MAHOUX : “Génocide ukrainien”, un génocide sémantique (2022)

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[FACEBOOK.COM/jeanpaul.mahoux] ‘Wokisme totalitaire’, ‘génocide ukrainien’, ‘handicap salarial’, ‘retour du maccarthysme’, ‘idéologie transgenre’, ‘théorie LGBT’… Aujourd’hui, rien de plus malmené que la sémantique. Médias et politiciens rivalisent pour mal nommer les choses et ajouter au malheur du monde. La politique étant l’art de désigner l’adversaire, tous les coups à la vérité sont permis, on s’autorise toutes les outrances sémantiques, tous les contre-sens historiques, toutes les généralités abusives.

Jeudi, contre l’avis des historiens et des spécialistes de droit international, notre Parlement a approuvé une résolution qui reconnaît comme ‘génocide’, la famine dont le peuple ukrainien a été victime en 1932-33, sous le régime de Staline, une famine connue sous le nom d’Holodomor. Le texte a reçu un soutien unanime, moins l’abstention du PTB. C’est l’extrême-droite flamande, le Vlaams Belang, qui avait, en premier, déposé un texte proclamant le caractère génocidaire de l’Holodomor.

Cependant, beaucoup d’Ukrainiens et de Russes le disent depuis longtemps : l’Holodomor fût un crime de masse causé par la politique stalinienne mais pas un génocide au sens propre. La Révolution de 1917 avait donné accès à la terre à des dizaines de millions de paysans sur le territoire de l’URSS et notamment en Ukraine. La collectivisation forcée, ultra violente, ordonnée par Staline en 1929 (la bolchoïproryv), fût un désastre total qui amena la famine, particulièrement en Ukraine mais aussi au Kazakhstan, au Kouban, en Moldavie et en Biélorussie.

Les victimes ukrainiennes représentent entre trois et quatre millions des six millions de gens morts de faim en URSS en 1932-33. Avec des épisodes (parfois très embarrassants) comme l’Hetmanat cosaque du 17e siècle, l’émergence de la littérature ukrainienne au 19e siècle, les expériences nationalistes de 1918-1919 et de 1941-1944, la Grande Famine de 1932-1933 est un support mémoriel essentiel de l’identité ukrainienne.

Statue commémorant l’Holodomor © REUTERS – VALENTYN OGIRENKO

Pourquoi ? En raison de l’ampleur terrible d’une famine criminelle, sans aucun doute. En raison de sa négation par l’URSS durant 50 ans également. Mais aussi parce que la politique soviétique très favorable à l’identité culturelle ukrainienne entre 1917 et 1930, qui se traduisait par un effort d’enraciner (korenizacija) la langue et l’histoire ukrainiennes dans l’enseignement, prit fin brutalement dans le sillage de la famine de 1932-33.

Nombre d’intellectuels, d’enseignants et de cadres d’Ukraine furent alors victimes des purges staliniennes. Une russification intensive de toutes les sphères de la vie ukrainienne s’opéra sous Staline. Mais s’agissait-il d’un génocide ? Les historiens répondent non. Mais pas seulement eux. Et c’est là que le Parlement belge a commis une double faute en méconnaissant qu’une partie importante de la société ukrainienne elle-même conteste le caractère génocidaire de l’Holodomor et dénonce son utilisation par un ultra-nationalisme ukrainien, peu soucieux de vérité historique et porteur d’une vision ethnique de l’état.

Le Parlement belge aurait du examiner les débats qui eurent lieu en Ukraine en 2006 au sujet de l’Holodomor. Cela aurait rendu nos parlementaires plus prudents avec la sémantique, avec l’histoire et avec le sens de la responsabilité dans un processus de paix déjà si plombé par les évènements.

e 28 novembre 2006, le Parlement ukrainien votait, à la très courte majorité de 233 voix contre 217, la Loi n° 376-V reconnaissant l’Holodomor comme ‘génocide’ envers le Peuple ukrainien. Cette loi qui criminalisait toute négation du caractère génocidaire de la famine, a aussitôt suscité une profonde controverse dans la société ukrainienne, où partis de l’opposition, historiens, politologues, philosophes, journalistes de tous horizons ont pu exprimer leur désaccord sur la qualification génocidaire et leurs réticences sur l’instrumentalisation politique de la loi.

Le déroulement houleux des débats parlementaires, montre l’opposition des partis représentant surtout l’est et le sud de l’Ukraine (le Parti des Régions, le Parti Communiste) face aux partis majoritaires ‘oranges’, représentant surtout l’ouest et le centre du pays (Bloc Notre Ukraine, Bloc Youlia Tymochenko). Deux projets de loi étaient soumis : l’un présenté par le Président Viktor Iouchtchenko, l’autre par le Parti des Régions, dans l’opposition.

Le texte présidentiel était porteur d’un rejet des Ukrainiens russophones perçus comme des acculturés, sources de “pertes qualitatives du génotype national“. Les Ukrainiens ethniques qui avaient abandonné l’usage de l’ukrainien – parfois depuis le 19e siècle – ou les Russes ukrainiens, descendants des migrants vers les régions industrielles du Dombast et d’Azov et vers la Crimée, étaient pratiquement perçus comme des insultes vivantes à la tragique mémoire de l’Holodomor. La loi contredisait toutes les estimations historiques y compris celles des historiens ukrainiens, en procédant au calcul saugrenu triplant le nombre de victimes estimées. Selon la loi, après un calcul basé sur la croissance démographique moyenne de toute l’URSS des années 1930, 8 millions d’Ukrainiens auraient disparu dans les affres du crime stalinien. Les autres causes possibles de mortalité n’étaient prises en compte, aucune précision géographique n’était donnée, aucun lien n’était fait avec le processus migratoire, au sein de l’Union Soviétique ou vers l’extérieur, aucune mention des millions de morts soviétiques non-ukrainiens n’était faite. Il s’agissait clairement de faire de ‘l’ethnie ukrainienne’ l’unique victime d’un génocide.

Le nationalisme ukrainien pose question… © Emilio Morenatti / SIPA

Pour les communistes ukrainiens, le projet de loi était juridiquement incorrect et basé sur des faits historiques falsifiés. Comme le soutenait Olexandre Holoub, une telle loi empêchait la liberté d’expression, son nationalisme chauvin constituait une provocation mettant en danger la sécurité nationale. Le discours communiste ukrainien sur la Famine de 1932-1933 se caractérisait par trois accents récurrents : la négation du caractère ethnique du crime, la solidarité envers toutes ses victimes, indépendamment de leur appartenance ethnique, le refus de déclarer la famine comme une action planifiée par Moscou.

Pour le Parti des Régions, la loi mémorielle sur l’Holodomor devait éviter le terme de génocide et de facto, éviter la criminalisation de sa négation. Les régionalistes préféraient la qualification de “crimes du régime stalinien contre l’humanité“. La référence incontournable était l’O.N.U., qui reconnaissait l’Holodomor comme une tragédie nationale ukrainienne mais ne l’avait pas qualifié de génocide.

Les modifications proposées par le socialiste Olexandre Moroz calmèrent un peu le jeu au Parlement ukrainien. Dans la proposition de loi, le terme de nation (natsia) fut remplacé par celui de peuple (narod) employé en russe et en ukrainien pour désigner toutes les personnes vivant sur un territoire. La seconde modification au préambule exprima une compassion envers les autres peuples de l’ex-U.R.S.S., victimes des famines provoquées par la collectivisation forcée. C’est cette version amendée qui sera votée à une faible majorité par seulement 7 voix de plus que nécessaires : 233 voix pour et 217 abstentions et délibérément absents.

Les parlementaires et l’opinion ukrainienne étaient et sont partagés entre deux regards sur l’Holodomor. Il est consternant que le Parlement belge n’ait pas pris en compte le second regard ukrainien et se soit rangé du côté ultra-nationaliste. Cela s’appelle mettre de l’huile sur un feu qui a déjà consumé 200.000 vies humaines en un an. Il est consternant que le Parlement se soit placé dans le sillage de la proposition du Vlaams Belang, un parti qui puise ses racines dans la collaboration avec le régime nazi, auteur de la Shoah, un génocide exécuté surtout sur le territoire ukrainien d’ailleurs. Il est consternant que le Parlement n’ait pas vu, qu’en votant cette résolution, la Belgique fragilise sa position face aux négationnistes des génocides arménien ou tutsi qui auront beau jeu de nous dire que nous votons des textes contestés par la plupart des historiens et des juristes. Décidément, la première victime de la guerre est la vérité…

Sur ce, je vous laisse avec cette vision, celle de l’écocide stalinien de la mer d’Aral, autre crime. J’ai choisi cette photo car il me semble que la raison politique s’est totalement ensablée en Europe. Et avec elle, le sens des mots et le poids des morts. Ceux d’aujourd’hui.

Jean-Paul MAHOUX

Sources

      • OLHA OSTRIITCHOUK, Deux mémoires pour une identité en Ukraine Post-Soviétique (thèse de doctorat présentée à l’Université Laval, Québec, Département d’histoire, 2010) ;
      • Ukraine, renaissance d’un mythe national (actes publiés sous la direction de Georges Nivat, Vilen Horsky et Miroslav Popovitch, Institut européen de l’Université de Genève).

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : Jean-Paul Mahoux | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Les photos qui circulent sur l’Holodomor datent souvent d’une autre famine, 10 ans plus tôt. Celle-ci est une rare trace qu’on doit à l’Autrichien Wienerberger © Alexander Wienerberger via Creative Commons ; © REUTERS – VALENTYN OGIRENKO ; © Emilio Morenatti / SIPA.