses trois cibles :

      • Cible n°1 : les chercheurs, à savoir les scientifiques et leurs responsables représentant des laboratoires de recherche publics ou privés (départements R&D). Ces cibles sont contactées soit en direct, soit via leur institutions, soit via les réseaux/associations scientifiques auxquels elles appartiennent. Ces laboratoires ne sont pas identifiés pour leur localisation géographique mais bien pour leur domaine d’activités.
      • Cible n°2 : les opérateurs institutionnels, à savoir les associations privées et les organismes publics qui, par leur action, soutiennent les initiatives dans le secteur et assurent la cohérence de son fonctionnement.
      • Cible n°3 : les entreprises, à savoir les entreprises, de toute taille, à la recherche de technologies intégrables à court ou à moyen terme dans leur process, celles qui sont prêtes à produire et à distribuer le fruit des recherches scientifiques, de même que celles qui cherchent des partenaires externes de R&D ou de nouveaux collaborateurs internes.
Les étapes de la préparation
      1. 9/99-12/99 : étude & conception du Campus, identification des éléments du projet (contraintes, opportunités, contenus, acteurs, budget, planning provisoire); conception du modèle PROTEUS; étude et conception plus avancée des quatre espaces de la plate-forme (Espaces Projets, Acteurs, Labo, Rencontres), des différents dispositifs sur chaque espace; validation par le Comité de pilotage et les mentors scientifiques, institutionnels et entreprises (contacts directs); planification de l’appel à projets de recherche; information des partenaires (entre autres, communication) et prospection initiale (sous-traitants, réservations, partenaires divers, relais sectoriels, sponsors techniques).
      2. 01/00-09/00 : conception et réalisation de l’appel à projets de recherche, mise en place de l’appel à projets et de sa diffusion; mise en place du Comité scientifique de référence, des cellules d’évaluation spécifiques, du traitement des soumissions; diffusion de l’appel, suivi et relance; traitement des soumissions dont coordination des cellules d’évaluation; synthèse des dossiers pour la réunion de clôture.
      3. 15/02/00 : première diffusion de l’appel à projets de recherche.
      4. 15/04/00: première échéance de soumission des projets de recherche.
      5. 15/04/00±: réunion initiale du Comité scientifique de référence.
      6. 01/06/00: dernière échéance de soumission des projets de recherche; publication sur le site des fiches de projets (réservation en ligne de l’espace Rencontres).
      7. 15/09/00±: réunion de clôture du Comité scientifique de référence, arbitrage et publication des résultats; notification aux laboratoires sélectionnés.
      8. 15/02/00-31/12/00: acquisition des projets, des partenaires, des sponsors techniques, des exposants/intervenants et des visiteurs de référence.
      9. 01/04/00-13/03/01: réalisation et préparation logistique, mise en place du concours de design Fabrimetal pour les meubles de l’espace Rencontres; lancement de l’appel d’offres pour la réalisation des deux cd-roms Campus (1 CD pour les actes scientifiques; 1 CD d’activités et de relais au site/groupes de discussion/bases de données/consultation d’experts en ligne, etc.) et préparation des contenus du CD.
      10. 01/04/00: lancement de l’appel d’offres restreint pour la scénographie du Campus.
      11. 01/05/00: début des travaux de scénographie et création des visuels de promotion.
Comité scientifique d’évaluation des projets

L’évaluation des projets de recherche a nécessité la mise en place d’un comité scientifique à deux niveaux : (a) le Comité Scientifique coupole est chargé d’établir la grille d’évaluation des projets (printemps 2000) et de valider le choix des membres des cellules d’évaluation spécifiques (réunion initiale au printemps 2000). Réuni à nouveau en septembre 2000, à la clôture du processus d’appel à projets, il arbitrera la sélection des dossiers et publiera officiellement la liste des laboratoires sélectionnés. Ce Comité (en constitution) sera composé de personnalités internationales reconnues non seulement pour leurs compétences scientifiques mais également pour la vision prospective qu’ils ont développé dans leur secteur. Les membres de ce Comité pourront se confondre avec les membres du Comité Prospectif Electralis 2001 parmi lesquels se trouvent, entre autres :

Et (b) Les Cellules d’évaluation spécifiques à chaque domaine de recherche. Elles sont composées chacune de trois spécialistes “prêtés” par les sponsors techniques de l’appel à projets. Chaque projets soumis sera envoyé par e-mail aux trois membres de la cellule correspondant à son domaine de recherche, avec une grille d’évaluation. Ceux-ci renverront le tout complété au secrétariat du Campus qui fera suivre vers le Comité scientifique coupole. Un des objectifs du Campus restant de proposer des outils d’évaluation des opportunités technologiques susceptibles d’être utilisés par les institutions et les entreprises, les critères d’évaluation des projets de recherche ne porteront pas exclusivement sur la valeur scientifique intrinsèque des projets. Ainsi, les Cellules d’évaluation seront invitées à se pencher, certes, sur l’intérêt scientifique et technologique pur (valorisation scientifique) des dossiers soumis mais également sur l’intérêt de leurs applications pour le monde de l’entreprise (valorisation économique), sur les implications environnementales des applications du projet (valorisation environnementale), sur les nouveaux métiers créés par les applications (valorisation sociale) et, enfin, sur les conséquences pour le secteur de la formation (valorisation pédagogique).

Enfin, les domaines de recherche utilisés pour la ventilation des Cellules d’évaluation des dossiers sont les suivants:

      • Champs électriques et magnétiques ; antennes & propagation ;
      • Composants électriques ;
      • Électronique de puissance ;
      • Énergie (production, transport, distribution, stockage & utilités) ;
      • Informatique ;
      • Laser & électro-optique ;
      • Matériaux électriques; conducteurs & isolants ;
      • Micro systèmes, micro technologies & MEMS ;
      • Nucléaire & plasma ;
      • Robotique & automation ;
      • Systèmes de contrôle ;
      • Technologies de la communication, systèmes & dispositifs ;
      • Tests & mesures ;
      • Traitement du signal ;
      • Autres.
Partenaires scientifiques

Diverses associations et sociétés spécialisées sont déjà intervenues pour valider la démarche du Campus, proposer leurs ressources (entre autres, évaluateurs de projets, carnets d’adresses) et diffuser l’information par leurs canaux propres. La distribution géographique de ces mentors permet d’offrir à l’événement et à ses partenaires/sponsors une visibilité internationale cautionnée par des acteurs reconnus. On compte parmi celle-ci :

      • AIM – Association des Ingénieurs de Montefiore (Belgium)
      • ARAMIS – Assocation pour la Recherche Avancée en Microélectronique et Intégration de Systèmes (Belgium)
      • EPE – European Power Electronics & Drives
      • EPRI – Electric Power Research Institute – USA
      • ESF – European Science Foundation
      • EUREL – European Convention of National Societies of Electrical Engineers
      • FEANI – Fédération Européenne d’Associations Nationales d’Ingénieurs
      • FNRS – Fonds National de la Recherche Scientifique (Belgium)
      • IEEE/R8 – Institute of Electrical and Electronics Engineers (global)
      • INES – International Network for Engineers & Scientists for Global Responsibility (global)
      • SEFI – Société Européenne pour la Formation des Ingénieurs
      • SRBE – Société Royale Belge des Electriciens
      • WFEO/FMOI – World Federation of Engineering Organisations/Fédération Mondiale des Organisations Nationales d’Ingénieurs

Par ailleurs, afin de valider l’approche d’Electralis 2001 globalement et l’approche Campus, plus spécifiquement (entre autres: définir les critères élargis de sélection des projets), un Comité Prospectif Electralis 2001 (“Advisory Committee”) est actuellement en cours de constitution. Réparti en trois groupes de sept experts internationaux (7 scientifiques, 7 opérateurs institutionnels et sept industriels), il sera sollicité par les organisateurs de la manifestation, d’abord pour répondre à un questionnaire de 21 questions qui permettra de fonder plus avant les contenus d’Electralis 2001. En participant aux différents comités et groupes de travail des trois événements principaux, ils permettront de garder le cap quant à la justesse du propos. A titre promotionnel également, leur crédit international ne manquera pas de rejaillir sur l’Année électrique et ses partenaires/sponsors.

Dispositif “Campus”

La seule exposition de projets scientifiques ne constitue pas en soi une invitation à l’action. Or, la démarche Campus vise précisément à inciter les trois communautés professionnelles invitées à agir, c’est à dire à mesurer lucidement les contraintes et les opportunités liées aux nouvelles technologies de l’électricité, à échanger les projets et à concrétiser à court terme des partenariats tant en termes de R&D qu’en termes commerciaux. Il a donc fallu ajouter au seul “congrès scientifique” de base une série de dispositifs visant à atteindre ces objectifs. L’équipe du Campus a dès lors développé un modèle, baptisé “PROTEUS“, qui, grâce à une série de dispositifs, crée pour chaque type de visiteur une marche à suivre (track) débouchant sur l’action. Ainsi, le Campus sera-t-il a priori composé de 4 espaces distincts fonctionnellement: un espace central (Projets) et trois espaces satellites (Acteurs, Labo et Rencontres).

      1. Espace PROJETS (Projects Area) : motivation scientifique de la rencontre, cet espace central est animé par trois dispositifs qui permettront au visiteur de découvrir et de comprendre mieux les opportunités générées par les laboratoires de recherche : (a) une exposition des posters scientifiques présentés par les laboratoires sélectionnés. Les supports visuels seront mis en forme afin de faciliter la compréhension par tous de propos souvent très pointus; on s’oriente actuellement vers un temple dont les colonnades seront à trois faces, chaque face portant un poster ; (b) une Agora principale où seront données sept conférences cadencées faisant chacune la synthèse d’un enjeu ciblé par le Campus (gestion des Affaires, de l’Énergie, de l’Information, de la Production industrielle, des Réseaux, du Savoir et de sa transmission, du Vivant) ; (c) des “Agorettes” où chaque chercheur accompagnant un projet primé disposera d’une demi-heure pour le présenter et répondre aux questions des visiteurs.
      2. Espace ACTEURS (Players Area) : premier espace satellite, il s’assimile plus à un salon professionnel, à ceci que la qualité et la variété des exposants primera sur la multiplicité des stands identiques. Les trois types d’acteurs ciblés pourront y expliquer et y montrer comment ils intègrent les innovations technologiques dans leur action. Le visiteur viendra y identifier les responsables du secteur et concevoir combien la réalité à venir pourra naître du point d’équilibre entre leurs actions conjuguées. Deux types de stands seront proposés : (a) les stands traditionnels assimilables aux stands traditionnels des salons professionnels ; (b) les îlots de stands virtuels où les exposants ne seront présents que via téléconférence.
      3. Espace LABO (Lab Area) : deuxième espace satellite dans le trajet Campus, il sera réparti en trois zones principales qui permettront au visiteur de participer : (a) une zone de démonstration des prototypes sélectionnés par le Comité scientifique ; (b) une exposition interactive consacrée aux nouveaux métiers qui apparaîtront via l’implémentation des nouvelles technologies de l’électricité ; (c) des ateliers consacrés aux nouvelles méthodes de formation et aux nouveaux contenus des curriculums scientifiques et techniques. On notera que les participants du congrès organisé par l’EPE et l’AIM en marge du Campus (congrès E=TeM²) descendront du campus (de l’ULg) pour des ateliers au cours desquels des spécialistes du contenu travailleront avec des spécialistes des TIC appliquées à la formation (campus virtuel, téléformation, etc.). Plusieurs classes permettront à chacun de tester les nouvelles méthodologies du virtuel.
      4. Espace RENCONTRES (Sharing Area) : comparable à une bourse d’opportunités technologiques, ce dernier espace satellite vers lequel convergent les différents trajets du visiteur professionnel. Celui-ci pourra y concrétiser (sur rendez-vous) sa trajectoire Campus en utilisant l’espace de négociation mis à sa disposition. Trois dispositifs : (a) les business tables, équipées de modules bureautiques complets et encadrées par une équipe d’interprètes et de secrétaires multilingues, elles pourront accueillir max. six personnes chacune ; (b) les stands réunissant les différents programmes (européens) de financement et d’aide à la négociation dans ce contexte (les animateurs de ces stands se tiendront à la disposition des visiteurs pour les conseiller) ; (c) les affichages de cotation en ligne des sept “bourses” du Campus (1 bourse par enjeu), sur lesquels les projets présentés verront leur cours varier en fonction des actions dont ils font l’objet (par exemple: une demande de rendez-vous vaut autant de points).

Le Campus se distinguant comme un événement de nature scientifique et professionnelle, les actions menées par la RW dans ces deux secteurs gagneront une visibilité internationale. La Région trouvera d’ailleurs sur la plate-forme du Campus un espace de travail et de promotion à valoriser, eut égard à la qualité du public ciblé. Les PME wallonnes se verront offrir, non seulement, un instantané de veille technologique tel que rarement disponible. Parallèlement, plus d’une opportunité d’affaires devrait être générée par le creuset technologique du Campus (les laboratoires présents cherchent autant à valoriser leur recherche qu’à identifier des producteurs et des distributeurs pour leurs produits). L’intégration de scientifiques et d’industriels wallons dans des structures d’évaluation par ailleurs cautionnées internationalement mettra en évidence l’excellence disponible dans notre région. Tant les entreprises exportatrices que les industriels en quête d’innovations ont tout à gagner dans ce concentré de l’offre/demande internationale du secteur de l’électricité. La Wallonie – dans une nouvelle logique internationale de réseaux où, par définition, il n’y a plus de centres vitaux- pourra se profiler comme un carrefour d’excellence, un nœud pertinent dans un secteur en mal de structure.

Chefs de projet : Patrick THONART (jusqu’en décembre 2000) puis Stéphane DOR (jusqu’à l’annulation en 2001)


3. Forum

Avec le Forum, Electralis 2001 entend développer l’axe géopolitique de son programme.  Le Forum réunira l’ensemble des décideurs et des acteurs de l’électricité afin de décloisonner la réflexion, envisager les enjeux politiques, économiques et sociaux liés au développement des marchés de l’électricité et évaluer le chemin à parcourir, les ressources à mobiliser et définir les étapes clés pour qu’au 21e siècle, l’électricité soit accessible à tous. Sous l’intitulé « Une électricité pour tous, propre et rentable dans le siècle de l’information », le Forum d’Electralis 2001 abordera, avec la démarche sociétale propre à Electralis 2001, les enjeux géopolitiques de l’électricité dans les cinquante prochaines années. A l’heure actuelle, plus d’un tiers des habitants de la planète – soit plus de deux milliards d’individus – n’ont pas accès à l’électricité. A titre individuel, ils sont ainsi privés des services les plus élémentaires; à titre collectif, leurs sociétés restent à l’écart, ou à la traîne, de la révolution des technologies de l’information qui occupent une place sans cesse plus prépondérante dans le partage des connaissances et dans la prise de décisions rapides à l’échelle mondiale.

Dans ce contexte, où l’électricité s’affirme comme un élément essentiel, voire « structurant » de nos sociétés modernes, il importe de considérer l’accès à l’énergie électrique non plus seulement en termes d’infrastructures ou de technologies, mais aussi en termes de conditions permettant le développement économique, social et politique durable de notre planète.

Cette approche résolument originale des enjeux du marché de l’électricité s’inscrit dans le droit fil des préoccupations politiques des institutions internationales et des gouvernements, mais elle rencontre également les attentes du secteur économique international qui veut développer ses activités sur les marchés émergeants.

Le Forum examinera, d’une manière spécifique, les différentes situations économiques régionales (pays en transition ; pays en développement).  La discussion tournera autour des problématiques suivantes, qui seront encore précisées par le Comité Scientifique :

      • restructuration des marchés de l’électricité (normes et politiques à établir)
      • financement des investissements
      • nouvelles opportunités d’affaires
      • formation et transfert de connaissances
      • éthique

Au vu de son contenu, il apparaît clairement que le Forum concerne un public international de décideurs et d’acteurs du marché de l’électricité. En particulier sont visés :

      • les responsables politiques et les représentants des organismes publics liés à la politique de l’énergie (département d’état, agences,…), que ce soit au niveau national ou intergouvernemental,
      • les producteurs et distributeurs d’électricité,
      • les industriels et les professionnels actifs dans le domaine des nouvelles technologies de production de l’électricité et des nouveaux services énergétiques associés (cleaning-up, reconversion, efficacité énergétique, réseaux virtuels,…),
      • les organisations internationales,
      • les organismes de financement,
      • la communauté scientifique et universitaire,
      • les associations et les ONG actives dans le domaine.

Un Comité Scientifique International sera constitué pour assurer le suivi et la validation du cadre intellectuel de la manifestation.  Il se réunira deux fois en 2000. Le Comité scientifique est composé d’experts de renommée mondiale, choisis sur base d’une représentation équilibrée des différentes compétences. Il est présidé par Monsieur Jacques Lesourne, Président de Futuribles International. A l’heure actuelle, une liste d’experts a été identifiée, elle pourra être modifiée en fonction de l’évolution des thèmes couverts par le programme du Forum.  Ces experts seront contactés individuellement après validation de cette liste par le Comité de Pilotage local :

      • El Habib BENESSAHRAOUI, Directeur Général IEPF
      • Boris BERKOVSKI, Secrétaire Général de la Commission Solaire Mondiale
      • Klaus BRENDOW, Ex-coordinateur du WEC – Europe de l’Est
      • Dr. Abeeku BREW-HAMMOND, University of Science and Technology, Kumasi
      • Mr CLAESSENS, Membre de IIASA
      • Benjamin DESSUS, Directeur scientifique adjoint au CNRS, membre du groupe chargé du rapport « Energie 2010-2020 » pour le Commissariat français du Plan
      • Daniel DUMAS, Secrétariat du WEC – Responsable Planning and Strategies
      • Prof, Anton EBERHARD, Head of the Energy and Development Research Center (EDRC), University of Cape Town
      • Emad EL-SHARKAWI, WEC – Egypte
      • Samuele FURFARI, Chef Unité Adjoint, Commission européenne – DG Energie « Analyses prospectives & dimension environnementale »
      • Peter GARFORTH, Consultant business alliances for energy conservation
      • Olivier GODART, Directeur de recherche au CNRS et CIRED
      • José GOLDEMBERG, Professeur à l’Université Sao Paulo, ancien Ministre des Sciences & Technologie; ancien Ministre de l’Environnement
      • Mr GRUBLER, Membre de IIASA
      • Kurt HOFFMANN, Fondation pour l’énergie durable de Shell
      • Karl JECHOUTEK, Conseiller, Banque mondiale
      • Thomas JOHANSSON, Directeur, Département Energie et Aptmosphère, PNUD
      • Jean JOGET, Responsable des projets africains EDF
      • Stephen KAREKEZI, African Energy Research Network (AFREPEN)
      • Thomas E. LA BERGE, Senior Program Director, META Group and Energy Information Strategies
      • Jacques LESOURNE, Président de Futuribles International
      • Mark MWANDONZA, Institut de recherche, Ghana
      • R. K. PACHAURI, Directeur, Tata Energy Research Institute – TERI (New Delhi)
      • Walt PATTERSON, Senior Research Fellow, Royal Institute of International Affairs – Energy and Environment Programme
      • Assaad SAAB, Cellule de prospective internationale EDF
      • Kyaw K. SHANE, Senior Economist Officer, Division du Développement durable des Nations Unies
      • Rolf SPRENGER, Professeur au Franhofer Institute (Munich) et Collège d’Europe
      • Maurice STRONG, Président, Earth Council
      • Bernard THIRY, Economiste, Président de la Commission de Régulation de l’Electricité et du Gaz (CREG)
      • Frank TUGWELL, Président de Winrock International
      • Robert WILLIAMS, University of Princeton
      • Kurt E. YEAGER, Président d’EPRI

Le Forum se déroulera sur trois journées, du 6 au 8 novembre 2001, au Palais des Congrès de Liège. La nature de la manifestation, ainsi que sa coïncidence avec la présidence belge de l’Union Européenne au second semestre de 2001, milite en faveur d’une implication formelle de l’Etat fédéral. En outre, le thème « Energie et transport » retenu pour la 9e Commission du Développement durable des Nations Unies (dans le cadre de la préparation de Rio +10) accroît la pertinence du sujet choisi pour le Forum d’Electralis 2001, qui pourrait être utilement valorisé dans ce cadre…”

Chef de projet : Annick Burhenne


La tradition veut que Louis Maraite, journaliste et homme politique liégeois, ait eu l’idée d’Electralis 2001 en renouant les lacets de ses chaussures de jogging au pied de la statue de Zénobe Gramme (pont de Fragnée, Liège) et en constatant que l’inventeur de la dynamo industrielle était mort en… 1901. Quoi de mieux pour fêter un centenaire qu’une bonne centaine d’années ?

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, transcription de documents d’époque, partage, correction et iconographie | sources : documentation de l’événement ; lesoir.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en entête, la patinoire abandonnée de Coronmeuse, à Liège © Benjamin Leveaux ; © Collection privée.

BOUTROLLE : Le dernier dîner sur Mars (2015, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

BOUTROLLE Guillaume, Le dernier dîner sur Mars
(linogravure, 42 x 59,4 cm, 2015)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Guillaume Boutrolle © linkedin.com

Né en 1987, Guillaume BOUTROLLE a commencé par étudier le graphisme à Marseille, pour dériver ensuite vers l’ERG (École de Recherche Graphique) à Bruxelles, et diversifier ses horizons artistiques. L’illustration, la gravure, la performance, l’édition ou plus récemment l’installation sont des outils qu’il utilise pour bousculer, redéfinir et questionner tout ce qui l’entoure, jusqu’à ce qu’il est.

Cette gravure est tirée d’une série de cinq formats identiques, cinq événements forts, expéditions poétiques ou terrestres, qui ont forgé la vie de la communauté d’artistes CTRL-Z, dont Guillaume Boutrolle fait partie depuis quelques années.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Guillaume Boutrolle ; Linkedin.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

VIENNE : Paul (nouvelle, 2017)

Temps de lecture : 8 minutes >

© pointculture.be

Si Paul n’avait pas pris l’avion, il ne serait rien arrivé. Si je n’avais pas connu Paul non plus, d’ailleurs. Si je n’avais pas connu Paul, qui prenait l’avion ce jour-là, lequel avion allait s’abîmer en mer quelques heures plus tard, je n’aurais rien su de son secret, ni de sa mort d’ailleurs. Bref, ma vie serait restée ce qu’elle était : une suite de jours aussi similaires qu’équidistants, ce que certains, de l’extérieur, perçoivent comme monotone mais qui, de l’intérieur, c’est-à-dire de mon point de vue (le seul qui compte, après tout), constitue une forme d’harmonie.

Cet équilibre n’avait pas été facile à atteindre, que l’on ne s’y trompe pas. J’avais été journaliste dans un grand quotidien mais ce travail était évidemment impossible pour moi, je ne pouvais quand même pas gérer l’urgence et son stress, commencer sans  savoir quand je finirais, écrire pour ne pas être lu et, pire, voir jeter ce que j’avais écrit de meilleur pour n’en conserver que le plus consensuel ou le plus sensationnel, c’était selon, mais dans tous les cas ce n’était pas moi. J’avais finalement trouvé un hebdomadaire où je publiais une rubrique suffisamment peu liée à l’actualité pour que je puisse même me permettre de prendre quelque avance.

J’avais dû renoncer aux enfants. C’était une évidence. Il n’y a pas d’éléments plus perturbateurs, imprévisibles et instables par nature, que les enfants. Et puis, le monde étant ce qu’il est, il me semblait qu’avoir des enfants relevait davantage d’un choix égoïste. Offrir le monde actuel à ses enfants, c’est leur faire cadeau du pessimisme. Une fois réglée la question de la descendance, Irène cessa d’être un problème. Que l’on ne se méprenne pas : Irène était une femme adorable, la mienne qui plus est, mais il lui était impossible de concevoir la vie sans enfant et même plus précisément sans concevoir d’enfant, ce qui excluait l’adoption et garantissait donc ma tranquillité. J’eus un peu de peine à me séparer d’Irène, je le reconnais, mais je redécouvris le plaisir d’écouter Boards Of Canada sans casque sur les oreilles.

Paul était mon ami depuis l’université. Enfin, au début, ce n’était pas à proprement parler mon ami, c’est plutôt que nous nous partagions les faveurs de Zoé. Alternativement tout d’abord, je veux dire à l’insu l’un de l’autre, puis ensemble une fois l’hypocrisie vaincue, ce qui me convenait mieux, ce qui me convenait parfaitement même, il me semblait qu’à trois notre relation était plus stable, c’est une évidence d’ailleurs, un vélo doit être en mouvement pour tenir sur deux roues, pas un tricycle. Zoé n’était pas du même avis, Paul était meilleur amant ou, plus vraisemblablement, sa carrière était plus prometteuse, Paul et Zoé se marièrent donc. Et divorcèrent, inévitablement. Paul et moi sommes restés amis, l’élément stable du couple c’était nous.

Paul se rendait régulièrement en Australie. Il avait une espèce de fascination pour les populations aborigènes, quelque chose que je m’expliquais mal, ou pas du tout même. Ce n’est pas parce qu’il était mon ami, et que nous avions partagé Zoé, que nous étions semblables. C’est donc ainsi que Paul a pris l’avion, une fois encore. Alors quand j’ai appris qu’un avion pour Sydney avait explosé en plein vol, j’ai immédiatement pensé à lui. Pas que j’aie su qu’il se trouvait à bord, non, ni même que j’en aie eu la prémonition, simplement c’était une association d’idées qui, au fil des années, était devenue naturelle : Australie égale Paul, Paul égale Australie. J’ai pensé à lui, puis j’ai lu un roman américain et je me suis endormi. Il y a même eu simultanéité, je me suis endormi en le lisant, ce n’est pas très charitable pour l’auteur mais il en va souvent ainsi chez moi avec les romans américains que je me force à lire, je m’endors, globalement je trouve d’ailleurs la culture américaine assez soporifique.

C’est un appel téléphonique qui m’a réveillé. Habituellement, je ne décroche pas, ou du moins je ne décroche que si j’attends un appel ou si le moment est opportun, mais un appel intempestif me dérange et je préfère alors l’ignorer. Cet appel-ci m’a paru particulièrement strident, il introduisait un certain désordre dans mon existence, qui n’était cependant rien à côté de celui qui allait naître une fois que j’aurais décroché, mais pourquoi ai-je décroché me suis-je dit, reproche inutile puisque l’appel aurait été renouvelé et c’est justement pour éviter cette persistance du chaos que je décrochai.

Mon interlocutrice s’exprimait en anglais. Cela aurait pu être pire, elle aurait pu parler allemand ou japonais, ou même un français de call-center mais non, elle s’exprimait en anglais et s’en excusait d’ailleurs, s’inquiétant de savoir si j’avais bien compris ses propos. Lesquels étaient de me demander, d’abord, si j’étais bien Pierre Dautun – oui, c’était bien moi et ce depuis près de cinquante ans – et si je connaissais un dénommé Paul Delage – oui, en effet, c’était un ami, un vieil ami même, peut-on dire à notre âge. Alors Vicky (mon interlocutrice se prénommait Vicky, cela ne me paraissait pas essentiel mais elles sont tenues de se présenter, paraît-il : “I’M Vicky from *** Airways”), Vicky m’annonça que Paul Delage, mon ami Paul, était au nombre des passagers portés disparus dans l’accident, qu’elle était désolée, qu’une cellule de soutien psychologique se mettait en place, qu’on allait me recontacter car c’était mon nom et mon numéro que Paul avaient fourni comme contact “in case of emergency”. Et à cet instant, de manière tout à fait incongrue, je me demandai si Vicky était rousse et avait de gros seins, un bonnet D au moins.

Le lendemain, je reçus une lettre de Paul. Je reçois habituellement fort peu de courrier. Encore plus rarement d’un mort. J’examinai l’enveloppe, de toute évidence elle avait été postée avant son départ. J’hésitai à l’ouvrir. Ce n’était pas seulement de l’appréhension, car j’ignorais encore les conséquences de ce geste, il y avait aussi une certaine retenue, comme l’envie de faire durer un moment que l’on sait par avance précieux parce que, quand même, ce message c’était la dernière parole que Paul, mon ami Paul, m’adresserait.

Paul s’excusait de ne pas m’avoir appelé mais il était parti un peu précipitamment, les choses n’étaient pas toujours aussi simples et n’allaient pas toujours comme on le voulait n’est-ce pas, bref il avait quitté dans l’urgence mais serait vite de retour, une dizaine de jours tout au plus – du moins Paul le pensait-il, l’espérait-il même au moment où il écrivait ces lignes, Paul qui ne savait pas qu’il ne reviendrait plus. Il me demandait un service, un peu plus même : il me confiait une mission en son absence, et son ton devenait aussitôt celui d’un conspirateur (“je ne peux t’en écrire plus mais voici un double de ma clé, tu trouveras les instructions nécessaires dans mon appartement”). Bien sûr il comptait sur ma totale discrétion, faisait appel à notre vieille amitié, évoquant au passage Zoé comme un gage de celle-ci.

L’appartement de Paul étant situé à l’autre bout de la ville, je résolus de prendre le métro. En chemin, je commençai à formuler des hypothèses quant à cette mission secrète et j’en éprouvai, je dois bien l’avouer, une certaine excitation. S’agissait-il, comme au temps de Zoé, de satisfaire une maîtresse à ce point exigeante qu’elle ne pût patienter dix jours ? Y avait-il de l’argent à retirer, déposer, transporter – un trésor quelconque sur lequel veiller ? Je n’étais nulle part lorsque je pénétrai dans l’appartement. J’allumai et en fit rapidement le tour, pour me réapproprier les lieux. Il se composait d’une pièce de séjour, une cuisine, une salle de bains et deux chambres dont une faisait office de bureau. Je notai au passage que la porte de cette dernière était fermée à clé. Puis je revins à mon point de départ et trouvai, bien en évidence, une lettre de la main de Paul.

Parfois, la vie vous réserve des surprises. Ainsi, la première fois qu’Irène m’a embrassé, je ne m’y attendais pas. Cela m’est tombé dessus, comme ça, sa bouche s’est collée à la mienne, je crois qu’elle a passé la main dans mes cheveux, puis j’ai senti sa langue. Parfois, il y a des choses auxquelles on ne parvient pas à croire. Ainsi en est-il de Dieu. La lettre de Paul tenait de tout cela à la fois mais avait cet avantage sur Dieu qu’il me suffisait d’ouvrir la porte pour me convaincre de sa réalité. Ce que je fis. Et je ne vis rien. D’abord parce qu’il faisait noir. Mais de cela, Paul m’avait prévenu, qui m’écrivait que la pénombre était l’écrin qui seyait le mieux à notre secret. Je laissai donc à mes yeux le temps de s’accommoder à ce nouvel environnement.  Alors, je le vis.

Je n’en avais jamais vu, autrement qu’en photo je veux dire. Je n’avais donc aucune idée de ce que pouvait être sa taille, je l’aurais imaginé plus grand : il devait faire quarante centimètres tout au plus. Il paraissait d’autant plus petit que le bureau de Paul, dans sa quasi totalité, avait été transformé en une sorte de terrarium, reproduisant au mieux, je l’imaginais, l’habitat naturel de son hôte. Son pelage était encore luisant, parce qu’il sortait de l’eau sans doute, je ne pouvais dire s’il s’était aperçu de ma présence mais il émit un soufflement dont je ne sus jamais s’il était de mécontentement ou si, plus prosaïquement, il expulsait l’eau de ses narines. Si Paul n’avait pas pris l’avion deux jours plus tôt, je n’aurais sans doute jamais vu d’ornithorynque.

Paul avait tout prévu, sauf la mort. C’est amusant – enfin, amusant est évidemment un adjectif fort mal choisi – que cette chose, la mort, qui est la seule certitude que nous puissions posséder est justement celle que nous nous efforçons d’oublier. Paul donc avait prévu l’essentiel, à savoir de quoi nourrir son ornithorynque pendant dix jours. Ce qui me laissait un peu de répit en même temps que fort désemparé car dix jours, ce n’est en définitive qu’une semaine et demi, c’est donc fort vite passé et puis l’appartement de Paul, je l’ai dit, est assez éloigné du mien, ce qui me faisait perdre du temps et, il faut bien le dire, désorganisait ma vie. Et de cela, on le sait, je m’accommode fort mal.

De Dieu, comme des femmes, je savais à peu près tout mais je ne croyais rien. De l’ornithorynque, en revanche, je ne savais rien. Je passai donc une bonne partie de la nuit sur internet à collecter un maximum d’informations. Je découvris que cet animal improbable, au bec de canard et à la queue de castor, dévorait tous les jours l’équivalent de vingt pour cent de son poids en nourriture ce qui, ramené à mon échelle, me parut effrayant. Dans sa lettre, Paul m’avait également mis en garde contre l’aiguillon venimeux dont est doté l’animal, même si, farouche, l’ornithorynque ne se laisserait certainement pas approcher. Je résolus finalement d’appeler, le lendemain, le zoo de L*** sous un prétexte fallacieux pour voir si je pouvais y glaner d’autres informations, davantage d’ordre pratique.

Il me fut répondu que l’ornithorynque était un animal protégé, que le gouvernement australien interdisait strictement l’exportation de ce mammifère semi-aquatique et que, par conséquent, aucun zoo européen n’en possédait. Par ailleurs, l’espèce se reproduisait difficilement en captivité même si, en revanche, il pouvait vivre jusqu’à vingt ans dans ces conditions. Paul m’ayant confié dans sa lettre que le sien était encore tout jeune, deux ans à peine, un rapide calcul me donna le vertige et me fit prendre conscience du poids de notre secret. Je retournai à son appartement.

J’y retournai le lendemain encore, et les jours qui suivirent. Jusqu’à l’épuisement des stocks de nourriture. Dans un premier temps, je renouvelai les provisions de larves, écrevisses et autres crevettes d’eau douce. Je repoussai doucement le moment où il me faudrait prendre une décision. Peut-être que j’espérais secrètement que la solution viendrait d’elle-même ou du moins de l’extérieur mais, dans ce cas, ce ne pouvait être que la mort du pauvre animal car Paul, lui, c’était une certitude, ne reviendrait pas à la vie. Entretemps, l’ornithorynque semblait commencer à me reconnaître, du moins sortait-il de son terrier lorsque je venais le nourrir. Un jour, quelques mois s’étaient écoulés, je sus que je n’avais plus le choix. Je ne dormis pas pendant une semaine. Puis je fis ce que je redoutais : je quittai mon appartement pour celui de Paul, l’appartement de Paul qui était donc le mien à présent, muni de son ornithorynque, nous partagions cela par delà la mort, comme nous avions partagé Zoé, Paul, mon ami Paul et moi.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil Comme je nous ai aimés (Liège, 2017)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :


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STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres (glossaire, par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 4 minutes >

Le groupe Nefeles chante des amanès @ Inouïe Distribution

Ce glossaire accompagne la traduction par Christine Pagnoulle de Le vent sous mes lèvres de Stephanos STEPHANIDES.

amanes

Type de chant populaire exprimant une grande intensité d’émotion et des sentiments de deuil et de perte. Originaire des traditions musicales byzantine et ottomane, sur des paroles qui reprennent l’exclamation Aman Aman (de l’arabe, Seigneur prends pitié !).

anari

Fromage chypriote qui rappelle la ricotta.

archontas/ archontiko

Respectivement un riche notable connu pour sa générosité et le manoir où il réside.

bhai

(Hindi) frère.

darsana

(darshan, sanskrit) Voir ou regarder, de la racine drs voir, vision. Souvent utilisé pour des visons du divin ; l’étymologie le rapproche du grec theoria, qui signifie aussi voir, regarder, un theoros est un spectateur, thea une vue, un panorama. (En grec moderne, thoro, voir) .

ensaimadas

Un petit pain sucré mangé à Majorque souvent au petit déjeuner.

epsima

Moût de raisin.

fado

Musique portugaise empreinte de nostalgie (fado = destin).

halloumi

Fromage chypriote traditionnellement fabriqué à partir de lait de chèvre ou de brebis, mais aujourd’hui souvent avec du lait de vache.

Hermes Trismegistus

(Hermès le trois fois grand) se trouve mentionné dans des écrits du 2e et du 3e siècles de notre ère dans l’Égypte hellénique.

IMG – International Marxist Group

Groupe trotskiste influent dans le milieu étudiant pendant les années 1970.  

kalamaras

Nom que donnent les Chypriotes grecs aux Grecs de Grèce et à la façon dont il parle la langue (kalamaristika) par opposition au parler de l’île.

kafeneio

Café (celui où l’on se retrouve, pas celui qu’on boit), bistrot.

kallikanjaroi

Lutins malveillants qui vivent sous terre où ils scient l’arbre du monde ; ils sortent au solstice d’hiver et restent jusqu’à l’épiphanie, quand le soleil bouge à nouveau.

Karaghiozi

Personnage principal dans la tradition grecque de marionnettes d’ombre, qui vient de la tradition turque du karagoz (ce qui veut dire ‘les yeux noirs’). Le suffixe –liki en fait un nom collectif ou abstrait.

koufi

(ou fina) (vipera lebetina) serpent venimeux, vipère.

koumbaros

(au fém. koumbara ou koumera) une forme de parenté acquise en devenant parrain/ marraine lors d’un baptême ou garçon / demoiselle d’honneur  lors d’un mariage. Koumbare est aussi une façon courante de s’adresser à un ami. 

kouroukla

(ou mantila ou tsemperin) fichu ou foulard porté par toutes les femmes. Les couleurs et les motof changent avec l’âge et l’état civil. Aujourd’hui il n’est plus porté que par quelques vieilles dames dans les campagnes. 

leventis

Homme élégant, terme dérivé de l’italien Levanti qui désigne les gens du Levant, c’est-à-dire la Méditerranée orientale et peut avoir des connotations péjoratives.

loukoumades

Pâte frite trempée dans du miel et de la cannelle (du turc lokma).

re malaka

Re est une interjection courante. Littéralement, malaka (pl. malakes) signifie ‘branleur’, mais est couramment utilisé entre amis. C’est une insulte s’il est utilisé pour un étranger et peut aussi servir à se moquer. 

loukoumi

Friandise faite de gelée et de sucre, parfumée à l’eau de rose, à la bergamote, à l’orange ou au citron (du turc lokum) – loukoum.

mukhtar

Chef élu d’un village ou d’un quartier  

nostos

Mot grec pour le retour chez soi, un des thèmes de l’Odyssée. La dernière partie de l’Ulysse de Joyce est intitulée Nostos. Le mot ‘nostalgie’ était d’abord, au 17e siècle un terme médical combinant nostos et algos (la peine, la douleur, cf. Heimweh), le désir douloureux de retrouver son foyer, et aujourd’hui plus généralement le regret du passé.   

palouze

Dessert fait de moût de raisin épaissi de farine.

pana’yiri

Prononciation chypriote de panigyri une fête ou célébration publique ou jour d’un saint. Les participants, les pana’yrkotes, vendent des produits de saison, de la nourriture, des boissons, et l’ambiance de fête est soulignée par de la musique, des chants et des danses.

pappou

Grand-père 

pastourma

Produit de boucherie que l’on trouve dans des pays de tradition ottomane et qui est le plus souvent à base de chameau  – c’est de la viande séchée.

pedomazema

Pratique dans l’empire ottoman d’enlever de jeunes chrétiens pour les convertir à l’islam et en faire des janissaires .

petimezi

Mélasse de raisin.

Pherepapha

Une des variantes du nom de Perséphone.

psaltis

(pl. psaltes) membre du chœur dans l’église orthodoxe.

saltsa

Sauce

shalwar kameez

(punjabi) une chemise-tunique et un pantalon qui ressemble à un pantalon de pyjama, costume porté par les hommes et les femmes en Inde du nord et en Asie centrale.

skoufoma

Kouroukla qui couvre les cheveux, le front et les oreilles. Elle est noire pour les femmes âgées, les veuves et les personnes en deuil. Une blanche peut servir de protection si l’on travaille dans les champs sous le soleil. 

soujoukos / shoushoukos

Friandise en forme de bougie faite d’amandes enfilées sur un fil, plongées dans le moût de raisin épaissi (palouze) et mises à sécher. 

theios / theia

Oncle, tante, et façon familière de s’adresser à des personnes plus âgées. En grec chypriote souvent prononcé thkeios, thkeia.

terirem

Mélodie sur des syllabes dépourvues de signification, comme de répéter un mantra : te-ti-rem te-ri-rem.

titiritero

(espagnol) marionnettiste      

tulsi

Basilic sacré des Hindous, que Sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin aurait ramené d’inde .

yaya

Grand-mère

zivania

Alcool à base de raisin traditionnellement fabriqué à la maison ou dans des monastères chypriotes.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres [en construction] :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : The Wind under my Lips (2018, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 3 minutes >

STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (2018)

Lasagne de souvenirs en prose poétique et de poèmes écrits ces trente dernières années, ce livre inclassable permet une plongée au cœur de l’histoire tourmentée de l’île de Chypre dans la seconde moitié du XXe siècle en même temps qu’il nous fait vivre, de digression en digression à l’instar du Tristram Shandy de Sterne, l’extraordinaire aventure de ce Chypriote grec qui, d’île en île, se retrouve coupé de sa langue maternelle et livré en quelque sorte à la langue impériale.

© stephanosstephanides.com

Né au milieu du siècle dernier, il est kidnappé par son père en 1957 et laissé à Manchester, chez des parents qui ne parlent qu’anglais. Il rejoint ainsi la grande confrérie littéraire d’auteurs venant d’anciennes colonies britanniques : son anglais sera mâtiné d’hellénismes dans une joyeuse tradition créole. Un poste d’enseignant le mène au Guyana, ce morceau continental de la Caraïbe, et de là vers la multiplicité fascinante de l’Inde. Les visites à sa mère le conduisent dans l’île de Beauté en Mer de Chine. La quête du Jardin des Hespérides et ses contacts révolutionnaires le détournent vers la péninsule ibérique.

Si le récit du héros de Sterne tourne longtemps autour du moment de sa conception, celui de Stephanides est captif de l’été ’57, son dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu. Dans les deux cas, c’est une captivité féconde, puisque chaque page ajoute en profondeur à notre compréhension de l’univers du narrateur. Les poèmes qui s’interposent entre les quatre sections en prose leur font un écho où la densité de la langue est plus perceptible encore. Où nous nous rapprochons encore davantage de ce “lieu ténu” où s’effacent les frontières entre nos modes de perception, entre nos mondes.

Christine Pagnoulle


Publication originale (EN-GR)

STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (Athènes : Rodakio, 2018, bilingue anglais-grec), est traduit en français par Christine PagnoullePour en savoir plus sur l’auteur (si vous lisez l’anglais), le mieux est de visiter son blog. Stephanides est un Chypriote né en 1949 ; il est auteur, poète, traducteur, critique et, parmi d’autres choses encore, cinéaste documentariste. Après de longues années de voyage, il est rentré à Chypre et enseigne dans son université depuis 1991. Sur son blog, il partage le texte original de la traduction que nous publions ici :

La traduction française, réalisée par notre consoeur Christine Pagnoulle, est en cours d’édition, patience ! Elle comprend :

          1. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
          2. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
          3. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
          4. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
          5. Glossaire.

Lisez, lisez, il en restera toujours quelque chose…

FAYARD : Sébastien Fayard va casser la croûte chez ses parents (2014, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

FAYARD Sébastien, Sébastien Fayard va casser la croûte chez ses parents
(photographie, 18 x 25 cm, 2014)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

fayardseb
Sébastien Fayard © lesoir.be

Sébastien FAYARD est un comédien et performeur français vivant à Bruxelles. Il a étudié le secrétariat, la comptabilité, le cinéma, la musique, la photographie et le théâtre. Il collabore avec différents metteurs en scène, chorégraphes et artistes plasticiens dont la compagnie System Failure avec qui il se produit régulièrement sur scène. Depuis quelques années, il mène différentes recherches photographiques et vidéographiques et poursuit la série  “Sébastien Fayard fait des trucs”. En parallèle, il décline ce projet en petits films dans une série appelée “Sébastien Fayard filme des navets” et sillonne les festivals de courts-métrages européens. (d’après SEBASTIENFAYARDFAITDESTRUCS.COM)

Sébastien Fayard livre ici une série en cours, inédite, de clichés qui détournent, c’est le cas de le dire, des clichés. Le procédé est simple mais inusable : prendre les choses au pied de la lettre, exploiter les ambiguïtés et les doubles sens des phrases toutes faites, des métaphores éculées, des formules journalistiques, des poncifs en vogue. Faisant ses trucs, il en défait pas mal d’autres – des attentes, des snobismes, des poses et des postures, des idées reçues, des présupposés logiques. Pour bien comprendre il faut se méprendre, et accepter surtout un paradoxal et étroit entrelacs entre stupidité et lucidité. (d’après YELLOWNOW.BE)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Sébastien Fayard ; lesoir.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

VIENNE : La tempête (2014)

Temps de lecture : 8 minutes >

© Philippe Vienne

Le couple, au regard absent, est puissamment enlacé, si fort à vrai dire qu’à défaut de pouvoir lire dans leurs yeux, on ne sait trop s’il s’agit d’une étreinte amoureuse ou si l’un lutte désespérément pour retenir l’autre. Mais, finalement, ne s’agit-il pas de la même chose ? Les traits épais, noirs, accentuent l’impression de force comme le rouge, inondant la toile de grande taille, évoque la violence de la passion. Il contemple à présent le sein, volumineux, qu’empoigne une main avide et se sent lui-même agressé. Il y a dans cette lutte un sentiment contradictoire qu’en lui il perçoit très précisément, sans trop savoir pourquoi, le destin des couples le concernant fort peu depuis fort longtemps.

Enfin il découvre le Musée. Tant de séjours dans cette ville, toujours pour affaires, et jamais il n’en a eu le loisir. Pourtant l’envie existait, comme de bien d’autres choses, mais son temps était précieux, du moins le lui faisait-on comprendre et il se plaisait à le croire, y trouvant non pas une satisfaction orgueilleuse mais le simple apaisement de n’avoir pas à se poser davantage de questions. La pression était devenue routinière et donc, somme toute, assez confortable. Néanmoins, la veille, animé d’une audace dont il s’étonne lui-même, il avait appelé la compagnie aérienne pour repousser son retour de deux jours. Qu’il comptait mettre à profit pour visiter, entre autres, le Musée.

La silhouette est belle, qui sort de l’ombre pour contempler le tableau, gracile en regard de la pesanteur des corps, de l’épaisseur des traits sur la toile. La femme blonde, les cheveux relevés en une sorte de chignon qui dégage la nuque, s’approche de l’œuvre dont les couleurs jurent à présent atrocement avec son manteau turquoise. Lui se demande ce qui la captive le plus, du regard de ce couple qui ne se voit plus à trop se regarder ou de l’impossibilité d’échapper l’un à l’autre. Mais cette femme a certainement sa propre histoire, sa propre perception des choses ou, simplement, est-elle juste sensible au graphisme et aux couleurs. Alors il l’abandonne à sa contemplation, reprenant le fil de sa visite autant que celui de ses pensées, déambulant de salle en salle jusqu’à ressentir le trop-plein d’émotions qui le pousse dehors. Où la moiteur de l’air le surprend, au sortir de salles à l’hygrométrie soigneusement mesurée. Il fait anormalement chaud pour la saison, se dit-il, mais cela lui convient puisqu’il se dirige vers le parc avec la ferme intention d’y achever la journée, avant de rejoindre l’hôtel.

Sa chambre est spacieuse, une suite en fait, qu’il occupe seul, naturellement, c’est-à-dire qu’espace et confort lui semblent à ce point naturels qu’il ne les remarque même plus, sa vie elle-même, en définitive, est assez confortable, tout comme la solitude qu’il partage avec un vieux siamois strabique, nourrit en cet instant par une voisine probablement un peu amoureuse. Il connecte son ordinateur portable, découvre la quantité de messages, la plupart de son employeur et, pour une fois, en ressent de la contrariété. Décide donc de ne pas les lire, allume la radio qui inonde la pièce d’un vieux morceau de hard rock, ouvre le minibar et décapsule une canette de bière. Se ravise finalement et lit tout de même le dernier message reçu. Es-tu déjà à l’aéroport, ton vol pourra-t-il décoller ce soir malgré tout, lui demande-t-on et, dans le même temps, il prend conscience qu’il a omis de prévenir la Société de son retour postposé et qu’un fragment de réalité lui échappe, rendant ce message surréaliste.

Alors, il allume la télé quand il lui suffirait de surfer un peu, réflexe archaïque, et une carte météo apparaît en même temps qu’un texte, en bandeau, dans le bas de l’écran. Puis l’information partout se répète, à mesure qu’il zappe, la tempête approche des côtes qu’elle n’évitera visiblement pas, on l’attend en fin de soirée ou cette nuit, il faut s’y préparer, ne pas sortir surtout, d’ailleurs les transports en commun ont cessé de rouler, l’aéroport est fermé. Il comprend mieux le message maintenant, et tous ceux dont il prend connaissance, s’inquiétant de sa possible absence pour la signature du contrat avec ou la finalisation du dossier de. De lui, de sa sécurité, jamais. Ca ne devrait pas le surprendre et pourtant. Est-ce à cause du rock, il sent monter en lui une sorte de révolte adolescente, l’envie de saccager sa suite peut-être ou de bousculer les gens dans le métro, à les faire tomber. Il quitte sa chambre, quitte l’hôtel, trouve la nuit dehors.

Il marche droit devant, la touffeur rend l’atmosphère quasi irrespirable, il est en nage. Au loin ou très haut, giflant la cime des gratte-ciels, le sifflement est sonore, presqu’assourdissant, et il se demande comment on peut à ce point entendre le vent et, au sol, n’en rien ressentir. Les rues sont désertes, qu’il parcourt à vive allure, arrivant pour ainsi dire hors d’haleine sur la Place, le cœur de la ville, grouillant de vie et de lumières jour et nuit, à présent étrangement vide et silencieuse, hormis là-haut le souffle ininterrompu de la tempête qui arrive. Et puis la pluie. De grosses gouttes éparses quelques instants, drues ensuite, l’averse tropicale en somme dont la violence couvre tout autre bruit. Quand surgit un agent de police, vous ne pouvez pas rester là, Monsieur, il faut rentrer vous abriter au plus vite, oui, bien sûr, c’est ce que je fais, dit-il, se mettant à courir, croisant seulement un SDF qui n’aura pas la même chance, courant encore, arrivant, dégoulinant, dans le lobby de l’hôtel où il l’aperçoit.

En fait, c’est son manteau turquoise qu’il reconnaît tout d’abord dans la foule des voyageurs anxieux, avant même sa chevelure blonde que le chignon défait laisse ruisseler, au propre comme au figuré, sur ses épaules. Curieux, il se fraye un chemin, s’approche suffisamment pour entendre à son anglais lamentable qu’elle est Française. Sourit, avec indulgence. Hésite sur l’attitude à adopter puis, la voyant fondre en larmes, opte pour l’empathie. Excusez-moi, dit-il, je crois comprendre que vous avez un problème, puis-je vous aider, je viens souvent ici et peut-être. C’est que, dit-elle, c’est gentil mais non, je ne crois pas que vous puissiez, mon avion n’a pu décoller ce soir mais comme ce matin l’aéroport était toujours ouvert, des gens sont arrivés qui ont loué ma chambre, l’hôtel affiche complet et donc je n’ai plus ni avion ni logement et je ne peux même pas dormir dehors puisque. Il la regarde, cette femme à laquelle il ne parvient pas à donner un âge mais dont il perçoit, à travers les larmes, qu’elle a assorti son manteau à la couleur de ses yeux. Ecoutez, dit-il, j’occupe seul une suite, il y a donc un divan-lit et si cela peut vous dépanner. Non, encore une fois, c’est très aimable mais avec un inconnu, vous comprenez, je ne peux pas. Bien sûr, mais nous ne sommes pas vraiment des inconnus, vous savez, ce matin, au Musée, je vous ai croisée. Et si nous avons partagé le même tableau, nous pouvons bien partager ma suite.

Ils y sont à présent installés, enfin pas vraiment, elle a déposé sa valise, ôté son manteau humide, il lui a laissé l’usage de la salle de bains, du sèche-cheveux précisément, probablement en profitera-t-elle pour retoucher son maquillage, pendant ce temps il ouvre le bar, il leur faudra bien un alcool fort, se dit-il. Elle revient, s’assied dans le fauteuil tendu de velours rouge, lui songe au tableau, elle non qui murmure un remerciement lorsqu’il il lui tend un verre de gin. C’est effrayant, cet ouragan, dit-elle, je n’ai jamais rien connu de semblable. Oui, sans doute, je n’en sais rien à vrai dire. A vrai dire, il se sent davantage spectateur qu’acteur d’un événement sur lequel il n’a, forcément, aucun contrôle. Alors il attend. N’a pas à le faire longtemps car, d’une tension trop longtemps contenue, elle se libère, entamant le récit de sa vie dans un ordre que les écueils ou la tempête rend chaotique. Les enfants, un garçon et une fille, des jumeaux pourtant, qui l’attendent chez sa mère, l’anxiété de ne pas savoir quand elle va pouvoir rentrer, et puis leur père, à cause duquel elle est là, après tant d’années d’attente, de combat pour qu’enfin il signe les documents nécessaires au divorce et maintenant qu’elle les a, libérée, captive de cette ville, dans cette chambre et tout cela à cause d’un homme qu’un jour on a aimé, oui tellement, il était brillant, un musicien remarquable, l’est toujours d’ailleurs, mais quel connard, excusez-moi, dit-elle, je ne devrais pas.

Et vous ? Moi, dit-il, leur resservant à boire pour faire diversion, car de lui, il ne voit pas ce qu’il aurait à raconter, quelques petites choses, comme des touches de tableaux impressionnistes, qu’il n’aime pas cependant, leur préférant des peintres plus actuels, celui de ce matin justement. Ou bien la musique, mais il devine que c’est un sujet sensible, et la littérature. Ni divorce, ni mariage, pas d’enfant par conséquent, et le siamois strabique. Elle paraît intriguée, il aimerait pouvoir satisfaire sa curiosité mais ne voit rien à ajouter, se souvient des entretiens d’embauche où l’on semblait également attendre de lui qu’il mette en avant de supposées qualités et se dit qu’en définitive, les choses n’ont pas changé, il participe d’un jeu dont il n’a toujours pas saisi l’ensemble des règles. Elle bâille, il mettra cela sur le compte de la fatigue et de l’émotion, l’ennui peut-être mais, en fait, cela lui est égal. Je vous laisse, dit-il, faites à votre aise, je suis à côté, forcément, donc si vous aviez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à frapper à la porte et puis. Bonne nuit.

Il s’éveille tôt, trop tôt, le décalage horaire évidemment. Se lève, curieux, écarte les tentures, l’éclairage public sème un peu de clarté, cependant, quelques rues plus loin, le reste de la ville semble plongé dans l’obscurité. Il allume la télé, pas d’image, son ordinateur, pas de signal, se sent coupé du monde, sentiment étrange, il imagine l’angoisse de sa voisine quand elle apprendra mais, lui, paradoxalement, se sent bien dans cet isolement, libre en dépit du confinement. Il ne se rendormira pas. Décide alors de sortir, discrètement, voir ce qu’il se passe là où l’obscurité persiste dans l’attente du crépuscule. La nuit agonisante rend plus dramatique le spectacle de désolation, ce n’est qu’au lever du jour que les formes menaçantes se transformeront en débris de toiture, poubelles, branches et troncs d’arbre qui, partout, jonchent rues et trottoirs. Et le silence. Comme si les gens avaient disparu avec la tempête, comme si la ville était morte avec l’électricité.

De retour à l’hôtel, il trouve Emilie, car c’est son nom, à peine éveillée, déjà affolée, parce qu’enfin, c’est impossible, vous comprenez, je ne peux même pas joindre mes enfants ni mon travail, je dois rentrer à Paris, je ne peux pas rester ici, prisonnière, indéfiniment. Je comprends, dit-il, compatissant, pour couper court plutôt car, en cet instant, ce sont Paris et le travail qui lui semblent une prison. En définitive, ce chaos généré par une nature qui reprend ses droits l’amuserait plutôt, lui que l’on tient pour un modèle d’organisation et d’efficacité. Et si, dit-il, nous allions prendre le petit-déjeuner ?

La nouvelle a tôt fait de supplanter les œufs au bacon : l’aéroport va rouvrir, l’aéroport a rouvert, les vols reprennent bientôt. Emilie roule des yeux affolés, excitée et angoissée à la fois, comment vont-ils faire, dit-elle, pour recaser les passagers de tous ces vols annulés, pensez-vous que j’aurai une place ou vais-je rester bloquée sur une liste d’attente, coincée ici pour combien de temps encore et mes enfants qui à Paris m’attendent. Il faut partir, maintenant, oui, tout de suite, être les premiers à l’enregistrement et alors peut-être que. Calmez-vous, dit-il, regardant son assiette qu’il n’a nulle intention d’abandonner, laissez-moi m’occuper de cela, je vais appeler la compagnie, j’ai l’habitude et puis, avec ma carte gold, on ne sait jamais. Elle se sent un peu rassurée, lui aussi de pouvoir finir son repas.

Elle attend, assise dans le même fauteuil de velours rouge que la veille. Il la considère un peu différemment à présent qu’avec elle il a partagé une certaine intimité, voit en elle tout à la fois la mère anxieuse et la femme enfin libre, celle du tableau qui voulait échapper à une étreinte par trop étouffante. Lui-même a changé, il en a conscience, quelque chose avec la tempête en lui s’est brisé ou s’est ouvert, il ne saurait dire, il est trop tôt sans doute. Venez, fait-il, un taxi attend en bas. Elle est déjà debout, la main crispée sur la poignée de sa valise. Oh, c’est formidable, s’exclame-t-elle, vous avez réussi à nous avoir deux places. Non, dit-il. Non, vous rentrez à Paris, moi je reste encore un peu.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle a obtenu le 10e prix du concours de textes de la Maison de la Francité (Bruxelles) 2014 et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


Plus de littérature…

 

Mais qui est la fameuse Simone de l’expression “en voiture Simone” ?

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Simone de Forest (à droite) et Fernande Hustinx (à gauche) au rallye de Monte-Carlo avec leur Peugeot 301 équipée de pneus parés à toute éventualité…

“Nous connaissons tous cette expression, “en voiture Simone”. Mais peu d’entre nous connaissent la Simone en question. Cette femme a pourtant marqué l’histoire du sport automobile.

Simone de Pinet de Borde des Forest est née en 1910 à Royan. Sa famille est aisée et vit dans le Château de Fontorte, dans l’Allier. Dès ses douze ans, elle pose les mains sur le volant de la voiture de son oncle. C’est donc tout naturellement qu’elle passe son permis de conduire à 19 ans, un acte encore rare chez les femmes de l’époque.

Talbot T150 présentée par Fernande Hustinx

En 1934, elle part à l’aventure avec son amie Fernande Hustinx. A bord d’une Peugeot 301, les deux femmes prennent le départ du Rallye Automobile de Monte-Carlo. Partant de Bucarest, ce sont 3.772 kilomètres de tempêtes de neige et de vents glacials qui les attendent. Elles arrivent en 17ème position et remporte la Coupe des Dames, récompensant, comme son nom l’indique, les femmes participant à la course. Elle renouvelle l’exploit l’année suivante, cette fois-ci aux côté d’Odette Siko.

En 1937, elle participe à un essai de vitesse au circuit de Montlhéry, organisé par Yacco Oil. Elle fait partie d’une équipe de quatre femmes, menées par Odette Siko. Malgré l’animosité de Simone et de Claire Descollas envers Hellé Nice, ce sont vingt-cinq records qui sont établis ce jour-là, dont dix records mondiaux d’endurances.

En voiture Simone !

Simone participe à de nombreuses courses et rallyes jusqu’en 1957 sans le moindre accident à son actif, allant à l’encontre de la misogynie ambiante, sévissant à cette époque. Elle est également une des premières femmes à ouvrir sa propre auto-école en 1950, y enseignant la conduite pendant plus de vingt ans.

Reconnue dans le monde du sport automobile de l’époque, une expression naît pour lui rendre hommage :

En voiture Simone ! C’est toi qui conduis, c’est moi qui klaxonne…

Ce n’est qu’en 1962 que l’expression devient populaire, grâce à Guy Lux. Il présente alors Intervilles avec Léon Zitrone et Simone Garnier et lance un tonitruant “En voiture Simone” avant les épreuves.

Si beaucoup ont aujourd’hui oublié la carrière automobile de Simone, son expression est quant à elle bien installée dans les mémoires collectives.” [OSCARONEWS.COM]


Pas très Wallonie-Bruxelles tout ça, râleront les mauvais coucheurs, voire les machos du volant… Oh que si ! Fernande Hustinx -une des “deux jeunes filles”- est une ancêtre de l’éditeur responsable de wallonica.org et, partant, elle ne pouvait démériter ni au volant, ni en amour (nul doute que notre regretté journaliste sportif maison, David Limage, ne l’ait connue !) :

© collection privée

En 1934, dans le Rallye de Monte-Carlo, la Coupe des Dames était gagnée Mlle Hustinx, qui faisait équipe avec Mlle des Forest. Mlle Hustinx avait pris le départ à Bucarest. De cette même ville et conduisant une voiture de la même marque était parti Charles de Cortanze. Bien entendu, les deux voitures firent route ensemble. La conclusion définitive de l’ épreuve est celle-ci : le mariage a récemment été célébré à Lille, de M. Charles Roero de Cortanze avec Mlle Fernande Hustinx. Et c’est ainsi qu’apparaît une utilitié supplémentaire des rallies automobiles. Nous souhaitons bonheur et succès à la nouvelle équipe constituée par M. et Mme de Cortanze.” – M. Ph.


Plus de sport tue le sport (et Trotsky tue…) !

MERCH : Samy Madeha Samy Mitady (2005, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

MERCH Myriam, Samy Madeha Samy Mitady
(sérigraphie, 75 x 95 cm, 2005)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

myriammerch
Myriam Merch © nocomment.mg

Myriam MERCH, alias Sexy Expédition Yéyé est née en 1955. Après avoir animé des ateliers en arts plastiques au CREAHM, l’artiste belge autodidacte Myriam Merch s’est installée à Madagascar en 1992. Ses œuvres sont réalisées à partir d’assemblages de clous, de matériaux de récupération comme le plastique, le métal, les bois flottés. Prix Europe de peinture en 1984, elle réalise des peintures figuratives très colorées dans la mouvance de la Figuration libre.

Myriam Merch met en scène un univers de paradoxes où se mêlent les rites et coutumes, les anecdotes, les histoires de son pays d’adoption, marqués par des couleurs foisonnantes.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Myriam Merch ; nocomment.mg | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

PHILIPPE : L’art mosan et les fonts célèbres de Renier l’Orfèvre (in La vie liégeoise, 1978)

Temps de lecture : 16 minutes >

ANDRIEN Mady, Les Principautaires (1992) © G.J. Koppenaal

“1978 est l’année des sept merveilles de Belgique, suivant l’heureux thème choisi par le Commissariat général au Tourisme. Comme les fonts baptismaux de Liège y sont repris, la rédaction de notre revue a demandé à un spécialiste de l’art mosan, le Professeur Joseph PHILIPPE, Conservateur des Musées d’Archéologie et d’Arts décoratifs de Liège, auteur de plusieurs études consacrées à cet art et co-auteur (pour le texte et le choix des images) d’un film de 16 mm en couleurs intitulé «Trésors de l’Art mosan» (cinéaste : Pierre Levie) [00], de présenter cette oeuvre fameuse dans le cadre général de l’art mosan et du patrimoine artistique spécialisé de notre ville où le Musée Curtius occupe la première place depuis sa création en 1909. 1978, c’est vingt ans exactement après la Saison liégeoise 1958 qui fit entreprendre une nouvelle mise en valeur des fonts…” [note de la rédaction de La Vie liégeoise]


Brochure de La vie liégeoise (mars 1978)

Ce texte reproduit un ‘tiré à part’ (5.500 exemplaires, épuisé) de «La Vie liégeoise» (Liège, mars 1978), périodique mensuel édité par l’Echevinat du Commerce, des Classes moyennes et du Tourisme de la Ville de Liège, en collaboration avec l’a.s.b.l. “Les manifestations liégeoises” | Texte et choix des illustrations : Joseph PHILIPPE | Maquette : Office du Tourisme | Photos : A.C.L., Collections Musée Curtius, L. Neujean, F. Niffle, Robyns | Clichés : Lemaire Frères – Liège | Impression : Lesire – Liège]


Liège a la chance -et c’est justice- de conserver dans deux de ses musées (au Musée Curtius [01] d’abord et surtout, au Musée diocésain [02] aussi, à la Bibliothèque de l’Université et dans plusieurs de ses églises (Trésor de la cathédrale, églises Saint-Barthélemy, Saint-Jean l’Evangéliste et Sainte-Croix) maintes oeuvres capitales ressortissant à l’art mosan. Notre ville expose ainsi le plus important ensemble de chefs-d’oeuvre mosans qui soit au monde, que grandit encore les importants témoins de l’architecture d’époque romane. Ceux-ci , le visiteur ira les découvrir aux églises Saint-Barthélemy, Saint-Denis, Saint-Jacques, Saint-Jean l’Evangéliste et Saint-Gilles. En outre, de précieux vestiges du pont des Arches, bâti sous Réginard, évêque de Liège (1025-1038), existent encore dans des caves de maisons sises près du pont actuel.

Le Musée Curtius est célèbre par sa fameuse trilogie artistique pré-gothique
mosane : l’Evangéliaire de Notger, la Vierge de dom Rupert et le Mystère d’Apollon. Pour sa part , l’église Saint-Jean l’Evangéliste regroupe trois bois sculptés parmi les plus beaux de Belgique : la Sedes sapientiae (vers 1200 comme l’a justement datée le comte J. de Borchgrave d’Altena et dont la draperie évoque des miniatures) [03], qui est certes la plus belle madone en majesté de la Chrétienté [sic] ; la Vierge et le saint Jean de Calvaire, vers 1230, à l’heure de l’éclipse de l’art mosan. A l’église Sainte-Croix, l’on verra la poignée de la clef pré-romane en bronze (VIIIe siècle) dite de saint Hubert et la staurothèque mosane en cuivre doré remontant au milieu du XIIe siècle. Sur cette poignée de clef, les animaux sont affrontés à la manière d’un chapiteau byzantin de l’église Saint-Vital à Ravenne.

Pour la bibliothèque de l’Université, retenons un chef-d’oeuvre : l’Evangéliaire d’Averbode (vers 1165-1180).

On a dit que Liège fut un paradis des prêtres, ce qui signifie que les églises y étaient nombreuses et belles, à l’époque romane déjà, par suite de l’expansion de la vie paroissiale, canoniale et conventuelle et, aussi , des heureux développements techniques et artistiques dont l’architecture religieuse mosane, parallèlement à celle du Rhin , bénéficiait depuis Notger. Mieux encore, Liège inspire, en dehors de ses murs et de son diocèse, des constructions religieuses dont elle a aidé à fixer le style. En témoigne la lointaine Pologne où, vers 1080, des moines de Saint-Jacques fondent l’abbaye de Lublin. En ce temps, l’architecte Hézelon de Liège a même contribué à la conception et à la réalisation de l’église abbatiale de Cluny III (1088-1115). La métropole mosane pouvait être fière de sa parure d’églises romanes dont le vaste joyau, bâti à l’aune de l’Occident restait en ce temps la cathédrale Saint-Lambert [04], édifiée par Notger et consacrée par Baldéric Il, qui sera détruite lors de l’incendie de 1185 et remise en chantier sous l’évêque Raoul de Zahringen (+ 1190). Ces maisons de Dieu, les peintres, les verriers, les émailleurs, les menuisiers et les ferronniers, ainsi que les sculpteurs (la Vierge de dom Rupert provient de l ‘ancienne abbaye de Saint-Laurent) et les fondeurs les embellirent à des titres divers. Tous -artisans et ceux que, plus tard, on a appelés artistes- faisaient partie d’une même famille au service du culte entre Meuse et Rhin. De l’an mil au XVe siècle, la dinanderie sera, avant tout, une affaire mosane. Bruges et l’Angleterre comptèrent parmi les clients des fondeurs mosans.

Nanesse, Tchantchès et… Charlemagne à Liège

Sous Charlemagne et dans toute la force de l’expression, due à Eugen Eurig, «le coeur de l ‘Empire battait sur la Meuse». Les résidences royales étaient groupées autour du fleuve (Herstal, Jupille et Chèvremont) et, pour ce qui est des relais forestiers, dans le massif ardennais. Avant qu’il ne fît d’Aix-la-Chapelle sa résidence favorite (sedes regalis, urbs imperialis), alors que Maastricht dut être un vicus notable, Charlemagne donna la préférence au palatium de Herstal près Liège. Si Jupille dut être une villa de chasse, le palais royal fortifié de Chèvremont -«un complexe grandiose» a dit justement Joseph Mertens, le fouilleur du site en 1965-1967- avait été décoré avec faste (solemniter decoratus). Dans la cité de saint Lambert qui, à l’époque romaine, fut un petit vicus, Charlemagne battit monnaie avant 800 et fit plusieurs séjours.

Ce sera un éminent personnage d’origine souabe, intime des Otton, Notger, prince-évêque de Liège de 972 à 1008, qui s’imposera par son action et par son oeuvre comme le vrai fondateur des gloires liégeoises à l’orée des temps romans. Grand bâtisseur, il le fut dans toute l’acception du terme. Il dote le siège de son évêché d’un palais et d’une couronne d’églises d’où émerge la déjà grandiose cathédrale Saint-Lambert.

Notger de Liège (930-1008)

Ouvert sur l’Occident et jusqu’en Italie, Notger fait ainsi entrer Liège, orientée par la Rome des Otton (936-1024), dans le concert des grandes cités monumentales et artistiques, mais comme l’étude de la peinture et du vitrail, ainsi que de la musique, nous le fait pressentir, ce n’est pas sans devoir à ses devanciers des IXe et Xe siècles. C’est ce qu’il fallait rappeler en prévision de la commémoration du millénaire de la Principauté de Liège en 1980.

A la mort de Notger, en 1008, l’oeuvre si vaste de l’éminent évêque bâtisseur n’était pas achevée. Sous son impulsion, les chantiers d’églises ont été actifs à Liège aux XIe et XIIe siècles, en conformité avec le remarquable développement d’une économie à l’échelle de l’Occident. Considérable fut alors le rôle aux aspects multiples joué par la Meuse, grâce à l’étroite appartenance de ce fleuve au système rhodanien-rhénan de voies de communication, dirigées d’une part vers l’Italie, de l’autre vers le delta de la Meuse et du Rhin. Dès l’an mil, le pays mosan commerçait avec des cités parfois éloignées, avec Metz, ville-soeur de Liège à l’époque romane et localité importante au point de vue artistique par ses ivoires du Xe siècle, et Londres, d’où les marchands mosans rapportaient l’étain des Cornouailles indispensable aux fondeurs. Mais il faut surtout tenir compte de ce que l’éveil et le progrès artistiques ont été facilement stimulés à Liège et dans le diocèse par l’action directe de Notger, du fait de ses contacts intimes et répétés avec la cour impériale et l’Italie, deux des sources principales de l’art mosan des Xe et XIe siècles.

Depuis l’époque carolingienne, la présence en Lotharingie de moines et de clercs italiens était constante. Ce fait historique est connexe au caractère antiquisant, romain ou gréco-romain, des ivoires mosans du XIe siècle et des chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie lotharingienne du XIIe siècle. La survie de l’antique au XIe-XIIe siècle, en pays mosan, s’explique nettement moins par Byzance que par les modèles carolingiens fournis par l’ivoirerie et la miniature, ainsi que, peut-être, par les survivances artistiques gallo-romaines locales.

Dans le genre et pour l’époque, la plaque d’ivoire qui rehausse le plat supérieur du fameux Evangéliaire de Notger est l’une des pièces les plus remarquables qui soient au monde. Seules les données iconographiques sont d’essence byzantine. Par-delà l’art carolingien, ses modèles relèvent, au point de vue du style, de l’art chrétien primitif d’Occident : le Christ en gloire (il bénit à la manière latine) de l’ivoire de Notger est le frère esthétique du personnage assis de la pyxide d’Abraham à Berlin (vers 400). Chef-d’oeuvre de l’ivoirerie mosane, l’ivoire de Notger a été destiné par cet illustre prélat à enrichir le codex des Evangiles [5] avec la date desquels il s’accorde mieux qu’il n’a semblé dans le passé.

Par le style de la Majestas Domini, l’esprit et les divers éléments de la scène où figure Notger, le sens à donner au nimbe, à l’attitude de l’évêque agenouillé devant une basilique symbolique, au codex que le prélat tient en mains et à l’inscription notgérienne (datée par la graphie Notkerus), l’ivoire qui porte le nom de Notger postule une date contemporaine : l’an mil. Cette date, défendue par nous, a été confirmée par l’Exposition “Rhin-Meuse” qui s’est tenue à Cologne et à Bruxelles en 1972.

Le climat artistique où s’insère l’épiscopat de Notger mérite d’être précisé à l’échelle de l’art d’Occident dont les tendances sont loin d’être uniformes. Il en découle que les splendides fonts de Saint-Barthélemy ne doivent être considérés comme une sorte de miracle qu’en fonction de leur haute qualité et des difficultés techniques vaincues. A leur naissance, sous l’épiscopat d’Otbert, n’ont pas présidé, dans le temps et pour les courants d’influence, les mêmes parrains que ceux de l’ivoire de Notger. Celui-ci ne présente pas de caractères romans et, par l’étape  carolingienne, se situe dans le courant dont l’art chrétien primitif d’Occident est la source première. Sa perfection n’apparaît précoce que si l’on oublie les coreligionnaires messins, les grands ancêtres carolingiens de Lotharingie, telle l’intaille de Waulsort (British Museum), le sceau du prélat et les créations mosanes et ottoniennes du XIe siècle, dans les domaines de la miniature, de la taille de l’ivoire et de l’orfèvrerie.

Dans l’art mosan, l’épiscopat d’Otbert (1091-1119) marque la nette déviation de la manière classico-latine des ivoires à grandes et petites figures (tel l’ivoire du XIe siècle aux trois Résurrections, du Trésor de la cathédrale de Liège, encore marqué par le maniérisme carolingien) vers la stylistique romane, plus byzantinisée, à laquelle s’est essayé avec bonheur l’auteur, un miniaturiste, de la Majestas Domini de Stavelot (1097) et qui n’a pas répugné au grand orfèvre fondeur Renier, dans ses fonts baptismaux célèbres, tout imprégné qu’il était encore de l’art post-carolingien et notgérien. Cette période de transition nous introduit dans l’âge romano-byzantin du métal où, jusqu’à l’aurore du XIIIe siècle, va triompher l’orfèvrerie mosane et auquel notamment, par leurs encadrements moulurés à adoucis et les reliefs qui s’en détachent, se relient d’autres chefs-d’oeuvre, deux sculptures liégeoises sur pierre du XIIe siècle (Musée Curtius) : la remarquable Vierge de dom Rupert (vers 1130) et l’étonnant Mystère d’Apollon, sortis d’ateliers différents.

Par la forme générale du modèle byzantin créé avant 1100, par la graphie des plis du vêtement de la Vierge et par le coussin en forme d’obus, la Vierge de dom Rupert ressortit aux oeuvres qui présentent la marque iconographique de Byzance que les Croisades avaient sollicitée. Le prototype est proche de celui auquel se réfère une des figures mariales des portes en bronze de Ravello, en Italie. Cette Vierge illustre la symbolique romane de la porte céleste, avec assimilation de Marie à la Nouvelle Eve (symbolique de la pomme et non Vierge allaitant).

Pensée, symbole et philosophie, les temps romans les ont pétris, mêlés, pour le service de la religion, mais pas toujours dans l’orthodoxie, comme l’a établi notre étude de l’extraordinaire monument en pierre sculptée qu’est le Mystère d’Apollon où, en ce qui concerne le style, les draperies sont presque «mouillées ».

C’est dès le XIe siècle que la pensée et l’art romans se dessinent. Ce fait dicté par l’histoire est susceptible d’être précisé dans ses limites chronologiques car l’efflorescence artistique, littéraire et monastique du XIIe siècle mosan a été largement préparée dès l’an mil. Le XIIe siècle occidental, pas plus que le XIe, n’est un réveil miraculeux. Nous lui dénierions même la qualité de renaissance, puisque son plus grand mérite fut d’amplifier et d’orchestrer les acquits des Xe et XIe siècles, dont la reconquête par les archéologues n’est pas encore achevée. Ces siècles moins favorisés par notre connaissance ont eu aussi le goût positif des classiques, retrouvé chez tous les auteurs liégeois. Au XIe siècle, Liège, où sera formé Cosme de Prague, le premier historien de la Bohême, s’affirme déjà pleinement une cité savante par ses clercs, sa culture musicale et, dans la seconde moitié du siècle, par son importante correspondance de mathématiciens.

S’il y a une pensée romane, et la France du vitrail en a iconographiquement bénéficié, il y a des arts mosans dont deux des traits d’union sont, d’une part, le goût généralisé de la polychromie et, d’autre part, ce «graphisme» qui, par la schématisation fonctionnelle, signale un aboutissement de la recherche plutôt qu’une formule neuve. L’art mosan y ajoutera le respect maintenu des formes pleines. Avec Renier l’orfèvre, il rénovera la sculpture monumentale en Occident.

L’Eglise Saint-Barthélemy, à Liège, a l’insigne honneur de conserver, depuis 1804, les fonts baptismaux en laiton qui proviennent de l’ancienne église liégeoise Notre-Dame-aux-Fonts, édifice annexe de l’ancienne cathédrale Saint-Lambert dont il était le baptistère, où ils demeurèrent jusqu’en 1796. Ces fonts étonnants, coulés d’une seule pièce (personnages compris) vers 1112 dans un alliage de cuivre, sont sans conteste le grand chef-d’oeuvre de l’art mosan du XIIe siècle.

Comme l’assure le «Chronicon rytmicon» (chronique rythmée) de 1118, l’abbé de Notre-Dame-aux-Fonts, Hellin (1107- 1108), archidiacre de Liège, passe la commande de ces fonts, sans que nous connaissions ni la date précise ni l’auteur. Celui-ci est identifié par une chronique plus récente (fin du XIIIe siècle) à un bourgeois de Huy, Renier (décédé vers 1150 ), auri faber Hoyensis dont le nom figure dans l’obituaire de l’abbaye du Neufmoustier (Huy), conservé au Musée Curtius.

Cinq scènes en haut-relief ornent la cuve et glorifient le baptême en harmonie avec la Bible : le Baptême de Jésus dans le Jourdain (avec la figuration renouvelée du fleuve), la Prédication de saint Jean-Baptiste, le Baptême des publicains, le Baptême du centurion Corneille (Actes, X, 1-18 et XI, 16 s.) par saint Pierre, et le Baptême légendaire du philosophe Craton par saint Jean L’Evangéliste. La cuve elle-même repose sur des boeufs (douze à l’origine). L’intérêt iconographique de l’oeuvre est grand pour le moyen âge roman, notamment par la présence de deux scènes exceptionnellement représentées le Baptême du centurion Corneille et celui de Craton le Philosophe où, chez l’un et l’autre, est utilisée une cuve profilée comme dans les fonts de Liège.

Un sol ondulé relie les cinq scènes se détachant superbement sur un fond neutre, que déterminent les inscriptions étudiées jadis par E. Evrard, séparées par des arbres synthétisés pareils à ceux de l’art byzantin dans sa formule ravennate. La prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert de Judée [6] nous montre le Précurseur face au remarquable groupe de quatre auditeurs attentifs dont le soldat à qui saint Luc (III, 14) fait dire : “Que devons-nous faire ?”.

D’après le premier Livre des Rois (VII, 23-26), les douze boeufs portaient la Mer d’Airain également circulaire du parvis du temple de Jérusalem. Ils sont ici (dix sont originaux) assimilés par l’inscription aux douze apôtres. Rupert de Saint-Laurent (De Trinitate, 21-23) a, par l’écrit, exprimé aussi une concordance typologique entre l’Ancien et le Nouveau Testament suivant la symbolique propre au pays mosan. Le couvercle était illustré par des figures de prophètes et d’apôtres ; il a disparu lors de la Révolution française de 1789.

En 1181, le grand orfèvre mosan Nicolas de Verdun, dans l’Ambon de Klosterneuburg près de Vienne reprit la Mer d’Airain comme préfigure du baptême. Groupés trois par trois, les boeufs, à Jérusalem comme à Liège, regardaient les points cardinaux. La Bible précise encore : “la mer était sur eux, et toute la partie postérieure de leur corps était cachée en dedans”.

Fondus avec un art à peine comparable, ces fonts baptismaux sont une des plus belles réussites médiévales du travail du métal qui, au-delà de l’an mil, fut déjà l’une des vocations essentielles du pays mosan et de Liège, sa métropole artistique. Et le comte J. de Borchgrave d’Altena posa une question judicieuse : “où trouver au Quattrocento des anges plus beaux que ceux qui existent au baptême de Jésus en se voilant les mains selon un rite oriental ?”.

D’heureuses circonstances nous ont révélé l’existence au Museo Vetrario, à Murano, d’un bas-relief en marbre datant du début du XIVe siècle, oeuvre qui nous a permis, par le truchement de l’iconographie et de l’esthétique, de relier par un fil encore ténu l’âge d’or de l’art mosan du XIIe s iècle à la Renaissance italienne, toute pénétrée aussi d’un classicisme fortement imprégné des leçons romaines antiques.

Les données iconographiques telles que nous les connaissons par les fonts de Liège et le bas-relief de Murano sont, elles, d’origine byzantine, d’autant plus compréhensibles à Venise que cette ville fut un important relais dans la diffusion de l’art byzantin en Occident.

Plus qu’aucune autre terre d’art en Occident, l’Italie a été pénétrée par les modes byzantines dont le succès s’est prolongé jusqu’à l’aube de la Renaissance. Nous pensons que le bas-relief de Murano a été exécuté en Italie vers les années 1300 par un artiste encore byzantinisé. Malgré ses mérites, cette oeuvre, quoique bien plus tardive, ne pourrait rivaliser par la qualité artistique avec les fonts baptismaux de Liège, l’un des sommets de l’art de tous les temps. Ici, l’auteur, Renier l’orfèvre, s’est montré maître d’une prestigieuse plastique digne de l’antique que l’artiste italien n’a su entrevoir que par des poncifs de l’art byzantin. C’est Renier l’orfèvre, dont l’oeuvre est aussi d’une exceptionnelle réussite technique, et non cet artiste, qui est le vrai précurseur -par l’esprit et par les formes- de la Renaissance italienne.

Quelque soixante ans après la création des merveilleux fonts de Liège, un fondeur italien coulait les anges annonciateurs de la Nativité de la porte en bronze du dôme de Pise. Voilà une étape italienne où, pour le XIIe siècle, le goût des formes sculpturales atteste un printemps lointain de la Renaissance. Mais les formes sont plus schématiques qu’à Liège et davantage dans l’esprit naïf qui caractérise la Création d’Eve d’une porte en bronze (1015) de la cathédrale d’Hildesheim.

Grâce soit rendue au mécène qui commanda les fonts de Liège –Hellin, abbé de Notre-Dame-aux-Fonts, la paroisse primitive de la cité de Liège- et surtout à Renier l’orfèvre, leur auteur d’origine hutoise. Chez cet éminent artiste, le sens des formes lui fait devancer les créations italiennes sur les voies du classicisme le plus pur, bien que le style soit nettement d’esprit roman.

Dans le modelé et le mouvement des corps ainsi que dans le drapé, l’art mosan a été fortement marqué par la manière des fonts baptismaux de Saint-Barthélemy, jusqu’à l’époque de Nicolas de Verdun, mais l’art rhénan a également bénéficié du rayonnement de cette oeuvre étonnante, tant par ses qualités artistiques insignes que par ses mérites techniques extraordinaires.

La leçon de Renier l’orfèvre ne sera toutefois pas exclusive. Nous ne la retrouvons pas dans les reliefs des longs côtés de la châsse de saint Hadelin à Visé qui s’expliquent, sur le plan de l’esthétique, beaucoup plus en fonction du retable de Bâle (Paris, Musée de Cluny), antérieur à 1020, et de la Pala d’Oro d’Aix-l a-Chapelle (vers 1050).

Gloire à l’art mosan, aujourd’hui parfaitement imposé sur le plan international, et aux plus beaux fonts médiévaux du monde, ainsi qu’à leur génial auteur. Elle rejaillit sur une ville dont le patrimoine artistique ancien constitue sa plus grande richesse culturelle. C’est un honneur mais aussi comme le précise admirablement l’inscription latine du toujours énigmatique Mystère d’Apollon (Musée Curtius) : “Tout honneur est une charge…”

Joseph PHILIPPE


Les fonts de Renier l’orfèvre (vers 1112)
Illustrations présentes dans la plaquette… et sur la toile :
  1. Monnaie en argent de Charlemagne (lire “Carolus“) frappée à Liège (“Leodico“). Pièce très rare (Liège, Musée Curtius).
  2. Folio à lettrine enluminée des évangiles dits de Notger. Xe siècle (Liège, Musée Curtius).
  3. L’ivoire de Notger. Détail : Notger nimbé, tenant un codex et agenouillé devant une basilique symbolique ; derrière lui, sa cathèdre épiscopale. Chef-d’oeuvre de l’ivoirerie mosane vers l ‘an mil. (Liège , Musée Curtius). Photo F . Niffle, Liège.
  4. La Vierge dite de Xhoris. “Sedes Sapientiae” mosane du XIe siècle, acquise par le Musée Curtius en 1958. Bois sculpté et originellement polychromé (Liège, Musée Curtius).
  5. L’Evangéliaire d’Arenberg (acquis par le Musée en 1960). Plat supérieur mosan de la reliure, avec une plaque en argent repoussé et doré et des émaux, l’une et les autres du XIIe siècle. Le manuscrit peut être daté entre la fin du XIe siècle et vers 1130. Son origine de production reste à être située. (Liège, Musée Curtius).
  6. Email mosan de la seconde moitié du XIIe siècle. Plat supérieur de la reliure de l’Evangéliaire de Notger. Figuration du fleuve Fison. (Liège, Musée Curtius).
  7. Un des émaux champlevés mosans de la croix de Kemexhe. Le serpent d’Airain. 2e moitié du XIIe siècle. (Liège, Musée Curtius). Négatif A.C.L., Bruxelles.
  8. La Vierge de dom Rupert. Détail de la symbolique de la pomme (la Vierge est la Nouvelle Eve). Un des chefs-d’oeuvre de la sculpture sur pierre (grès houiller) en pays mosan. Milieu du XIIe siècle. (Liège, Musée Curtius). Photo F. Niffle, Liège.
  9. Le Mystère d’Apollon. Détail de la figure de l’Honneur (dans la composition, elle agrée l ‘offrande faite par le Travail et refuse celle des Soucis vains). Chef-d ‘oeuvre de la sculpture sur pierre (calcaire de Meuse) en pays mosan. Milieu du XIIe siècle. (Liège, Musée Curtius). Négatif A.C.L., Bruxelles.
  10. Commémoration de Renier l’orfèvreReinerus Aurifex») au f°92 de l’obituaire du Neufmoustier. Le non moins illustre Godefroid de Huy, également orfèvre, est cité au f°90v. (Liège , Musée Curtius).
  11. La Reine dans l’admiration des trésors d’art mosan en 1964 : aux fonts baptismaux de Renier l’orfèvre. (Liège. Photo Robijns)
  12. La Reine dans le lapidaire du Musée Curtius. Examen de la Vierge de dom Rupert et du Mystère d’Apollon. Avec le Conservateur. (Liège. Photo Robijns)
  13. Evangéliaire de Notger (Liège, Musée Curtius). L’illustration originale montrait la princesse Paola et le conservateur du musée devant ledit évangéliaire (photo : Robyns).
  14. Les fonts baptismaux de Renier l’orfèvre. Vers 1112 (Liège, église Saint-Barthélémy).
  15. Détail des fonts de Renier. Le baptème de Jésus dans le Jourdain, par saint Jean-Baptiste.
  16. Détail des fonts de Renier. La prédication de saint Jean-Baptiste.
  17. Détail des fonts de Renier. Le baptème des publicains, par saint Jean-Baptiste.
  18. Détail des fonts de Renier. Le baptème du centurion Corneille, par saint Pierre.
  19. Détail des fonts de Renier. Le baptème du philosophe Craton, par saint Jean-l’Evangéliste.

Plaquette émaillée à décor de palmettes (vers 1170) © Musée Curtius
Notes originales (en italiques) & points de lexique :
  • [00] Ce film avait été réalisé pour le Ministère de l’instruction publique.
  • [01] Sur les collections du Musée Curtius, les secondes de Belgique dans les domaines de l’archéologie et des arts décoratifs après celles des Musées royaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles, voir PHILIPPE Joseph, Le Musée Curtius à Liège (Liège : Eugène Wahle, 1976) (sur la section d’art mosan, voir pp. 13-19 ; son importance la situe en tête des collections liégeoises).
  • [02] Les collections de ce musée (renommé par ses tissus, dont les deux suaires de saint Lambert), qui portera le nom de Musée d’Art religieux, seront transférées dans l’église Saint-Antoine, aujourd’hui désaffectée.
  • [03] Le fenestrage gothique ajouré du siège inclus dans celui où Marie est assise ne change en rien la date que nous maintenons. En architecture même, n’est-il pas établi que l’usage de l’arc brisé à Liège est pleinement attesté entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe. Cf. notre Liège terre millénaire des arts, 2e éd. , 1975 , pp . 40-42.
  • Staurothèque : “Reliquaire renfermant une parcelle de la vraie croix” [GDT]
  • [04] Sur cet édifice, voir notamment PHILIPPE Joseph, Van Eyck et la genèse mosane de la peinture des anciens Pays-Bas, Liège, 1960. (avec références bibliographiques).
  • Pyxide : “Petit coffret à bijoux, en bois, en ivoire ou en métal précieux” [CNTRL]
  • [05] Les Evangiles de Liège sont rehaussés de quatre lettrines dont nous avons parlé dans notre L’Evangéliaire de Notger et la chronologie de l’art mosan des époques pré-romane et romane, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1956. Une comparaison pourrait encore être établie avec un codex du Trésor de la cathédrale de Troyes.
  • [06] Voir aussi l’Evangile selon saint Mathieu (III, 1-11).
  • Ambon : “Sorte de chaire ou tribune, ordinairement en pierre ou en marbre, placée à l’entrée du chœur des basiliques chrétiennes et des cathédrales et à laquelle on accède par des marches pour y faire certaines lectures publiques ou liturgiques, notamment l’épître et l’évangile, ainsi que la prédication” [CNTRL]

“Sedes Sapientiae” dite Vierge d’Evegnée (vers 1060) © Musée Curtius
Bibliographie originale
  • Jean LEJEUNE, A propos de l’art mosan. Renier l’orfèvre et les fonts de Notre-Dame, dans Anciens pays et assemblées d’état, II , 1959.
  • Suzanne COLLON-GEVAERT, Jean LEJEUNE et Jacques STIENNON, Art mosan aux XIe et XIIe siècles, Bruxelles, 1961.
  • Joseph PHILIPPE , Art mosan et pensée romane. A propos des fonts baptismaux de Saint-Barthélemy et du “Mystère d’Apollon”, Liège, 1964, (extraits de la Chronique archéologique du pays de Liège, même année).
  • Rhin-Meuse. Art et civilisation 800-1400. Catalogue de l’Exposition, Cologne-Bruxelles, 1972. (Avec références bibliographiques ; voir en particulier Marcel LAURENT et Suzanne COLLON-GEVAERT). Voir le n°G1 (Fonts baptismaux de Saint-Barthélemy par Dietrich KOTZSCHE).
  • Joseph PHILIPPE, Liège, terre millénaire des arts, 2e éd., chez Eugène Wahle, Liège , 1975. (Avec références bibliographiques).
  • Comte J . de BORCHGRAVE d’ALTENA, maints travaux de découverte. Voir notamment dans les Annales de la Société royale d’Archéologie de Bruxelles, t. LII (1967-1973), 153 pp., 130 f i g.
  • Joseph PHILIPPE, Meubles, styles et décors entre Meuse et Rhin, Liège , éd. Eugène Wahle, 1977. (Avec références bibliographiques).

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GOUSSET : Blue Outremer (2012, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

GOUSSEY Roel, BLUE Outremer
(estampe, 28 x 53 cm, 2012)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Roel Goussey © kasteelstraat1.be
Roel Goussey © kasteelstraat1.be

Roel GOUSSEY (né en 1947) est originaire de Flandre maritime, communément appelée Polders – le paysage s’y résume à une horizontale qui départage des gris lumineux, il s’est nourri de ces multiples visions et les a longuement observées dans leurs moindres nuances. Ces “arrière-pays” sont devenus au fil du temps des paysages mentaux que l’artiste restitue avec sensibilité.

Cette gravure est représentative du travail de variations colorées dans l’abstraction géométrique de Roel Goussey. Ses productions sont structurées autour de lignes horizontales et verticales, traduisant une perception de l’organisation du monde sensible, régit par l’émotion et la vibration.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Roel Goussey ; kasteelstraat1.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

VIENNE : Le Bleu russe (2017)

Temps de lecture : 12 minutes >

Bleu russe © myanimals.com

Tout commence par une fenêtre que l’on ouvre. En l’occurrence, que l’on ne ferme pas. J’ai quitté mon appartement, j’ai pris la route, cinquante kilomètres plus tard, je me suis souvenu que j’avais oublié de fermer la fenêtre. Ce n’était pas grave, en soi. Pas de quoi faire demi-tour. J’habite au premier étage et demi, une sorte d’entresol, qui n’a de vue que sur des toits et, plus loin, quelques cours intérieures, aucun accès par la rue, peu de risques de cambriolage donc. Tout au plus, c’était gênant s’il se mettait à pleuvoir. Mais la météo était optimiste, sans quoi je ne serais pas parti chez mes amis. Non pas qu’ils ne vaillent pas la peine d’être rencontrés par temps pluvieux mais, dans de telles conditions, il eut été de peu d’intérêt de me déplacer jusqu’à leur maison de campagne pour y profiter de la piscine. La fenêtre pouvait bien rester ouverte tout un week-end.

Lequel, devant l’insistance de Caroline et Thomas (c’étaient mes amis, enfin Caroline surtout) et la persistance du beau temps, se prolongera jusqu’au lundi. Voire au mardi. Quand je les quitte le jeudi matin, Caroline est toujours aussi blonde mais un peu plus hâlée, Thomas n’a pas encore récupéré de sa gueule de bois de l’avant-veille. Quant à moi, je n’ai toujours pas compris ce qui les maintient ensemble, à part la piscine peut-être, ou les enfants qu’ils n’ont pas encore trouvé le temps de faire. Finalement, la solitude de mon petit appartement me convient assez bien, c’est ce que je me dis face à la porte de mon immeuble, solitude relative par ailleurs puisque huit appartements, cela fait quand même du monde, de la promiscuité et, pire encore, du bruit. Mais c’est le silence qui m’accueille lorsque j’ouvre la porte de mon appartement et constate qu’en effet la fenêtre est bien restée ouverte, que je m’empresse de refermer. Ce bruit-là, en revanche, provoque un écho inattendu dans ma chambre où je me rends, sans méfiance, et où il m’accueille d’un regard plein de défiance. C’est un chat qui trône à présent sur mon lit.

Je m’interroge, à défaut de pouvoir le questionner lui, sur le chemin qu’il a suivi pour parvenir chez moi mais, de faîtes de murs en toitures, c’est un chemin praticable, évidemment, pour un chat de gouttière. Bien qu’il me semble fort racé pour un vulgaire matou, d’un pelage uniforme et d’un port altier – je veux dire qu’il me snobe, voire me méprise sans doute. Mais je ne suis pas du tout expert en chats. Suffisamment pour constater qu’il s’agit d’une femelle, certes, je ne peux néanmoins écrire “je ne suis pas du tout expert en chattes”, ce serait aussi vulgaire qu’inconvenant. Et puis mon problème n’est pas là, mais bien de savoir ce que je vais en faire de ce chat. Plus précisément, comment je vais m’en débarrasser, retrouver son propriétaire qui me remerciera sans doute, en tout cas moi, je le remercie par avance de m’avoir débarrassé de cette boule de poils grise qui squatte mon lit, s’y étant recouché de tout son long et se plongeant dans une sieste que je m’étais promis. Clairement, je déteste déjà ce chat.

Suffisamment, en tout cas, pour me convaincre d’aller sonner chez les autres locataires et, ce faisant, mon taux d’animosité envers cet animal augmente encore. D’où le chat peut venir, la locataire du dessous n’en a aucune idée, ce n’est pas une surprise à proprement parler, s’agissant d’une styliste ongulaire. Le locataire du 2A, je n’y songe même pas, il doit être plongé dans la même sieste que le chat, attendant le crépuscule pour reprendre sa partie de WOW (World Of Warcraft pour les non-initiés). J’irai donc voir Ezgül, j’aurais pu commencer par là d’ailleurs, Ezgül étant un peu notre concierge mais elle est souvent assez sèche, pour ne pas dire revêche, tandis qu’à défaut d’informations, Maud, la styliste, offre toujours d’enthousiasmants décolletés. Bref, je suis là, devant la porte de l’appartement d’Ezgül, qui s’ouvre alors que je ne suis même pas certain d’avoir sonné, excusez-moi, je dis, j’ai un problème un peu particulier, en fait (elle fronce déjà les sourcils), j’ai trouvé un chat, enfin c’est plutôt lui qui m’a trouvé, je veux dire qu’il est entré dans mon appartement en mon absence, enfin elle, car c’est une chatte et… Ca vous arrive de vider votre boîte aux lettres, me demande-t-elle. C’est que, comme je vous l’ai dit, j’étais absent quelque jours et à mon retour, ce chat, cette chatte plutôt, donc non, la boîte je ne l’ai pas vidée (elle soupire à présent). Tenez, fait-elle, me tendant tout à la fois une sorte de photocopie au format A5 et le battant de la porte qui se referme aussitôt.

“Aidez-moi à retrouver Nikita”. Je me dis que le propriétaire de cet animal a le sens de la formule, bonne accroche. “Pendant mon déménagement, mon chat, Nikita, s’est échappé. C’est une femelle bleu russe, poil gris, yeux verts, très affectueuse”. J’avais bien entendu parler de russes blancs, pour ceux de ma génération, ils étaient plutôt rouges, mais j’ignorais qu’il en existât de bleus. Surtout s’ils sont gris. Suit l’information essentielle pour moi : “si vous la trouvez, appelez-moi au 049…. Anaïs L.”. Au moins, je sais à qui appartient ce chat. Evidemment, le fait que cette voisine ait déménagé est un peu contrariant, je ne vais pas pouvoir m’en débarrasser immédiatement mais bon, si je l’appelle maintenant, je peux encore espérer en être libéré ce soir. S’il le faut, je le conduirai moi-même à l’autre bout de la ville, voire dans une commune périphérique, cela j’en suis capable pour retrouver ma tranquillité. Que je trouve fort saccagée en rentrant chez moi, moins que mon sac de sport toutefois, dans lequel la chatte, Nikita donc, s’est soulagée.

“Bonjour, c’est Anaïs, je ne suis pas dispo pour l’instant, laissez-moi un petit message et je vous rappelle”. Elle a une assez jolie voix, Anaïs, plutôt jeune, souriante dirait-on, presqu’ensoleillée. A laquelle je réponds, par boîte vocale interposée : “Bonjour, ici Philippe V., je suis, enfin j’étais votre voisin, j’ai trouvé Nikita ou plutôt elle m’a trouvé, bref elle est chez moi, si vous voulez venir la chercher sinon je peux aussi bien vous la ramener, rappelez-moi que l’on s’arrange”. Car de la cohabitation avec cet animal qui, à présent, réclame à manger, moi, je m’accommode de moins en moins. Voulant éviter une nouvelle catastrophe, j’installe dans un coin de vieux journaux, comptant sur la compréhension et l’instinct de Nikita pour désormais s’y soulager, puis je sors lui acheter quelques boîtes de nourriture. En chemin, je croise Ezgül qui, changeant de trottoir, vient aux nouvelles mais elle ne saura rien parce qu’en cet instant précis mon téléphone sonne. Où se précipitent les paroles d’Anaïs, enthousiaste, presqu’exaltée, rassurée aussi bien qu’émue, alors c’est vrai, vous l’avez trouvée, elle va bien, c’est formidable. Oui, je dis, c’est ce qu’on peut appeler de la chance, quand venez-vous la chercher ? C’est que c’est là le problème, fait Anaïs, j’ai déménagé et. Oui, je comprends, vous n’avez pas beaucoup de temps, ce n’est rien, je peux vous l’apporter moi. Non, je ne crois pas. Comment ça, vous ne croyez pas ? Je vous assure. Non, dit-elle, j’ai déménagé loin, je suis près de Biarritz à présent, à Bidart précisément.

Cela, de fait, je ne l’avais pas prévu. Le silence s’installe dans la conversation, me privant de la voix d’Anaïs dans laquelle j’avais perçu le soleil et ramené l’espoir, elle me plaisait bien, à moi, cette voix, je ne pouvais plus la décevoir à présent. Je vois, je dis. C’est un peu loin, en effet, mais on doit pouvoir s’arranger. Quand même, répond Anaïs, plus de mille kilomètres, on a mis douze heures pour descendre vous savez, on peut dire que ça fait long, en effet. Ecoutez Anaïs (je pouvais bien l’appeler par son prénom, après tout son chat habitait chez moi), ça devrait pouvoir s’arranger, je n’ai pas encore pris de jours de congés, je pensais justement partir avant l’été mais manquais d’idées, alors Bidart, oui, pourquoi pas, j’y suis allé, enfant, avec mes parents et peut-être, sans doute, que cela me plairait d’y retourner et de vous ramener Nikita par la même occasion, pourquoi pas. Non, proteste-t-elle, je ne peux pas vous demander ça, vraiment. C’est parce que je commence un nouveau job dès lundi sinon je serais venue immédiatement le chercher mais peut-être, si ce n’est pas abuser, pouvez-vous garder Nikita jusqu’au week-end prochain. Mais moi, je n’ai aucune envie de garder ce chat une semaine encore, je me vois davantage à Bidart à présent que partageant mon lit avec une russe, fût-elle bleue. Vraiment Anaïs, je dis, ce ne serait pas raisonnable de faire l’aller-retour sur le week-end alors que vous venez de déménager, démarrez une nouvelle carrière, c’est fatigant tout cela, tandis que moi. Moi, je vous rappelle demain, après avoir parlé avec mes collègues et samedi, samedi soir, je suis à Bidart. Avec Nikita.

Bidart © biarritz-pays-basque.com

J’y suis, en effet, à Bidart, que le jour à peine déclinant dore déjà mais n’embrase pas encore. Au terme d’un voyage finalement assez linéaire, ponctué de scansions miaouesques, seulement émaillé d’un incident, par ailleurs prévisible. Nikita n’avait pu, tout ce temps, se retenir et donc, dans sa cage, s’était un peu oubliée, y trempant le bout des pattes malgré les journaux dont j’avais tapissé le fond. Je ne me voyais pas la ramener ainsi dégoulinante et malodorante à Anaïs (qu’aurait-elle pensé de ma capacité à m’occuper de son précieux bleu russe ?), alors je m’étais arrêté aux toilettes d’une station service où je l’avais quelque peu shampouinée dans l’évier, avec le savon liquide destiné à se laver les mains. A Bidart, où je suis arrivé, j’appelle Anaïs. Voilà, je suis chez vous dans quelques minutes si mon GPS est correctement programmé, Nikita va bien. Super, je vous attends devant l’immeuble, il n’y a pas encore de nom sur la sonnette et puis je suis impatiente. Moi aussi, je réponds, enfin impatient d’arriver je veux dire, quand ce n’est pas du tout ce que je pense mais plutôt qu’il me tarde de donner corps à cette voix, finalement.

Il est assez joli, ce corps, gracile, du moins la silhouette que j’aperçois devant la porte. Pas de formes provocantes, cela m’arrange plutôt de n’avoir pas à composer avec l’évidence, Anaïs est pourtant lumineuse comme sa voix, peut-être parce que sa chevelure blonde, carré long, accroche les derniers rayons du soleil. Au travers de ses lunettes, j’ai peine à définir le regard, bleu ou vert, qu’elle pose sur moi. Puis Nikita. Revenant à moi, bonjour, on peut se faire la bise, n’est-ce pas, maintenant qu’on se connaît un peu, en quelque sorte. Oui, bien sûr, on le peut, et me tutoyer aussi, Anaïs, si tu veux. C’est vraiment super sympa d’être venu, viens, on monte, que Nikita puisse sortir de sa cage, mais ne regarde pas au désordre, le déménagement, les caisses. J’observe seulement le déhanchement d’Anaïs qui, devant moi, monte les marches et, au bout de son bras, oscillant, la cage dans laquelle son chat, entre les barreaux, implore une liberté forcément conditionnelle.

Il n’est pas bien grand cet appartement, fort encombré en effet, au milieu duquel Nikita s’étire, s’assoit enfin et se lèche consciencieusement les pattes. J’espère qu’elle ne va pas trahir notre secret. Les toits que l’on aperçoit par la fenêtre, comme chez moi, sont ici à double pente. Puis, par delà ces accents circonflexes, l’océan. Tu dois avoir faim, s’inquiète Anaïs. Je n’y songeais plus. Oui, quand même un peu mais il faudrait d’abord que je me trouve une chambre d’hôtel. Près du fronton, là, il m’a semblé en apercevoir un qui me conviendrait assez. En effet, répond Anaïs, je suis désolée de ne même pas pouvoir t’héberger, j’ai bien une petite pièce qui pourrait, mais c’est le matelas qui fait défaut. En revanche, je peux t’accompagner à la réception de l’hôtel, je les connais, j’ai grandi ici tu sais, ils te feront un prix. C’est gentil, faisons comme ça, oui, puis allons manger. Nikita nous considère avec étonnement, puis saute sur un entassement de caisses. La nuit est tombée, les caisses pas.

Je dois inspirer confiance, appeler les confidences. Pas seulement avec Anaïs, avec les gens, en général, qui, comme elle, me racontent leur vie, leurs espérances et leurs déceptions. Je la regarde, Anaïs, tandis que nous mangeons, m’évoquer son enfance à Bidart, ses études, ce garçon qu’elle a suivi jusque dans ma ville, qui d’elle n’a pas voulu d’enfant avant d’en aller aussitôt faire un ailleurs, de la blessure, forcément, puis la décision de revenir au pays. Et plus je la regarde, plus je la trouve captivante, non pas sa conversation à proprement parler, mais la façon qu’elle a de dire les choses, sans détour mais avec une certaine pudeur néanmoins. Elle doit remarquer que je l’observe parce que, passant la main dans ses cheveux, elle me sourit, avant de s’enquérir : et toi ?

De moi, il n’y a pas grand chose à dire, pas de femme, non, pas même divorcé, bien plus de lendemains sans aventures que le contraire, pas d’enfant non plus par conséquent. Ah bon ? fait Anaïs étonnée, un peu inquiète peut-être, semblant attendre une forme d’explication, voire de justification, mais je n’en ai pas, c’est juste ainsi, parfois la vie vous conduit sur un chemin que vous n’aviez pas forcément prévu d’emprunter, je suis bien à Bidart ce soir. Elle sourit, Anaïs, mais quand même on peut lutter, dit-elle, pour changer le cours des choses, regarde les surfeurs, là, face à l’océan. Sans doute, mais les vagues reviennent toujours, tandis que les surfeurs pas forcément, je voudrais lui répondre mais je sens que ma réponse ne va pas lui plaire. Et je n’ai aucune envie de lui déplaire, moi, à Anaïs. Alors, oui, tu as sans doute raison, est une conclusion qui me permet de déceler une étincelle de triomphe dans ses yeux, définitivement verts.

Et demain, tu sais ce que tu fais ? C’est une question existentielle, à laquelle je n’ai toujours pas de réponse, que me pose innocemment Anaïs mais je comprends bien qu’elle s’enquiert des mes activités du lendemain. Je vais commencer à visiter, Guéthary je pense, puis Saint-Jean de Luz peut-être, on verra, j’aime rouler au hasard, m’arrêter sur une image, une odeur, une impression. Il y a tellement d’endroits que j’aurais voulu te faire découvrir, dit Anaïs, mais demain, vraiment, je ne peux pas. Ne te tracasse pas, j’ai l’habitude de voyager seul, on pourrait même dire que j’aime ça ou bien c’est l’habitude, à force. Mais le soir peut-être qu’à nouveau on pourrait, comme ça tu me raconterais et. Oui, demain soir, ce serait parfait, Anaïs.

Où je lui dépeins ce qu’elle connaît déjà, les surfeurs à Belharra, les pottoks sur les routes de montagne, Ainhoa et tous ces noms euskariens que j’arrose alors d’Irouléguy. Et sans doute feint-elle de s’y intéresser, Anaïs, ou bien est-ce moi qui éveille son intérêt, après tout c’était un peu mon but quand même, serait-ce à ce point invraisemblable ? Nikita est fort perturbée, me dit-elle, elle peine à trouver ses marques, s’est lovée dans un de mes pulls qu’elle a abimé, j’espère que ça va aller. Il faut la comprendre, la route a été longue et tout est différent ici, je veux dire l’air de la mer, je parie qu’elle le sent, ça aussi. Oui, tu as sans doute raison, c’est juste que ça m’embête un peu de la laisser seule toute la journée alors qu’elle n’est même pas encore acclimatée. Ah mais, si ce n’est que ça, je peux passer la voir, elle me connaît à présent, enfin il me semble, vu que. Tu ferais ça, vraiment ? Ca ne t’ennuie pas ? demande Anaïs, avec dans la voix cette émotion solaire qui m’a amené jusqu’ici. Non, évidemment. Evidemment, non, Anaïs, que voudrais-je encore, en cet instant, te refuser ?

Nous nous retrouvons donc, le bleu russe et moi, parmi des caisses encore, un peu moins sans doute, quelques unes sont ouvertes mais incomplètement vidées. Comme celle-là contient des livres, je me dis que c’est une chose que je pourrais bien faire, ranger des bouquins sur une étagère tandis que je tiens compagnie à Nikita laquelle, m’ayant sans doute reconnu, se frotte à ma jambe. Anaïs lit peu et peu de romans, semble-t-il. Un Eric-Emmanuel Schmitt cependant, que j’oublie délibérément au fond de la caisse, il me semble presqu’indécent d’avoir grandi si près de Beigbeder et d’avoir pareille lecture. En fait, Anaïs ne semble pas posséder grand chose, parce qu’elle a souvent changé de place peut-être, ou alors par choix, elle est légère et gracile, cette fille, sans doute n’a-t-elle pas envie de s’alourdir. Juste de se poser, un instant, le temps de reprendre son souffle, qui sait ? Le pull dans lequel s’est lovée Nikita est rose fuchsia, tout comme la lingerie en dentelles que j’aperçois, par la porte de la chambre entr’ouverte, négligemment posée sur le lit, et qui me trouble un peu, quand même.

Quoi que l’on fasse, ou que l’on s’abstienne de faire, le temps passe. Il m’a paru court, un peu moins morne, celui qui, depuis mon arrivée à Bidart, m’a rapproché de ce jour où je dois quitter Anaïs. C’est que j’avais fini par m’habituer à mes visites quotidiennes à son bleu russe, à nos rendez-vous en soirée, mes comptes-rendus détaillés et au sourire, discret mais obsédant, d’Anaïs. Je n’ai pas vraiment envie de partir, maintenant qu’entre nous ces rituels ont créé une sorte de familiarité, d’intimité presque. Mais on m’attend, enfin mon travail, mon appartement, ma vie à moi qui, à un millier de kilomètres d’ici, est installée. Vraiment, à ce point installée ? demande Anaïs, et je ne perçois pas vraiment le sens de sa question. C’est dommage, dit-elle. Dommage quoi ? Ton refus de t’impliquer, répond-elle. Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je crois que tu le sais très bien, mais ce n’est pas grave, ajoute-t-elle en m’effleurant le visage du bout des doigts. Et là, j’ai le sentiment de la décevoir, Anaïs, dont j’ai mis tant de temps à me rapprocher, et je suis triste, bien sûr. Triste de ne pouvoir faire autrement.

La route est monotone, définitivement. Généralement, j’aime ça, rouler, et ce côté répétitif, presqu’hypnotique que la sécurité impose, hélas, de rompre. Là, c’est juste fastidieux. Alors, je m’arrête, sur une aire de stationnement, presque déserte. Il y a une famille d’Allemands, pique-niquant aux abords de sa Mercedes, deux gamines rousses que leur dessert lacté a rendu moustachues. L’une d’elle retourne à la voiture et me sourit, je la gratifie de trois mots en allemand, j’ai gagné sa confiance, elle me demande si je veux voir. Et me montre. Dans la cage, le petit chat qu’elle emmène avec elle en vacances.

Quand la porte s’est enfin ouverte sur une Anaïs aux yeux rougis, j’ai dit : “Peut-être qu’ils auront besoin de quelqu’un qui parle allemand à la réception de l’hôtel, cet été ?”

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © myanimals.com ; biarritz-pays-basque.com


Plus de littérature…

 

DERAMAUX : Sans titre (2013, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

DERAMAUX Bénédicte, Sans titre
(photographie, 50 x 33 cm, 2013)

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Bénédicte Deramaux © centrepresseaveyron.fr

Bénédicte DERAMAUX est une photographe française, née en 1978. Elle effectue des études de Lettres Modernes en vue d’enseigner à des enfants sourds et malentendants. C’est cet intérêt pour le langage et les silences qui la mènera vers la photographie. En 2005, à la fin de ses études à l’Ecole de Photographie de Toulouse, elle obtient le 1er prix du jury. Depuis, elle est photographe indépendante. Elle expose régulièrement en France et à l’étranger. (d’après MU-INTHECITY.COM)

Cette image est issue de la série Ephemeris qui a donné lieu à une publication du même nom (Witty Kiwi Books, 2015). “L’univers de Bénédicte Deramaux nous parle d’invisible, d’un illusoire mais incandescent noyau des choses, de sentiments, de possessions (ou de sentiments de possession) que la nuit chasse, que le temps éparpille, que l’obscurité fond et dissout au profit d’un rapport énigmatique et comme magique, vibrant, troublant. Du peu des choses (des arbres le plus souvent, des bêtes parfois, le ciel ou des formes humaines mal définies), elle tire une qualité de présence, une “poignance”, une fulgurance qui erre entre la vie et la mort et se laisse mal traduire en mots.” (d’après WEGIMONTCULTURE.BE)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Bénédicte Deramaux ; centrepresseaveyron.fr | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

LIPIT : Migration n°1 (2012, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

LIPIT Jean-Pierre, Migration n°1
(lithographie, 76 x 54 cm, 2012)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
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Jean-Pierre Lipit © beukenhof.com

Fils du peintre intimiste Jean Dufour, Jean-Pierre LIPIT (né en 1937) débute par la peinture avant de faire des études de gravure et de lithographie à l’Académie des Beaux-Arts de Watermael-Boitsfort. Il pratique également la sculpture depuis les années 1980…

Toutes les lithographies de Jean-Pierre Lipit sont dessinées sur pierre. L’artiste pratique régulièrement des transformations lithographiques en modifiant la pierre et en tirant des états successifs. La majorité des lithos couleurs sont obtenues à partir d’une seule pierre. “Son monde est peuplé de personnages, d’animaux, d’êtres mi-hommes mi-animaux évoluant dans des atmosphères sombres et parfois ténébreuses dans lesquelles la mort est souvent évoquée. Des notes d’humour viennent régulièrement atténuer le propos et donnent aux images une  dimension universelle.” (d’après K1LEDITIONS.COM)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ©  Jean-Pierre Lipit ; beukenhof.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

FOLIEZ, Jean-François (né en 1984)

Temps de lecture : 2 minutes >

Jean-François Foliez

Né en 1984, Jean-François FOLIEZ commence l’étude de son instrument dès l’âge de 4 ans, étudie le solfège à l’Académie de Huy et la clarinette en cours particuliers. A 16 ans, il se consacre au saxophone ténor et à l’improvisation d’abord dans le Big band de Liège, puis dans diverses formations. Il entre au conservatoire de Maastricht où il étudie le jazz avec le saxophoniste allemand Claudius Valk. Il s’inscrit ensuite au Conservatoire Royal de Liège, où il étudie la clarinette classique avec Jean-Pierre Peuvion, puis avec Benjamin Dietels. Il participe à une masterclass avec Eddie Daniels et à des cours particuliers avec Steve Houben.

Il joue au sein de nombreuses formations: JF Foliez’s Playground  (compositions du clarinettiste), Music 4 A While (musique baroque remise au goût du jour par Johan Dupont), O.S. Quintet (tribute to Benny Goodman, Bobby Jaspar), 3 J Trio (jazz New-Orleans), Vivo (orchestre eurorégional de Garrett List), The Swing Barons (cabaret swing années 20 avec show danseurs), After night (rythm’n blues), Gypsy Swing Quintet (Jazz manouche avec Christophe Lartilleux), Les 3 Mirlitons (trio de clarinettes).

Il a participé à de nombreux festivals : Jazz à Liège, Gouvy Jazz Festival, Festival Labeaume en musiques, Gaume Jazz Festival, Festival Musiq 3, Festival des midis minimes… (d’après IGLOORECORDS.BE)

“Truite arc-en-ciel” est le nouvel opus chansons du clarinettiste Jean-François Foliez. Jonglant entre émotion, humour et surréalisme, ce n’est pas moins de 17 musiciens qui ont participé à cette aventure à la croisée du jazz de la pop et de la musique classique…

“Jeux de mots sensuels coquins et musicaux, fort évocateurs sur une mélodie enveloppante, riche et rythmée. Une savoureuse badinerie amoureuse dans un décor inspirant… ”    (d’après LANVERT.BE en 2020)

Visiter le site de Jean-François Foliez…


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : rtbf.be


More Jazz…

VIENNE : Le Phare (2013)

Temps de lecture : 8 minutes >

© Philippe Vienne

C’est d’abord une gifle. Une chaleur granuleuse qui vous frappe et l’on ne sait s’il s’agit de grains de sel ou de sable. Les deux, sans doute. Ensuite, une fois les moteurs de l’avion complètement à l’arrêt, c’est le silence que véhicule le vent. Et déjà on prend conscience que la vie, ici, n’est pas inféodée au temps.

Dans le taxi improbable qui me conduit à l’hôtel, je vois défiler des fragments de la ville, comme autant d’instantanés furtifs qu’un appareil photo aurait peine à saisir. C’est d’ ailleurs pour cela que je n’en ai pas. Je fige les images avec des mots, définitivement. Mon chauffeur ressemble à Emir Kusturica, dans sa version la plus hirsute. Dans un anglais aussi relatif que sa notion du code de la route, il s’étonne de voir débarquer un touriste dans sa ville. Les seuls étrangers qu’on voit par ici sont des reporters ou des archéologues, dit-il. Des gens qui inventent le monde plus qu’ils ne le créent, des inutiles selon ce philosophe du changement de vitesse. “Je suis écrivain”, je réponds, pour le conforter dans son opinion.

Cette ville était à la croisée des chemins, engoncée entre deux empires dont la rivalité faisait sa richesse, ouverte sur le monde par son port florissant que vantaient les marchands et chantaient les poètes. Et puis la source s’est tarie, la mer s’est retirée et le sable ocre est devenu l’or de la misère. Il reste des édifices fabuleux, menaçant ruine pour la plupart, la cathédrale à la coupole de cuivre oxydé, la grande mosquée dont le dôme turquoise est rongé par le sel. Et le port fantôme, de rouille et de blocs mal équarris, grand ouvert sur cette funeste mer siliceuse, dominé par un phare qui fait écho aux minarets.

A peine entré dans ma chambre, je jette mon sac sur le lit et je ressors. J’ai hâte d’être dehors, de sentir autre chose que de l’air en conserve, même si cette chaleur salée peut se faire agressive, je suis pressé par l’envie de m’immiscer dans ce monde, de me perdre pour ainsi dire. De me perdre ou de me retrouver, que sais-je ? Que cherche le voyageur quand il choisit sciemment une destination à ce point différente de son quotidien ? Le dépaysement est-il une fuite, une rupture, ou nous renvoie-t-il à la conclusion qu’en définitive, en dépit de nos différences, nous restons tous des humains semblables quant à leurs aspirations ? Sarah est partie et elle ne reviendra pas. C’est pour moi la seule évidence en cet instant. Vivre m’est déjà suffisamment difficile, le reste est littérature. Et à ce sujet, justement, la douleur a remplacé l’inspiration.

Les rues sont ocres, des enfants courent partout. Ils m’observent avec une curiosité mêlée de crainte. A vrai dire, je crois surtout qu’ils se moquent. Plus loin, un chameau paît dans les ruines d’un hammam. Une vieille, édentée, l’imite, se gavant de dattes, assise au pied d’un drapeau vert, effiloché, qui claque au vent. J’arrive sur le port. Au loin, on aperçoit l’épave rouillée d’un bateau, piégé par la mer de sable. Des gamins jouent au foot entre deux jetées en ruine, sous les yeux d’un vieillard, assis, qui ne les regarde même pas. Le temps ici s’est arrêté. Il se dégage de cette ville une nostalgie empreinte de sérénité. Une forme de fatalisme sans doute, pas de douleur ni de révolte apparentes. Je les envie presque.

La nuit arrive toujours de manière assez abrupte. Je suis assis sur mon lit, mon ordinateur portable sur les genoux. Etablir une connexion internet relève ici de la gageure. Je me contente de lire quelques messages, qui n’ont jamais que l’urgence qu’on leur prête. Celui que j’attends ne viendra jamais, et je le sais déjà. Une lueur jaunâtre sourd à travers les rideaux, par intermittence. Comme une enseigne publicitaire, sauf qu’il n’en existe pas. Ou comme… mais non, cela ne se peut pas. J’écarte cependant les tentures pour m’en convaincre. Eh bien, si. Ici tout est possible qui semblerait surréaliste ailleurs. C’est bien la lumière du phare, en contrebas. Je l’observe, de loin. Je me demande toujours d’où vient cette fascination. Est-ce l’alternance d’ombre et de lumière qui donne à voir un instant puis reprend aussitôt, nous transformant en voyeurs frustrés ? Est-ce cette succession rapide de jours et de nuits qui fait défiler en accéléré le film de notre vie ? Ou bien cette musique silencieuse au rythme binaire qui se fait hypnotique ? Je m’endors, envoûté.

Le lendemain, ce que j’ai vécu la veille me semble plus improbable que ce dont j’ai rêvé. J’en remercierais presque Sarah de m’avoir quitté. Mais il ne faut rien exagérer. Il me reste des choses à oublier, j’ai besoin de marcher. Après avoir laissé mon petit déjeuner à une nuée de moineaux,  je parcours les rues avec David Bowie dans les oreilles, chantant en italien comme pour ajouter à l’incongru de la situation : Dimmi ragazzo solo dove vai,
 Perché tanto dolore?
 Hai perduto senza dubbio un grande amore (“Dis-moi, jeune homme solitaire, où vas-tu, Pourquoi tant de douleur ? Tu as sans doute perdu un grand amour”). Au loin, il me semble distinguer un appel à la prière. Etrangement, c’est la première fois que je le remarque. Je pense descendre vers le port, vérifier que je n’ai pas pu être victime d’une illusion, que le phare est encore dans un état qui lui permettrait d’être opérationnel.

Le vieux est assis là, sur les vestiges d’une jetée, à contempler cette plaine immense, immobile et silencieuse comme lui. Son visage buriné est parcouru de rides comme les sillons de ces vieux vinyles qui nous racontaient une histoire. Sauf que lui ne dit rien. Il ne bronche même pas quand je lui adresse la parole. Est-il sourd ou indifférent ? Que contemple-t-il ainsi ? Voit-il encore les bateaux aller et venir, ramenant les poissons comme des turquoises volées à la mer ? Ou ressent-il, comme moi, le vide infini que creuse l’absence ?

Tout ici est imprévisible. Notre rencontre aussi. Elle surgit devant moi, comme apportée par une rafale de vent. Je ne sais pas si c’est une enfant qui a grandi trop vite ou une jeune femme restée adolescente, j’ai à peine le temps d’apercevoir sa chevelure noire, ébouriffée, qu’elle plante en moi son regard de macassar et demande : “Where do you come from ?” Ma réponse fait apparaître une rangée de dents blanches. Je redoute la morsure, elle me demande juste ce que je fais ici. En français. “Tu parles français, toi, comment ça se fait ?” “Ma mère était Française. Elle est arrivée avec un bateau, a rencontré mon père. Puis mon père est parti, la mer est partie, ma mère est restée”.

Je lui demande si elle connaît un endroit où je pourrais étancher ma soif.  “Le sel et le sable”, j’explique en m’excusant presque. Elle m’emmène dans un dédale de ruelles dont je ne pourrais jamais m’extraire si elle me plantait là. Puis elle pousse une porte turquoise, qui grince un peu. Dans la pénombre, je distingue un alignement de bancs et de tables, assez rudimentaires, il y a des tapis partout, quelques shishas aussi. Il fait frais mais l’atmosphère est emplie d’une odeur douceâtre. Le thé est brûlant et trop sucré. Mon guide improvisé m’observe d’un air narquois, elle me scrute, m’analyse. J’ai l’impression que je la déçois. Mais il en va souvent ainsi avec les femmes. Pour ma part, si ce n’était son côté sauvage, je pourrais presque la trouver jolie. Elle m’extrait du labyrinthe pour me raccompagner à l’hôtel. “Demain, si tu veux, je te fais encore visiter”. Demain, que ferais-je d’autre ?

Nous marchons plusieurs heures, en silence la plupart du temps. Elle répond juste à mes questions lorsque je l’interroge sur tel bâtiment ou sur l’une ou l’autre coutume. Une fois, parce que ma tristesse était trop perceptible sans doute, je lui ai parlé de ma rupture et des raisons qui m’ont amené ici. Elle a rejeté ses cheveux en arrière, du revers de la main, n’a rien dit et nous avons poursuivi notre chemin. Pour finalement nous arrêter devant un palais, une sorte de réplique miniature de l’Alhambra de Grenade. J’imagine que ce devait être la demeure d’un puissant. Elle se met à raconter, à la manière d’un conte oriental : “Au dix-septième siècle, c’était le palais d’un riche marchand. Cet homme, alors âgé d’une cinquantaine d’années, avait épousé une jeune fille de vingt ans, d’une grande beauté. Il en était fou. C’est pour lui plaire qu’il fit ainsi orner son palais et tracer les jardins ombragés où elle pouvait sortir tout en prenant soin de son teint délicat. Mais la fille était jeune et rêvait d’autre chose. Elle tomba amoureuse d’un miniaturiste, leur liaison se fit de moins en moins discrète. Cependant, le marchand semblait vouloir l’ignorer, ou s’en accommoder, tant l’essentiel pour lui était de l’avoir à ses côtés et de se repaître de sa beauté. Un beau jour cependant, voulant vivre leur passion au grand jour, les amoureux s’enfuirent. Sans doute bénéficièrent-ils de la complicité d’un marin pour prendre le large, toujours est-il qu’ils disparurent à jamais”. “J’imagine que le marchand a été inconsolable”, lui dis-je. “Si tel a été le cas, il n’en a rien laissé paraître. Il  a consacré davantage de temps à ses affaires, augmentant encore sa fortune et sa puissance politique”. Je m’étonne : “A quelque chose malheur est bon, c’est cela ta conclusion ?” Elle sourit. “Pas vraiment : durant la dernière guerre, le palais a été endommagé par les bombardements. Et on a retrouvé deux squelettes emmurés”. “Quelle horrible vengeance !”, et je frissonne vraiment.

Pendant plusieurs jours nous répétons ce qui est à présent devenu une sorte de rituel : elle m’attend devant l’hôtel, nous partons visiter la ville, repassant quelquefois aux mêmes endroits, parlant peu la plupart du temps. Le soir, dans ma chambre, la lumière blanche de mon écran reflète ma solitude et mon incapacité à créer quoi que ce soit.

Avant mon départ, pour célébrer ma dernière soirée, nous mangeons à la terrasse d’un restaurant. Une viande de chameau marinée, paraît-il. La lumière du phare fait office de bougies et éclaire nos visages, alternativement. Je ne peux m’empêcher de remarquer  : “Mais pourquoi garder en activité un phare dans une ville où il n’y a plus la mer ? C’est absurde”. “C’est parce qu’il y a un phare que la mer viendra, un jour”, me répond-elle.

Je souris. “Ca me fait penser au vieux fou qui reste assis sur le port à scruter l’horizon”, je lui dis, “je l’ai vu plusieurs fois”. Son visage se ferme, se durcit, je la sens plus sauvage que jamais. Je l’ai vexée, sans aucun doute. “Non, il n’est pas fou, le vieux. Je le sais c’est mon grand-père”, me dit-elle. “Il était pêcheur et il a vu disparaître la mer. C’est depuis lors qu’il ne parle plus. Mais il entend. Il entend le ressac des vagues, il entend le cri des oiseaux qui suivent le bateau au retour de la pêche. Et il attend le retour de la mer”. “Excuse-moi, dis-je, mais je crois que c’est ce qu’on appelle être fou”. “Non, non, rétorque-t-elle avec véhémence. Tu n’as rien compris. Tu contemples nos ruines comme tes propres blessures. Dans l’histoire du marchand, tu ne vois que la vengeance d’un homme trompé mais ne mesure spas à quel point il s’est lui-même emmuré. Le sel qui te brûle les yeux et t’embrouille la vue est celui de tes propres larmes, pas celui de notre mer. Tu contemples l’absence quand nous vivons de l’espoir du retour. Je vais te dire un secret : moi aussi je l’entends, le ressac. Un jour la mer reviendra, je le sais. Crois-moi. Je t’en prie, crois-moi “.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle a obtenu le 4e prix du concours de textes de la Maison de la Francité (Bruxelles) 2013 et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


Plus de littérature…

 

 

 

 

 

 

 

 

FABRY : Le journal du Nightstalker (2020)

Temps de lecture : 3 minutes >

ISBN 978-2-36868-643-0

Steve “Serpent” FABRY, bassiste et chanteur au sein du groupe de métal Sercati, raconte au fil des albums l’histoire d’un personnage nommé le Nightstalker. Voulant explorer une autre facette de son protagoniste, il créa une seconde formation musicale portant sobrement le nom The Nightstalker, narrant les moments plus personnels de son héros en parallèle de l’histoire principale. S’attachant à sa création et l’univers qu’il mit en place, Steve a ainsi décliné ce récit en roman ainsi que dans un film. Il a aussi scénarisé un comics sur cet univers, dont les illustrations sont largement utilisées pour illustrer ce roman, premier tome d’un cycle de trois trilogies. Un jeu de rôle est également en préparation.

Steve Fabry et son héros © Steve Fabry

Un ange décide de descendre du Paradis afin d’aider une humanité en proie aux démons. Témoin de la souffrance que les humains ressentent, il devra trouver sa place et le sens de son existence parmi eux. Prenant le rôle d’un protecteur, il deviendra le Nightstalker. De nombreux ennemis entraveront sa route mais quelques alliés se rangeront à ses côtés. Au cœur de cette guerre, à qui pourra-t-il accorder sa confiance ?

Cette trilogie s’adresse, évidemment, aux amateurs du genre, ce qui ne la rend pas pour autant inaccessible à d’autres lecteurs. Si le récit du premier livre paraît un peu plus faible – mais c’est aussi une mise en place – l’histoire monte en puissance à mesure qu’elle avance. Steve Fabry a créé un univers qu’il construit au travers de différents médias et si la puissance de son imaginaire est la première chose que l’on note, l’humanité de ses personnages n’est pas la moindre de ses qualités.

© Anthony Rubier

“Je parcourais la ville le coeur léger. Courir sur les toits enneigés était l’un de mes plaisirs. Cette sensation de liberté était si intense… Cela me rappelait le Paradis. Je prenais le temps de m’arrêter et d’observer, au travers des fenêtres, les humains qui se retrouvaient en famille autour d’un dîner, un bon feu allumé dans l’âtre. Ce spectacle m’interpellait à chaque fois. Je repensais aux moments passés avec Gabriel et à la disparition de Père. Mes frères me manquaient. Ces instants rendaient ma solitude plus pesante encore. Je pensais encore à elle… Je quittai mon poste d’observation pour me diriger vers le port, tenant une rose dans la main gauche. J’avais une chose importante à faire. Pendant que je me déplaçais, des souvenirs douloureux traversaient mon esprit. Je n’arrivais pas à penser à autre chose. La culpabilité, la tristesse et la colère m’étreignaient tour à tour. Ce flot de sentiments s’interrompit lorsque j’arrivai à destination. Les docks étaient déserts. Je pris le chemin du hangar où s’était déroulé le dernier affrontement. Je pouvais encore sentir l’odeur de la mort qui planait sur cet endroit et  entendre les cris de douleur ainsi que le son des os qui  se fracassaient. Je déposai la fleur sur le sol. Je restai là quelques minutes pour me remémorer la bataille que nous avions livrée peu de temps auparavant dans ces lieux. Je repensais aussi aux sacrifices quand, soudain, un son de cloche attira mon attention. Je me retournai et vis une ombre au loin, qui s’enfuyait. Qui était-ce ?”

Philippe VIENNE


Lire encore…

PIERART : Mes drames et mes sueurs (2002, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

PIERART Pol, Mes drames et mes sueurs
(photographie, n.c., 2002)

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Pol Pierart © mu-inthecity.com

Pol PIERART est né en 1955. Il vit et travaille à Embourg (Chaudfontaine), Belgique. Il a fait ses études à l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège, section peinture décorative et option photographie, de 1972 à 1978. Il expose depuis 1979 ses peintures et photographies dans de nombreux musées et galeries belges. […] En 2010, il participe à l’exposition collective “Entre chien et loup” à la Galerie Les Brasseurs, puis, en 2011, à une autre exposition collective, “D’une certaine irrévérence”, à Paris, au Centre Wallonie-Bruxelles. (d’après CONTRETYPE.ORG)

Pour Pol Pierart, les jeux de mots, omniprésents dans ses travaux, ne sont pas une fin en soi. Le but essentiel est d’entrer en relation : “C’est la photographie qui crée la relation du fait que le regardeur, pour appréhender le travail, est amené à comprendre quelque chose. Le côté ludique et l’humour sont autant de moyens de renforcer le propos.” Il envisage ses séries photographiques comme un journal de bord et utilise le format carte postale, qui comprend toujours un caractère intime, renvoyant à la photo-souvenir. Les images vont à l’essentiel, rendant facile la lecture de l’œuvre, dont se dégage par ailleurs une certaine poésie. (d’après CONTRETYPE.ORG)

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MASSART : Very Fast Trip. Le film
(2013, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

MASSART Michaël, Very Fast Trip. Le film
(photographie, 40 x 60 cm, 2013)

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Michaël Massart © michaelmassart.zenfolio.com

Photographe belge né à Namur et domicilié à Habay-la-Neuve. C’est en 2008, suite à une blessure au genou, que Michaël MASSART renonce au sport et se tourne vers la photographie. Autodidacte et “touche à tout”, il se concentre sur ses deux domaines de prédilection : les portraits et les photos de paysages (notamment en pose longue). Transmettre une émotion, surprendre, construire et mettre en scène l’image de façon originale font partie de ce qu’il recherche à travers ses travaux.

Cette photographie fait partie de la série “Very Fast Trip”, que l’artiste présente ainsi : “C’est une fable contemporaine sur l’obsolescence programmée, la surconsommation. Ce que notre société porte aux nues aujourd’hui est jeté à la poubelle le lendemain. Grandeur et décadence : les meilleures ennemies du monde. Autour de ce sujet et avec une certaine dose d’humour, j’ai tenté de retracer le parcours d’un objet de consommation en lui donnant vie sous les traits (du moins partiellement) d’un homme.[…] Je vous propose donc de partager les aventures de notre “héros” de la surconsommation depuis son “déballage” jusqu’à sa mort… son recyclage, en passant par ses moments de gloire, d’impression d’être le roi du monde, d’excès, de lendemains difficiles, de nostalgie, de remises en question et de lutte pour tenter de survivre dans ce monde bien ingrat vis-à-vis de ses “stars” déchues…”

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PIERRE, Antoine (né en 1992)

Temps de lecture : 4 minutes >

Antoine Pierre © igloorecords.be

Le batteur et compositeur Antoine PIERRE (1992), basé à Bruxelles, est devenu une figure incontournable de la scène de jazz belge et européenne.  Leader des groupes URBEX et Next.Ape mais aussi sideman actif, il fait partie de plusieurs groupes importants sur la scène internationale – entre autres avec l’éminent guitariste Philip Catherine ou encore TaxiWars, l’expérience jazz vs. rock menée par Tom Barman et Robin Verheyen.

De retour de New York en 2015 où il a étudié pendant un an après avoir obtenu son diplôme du Conservatoire royal de Bruxelles, Pierre reçoit le Sabam Jazz Award Young Talent. Plus tard dans l’année, il entre en studio pour enregistrer son premier album en tant que leader, URBEX. Sorti en 2016, le groupe tourne pendant deux ans en Belgique, puis retourne en studio pour enregistrer un deuxième album, “Sketches Of Nowhere” (2018, Igloo Records). Acclamé par la critique (…), ils entament leur première tournée internationale (…) avec différents line-ups et invités, tels que Ben Van Gelder, Reinier Baas ou encore Magic Malik.

Une autre facette de la personnalité artistique multiple de Pierre se manifeste par la création de son groupe trip-hop/alternatif/électrique Next.Ape dans lequel il s’associe à la chanteuse hongroise Veronika Harcsa, au guitariste Lorenzo Di Maio et au claviériste luxembourgeois Jérôme Klein. En février 2019, ils sortent leur premier EP et font une tournée internationale (Hongrie, Maroc, Luxembourg, Belgique), parfois avec le saxophoniste américain Ben Wendel comme invité spécial. (lire plus sur MYCOURTCIRCUIT.BE)

Antoine Pierre © Christian Deblanc

Comment vis-tu ton instrument dans tous ces différents contextes stylistiques du jazz ?

Je crois que le truc principal, c’est que j’adore tout simplement jouer de la musique. J’aime aussi partager et y aller à fond avec tout mon cœur. Partir étudier à New York m’a beaucoup fait réfléchir sur le fait que tous les moments sont essentiels, et qu’il n’y a pas un gig moins important qu’un autre.

Et que finalement le style musical est secondaire ?

C’est bien simple, quand je suis arrivé à Bruxelles, j’avais 17 ans et tout ce que je voulais, c’était jouer du jazz, rencontrer des gens et m’améliorer. Mais cette musique esttellement vaste que tu ne peux pas vraiment te cantonner à un style en particulier. Dans cette optique-là, le style n’est pas quelque chose qui a dirigé mes choix. Au début, j’ai participé à des projets dont la musique ne me plaisait pas nécessairement, mais je me suis toujours dit que c’était un super enseignement. Par exemple, les projets plus mainstream m’ont permis d’appréhender la tradition du jazz. Evidemment j’ai des préférences, et maintenant je commence à choisir certaines directions. Les musiciens avec lesquels je joue de plus en plus régulièrement sont ceux dont je partageais les goûts, les styles et les influences. Aujourd’hui, je me retrouve à jouer du jazz avec le souffle que j’ai envie d’y mettre.

Tout à l’heure, tu parlais de New York, est-ce que cela a eu une influence sur tes choix stylistiques ?

Oui, c’est clair. En tout cas, sur la manière de jouer de la batterie. Avant, j’avais tendance à faire le caméléon en adoptant le son et la manière de jouer qui correspondait le plus au style dans lequel je devais me produire.
A New York, j’ai pu voir des batteurs que j’admire jouer dans des contextes différents tout en apportant à chaque fois leur empreinte, leur manière de se placer dans le temps, de faire sonner leur batterie, de faire intervenir leur personnalité dans la musique… Ça a été un déclic et je me suis dit : “C’est ça que je veux faire !”. Cela ne m’intéresse plus de jouer comme tel ou tel batteur, en fonction du contexte musical dans lequel je me trouve. Je ne veux pas être un musicien lambda ou une copie. Si par exemple, un jour on m’appelle pour un gig de hip hop ou de pop, je serai partant. J’écouterai la musique qu’il faut pour me préparer, mais je le ferai à ma façon. L’idée n’est pas de tirer la couverture vers moi, mais de rester moi-même, sans effacer ma personnalité, tout en respectant la musique.” (lire la suite de l’interview sur JAZZINBELGIUM.COM)

Urbex © Stefaan Temmerman

En savoir plus, sur le site d’Antoine PIERRE…


© Stefaan Temmerman

“Suspended”, sorti le 11 septembre 2020 chez OutNote, est le troisième et nouveau répertoire du groupe Urbex, dirigé par le batteur Antoine Pierre. Il a été enregistré en concert à Flagey dont Antoine Pierre est l’artiste en résidence, lors du Brussels Jazz Festival 2020. ‘Suspended’ est un répertoire original écrit en hommage à la période électrique de Miles Davis, et en particulier à l’album “Bitches Brew”, qui fête ses 50 ans en 2020.  Antoine Pierre s’est inspiré de l’énergie et de la vibe de cet enregistrement iconique pour composer les titres de son nouvel opus. [FRANCEMUSIQUE.FR]

CARNEVALI, Fabian : Sans titre (vers 1990)

Temps de lecture : < 1 minute >

© Fabian Carnevali

CARNEVALI, Fabian (1967-2019), Sans titre (photographie argentique, 30 x 30 cm, vers 1990)

Il se dégage de cette image un sentiment d’étrangeté, sinon de malaise, provoqué entre autres par la présence de jeunes gens dans un décor qui ne semble pas correspondre à leur âge – on les perçoit comme une sorte d’anachronisme. Le couple (s’agit-il d’ailleurs d’un couple ou d’un frère et sa sœur – l’ambigüité renforce le trouble) se répond par la symétrie des attitudes, en même temps qu’ils se distinguent l’un de l’autre comme des opposés complémentaires. Le masculin, lumineux, au pantalon clair, au chien blanc d’un côté. De l’autre, le féminin, obscur, à la jupe et aux bas noirs auxquels le chien se confond. Enfin, la pose de la jeune fille, qui fait remonter la jupe haut sur la cuisse, révèle une sensualité contenue – sensualité suggérée de manière plus explicite par le cadre accroché au mur. Il y a quelque chose de balthusien dans cette photo.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Fabian Carnevali ; Philippe Vienne


Plus d’arts visuels…

GÉRARDY, Louis : Enfant chevauchant une tortue

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Louis Gérardy, Enfant chevauchant une tortue © Philippe Vienne

Né à Liège, Louis GÉRARDY (1887-1959) étudie la sculpture à l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège où, entre autres professeurs, il reçoit l’enseignement d’Oscar Berchmans. Même s’il se considère lui-même comme étant principalement un sculpteur animalier (souvent en bas-reliefs), Louis Gérardy a également reçu commande de la Ville de Liège pour des oeuvres commémoratives, telles que le buste du poète wallon Emile Gérard (place du Flot) ou la statue du Général Bertrand (place Théodore Gobert).

Conçu dans les années 1950, l’Enfant chevauchant une tortue fait partie de ces commandes. La sculpture était destinée à orner la pataugeoire de la plaine de Cointe, où elle faisait également office de fontaine – à l’origine, la tortue et le poisson crachaient de l’eau.

La sculpture dans la pataugeoire (vers 1960-65) © Giovanni Averna-Petrangolini

L’oeuvre sera retirée dans les années 1970 et placée dans les locaux de l’Echevinat de l’Instruction publique. Lors de la création du rond-point de la place du Batty, le Comité de quartier de Cointe a demandé à la Ville que la sculpture revienne dans son quartier d’origine – ce qui est le cas depuis 1998.

L’Enfant chevauchant une tortue est une oeuvre tardive de Gérardy, puisqu’il décède en 1959, traduisant son goût pour la représentation animale en même temps qu’une facture classique, sinon académique, qui résume assez bien sa production en général.

Robert Massart, Enfant chevauchant un poisson © Philippe Vienne

Dans la notice rédigée pour l’inauguration de 1998, l’historienne de l’art Pauline Bovy compare cette oeuvre à celle, contemporaine, de Robert Massart figurant un enfant chevauchant un poisson (Liège, quai de Maestricht). Les sujets sont en effet assez similaires, de même que l’attitude des enfants. En revanche, Massart opte pour une stylisation de son sujet, allant jusqu’à une représentation irréaliste du poisson, alors que Gérardy, fidèle à lui-même, opte pour un rendu plus naturaliste.

Dans un cas comme dans l’autre, le choix du sujet est évidemment lié à leur rôle de sculpture-fontaine. Le thème d’un enfant chevauchant une tortue peut paraître étrange mais on le retrouve déjà dans des objets décoratifs du XIXe siècle  ainsi que dans “Blondine”, conte de la comtesse de Ségur.

Jacques Marin, Fontaine des Danaïdes © be-monumen.be

A Bruxelles, le sculpteur Jacques Marin l’a également traité dans la Fontaine des Danaïdes (ou Fontaine Horta) (1923). Aujourd’hui, l’amateur d’art contemporain songe inévitablement au “Searching for Utopia “ de Jan Fabre (2003).

La tortue, symbole de tempérance, modère la fougue de la jeunesse. Et tant la tortue, par sa longévité, que l’enfant, par sa jeunesse, ont tout l’avenir devant eux…

Philippe VIENNE

Jan Fabre, Searching for Utopia © visit-nieuwpoort.be
Sources

Remerciements à Gilda Valeriani et Giovanni Averna-Petragolini pour leurs recherches d’illustrations.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne ; Giovanni Averna-Petrangolini ; be-monumen.be ; visit-nieuwpoort.be


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ESTIÉVENART, Jean-Paul (né en 1985)

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Jean-Paul Estiévenart © 30cc.be

Jean-Paul ESTIÉVENART commence la trompette dans la fanfare de son village Montroeul-sur-Haine, en Belgique, sous le regard avisé et bienveillant de son grand-père. Mordu, il poursuit l’étude de cet instrument complexe à l’Académie de Saint-Ghislain pendant dix années. C’est là qu’il fait connaissance avec le jazz et s’en passionne instantanément.

En s’installant à Bruxelles en 2004, Jean-Paul devient rapidement une figure incontournable du jazz belge. Il enchaîne les concerts à un rythme effréné qui n’a pas diminué depuis lors.

En 2013, il démarre une nouvelle aventure musicale en créant son trio avec Sam Gerstmans à la contrebasse et Antoine Pierre à la batterie. Leur premier album, “Wanted” (W.E.R.F. Records, 2013) plante un décor singulier dans le paysage du jazz belge et marque le début d’une histoire qui continue encore aujourd’hui. Le trio est profondément imprégné par la tradition mais joue sans cesse avec ses codes et étend ses frontières, tout en conservant l’élégance et l’authenticité de son héritage…

Leur deuxième album, “Behind The Darkness” (Igloo Records, 2016) est un opus autobiographique qui fait référence à l’enfance du trompettiste dans les terrils de charbon. Il représente aussi les moments de noirceur rencontrés au cours de son existence. Le titre de l’album annonce pourtant un dénouement positif, alors que Jean-Paul passe le cap de ses 30 ans.

En plus de 10 ans de carrière, Jean-Paul Estiévenart a eu l’occasion de côtoyer de grands noms de la scène internationale du jazz (Enrico Pieranuzzi, Nathalie Loriers, Avishai Cohen, Logan Richardson, Dré Pallemaerts, Joe Lovano, Noel Gallagher, le Brussels Jazz Orchestra, Perico Sambeat, Maria Schneider,…).

Il joue également dans une dizaine de groupes belges en tant que sideman (Antoine Pierre Urbex, Lorenzo Di Maio quintet, LG Jazz Collective, Manolo Cabras 4tet, Manu Hermia Freetet, Jazz Station Big Band, Mik Maak, et beaucoup d’autres), ce qui fait de lui le trompettiste le plus sollicité du pays, avec plus de 40 albums à son actif.  (lire plus sur IGLOORECORDS.BE)

© jazznu.com

Son statut actuel de musicien polyvalent, Jean-Paul Estiévenart le doit surtout à lui-même : à ses tout débuts, c’est avec une assiduité rare qu’il participe quasi tous les lundis soirs aux jam sessions du Sounds ; par ailleurs, cet autodidacte dans l’âme passe des heures interminables à se perfectionner. Il a une prédilection pour le jazz pur et dur mais il ne rate pas une occasion pour rompre avec tous les stéréotypes. Ainsi, il s’est produit avec l’orchestre de swing jazz de Lady Linn et il est membre de l’ensemble multiculturel Marockin’ Brass. En outre, de temps à autre, il fait des apparitions dans les cercles du free jazz, fait partie du Jazz Station Big Band et joue avec le Brussels Jazz Orchestra. Et ce n’est pas tout, on le retrouve entre autres au sein de LG Jazz Collective, MikMâäk et Manu Hermia 5tet.

Toutes ces activités lui ont valu d’être largement reconnu par ses pairs et d’être récompensé entre autres par le Django d’Or 2006 du jeune espoir et une distinction pour son premier album avec son quatuor 4in1. Pour l’instant, il se concentre sur son trio avec Antoine Pierre (batterie) et Sam Gerstmans (contrebasse). (lire plus sur JAZZ.BRUSSELS)

Voir le site de Jean-Paul ESTIÉVENART

© jazznu.com

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : 30cc.be ; jazznu.com |


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