POL : Les passantes (1918)

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[FRANCETVINFO, 8 mars 2018] #JournéeDesDroitsDesFemmes : Les Passantes, une chanson dans laquelle Georges Brassens disait son amour des femmes il y a plus de quarante ans (sur un texte d’Antoine POL), a désormais un clip officiel tout neuf. Réalisée à l’occasion de la Journée de la femme, cette vidéo à la fois poétique, émouvante et souriante, est une ode à la femme signée de la jeune réalisatrice belge Charlotte Abramow.

Réinjecter de la modernité dans un texte du patrimoine

C’est Universal qui a invité la jeune photographe et vidéaste belge à s’emparer de ce poème écrit par Antoine POL et mis en chanson par Georges Brassens en 1972. Charlotte Abramow, 24 ans, déjà aux manettes des deux premiers clips délicieux de la prometteuse chanteuse Angèle (La loi de Murphy et Je veux tes yeux), réussit un nouveau sans-faute.

Je veux dédier ce poème / A toutes les femmes qu’on aime / Pendant quelques instants secrets / A celles qu’on connaît à peine / Qu’un destin différent entraîne / Et qu’on ne retrouve jamais“, chante Georges Brassens dans Les Passantes. Avec ses visuels très pop et colorés, Charlotte Abramow commence par réinjecter de la modernité à cette chanson du patrimoine.

Elle s’attèle ensuite, par petites touches drôles et poétiques, à aller plus loin en donnant à voir les femmes dans tous leurs états et toute leur diversité. Elle montre ainsi une succession de vulves stylisées, les rides, les règles, la cellulite, une façon de dégommer quelques diktats et autres tabous en montrant ce que la société refuse de voir du corps des femmes.

Une ode à la liberté et à la diversité des femmes

J’ai imaginé cette vidéo comme un poème visuel. Une ode à la femme, à leur liberté et à leur diversité. A tous types de corps, tous types de métier. Montrer qu’il ne doit pas y avoir de barrière pour la femme, un être humain avant tout.“, explique Charlotte Abramow.

A chaque couplet, ses images répondent, souvent de façon métaphorique – une jeune femme se débat dans une boîte lorsque Brassens évoque les femmes déjà prises et vivant des heures grises, alors qu’une femme aux cheveux blancs danse magnifiquement lorsqu’il est question des soirs de lassitude où les fantômes du souvenir peuplent la solitude.

On y croise des chanteuses, boxeuses, actrices, photographes, journalistes, jeunes ou âgées, grandes ou petites, fluettes ou fortes, noires ou blanches, rousses ou brunes. Toutes sont belles, fortes, dignes et touchantes. Espérons que le regard de Charlotte Abramow résonne au-delà de la Journée de la femme.

Laure NARLIAN

Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets

A celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais

A celle qu’on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit

Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui

A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin

Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main

A la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval

Qui voulut rester inconnue
Et qui n’est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal

A celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d’un être trop différent

Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D’un avenir désespérant

A ces timides amoureuses
Qui restèrent silencieuses
Et portent encor votre deuil

A celles qui s’en sont allées
Loin de vous, tristes esseulées
Victimes d’un stupide orgueil

Chères images aperçues
Espérances d’un jour déçues
Vous serez dans l’oubli demain

Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu’on se souvienne
Des épisodes du chemin

Mais si l’on a manqué sa vie
On songe avec un peu d’envie
A tous ces bonheurs entrevus

Aux baisers qu’on n’osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu’on n’a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir

On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir.

Antoine POL (1888-1971),
Les passantes (in Des Émotions poétiques, 1918)


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Ecouter encore…

FROIDEBISE, Jean-Pierre (né en 1957)

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Né à Liège en 1957, guitariste autodidacte au départ, Jean-Pierre FROIDEBISE commence par se produire au sein de formations orientées vers le blues et le folk. Il rencontre ensuite Bill FrisellSteve Houben (avec qui il jouera plus tard) qui lui prodigue des cours d’harmonie au séminaire de jazz de Liège, où il suit également les cours du guitariste Serge Lazarevich, les cours d’arrangements de Michel Herr et ceux de Guy Cabay.

Dans les années 80, il joue entre autres avec  Pierre Rapsat, BJ Scott, Pascal Charpentier, Jacques Ivan Duchesne, Christiane Stefanski. Guitariste de l’Eurovision en 1986, il participe à plusieurs émissions pour la RTBF où il joue notamment avec Juliette Greco, Nicoletta, Michel Fugain, Adamo, etc.

Il travaille également avec Daniel Willem, le premier violoniste belge à utiliser un violon électrique et rejoint le groupe “Baba Cool”, où il tient la guitare aux côtés de Stéphane Martini. Il fonde ensuite le groupe rock “Such a Noise” qui sortira quatre albums entre 1991 et 1996 et tournera régulièrement en Europe (nombreuses premières parties de groupes comme Deep Purple, Peter Gabriel, John Hammond, Luther Alison, Albert Colins, Robben Ford). A l’occasion du 20ème anniversaire de la disparition de Jimi Hendrix, le groupe invitera les guitaristes Uli Jon Roth et Randy Hansen pour quelques concerts.

À partir de 1998, il est guitariste au cirque moderne Feria Musica pendant une dizaine d’années (Paris, Berlin, Amsterdam.). Il est lead guitar dans la version française de Jésus-Christ Superstar sous la direction de Pascal Charpentier.

Il enregistre à son nom : Freezing to the Bone (blues en anglais), Eroticomobile (chanson française) en compagnie de Thierry Crommen (harmonica), Jack Thysen (guitare basse) et Marc Descamps (batterie).

En 2010, avec René Stock et Marcus Weymaere, il enregistre  le CD/DVD The Mind Parasites en trio avec de nouvelles compositions et des reprises de blues, de Bob Dylan, de Jimi Hendrix, suivi en 2011 d’un Live@the Montmartre.

JP Froidebise (Such A Noise) © Philippe Vienne

A partir de 2011, il commence à se produire en solo, accompagné de ses guitares et ses processeurs de son. Il nous transporte dans un univers très personnel fait de poésie et de chansons. Il a donné de nombreuses master-class et a exercé comme professeur de guitare et animateur de stages d’été aux Jeunesses musicales Wallonie Bruxelles et dans divers foyers culturels.

Il s’est produit en duo avec Steve Houben, avec la virtuose chinoise Liu Fang, Daniel Willem ainsi qu’avec sa sœur Anne Froidebise aux grands orgues ; il a occasionnellement accompagné la chanteuse américaine Lea Gilmore.

Avec  Froidebise Soft Quartet (composé de Manuel Hermia, François Garny et Michel Seba), il enregistre Soft Music for Broken hearts (ballades et poèmes en français et en anglais).

En 2012, il monte un orchestre le Froidebise Orchestra se composant de trois violonistes classique, d’une section de cuivres de jazz, une rythmique rock/funk  et un harmoniciste. L’enregistrement d’un album studio est réalisé en avril 2014 chez Home Records et la sortie de l’album en février 2015.

En avril 2013, Paris Tour 2013 avec le bluesman Karim Albert Kook. Avec le guitariste de jazz Jacques Pirotton, il monte un quartet orienté Jazz-Rock, Froidebise/Pirotton Quartet qui verra le jour en janvier 2015.

Jean-Pierre Froidebise est apprécié pour ses compositions, ses solos de guitare qu’il pousse au paroxysme mais aussi pour ses textes et son humour parfois décapant.

Au cours de l’été 2014, le luthier fou Jérôme Nahon réalise son rêve, le Théorbaster. Un instrument de 13 cordes, prototype électrique qui est un mélange du théorbe et de la célèbre Stratocaster, dont Jean-Pierre explore les possibilités actuellement.

d’après JEANPIERREFROIDEBISE.WIXSITE.COM


Pour ceux qui n’apprécieraient pas mes opinions sur tout, j’ai également des opinions en-dessous de tout

Jean-Pierre Froidebise

Jean-Pierre Froidebise fait partie de notre univers musical depuis des décennies. Comme guitariste dans les années 80, derrière des chanteurs et chanteuses belges (Rapsat, BJ Scott..), puis comme bluesman, comme rockeur dans Such A Noise et comme musicien, voire acteur, impliqué dans de nombreux projets musicaux. Sa récente activité musicale le voit aux côtés du guitariste Jacques Pirotton dans un superbe quartet jazz blues rock.

ISBN : 978-2-8083-1369-8

Et puis il y a aussi ce livre. Ce que beaucoup d’entre nous ignorions, c’est que Jean-Pierre Froidebise est passionné par les mots, par la poésie. Ce premier livre (le second est déjà bien élaboré) est disponible en circuit court. Du producteur au consommateur. Pas d’intermédiaire : vous lui envoyez un mot via Messenger et il vous suffira de payer 18 euros, frais d’envoi compris, pour le recevoir. J’adore cette démarche, à la demande, rien au rebut ! Ce livre est une compilation de textes, de réflexions, de poèmes, de quelques citations d’illustres personnages (Gandhi, Jules Renard, Paul Valery, Jimi Hendrix…) initialement publiés sur Facebook, qu’il a remaniés quelque peu et qu’il nous livre comme un fourre-tout, sans ligne du temps, sans logique, sans chapitre.

On y ressent les frustrations du musicien vis-à-vis de la scène live, du marché musical, des radios désormais toutes formatées, de l’inhumanité qui prévaut. Il y a aussi de nombreuses et brèves réflexions, teintées d’humour parfois très noir sur, entre-autres, les codes idiots de l’actuelle chanson française (“Faites du bruit !” que tout le monde lance bêtement comme appât), Live Nation et son pouvoir absolu, les rapports difficiles entre les musiciens, les créateurs et les institutions belges, le système capitaliste, les religions, la publicité.

Entre poésie et coups de gueule tout se voit imprimer pour permettre à cet artiste de vider son cœur, de laisser s’exprimer ses ressentis et par là même de nous attendrir, de nous conscientiser sur certaines conditions de vie dans le milieu musical. Et parfois dans le sien. Il ne m’en voudra pas si je vous dévoile cette petite perle : “Pour ceux qui n’apprécieraient pas mes opinions sur tout, j’ai également des opinions en dessous de tout”. Comme il n’émet pas d’opposition à la publication de cette phrase, je vous en refile en vitesse une seconde : “J’écoute Haendel…with care”. Eh oui, c’est du bon ! J’arrête les exemples et vous conseille tout de go d’ouvrir Messenger afin de passer votre commande. Ce sera l’occasion d’abord de faire un bel investissement en soutenant une démarche originale, et ensuite de passer de très bons moments de lecture.

d’après JAZZMANIA.BE

… Mais n’en parlons plus
je vous prie
Tout cela n’a aucun sens
et de plus
au milieu du silence
quelqu’un risquerait
de nous entendre
ne rien nous dire.

Jean-Pierre Froidebise


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Plus de musique…

LEOTARD : textes

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Je rêve que je dors (1996)

Je voudrais te parler encore
Mais voilà que tu t’endors
Tu sais
Tu parles en dormant
Pas avec moi
Mais parfois même tu ris
Ou tu chantes
Alors moi j’attends
Dans les phrases, les mots absents
L’illumination terrible
D’un son d’une merveille
Et je dis encore je t’aime
Mais c’est pour laisser mon souffle
Traîner dans tes cheveux
Tu souris en rêve
Tu dors
Oh peut-être qu’il ne faut pas
Trop souvent dire je t’aime
Oui, c’est comme vouloir s’assurer
Du cœur et des baisers
Douter de soi-même
Pourtant je continue
Je te le dis encore : je t’aime
Je veux encore parler
Mais voilà que tu t’endors
Alors
Je rêve que je dors

Philippe Léotard (1940-2001)

Philippe Léotard, digne descendant d’un autre Léo réussit à se détacher des clones et à clamer ses vérités. Il a enregistré à Bruxelles son troisième album avec des musiques et des arrangements subtils signés Art Mengo et Jean-Pierre Mader. Là-dessus, il nous balance ses textes poèmes, mi-chantés, mi-lus de sa voix de comédien chanteur, écrits dans la lignée d’un Blaise Cendrars. Ce chanteur vrai à l’extrême sait viser juste, question émotion (“Lonesome Piéton“, “Penguin Song“, “Rhétorique encéphalée“, “On ne s’en va pas“). Léotard appartient à cette race de comédiens (Jeanne Moreau, Serge Reggiani) qui ont magnifié la chanson au rang d’art majeur.” [Platine – Novembre 1996]


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Savoir-citer…

Splendeur et misère du hula

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L’histoire du hula est intimement mêlée à celle de Hawaii, son évolution suit celle du pouvoir politique ainsi que les mutations de la société. La situation de la danse avant la découverte des îles par les Européens demeure bien évidemment inconnue, faute de témoignages écrits ou iconographiques. Seuls les récits des premiers explorateurs, dont James Cook qui découvrit l’archipel en 1778, permettent d’appréhender la réalité. Cook lui-même n’a pu assister à une cérémonie de hula, il écrit : “Nous ne vîmes pas les danses dans lesquelles ils se servent de leurs manteaux et bonnets garnis de plumes ; mais les gestes des mains que nous vîmes à d’autres occasions, quand ils chantaient, nous montrèrent qu’elles doivent ressembler à celles des îles méridionales,  bien qu’il y ait moins d’art dans leur exécution. “

Ce n’est qu un demi-siècle plus tard, avec Willlam Ellis, que vont apparaître les premières descriptions de la danse et que le terme de hula, alors transcrit “hura“, va faire son apparition dans la langue anglaise. La danse et le chant, qui composent le hula, forment un tout indissociable, à caractère sacré. La danse ne constitue donc pas un divertissement, accessible à tous, mais bien un rite, confié à un corps de danseurs spécialement éduqués et entraînés, soumis à la stricte observance de tabous (kapu, en hawaiien). Si, à l’origine, les interprètes étaient aussi bien des hommes que des femmes, seuls les hommes pouvaient pratiquer le hula durant les cérémonies du culte au temple. Ce n’est que plus tard, lorsque les guerres, puis les cultures, occupèrent trop les hommes pour leur permettre de consacrer les années d’entraînement rigoureux nécessaires à la formation d’un danseur de hula, que les femmes prirent leur place.

Nathaniel B. Emerson fait le récit d’une scène d’initiation de danseurs de hula ; ainsi découvre-t-on que, le jour précédent son admission dans la corporation, peu avant minuit, le danseur se plongeait, en compagnie des autres, dans l’océan. Ce “bain de minuit” était soumis à un rituel bien particulier : la nudité totale, considérée comme “l’habitat des dieux“, était requise et, à l’aller comme au retour, il n’était permis que de regarder devant soi; se retourner, regarder à gauche ou à droite était formellement proscrit.

Les dieux auxquels les danses étaient consacrées, dans l’espoir de se les concilier, étaient nombreux mais, parmi ce panthéon, Laka était considérée comme la protectrice (“au-makua“) du hula ; des sacrifices lui étaient offerts, des prières et des chants lui étaient dédiés qui révèlent l’étendue de son domaine : “Dans les forêts, sur les crêtes des montagnes se tient Laka, Séjournant à la source des brumes, Laka, maîtresse du hula…”

Le terme de hula est en fait un terme générique, regroupant une variété de styles dont le nom évoque généralement les gestes ou les instruments utilisés. Ainsi, par exemple, en est-il du hula kala’au, les kala’au étant des bâtons de bois, de longueurs inégales, que l’on frappe l’un contre l’autre. William Ellis en donne une description précise : “Cinq musiciens avancèrent d’abord, chacun avec un bâton dans la main gauche, de cinq ou six pieds de long, environ trois ou quatre pouces de diamètre à une extrémité et se terminant en pointe de l’autre. Dans sa main droite, il tenait un petit bâton de bois dur, de dix à neuf pouces de long, avec lequel il commença sa musique, en frappant le petit bâton sur le grand, battant la mesure tout le temps avec son pied droit sur une pierre, placée sur le sol, à côté de lui, dans ce but. “

Autre danse décrite par Ellis, le hula solennel ou hula ‘ala’apapa est accompagné du ipu huta, “une grande calebasse, ou plutôt deux, une de forme ovale d’environ trois pieds de haut, l’autre parfaitement ronde très soigneusement attachée à celle-ci, ayant aussi une ouverture d’environ trois pouces de diamètre au sommet”, toujours selon Ellis. On peut encore citer le hula noho i lalo (danse assise), le hula pa’i umauma (où l’on frappe sur une caisse), le hula pahu (danse du tambour), le hula kuolo (danse agenouillée), le hula’uli ‘uli…

Les instruments le plus couramment utilisés sont donc les bâtons de bois (kala’au), la calebasse (ipu hula), le tambour (pahu hula) composé d’un rondin évidé sur lequel est tendue une peau de requin, la gourde-hochet (‘uli’uli), les bracelets en dents de chiens (kupe’e niho ‘ilio), le bambou (pu’ili)… En fait, les trois grandes familles d’instruments sont représentées par les quelque dix-sept instruments dénombrés par les musicologues.

Le roi David Kalakaua devant Iolani Palace (Honolulu) © fr.m.wikipedia.org

Intimement liée à la religion, la danse va suivre son déclin. La société hawaiienne, soumise à un système de kapu strict, va progressivement connaître une mutation. Kamehameha Ier avait réussi pour la première fois l’unification de l’archipel (vers 1795), accroissant son prestige et celui de la fonction royale. À un système politique fort et autoritaire correspondait une religion omniprésente aux mains d’un clergé puissant ; le roi est alors assimilé aux divinités. À la mort de Kamehameha Ier, en 1819, son fils Liholiho règne sous le nom de Kamehameha II. Le jeune roi est soumis à la pression de sa mère et de l’épouse favorite du roi défunt, Kaahumanu, qui cherchaient à affaiblir le pouvoir des prêtres. En effet, la religion est un obstacle à l’ambition de ces femmes, puisque les kapu les excluent, notamment, des débats politiques. Ainsi Kamehameha II décidera-t-il l’abandon de la religion de ses ancêtres et ceci avant même l’installation des premiers missionnaires. Ces derniers, à leur arrivée, trouveront donc une société en pleine mutation, à la recherche de nouvelles valeurs et s’implanteront d’autant plus facilement.

Les missionnaires vont introduire les chants religieux, les hymnes qui vont séduire les Hawaiiens pour qui ce type d’harmonie est inconnu. Les hommes d’église vont jouer de cette fascination pour mieux introduire leur religion ; les Hawaiiens vont apprendre ces hymnes (appelés par eux himeni) par cœur, avec l’influence que l’on devine sur leurs compositions musicales ultérieures et même sur l’orchestration des hula traditionnels. De plus, les missionnaires vont user de leur influence pour interdire le hula, jugé obscène en raison de la lascivité de certains de ses gestes.

A partir de cet instant, l’occidentalisation de la musique hawaiienne est inéluctable : de nouveaux instruments sont introduits par les immigrants (la guitare, venant de la côte ouest des États-Unis, la braguinha, venant de Madère, et désormais appelée ukulele) Cet instrument, qui passe pour typiquement hawaiien, est donc une importation récente. Le roi Kamehameha V lui-même décide de s’attribuer un orchestre royal à l’instar des souverains européens ; il demande au gouvernement prussien de lui envoyer un chef-d’orchestre confirmé : c’est ainsi que Heinrich Wilhelm Berger débarque à Hawaii, en 1872. Berger, naturalisé Hawaiien en 1879 et surnommé le “Père de la musique hawaiienne”, va arranger à l’occidentale de nombreux chants hawaiiens et composer bon nombre d’œuvres “dans le style hawaiien”, achevant le processus d’occidentalisation de la musique.

C’est également dans la seconde moitié du XIXe siècle que va affluer la main-d’oeuvre d’origine étrangère, en raison notamment de l’essor de la production du sucre. En effet, les Hawaiiens considéraient qu’ils avaient assez de terres pour satisfaire leurs propres besoins. Le labeur monotone des plantations ne les attirait nullement ; ainsi décida-t-on de faire venir des Chinois en leur offrant des contrats de travail à long terme. Il en ira de même des Japonais, des Philippins, des Portugais… Les mariages mixtes vont très vite se multiplier et Hawaii va devenir une société pluri-culturelle, perdant aussi de son identité.

Le règne de David Kalakaua (1874-1891) se caractérise par une “renaissance hawaiienne”. Le roi, soucieux de ses prérogatives, fait promulguer une nouvelle constitution qui restaure l’autorité royale. De même, il suscite un retour aux valeurs hawaiiennes traditionnelles. Sous son règne, le hula, agonisant parce que jugé obscène par les missionnaires, ressuscite. Un pan entier de la culture hawaiienne est néanmoins à jamais perdu et, malheureusement, cette renaissance finira avec la disparition du souverain.

La reine Liliuokalani et la couverture de son oeuvre © homeyhawaii.com

Sa soeur, la reine Liliuokalani, est elle-même compositrice, mais elle opère une sorte de synthèse entre les thèmes hawaiiens anciens et les influences occidentales qui aboutit à une production assimilable à de la variété. Sa création la plus célèbre, Aloha Oe est un “hit” à Hawaii depuis plus de quatre-vingts ans. Malgré les conseils de son entourage, la reine Liliuokalani cherchera à poursuivre, sur le plan politique, le projet de son frère : renforcer le pouvoir royal. Les Américains, dont les intérêts financiers dans le royaume sont d’importance, voient cela d’un mauvais œil. En janvier 1893, avec l’aide des marines, un groupe de citoyens américains renverse la reine et la contraint à abdiquer. Un gouvernement provisoire est constitué par des citoyens américains, qui proclame la république. Le 14 juin 1900, Hawaii devient, malgré elle, un territoire américain.

L’américanisation achèvera l’acculturation : désormais, c’est le jazz qui domine la scène musicale et les airs traditionnels sont accommodés à cette sauce. Sur le continent américain, les danseurs de hula se produisent en attraction dans les music-halls et les cirques. Hollywood récupère le hula, dont elle fait un accessoire de sa machine à fabriquer du rêve. Elvis Presley interprétera le Aloha Oe de la reine Liliuokalani et, dans les années ’50, le hula va inspirer une nouvelle mode, celle du hula hoop (le terme fait son entrée dans la langue anglaise en 1958). Le 21 août 1959, Hawaii devient le cinquantième état des Etats-Unis.

Il faut attendre les années ’70 pour voir se dessiner une réaction à cette acculturation massive. De jeunes Hawaiiens cherchent à retrouver les chants et les gestes de leurs ancêtres et, en quête d’authenticité, questionnent les anciens. C’est seulement à cette époque que les mouvements corporels retrouvent de cette lascivité qui les avait fait proscrire par les missionnaires. Mais faute de témoignages suffisants, ces reconstitutions, comme celles de l’époque de Kalakaua, sont hypothétiques. Aussi d’aucun préfèrent-ils créer de nouvelles chorégraphies, inspirées de la tradition ; par exemple, une nouvelle version de la cérémonie d’initiation est instituée, basée en partie sur les récits d’Emerson. Cela atteste néanmoins d’une volonté, de la part d’une population jeune, devenue minoritaire sur le territoire de ses ancêtres, de retrouver son identité et d’en assurer la pérennité.

Parallèlement, le développement du tourisme, devenu la première source de revenu de l’archipel, favorise l’éclosion de spectacles soi-disant traditionnels ; on assiste ainsi à une évolution paradoxale : d’une part des spectacles “grand public” livrant une imagerie hollywoodienne et, d’autre part, de nouvelles écoles de hula cherchant à retrouver une gestuelle et, partant, une philosophie proches de la tradition.

Philippe Vienne

  • Image en tête de l’article : danseuse hawaiienne, années ’60 © Alan Houghton
  • Cet article est une version remaniée d’un article publié dans la revue “Art&fact” n°11 (1992), sous le titre “Le Hula, splendeur et misère de la danse à Hawaii“, où l’on trouvera les notes et références bibliographiques.
  • Plus de Hawaii sur wallonica.org…

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Plus d’arts de la scène…

JACOBS : L’auteur de Blake et Mortimer était baryton à l’Opéra de Lille

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On le connaît principalement pour ses deux héros, le capitaine Francis Blake et le professeur Philip Mortimer. Le dessinateur belge Edgar Pierre Jacobs s’est également illustré à l’opéra dans les années 20, alors baryton dans la troupe de l’Opéra de Lille.

Blake et Mortimer, personnages d’opéra ? Si les célèbres héros de la série homonyme créée par Edgar Pierre JACOBS (1904-1987) n’ont jamais démontré de talents de chanteurs, ils entretiennent néanmoins des liens certains avec l’univers lyrique.

C’est ce qu’a découvert le site d’information lillois Vozer, qui s’est arrêté au Centre belge de la bande dessinée. A l’occasion des 75 ans de la série d’aventures des deux élégants britanniques, l’exposition “Le secret de l’Espadon” revient sur les années du dessinateur passées sur les planches de l’Opéra de Lille. Né le 30 mars 1904, Edgar Pierre Jacobs se découvre rapidement des intérêts croisés entre le dessin et l’histoire, qui font naître une vocation de “peintre d’histoire”. A treize ans pourtant, il tombe amoureux de la voix en assistant au Faust de Gounod à Bruxelles, au Théâtre des Galeries.

Comédien figurant au Théâtre de la Monnaie après la guerre et en parallèle de sa formation à l’Académie des Beaux-Arts, il exerce son crayon comme dessinateur sur commande, puis en travaillant pour la presse ou pour des catalogues de grands magasins.

E.P. Jacobs © domaine-de-monteclin.fr

Alors qu’il se produit comme choriste au Théâtre de l’Alhambra en 1922, Edgar Pierre Jacobs intègre le Conservatoire Royal de Bruxelles après son service militaire en 1924. Il en sort avec un premier prix d’excellence avant de rejoindre la troupe de l’Opéra de LilleAida de Verdi, Lakmé de Delibes, Faust de Gounod ou encore Tosca de Puccini lui ont confié autant de rôles à sa voix de baryton. La crise de 1929 a malheureusement raison de ses ambitions, et le chanteur belge se retrouve dans son pays natal sans emploi.

En 1944 pourtant, une rencontre majeure ouvre une voie nouvelle à la carrière atypique de l’artiste qui devient coloriste pour Georges Rémi (Hergé), sur les albums de Tintin. Cette collaboration permet à Blake et Mortimer de voir le jour, en bonne place dans le premier tome du Journal de Tintin. Dans une interview de 1982 restituée par l’INA, Edgar Pierre Jacobs souligne avec humour ses divergences avec son compatriote concernant le traitement des personnages lyriques : Je ne suis absolument pas d’accord avec lui ! Je n’aurais jamais créé la Castafiore.”

Dans ce même entretien, le dessinateur fait le lien entre ses deux métiers successifs : Des spécialistes de la BD ont trouvé qu’il y avait un petit air d’opéra dans mes histoires. L’opulence des décors et en même temps de la mise en scène faisait penser à un opéra. Ce que je ne nie pas d’ailleurs.” Muettes sur le papier, les voix de ses personnages ont elles aussi une identité lyrique : Blake serait ténor tandis que Mortimer aurait une tessiture de baryton. [d’après FRANCEMUSIQUE.FR]


[RTBF.BE, 21 janvier 2022] “Tout, vous saurez tout sur le papa de Blake et Mortimer dans cette biographie dessinée. Qui n’a jamais eu entre les mains un album d’Edgar P. Jacobs ? La Marque Jaune, Le Secret de l’espadon, L’affaire du collier, La Vallée des Immortels… Au total, la célèbre série Blake et Mortimer compte pas moins de 19 aventures publiées en 27 albums.

© Glénat
Un savant mélange de réalisme et de science-fiction

C’est en 1943, dans la série Bravo, dans Le Rayon U que les lecteurs auront eu un avant-goût de la saga Blake et Mortimer. Si vous aimez les aventures du capitaine Francis Blake, cet ancien pilote de la Royal Air Force, directeur du MI5, et de son ami Philip Mortimer, grand spécialiste en physique nucléaire au Royaume-Uni, alors vous risquez d’apprécier la nouvelle biographie du papa de ces 2 héros.

Une biographie dessinée

Le Rêveur d’Apocalypses, c’est le titre de cette BD et, même si ce n’est pas la 1ère biographie dessinée consacrée à E.P. Jacobs, c’est certainement l’une des plus intéressantes car le scénario est signé François Rivière qui a très bien connu Edgar P. Jacobs.

Een “echte Brusseleir”

On ne s’en rend pas toujours compte mais notre belle capitale est un élément clé dans l’univers de nos 2 héros.

Ce qu’on ignore souvent, c’est qu’il y a beaucoup de Bruxelles dans les différents albums de Blake et Mortimer.

Comme on le découvre dans la BD, qui contient plein de scènes se déroulant à Bruxelles, c’est le port de Bruxelles qui a servi de principale source d’inspiration à Jacobs pour recréer les docks de Londres dans son album mythique La Marque jaune.

Edgar P. Jacobs est né le 30 mars 1904 à Bruxelles, dans le quartier du Sablon. Ses parents habitaient au 160, rue Louis-Hap, près du Musée du Cinquantenaire. Par après, Jacobs a également vécu à Woluwe, avant de terminer sa vie dans le Brabant wallon.

Passionné par l’opéra, Jacobs a fréquenté assidûment le Théâtre de la Monnaie. Il s’est formé au dessin à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles et à l’art vocal au Conservatoire royal de Bruxelles.

Le saviez-vous ?

Pour la petite info, Edgar P. Jacobs a été pendant des années l’assistant d’Hergé lorsque celui-ci habitait avenue Delleur à Boitsfort. La villa du professeur Bergamotte dans Les 7 boules de cristal s’inspire d’ailleurs d’une maison dans cette avenue (on peut toujours la voir aujourd’hui). Malheureusement, il n’a jamais été crédité. Du coup, il a décidé de voler de ses propres ailes et de créer Blake et Mortimer.

Nous ne sommes pas des grands spécialistes en la matière mais nous avons fait appel à l’excellent Mathieu Van Overstraeten, notre spécialiste BD du 6/8 TV pour en apprendre plus sur cet univers captivant.nSi le monde de la BD vous intéresse, je vous invite à consulter le site de Mathieu Van Overstraeten. C’est bien ficelé, pro et de qualité ! De quoi vous donner envie de vous replonger dans quelques bonnes BD d’hier et d’aujourd’hui.”


EAN 9782344003916

[LIBREL.BE] “Amateur d’art antique égyptien, collectionneur d’armes en tous genres, chanteur lyrique amoureux de la scène… Avant d’être le créateur de Blake et Mortimer, Edgar P. Jacobs est un homme d’une grande curiosité, animé par des passions nombreuses qui ont toute sa vie transporté son imagination. Ainsi, à 18 ans, il se rêve davantage en chanteur d’opéra qu’en dessinateur de bande dessinée. Malgré un passage à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, il préfère considérer le dessin comme un gagne-pain et non comme une véritable vocation. Mais la guerre arrive et dans les années 1940, les Allemands exigent que le contenu de la série américaine Flash Gordon soit repris et modifié. La tache revient à Jacobs qui fournit ensuite au journal les planches de sa première série : Le Rayon U. Plus tard, il rencontre Hergé, l’assiste sur Tintin– sans jamais être crédité – et finit par créer les aventures de deux héros anglais appelés à devenir des incontournables du genre : le colonel Francis Blake et le professeur Philip Mortimer. La bande dessinée est devenue son art et son métier, mais l’histoire de Jacobs ne s’arrête pas là…

À l’occasion de l’anniversaire de la première publication des aventures de Blake et Mortimer dans le journal Tintin il y a 75 ans, voici le portrait biographique de l’un des plus grands auteurs du Neuvième Art. François Rivière, qui s’est longuement entretenu avec le maître de son vivant, y raconte l’artiste au travers de nombreuses et fascinantes anecdotes qui ont constitué la vie de l’auteur belge. Philippe Wurm, l’un des héritiers évidents et revendiqués de la ligne Jacobs, met en scène cette fascinante destinée “à la manière de”, d’un trait fin et précis confondant de mimétisme.

L’ouvrage se déclinera en deux éditions : Jacobs – Le rêveur d’apocalypses propose la bande dessinée complète en couleurs complétée d’un appareil critique succinct détaillant l’homme Jacobs. Jacobs – Le rêveur d’apocalypse – édition spéciale est l’édition luxe du même ouvrage, en noir et blanc, enrichie d’un appareil critique très dense (photographies, cartes postales, documents d’époque, notes, essais…) sur les coulisses de la création de l’oeuvre de Jacobs et les recherches effectuées par Wurm et Rivière. Car le moindre des paradoxes n’est pas que Jacobs a inventé des mondes et des voyages extraordinaires, aux quatre coins du monde et au-delà des univers connus, sans jamais quitter – ou presque – Bruxelles et ses environs…”


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | sources : FRANCEMUSIQUE.FR | RTBF.BE | mode d’édition : compilation, documentation et correction par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © domaine-de-monteclin.fr ; actuabd.com


Plus d’arts visuels…

BAKER : De quel antiracisme Joséphine Baker est-elle le nom ?

Temps de lecture : 12 minutes >

Les voiles tombent, Joséphine Baker enjambe, comme une margelle, les étoffes qui la quittent, et d’un seul pas assuré elle entre dans la nudité et dans la gravité. Le dur travail des répétitions d’ensemble semble l’avoir un peu amincie, sans décharner son ossature délicate. Les genoux ovales, les chevilles affleurent la peau brune et claire, d’un grain égal, dont Paris s’est épris. Quelques années, et l’entraînement, ont parfait une musculature longue, discrète, ont respecté la convexité admirable des cuisses. Joséphine a l’omoplate effacée, l’épaule légère, mobile, un ventre de jeune fille, à nombril haut. […] Grands yeux fixes, armés de cils durs et bleus, pommettes pourpres, sucre éblouissant et mouillé de la denture entre les lèvres d’un violet sombre, — la tête se refuse à tout langage, ne répond rien à la quadruple étreinte sous laquelle le corps docile semble fondre… Paris ira voir, sur la scène des Folies, Joséphine Baker, nue, enseigner aux danseuses nues la pudeur.

COLETTE, La Jumelle noire (1936)


1934, éditorial de l’Hebdo de la jeunesse catholique française © licra.fr – leddv.fr

[LETEMPS.CH, 17 décembre 2013] Pour ceux et celles qui ne s’en souviennent pas, Joséphine Baker est la chanteuse de J’ai deux amours, l’icône burlesque de la Revue nègre de 1925, la muse des surréalistes, celle qui a mis le feu au Paris des années folles avec ses danses sauvages, la taille ceinte d’une guirlande de bananes en peluche, cette même banane qui réapparaît à chaque nouvelle éruption de racisme.

Une artiste de music-hall au Panthéon ? […] J’imagine les réactions des comités féministes qui se sont mobilisés et qui verraient ce choix comme un camouflet : une femme, oui, mais seulement si elle est sexy ! Et la fureur des racistes autant que des antiracistes. Les premiers parce que Joséphine a donné à beaucoup l’envie d’être Noire, les seconds parce qu’elle incarne, à leurs yeux, la victime consentante des stéréotypes post-coloniaux. Mais aussi les moqueries des pourfendeurs du politiquement correct : femme, Noire, juive (mais enterrée catholique) et bisexuelle, un carton plein !

Pourtant, Joséphine Baker correspond parfaitement au portrait-robot. Qui sait que cette Américaine vendue à 13 ans à un mari dont elle échappa en lui cassant une bouteille sur la tête, naturalisée Française en 1937, fut une résistante de la première heure (espionne puis pilote dans les Forces libres) ? Qu’elle fut décorée de la Croix de guerre ? Qu’elle a milité pour l’égalité des droits aux côtés de Martin Luther King ? Et qu’elle s’est ruinée à mettre en œuvre son utopie, celle d’un monde sans préjugés, incarné par sa tribu arc-en-ciel, douze enfants d’origines différentes qu’elle a adoptés et élevés comme une fratrie… [d’après LETEMPS.CH]


Elle veut quoi, la négresse ? : c’est la question que lui lança un jour un commissaire… La gloire, l’héroïsme dans la Résistance et même un château : elle voulait tout, Joséphine Baker, et elle a tout eu. Et même quelques belles occasions de dire “merde aux racistes”.


George Simenon et Joséphine Baker (1926) © Fratelli Alinari Museum – Favrod .

Pendant quelques mois, l’artiste de music-hall et l’écrivain George Simenon ont vécu une liaison clandestine et intense, qui s’est achevée en 1927. Il ne voulait pas, dira-t-il plus tard, devenir “monsieur Baker”


[Le Droit De Vivre, revue universaliste de la LICRA, LEDDV.FR] : L’antiracisme de Joséphine Baker ne fut pas un antiracisme de rupture. Elle continuait de parler de “races”, comme dans son pays d’origine, et comme la plupart de ses compagnons de route antiracistes de la LICA. Déléguée internationale à la propagande de la future LICRA [Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme créée en France en 1927] dans les années 1950, enchaînant les meetings à travers le monde, elle défendait un antiracisme réaliste et politique. Son amour pour la France, un pays alors confronté à la décolonisation et à l’immigration, ne l’empêchait pas de lui adresser des rappels à l’ordre.

Militante antiraciste, Joséphine Baker le fut, assurément. Son engagement sur ce terrain en France qui, comme elle eut l’occasion de l’affirmer, n’était pas son « pays d’adoption » mais son « pays tout court », fut placé sous l’égide de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) – le « R » de racisme ne figurait pas encore dans l’acronyme de l’association, fondée en 1927 par le journaliste Bernard Lecache (1895-1968), mais depuis 1934 ses instances dirigeantes inscrivaient l’appellation « LICRA » dans l’entête de leurs courriers et la restituaient de cette façon dans les discours. Le racisme colonial y était dénoncé sans relâche depuis cette même année qui avait connu les émeutes antijuives de Constantine, sans que ne soit remis en cause, au moins avant la Seconde Guerre mondiale, le bien-fondé de la colonisation. Telle était la position réformiste de la gauche républicaine : inscrite dans les traces de Jules Ferry, convaincue de la mission d’élévation de peuples-enfants que s’était octroyée la France à la fin du XIXe siècle, une gauche désireuse de participer à l’émancipation des peuples dont elle accompagnait et soutenait les revendications sociales.

Un antiracisme qui employait le mot « race »

Aux yeux de certains détracteurs d’une histoire qu’ils ne connaissent pas ou mal, cette simple évocation suffirait à discréditer ce qui fut la première organisation militante antiraciste en France. Une association, diraient-ils, incapable de penser la décolonisation, l’indépendance et la liberté de peuples, la discrimination, le principe de construction sociale des races au prétexte que ses militants ne furent pas à même de se dégager de leur époque ou de prédire l’avenir.

À écouter Joséphine Baker s’exprimer aux côtés de la LICA, dont elle fut la déléguée internationale à la propagande au cours des années 1950, on mesure il est vrai la persistance de la pensée raciale dans la société française, des années après l’écrasement du régime hitlérien. L’Unesco avait beau avoir disqualifié la notion de race dans une série de brochures, celle-ci demeurait un cadre mental stable pour appréhender l’altérité. Dans l’émission-débat Liberté de l’esprit diffusée le 24 juillet 1959, le président de la LICA, le journaliste Bernard Lecache, pouvait diviser sans aucune réserve l’humanité en groupes « raciaux » de couleur. C’était l’époque où le général de Gaulle, selon les propos rapportés par Alain Peyrefitte (C’était de Gaulle, 1959), affirmait : “Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne.” Le mot race était d’un usage banal, sans que ceux qui l’employaient aient eu véritablement le sentiment d’alimenter un processus de racisation.

L’objectif d’une égalité juridique réelle

La conscience de la problématique attenante à l’emploi d’un mot-piège n’était pourtant pas ignorée de tous. Vingt ans plus tôt, alors que venait d’être adopté le décret-loi Marchandeau, le 21 avril 1939, qui sanctionnait pour la première fois, en France, l’injure et la diffamation à raison de l’appartenance à une race ou à une religion, le militant de la LICA Georges Zerapha regrettait la mention du terme dans la législation : “Moi, Juif, je ne me sens appartenir à une race quelconque. S’il plaît au raciste de m’identifier comme tel, libre à lui, mais l’individualiste républicain qui combat cette thèse n’aurait dû adopter la terminologie de l’adversaire, qu’en citant ses références. Sinon, il semble approuver la thèse raciale. » Et Zerapha d’ajouter : “Le texte aurait dû dire par exemple : “Les individus ou citoyens désignés par certaines thèses ou conceptions ou propagandes, comme appartenant à une race ou catégorie raciale.”

La subtilité d’un Zerapha n’empêchait cependant pas l’usage, au sein même des instances antiracistes, d’un vocable maintenant le principe d’une possible catégorisation des êtres humains, identifiés sur la base de leur couleur ou de leur “origine”. C’est là l’un des paradoxes constants de l’antiracisme d’hier et d’aujourd’hui, dont la manière de décrire et de nommer est à même de renforcer les croyances et les attitudes qu’il combat.

Le Droit de Vivre, 14 novembre 1936
Le Droit de Vivre, 14 novembre 1936

C’était une évidence, il y avait des noirs, des blancs, des rouges et des jaunes, mais tous devaient s’unir pour combattre les préjugés et la haine. La question de savoir si certains mots pouvaient être dotés d’un effet performatif ne fut pas réellement posée durant ces années d’avant et d’après-guerre. On pouvait tout simplement être de race blanche et combattre avec ses congénères noirs pour que la société, multiraciale, devienne authentiquement post-raciale. Le mot race n’avait ainsi –du moins dans l’intention– qu’une valeur descriptive. Le racisme, lui, était combattu, aux fins de l’égalité juridique réelle. Parler de races ne prêtait pas à confusion puisque les militants répétaient à l’envie leur aspiration à dépasser les différences pour s’en tenir à l’humain.

Combattre les discriminations sur le sol français

Il y avait bien des carences dans l’appréhension du racisme présent dans la société française. Elles s’expliquaient pour partie par l’effet d’écran opéré par des contre-modèles politiques, hautement répulsifs : l’Allemagne nazie, l’Amérique ségrégationniste, l’apartheid sud-africain. La France, à l’évidence, était loin de ces racismes d’État. Mais les militants antiracistes n’étaient pas aveugles à ce qui se déroulait sur le sol français, dans une société où, depuis 1945, on se scandalisait officiellement des discriminations les plus visibles, lorsque des hommes de couleur se voyaient refouler d’hôtels ou de restaurants, où des élus de la République dénonçaient avec véhémence l’inégalité de traitement des anciens combattants ou des travailleurs, selon qu’ils fussent blancs ou noirs. Tout cela existait dans la France des années 1950 et 1960 ; tout cela était dénoncé par un antiracisme authentiquement politique. Nous méconnaissons généralement cette réalité aujourd’hui. Mais les pouvoirs publics, eux, ne l’ignoraient pas, comme le montrent un certain nombre d’initiatives législatives qui furent prises ou simplement envisagées à l’époque.

Réconcilier les « races » sans hiérarchie

Joséphine Baker ne pouvait échapper à cet héritage « racial », au cours des années 1950-1960, qui furent ses années de militantisme actif au sein de la LICA et du Rassemblement mondial contre le racisme, structure d’envergure internationale que l’association avait mis en place dès 1936. Elle employait le mot race dans ses interventions, un réflexe qu’elle devait tant à ses origines nord-américaines qu’aux usages en vigueur dans son pays d’élection.

Le 28 décembre 1953, devant la salle comble de la Mutualité, à Paris, elle dit sa joie d’avoir été accueillie en France, sans que l’on s’occupât de sa race. Si elle affirmait ne pas croire en la “supériorité de la race blanche” pas plus qu’en la “supériorité de la race de couleur”, elle se pressait d’ajouter qu’il n’y avait qu’une seule race, la race humaine… pour mieux expliquer dans la phrase suivante que la discrimination pouvait être pratiquée “entre les gens d’une même race et également race contre race”. Quand elle décrivait la situation en Afrique du Sud, elle parlait des deux millions de personnes de “race blanche”, expliquant que les gens de sa race vivaient dans une condition inférieure. Elle constatait aussi qu’avec “la rapidité du progrès dans les transports, les peuples [allaient] se contacter plus facilement, et petit à petit la pureté des races [allait] disparaître”. Elle pouvait rendre compte du Brésil comme d’un pays où “la population [était] mélangée entre les races rouge, jaune, noire et blanche“. Aux États-Unis, racontait-elle, elle avait été invitée à parler, dans des réunions, avec des “gens de [sa] race“. Elle évoquait aussi la race sémite… À l’occasion du 30ème anniversaire de la LICA, en mai 1957, elle affirma à l’auditoire qu’elle était “de la race nègre, et très heureuse de l’être“. Et elle fut applaudie.

Le symbole d’une « tribu arc-en-ciel »

Joséphine Baker expliquait avoir adopté cinq enfants, dont “un bébé français de la race blanche”. En toute logique, Le Droit de Vivre, journal de la LICA, percevait cette “tribu arc-en-ciel » comme une forme d’accomplissement de l’idéal antiraciste : cinq gosses de cinq origines différentes qu’elle élèvera ensemble en respectant leur langue, leurs coutumes, leur religion.” Respecter les coutumes et les religions des enfants ? Ne faut-il pas voir là les prémices d’un antiracisme différentialiste dont on sait qu’il ouvre la porte à des formes d’essentialisation culturelle éloignée, sinon opposée, aux principes de l’antiracisme universaliste ? Joséphine Baker apporta la précision suivante à la Mutualité, le 28 décembre 1953 : “Ces cinq petits enfants seront élevés à la campagne, en Dordogne, dans une ambiance de culture française, pour donner l’exemple de la démocratie réelle et pour prouver que si on laisse les êtres humains tranquilles, la nature fera le reste car je voudrais qu’ils grandissent en respectant toutes les races, toutes les religions, toutes les croyances et tous les points de vue des peuples.” La culture française, garante de la liberté d’expression de toutes les identités –même si le mot est alors absent du vocabulaire antiraciste–, dans une France pensée comme un espace politique capable d’accueillir l’altérité, la nature se chargeant de faire le reste. L’antiracisme comme fluidifiant de cette opération mariant l’amour de la France, de la République, de ses principes et de ses valeurs, et la libre conservation et expression de ses opinions et croyances.

Cet antiracisme, cela apparaît assez nettement dans les archives, n’est pas d’une immense rigueur conceptuelle. Une lecture superficielle et décontextualisée des prises de parole de Joséphine Baker pourrait conduire à refuser au personnage le statut de militante antiraciste. Pour aller jusqu’au bout d’une propension actuelle à faire fi de l’histoire et à relire le passé à l’aune d’un sectarisme idéologique, il pourrait être dit que son antiracisme ne fut que celui d’une vedette – il y en aura tant par la suite… – qui en avait oublié jusqu’à sa propre couleur et cultivait une forme de déni face à la colonisation ou à l’oppression d’une société blanche. Celle-ci n’accordait-elle pas à quelques artistes et intellectuels venus trouver refuge sur cette terre de liberté qu’était la France, ce qui était refusé à la majorité des peuples colonisés (ou ex-colonisés) et aux immigrés ?

Un message d’égalité et d’union des êtres humains

Il faut en réalité prendre la mesure de l’engagement de cette femme, portant la parole du refus des différences entre les races, les religions et les croyances, à une époque où le principe de la condamnation des formes les plus explicites du racisme et de l’antisémitisme cheminait bon an mal an dans la société française, notamment sous l’effet de l’action militante.

Déléguée internationale à la propagande, Joséphine Baker porta avec une énergie farouche un message d’égalité et d’union des êtres humains. Elle pouvait s’appuyer sur une expérience personnelle forte, témoignant de la situation aux États-Unis, où elle avait subi, au gré de ses pérégrinations, des manifestations de franche hostilité. Cette énergie la conduisit à prêcher la parole antiraciste en Amérique du Nord, en Amérique latine, en Europe, effectuant sur le territoire français, en 1957, une tournée de quatre mois qui connut un écho considérable.

L’expérience et le témoignage d’une fraternité française

Les détails de ses différentes étapes sont rapportés par le Droit de Vivre. La liste des villes parcourue est considérable : d’Est en Ouest, du Nord au Sud, Joséphine Baker attire les foules, enthousiastes, admiratives. Son charisme séduit. Un journaliste de L’Union rend compte de son passage à Châlons-sur-Marne : “grâce au sourire de Mme Joséphine Baker, la LICA a converti à l’antiracisme les Châlonnais.” Ce 17 janvier 1957, l’invitée d’honneur arpente la collégiale Notre-Dame-en-Vaux, les caves de champagne… Elle est accueillie par le préfet, “en présence des plus importantes personnalités de la ville”. On doit refuser du monde à sa conférence, dans la grande salle d’honneur de l’hôtel de ville. Cet accueil, en présence des autorités politiques et ecclésiastiques de la ville, l’afflux des habitants, se répète à chaque étape de son parcours : 400 personnes à Épernay le 18 janvier ; 700 à Reims le 19 ; 400 à Laon le 20, aux côtés de Jean Pierre-Bloch ; 1 500 à Toulouse le 30 janvier à la chambre de commerce, où l’accueillent le maire, le bâtonnier, les représentants des associations résistantes… des centaines d’autres à Dijon le 1er février au palais des Ducs de Bourgogne ; à Dôle, Souillac, Bergerac, Périgueux, Brive-la-Gaillarde, Bordeaux, Montpellier, Mulhouse, Strasbourg, Luxembourg, avec les élus du Grand-Duché… Poursuivre la liste de ces destinations et événements, dont rendit compte la presse locale, serait ici fastidieux mais permettrait de saisir, d’une manière concrète, un des processus de l’institutionnalisation de l’antiracisme en France.

Au cours des soirées, Joséphine Baker dénonce le préjugé de “race” en s’appuyant sur la situation et des faits dans les États ségrégationnistes, mais aussi en République sud-africaine. Elle ne perd pas de vue son pays, soucieuse de “combat[tre] la discrimination raciale, religieuse et sociale (…) même si [elle] la trouve en France.

Sa période de tournée s’achève en mai 1957. Le 12 mai, elle est présente au 30ème anniversaire de la LICA et elle prononce un long discours, où elle redit son amour profond pour son pays. Elle est heureuse, émue, au milieu de ses amis, de ce monde militant auquel elle témoigne tant d’affection et qui le lui rend bien. Elle explique qu’elle a trouvé en France la fraternité, oubliant les affres liées à sa couleur de peau : “J’ai pu oublier tout à coup que j’étais noire et cela, voyez-vous, cela ne m’était jamais arrivé dans ma vie à 18 ans, d’oublier que j’étais noire.” Personne, explique-t-elle, ne la qualifiait de “négresse” : “Quand j’ai été malade, j’ai été si heureuse de penser qu’un médecin blanc et aussi une infirmière blanche n’avaient pas honte ou peur de me toucher ; ma peau n’était pas tellement désagréable…”

Un rappel de la promesse républicaine

D’aucuns pourraient juger le témoignage peu connecté à certaines réalités qui caractérisaient la société française. Les prises de parole de Joséphine Baker montrent au contraire une volonté de délivrer un message d’amour à ses frères humains, autant qu’elle pouvait le faire à cette époque, autant que son statut de vedette le lui permettait. Son antiracisme ne fut pas un antiracisme de rupture mais un antiracisme réaliste, politique, allant à la rencontre des autorités publiques, des acteurs de la société civile, des Françaises et des Français. Elle s’adressait aux élus, aux fonctionnaires, aux militants, aux citoyens, martelant l’impératif du principe d’égalité. Il n’y avait rien de superficiel dans ses mots. Si Joséphine Baker jouait de sa célébrité et de son charme, enjôlait et minaudait parfois, c’est bien elle qui menait le jeu et contribuait effectivement, sinon à « convertir », tout au moins à dispenser des rudiments d’antiracisme, une réflexion sur les préjugés, étayée par la richesse de son parcours, un appel à combattre la haine.

Il n’est de fait pas anodin de noter que les derniers mots de son discours du 12 mai 1957, au terme d’une longue tournée, furent les suivants : “Tout le monde regarde vers la France, cette France mesdames et messieurs, qui a déjà donné tant de fois l’exemple de la fraternité et qui peut encore le faire. Mais je vous en supplie, ne laissez pas penser aux gens de couleur qu’ils ont eu tort de croire en vous, qu’ils ont eu tort d’avoir confiance en vous. Ce serait tragique.” Des mots sobres, l’expression d’un antiracisme authentique, mais des mots solennels, conscients, dans une France confrontée à la décolonisation et à l’immigration. Des mots engageants, enfin, de la part de celle qui a tant reçu et tant donné, qui sonnent comme un rappel de la promesse républicaine, à l’heure où cette grande femme trouve enfin sa place au Panthéon.

Emmanuel DEBONO, historien

  • L’article original de l’historien Emmanuel Debono est paru le 1 décembre 2021 sur LEDDV.FR.
  • L’illustration de l’article date de 1934 et est © George Hoyningen-Huene.

Plus de Presse…

WATTS : J’ai détesté les années 60 et 70 (1998)

Temps de lecture : 6 minutes >

TELERAMA.FR. Pilier des Rolling Stones, Charlie WATTS est mort le mardi 24 août à l’âge de 80 ans. Rare en interview, il avait accordé un long entretien en 1998 à Télérama, pour la parution de No security. L’occasion de revenir sur sa place au sein des Stones, de son amour pour le jazz ou encore de sa carrière sur fond de sexe, drogues et rock’n’roll.

Le tambour-major des Rolling Stones est un personnage peu ordinaire. Inconditionnel de jazz, Charlie Watts déteste le rock, ce qui ne l’empêche pas, depuis trente-cinq ans, de battre la mesure du plus grand groupe du monde. Les coups de semonce de Satisfaction, c’est lui. Tout comme les roulements trépidants de Get off my cloud, la frappe cinglante de Paint it black ou le rythme syncopé de Miss You. Trente-cinq années pendant lesquelles il a vécu de l’intérieur une folle épopée, avec son lot de drames, de tournées géantes et d’hystérie collective, sur fond de sexe, drogues et rock’n’roll. Une existence aux antipodes des aspirations de cet homme né en juin 1941 à Londres, et qui exerçait, jusqu’à sa rencontre en 1962 avec Brian Jones, la paisible profession de dessinateur publicitaire. Avare d’interviews (il a passé vingt ans sans faire une seule déclaration…), Charlie Watts s’exprime aujourd’hui à l’occasion de la parution de No security, le nouvel album « live » des Stones.

Depuis dix ans, vous êtes celui qui bénéficie de la plus longue ovation du public chaque fois que Mick Jagger présente les membres des Stones sur scène. Comment expliquez- vous cette popularité ?

C’est dû à la façon dont Mick me présente, non ? [Rires.] Ces ovations sont un immense compliment, mais je me garde bien d’essayer d’expliquer cette popularité. Si on commence à réfléchir à ces choses-là, on devient fou.

No Security a la particularité de présenter certaines chansons en version live pour la première fois.

Et alors ? Mick et Keith ont dû écrire environ cinq cents ou six cents chansons depuis les débuts des Stones. On puise naturellement dans ce vaste répertoire. En concert, il y a toujours une liste de morceaux que le public demande systématiquement. Si vous allez voir un concert de Ringo Starr, vous avez forcément envie de l’entendre chanter Yellow Submarine… Cela dit, nous essayons régulièrement de jouer des titres que nous n’interprétons que rarement, d’où la présence de Sister MorphineMemory Motel, ou encore The Last Time.

Comment définissez-vous votre position au sein des Rolling Stones ?

[Long silence.] Ma position ? Celle de tout batteur : assurer la rythmique, maintenir la cohésion musicale entre chaque instrument et fournir une plate-forme aux autres.

Beaucoup de gens vous considèrent comme l’éminence grise du groupe, le Stone « sage »…

Sage, je ne crois pas. Disons plutôt intègre. Mais je ne me regarde jamais et je refuse d’analyser la façon dont les gens me perçoivent. C’est sans importance.

Quels sont vos rapports avec deux personnalités aussi fortes que celles de Mick Jagger et Keith Richards ?

Personne n’est plus proche de moi et j’ose espérer que la réciproque est vraie. Leurs personnalités sont ce qu’elles sont. Il faut vivre à l’intérieur de leurs sphères, suivre leur direction.

Aimez-vous autant les tournées qu’il y a vingt ou trente ans ?

Je suis incapable de me souvenir des années 60 ou 70 ! Toutes ces années passées sur la route ont fini par former un long et unique show. De notre dernière tournée, je n’ai retenu qu’une file interminable de valises et une foule de gens sans cesse en train de me dire où je dois aller et ce que je dois faire.

Et votre tout premier concert avec les Rolling Stones, au Flamingo Jazz Club de Londres, le 14 janvier 1963 ?

Aucun souvenir, si ce n’est celui d’avoir joué dans cet endroit avant d’avoir fait partie des Stones. Il faut que ce soit Keith, ou jadis Bill Wyman, qui me rappelle tel ou tel événement pour que je m’en souvienne vaguement. Par contre, je revois très bien notre première tournée anglaise, en 1963, dans les cinémas et les petits théâtres, quand nous partagions l’affiche avec les Everly Brothers, Bo Diddley et Little Richard. C’était merveilleux.

Durant trente ans, vous avez combiné votre jeu de batterie avec la basse de Bill Wyman. Son départ, en 1993, a-t-il modifié la formule rythmique du groupe ?

Il me manque énormément, même si nous sommes toujours en contact téléphonique. Mais sur scène, Darryl Jones [le bassiste remplaçant Bill Wyman, NDLR] est un musicien tellement doué et quelqu’un de si gentil qu’il m’est très facile de jouer et de tourner avec lui. Si nous avions aujourd’hui un bassiste à trop forte personnalité, ce serait insupportable. En tournée, il faut partager chaque instant vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour donner deux heures de spectacle… Quant à savoir si Darryl Jones est meilleur ou moins bon que Bill Wyman, ça me semble un débat stérile. Chaque formation de Duke Ellington était unique, magique, pourtant aucun musicien n’était irremplaçable. Les Rolling Stones, c’est Mick et Keith. La force et l’essence du groupe reposent sur leur bonheur et leur longévité. Peu importe qui joue de la batterie ou de la basse avec eux : tant qu’ils seront ensemble, les Stones existeront.

Quelle est la partie de batterie dont vous êtes le plus fier ?

Peut-être celle de Not fade away, sur l’album live Stripped. Mais c’est difficile à dire car je n’écoute jamais les disques des Rolling Stones.

Dans son livre Stone alone, Bill Wyman écrit que vous êtes le seul du groupe à n’avoir jamais pris de drogue dans les années 60 et à être toujours resté fidèle à sa femme. Qu’est-ce qui a motivé cette attitude ?

Avoir toujours aimé ma femme inconditionnellement ! En fait, j’ai détesté les années 60 et 70. Je trouvais la musique de cette période épouvantable et j’avais beau être au cœur de l’action, je n’ai jamais vu de révolution. Seule la naissance de ma fille m’a rendu heureux. Toutes ces gamines hurlant durant nos concerts et le prétendu mode de vie sexe, drogues et rock’n’roll m’ont toujours paru ridicules et malsains. En ce qui concerne la dope, je me suis rattrapé au cours des années 80 en prenant des tonnes de poudre. J’en ai été le premier surpris, ma femme n’a pas compris, mais le plus étonné, c’était Keith Richards ! Je n’avais plus goût à rien, je me méprisais, j’étais parti à la dérive à plus de 40 ans…

Imaginiez-vous faire une carrière aussi longue dans la musique ?

Pas du tout. Avant de faire partie des Stones, j’accompagnais divers artistes au gré des occasions. Au tout début des années 60, Alexis Korner m’a demandé de tenir la batterie au sein du Blues Incorporated. Ma rencontre avec lui fut déterminante : ce jour-là, je suis entré dans mon premier groupe et j’ai fait la connaissance de ma femme ! Alexis était un véritable catalyseur, doté d’un sixième sens pour dénicher des musiciens exceptionnels, comme Jack Bruce par exemple [futur membre de Cream, NDLR], contrebassiste, chanteur et compositeur surdoué. A l’époque, je n’avais jamais entendu le son d’un harmonica, et pour moi, le blues, c’était quand Charlie Parker était triste. Et voilà que Cyril Davies, un chanteur-harmoniciste, débarque de Chicago et se fait engager dans le groupe. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui était en train de se passer… Toute la scène musicale anglaise a explosé grâce aux visions d’Alexis Korner. C’est alors qu’un p’tit gars quitte sa campagne de Cheltenham, une guitare sous le bras et un bottleneck au doigt. Il s’appelle Brian Jones, et la première chose qu’il fait en arrivant à Londres, c’est d’aller voir le Blues Incorporated en concert. C’est comme ça que je l’ai rencontré. Dans la mouvance d’Alexis, il y avait également un dénommé Mick Jagger, qui montait parfois sur scène pour chanter un morceau sous les yeux de son copain Keith Richards

Vous dites ne pas aimer le rock’n’roll, ne jamais écouter les disques des Rolling Stones. N’auriez-vous pas préféré rester dessinateur de publicité ?

Non ! J’ai toujours voulu être batteur, mais j’étais persuadé de ne jamais pouvoir y parvenir. Mon rêve, c’était de devenir Kenny Clarke et d’accompagner les grands maîtres du jazz. Mais ça, c’est une autre paire de manches… Quand j’avais 17 ans, en 1958, je suis allé à Paris pour voir mon idole jouer avec Bud Powell, un pianiste génial, et Pierre Michelot, un bassiste qui avait accompagné Django Reinhardt. Ce monde était mon univers, et j’aimais ces musiciens. Dans le Paris des années 50, le jazz n’était pas, comme aux Etats-Unis, une musique réservée aux Noirs, c’est pourquoi votre capitale était à cette époque la Mecque des musiciens de jazz. Je me souviens qu’il y flottait un parfum très romantique, je me rappelle avoir rencontré Kenny Clarke à Saint-Germain-des-Prés, un homme flamboyant qui vivait une véritable romance avec Paris. Moi-même, j’avais l’impression de vivre dans un film de Fred Astaire.

Les Rolling Stones ont joué du blues, du rock, du rhythm’n’blues, de la soul, du disco, du reggae, mais jamais de jazz. Leur avez-vous suggéré de s’y essayer ?

Non, j’ai simplement conseillé à Mick d’inviter Joshua Redman à venir jouer sur Waiting on a friend lors de notre dernière tournée. Je lui ai également suggéré d’inviter Miles Davis sur certains de nos morceaux, mais malheureusement, ça ne s’est pas fait… Le seul musicien de jazz que Mick ait invité de son propre chef fut Sonny Rollins, lors de l’enregistrement studio, à Paris, de Waiting on a friend, en 1980. Sincèrement, je ne pensais pas que Rollins accepterait. Il l’a pourtant fait et en plus, il a adoré ! Ce fut un enchantement de pouvoir jouer avec celui que je considère comme le dernier géant du saxophone. En tant que simple auditeur, j’ai toujours préféré Sonny Rollins à John Coltrane, dont le succès a fait ombrage à de nombreux saxophonistes.

À force de jouer dans des endroits gigantesques, comme le Stade de France, n’avez-vous pas parfois l’impression d’être une bête de foire dans un grand cirque rock’n’roll ?

Plutôt une petite souris. Il s’agit d’un grand spectacle et mon rôle principal consiste à faire en sorte que Keith ait ses applaudissements. Et puis ces stades géants ne sont vraiment pas faits pour la musique. Tout cela, au bout du compte, n’est que de la comédie.


Plus de scène…

THEATRE NATIONAL : Pelléas et Mélisande (saison 1976-1977)

Temps de lecture : 33 minutes >

Le Théâtre National de Belgique (direction : Jacques Huisman) présente PELLEAS ET MELISANDE, un rêve de Maurice Maeterlinck, dans une mise en scène de Henri Ronse. Les décors, les costumes et les lumières sont de Beni Montresor ; la musique d’Arnold Schoenberg (décor musical de Yvan Dailly, avec la collaboration technique de Willy Paques ; régie de Michel Dailly.).

© Collection privée

C’était la saison 1976-1977, ma mère était costumière au Théâtre du Gymnase liégeois qui accueillait alors la troupe bruxelloise du TNB pour mon premier Pelléas (et mon premier Schoenberg après La nuit transfigurée).
J’en ai gardé le programme, celui-là et les suivants. Etais-je déjà conscient que, bien des années plus tard, il servirait une de nos missions, chez wallonica.org : exhumer et pérenniser des publications qui ont vécu un temps puis, hélas, sont passées aux oubliettes, malgré leur intérêt réel.
La technique au service de l’homme : nous avons scanné et “océrisé” (effectué la reconnaissance de caractères) le programme de l’époque et nous vous le livrons ici en texte intégral (révisé et corrigé), comme à l’accoutumée sans publicités. Le fichier PDF résultant de cette dématérialisation est disponible dans notre DOCUMENTA…

Patrick THONART

Le metteur en scène : Henri RONSE

Il est né à Bruxelles, le 10 mai 1946. Après des études de Lettres et de Philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, il s’en va à Paris, où il donne des articles à plusieurs journaux et revues (N.R.F., Lettres Françaises, etc.). Secrétaire de rédaction de la revue L’Arc, il en dirige plusieurs des numéros spéciaux (Joyce, Georges Bataille). En 1966-67, il fait ses premiers essais de mise en scène au Théâtre-Poème, à Bruxelles.

Henri RONSE (1946-2010)

En septembre 1971 , il fonde, à Paris, le Théâtre Oblique. Il y met en scène : Strindberg, Beckett, Maeterlinck, Artaud, Kafka, Jodelle (Cléopâtre captive), Yeats, Raymond Roussel, Butor, Schoenberg… Le Théâtre Oblique – installé définitivement, en 1974, au Cyrano-Théâtre – devient un important lieu d’échanges : théâtre, cinéma d’avant-garde, concerts, expositions… Des tournées à l’étranger lui donnent une stature internationale.

Au Théâtre de l’Odéon, Henri Ronse a présenté la Rodogune de Corneille (1975) et La Sonate des Spectres (1976) de Strindberg, avec un extraordinaire succès. Il prévoit également la mise en scène de Lulu de Wedekind à New York, et une tournée du Théâtre Oblique aux U.S.A.

Henri Ronse parle de Pelléas et Mélisande

    • TNB : Pelléas et Mélisande, c’est d’abord un opéra. L’Opéra de Debussy ?
    • HENRI RONSE : Non, un opéra qui se trouve dans l’œuvre de Maeterlinck ; une virtualité d’opéra, si vous préférez. Pour la musique de scène, de préférence à Debussy – à une chanson près – j’ai fait appel au poème symphonique de Schoenberg. Schoenberg a parfaitement compris le génie de la pièce. Un génie germanique qui l’apparente aux poèmes musicaux de Wagner. Cette histoire de passion et de mort est dans la ligne de Tristan et Isolde. Oui, en soi, Pelléas et Mélisande est un opéra. Tout tourne autour des rapports de la pièce et de cet opéra englouti qu’elle porte en elle.
    • Et le sujet de cet opéra ?
    • Un rêve. Un rêve qu’a fait Maeterlinck vers 1890. Il a vingt-huit ans. Il écrit, il rêve sa pièce, dans la solitude de sa maison de campagne d’Oostacker, le long du canal de Terneuzen. Plus tard, mûri, il reniera cette œuvre avec toutes celles de sa jeunesse : ces shakespitreries, dira-t-il. Peut-être parce qu’il en a peur, parce qu’elles le dénoncent trop. C’est dans Maeterlinck lui-même qu’il faut trouver la vérité de Pelléas et Mélisande.
    • Et qui est-ce, Maeterlinck ?
    • Un être complexe. Déséquilibré jusqu’à friser par moments la folie. Le poète des Serres chaudes et le champion de boxe. D’un côté l’athlète flamand, fier de ses pectoraux et de ses doubles muscles ; mais derrière cette façade, un homme inquiet, qui a peur, qui se cache. Toute sa vie, il se cachera dans des châteaux de plus en plus vastes. Le château de Pelléas et Mélisande, isolé au milieu d’un pays que ravage la famine, est une préfiguration de cet immense château d’Orlamonde, où l’écrivain finira sa vie, terré, éloigné de toutes les agitations du monde.
    • De quoi a peur Maeterlinck ?
    • De la souffrance, de la mort (il est hanté par la mort). Et surtout, de la violence qui est en lui. Maeterlinck, c’est Pelléas, c’est le poète des Serres Chaudes. Et c’est aussi cette brute de Golaud, le chasseur effréné, couvert du sang des bêtes. Georgette Leblanc, sa compagne, raconte qu’un jour, dans leur maison de Paris, importuné par les miaulements d’une de ses chattes dans le jardin, il va à la fenêtre et l’abat d’un coup de pistolet entre les deux yeux. Il a la hantise des armes à feu. Où qu’il soit, il se promène, autour de sa demeure et tire contre les ombres. A Orlamonde, au soir de sa vie, il reste assis dans une pièce du château, une mitraillette sur les genoux ; il attend les voleurs. Dans Pelléas pour traduire cette hantise, j’ai remplacé toutes les armes blanches par des armes à feu.
    • Maeterlinck, c’est aussi Arkel ?
    • Le jeune Maeterlinck aspire à être Arkel. Il sera Arkel, plus tard, dans Orlamonde. Remarquez qu’ici, dans ce château, où se déchaînent des passions terribles, au milieu d’une province où les pauvres gens meurent de faim , le long des routes, Arkel ne fait rien. Il ne gère rien, ne remédie à rien, n’empêche rien. Il laisse faire ; il regarde avec un étrange fatalisme, mêlé d’une immense pitié. Peut-être sait-il que le château est condamné, ce château se décomposant au milieu des marécages, bâti au-dessus de la pestilence des grottes.
    • Un peu la Maison Usher ?
    • L’âme des personnages aussi se décompose. Quand Golaud entraîne Pelléas dans les souterrains suintant l’eau croupie, se penche avec lui sur le gouffre, tous deux se penchent en même temps sur ce qu’il y a de plus profond, de plus caché en eux-mêmes : les désirs troubles, inavoués ; la complicité sournoise dans le désir de la même femme.
    • Venons-en à cette femme, Mélisande.
    • Elle est l’amour ; elle est la mort. Je crois qu’elle a aimé Golaud. Mais elle aime encore plus Pelléas, non seulement parce qu’il est la jeunesse mais parce que cet amour est frappé d’interdit. Elle est de ces femmes que personne n’arrive à posséder ; qui rêvent de se faire tuer au moment du plaisir, ou plutôt en ce moment de plaisir suprême qui se situe juste avant le plaisir. Elle me fait penser à Salomé (celle de Gustave Moreau), à Judith (celle de Cranach), ces femmes qui se promènent avec une tête coupée et sanglante. Au moment de son dernier rendez-vous avec Pelléas, une scène d’un érotisme violent, où tous les interdits sautent, elle ne fait rien pour se cacher, bien au contraire : “Laissez-moi dans la clarté… Je veux qu’on me voie…“. Obscurément, elle souhaite que Golaud survienne. Et tue.
    • Nous sommes loin de la pure, de l’innocente Mélisande de la tradition.
    • Nous sommes dans un rêve de Maeterlinck. Un rêve mêlé certes de réminiscences de Shakespeare : Pelléas c’est un peu Hamlet ; Mélisande, Ophélie ; Golaud, Othello ; Arkel, Lear après la folie ou Prospéro. Un rêve shakespearien 1890. Un homme de cette fin de siècle rêve de Shakespeare, et de notre impuissance à habiter les grandes figures de Shakespeare. En même temps, il se penche sur lui-même, se découvre avec épouvante. Se découvre enfermé dans une prison mentale, qui prend la forme de murs épais entourant un château gothique. Mais ces murs reposent sur des gouffres…
    • Dans la décoration, cela se traduit par quoi ?
    • Je viens de vous le dire : 1890… un rêve… un anachronisme voulu entre des costumes fin XIXe siècle et les murs d’un château gothique… des murs qui sont aussi ceux d’une prison… ou les parois crâniennes d’un homme parti à la recherche de lui-même… Et puis, ne l’oublions pas, c’est un opéra.
    • Je sais ce que vous allez me demander : qu’est-ce que c’est, un opéra ? Je vous répondrai par une citation de Meyerhold, qui mit en scène La Mort de Tintagiles de Maeterlinck : “Vous n’aimez pas l’opéra ? Tout simplement, vous manquez d’imagination pour vous représenter ce que peut-être un opéra.”

Le décorateur : Beni MONTRESOR

Natif de Vérone (mais c’est près de Venise, précise-t-il), Beni Montresor, italien vivant à New York, étudie la peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Venise et la décoration au Centre Expérimental Cinématographique de Rome. Il débute parallèlement à la radio comme auteur de pièces et adaptateur de contes de fées, collabore au cinéma avec Rossellini, de Sica et Fellini.

Pour Puccini, Menotti, Berlioz, Rossini, Mozart et Debussy, ses décors sont bientôt accueillis par les Opéras les plus prestigieux : le Metropolitan de New York, la Scala de Milan, le Covent Garden de Londres, la Fenice de Venise. Il travaille aussi à Broadway pour le Royal Ballet, le New York City Ballet. La Comédie Française l’engage en 1976. Sélectionné au Festival de Cannes, en 1971, pour la Semaine de la Critique, Pilgrimage, sorte de pèlerinage initiatique est le premier long métrage qu’il écrit. Pour la sortie à Paris de La Messe Dorée, son deuxième film, Claude Mauriac, du Figaro, a écrit: “Beni Montresor est un visionnaire et un poète“. La Messe Dorée va bientôt sortir en Belgique.


Les noces de la vallisnère

© MNHN

Henri Ronse a demandé que soient reproduites ici les lignes que Maeterlinck a consacrées à une plante aquatique : la vallisnère. On y trouve une conception à la fois héroïque et tragique de l’amour. La fleur femelle et la fleur mâle de la vallisnère sont des amants très maeterlinckiens :

La Vallisnère est une herbe insignifiante, une herbe qui n’a rien de la grâce étrange du nénuphar ou de certaines chevelures sous-marines. Mais on dirait que la nature a pris plaisir à mettre en elle une belle idée. Toute l’existence de la petite plante se passe au fond de l’eau, dans une sorte de demi sommeil jusqu’à l’heure nuptiale où elle aspire à une vie nouvelle. Alors la fleur femelle déroule lentement la longue spirale de son pédoncule, monte, émerge, vient planer et s’épanouir à la surface de l’étang. D’une souche voisine, les fleurs mâles qui l’entrevoient à travers l’eau ensoleillée s’élèvent à leur tour pleines d’espoir vers celles qui se balancent, les attendent, les appellent dans un monde magique. Mais arrivées à mi-chemin, elles se sentent brusquement retenues; leur tige, source même de leur vie, est trop courte et elles n’atteindront jamais le séjour de lumière, le seul où se puisse accomplir l’union des étamines et du pistil. Est-il dans la nature inadvertance ou épreuve plus cruelle ? Imaginez le drame de ce désir, l’inaccessible que l’on touche, la fatalité transparente, l’impossible sans obstacle visible. Il serait insoluble comme notre propre drame sur cette terre. Les mâles avaient-ils le pressentiment de leur défection ? Toujours est-il qu’ils ont renfermé dans leur cœur une bulle d’air, comme on renferme dans son âme une pensée de délivrance inespérée. On dirait qu’ils hésitent un instant. Puis, d’un effort magnifique, le plus surnaturel que je sache, dans les fastes des insectes et des fleurs, pour s’élever jusqu’au bonheur, ils rompent délibérément le lien qui les attache à l’existence. Ils s’arrachent à leur pédoncule, et d’un incomparable élan, parmi les perles d’allégresse, leurs pétales viennent crever la surface des eaux. Blessés à mort, mais radieux et libres, ils flottent un moment aux côtés de leurs insoucieuses fiancées. L’union s’accomplit, après quoi , les sacrifiés s’en vont périr à la dérive, tandis que l’épouse déjà mère clôt sa corolle où vit leur dernier souffle, enroule sa spirale et redescend dans les profondeurs pour y mûrir le fruit du baiser héroïque.


Quelques peintres symbolistes belges aux environs de 1890

Fernand KHNOPFF : Près de la mer
Emile FABRY : Les gestes et des visages
Jean DELVILLE : Tristan et Yseult

Les œuvres musicales que vous entendrez au cours du spectacle

Avec la sécheresse d’un communiqué militaire, l’affiche et la fiche  technique de notre programme annoncent : musique de Schoenberg.

C’est loin d’être inexact, si l’on songe que c’est le poème symphonique que Schoenberg écrivit entre 1902 et 1903, d’après l’œuvre de Maeterlinck, et sur les conseils de Richard Strauss, qui sert de support musical à notre spectacle. Nous avons choisi la version du Philharmonique de Berlin, dirigé par Herbert von Karajan (Deutsche Gramophon).

Par ailleurs, en prélude à l’entracte, nous vous faisons entendre la Nuit transfigurée (Verklärte Nacht), autre œuvre de jeunesse de Schoenberg, écrite en 1901, d’après un poème de Richard Dehmel. Primitivement conçue pour sextuor à cordes, l’œuvre fut transposée pour orchestre à cordes, en 1917, par l’auteur. C’est cette façon que nous avons choisie (à regret d’ailleurs, mais la version sextuor est actuellement introuvable sur le marché du disque) : l’English Chamber Orchestra est dirigé par Daniel Barenboïm (HMV).

Toutefois, d’autres œuvres musicales viennent incidemment souligner la pièce de Maeterlinck. A tout seigneur tout honneur, Debussy sera présent, non seulement au début de la deuxième partie, avec la Cantilène des cheveux ; et un peu plus loin encore avec son troisième nocturne, Sirènes ; mais surtout, cette cantilène dont nous venons de parler servira de leitmotiv aux deux protagonistes féminins, Mélisande et Geneviève, tout au long de la pièce.

C’est à la Suite pour violoncelle seul de B. Britten que nous avons emprunté certains soli de cello. Si vous avez l’oreille extrêmement fine, vous percevrez peut-être un chœur du Vaisseau fantôme de Wagner.

Vous entendrez encore un lied de Schumann (tiré de L’Amour et la vie d’une femme) chanté par Kathleen Ferrier, et un court extrait de Folksongs de Luciano Berio, chanté par Cathy Berberian. Une valse de J. Strauss (Les Feuilles du matin) éclairera certains passages de l’œuvre, qui s’achèvera soutenue par la voix de Maria Callas chantant Casta Diva, extrait de la Norma de Bellini .

Yvan Dailly

M. Jacques MAIREL, critique musical du « Soir », venu voir la première de notre « PELLEAS ET MELISANDE » à Spa, soulignait, dans son article la place que tient Schoenberg dans l’accompagnement musical du spectacle. Il terminait par ces mots :

Avec quelques brefs fragments de Debussy, la chanson de Mélisande qui devient comme un leitmotiv accompagnant la marche somnambulique de Geneviève et les jeux d’Yniold ; un violoncelliste qui enchaine ses improvisations à Schoenberg, comme s’il accompagnait quelque récitatif. Et pour finir, sur le tableau figé de ceux qui entourent Mélisande morte, plane le grand air superbe de la Norma de Bellini Casta Diva, ultime trait qui nous distancie de l’œuvre, nous rappelle qu’il ne s’agissait que d’un rêve, projection des fantasmes de Maeterlinck… et d ‘un opéra. Ainsi Ronse utilise-t-il la musique à tous les niveaux de l’expression : pour nous dire la vérité qui se cache derrière les mots, pour nous suggérer, à ses références au premier et au deuxième degré, que nous sommes dans le domaine de l’artifice et de l ‘art, et finalement de la poésie.


Quelques traits pour une image de Maurice MAETERLINCK

Prélude à l’après-midi d’un jeune bourgeois flamand

Ce matin là, en sa maison de campagne d’Oostacker, non loin de Gand, à deux pas du Canal de Terneuzen, M. Maurice prenait son petit déjeuner. M. Maurice était un grand et vigoureux gaillard qui, dans quelques jours allait fêter ses vingt-huit ans. Son papa, riche propriétaire, vivait fort largement grâce aux redevances que lui versaient ses fermiers. Aussi, M. Maurice, jeune avocat, ne devait pas compter sur la générosité de ses rares clients pour lui fournir l’excellent beurre des Flandres que présentement il étalait sur ses tartines.

Un curieux garçon, ce Maurice. On le disait poète. Et en effet, il avait déjà publié – à compte d’auteur, bien entendu, ou plutôt à compte de parents d’auteur – deux plaquettes : Serres Chaudes, recueil de poèmes abscons, auxquels personne ne comprenait rien ; et La Princesse Maleine, un drame en cinq actes, auquel on comprenait moins encore. Il faut bien, n’est-ce-pas, que jeunesse se passe !

De La Princesse Maleine, on avait tiré 30, puis 155 exemplaires. Il s’en était vendu cinq. Quelques exemplaires avaient été envoyés, à tout hasard, aux critiques de Bruxelles et de Paris. Et même l’un d’eux, un jeune inconnu nommé Emile Verhaeren, en avait dit beaucoup de bien.

Donc, M. Maurice mangeait ses tartines. On peut même supposer qu’il les trempait dans sa grande jatte de café. Quand la servante entra. Elle apportait Le Figaro qui venait d’arriver de Paris. M. Maurice jeta un regard sur la première page. Ses yeux s’écarquillèrent. Il lut. Plus il lisait, plus ses yeux s’écarquillaient.

Un article retentissant

En cette première page du Figaro du dimanche 24 août 1890, il y avait, sur deux colonnes, un article d’Octave Mirbeau : Mirbeau, le romancier et dramaturge célèbre, l’homme qui faisait la pluie et le beau temps dans la critique parisienne. Le titre de l’article : Maurice Maeterlinck. Et voici ce qu’on y lisait :

Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck. Je ne sais d’où il est et comment il est. S’il est vieux ou jeune, riche ou pauvre, je ne le sais. Je sais seulement qu’aucun homme n’est plus inconnu que lui et je sais aussi qu’il a fait un chef-d’œuvre un admirable et pur et éternel chef-d’œuvre qui suffit à immortaliser un nom et à faire bénir ce nom par tous les affamés comme les artistes honnêtes et tourmentés, parfois aux heures d’enthousiasme, ont rêvé d’en écrire un, et comme ils n’en ont écrit aucun jusqu’ici. Enfin, M. Maurice Maeterlinck nous a donné l’œuvre la plus géniale de ce temps et la plus extraordinaire, et la plus naïve aussi, comparable et (oserais-je le dire ?) supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare. Cette œuvre s’appelle La Princesse Maleine.

A Paris, dans les salles de rédaction, dans les cafés, dans les salons, dans les rues, il n’allait bientôt plus être question que de Maurice Maeterlinck : cet être surgi du néant, que personne ne connaissait, dont personne n’avait lu une ligne. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, les pays scandinaves allaient se passionner à leur tour. Le Manchester Guardian publierait un article : A New Shakespeare.

Pour le moment, le jeune Maurice Maeterlinck, devant sa tartine inachevée, était à la fois ivre de fierté et frappé d’épouvante : comment allait-il faire, après de tels éloges, pour ne pas décevoir ses lecteurs, pour ne pas sombrer dans le ridicule ? Quant aux bourgeois de Gand, attablés ce soir-là dans leurs brasseries, ils se frappèrent les cuisses et se tordirent d’un énorme rire. M. Maeterlinck père devait avoir payé la forte somme à ce plumitif de Paris pour qu’il balançât aussi impudemment l’encensoir sous le nez de son
rejeton.

Origines et enfance du poète

Les Maeterlinck sont une fort ancienne famille. En l’an 1395, la Flandre fut frappée par la famine. Le bailli de Renaix organisa sévèrement le rationnement. Tous les matins, il faisait distribuer à chaque habitant les quelques mesures de blé auxquelles il avait droit. Si bien que personne, ni riche, ni pauvre, ne mourut de faim dans la ville.  L’excellent bailli fut désormais appelé Maeterlinck, ce qui veut dire le mesureur. Il fut armé chevalier et reçut un écu orné de trois petites louches et tenu par une licorne.

Les descendants de cet homme équitable prospérèrent, si bien que le père de notre écrivain, Polydore Maeterlinck, se trouvait propriétaire de vastes domaines, d’une belle maison à Gand, boulevard Frère-Orban, et de cette demeure campagnarde où l’aile de la gloire vint effleurer le jeune Maurice. Polydore employait ses nombreux loisirs à cultiver les fruits – il créa une pêche Maeterlinck et un raisin Polydore très appréciés – et à élever les abeilles, ce dont son fils devait plus tard se souvenir.

Maurice-Polydore-Marie-Bernard Maeterlinck, naquit à Gand, le 29 août 1862. Son éducation – comme c’était alors le cas dans la bourgeoisie flamande – fut purement française. Il connaissait pourtant très bien le néerlandais et devait plus tard plaider en cette langue. A douze ans, il entra au Collège Ste-Barbe, où l’avaient précédé Emile Verhaeren et Georges Rodenbach ; où il allait se trouver dans la même classe que d’autres futurs poètes, Charles Van Lerberghe et Grégoire Le Roy. Il fut un élève parfaitement médiocre. De ses six années de collège, il a dit qu’elles avaient été les moments les plus désagréables de mon existence.

Pourtant, l’enseignement ne devait pas être mauvais en cette pépinière de poètes ; mais il était entièrement axé sur la religion et, ainsi que l’a dit Van Lerberghe, la religion était une religion de mort. Pareille formation ne devait pas manquer d’étendre son ombre sur le garçonnet Maeterlinck, sur l’homme Maeterlinck.

L’obsession de la chasteté et de la pureté idéale, la terreur du péché, de l’enfer et de ses flammes, ont marqué son imagination d’enfant. “On ne devrait pas avoir le droit, dira-t-il à Georgette Leblanc, de déformer ainsi de futurs hommes.” L’inquiétude s’est installée dans son coeur, une fêlure intime dont il rend ses maîtres responsables.

Très tôt, notre potache se mit à écrire des vers. En cachette, bien sûr ; la poésie était très mal vue, tant à Ste-Barbe que dans le milieu familial. Enfin, en 1881, vint la libération. Maurice, sans trop se fatiguer, suivit les cours de la Faculté de Droit. Et surtout, il se mit à lire avec boulimie, à écrire. Il envoya ses premiers vers à de petites revues. Il se passionna pour le mystique flamand Ruysbroeck. Enfin, en décembre 1885, avec l’ami Le Roy, et sous prétexte d’aller étudier les secrets de l’éloquence judiciaire, ce fut le premier voyage à Paris.

Dans une brasserie de Montmartre

Auguste de Villiers de l’Isle-Adam © Mary Evans

Maurice se garda bien de mettre les pieds au Palais, mais fréquenta assidument les brasseries à poètes. Un soir, à Montmartre, son aîné, Georges Rodenbach le présenta à Villiers de l’Isle-Adam :

Un petit homme barbichu, blafard, tenaillé par la plus effroyable misère, et qui vivait uniquement, magnifiquement, pour son art. D’une voix blanche, cotonneuse, étouffée et déjà pareille à une voix d’outre-tombe, il nous «parlait» ses œuvres qui allaient naître. Visiblement, il essayait sur nous ses fantastiques imaginations…
Nous avons écouté certaines tirades inédites d’Axel, outre des fragments d’œuvres qui ne furent jamais écrites et qui ne vivent plus que dans notre mémoire. Il me souvient notamment d’une «Crucifixion» parodiée par des singes dont l’atroce et grandiose ironie nous faisait frissonner d’horreur. Tout cela crépitait comme des étincelles aux pointes des paratonnerres.
Ces mystères étaient célébrés à voix basse comme une messe secrète, dans un coin d’ombre d’une brasserie empestée de pipes et de relents de bière et de choucroute, dans le vacarme des conversations crapuleuses ou de l’ignoble rire des filles chatouillées, parmi les fracas des commandes de tête de veau à l’huile ou de pieds de porc, des bocks el des plats entrechoqués et de la mangeaille gloutonnement mastiquée.
Nous avions l’impression d’être les officiants ou les complices de je ne sais quelle cérémonie pieusement sacrilège, dans l’envers d’un ciel qui nous était tout à coup révélé.
A la fermeture de la brasserie, nous reconduisions Villiers à son domicile incertain, puis chacun rentrait chez soi ; les uns abasourdis, les autres à leur insu mûris ou régénérés, au contact du génie, comme s’ ils avaient vécu avec un géant d’un autre monde.
La Princesse Maleine, Mélisande et les fantômes qui suivirent attendaient l’atmosphère que Villiers avait créée en moi pour y naître et respirer enfin.

En cette brasserie enfumée de vapeurs de choucroute, le poète Maurice Maeterlinck était né.

Un as de la boxe et du vélo

Regardons-le, ce poète, avec les yeux de ceux qui l’ont vu dans sa jeunesse, dans son âge mûr. Et commençons par nous étonner de son aspect physique. Le jeune Maeterlinck vu par Georges Rodenbach d’abord :

…imberbe, les cheveux courts, le front proéminent, les yeux clairs, nets, regardant droit, la figure durement modelée – tout un ensemble indiquant la volonté, la décision, l’entêtement, une vraie tête de flamand…

Jules Renard , après l’avoir rencontré à Paris, nous le dessine ainsi dans son Journal : “Un ouvrier belge qui s’est acheté un chapeau trop petit et des culottes trop larges.” Ou encore: “Maeterlinck se balance avec son air de charpentier arrivé et satisfait.” Ce gaillard au masque de dogue, bâti en armoire à glace, se glorifie de ses “biceps gros comme des œufs de paonne” et de ses “pectoraux en bourrelets de muscles” qu’il fait tâter à la ronde, “plus fier que s’il avait écrit un chef-d’œuvre ou accompli un acte héroïque.

En 1901, il triomphe dans un championnat de poids et haltères. Il est le premier écrivain boxeur de la littérature française.

Maeterlinck, lentement, ajuste ses gants, se met en garde, de trois quarts, la tête légèrement baissée, les épaules en avant, le bras droit allongé : évidemment il va opposer son poids. Il voit clairement, bloque et donne le coup droit avec le minimum de déplacement.

A vélo, il file tel un dard, laissant loin derrière lui son amie Georgette Leblanc, le souffle perdu, épuisée, effondrée au creux d’un fossé. Plus tard, il se passionnera pour la moto et, fou de vitesse, sèmera la terreur sur les routes.

Il a une perpétuelle fringale de boisson et de nourriture – la carbonade flamande est son plat favori – une fringale de femmes aussi, et elles ne lui sont pas cruelles. A ceux qui l’approchent, il donne une impression de solidité, de sérénité indestructible. Avec cela, organisé en diable : ne supportant pas qu’on arrive cinq minutes en retard au repas. Suprêmement habile à tirer le maximum de ses droits d’auteur. Combien l’homme est différent de l’œuvre ! Si du moins l’on se contente de juger l’homme d’après son aspect extérieur.

Ce qui se cachait derrière l’athlète flamand

Roger Bodart, poète lui aussi, parle ainsi de l’apparent désaccord entre l’individu Maeterlinck et le poète Maeterlinck :

Cet homme qui goûtait mieux que nul autre les plaisirs de la table et du lit, qui ne s’est pas lassé de regarder le visible et de le dire, comme on s’est trompé en ne voyant en lui qu’un être épais, enfoncé comme un Dieu Terme, à mi-corps, dans la terre ! Certes, il goûtait tout. Mais les plaisirs qu’il prenait ne le concernaient pas. Il mangeait, buvait, caressait, mais il était ailleurs. C’est pourquoi il parlait si peu. En fait, sous l’enveloppe du robuste gaillard fier de ses muscles, il y a un être écorché, divisé, d’une sensibilité qui touche à la névrose. Georgette Leblanc, qui fut sa compagne pendant plus de vingt ans, nous le décrit ainsi au début de leur liaison : “… l’image même du trouble. Malgré sa carrure et ses fortes mains de mécanicien, ses traits m’apparaissaient comme à travers une eau qui tremble… Comment ce gaillard solide sur ses fortes jambes pouvait-il être si mal assuré ?”

Elle dit aussi qu’il fallait éloigner de lui certaines personnes : le seul son de leur voix le faisait s’évanouir. Comme l’exaspère jusqu’à l’égarement furieux le miaulement d’une chatte en folie, auquel il met fin d’un coup de pistolet entre les deux yeux de la bête. Il a peur : “… toutes les variétés de l’appréhension, celle des gens et des mols, celle du malheur qui peut venir et du coup qui peut surprendre. Il ne dormira jamais sans plusieurs armes à côté de son lit, revolver à portée de la main, couteau corse grand ouvert et fusil chargé.

Plus tard, dans la solitude d’Orlamonde, il attendra on ne sait quel ennemi, une mitraillette sur les genoux. Partout il cherche un refuge où être à l’abri de ses semblables. C’est d’abord la chère maison d’Oostacker ou le grenier de la maison familiale, rue Frère-Orban. Mais les bons bourgeois de Gand ne ratent pas une occasion de railler lourdement ce poète, ce bourgeois qui a mal tourné. Alors, dès qu’il en a les moyens, il s’enfuit vers la France. Il y habitera des demeures de plus en plus somptueuses, de plus en plus vastes : le château de Médan ; l’abbaye de Sainte-Wandrille en Normandie ; enfin le féérique palais d’Orlamonde, sur les hauteurs de Nice – qui sont autant de forteresses.

Ecoutons encore Roger Bodart : “Cet homme célèbre a toujours fui le monde. S’il a vécu dans des palais, c’était vraisemblablement moins par goût du faste que pour pouvoir préserver autour de lui de grandes étendues de solitude et de silence. Nul n’a parlé du silence mieux que lui.

Les vertus du silence

Cet homme qui se cache, qui se tait, sera le poète de l’invisible, le poète du silence. Dès sa première jeunesse, il est ce grand taiseux contemplatif dont parle Camille Lemonnier, un être qui refuse de se livrer. Louis Piérard rapporte cette anecdote : “Le romancier flamand Cyriel Buysse m’a raconté qu’adolescents, ils se rencontrèrent au patinage au cours d’un rude hiver. Ensemble, ils firent de grandes randonnées sur les canaux gelés, vers Bruges et la Hollande proche : Buysse, tout de suite, se fit connaître. Ce n’est qu’au bout de quelques jours que Maeterlinck donna son nom. « Pourquoi avoir tant tardé ? » lui demanda son compagnon. « Je ne savais pas, fit Maeterlinck, que nous deviendrions des amis».

Pourquoi dire son nom ? Pourquoi parler ? La vérité des êtres est bien au- delà des paroles. Ecoutons maintenant Maeterlinck lui-même :

Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres… Dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire… Dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part… Les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais et la vie véritable, et la seule qui laisse des traces, n’est faite que de silence.

Le regard non plus n’apporte rien d’essentiel :

On se trompe toujours lorsqu’on ne ferme pas les yeux – dit Arkel – … Nous ne voyons jamais que l’envers de nos destinées.

Maeterlinck, homme mal connu, même par ses amis, est bien placé pour savoir que ce qu’on voit, ce qu’on entend d’un être ne nous apprend pas grand chose sur sa réalité profonde. Son théâtre est celui du silence. Un théâtre où, derrière des gestes, des mots apparemment banaux, se devine une vérité mystérieuse. “Le dialogue ressemble à l’iceberg dont la part cachée est la plus grande et parfois la plus redoutable” (Georges SION).

Un théâtre où, dans ses personnages, l’auteur ne cesse de se chercher. “Préoccupé toujours du monde des ténèbres qu’il porte en lui et qu’il s’est attaché à sonder, Maeterlinck, ce poète de l’invisible, demeure toujours penché sur lui-même.” (Marcel LECOMTE).

« Un théâtre pour marionnettes »

Un théâtre de la pitié. Une pitié impuissante, désarmée. “Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes.” Voilà ce que dit Arkel, un peu avant la catastrophe : le meurtre de Pelléas, la mort de Mélisande, le désespoir de Golaud. Cette catastrophe, le vieillard ne fait rien pour l’empêcher. Que pourrait-il faire ? Il sait trop bien que le destin des hommes est incompréhensible, et les mène inexorablement vers la souffrance et la mort.

Quand, en 1918, Maeterlinck rassembla ses premières pièces, il les caractérisa ainsi dans une préface :

On y a foi à d’énormes puissances, invisibles et fatales, dont nul ne sait les intentions, mais que l’esprit du drame suppose malveillantes, attentives à toutes nos actions, hostiles au sourire, à la vie, à la paix, au bonheur. Des destinées innocentes, mais involontairement ennemies, s’y nouent et s’y dénouent pour la ruine de tous, sous les regards attristés des plus sages, qui prévoient l’avenir mais ne peuvent rien changer aux jeux cruels et inflexibles que l’amour et la mort promènent parmi les vivants. Et l’amour et la mort et les autres puissances y exercent une sorte d’injustice sournoise, dont les peines – car cette injustice ne récompense pas – ne sont peut-être que des caprices du destin.

Le théâtre de sa jeunesse – de La Princesse Maleine à la Mort de Tintagiles, de Pelléas et Mélisande aux Aveugles et à Intérieur – l’auteur l’appelle un théâtre pour marionnettes. Pourquoi ? Parce que ses personnages, si humains, si émouvants soient-ils, ne sont rien de plus que des pantins mus par les fils du destin. Ils sont pareils à ces Aveugles dont le guide, un vieux prêtre, vient de mourir subitement et qui, perdus dans une nuit glaciale, sont condamnés, l’un après l’autre, à mourir de froid. Pareils à cette famille d’Intérieur dont la fille vient de  mourir noyée ; on ramène le cadavre ; mais eux ne savent encore rien de leur malheur, par la fenêtre on les voit vaquer paisiblement aux occupations de la soirée, ignorant la fatalité qui pèse sur leurs têtes.

Deux amants immortels.

Tel est ce théâtre du désespoir, écrit par un jeune homme désespéré. Est-ce là tout l’enseignement qu’il peut nous apporter ? Non, il y a plus en lui. Voyez Pelléas et Mélisande. De cette histoire atroce est né un prodige. Que Pierre Brisson décrivait ainsi : “On doit ici à Maeterlinck une des créations les plus rares du monde. On lui doit un couple. La pièce peut disparaître un jour, Pelléas et Mélisande, joints l’un à l’autre, ont toutes les chances de traverser les âges.” Et Pierre-Aimé Touchard : “Avec « Tristan et Yseult », je ne crois pas qu’il existe de plus beau chant d’amour dans la littérature de langue française.” D’où vient ce miracle ? D’ une opération de magie qui fait découvrir la beauté au cœur même de la cruauté du monde. Au coeur de son absurdité. “Le poète, nous dit Jean-Marie Andrieu, doutant de l’immortalité de l’âme, crée des âmes, il peuple d’âmes les mondes qu’il détruit. La beauté du cérémonial fait oublier le sens de la cérémonie. La mort elle-même s’efface devant l’éclat de la jeunesse et l’ardeur de l’amour. C’est le privilège de l’artiste, lorsqu’au fond de lui-même, il refuse une réalité, d’y substituer une autre qui devient non seulement la sienne, mais la nôtre. Et s’il nous fait dire en face de l’horreur : « Non, cela n’est pas possible » , nous transformons, grâce à lui, un signe d’étonnement en une constatation. « Cela » cette horreur est devenue impossible en effet . Il n’est pas possible que Golaud ait tué Pelléas. Et Mélisande n’est pas morte.

Après « Pelléas… »

Quelques quatre années après avoir écrit Pelléas et Mélisande, Maeterlinck rencontra la cantatrice et comédienne Georgette Leblanc – la sœur du créateur d’Arsène Lupin – qui fut sa compagne pendant vingt ans. Cette femme débordante d’activité, de projets et d’extravagances, le monstre sacré 1900 en toute sa splendeur, eut du moins le mérite de comprendre ce grand gaillard torturé, de lui apporter un nouvel équilibre. Elle le sortit des marais du désespoir, du nihilisme et lui enseigna les vertus de l’action.

De longues conversations entre les deux amants sortit La Sagesse et la Destinée (1898) où on lit :

Au fond, si l’on avait le courage de n’écouter que la voix la plus simple, la plus probe, la plus pressante de sa conscience, le seul devoir indubitable serait de soulager autour de soi, dans un cercle aussi étendu que possible, le plus de souffrance que l’on pourrait.

La pitié impuissante du vieil Arkel devient fraternité agissante. C’est dans ce sens qu’au début de l’année 1914, Maeterlinck va consacrer une petite  fortune à venir en aide aux mineurs en grève du Borinage.

Car il est devenu riche et il le sera de plus en plus. Georgette Leblanc est, pour lui, un merveilleux service de relations publiques. Elle joue et fait jouer ses pièces, lui en fait écrire d’autres : Sœur Béatrice, Monna Vana, L’Oiseau Bleu… Elle l’aiguille vers les essais d’une philosophie, que certains trouveront simpliste, mais qui apporte à des centaines de milliers de lecteurs un souffle de sérénité et d’espoir. C’est Georgette encore qui pousse Maurice à entreprendre les fameuses études sur les insectes – très appréciées par ce connaisseur qu’est Jean Rostand – : La Vie des Abeilles, La Vie des Termites, La Vie des Fourmis. C’est elle aussi qui provoque l’épique bagarre entre Maeterlinck et Debussy, à propos de Pelléas et Mélisande, et dont nous parlons plus loin. Mais on peut lui pardonner ce pittoresque esclandre, pour tout le bien qu’elle fit, par ailleurs, à son ami.

Maeterlinck par Franz Masereel

Ils se séparèrent. Maeterlinck épousa la charmante Renée Dahon. Le roi Albert fit de lui un Comte Maeterlinck. En 1911 , il avait reçu le Prix Nobel. Ses livres étaient traduits dans toutes les langues et se vendaient par millions d’exemplaires. Il acheta Orlamonde, que l’on dirait le rêve de pierre d’un roi dément. Et s’y terra.

Un entracte : le départ aux Etats-Unis, pour fuir les Nazis qu’il détestait. Puis aussitôt que possible, le retour à Orlamonde, où le Comte Maurice Maeterlinck mourut le 6 mai 1949, à l ‘âge de quatre-vingt-six ans. Le 24 avril 1976, un article de Carlo Bronne, paru dans Le Soir, nous alertait : “Que vont devenir les cendres du poète ? Elles reposaient où il a vécu. Orlamonde serait sur le point d’être aménagé en casino, ce qu’il devait être à l’origine. L’urne funéraire ne peut voisiner avec les tables de jeu, les frigos et les machines à sous. Verhaeren a son tombeau au bord de l’Escaut ; Maeterlinck doit réintégrer la terre qu’il aimait.


Histoire d’une pièce et d’une partition : Pelléas et Mélisande

Maeterlinck trouve un metteur en scène. En cette décennie 1890, le phare du théâtre vivant en France était Antoine. On demanda à Antoine : « Pourquoi ne montez-vous pas une pièce de ce jeune Maeterlinck dont on parle tant ? Il répondit : « Ce n’est pas du tout pour moi ».

En quoi il avait raison. Antoine, c’est le naturalisme, le réalisme, la tranche de vie ; les vrais quartiers de bœuf en scène, si l’on est censé se trouver dans une boucherie ; de vraies poules picorant et caquetant, si l’on est dans une cour de ferme. Exactement le contraire de ce que tentait le poète gantois. Il fallait, pour jouer les pièces de Maeterlinck, un metteur en scène, un animateur tout neuf. Maeterlinck le trouva : il s’appelait Aurélien Lugné-Poe, venait à peine de passer la trentaine et, avec quelques jeunes enthousiastes avait fondé une nouvelle compagnie, le Théâtre d’Art. Cette troupe, il voulait la mettre au service de la poésie. Maeterlinck était son homme.

Maeterlinck vint donc à Paris. Généreusement, Lugné-Poe et son amie Suzanne Després lui offrirent leur lit, tandis qu’ils se contentaient d’un matelas par terre, dans le couloir. Ah ! Lugné-Poe devait s’en souvenir de cette nuit-là ! “Il était costaud, le grand flamand ! Soudain son lit craqua, cassa et dans un fracas, le sommier s’écroula sur le sol. Maeterlinck se rendormit cependant de sa belle âme, tandis que nous restâmes plus d’un an sans lit.” Une grande amitié venait de naître.

Pelléas… sera-t-il créé sans décors ?

On commença avec L’intruse, un acte tout en demi-teintes, en silences, où, sans presque qu’on s’en aperçoive, la Mort pénètre dans une maison et vient y chercher sa proie. Cette courte pièce avait été admise, un peu comme bouche-trou, dans une soirée composée d’autres œuvres. “On nous avait placé à la fin – dit Lugné-Poe – , pour que, si le programme était trop long, on pût nous balancer.” Le spectacle n’était pas trop long, heureusement. Et, ô surprise ! “L’intruse, commencée devant l’apathie du public, réveilla cette salle assoupie, fut un triomphe et, le lendemain, tout Paris parlait de cet étonnant et tragique flamand sur lequel coururent des histoires fantastiques.”

Après L’intruse vinrent Les Aveugles, encore un acte. Enfin, de sa solitude d’Oostacker, Maeterlinck apporta une œuvre nouvelle et assez longue pour être jouée seule, Pelléas et Mélisande.

Hélas! au Théâtre d’Art, Lugné-Poe n’était pas seul maître à bord. Il dépendait d’un Comité de Direction qui émit ce jugement : “Pièce incompréhensible. Par exemple, sans décors !” Pas un sou donc pour les décors. Pourtant il en fallait des décors ! Maeterlinck venait d’arriver de Gand, lui-même fort démuni : ses parents commençaient sans doute à trouver que leur jeune poète leur coûtait fort cher. En vain, Lugné-Poe courut-il tout Paris pour obtenir un subside. Ce fut son excellent papa qui sauva la situation. Cet homme admirable consentit un prêt de 200 F (à peu près 20.000 de nos francs). Tout était sauvé ! “J’entends encore Maeterlinck me dire : Quel bon type que ton père !”

Où les cheveux de Maeterlinck poussent prodigieusement

La première fut donnée le 17 mai 1893, dans la salle des Bouffes-Parisiens. En matinée, car le soir, on jouait un vaudeville, Madame Suzette. Octave Mirbeau – toujours lui ! – avait battu Je rappel dans L’Echo de Paris : “Une belle et hautaine manifestation d’art dramatique, d’art simple et profond aura lieu dans quelques jours.” La salle avait ses îlots de partisans fougueux : des peintres, des écrivains, Georges Clemenceau et Léon Blum et un jeune compositeur fort effacé, un nommé Claude Debussy. Quelques noyaux d’adversaires farouches aussi, avec comme centre de ralliement la bedaine de M. Francisque Sarcey, ennemi déclaré de tout ce qui n’était pas bien français, zélateur de la pièce bien faite à la Scribe ou à la Victorien Sardou. La journée allait être rude.

Pendant cette matinée sensationnelle, Maeterlinck alla tourner trois ou quatre fois dans les rues avoisinant le Palais Royal. Ses cheveux, il nous le dit ensuite, avaient démesurément poussé pendant la matinée. C’était un phénomène assez curieux, chaque fois que Maeterlinck, énervé par une représentation, venait à Paris, ses cheveux croissaient en quelques heures au point qu’il devait ensuite passer chez un coiffeur…

Le rideau se leva. Notons les deux principaux éléments de la distribution : Mélisande, Mlle Meuris et Pelléas, Mlle Marie Aubry (curieuse époque où les rôles de jeunes premiers – que ce fût Pelléas, Lorenzaccio, Hamlet ou l’Aiglon – étaient tenus par des comédiennes !).

Succès à Paris, à Bruxelles, à Liège…

Ce fut un grand succès. Une sensation véritable, note Antoine, qui pourtant n’avait guère de tendresse pour la nouvelle école. Un délire ! dira Mallarmé. Bien sûr, Francisque Sarcey, dans sa chronique du Temps, ne pouvait que ronchonner : “On sort de ces ténèbres parfaitement abruti, comme si l’on avait une calotte de plomb sur la tête. Ah ! j’ai revu l’air libre avec volupté ! Si l’on m’y repince à entendre une pièce de Maeterlinck ! On commence à nous ennuyer terriblement avec ces exhibitions dithyrambiques de génies belges, norvégiens ou suédois, quand nous avons chez nous tant de gens de talent que l’on affecte de mépriser ou de blaguer.

N’empêche, la pièce était lancée. Le 5 juin, Lugné-Poe venait la présenter au Théâtre du Parc, à Bruxelles. Ecoutons le témoignage de l’ami Van  Leerberghe : “Toute la légion était là pour défendre l’œuvre de Maeterlinck contre l’éternel ennemi, le bourgeois, qui lui aussi était venu en grand cortège. La victoire pour nous a été facile…

Puis la tournée se prolongea : à Liège, en Hollande, au Danemark , en Norvège, à Londres. Sans compter un retour en force à Paris. Des traductions furent jouées en Allemagne, en Angleterre, en Amérique. Puis vint le triomphe du Maeterlinck essayiste, avec Le Trésor des Humbles et La Sagesse et la Destinée. On reprit Pelléas et Mélisande, dans le monde entier. Quand arriva à cette pièce à succès la plus étonnante, la plus imprévue des mésaventures…

Maurice somnole, tandis que Georgette s’exalte

En août 1893, trois mois a près la première de Pelléas, Maeterlinck reçut de son ami , le poète et romancier Henri de Régnier cette lettre : “Mon ami Claude Debussy, qui est un musicien du plus fin et du plus ingénieux talent, a commencé sur Pelléas et Mélisande des musiques charmantes qui en enguirlandent le texte délicieusement, tout en le respectant scrupuleusement. Il voudrait, avant de pousser plus avant ce travail qui est considérable, avoir l’autorisation de le poursuivre.

Fort curieusement, Maeterlinck , dont la langue est la plus musicale qui soit, n’entendait rien à la musique. L’affaire lui parut de piètre importance. On lui envoya quelques papiers, qu’il signa sans les lire. Puis il se hâta de penser à autre chose. Sur ce, il fit la connaissance de Georgette Leblanc. Il l’aima avec une passion fougueuse et partagée, non exempte de tempêtes cependant. Il alla l’applaudir à tout rompre, quand elle chanta le rôle de Carmen à l’Opéra-Comique. Enfin, chassé par les clabauderies des bourgeois gantois, il vint s’installer avec elle, dans une très confortable maison, rue Raynouard, à Passy.

C’est là qu’un jour de la fin de 1901, vint sonner Claude Debussy, sa partition
sous le bras. Maurice et Georgette s’assirent. Debussy se mit au piano – un piano droit, placé contre le mur, ce qui fort heureusement l’empêchait de voir ses auditeurs – et se mit à jouer. Pour l’infortuné Maeterlinck, cette dégoulinade de sons n’avait aucune signification. Il s’agita, s’assoupit, se réveilla, alluma sa pipe, attendit que ce fût fini.

Les sentiments de Georgette étaient différents : “…quand le prélude de la mort de Mélisande arriva, je ressentis cette émotion spéciale, unique, que nous éprouvons en présence des chefs-d’œuvre : notre vie semble se détacher de nous, quelque chose s’arrête… nous sommes suspendus dans un monde inconnu où nos expressions n’ont plus de sens.” Sa décision était prise : elle serait la Mélisande de Maeterlinck et de Debussy.

Epouvantable fureur d’un Gantois

En effet, tout sembla s’arranger pour satisfaire ce désir. Georgette alla, trois ou quatre fois, répéter chez Debussy, qui semblait ravi. Déjà la pièce était inscrite à l’affiche de l’Opéra-Comique. Quand, un matin, Maeterlinck lut dans son journal cette nouvelle stupéfiante : “MM. Claude Debussy et Albert Carré, directeur de ]’Opéra-Comique, avaient confié le rôle de Mélisande à une jeune cantatrice américaine, Mlle Mary Garden.”

La colère du terrible Gantois fut effroyable. Déjà il avait empoigné sa plus lourde canne et rugissait : “Je m’en vais donner quelques coups de bâton à Debussy pour lui apprendre à vivre !” Georgette, échevelée, s’accrocha à lui ; il se dégagea ; et comme elle lui barrait le chemin de la porte, il sauta par la fenêtre (on était heureusement au rez-de-chaussée). Il entra chez le compositeur comme une trombe, le gourdin brandi. Le voyant si formidable, le pauvre Debussy se pâma dans un fauteuil. La jeune et charmante Mme Debussy, éperdue, se rua sur son mari , un flacon de sels à la main. Que pouvait faire Maeterlinck devant une scène aussi touchante ? Il tourna les talons.

Cependant il ne décolérait pas. Et d’autant plus que les papiers qu’il avait signés – il s’en apercevait seulement maintenant – le privaient de tout droit de regard sur la distribution . Il parlait de provoquer tout le monde en duel. Enfin il mit la main à la plume et écrivit au Figaro une lettre, où l’on trouvait ces paroles vengeresses :

Cette représentation aura lieu malgré moi, car MM. Carré et Debussy ont méconnu les plus légitimes de mes droits… En un mot, le « Pelléas » en question est une pièce qui m’est devenue étrangère, presque ennemie ; et dépouillé de tout contrôle sur mon œuvre, j’en suis réduit à souhaiter que sa chute soit prompte et retentissante.

Une salle houleuse autant que partagée

Mary Garden dans le rôle de Mélisande

Si l’on compare aujourd’hui des photos de la juvénile et frêle Mary Garden, et d’une Georgette Leblanc aimablement rebondie, on comprend assez le choix de Debussy et de Carré. Et d’autant plus que la voix de Mary Garden était exquise et tout à fait dans le ton qu’il fallait. Mais notre Maeterlinck, aveuglé par l’amour, sourd à toute musique, était bien en peine de comprendre cela. Du moins avait-il le mérite maintenant de se retirer de la bataille.

Une bataille qui ne faisait que commencer. A trente-neuf ans, Debussy était encore quasi-inconnu. La plupart des pontifes de la musique française considéraient ses œuvres non seulement comme révolutionnaires, mais encore parfaitement inaudibles. Son caractère ombrageux, sa susceptibilité maladive n’avaient guère arrangé les choses. Seul l’appréciait un milieu très  limité d’écrivains et de poètes – Mallarmé, Pierre Louys, Paul-Jean Toulet, André Gide, Paul Valéry… – ainsi  qu’une poignée de jeunes enthousiastes. Tous étaient là, le 28 avril 1902, jour de la générale – y compris les inévitables Léon Blum et Clemenceau -. Mais aussi une foule de mondains et de snobs, avides de voir manger le dompteur, et bien décidés à ne pas donner le dernier coup de dent. “L’hostilité des autres nous poissait les mains“, dira Paul Valéry.

André Messager était au pupitre. Il leva sa baguette. Le prélude et le premier acte furent écoutés dans le silence. “Ce fut le coup de foudre – dit le poète Fernand Gregh –. Dès les premières mesures, j’eus la révélation, et, si je puis dire, l’éblouissement de cette musique absolument nouvelle, à la fois sensible et intelligente, aiguë et tendre, originale et harmonieuse, divine. Je bus comme un homme altéré les beaux accords du début, sourds, profonds, troublés d’infini, l’admirable thème de Mélisande si nostalgique dans son tendre balancement, le grand cri de Golaud devant la femme : « Oh ! vous êtes belle ! » , le sanglot chuchoté de la petite fille peureuse : « Ne me touchez pas ou je me jette à l’eau », que Mary Garden chantait, avec ce rien d’accent anglais qui lui donnait vraiment l’air d’un « oiseau qui n’est pas d’ici ».

Les amis de Debussy comme ceux de Maeterlinck, infidèles aux consignes  données par l’écrivain – d’ailleurs la plupart du temps, c’étaient les mêmes : Octave Mirbeau en tête, comme il se doit – pouvaient croire la partie gagnée. Ils ne perdaient rien pour attendre.

Le charivari se déchaîne

Dès le deuxième acte, les cris d’oiseau, les réflexions incongrues s’élèvent de la salle. Pendant la scène du souterrain, un petit malin s’écrie : « Y a donc pas le gaz ? Fallait prendre une lampe pigeon ! » La scène des cheveux est saluée par cette réplique spirituelle: « Son petit beau-frère va la distraire, quand il aura fini de faire le coiffeur ! » Et quand Mélisande, après avoir été brutalisée par Golaud , soupire : « Je ne suis pas heureuse ! », on lui répond du parterre : « Hé, viens avec moi, c’est moins brutal ! »

Les Debussystes ne manquent pas de passer énergiquement à la contre-offensive. Ils applaudissent à s’en rompre les paumes, acclament, et par contre, conspuent les opposants. L’un de ceux-ci est bien puni de sa goujaterie : un étui à lorgnette, lancé d’une main sûre, vient lui fendre l’arête du nez; on l’emporte, tout sanglant. A une dame qui , à côté de lui, ricane: « Musique de jean-foutre ! », le poète Robert de Montesquiou réplique superbement: « Madame, je voudrais que jean-foutre eût un féminin pour vous répondre ! »

Au dernier baisser de rideau, c’est le pandémonium : ovations délirantes et huées, coups de sifflet stridents et hourras. Aux gens bien intentionnés qui viennent le sommer, « au nom de l’opéra français», d’interrompre les représentations, Albert Carré répond : « Mais je n’y songe pas. Nous recommençons après-demain, et nous continuerons aux dates prévues. »

Les « Pelléastres »

Les représentations suivantes furent mieux accueillies. Grâce surtout à une garde fidèle de jeunes qui se faisaient un devoir de venir, chaque soir, susciter l’enthousiasme. Marie-Jeanne Viel cite cette lettre d’un de ces vibrants Pelléastres à un autre : “Mon cher ami, il m’est impossible de pelléer ce soir ; mais je délègue mon ami P.L. qui hurlera au nom de la collectivité. Croyez-moi votre sincère frère en Debussy.”

Pourtant, ces héroïques soldats étaient bien mal récompensés par leur idole. Trop méfiant et trop peu sociable pour entrer en contact avec cette généreuse phalange – où Ravel allait, par contre, recruter ses meilleurs amis – , Debussy ne connut jamais ces étudiants, ces peintres, ces poètes, ces employés, ces artisans, ces élèves du Conservatoire, qui se battaient pour lui avec tant de flamme. Qui se battaient pour Debussy, mais aussi pour Maeterlinck, car les deux hommes étaient l’objet d’une identique ferveur, d’une conjointe admiration. La gloire du compositeur débordait amplement
sur l’écrivain, cet écrivain si furieux et qui avait voué l’œuvre commune au désastre.

« …une œuvre dramatique qui aurait pu se passer de musique… »

En quoi, il n’avait peut-être pas tout à fait tort. Certes, on ne peut que se rallier à l’avis d’Herman Closson, qui voit dans le Pelléas de Debussy : “… un des sommets de la musique contemporaine… une œuvre profondément inspirée… On y cherche en vain l’indice d’un vieillissement, d’une prochaine désagrégation.” Ce qui n’empêche pas de partager aussi l’opinion de Pierre-Aimé Touchard : “La façon dont Maeterlinck a été dépossédé par Debussy de son chef-d’œuvre représente un cas unique dans la littérature dramatique… On ne joue plus Pelléas sans l’accompagnement de sa partition musicale, et il semblerait à beaucoup sacrilège de vouloir le sacrifier. Or, s’il est une œuvre dramatique qui aurait pu se passer de musique, c’est bien celle-là, dont la prose est par elle-même une des plus exaltantes musiques qu’ait pu créer la langue d’un écrivain.

C’est bien l’avis du Théâtre National qui, pour la deuxième fois en sa carrière, vous présente, non pas l’opéra, mais cette pièce qui, en elle-même, est un opéra.

Luc ANDRÉ


Quelques Pelléas… sans Debussy

Contrairement à ce qu’assure Pierre-Aimé Touchard, Pelléas et Mélisande a été maintes fois repris sans la musique de Debussy. Et particulièrement en Belgique. Nous devons à l’excellent homme de théâtre qu’est Adrien Mayer, ce recensement des dernières reprises de la pièce, dans notre pays.

      • Palais des Beaux-Arts (avril 1935) : Renée Maeterlinck (Mélisande) ; Jean-Pierre Aumont (Pelléas) ; René Alexandre (Golaud) ; Paul Gerbault (Arkel).
      • Théâtre des Galeries (novembre 1936): Renée Maeterlinck (M.) ; Charles Gontier (P .); Max Péral (A.); mise en scène de Max Péral.
      • Palais des Beaux-Arts (décembre 1942): Marthe Dugard (M.); Raymond Gérôme (P.); Maurice Auzat (A.) ; mise en scène d’André Bernier.
      • Théâtre National (1949) : Jacqueline Huisman (M.); Yvan Dominique (P.) ; Marcel Berteau (G.) ; Maurice Auzat (A.) ; mise en scène de Jacques Huisman.
      • Compagnie des Galeries au château de Beersel (été 1956): Marcelle Dambremont (M.) ; Jean-Claude Weibel (P.) ; André Gevrey (G .) ; mise en scène de Marcelle Dambremont.
      • Signalons enfin que Pelléas et Mélisande a fait l’objet d’une excellente émission de la Télévision belge, en décembre 1974. Lucien Binot avait fait de la pièce une très fidèle adaptation, réalisée par Joseph Benedek. Décors : Serge Creuz. Distribution : Sophie Barjac (M.) ; Philippe Morand (P.) ; Pierre Bianco (G.); Henri Bilien (A.).

Les illustrations originales du programme, la distribution de la pièce, les notes de bas de page et les notes bibliographiques sont disponibles dans la DOCUMENTA.

 


Plus de scène…

IONATOU, Angelikí, dite Angélique Ionatos (1954-2021)

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Angeliki IONATOU, mieux connue sous le nom de scène d’Angélique Ionatos, s’en est allée dans l’indifférence la plus totale. Elle naît à Athènes en 1954. En 1969, elle a quinze ans lorsque sa famille fuit la dictature des Colonels, alors au pouvoir en Grèce, pour s’établir en Belgique, puis en France. Guitariste, compositrice et interprète, elle enregistre avec son frère Photis un premier album Résurrection, paru en 1972, désigné Grand Prix du disque par l’Académie Charles-Cros.

Ses compositions, chantées en grec ou en français dans un esprit traditionnel, s’inspirent de la poésie et ont pour principaux thèmes l’amour, la mort et la mer (Méditerranée). À chaque album correspond un spectacle et des musiciens différents selon l’oeuvre ou le thème. Pour la cantate Marie des Brumes (1984) et les recueils Le Monogramme (1988) et Parole de Juillet (1996), elle met en musique les poèmes du Prix Nobel de littérature Odysséas Élytis.

En 1989, Angélique Ionatos s’associe avec le Théâtre de Sartrouville pour l’élaboration de ses spectacles, créés jusqu’en 2000 en coproduction avec le Théâtre de la Ville à Paris, puis en tournée sur les scènes françaises et européennes. L’album Sappho de Mytilène (1991), réalisé avec la chanteuse Nena Venetsanou, est consacré aux vers de la poétesse de l’Antiquité grecque (VIIème siècle avant Jésus-Christ). L’Académie Charles-Cros couronne pour la seconde fois l’artiste.

Après la parution d’Ô Erotas, en 1992, la musicienne pose sa voix grave sur une partition inédite du compositeur Mikis Theodorakis, Mia Thalassa, dédiée à la mer et publiée en 1995. L’année 1997 voit la création de l’opéra pour la jeunesse La Statue merveilleuse, d’après Oscar Wilde. En 2000 suit l’album D’un Bleu Très Noir, et trois ans plus tard, la mise en musique de pages du journal de Frida Kahlo pour le spectacle Alas Pa’Volar (Des ailes pour voler), qui donne lieu à un enregistrement.

Angélique Ionatos poursuit son chemin singulier par le spectacle Athènes-Paris, créé en 2005 au Théâtre du Châtelet, puis l’album hispanique Eros y Muerte (2007), sur des poèmes de l’écrivain chilien Pablo Neruda. Elle se produit ensuite avec la chanteuse et guitariste Katerina Fotinaki, qui l’accompagne sur l’album Comme Un Jardin Dans la Nuit, paru en 2009. En 2013, son spectacle Et les rêves prendront leur revanche est présenté au festival d’Avignon. D’un projet à l’autre, l’artiste présente son tour de chant Anatoli et la pièce de Jean-Pierre Siméon Stabat Mater furiosa, puis enregistre l’album Reste la Lumière, paru en 2015.” [d’après P.L. Coudray]


“Il est des pays dont l’histoire dramatique donne naissance à des exilés magnifiques. C’est le cas de la Grèce, où naît, en 1954, Angelikí Ionátou, plus connue sous son nom francophone, Angélique Ionatos. Car si elle a chanté et mis en musique les plus fines lettres grecques, dont les mots du prix Nobel de littérature Odysseas Elytis, c’est bien en Belgique et surtout en France qu’elle sera surtout connue. Et c’est aux Lilas, en Seine-Saint-Denis, qu’elle s’est éteinte mercredi 7 juillet, quelques jours après avoir fêté son 67e anniversaire. 

Le succès, Angélique Ionatos le rencontre rapidement. Née à Athènes, elle a 15 ans lorsqu’elle arrive à Liège, en Belgique, fuyant avec sa mère la dictature des colonels, et tout juste 18 ans à la sortie de son premier disque, Résurrection, qui remporte le prix de l’Académie Charles-Cros. Deux autres prix de la prestigieuse académie ponctueront une riche discographie, comportant une vingtaine d’enregistrements. Le dernier en date, Reste la lumière, est paru en 2015. 

Avec d’autres artistes comme Mikis Theodorakis, dont la rencontre fut déterminante pour sa carrière musicale, Angélique Ionatos fut une étoile de la diaspora grecque en France, contribuant inlassablement à la connaissance de sa culture. “Je compose très rarement en mode majeur, se confiait-elle, dans “A voix nue” sur France Culture. J’ai une tendance à aller vers le côté… je ne dirais pas triste, parce que pour moi la tristesse est un peu fade, mais vers quelque chose qui a toujours un aspect tragique.”  [d’après FRANCEMUSIQUE.FR]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © francemusique.fr


L’esplanade AC/DC voit enfin le jour à Namur…

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C’est désormais historique, le conseil communal namurois emmené par son bourgmestre vient de valider à l’unanimité le projet AC/DC déposé par des fans et porté par Classic 21. La capitale wallonne accueillera désormais un totem commémoratif du premier concert d’AC/DC avec son chanteur Brian Johnson, et l’esplanade face aux halles d’exposition de la ville mosane portera désormais le nom du célèbre groupe de hard rock australien. Retour sur ce dossier aux nombreux rebondissements : souvenez-vous, nous évoquions l’année passée la possibilité d’avoir une Esplanade Brian Johnson à Namur.

Le 29 juin 1980, il y a donc exactement 41 ans, le groupe AC/DC était venu à Namur pour un concert au Palais des expositions. Une date dont même Brian Johnson se souviendra puisqu’il s’agissait pour lui du premier concert à la succession du regretté Bon Scott. C’était aussi, pour les fans, la découverte de l’album Back in Black et de ses 6 morceaux joués sur scène. Rappelons qu’il s’agit du deuxième album le plus vendu au monde à ce jour, tous styles confondus, devancé par Thriller de Michael Jackson.

Michel Remy, avait soumis l’idée avec d’autres fans du groupe (Mike Davister et Georges Boussingault) de renommer une rue de Namur du nom du chanteur. Le bourgmestre, avait accueilli positivement l’idée, suggérant même que l’esplanade qui fait face à la salle hérite du nom. Mais la réalité de terrain est autre, et l’autorisation n’avait pas été débloquée pour pouvoir baptiser le lieu.

Les raisons étaient diverses : La Commission royale de toponymie explique d’abord qu’il n’est pas de tradition de donner à une rue ou à une infrastructure de l’espace public le nom de quelqu’un de vivant. Le secrétaire de la Commission, Jean Germain, a même ajouté : “Et encore moins un groupe de musique.”

Michel Rémy, de son côté, nous avait avoué qu’il restait confiant. Dès lors, Classic 21, et plus particulièrement son chef éditorial Etienne Dombret, se sont investis dans ce projet ces derniers mois en insistant sur l’importance symbolique et culturelle que revêt ce concert. Un appel aux fans a ensuite été fait par Classic 21 il y a quelques mois dans le but de regrouper des photos de l’événement puisqu’aucun photographe n’avait alors été autorisé à immortaliser ce premier concert de Brian Johnson.

Le dossier a donc été remanié, et représenté au Conseil communal namurois qui a validé le projet dans son ensemble : en plus d’être baptisée, l’esplanade AC/DC accueillera un totem commémoratif retraçant l’histoire et les photos de cet événement historique, accompagnées de la vidéo que vous retrouverez ci-dessous. Une très belle reconnaissance donc pour cet événement qui aura marqué l’histoire de la musique et fera de Namur une destination prisée par les fans.

La photo de Brian Johnson en tête d’article (détail) est © Philippe Vienne et disponible dans la documenta, avec d’autres photos du même concert et du même artiste… [en cours de digitalisation]

 


VAN STALLE & D’HANSWIJCK : Bossemans et Coppenolle (1938)

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Paul VAN STALLE (1908-1995) est un homme de théâtre belge. Avec le journaliste Joris d’Hanswyck, il est l’auteur de la comédie en trois actes Bossemans et Coppenolle (première en 1938 ; Marcel Roels, qui avait 43 ans, créa le rôle de Coppenolle.), renommée pour ses expressions typiquement bruxelloises qui mettent en valeur la culture populaire de Bruxelles et la zwanze. Au cours des années vingt, il suit des études secondaires à l’Institut Saint-Boniface Parnasse à Ixelles, époque à laquelle il rejoint la troupe scoute du collège et fait la rencontre d’Hergé avec qui il se lie d’amitié. Après ses études, il entre dans la vie théâtrale auprès de son père, gendre de Frantz Fonson, fondateur du Théâtre du Vaudeville. Successivement directeur du Théâtre des Capucines, puis du Théâtre du Vaudeville, et de l’Alhambra

La pièce Bossemans et Coppenolle a été jouée à de nombreuses reprises et notamment été captée par la RTBF en 1969, elle met en scène deux personnages dans lesquels la population de la capitale reconnaît aussitôt deux authentiques Brusseleirs auxquels s’identifier. Cette comédie bruxelloise -qui est dans la même veine que Le Mariage de Mademoiselle Beulemans- nous replonge à une époque où l’Union Saint-Gilloise et le Daring de Molenbeek étaient les grands du football belge et leurs supporters, de vrais fanatiques !

Paul Van Stalle résumait sa pièce ainsi : “C’est une parodie bruxelloise de Roméo et Juliette, les Capulet sont les Molenbeekois et les Montaigu les Saint-Gillois… à moins que ce ne soit le contraire !” Toute la pièce se déroule sur ce fond sportif avec les rivalités et les querelles que peut susciter l’appartenance à l’un ou l’autre clan. Léontine Coppenolle et Violette, convoitée par Bossemans, sont folles de foot et comme elles dominent leurs faibles compagnons, pourtant amis, ceux-ci ne sont pas loin de partager leur folie, risquant de ruiner leur amitié et les espoirs de bonheur de Georgette et de Joseph, leurs enfants, fiancés. Fort heureusement, les auteurs feront triompher l’amour et permettront aux deux amis d’enfance de se réconcilier. Il existe peu de pièces aussi bon enfant que Bossemans et Coppenolle. [d’après RTBF.BE]

Ça est les crapuleux de ma strotje qui m’ont appelée comme ça parce que je suis trop distinguée pour sortir en cheveux !

Mme Chapeau

Voici quelques extraits de la bonne version avec Victor Guyau, Marcel Roels, Georges Etienne, et Anne Carpriau…


Tous en scène…

QUITIN : Eugène Ysaye (1938)

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© collection privée

QUITIN José (1915-2003), Eugène Ysaye – Etude biographique et critique (Bruxelles, Bosworth & Co, 1938), avec une préface d’Arsène SOREIL


Préface de M. Arsène SOREIL

En me demandant quelques lignes de préface, M. ]osé QUITIN aura fourni, du moins, au Liégeois adopté que je suis, l’occasion d’un hommage, très modeste, à la ville que nous aimons.

Dans la cité de GRETRY et d’YSAYE, de DEFRECHEUX, d’Henri SIMON, de MIGNOLET, chacun prend une conscience plus vive et plus exigeante de la communauté spirituelle wallonne. La leçon liégeoise se prend face aux horizons comme devant les œuvres, parmi les chansons, au sein de la foule comme dans l’intimité. Accueil aimable qui est partout. Je songe naturellement, et de préférence, aux contacts liégeois que m’aura valus [sic] le “beau métier”, à la sommation quotidienne qui, des bancs attentifs, monte vers la chaire : sommation de renouvellement, de vie, de clarté. Belle jeunesse avide de recevoir! Elle ne se doute pas que nous aussi nous recevons, et beaucoup, et qu’il y a dans la classe austère, échange et réciprocité de devoirs et de gratitude. Ce qui est tout à fait beau, tout à fait bon, c’est quand il nous est permis d’écouter à notre tour, d’apprendre auprès de l’élève d’hier. Je ne savais d’Eugène YSAYE que ce que tout le monde en sait. Pour avoir eu la primeur du beau travail si informé, si compétent déjà, de M. José QUITIN, j’éprouve le sentiment d’une faveur reçue, reçue de Liège. Je mesure à mon plaisir, le plaisir qu’éprouvera le public wallon et un public plus vaste, celui même, pourquoi pas ? de l’Européen YSAYE.

Je souhaite à ce livre de faire aimer la supériorité vraie, le travail, le désintéressement, l’amitié, la simplicité, la bonhomie. YSAYE, c’est tout cela, et YSAYE, c’est Liège, c’est la Wallonie, une des expressions les plus parfaites que notre petite patrie ait livrées d’elle-même.

Arsène SOREIL


Avant-propos

Avant de commencer cette étude sur la vie et l’oeuvre du grand maître liégeois Eugène YSAYE, je tiens à remercier son fils, M. Gabri YSAYE, qui a mis à ma disposition, avec l’amabilité la plus charmante, non seulement ses souvenirs, mais aussi la magnifique collection de lettres que son père reçut de VIEUXTEMPS, D’INDY, CHAUSSON, DEBUSSY, LEKEU, de combien d’autres encore, avec qui il entretenait d’étroites relations.

José QUITIN


Justification de l’étude sur Eugène Ysaye

Il y a quelques années, encore élève à l’Athénée Royal de Liège, et devant faire à mon tour une causerie sur un sujet librement choisi, j’avais pris comme thème Eugène YSAYE.

Le Maître, qui m’avait connu tout gamin, et avec qui mes parents entretenaient d’amicales relations, fut amusé de mon enthousiasme à son égard et me fournit lui-même quelques indications biographiques.

J’ai repris et développé ce modeste travail d’écolier.

La présente étude, où j’ai mis toute mon affection pour l’homme généreux, tout mon respect pour le grand Liégeois, toute mon admiration pour l’Artiste, je l’ai voulue strictement objective. J’ai relaté sa vie, son caractère, son oeuvre, avec le plus d’exactitude possible. J’ai donné mon avis sincèrement sur les compositions de lui que je connais. je suis sûr qu’il me pardonne, là-haut, mes présomptueuses critiques, car il aimait avant tout la vérité.

José QUITIN


Eugène YSAYE

CHAPITRE PREMIER

Biographie du virtuose.
Son rôle dans la propagation de la musique contemporaine.

Le 16 juillet 1858, naît à Liège, faubourg Sainte-Marguerite, celui dont le nom devait devenir célèbre dans toute l’Europe et les deux Amériques : Eugène YSAYE. Son père, Nicolas YSAYE, chef d’orchestre du théâtre d’opérettes liégeois, le Pavillon de Flore, mieux connu à l’époque sous le nom du propriétaire de l’établissement : Amon RUTH [chez Ruth], est un musicien adroit et avisé. Il sera chef d’orchestre dans plusieurs tournées de la célèbre cantatrice Carlotta PATTI en Amérique.

Quant à la mère d’Eugène YSAYE, Marie-Thérèse SOTTIAU, de santé assez délicate, elle a grand’peine à élever deux enfants aussi turbulents, qu’Eugène et son frère aîné Joseph. Les deux gamins vivent dans la rue. Ce sont d’interminables courses, jeux, batailles entre “bandes” rivales sur la place des Arzis et à travers le faubourg, dont le caractère populaire n’a guère changé depuis lors. Mais cette vie insouciante est interrompue fort tôt. A peine âgé de quatre ans et demi, l’enfant apprend, sous la direction de son père, les premiers rudiments du solfège et, peu après, du violon. En 1866, Eugène YSAYE est admis comme élève au Conservatoire Royal de Liège dans la classe de Désiré HEYNBERG, pour en être expulsé peu de temps après. Les rapports du professeur donnent comme motif : “Cet élève semble manquer de dispositions”. En réalité, Eugène qui n’a que huit ans, est un enfant terrible, qui brosse les cours avec la plus grande désinvolture s’il trouve un partenaire pour une partie de billes.

Après cet éclat, son père le reprend sous sa direction et le fait bûcher ferme.  Bientôt après, Eugène passe un nouvel examen et réintègre le Conservatoire, dans la classe de Rodolphe MASSART. En 1867, il obtient, en partage avec Ovide MUSIN, cet autre grand violoniste, un second prix de violon. L’année suivante, il conquiert un premier prix de violon et un premier prix de musique de chambre. Il est âgé de dix ans !

A cette époque, Eugène YSAYE habite rue aux Frênes, aux limites du populeux quartier d’Outre-Meuse. Son père part en tournée en Amérique.  L’état de santé de la mère s’aggrave pendant son absence et elle meurt en 1869.

Eugène reste seul avec son frère pendant quelque temps. Personne ne s’occupe de lui. Heureusement, le retour de son père l’oblige a reprendre ses études sérieusement. Déjà bien avant cela, Eugène faisait partie de l’orchestre du Pavillon de Flore, ainsi que celui de la Cathédrale Saint-Paul, que son père dirigeait. D’ordinaire, Nicolas YSAYE empochait à la fois son salaire et celui de son fils. Un jour, il s’absente d’une répétition. Pour la première fois de sa vie, le gamin reçoit le prix de son travail et signe le livre du caissier. Très fier de ce geste d’homme, Eugène se laisse entraîner par un ami qui fait miroiter à ses yeux les délices du billard et des pintes [ancien verre à bière, contenant environ un quart de litre. La pinte de bière coûtait à l’époque cinq centimes] de bière du pays, et l’argent se liquéfie…

L’enfant rentre assez penaud a la maison et déclare à son père n’avoir rien reçu. Celui-ci, homme violent et prompt à s’emporter, se rend aussitôt à la Cathédrale.

Accroupi dans un coin de la petite cuisine de sa maison de la rue des Meuniers, Eugène attend anxieusement. Toute sa vie il se souvint du retour de son père, raidi, le vaste chapeau noir sinistrement incliné sur le nez, grandissant à mesure que son fils se courbait et s’écriant d’une voix terrifiante : “Je reviens de Saint-Paul !“.

Lorsqu’il racontait cette anecdote, Eugène YSAYE ne manquait pas d’ajouter : “j’åreu volou moussi d’vint on trô d’sori!” [“J’aurais voulu disparaître dans un trou de souris !”].

Nous retrouvons le père et le fils à l’orchestre de Spa, pour la saison. Le père est chef, Eugène joue les parties de violon solo et… de trombone à coulisses !

Eugène est un adolescent exubérant et emporté. Pour obliger son fils à travailler, Nicolas YSAYE le renfermait dans sa chambre. Mais un jour qu’Eugène avait un rendez-vous avec une petite amie, les choses se gâtèrent. Il se laissa enfermer, puis, son père parti, cassa d’un coup de poing la porte vitrée, tourna la clef restée dans la serrure et s’en fut tout courant au rendez-vous. Ce n’est qu’après avoir retrouvé la belle qu’il s’aperçut qu’il avait la main ensanglantée. Il s’était ouvert une veine du poignet. Cet accident le gêna pendant toute sa carrière et les deux seuls arrêts qu’il eut en public provinrent d’une faiblesse subite du poignet.

Cependant il ne cesse de travailler. En 1874, il a donc seize ans, il obtient deux médailles en vermeil, pour le violon et la musique de chambre. La qualité dominante, qui consacrera sa célébrité, est déjà visible chez lui à cette époque. Quel que soit le violon qu’il ait entre les mains, fut-ce le plus infâme sabot, YSAYE en tire une sonorité merveilleuse, qui allie le charme, la beauté et la puissance. Voici en quels termes Armand PARENT, le célèbre altiste, relate, dans son livre Souvenirs et Anecdotes, son émerveillement la première fois qu’il entendit jouer YSAYE. Celui-ci, qui avait à peine vingt ans, exécute une oeuvre de WIENIAWSKY.

Que dire de cette révélation ! je savais par ouï-dire qu’YSAYE était un violoniste remarquable, mais j’étais loin de m’imaginer une telle perfection : beauté de son, attaque vigoureuse sans jamais écraser la corde (qualité conservée pendant toute sa carrière), facilité surnaturelle de main gauche, archet d’une souplesse et d’un esprit extraordinaires, rythme inébranlable et surtout une émotion communicative à un suprême degré.

Peu après, YSAYE reçoit une bourse du gouvernement et se rend à Bruxelles ou il devient élève particulier du célèbre virtuose russe Henri WIENIAWSKY, qui venait de prendre la succession de Henri VIEUXTEMPS comme professeur au Conservatoire de la capitale.

En 1876, Eugene YSAYE succède à Ovide MUSIN comme premier violon solo au Kursaal d’Ostende. Plusieurs exécutions d’œuvres de WIENIAWSKY marquent son séjour dans cette ville. Après une fougueuse interprétation de la Polonaise, un critique de l’époque écrit : “Ce jeune talent a conquis d’emblée la première place dans cette brillante pléiade de violonistes belges, gloire artistique de notre petit pays. »

En 1877, YSAYE devient élève de Henri VIEUXTEMPS, qui l’entraîne à Paris. Une lettre de VIEUXTEMPS, datée de cette même année, recommande le jeune virtuose à M. PEYCHAUD, généreux mécène bordelais qui avait fait de Bordeaux la ville de France la plus renommée après Paris pour la valeur de ses concerts et de ses manifestations artistiques. Voici un passage de cette lettre qui montre quelle estime VIEUXTEMPS avait pour son élève.

“16 avril 1877.

Mon Cher Monsieur PEYCHAUD,

Ces mots vous seront remis par M. YSAYE, mon jeune et déjà très habile disciple, qui aura l’honneur de se faire entendre samedi 21 courant au concert du Cercle Philharmonique. Doué d’une façon particulière, possédant une belle qualité de son et une conception simple et naturelle en même temps qu’un mécanisme de bon aloi, vous apercevrez les dons qui le distinguent et le destinent à atteindre très haut dans l’avenir. J’espère qu’il saura mettre ses heureuses qualités en évidence et saura les faire apprécier par le public, les artistes et les connaisseurs, parmi lesquels vous occupez à si juste titre une des toutes premières places.”

C’est à Bordeaux qu’YSAYE fait la connaissance de Camille SAINT-SAËNS, qui lui donne l’occasion de se produire aux concerts COLONNE à Paris.

Une lithographie datée de 1879 montre un jeune homme grand et svelte, à carrure athlétique, respirant la force et la santé. Le visage est calme mais énergique, les yeux profonds. De longs cheveux auréolent cette tête fière, au front haut et droit. Une barbe légère atténue la largeur du menton, puissant et volontaire.

J’imagine que cette attitude de fierté tranquille, mais sans arrogance, était celle du jeune artiste, conscient de sa valeur et fort de sa personnalité naissante, vis-à-vis du public.

YSAYE était passionnément attaché à son maître Henri VIEUXTEMPS. Ce n’est qu’après sa mort, survenue en 1881, qu’il se rend a Berlin. Il y est engagé comme Konzertmeister à l’orchestre BILSE, aux appointements de 600 marks par mois. YSAYE y prend connaissance d’un vaste répertoire orchestral, y compris les œuvres de WAGNER, dont l’avènement venait d’être consacré en Allemagne et à qui la France fermait encore ses portes.

Cependant, cette vie ne lui plaît pas. Malgré les offres alléchantes de BILSE qui lui propose jusqu’à 200 marks d’augmentation, il le quitte. Il cherche à donner des concerts, à se faire connaître. Présenté à JOACHIM, le maître du violon en Allemagne, il lui joue son concerto hongrois de telle façon que le compositeur en est émerveillé.

Mais tout n’est pas rose pour YSAYE depuis qu’il a quitté BILSE. Il voyage perpétuellement et court le cachet. Dans ses lettres, son père lui fait d’amers reproches. Il semble même enclin à croire qu’Eugène, qui se trouve actuellement dans l’impossibilité de lui envoyer des secours financiers comme il le faisait auparavant, mène la vie à grandes guides et l’oublie. Des embarras d’argent avaient aigri Nicolas YSAYE. Une place qui lui revenait de droit lui avait échappé. Eugène YSAYE le réconforte et l’encourage dans une lettre qu’il lui adresse a Dunkerque, puis il cherche à lui faire comprendre et admettre sa décision de quitter BILSE. Depuis lors, cependant, il éprouve des difficultés :

“…(Je perds patience) au milieu de la vie errante que je mène, cherchant la gloire plus que la fortune, au milieu des tribulations sans nombre dont le sort me gratifie, tantôt par l’art, tantôt par la matière.”

Aux reproches de son père, il répond par ces phrases magnifiques, qui montrent une résolution, une vigueur, une volonté extraordinaires chez ce jeune homme de vingt-cinq ans :

“Voulez-vous que je retourne chez BILSE ? Voulez-vous que je me voue pour 600 bons marks par mois à un public idéal ? Voulez-vous que je renonce à être quelque chose ? C’est bien facile. J’épouserai même une allemande sentimentale et bête si vous le voulez. Elle me fera des économies et nous vivrons tous comme des coqs en pâte. Allons donc ! A d’autres. Je me sens créé pour avoir un nom, un grand nom. je l’aurai, je le veux et c’est mal à vous de m’empêcher de suivre ce cours de mes pensées et de ma nature. Croyez-vous donc qu’il ne m’a pas fallu du courage, de la force et de la conviction pour renoncer au doux enfer que me faisait vivre BILSE à Berlin au Konzerthaus ? Croyez-vous donc que j’ai toujours vécu sans souci du lendemain ? La force, dis-je, la volonté m’ont soutenu et où tant d’autres auraient échoué, j’ai réussi ! Oui, j’ai réussi. Maintenant la glace est fondue, et si j’attends encore un an, si je sacrifie encore un an la question d’argent pour voir quelques coins de l’Europe où je suis ignoré, l’Europe sera à moi.”

Anton de RUBINSTEIN, le grand pianiste et compositeur russe, qui avait été le compagnon de WIENIAWSKY quelques années auparavant, entraîne YSAYE en Russie. C’est le début des tournées d’YSAYE. Mais RUBINSTEIN est le maître. Il dresse son jeune compagnon à sa discipline artistique et lui fait voir tout le répertoire connu alors des sonates pour violon et piano.

Rodolphe MASSART, le premier maître d’YSAYE à Liège, maître auquel il conserva toujours une grande reconnaissance, avait posé les bases de son éducation musicale et violonistique. WIENIAWSKY avait perfectionné sa technique et lui avait donné le brio que sa fougueuse nature mettait merveilleusement en valeur. VIEUXTEMPS avait tempéré les excès de cette nature trop généreuse avec son enseignement classique, son style simple et noble à la fois. Enfin, RUBINSTEIN, à son tour, lui insuffle un rythme inébranlable, en même temps qu’un extrême souci des nuances. Il a ainsi une profonde influence sur le tempérament artistique d’YSAYE.

Celui-ci passe deux hivers en Russie. Il loge chez RUBINSTEIN qui le traite en frère cadet. Il est certain qu’il approfondit là-bas sa connaissance des œuvres de la jeune école russe contemporaine.

Le virtuose est complet, l’artiste possède des conceptions esthétiques élevées et fermement ancrées. La période de formation est achevée, et YSAYE commence seul ses tournées triomphales à travers l’Europe. Plusieurs fois, on l’entendra à Berlin après PABLO DE SARASATE et JOACHIM, les deux maîtres du violon les plus appréciés à l’époque. Chaque fois son succès dépasse celui, pourtant énorme, de ses deux rivaux.

Vers I883, YSAYE se fixe à Paris, dans ce Paris qui est en pleine effervescence intellectuelle. Le symbolisme triomphe. Le poète doit être humain et artiste. La jeune école abandonne le Naturalisme et le Parnasse. VERLAINE et MALLARMÉ ouvrent la voie. Maurice BARRÈS, André GIDE débutent et vont s’imposer.

En peinture, l’impressionnisme trouve en Claude MONET et DEGAS de merveilleux apôtres.

En musique, c’est l’école symphonique qui s’affirme avec César FRANCK, LALO, SAINT-SAËNS, FAURÉ, DUPARC, d’INDY, CHAUSSON, MAGNARD, Guy ROPARTZ. Le jeune Guillaume LEKEU débute et DEBUSSY, plus près du mouvement pictural, accomplit sa révolution artistique.

Pour tous ces artistes, YSAYE apparaît comme un dieu.

Pour tous ces compositeurs, il sera l’interprète rêvé, pour qui ils écriront une oeuvre.

Lors d’une visite à son frère aîné Joseph, directeur de l’Ecole de Musique d’Arlon, Eugène YSAYE fait la connaissance de Mlle Louise BOURDEAU, fille du Major BOURDEAU. Les jeunes gens s’épousèrent à Arlon en 1887. Le plus beau cadeau de noces d’YSAYE lui fut donné par le père FRANCK, qui lui envoya le manuscrit dédicacé de sa merveilleuse sonate qu’il venait d’achever.

A Paris, Eugène YSAYE rencontre et s’attache Raoul PUGNO, pianiste français. Désormais ils continueront ensemble la route qu’YSAYE se fraie à travers le monde. PUGNO est plus qu’un accompagnateur pour lui. C’est le complément indispensable au cours de ses fantaisies de virtuosité ; c’est son double dans les sonates; c’est encore un frère sage et attentif, car l’homogénéité de leurs deux natures se resserre dans les liens d’une étroite
amitié.

Une lettre de PUGNO à Mme YSAYE, écrite de Moscou où les deux artistes sont en tournée, nous révèle ce rôle de PUGNO :

« En tous cas, écrit-il, je soigne votre gros, soyez-en sûre, avec un soin de bonne d’enfant. Et à chaque désir intempestif, champagne, bière ou toute autre chose, il entend la voix du mentor qui lui dit sévèrement: Eugène, je vais télégraphier à Louise ! et aussitôt son cœur parle et le tigre devient mouton. »

En 1886, YSAYE avait été nommé professeur au Conservatoire de Bruxelles.  Sa classe comptait, outre de nombreux étrangers, une pléiade de jeunes Belges qui, depuis, ont porté hors de nos frontières le renom de l’école belge du violon : DERU, CHAUMONT, ZIMMER, MARCHOT, CRICKBOOM et tutti quanti.

L’activité d’YSAYE est débordante. En plus de ses tournées, avec PUGNO, qui les conduisent jusqu’en Amérique, on l’entend à maintes reprises en trio avec GÉRARDY et PUGNO.

En 1886, il fonde un quatuor à cordes avec son élève Mathieu CRICKBOOM au second violon, Léon V AN HOUT à l’alto et Joseph JACOB au violoncelle. Le succès de ce quatuor est foudroyant. En raison de cette réussite et de l’avidité d’YSAYE à découvrir des nouveautés, son rôle dans la diffusion des œuvres de la jeune école française prend une importance primordiale. Tous les compositeurs lui envoient leurs manuscrits, tous veulent être joués par lui. La raison de cet enthousiasme, SAINT-SAËNS nous la livre dans cette lettre datée du 7 avril 1893 :

“Mon cher Ami,
C’est un violoniste qui m’écrit pour me dire à quel point vous avez été merveilleux au Conservatoire et quel triomphe vous avez remporté “malgré” mon concerto. Je m’y attendais et je ne me console pas de ne pas vous avoir entendu.
Je pourrai partir un samedi soir et aller passer le dimanche avec vous. Et vous me le jouerez pour moi tout seul.
Votre bien reconnaissant,

C. SAINT-SAËNS”

Claude DEBUSSY a envoyé en lecture à YSAYE le manuscrit de son splendide Quatuor et lui demande son avis sur son oeuvre. Dans la même lettre, DEBUSSY, qui souhaite vivement revoir YSAYE, auquel il a soumis précédemment la partition de Pelléas et Mélisande, à laquelle il travaille depuis plusieurs années, le remercie de ses encouragements.

“Très cher Ami,
Je suis anxieux d’avoir ton avis sur le Quatuor et quel sort lui réserve ton Éminence. J’ai de plus tous les employés de la Maison DURAND et Fils sur le dos et ils viennent chaque matin réclamer mon manuscrit. “Que faire, Seigneur, que faire ?” comme disait saint Paul dans un vers demeuré fameux.
]’ai été tellement bousculé à mon arrivée à Paris que c’est seulement aujourd’hui que je trouve un moment pour le faire (sic) et te dire encore une fois mon grand regret d’avoir été obligé de partir si vite ! Car je dirai faiblement la joie que m’ont donnée les quelques heures passée avec toi. Je t’assure que ton approbation à Pelléas et Mélisande m’a été d’un encouragement tout à fait unique, et je serais heureux que la dédicace de cette oeuvre te fasse, à la recevoir, le plaisir que j’ai eu à te la donner.”

Soit dit en passant, cette dédicace donnée dans un mouvement de reconnaissance spontané par DEBUSSY, fut reportée sur le Quatuor tandis que Pelléas était dédicacé à M. Henry MALHERBE, critique et musicologue français, en juin 1914, c’est-à-dire douze ans après la première représentation de l’opéra.

 YSAYE se consacre à la propagation des œuvres des jeunes. Il crée à Bruelles, en 1893, la sonate de Guillaume LEKEU. Ce dernier, dans une lettre à un ami, écrit à ce propos :

“Ce qu’est devenue ma sonate de violon sous la main d’YSAYE, tu ne peux l’imaginer – j’en suis encore épouvanté dans mon ravissement!”

L’intimité qui régnait entre ces artistes était admirable. YSAYE était surtout lié avec Vincent d’INDY et CHAUSSON. Vincent d’INDY le conviant à venir passer une journée chez lui s’exclame

“… Surtout, ça ne fait pas que je t’ai assez vu durant ton séjour ici et je m’en chagrine. Au moins tâche de comprendre cela en venant demain de bonne heure, je dis de bonne heure, ça veut dire l’heure que tu voudras, 8 heures du matin (! ! !) si le cœur t’en dit, mais il ne t’en dira pas …
Enfin, je voudrais bien que nous puissions causer et voir ta musique avant déjeuner si possible, on est plus tranquille.
Bien entendu, viens en veston et en chemise sale, car nous sommes absolument en famille, je n’ai invité aucun ami ni personne parce que je tiens à t’avoir seul, bien à moi pendant un bon moment et à causer. Rien n’est fructueux comme ces entretiens entre gens pas trop moules qui peuvent échanger des opinions d’art.”

De CHAUSSON, à qui YSAYE avait sollicité un prêt d’argent, cette réponse pleine de délicatesse :

Cher Ami,
Pas de notaire ! à quoi penses-tu ? Je vais à Paris lundi, je te ferai envoyer la chose en question et de ton côté, tu m’enverras un reçu. Et ce n’est pas plus difficile que cela. Je suis très content de pouvoir t’être agréable. Et maintenant, parlons de choses sérieuses!

Et CHAUSSON l’entretient d’un prochain concert.

En 1895, Eugène YSAYE fonde à Bruxelles, avec son frère cadet Théo, pianiste et compositeur, les concerts YSAYE. Toute la jeune école française y sera entendue. Toute la jeune école belge : GILSON, JONGEN, VREULS, DUPUIS, LEKEU, Théo YSAYE et combien d’autres encore, y verra créer ses œuvres.

Ces concerts, qui complètent l’oeuvre de diffusion artistique commencée par le quatuor YSAYE, font de Bruxelles, sous l’impulsion du Maître, un centre musical dont l’importance rivalise avec celle de Paris et se trouve même, vers 1900, sérieusement en avance. Une lettre de DUPARC, en même temps qu’elle montre la vive admiration du compositeur français pour YSAYE, nous renseigne sur l’activité des concerts de Bruxelles :

Château de Florence,
Monein (Basses-Pyrénées)

Cher Ami,

J’ai appris hier, tout à fait par hasard, par un journal d’orphéon qu’on m’envoie de Bordeaux, que vous veniez de faire exécuter Phidylé à Bruxelles ; je ne veux pas tarder à vous dire combien je vous en suis reconnaissant et je vous prie de vouloir bien exprimer toute ma gratitude au chanteur qui m’a si bien interprété. L’orchestration de cette mélodie a été mon dernier travail et je pense que je n’en ferai plus aucun autre, car en dépit de mes apparences plantureuses, j’ai une pauvre santé, et ma tête refuse son service. Je n’ai jamais entendu Phidyléet je n’ai pas besoin de vous dire si j’aurais été heureux de l’entendre à Bruxelles. Je sais quelle merveilleuse musique on y fait, ce qui n’a rien d’étonnant quand un artiste tel que vous s’en mêle. Mais j’aurais surtout été heureux de vous revoir et de vous entendre ; je n’oublierai jamais, croyez-le, les frissons que vous m’avez fait passer dans l’épine dorsale, ni les émotions profondes dont vous avez rempli mon cœur et mes yeux en jouant tant de belles choses, autrefois chez BORDES, rue La Rochefoucauld, et entre toutes l’admirable Quintette de mon bien-aimé maître FRANCK. Figurez-vous que moi, son vieil élève, je ne connais pas encore son quatuor qu’on dit si sublime. Mais je me promets bien d’aller exprès à Bruxelles quand je le pourrai pour vous demander de me le faire entendre. Ce jour-là sera un des deux ou trois tout à fait heureux qui me restent peut-être à vivre.

Adieu, cher Ami, et merci encore : croyez à mes sentiments les plus affectueux et comptez-moi toujours parmi les admirateurs les plus enthousiastes de votre merveilleux talent.

DUPARC

Le théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, s’associe, pour sa part, aux efforts artistiques d’YSAYE et crée plusieurs œuvres que l’Opéra de Paris refusait comme trop révolutionnaires. Citons en 1886 : Gwendoline de CHABRIER ; en 1897, Fervaal de d’INDY ; en 1903, l’Etranger de d’INDY et le Roi Artus de CHAUSSON.

Mais ce n’est pas sans peine qu’YSAYE civilise ses compatriotes. A côté de l’opposition qui lui est faite par les pontifes musicaux de l’époque, il se trouve en proie à des difficultés d’ordre pratique. Ainsi le premier concert YSAYE est donné au Cirque. Il faut avouer que le décor de trapèzes et d’agrès ne cadrait guère avec la musique symphonique…

Assez longtemps après, vers 1910, alors que les concerts YSAYE étaient lancés et connaissaient le succès, YSAYE annonce, pour l’hiver suivant, la création de six symphonies d’auteurs belges. Du coup, le nombre des abonnements tomba de 50 %. Inutile de dire que les six symphonies furent jouées.

Cependant, l’activité d’YSAYE le retient souvent loin de son poste de professeur de violon au Conservatoire Royal de Bruxelles. Aussi, en 1897, il envoie, de New-York, sa démission au Directeur du Conservatoire, M. GEVAERT.

Libéré des soucis professoraux, YSAYE continue son oeuvre de propagandiste avec le même zèle, la même foi, la même ardeur à faire connaître les noms de ses amis qu’il avait mises à établir sa propre réputation.

YSAYE se glorifie à juste titre de son apostolat artistique. Le soir même de la première exécution à Bruxelles, après la mort du compositeur, du merveilleux Poème de CHAUSSON, dont BREITKOPF l’éditeur, disait que cette musique “était trop moderne pour plaire et se vendre“, YSAYE écrit à Mme CHAUSSON et à ses enfants :

Aujourd’hui, 17 juin 1899, trois mille auditeurs, instruits de la mort du compositeur ont écouté pensivement, religieusement et avec une émotion que je sentais croissante, son Poème dont j’ai laissé mon cœur sangloter la triste et sublime mélodie plaintive.

Votre père a reçu aujourd’hui -je l’affirme, l’ayant bien senti- la première feuille d’une couronne de gloire que tous les peuples lui tresseront ; et moi qui fus parmi les premiers à comprendre, à aimer, à admirer le musicien personnel, le poète sincère et doucement mélancolique qu’il était, je fus aujourd’hui plus attendri encore à la pensée que j’étais le premier après sa mort à mettre humblement toutes mes forces d’artiste au service d’une de ses œuvres, dont la pure gloire rejaillira sur vous tous, chers enfants, et surtout sur celle qui en est comme la discrète émanation : votre mère!

[Extrait de la Musique de l’Amour, par Ch. OULMONT]

1914 ! Les trois fils d’Eugène YSAYE, Gabri, Antoine et Théo (ce dernier n’avait pas seize ans !) s’engagent dans l’armée belge. YSAYE séjourne à Knocke. L’avance constante des armées allemandes le contraint de se réfugier en France, d’où il passe à Londres. Toute sa fortune, au débarquement en Angleterre, consiste en son violon.

Il trouve à Londres le plus charmant accueil et se produit comme virtuose et comme chef d’orchestre, pour le plus grand bien des réfugiés belges en Angleterre. En 1917, il se rend en Amérique où Mme TAFT, belle-sœur du Président des Etats-Unis lui offre la place de chef à l’orchestre de Cincinnati. YSAYE y poursuit son oeuvre de propagandiste et fait découvrir aux Américains imbus des romantiques allemands les trésors de la jeune école française.

Dès 1920, YSAYE rentre en Belgique, rappelé par nos Souverains, et y reprend ses fonctions de Maître de chapelle à la Cour.

Un deuil cruel vient frapper l’artiste. Sa compagne des jours de lutte et de gloire meurt à Bruxelles en février 1924.

Tous les amis du Maître, qui connaissaient la place qu’occupait au foyer Mme YSAYE et qui aimaient cette femme dont le charme captivait tout son entourage, s’affligèrent avec lui. Le Roi ALBERT lui écrivit les lignes suivantes :

Laeken, le 11 février 1924

Cher Maître,
Je suis vivement ému en apprenant le deuil cruel qui vient vous frapper si inopinément dans vos plus chères affections. Je sais combien Mme YSAYE était pour vous une compagne intelligente et dévouée, et personnellement
j’avais pu apprécier son charme et son amabilité.
Aussi est-ce de tout cœur, cher Maître, que je prends part à votre douleur et à celle de vos enfants et que je vous assure de mes sentiments fidèlement dévoués.

ALBERT

De son côté, la Reine ELISABETH adressait à son vieux professeur une lettre tout aussi simple et sincère.

La santé d’YSAYE avait été ébranlée par ce coup funeste. Mais il reprend bientôt le dessus. On entend de nouveau son violon prestigieux. Une lettre de G. FAURÉ nous permet d’apprécier l’accueil du public parisien.

Bien cher Ami,
Tu penses bien que, si je n’étais pas au Théâtre des Champs-Elysées hier soir, c’est que cela ne m’avait pas été possible. Les sorties du soir me sont, hélas, tout à fait interdites!
Mais j’y avais des amis et les bonnes nouvelles abondent depuis ce matin. Je sais donc que tu as joué comme toi seul sais jouer et qu’on s’est retrouvé de nouveau devant ce style ample, généreux, d’une absolue et géniale magnificence qui semblait disparu de la Terre ! Je sais que le théâtre était comble, que tu as été acclamé triomphalement et j’espère que tu auras ressenti ce qu’au delà d’une profonde admiration, il y avait de profonde et émouvante affection dans cet enthousiasme.

FAURÉ

Nous voyons YSAYE entrer dans une période de production artistique intense. Plusieurs de ses œuvres sont créées à Liège sous sa direction.

En 1927, YSAYE épouse en secondes noces, Mlle Jeannette DINCIN, violoniste remarquable, fille d’un médecin américain.

Mais la maladie (YSAYE était atteint de diabète), qui progressait sournoisement, entre dans une phase aiguë. En dépit des soins attentifs de Mme Jeannette YSAYE et de l’intervention des meilleurs médecins, l’amputation du pied droit devient nécessaire.

Malgré les tourments physiques qu’il endure, YSAYE continue son oeuvre musicale. Il vent élargir le sillon ouvert un siècle et demi auparavant par Jean-Noël HAMAL et créer un opéra wallon.

Sur un livret composé entièrement par lui, YSAYE écrit la musique drue, vivante et colorée de Piér li houïeu [Pierre le houilleur].

Cependant, la joie procurée par le succès de son oeuvre est de courte durée. La maladie le terrasse le 12 mai 1931, alors qu’il commençait un nouvel opéra wallon, d’après un roman de Joseph MIGNOLET : L’avierge di pîre [La vierge de pierre].

Eugène YSAYE était âgé de soixante-treize ans…

Cette esquisse de la longue et brillante carrière du virtuose nous a déjà permis d’entrevoir, outre les qualités de l’artiste, certains traits de bonté et de dévouement qui caractérisent l’homme.

Recueillant les souvenirs de ceux qui l’ont connu intimement, y ajoutant ceux qui me restent de mon enfance, je vais tenter de peindre ce caractère admirable.

CHAPITRE DEUXIÈME

L’homme

La première chose que l’on doit dire d’YSAYE, pour expliquer son caractère et son oeuvre, c’est qu’il est purement et absolument wallon. Son enfance s’est passée dans les quartiers les plus foncièrement liégeois : Sainte-Marguerite et Outremeuse. Il y a puisé la sève populaire et forte qui, durant la longue vie qu’il a menée loin de sa petite patrie, a nourri et soutenu son idéal d’Amour et de Beauté. Car YSAYE n’est pas seulement wallon par ses origines, il l’est par ses goûts, par ses affections, par son parler, par ses actes, par sa musique. Si tous les artistes savent qu’ils le trouveront conseiller sincère et secourable, les enfants de Wallonie savent qu’ils trouveront en lui un père. Guillaume LEKEU lui dédicace une photographie dans les termes suivants :

A Eugène YSAYE, à l’ami sûr et toujours réconfortant, au Maître évocateur d’émotions inoubliables, filialement du fond du cœur.

Son entourage ne l’appelait jamais autrement que le Père et plus familièrement Pèpère.

Dès le premier abord, YSAYE attirait invinciblement la sympathie. Il se dégageait de lui une sorte de fluide qui en faisait un irrésistible séducteur. Ce fluide était particulièrement agissant auprès des petits enfants, qu’il adorait, et avec qui il savait jouer des heures entières, pour leur plus grande joie.

Ses lettres, ses discours, étaient émaillés de réflexions pittoresques, dites en patois, qui expriment son amour pour la Cité ardente.

Tous les auteurs wallons lui étaient familiers : il les lisait, il venait applaudir leurs oeuvres au théâtre wallon du Trocadéro, qui recevait sa visite à chacun de ses voyages à Liège.

C’est son affection pour son terroir natal qui poussera YSAYE à écrire pour les Wallons sa dernière oeuvre : Piér li houïeu.

Mais à côté de ces sentiments élevés se font jour d’autres goûts wallons, tout prosaïques ceux-là, tels que l’amour du boudin, de ces pommes de terre spécifiquement wallonnes que l’on appelle cwènnes di gattes [cornes de chèvre] et du flairant froumadje di Hève [les fromages de Herve (près de Liège) ont un parfum comparable à celui du camembert]. Voici en quels termes YSAYE qui séjournait au Zoute où il ne pouvait trouver ces denrées fait, à une Liégeoise, une odoriférante commande gastronomique.

Le Zoute – Villa Chanterelle.

Divine Berthe ! – Le printemps est revenu, l’été reviendra, et le doux parfum des fleurs ainsi que le chant des oiseaux feront germer en nous des moissons nouvelles d’amours, de poésie, d’harmonies, de baisers -si j’ose- ô Berthe !
Hélas! ce qui a disparu, ce qui ne fleurit plus, ce que je voudrais voir revenir, ce sont les Herves qui distillent des parfums plus suaves, plus tisonnants, plus remémorants que toute l’Arabie! … La nuit, comme des bras d’une femme aimée, je sens qu’on m’entoure le cou d’une aune de boudin des deux sexes! … Alors, ô Berthe, il faudrait ne pas me laisser dans les affres et, en revenant de Saint-Paul, passer au derrière de la petite Vierge [La statue de la Vierge, par Del Cour, érigée face à la cathédrale Saint-Paul] et faire une flairante commande de douze bouquets pas trop défleuris. Si tu fais cela, je te bénirai. Mon âme à toi,

Eugène YSAYE.

La confiance en soi était la qualité maîtresse d’YSAYE. Toute sa vie le prouve surabondamment. Cette confiance était soutenue par une force physique extraordinaire, et cette puissance lui permettait de jouer aisément, en une même soirée, trois œuvres que les meilleurs violonistes n’abordent séparément qu’avec prudence au concert, en raison de leurs difficultés techniques et de la résistance physique qu’elles exigent de l’exécutant. Ce sont les sonates de LEKEU, de FRANCK et la sonate à Kreutzer de BEETHOVEN, soit environ deux heures d’une musique vibrante, tourmentée et passionnée.

YSAYE était d’ailleurs un grand sportif. DUPONT, maître d’armes à Bruxelles, lui donnait régulièrement la leçon d’escrime. François THIRIFAY, maître d’armes à Liège, fut également son professeur et partenaire. YSAYE prêta maintes fois son concours comme virtuose aux galas organisés par ses amis les escrimeurs au profit de l’un ou l’autre atteint par l’âge ou l’infortune. C’est ainsi que nous voyons réunis dans un de ces galas les maîtres du fleuret IMBART DE LA TOUR et François THIRIFAY et les maîtres de la musique : le pianiste Arthur de GREEF, le violoncelliste LOEWENSON, la cantatrice LITVINE et enfin YSAYE, avec la musique du 1er Régiment de Guides comme orchestre. Au sortir de scène, YSAYE, qui ne se sentait nullement fatigué, quitta son habit pour livrer à son vieil ami THIRIFAY un assaut au fleuret dont l’envers du décor fut spectateur et juge.

YSAYE fut aussi un fervent de la bicyclette et du tennis, sports tout nouveaux à cette époque. La natation comptait en lui un adepte enthousiaste et il maniait des haltères tous les matins.

Lorsque l’âge lui interdit la pratique des sports, il devint supporter assidu des matches de football avec toutes les qualités… vocales requises pour jouer ce rôle. Pendant ses vacances, il organisait des parties de croquet. Mais au dire de ses partenaires, cela ne durait jamais longtemps, car des batailles terminaient toutes les parties perdues par YSAYE, vilain joueur, qui ne prétendait pas payer l’apéritif à ses vainqueurs.

La force physique d’YSAYE et sa confiance en soi étaient soudées par une volonté de fer. M. Armand PARENT rapporte, dans “Souvenirs et anecdotes”, les faits suivants :

En 1886, YSAYE est engagé aux concerts COLONNE à Paris. Aux deux répétitions avec l’orchestre il joue mal. Tête de COLONNE et désespoir de PARENT …  J’emprunte le texte de ce dernier :

La veille du concert, au moment de nous quitter, YSAYE, un peu soucieux mais énergique, me fait cette déclaration stupéfiante : « Je sais que je n’ai pas été brillant aux répétitions, mais demain je serai sublime ».

Et le lendemain, au concert, ce fut un délire d’enthousiasme dans le public.

Mais les manifestations de cette volonté impérieuse étaient adoucies par une bonne humeur constante. Même dans les circonstances les plus pénibles pour lui, YSAYE conserve le ton gouailleur du wallon qui refuse de s’apitoyer sur son propre sort.

Alors qu’il se remettait lentement des suites de l’opération subie en 1929, opération au cours de laquelle on l’avait amputé d’un pied, il écrivait à son ami Vincent d’INDY :

Bruxelles le 31 juillet 1929.

Mon cher Vieux,
J’ai tardé à te donner de mes nouvelles parce que je tenais à le faire moi-même et que j’en étais incapable jusqu’à ce jour …
Et voilà, comme dit la chanson : J’ai un pied qui r’mue et l’autre qui ne va guère, j’ai un pied qui r’mue et l’autre qui ne va plus. Oui, je n’ai plus qu’un pied, le gauche, le droit a été mangé par les cochons, je crois. En résumé, j’eusse préféré le raccourcissement d’Abélard, quoique…
Ta bonne petite lettre, cher vieil ami, fut un baume sur le moignon; celui-ci prend déjà la jolie forme d’une boule de bilboquet; dans quelques semaines, un appareil me permettra de marcher (presque deux ans de stagnation et de souffrances).
Enfin, c’est fini, et tu es le premier à qui j’annonce moi-même cette bonne nouvelle.

Je t’embrasse,
EUGÈNE.

(Extrait de “Souvenirs et Anecdotes” d’A. PARENT)

La bonté d’YsAYE était proverbiale parmi les artistes. Aucun d’eux n’allait le solliciter en vain. Conseils, appui moral, secours financiers, YSAYE faisait tout ce qui était en son pouvoir pour aider ses jeunes confrères. Il remuait ciel et terre, formait une coalition artistique pour empêcher de jeunes virtuoses d’aller se vendre, comme il disait aux orchestres des villes d’eau, où ses protégés, forcés de se soumettre aux exigences d’un public au goût artistique très variable, étiolaient leur talent.

En l’occurrence, YSAYE se souvenait de ses luttes à Berlin, des difficultés éprouvées, des trucs qu’il avait dû employer pour séduire les imprésarios méfiants et peu scrupuleux. Tel celui qui l’engagea après la réception que voici.

YSAYE était à bout de ressources. Ou trouver un engagement, ou jouer à la terrasse des cafés. Il dépense ses derniers marks à acheter deux bouteilles de champagne et à louer un domestique pour quelques heures. Ses amis l’aident à remeubler temporairement son appartement et YSAYE convoque un grand imprésario berlinois. Le domestique, dûment stylé, introduit ce dernier avec tout l’apparat convenable et, dès que le visiteur et son maître sont installés, apporte, comme si la chose était courante et naturelle à la maison, la première des deux bouteilles de champagne. La discussion se prolonge. La bouteille est vide. YSAYE fait un signe. Le domestique, avec une politesse obséquieuse, s’incline respectueusement devant lui et lui demande : « Toujours le même, Monsieur ? ».

Lorsqu’il racontait cette histoire, qui se termina fort heureusement, YSAYE disait du domestique : “Ci là ! dji l’âreu bin strôné !” [“Celui-là, je l’aurais volontiers étranglé”]

La bonté d’Eugène YSAYE conférait à son logis, une atmosphère toute spéciale. Sa maison était ce qu’on appelle à Liège, li mohonne dè Bon Dju [La maison du Bon Dieu], ouverte à tout qui frappait à la porte.

Guillaume LEKEU écrivait à sa mère :

YSAYE est parti ce matin pour Bruxelles, où j’irai le voir à la fin du mois … Il ne veut pas que je descende à l’hôtel, ma chambre, chez lui, m’attend perpétuellement, paraît-il. Je ne parviendrai jamais, certainement, à m’acquitter envers YSAYE de toutes les marques d’affection qu’il me prodigue.

(Extrait de “Guillaume LEKEU” par M. LORRAIN)

Cette hospitalité qu’YSAYE accordait sans compter à tous ses amis mettait son entourage dans des situations inextricables. Plus d’une fois, des invités durent se contenter d’un fauteuil, car toutes les chambres étaient occupées ! Sa villa du Zoute, La Chanterelle, était le théâtre de scènes baroques qui justifient l’expression qui vient sous la plume de LEKEU : “J’ai passé la soirée chez YSAYE en compagnie de Madame et de son frère Théo. Quels êtres extravagants mais si profondément artistes.

Mon père, qui était en vacances à Knocke faisait du quatuor avec YSAYE à La Chanterelle. Il lui demande un jour :

– Mais qui est ce bonhomme là ? Voilà huit jours qu’il nous écoute (un petit public d’amis et de commensaux écoutaient le travail du Maître).
– Celui-là ? C’est un ami. Il loge ici.
– Tiens ! et comment s’appelle-t-il ?
– Ah! valet! Çoula, djè nè sé rin! [Ah, mon garçon, cela, je n’en sais rien].

La Villa du Zoute était le rendez-vous estival, de tous les artistes de passage à la côte belge. Pablo CASALS, Georges ENESCO, Joseph SZIGETI, Arthur RUBINSTEIN, Alfred CORTOT, Yves NAT, Jacques THIBAUD, et combien d’autres encore ! y vinrent et payèrent comme tous les visiteurs, le tribut à la musique. Infatigable, malgré son âge, YSAYE travaillait le violon le matin avec ses élèves, faisait une courte promenade l’après-midi, puis étudiait une nouvelle oeuvre, et, le soir, on exécutait des quatuors et des quintettes. La soirée se prolongeait très tard.

Parfois, cependant, l’un ou l’autre des partenaires était insuffisant. YSAYE, entravé, ne supportant pas d’entendre mal jouer les œuvres qu’il préférait et, d’autre part, ne voulant pas faire affront à un jeune musicien, se déclarait fatigué et proposait une partie de whist.

Le whist était plus qu’un jeu pour lui. Il lui arrivait d’entrer dans des colères folles, lorsque son partenaire commettait une bévue.

Ces colères, aussi fugaces que violentes, car il ne savait garder rancune à personne, YSAYE les avait encore en une autre circonstance. Fervent amateur de Bourgogne, il ne supportait pas que le moindre choc fût donné à la bouteille pendant le débouchage. Il suivait l’opération avec l’angoisse du gourmet qui craint le sacrilège du bouchon cassé. Un jour qu’un violoncelliste liégeois venait de commettre ce crime affreux, YSAYE se laissant tomber dans son fauteuil avec un râle de colère étouffée, exhala douloureusement ces mots définitifs : “Il est âssi adreu di ses mains qu’on pourçai di s’cowe!” [Il est aussi adroit de ses mains qu’un cochon de sa queue].

YSAYE était toujours escorté de quelques élèves qui venaient recevoir du vieux Maître des leçons merveilleuses de technique et surtout d’interprétation.

M. François RASSE, Directeur du Conservatoire Royal de Liège, ancien élève d’YSAYE au Conservatoire Royal de Bruxelles, et dont YSAYE prisait fort les qualités de musicien et d’érudit, a bien voulu me documenter sur la partie technique de l’enseignement d’YSAYE. Tout nouvel élève, quel que fût son acquis, devait, avant tout, s’assimiler les gammes et arpèges doigtées par YSAYE. Non seulement les gammes simples, mais aussi celles en 3es, 4es, 6es, 8es et 10es. Aux changements de position, au lieu de déplacer rapidement toute la main, ainsi que le pratique l’école classique, YSAYE rassemblait les doigts et chassait celui qui tenait la note par celui qui devait jouer la note suivante. En un mot, au doigté par succession des classiques, il opposait un doigté par substitution. Ajoutons qu’il effectuait les changements de position sur les demi-tons. A cela se joignait un travail spécial du pouce gauche dont YSAYE se servait comme d’un pivot immobile autour duquel se déplaçait la main dans certains traits rapides. Dans un changement de position où toute la main devait se déplacer, le pouce précédait les autres doigts et formait, si je puis dire, une base avancée de la nouvelle position. YSAYE possédait une extraordinaire souplesse du pouce gauche. Grâce à cela, il exécutait des traits qui, d’ordinaire, exigent le déplacement total de la main, sans changer le pouce de place, ce qui lui donnait une extraordinaire vélocité et lui permettait d’obtenir une justesse impeccable.

Au point de vue de l’archet, YSAYE se montrait tout aussi exigeant. Non seulement il ne voulait pas qu’on entende le passage d’une corde à l’autre, mais il n’acceptait même pas qu’on le voie. Et pour donner l’illusion complète à l’œil et à l’oreille, il faisait décrire à l’archet un arc de cercle continu de la quatrième à la première corde. Il avait d’ailleurs composé une série d’exercices (doigts et archet combinés) à ce sujet. Ce travail de l’archet, joint à des doigtés très personnels, parfois peu orthodoxes du point de vue classique, mais toujours essentiellement pratiques et violonistiques, conféraient à YSAYE une ampleur de sonorité et un soutenu dans le phrasé qui l’ont rendu inégalable.

Comme tous ceux qui ont connu YSAYE et que j’ai consultés pour établir les bases de mon étude, M. RASSE me recommanda vivement d’insister sur la grande bonté du Maître. Sa classe était une famille. YSAYE ne supportait pas les petites jalousies courantes entre artistes. Il entrait dans une formidable colère s’il surprenait un de ses élèves à dénigrer un camarade.

Nul ne l’entendit jamais médire d’aucun artiste. Respectueux et reconnaissant envers ses anciens maîtres, il entendait que chacun respectât ses professeurs. Un jour un jeune violoniste belge lui demande de l’entendre et de bien vouloir l’accepter comme élève. Après l’audition, YSAYE critique doucement les défauts, assez nombreux, du jeune artiste. Celui-ci d’accabler aussitôt son ancien maître de vifs reproches, voyant en lui la cause de ses travers.

– Qui était votre professeur? demande YSAYE, fâché d’entendre les diatribes du jeune homme.
– M. THOMSON.
– Il est difficile de ne rien apprendre avec un Maître comme THOMSON, Monsieur, et s’il ne vous a pas plu, je vous plairai encore moins.

Remarquons qu’YSAYE et THOMSON, camarades de classe du Conservatoire de Liège, étaient rivaux directs en tant que virtuoses.

Ainsi que je le disais plus haut, l’enseignement d’YSAYE était avant tout artistique. Chaque oeuvre recevait les doigtés et coups d’archet qui lui convenaient et que les élèves reproduisaient soigneusement, mais la leçon était une leçon d’interprétation.

YSAYE accompagnait son élève au piano ou, lorsqu’il était bien disposé, au violon. Alors, c’était un émerveillement. Sous ses doigts, le violon sonnait comme un orchestre. Le chant joué par l’élève était si pleinement soutenu par l’accompagnateur que l’auditeur non averti n’aurait pu dire lequel, du maître ou de l’élève jouait la partie principale. Chacune de ces improvisations qu’YSAYE brodait sur l’accompagnement écrit par le compositeur intensifiait l’expression de la mélodie et lui en faisait dire plus que son auteur n’avait rêvé qu’elle dit. YSAYE n’a jamais voulu écrire ces accompagnements.

]’ai eu le bonheur d’entendre une de ces inoubliables improvisations, peut-être la dernière du Maître. YSAYE dînait à Liège, et j’étais parmi les convives de cette réunion tout à fait intime. Son dernier élève, M. Remo BOLOGNINI, jeune violoniste américain de très grand talent, joua d’abord un caprice de PAGANINI. Puis le Maître voulant remercier ses hôtes, accompagna M. BOLOGNINI dans le 4e concerto de VIEUXTEMPS.

L’archet, qui était celui d’un vieillard pendant les quelques premières mesures – YSAYE avait à ce moment soixante-douze ans – s’affermit immédiatement et le prodigieux virtuose, retrouvant pour quelques instants toute la puissance de sa jeunesse, redevenu ardent et fougueux, accompagna son digne élève comme jadis VIEUXTEMPS l’avait accompagné lui-même.

L’Adagio du Concerto nous surprit tous les yeux pleins de larmes, et le Finale nous laissa écrasés devant le brio et la puissance du Maître. La dernière note s’était tue depuis longtemps qu’aucun d’entre nous n’osait bouger, de peur de rompre l’enchantement terrible et merveilleux qui nous étreignait encore.

Cet homme unique, qui interprétait les œuvres les plus savantes, les plus intellectuelles, les plus raffinées avec une compréhension extraordinaire, n’avait même pas fait une école primaire. Quand il était enfant, l’enseignement n’était pas obligatoire, et Nicolas YSAYE estimait préférable pour son fils, l’étude du violon à celle de l’arithmétique ou du français.

Personne n’a pu me dire comment Eugène YSAYE apprit les rudiments de la lecture et de l’écriture. Mais une chose est évidente, c’est que, arrivé à l’âge d’homme, YSAYE discourait en un français impeccable avec une facilité que lui enviaient maints orateurs, écrivait admirablement sa langue, de même que l’anglais et l’allemand, et parlait assez couramment l’italien et le russe.

A ce point de vue, YSAYE fut, dans toute la force du terme, un autodidacte. Il se forma en voyageant en compagnie de livres, de dictionnaires, de grammaires. Quatre auteurs eurent sur son esprit, sur son art même, une influence indubitable. Tout d’abord, Jean-Jacques ROUSSEAU. YSAYE trouvait en lui-même la justification de la formule qui est à la base de l’édifice rousseauiste : l’homme naît bon. Cette affirmation, YSAYE l’adopta, avec toutes ses conséquences, parce qu’il ne pouvait croire à la jalousie, à l’envie, à la méchanceté des autres hommes.

La bibliothèque d’YSAYE renfermait aussi les traductions des auteurs grecs et latins. Sa lecture favorite, dans ce domaine, était les Commentaires de la Guerre des Gaules, de Jules César.

Ce souci d’étendre ses connaissances vers le domaine littéraire antique évoque l’aspect classique du caractère d’YSAYE. Il est étonnant de voir quel fonds de classicisme pur possède ce virtuose romantique. Au point de vue musical, il faut sans doute y voir les influences de VIEUTEMPS et de RUBINSTEIN, dont la musicalité était extrêmement raffinée. YSAYE entretint et développa le germe qu’ils avaient déposé en lui. Ses lectures classiques lui donnèrent une tournure d’esprit qui tempéra les élans de sa nature impétueuse dans ce qu’ils auraient pu avoir d’excessifs ; elles remplirent le rôle des barrages de notre Meuse, qui régularisent son débit sans jamais l’amoindrir, mais au contraire, l’ennoblissent et font d’elle un fleuve puissant.

Cependant la nature romantique et ardente d’YSAYE trouve sa correspondante dans les œuvres d’Honoré de BALZAC. YSAYE et BALZAC ont en commun la bonté, la puissance, la verve, la vie intense. BALZAC, d’inspiration romantique, par l’exubérance de sa Comédie humaine, est réaliste par la vérité de ses personnages et de ses décors. Ce mélange de romantisme et de réalisme, nous le retrouvons chez les Wallons, mais avec une pointe d’ironie et une sentimentalité plus délicate, qui en font une race à part, dont les artistes sont personnels, sinon toujours dans leur technique, du moins dans leurs sentiments.

Cet esprit, YSAYE le possédait et l’aimait par dessus tout et si BALZAC lui apparaissait comme le Dieu de la littérature, les auteurs wallons, dont les vers et la prose occupaient une large place dans sa bibliothèque, étaient plus près de son cœur. YSAYE écrivait un jour :

Vous savez combien j’aime et je cultive notre bonne vieille langue si mordante, si gouailleuse et si gaie, comme rend gai le bon vieux vin !

Et ailleurs encore :

Liège, le sol natal, les rives fleuries, notre bon vieux patois, pour moi, c’est l’pan dè bon diu [Le pain du Bon Dieu, poème en dialecte liégeois de Henri Simon, traduit en français par J. Haust aux éditions La vie wallonne, Liège)] que SIMON chante si bien!. .. C’est ce pain là qui nourrit mes souvenirs, mon esprit et mon cœur.

Cet attachement au terroir se traduit sans cesse dans ses lettres, par ses réflexions pittoresques dites en patois, par ses enthousiasmes pour les artistes de chez nous, par son affection agissante envers eux, et enfin, par ses interprétations et ses compositions.

CHAPITRE TROISIEME

L’Artiste et le Compositeur
Les interprétations d’YSAYE

Est-il possible d’analyser quand on est emporté par un remous sentimental qui livre l’auditeur à l’artiste ? YSAYE envoûtait son public. A qui plus qu’à lui pourraient s’appliquer ces paroles de Camille MAUCLAIR parlant du ‘prestige du virtuose‘ :

Cependant, il se tient, seul et libre au devant d’une foule, il obtient une qualité inconnue de silence, une obéissance passive dont l’instantanéité est saisissante. Nul être qui n’attende de lui le rythme de son cœur : il en réglera les battements, et son geste commandera les organismes. Il crée l’angoisse et le ravissement. Il décrète l’amour et la peine, et de tels droits lui sont acquis sans conteste. Des centaines de créatures s’en remettent à lui du soin de leur émotion. Il est le prince, l’amant, le mage et le prêtre. Il ordonne, il caresse, il soumet, il conseille tour à tour. Cependant, perdu dans son rêve, il est immensément isolé, et il sait qu’il règne, mais ne semble pas le savoir.

Camille MAUCLAIR, La Religion de la Musique

Eugène Ysaye photographié par Alban (1930) © José Quitin

YSAYE ne soumettait pas seulement son public : il soumettait aussi les compositeurs. Une fois leur oeuvre entre ses mains, il en faisait sa chose. Il bouleversait les idées de l’auteur et lui imposait ses géniales conceptions. Et l’auteur découvrait à son oeuvre des beautés ignorées, et il admirait l’interprète qui lisait en lui mieux qu’il ne l’avait fait lui-même.

Tous composaient pour YSAYE. CHAUSSON lui écrit que son Poème et son Quatuor sont faits pour lui. Il ajoute même : “DEBUSSY écrit pour toi un Concerto. Je ne le connais pas et ne veux pas le connaître maintenant.” Je ne pense pas que CHAUSSON, qui achevait son Poème à cette époque, craignit de subir les influences de DEBUSSY. Je crois plutôt qu’il préférait avoir la révélation du concerto en question par YSAYE lui-même. Malheureusement, cette oeuvre avorta et fut jetée au panier par DEBUSSY.

Avant d’étudier le Compositeur Eugène YSAYE, il me semble opportun de souligner les deux tendances apparemment contradictoires qui se font jour déjà chez le virtuose. YSAYE est un Artiste avant tout. Ses capacités techniques sont mises au service de la musique. Mais il ne peut nier qu’il est élève de WIENIAWSKY et de VIEUXTEMPS, deux Virtuoses du violon. Aussi, le voyons-nous, dans sa jeunesse, accorder au violon une place prépondérante, et parmi les instruments, et dans la musique elle-même. Armand PARENT écrit : “A cette époque lointaine (1885), la musique pour YSAYE, c’était le violon, la musique à son service. Le violon était le roi de la musique, c’en était touchant.

La maturité aidant, YSAYE atténua cette conception un peu simpliste, mais jamais au point de négliger si peu que ce soit, l’importance du violon, ni la connaissance approfondie de sa technique. Il exigeait de ses élèves une technique accomplie, disant, avec raison, qu’elle seule permet au virtuose de se donner entièrement à l’interprétation des œuvres jouées. YSAYE reprocha toujours aux écoles belge et française de minimiser le côté purement instrumental au profit du côté artistique, comme à l’école allemande de verser dans le travers opposé.

Cette conception d’YSAYE touchant le rôle et les capacités d’un interprète, nous la retrouvons toute entière dans sa musique. En effet, YSAYE écrit pour et par le violon comme il disait parfois. Si nous exceptons deux œuvres pour le violoncelle et son opéra, toutes ses compositions sont écrites pour son instrument favori.

Que trouvons-nous dans les œuvres d’Eugène YSAYE ? D’abord, de la Musique. – Une musique fluide, mélodieuse, qui sonne bien, quoique toujours un peu grisaille au début du morceau. Comme ces brouillards qui couvrent la Meuse le matin et que le soleil déchire, ainsi la nature artistique et intime d’YSAYE s’épanche dans sa musique avec une tendresse souvent mélancolique, voilée par une sorte de pudeur, que traduit l’accompagnement du quatuor à cordes. Mais, peu à peu, la nature fougueuse du Maître se manifeste. Sa musique gronde, grandit, s’accélère, s’enfle, sonne, éclate enfin en un cri passionné qui laisse l’auditeur haletant après cette course vers l’Idéal.

Puis, le calme revient. La fureur des sentiments exacerbés fait place à un apaisement profond, mais où l’âme du compositeur est toujours vibrante, toujours prête à s’élancer de nouveau à la conquête du Beau.

Parcourons l’oeuvre d’Eugène YSAYE. J’y marquerai quatre groupes qui correspondent à ses conceptions artistiques et intellectuelles :

  1. Les œuvres purement sentimentales.
  2. Celles où le souci de joindre la virtuosité à la musicalité se fait jour.
  3. Les œuvres de technique pure.
  4. Son opéra, Piér li Houïeu.

Signalons que ce classement correspond à l’ordre chronologique des compositions. Nous voyons ainsi YSAYE évoluer vers la technique pure au violon en réaction contre l’abandon progressif de ce souci par les violonistes
au cours de ces dernières années.

La première partie, qui est la plus abondante, se compose d’une série de Poèmes pour un ou plusieurs instruments à cordes, avec accompagnement d’orchestre. Les caractères sentimentaux que je signalais tout à l’heure se manifestent pleinement dans ces œuvres dont le prototype est à mon avis, le poème pour orchestre à cordes sans basses intitulé Exil. Voici quelques titres qui suggèrent les sujets traités : Chant d’hiver, Scène au rouet, Extase, Méditation, Amitié, Poème élégiaque.

J’ai eu le bonheur de retrouver des commentaires d’Eugène YSAYE sur quelques-unes de ses œuvres. Ils furent donnés par le Maître à un concert à Liège en 1926. Il profitait de cette occasion pour développer les idées qui lui étaient chères touchant le rôle et les qualités du virtuose et les éléments qui doivent, selon lui, composer toute oeuvre instrumentale.

Méditation, poème pour violoncelle et orchestre à cordes.

Ecrire pour un instrument dont on ne joue pas m’a toujours semblé une chose impossible ; mais j’avais l’exemple de VIEUXTEMPS qui écrivit des concertos pour violoncelle qui décèlent une connaissance parfaite des ressources techniques de l’instrument. De plus, les HOLLMANN, HEKKING, GÉRARDY, SERVAIS, CASALS, POLLAIN, GAILLARD et d’autres m’ont initié de si près aux secrets de leurs basses que je n’eus guère de peine à faire sonner ce ténor de la corde. La Méditation est le développement d ‘une esquisse datant des temps lointains où GÉRARDY et moi nous parcourions, de concert, l’Amérique du Nord. Beaucoup plus tard, Fernand POLLAIN me tisonnant, je repris l’ébauche et achevai le tableau et on me permettra de dire que la Méditation, garnie de son vêtement orchestral, est l’une de mes machines pour laquelle j’ai une légère préférence. Je ne sais pourquoi, peut-être est-ce par les souvenirs qui se rattachent à l’époque de l’esquisse…

Le début de cette notice montre bien le souci qu’avait YSAYE d’écrire pour un instrument, c’est-à-dire de lui faire donner son maximum de sonorité et d’en exploiter le plus complètement possible les ressources techniques.

Chant d’hiver, pour violon et orchestre réduit.

Ce morceau fut conçu à une époque où l’âme de l’artiste est tourmentée par le doute, à l’un de ces moments où la conscience de n’être rien vous obsède et vous meurtrit ; alors c’est la tristesse, la mélancolie, le regret des jours sans souci de l’enfance au bord de la Meuse qu’on exhale en des mélodies plaintives et un peu frileuses. En lisant les beaux vers wallons de VRINDTS j’ai trouvé cette strophe qui rend bien la pensée qui s’agite dans le cours de ce Chant d’hiver qui, écrit avant l’admirable Poème d’Ernest CHAUSSON (de même que mon Poème élégiaque) éveille l’intérêt par la nouveauté de la forme.

To soule si plainde, tot soule choûler,
I nîve … et l’nivaye si ra poule
disconte les mohonnes : li vint hoûle …
… I m’sonle co même ôr li chanson
Di noste aiwe tot moussant d’zos l’glèce.

J. VRINDTS, Poèmes wallons

[Tout semble se plaindre, tout semble pleurer, / Il neige … et la neige se blottit / Contre les maisons ; le vent gémit… / Il me semble même entendre encore la chanson / Du ruisseau glissant sous la glace]

On peut rattacher à ces œuvres le trio de concert pour deux violons, alto et orchestre à cordes et le poème Amitié pour deux violons et orchestre. On remarquera dans la notice d’YSAYE sur le Trio, la restriction qu’il apporta au côté technique par pur souci artistique, pour que l’oeuvre sonne bien, comme il dit.

Trio de concert, pour deux violons, alto et orchestre.

La guerre, si souvent improductive de choses d’art fut le contraire pour moi : une grande partie des œuvres du programme d’aujourd’hui date des années de la terrible épreuve que l’Europe a subie. Ce Trio fait partie du travail qui fut mon oasis pendant la tourmente, car le musicien n’a pas d’exil, il emporte avec lui l’élément consolateur : l’Art, et nulle puissance ne peut détruire ce refuge de la pensée, du cœur. Je voulais écrire ; j’écrivais un Duo pour deux violons pour jouer avec notre vénérée souveraine la Reine ELISABETH lorsque, sur le point d’achever, je m’aperçus que la partie technique manquait de sens poétique et que, loin d’être une récréation, ce duo devenait un travail des plus ardus. Je renonçai à ma première idée et je transformai le morceau pour trois instruments au lieu de deux. C’est ainsi que cette composition de forme plutôt classique fut jouée à Londres en 1916-17 par MM. DEFAUW, TERTIS et moi-même. Cela sonne bien et, dès l’état de duo, je n’en voulais pas davantage.

Amitié, Poème pour deux violons et orchestre.

C’est encore l’idée du Duo, mais ici la pensée est libre, et on la laissera s’égarer dans le vaste champ des heureux et doux souvenirs combien variés ! d’une amitié pure qui a bientôt cinquante ans d’âge et dont les sentiments, meilleurs, plus sûrs, moins fragiles que ceux de l’amour sont chez moi et chez celui à qui l’oeuvre est dédiée, indestructibles.

YSAYE fait allusion ici à Théodore LINDENLAUB, critique musical du journal Le Temps, qui fut le conseiller et le guide du virtuose dans maintes occasions.

Le Poème Nocturne fait transition entre ces œuvres purement sentimentales et celles où se manifeste le souci d’allier la virtuosité à la musicalité. La notice d’YSAYE sur ce poème montre, de plus, sa constante recherche de l’originalité, qui se traduit ici par la réunion du violon et du violoncelle.

Poème nocturne, pour violon, violoncelle et orchestre à cordes.

A part le Concerto de BRAHMS, un duo original de VIEUXTEMPS, la Muse et le Poète de SAINT-SAËNS, et quelques arrangements sur des opéras célèbres, je ne connais pas d’œuvres importantes pour violon, violoncelle et orchestre. Cette lacune dans le répertoire des solistes m’a tenté, et c’est au cours des dernières tournées que je fis en Amérique que j’ai conçu le plan de cette oeuvre.

En général, la forme Poème m’a toujours attiré, elle est plus favorable à l’émotion, elle n’est astreinte à aucune de ces restrictions qu’oblige la forme consacrée du Concerto ; elle peut être dramatique et lyrique, elle est par essence romantique et impressionniste ; elle pleure et chante, elle est ombre et lumière et de prisme changeant ; elle est libre et n’a besoin que de son titre pour guider le compositeur, lui faire peindre des sentiments, des images de l’abstrait sans canevas littéraire ; c’est, en un mot, le tableau peint sans modèle.

Le Poème est, je le pense, un progrès dans mon écriture musicale; il doit marquer chez moi une étape décisive dans l’essai, dans la recherche tenace, la volonté d’associer l’intérêt musical à celui de la grande virtuosité de la vraie virtuosité, trop négligée, je le répète, depuis les maîtres du violon, depuis que les instrumentistes n’osent plus écrire et abandonnent ce soin à ceux qui ignorent les ressources, les secrets du métier.

J’ai laissé volontairement de côté les Harmonies du Soir pour quatuor solo et accompagnement d’orchestre d’archets. En effet, cette oeuvre qui, par l’inspiration et la forme, se rattache à la série des Poèmes, montre un autre souci du compositeur : la recherche des combinaisons originales d’instruments ou de groupes d’instruments dans le but d’enrichir les sonorités. Remarquons à ce sujet la conception hardie de Exil, écrit pour un orchestre de violons et d’altos. Cette oeuvre audacieuse, dont l’équilibre est parfait, est tout à fait originale et le succès qu’elle remporte au concert en dit assez sur ses qualités. Écoutons ce qu’YSAYE disait des Harmonies du Soir.

Les Harmonies du Soir, pour quatuor solo et orchestre d’archets, op. 31.

Cette composition est ma dernière production. Cette combinaison du quatuor solo avec accompagnement d’orchestre de cordes est, je crois, toute nouvelle, et je n’en connais pas d’autre exemple. Ce morceau fut joué pour la première fois au Palais de Laeken dans un concert consacré à mes œuvres et notre gracieuse Souveraine en est la Marraine.

L’idée maîtresse est toute lamartinienne, de pensée rêveuse. Deux thèmes qui à la fin se juxtaposent, en forment la trame ; la forme est graduelle et, comme dans la plupart de mes œuvres, elle fait place à la douceur qui achève l’oeuvre en retournant au sens méditatif et rêveur.

Cette dernière phrase, qui nous donne le schéma de tous les Poèmes d’YSAYE, définit l’aspect sentimental des œuvres de l’artiste. Avant d’examiner la seconde partie de son oeuvre qui consacre l’union de la virtuosité et de la pensée musicale, signalons des mélodies telles que Lointain passé, Les neiges d’antan, Berceuse, Rêve d’enfant, qui s’apparentent plus ou moins à l’une ou l’autre inclination d’YSAYE.

Mais d’autres œuvres apparaissent qui sont écrites dans le but de relever le niveau de la virtuosité instrumentale tout en y alliant les beautés de la pensée musicale. Je citerai la Fantaisie et le Divertimento, tous deux pour violon et orchestre.

Divertimento, pour violon principal et orchestre.

Déjà à remarquer le titre, on saura que le rôle de l’orchestre n’est pas celui d’un simple accompagnement et que la polyphonie, autant que les conquêtes de l’harmonie moderne s’y insèrent. L’oeuvre doit donner l’impression d’une chose qui marche mesurément, alla marcia. La forme est progressive et d’un seul mouvement, sans arrêt. Le violon se divertit, semble livrer son humeur à l’improvisation. Il n’y a là, pour ainsi dire, aucun thème régulier, le sens est mélodique (sans l’astreindre à des césures, à des périodes) et la technique elle-même du violon est essentiellement chantante.

Le but – s’il y en eut un – fut d’intéresser l’auditeur par une corrélation intime, un équilibre constant entre l’action de la virtuosité et le rôle orchestral. L’auteur s’efforce de redonner au travail purement instrumental, un renouveau d’intérêt, une puissance d’attraction trop négligés, un peu perdus depuis PAGANINI, VIEUXTEMPS et WIENIAWSKI.

Les violonistes ont abusé des compositions pianistiques, des choses qui subordonnent le verbe du violon au soi-disant intérêt symphonique. Le Divertimento doit nous ramener à une conception plus juste, plus claire et plus respectueuse du caractère, des ressources, du pouvoir de cet instrument idéal qu’est le violon.

Passons au troisième groupe des compositions d’YSAYE : les œuvres de virtuosité pure.

Nous trouvons ici un mouvement violonistique qui, par ses proportions fait songer à celui de Jean-Sébastien BACH. Mais alors que chez BACH les difficultés techniques résultent de la polyphonie et des formes savantes qu’il emploie pour écrire de la musique, chez YSAYE, au contraire, les difficultés techniques sont le but et, chose étonnante, il en résulte une musique originale et forte.

De nos jours, ce parti d’accumuler des difficultés uniquement pour le plaisir de les résoudre est passé de mode. Le public exige la romance qui le chatouille agréablement et, en fait de virtuosité, il n’apprécie guère que la vélocité. Faut-il voir dans les goûts actuels le résultat, transposé dans la musique instrumentale, des libertés que DEBUSSY a innovées en composition ? Le rejet des règles et des contraintes a conduit en droite ligne au laisser-aller, générateur d’une désolante pauvreté d’inspiration. Un phénomène parallèle a-t-il lieu pour les virtuoses ?

Quoiqu’il en soit, on ne peut faire grief à YSAYE d’avoir édifié son recueil de sonates sur cette conception, si l’on considère que la majeure partie de son oeuvre est avant tout sentimentale et poétique. YSAYE écrivait ses sonates au lit, le soir, sans avoir d’instrument près de lui. Le lendemain, il les jouait, et c’est à peine si une retouche était nécessaire par-ci, par-là.

Chaque sonate est dédiée à un virtuose contemporain et est écrite pour lui. YSAYE avait recherché les qualités maîtresses de chacun d’eux et avait écrit une oeuvre qui devait mettre en valeur les dons techniques, rythmiques et artistiques particuliers à Jacques THIBAUD, Fritz KREISLER, Georges ENESCO, Manuel QUIROGA, Mathieu CRICKBOOM et Joseph SZIGETI.

Remarquons que la dénomination Sonate accordée à ces œuvres doit être prise dans le sens primitif. Au XVIIe siècle, Suonata signifiait pièce sonore. Les italiens appelaient ainsi, à l’origine de la musique instrumentale indépendante, tout morceau écrit pour des instruments à archets ou à vent.

Parcourons rapidement ces sonates :

  • A Joseph SZIGETI, un Grave, Fugato, Allegretto poco Scherzoso et Finale con brio où les doubles-notes abondent et donnent à l’oeuvre un caractère orchestral.
  • A Jacques THIBAUD une sonate d’inspiration romantique dont les parties s’intitulent : Obsession, Malinconia, Danse des Ombres, Les Furies. Ici, la technique est plutôt dans l’archet.
  • La Danse des Ombres, constamment à deux voix, écrite dans le mouvement de la Sarabande du XVIIe siècle, est formée d’une série de variations sur le thème du Dies Irae, exposé intégralement à la fin de la Malinconia qui précède. Cette sonate est certainement la meilleure des six parce que, malgré lui dirais-je, YSAYE a laissé l’artiste dominer le virtuose. Peut-être, par renversement des rôles, a-t-il subi le prestige de Jacques THIBAUD, qui
    est, avant tout un artiste, comme jadis CHAUSSON, d’INDY, FRANCK avaient subi l’autorité du violoniste idéal : Eugène YSAYE.
  • La Sonate n°3, dédiée à Georges ENESCO, porte le titre de Ballade. Elle commence par un récitatif écrit sans barres de mesure. (YSAYE reprendra ce procédé d’écriture plus tard dans un choeur de son opéra). Au récitatif succèdent un Lento puis un Allegro con bravura dont le thème, un peu lourd et appuyé s’allège dans un emportement d’arpèges brisées, de traits en sixtes et en dixièmes qui amènent, après reprise du thème, une progression finale avec une pédale sur ré qui se termine par deux mesures tempo vivo d’accords arrachés au talon de l’archet.
  • La quatrième sonate, à Fritz KREISLER, est à base rythmique. Elle reprend les titres des sonates de BACH et aussi leur technique d’accords arpégés dans l’Allemande et la Sarabande. C’est toujours le style de BACH qui inspire, le Finale, où l’archet exécute tous les genres de détachés. Cette sonate fut imposée par voie de tirage au sort au 1er concours international Eugène YSAYE (Bruxelles 1937).
  • La cinquième, à son élève et ami Mathieu CRICKBOOM, comporte deux parties intitulées l’Aurore et la Danse rustique. Cette sonate évoque à maintes reprises la technique de PAGANINI par des effets de cordes pincées par les doigts de la main gauche et par les traits en doubles notes où quartes et sixtes se mêlent. La fin de la Danse est un véritable déchaînement violonistique dans lequel le mouvement va sans cesse accelerando.
  • La dernière sonate, dédiée à Manuel QUIROGA, ne comporte qu’une seule partie Allegro. Tout au long des sept pages de la partition, le violon subit un assaut frénétique. On se demande s’il est possible à un homme d’exécuter staccato ces traits en tierces, en dixièmes, de bondir de la quatrième à la première corde, de lancer ces gammes qui sillonnent l’oeuvre comme autant d’éclairs. Mais YSAYE connaissait les ressources du violon et celles de son élève, dont la technique étonnait le vieux Maître lui-même.

A côté de ce monument violonistique encore ignoré du public et malheureusement, de la plupart des violonistes, YSAYE préparait une Méthode de violon qui devait, par un entraînement rationnel et progressif, permettre d’aborder l’étude des sonates avec plus de facilité.

Une partie de ce travail dont on imagine aisément la haute valeur pédagogique était écrite, mais fut malheureusement égarée après la mort du Maître.

Le Dictionnaire de Musique de RIEMANN, inscrit parmi les œuvres d’YSAYE six concertos pour le violon. Il est vrai qu’YSAYE travailla assez longtemps à des concertos dont le nombre exact est huit. Mais il n’en fut jamais pleinement satisfait et ces œuvres sont restées inédites. J’ai retrouvé, sur la couverture du troisième concerto, propriété de M. Gabri YSAYE, les lignes suivantes écrites de la main du Maître :

3e Concerto – en Mi – Paris 1880. Ce concerto (1re partie seulement) fut joué à Stockholm, Hambourg 81-82. Il fut d’abord essayé à Spa en 80, en été, avec orchestre, partie solo jouée par M. CRICKBOOM. Je le reprends aujourd’hui après quarante-cinq ans d’oubli… J’y sens ma jeunesse pleine de fougue et d’expression. La tonalité et la forme font penser à MENDELSSOHN ! C’est un modèle qu’un jeune homme pouvait suivre.

Eugène YSAYE, 1928

La sonate en do mineur, pour violoncelle solo, est écrite dans le même esprit que les sonates de violon. Le style en est polyphonique à la manière des sonates de BACH. Elle est composée de quatre parties : grave, intermezzo, in modo di recitativo, Finale con brio. La première partie expose un thème noble et large, d’une gravité sombre. Mais la fin s’anime et la mélodie s’élève. La première partie s’achève dans un registre aigu, dans un sentiment plus clair quoique toujours en mineur. L’intermezzo est une pièce très bien venue. Je suis tenté d’y voir un grave personnage se mettre à danser. Mais sa danse trop correcte et lui-même guindé, d’où les hésitations traduites par des accords pizzicati à contretemps. La troisième partie nous replonge dans une atmosphère d’anxiété. Le violoncelle gronde sourdement sur la quatrième corde et laisse l’auditeur suspendu au point d’orgue final. La finale enchaîne brusquement. Le drame éclate soudain, le thème de la première partie réapparaît, dans un mouvement plus rapide, pour se perdre dans un tumulte de doubles-notes auxquelles des fragments chromatiques confèrent un caractère d’imploration. Mais le thème de la première partie revient pour conclure avec autorité et brutalité.

Par son esprit perpétuellement sombre et agité, par sa conception unitaire basée sur le thème initial, cette sonate prend une place à part dans l’oeuvre d’Eugène YSAYE. J’espère qu’elle prendra une place de choix dans le répertoire du violoncelle, car c’est une oeuvre vraiment belle, mais hérissée de terribles difficultés techniques.

Si nous voulons faire le point dans l’oeuvre instrumentale d’YSAYE, nous constaterons que, partout où il laisse chanter son cœur sans se préoccuper de la technique, il atteint à un lyrisme ample et généreux qui rend ses œuvres très attachantes et très belles.

Ce seront le Poème d’Hiver, Exil, Lointain passé et Rêve d’enfant, une miniature merveilleuse de fini et de délicatesse.

Par son inspiration romantique, le Divertimento fait accepter les passages de technique pure qu’il renferme. Pour ma part, je place au-dessus de tout cela la 2e sonate pour violon solo, où la technique et l’inspiration sont si intimement soudées pour concourir à l’expression de la pensée qu’elles forment un tout splendide qui fait étape dans la littérature du violon.

Signalons, pour terminer cet aperçu de l’oeuvre instrumentale d’Eugène YSAYE, de nombreuses transcriptions et arrangements d’œuvres anciennes et modernes. Citons entre-autres : l’Aria de BACH, un Aria de HAENDEL, une Sonate de Nicolo PASQUALI, l’Etude valse de SAINT-SAËNS, etc…

Il me reste à examiner la dernière oeuvre d’YSAYE, celle qui marque l’apogée de son ascension vers le Beau, celle où il mit tout son cœur de Wallon fervent, celle pour qui il usa ses dernières forces avec un enthousiasme juvénile : Piér li houïeu.

YSAYE commença son opéra en 1929, alors qu’il était âgé de soixante-onze ans. Entendons-le parler de son travail.

Bons et chers Amis,
Connaissez-vous une chose plus tyrannique, plus absorbante, plus exclusive qu’une partition, qu’une orchestration à écrire? Non ! Il n’y a pas au monde de femme plus jalouse, plus grognarde, plus pleurnicharde, plus chiourme et plus vindicative lorsqu’on tente de la quitter, ne fût-ce que pour un court moment.
Je suis pris dans cette galère, mes pauvres amis, et j’y rame comme un forçat !… C’est Piér li houïeu qui prétend que je l’habille de neuf ; il réclame tantôt du velours, tantôt du satin ; il lui faut du doux, du fort, du zéphir et du tonnerre tot al fèye [tout à la fois], et il ne se contente point de fleurs, de dentelles, d’arabesques, festons, astragales sonores, il veut des bijoux, de l’or et tous les trésors de Golconde ! Cela m’apprendra aussi à vouloir le faire chanter dans la seule langue que les Russes ignorent !
Mèlie, Piér et Jâck me harcèlent de leur exorbitante prétention; les chœurs me poursuivent comme le fut Oreste par les Euménides ! ils me forcent à chanter avec eux et, de mon organe de pintade en détresse, dji brai come on vai [je crie comme un veau].
Enfin, aujourd’hui, comme tous mes personnages sont partis à Flémalle-Grande pour lutter contre les Disciples [Les Disciples de Grétry, vieille et célèbre chorale liégeoise dont le destinataire de cette lettre, M. Jean Quitin, est directeur], je souffle un moment et je vous écris…

C’est tout YSAYE qui s’exprime dans ces phrases. C’est l’artiste emporté par son rêve et c’est le Wallon qui ne perd jamais sa bonne humeur gouailleuse, le sens inné du ridicule et de l’ironie amicale. Eugène YSAYE voulait être le promoteur d’un mouvement qui aurait donné naissance à un théâtre lyrique wallon.

Avant lui, Jean-Noël HAMAL, compositeur liégeois du XVIIIe siècle, avait écrit quatre opérettes dont la plus connue est Li voyièdje à Tchâfontaine [Le voyage à Chaudfontaine]. Plus près de nous, Sylvain DuPuis compose la musique de Coûr d’ognon [Coeur d’oignon]. Marcel BATTA, Joseph DUYSENX, DEFOSSEZ, Rose DEROUETTE, écrivent sur des livrets wallons. Aucun cependant, ne traite un sujet aussi dramatique que l’est Piér li houïeu qui, par son caractère et son ampleur scénique, reste une oeuvre profondément originale et intensément wallonne.

Le livret de l’opéra, entièrement de la main d’YSAYE, raconte un épisode d’une grève de mineurs. Piér a été choisi comme chef par ses compagnons. Afin de précipiter les événements, les ouvriers le poussent à déposer une bombe sous les fenêtres du patron. Cependant, Mèlie, épouse de Piér, croit que la grève n’est pas le seul motif des absences fréquentes de son mari. Jalouse, elle le suit alors qu’il va placer l’engin meurtrier.

Pour éviter un crime et sauver son mari elle tente d’éteindre la mèche, mais l’explosion se produit. Mortellement blessée, Mèlie est ramenée chez elle, et
la douleur de Piér et de Jâck, père de Mèlie, est poignante à voir. Avant de mourir Mèlie s’accuse de l’attentat. Piér, touché par le remords se fait moine.

Cet épisode des grèves, parfois sanglantes, qui marquèrent les débuts du socialisme en Belgique, est prétexte à l’étude de l’âme wallonne, tour à tour sentimentale, gaie, simple et avenante, puis farouche et aveuglément emportée par ses passions, devant la menace faite à sa liberté. Tous ces aspects sont brossés en des tableaux pleins de naturel. Des scènes émouvantes, habilement amenées, contrastent heureusement avec des épisodes populaires et joyeux.

Cependant, un grand défaut alourdit le livret. La scène finale où Mèlie est ramenée mourante, est introduite magistralement. Mais malheureusement un chœur de lamentations chanté par les femmes des houilleurs vient atténuer petit à petit, l’émotion qui étreignait le spectateur. Si bien que la décision surprenante de Piér, qui suit l’arrivée inattendue d’un moine, nous trouve parfaitement consolés de la mort de Mèlie.

Il y aurait eu grand avantage à laisser tomber le rideau sur la douleur de Piér et de Jâck. Dans ces conditions, l’émotion subsistait. L’auteur avait fait voir tout ce qu’il voulait montrer, et le sort de Piér, resté inconnu, n’aurait inquiété personne car, en réalité, ce n’est pas lui le héros : Piér n’est qu’un bras agissant ; Mèlie, elle, est l’âme même du drame.

Hormis cela, l’action est bien conduite, et les personnages sont infiniment sympathiques. L’âme tendre et passionnée de Mèlie, la dure volonté des tièsses di hoïe, la philosophie sereine du vieux Jâck et l’être impulsif de Piér sont magistralement peints. La progression des événements est bien soutenue. Le début est frais et joyeux ; une paskèye [chansonnette], un crâmignon [danse populaire chantée], une scène d’amour.

Bientôt viennent les doléances de Mèlie qui se plaint à son père des absences de Piér, une scène de jalousie orchestrée magnifiquement, nous introduisent au coeur du drame, lequel se déroulera suivant un rythme accéléré. La partition est pleine de verve et de coloris. L’ouverture, pièce symphonique de valeur, nous place d’emblée dans une atmosphère dramatique. YSAYE y utilise avec bonheur les thèmes du chant d’amour de Piér, du crâmignon Pov’mohe [Pauvre mouche], du chant des houilleurs qu’il
développe dans une fugue au dessin net et animé. Dans l’action, l’orchestre soutient les voix avec une sorte de ferveur ardente.

Une nouveauté hardie en matière d’écriture théâtrale est appliquée dans le choral du Serment des houilleurs. Durant neuf pages de partitions, il n’y a plus de barres de mesure. Cette rupture originale et audacieuse avec l’écriture mesurée confère à ce passage une solennité, une grandeur, une puissance qui conviennent particulièrement bien à l’idée exprimée.

Sans avoir ces hardiesses d’écriture, le duo d’amour et la douleur du père sont deux passages pathétiques, qui émeuvent vivement par leur sincérité.

La création de Piér li houïeu eut lieu à Liège en mars 1931. Eugène YSAYE, gravement malade, écoutait la radio-diffusion de son opéra dans la clinique du Docteur LARUELLE, à Bruxelles. Sa Majesté la Reine ELISABETH avait tenu à assister à cette première de l’oeuvre qui devait terminer la carrière du Maître.

M. François GAILLARD, Directeur et chef d’orchestre du théâtre, assuma la lourde tâche de la mise au point de l’exécution. Les interprètes étaient Mme Yvonne YSAYE, petite cousine du compositeur, MM. Alfred LEGRAND et Jacques JENOTTE, de l’Opéra-Comique de Paris. Le spectacle était précédé d’un concert d’œuvres d’Eugène YSAYE, où l’on entendit MM. Gabri YSAYE, Remo BOLOGNINI, Rodolphe SOIRON, Charles DONNAY et Hector CLOCKERS.

Lorsqu’on pense que Piér li houïeu, qui est la dernière composition d’YSAYE, ne porte que le numéro 35 au catalogue de ses œuvres, on ne peut que déplorer le fait qu’il ait commencé si tard à écrire pour le théâtre. Quels chefs d’oeuvre n’aurait-il pas produits si, à trente ans, il avait travaillé un peu plus pour lui et un peu moins pour les autres? Car cet homme de soixante-douze ans débutait dans la composition théâtrale. Toutes ses œuvres précédentes avaient été écrites pour instruments à cordes et orchestre. YSAYE abordait donc pour la première fois, le travail simultané du grand orchestre symphonique, des voix et des chœurs.

Certaines critiques ont visé une instrumentation parfois massive. Seule, une longue pratique de l’écriture symphonique permet d’éviter d’emblée ce défaut. Hélas ! le Maître ne devait plus vivre assez longtemps pour pouvoir réviser son oeuvre et corriger ces détails.

Epilogue.

Eugène YSAYE fut, dans toute l’acception du terme, un grand homme. Artiste unique, virtuose incomparable, compositeur puissant et inspiré, il fut encore et surtout un père pour tous les jeunes qui eurent recours à lui.

La Reine ELISABETH, qui fut de tous temps une véritable amie pour Eugène YSAYE, a voulu perpétuer le nom du Maître et sa bonté agissante en créant d’après les directives qu’il lui avait soumises dans plusieurs rapports, un Prix International Eugène YSAYE.

La première épreuve de ce prix réservé aux moins de trente ans, fut disputée à Bruxelles, à Pâques 1937. Le jury, composé des violonistes les plus en renom de différents pays d’Europe retint, en finale, douze concurrents. On assista à la victoire complète et incontestable de l’école russe, qui remporte les Ier (David OISTRAKH), 3e, 4e, 5e et 6e prix.

La raison de cette victoire russe a été formulée par M. OISTRAKH : “Ce concours montre que nous avons, en effet, des conditions exceptionnelles de travail qui nous assurent également des séries de victoires dans notre vie musicale à venir» (Le Soir, 3 avril 1937).

Cette constatation du premier classé est corroborée par M. Jacques THIBAUD, le grand violoniste français, au cours d’une interview qu’il accorda à M. DE GEYNST (La Meuse, 4 avril I937) : “L’année d·ernière déjà, lorsque j’ai été donner un concert à Moscou, les candidats au prix YSAYE se livraient à l’entraînement. A cette époque, tous, sous la conduite de maîtres éminents, travaillaient en vue de ce concours.”

Il ressort donc que la préparation de ces jeunes gens était poussée jusqu’au dernier point depuis très longtemps déjà. Comme le Prix YSAYE honore avant tout la technique, les concurrents russes eurent la partie belle. Mais sans aucun doute, les Belges voudront montrer qu’ils comptèrent parmi eux des maîtres du violon et ramèneront en Belgique le titre glorieux de Grand Prix International Eugène YSAYE.

Il m’est impossible, pour achever cette étude, de trouver des mots plus justes que ceux prononcés par le grand violoncelliste espagnol Pablo CASALS, reçu à la Maison d’Art de Bruxelles en 1935 : “Vous eûtes en Belgique, le meilleur, le plus sublime et génial chantre du violon que l’on ait jamais connu ;
il s’appelait Eugène YSAYE. N’oubliez jamais ce que vous devez à son nom, à son
oeuvre toujours vivante et à son impérissable mémoire.”

Liège, le 27 septembre 1937.                 JOSÉ QUITIN


Et dans la documenta :


[INFOS QUALITE] statut : publié et posté dans documenta | mode d’édition : transcription du PDF océrisé | source : QUITIN José, Eugène Ysaye. Etude biographique et critique  (Bruxelles, Bosworth & Co, 1938, épuisé)  | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Bosworth & Co | remerciements à Patrick Thonart (collection privée)


Plus de musique ?

Le mystère Trenet

Temps de lecture : 36 minutes >

A force de donner son dernier concert d’adieu (entre autres, au Forum de Liège), le Fou Chantant a fini par tirer sa révérence, le 19 février 2001. Si les articles obituaires (voire nécrologiques) se tenaient prêts dans les tiroirs des rédactions, certains “dossiers Trenet” ont marqué la différence. Ainsi, ce dossier “Le mystère Trenet” publié dans le Nouvel Observateur le lendemain du décès du chanteur…


“Il vient de mourir à 87 ans…

Le Mystère Trenet

Qui était-il, ce Français hors du temps qui a révolutionné la chanson ? Pourquoi ce notable swing, politiquement et sexuellement incorrect, est-il devenu le poète des bonheurs enfuis, des amours enfantines et des baisers volés ? Comment cet homme sans attaches a-t-il servi de lien entre trois générations réputées irréconciliables ?

Ya d’la peine, adieu, adieu les hirondelles, y a d’la peine, une France est morte hier à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, une France hors du temps, une France seule au monde, une France imaginaire racontée par un fou, une France où, grand-père, vous oubliez votre cheval, une France aux yeux bleus. Les cousines germaines sont des coquines, elles trottent menu, la taille à l’aise, dans l’allée des marronniers, et les grands dadais, les gentils écureuils les regardent le feu aux joues. Mais l’amour est un mystère et il faut savoir attendre, attendre encore, avant que votre corps charmant se donne à minuit, dans un p’tit hôtel, tout au fond d’la rue Delambre. Attendre que la guerre finisse, que le vieux piano de la plage et le mari de Mam’zelle Clio soient endormis et que cessent enfin leur tapage tous les chats, tous les chats, tous les chats.

Peut-on parler de Charles TRENET (1913-2001) autrement qu’avec ses mots à lui ? Lui-même qui nous a tant fait chanter en utilisait si peu, avare de ses effets, préférant la répétition aux trouvailles, comme s’il craignait par-dessus tout
d’avoir l’air de se prendre pour un poète. Rester à sa place: refrain-couplet. Ne pas déranger. Comme Simenon. Faux modeste, vrai malin? Il savait bien qu’il avait mis le feu à la chanson française, qu’en imposant la simplicité, il avait piégé le siècle, que sa fleur bleue était une bombe. Fleur bleue toujours, eau de rose jamais : ç’aurait pu être sa devise. “vous savez pourquoi je ne suis pas un poète ? Parce que j’ai besoin des béquilles de la musiquette !

Sa musiquette ? Un don du ciel. Il n’a pas 20 ans quand, débarquant à Paris au début des années 30, il entend pour la première fois un jazz-band, la “musique des esclaves“, que Max Jacob lui a fait connaître au Bal nègre de la rue Blomet. Antonin Artaud était-il présent cette nuit-là ? On ne le saura jamais, bien que Trenet l’affirmât, mais il fabulait tellement… Presque autant que Cocteau, qui prétendait être son mentor et son ami mais dont il se méfiait : “Il piquait tout, même les calembours ; à la fin je n’ouvrais plus la bouche avec lui! Le poète, le généreux, l’éperdu, c’était Max.

Bal nègre, 1931, donc : dans la seconde, le fils abandonné du notaire de Perpignan, né natif de Narbonne, qui est monté à Paris pour faire lire ses poèmes à Artaud .. . dans la seconde, le “p’tit Français, rien qu’un p’tit Français“, découvre le rythme de sa vie. Alchimie du swing et de la rime : un génie, le premier du genre, est né. Les poèmes qu’il portait en lui et dont on ne saura jamais s’ils méritaient qu’on les regrette, sont devenus chansons, des chansons comme on n’en avait jamais entendu. Comme Prévert, mais dix ans plus tard, mettra le surréalisme à la portée des lycéens, il fait descendre dans les rues “de la Varenne et de Nogent” le jazz de Harlem. La révolution Trenet peut commencer.

La gloire du Fou chantant mettra pourtant quelques années avant d’exploser. Il devra se contenter d’un duo avec Johnny Hess + Charles et Johnny. Succès de surprise pour cabarets d’initiés. Drôle de parenthèse culturelle que cet avant-Front populaire. Vienne flambe mais Paris baisse un peu les bras. Les surréalistes, trop occupés à s’excommunier au nom de la révolution prolétarienne et de l’appartenance au PC, ne font plus le printemps et affichent, déjà, un passéisme rigolard. Breton proclame : “Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin que quiconque.” Et le music-hall, des Grands Boulevards à Montparnasse, est la chasse gardée des Mistinguett, Ouvrard, Georgius, Fréhel, Damia. Yvonne George, l’idole des intellos, manque de conduire Desnos au suicide mais ne passe pas vraiment la rampe. Fernandel, Tino Rossi et Piaf en sont à leurs balbutiements. Seul Chevalier (Maurice de Ménilmontant), qui lorgne déjà sur Hollywood, ose ouvrir son tour de chant aux influences américaines. C’est donc à lui que Trenet enverra, en 1936, ce qui sera son premier tube : “Y a d’la joie“.

© DR

Un demi-siècle plus tard, en décembre 1988, dans une loge aménagée dans le vestiaire d’un stade de basket à Reims, où il effectue un de ses innombrables retours, il sortira de son portefeuille un papier plié en quatre. C’est la lettre de Chevalier qui accepte la chanson du petit. Il lui souhaite bonne chance et il le tutoie. Trenet n’osera jamais en faire autant. Respect, comme disent les rappeurs, malgré la condescendance que l’aîné ne cessera de lui manifester. Mais il raconte quand même sa revanche sur le grand Maurice. C’était en 1959. De Gaulle, dès son arrivée à l’Elysée, avait invité les stars du music-hall. On les fait grimper sur une sorte d’estrade. Au premier rang, Maurice, Tino, Piaf et Trenet. Juste derrière, Montand, Mouloudji, Gréco, Aznavour, Bécaud et les autres. “Quand Chevalier m’a vu à côté de lui, il m’a fait un geste du pouce pour que je recule d’un rang. J’ai obéi.” Et de Gaulle arrive, serre les mains de Piaf, de Tino puis, passant par-dessus l’épaule de Chevalier, prend la main de Trenet : “Il l’a gardée dans la sienne et, avec sa voix de De Gaulle, s’est mis à déclamer: “Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu”… On a beau ne pas être gaulliste, ça requinque !

Peu d’hommes célèbres auront eu autant que Trenet besoin d’être requinqués. Même dans le show-biz, où chacun cultive sa petite névrose avec un soin jaloux, où chacun vous livre – à vous, à vous seul – la blessure secrète qui, malgré les millions, mais les impôts prennent tout, n’est-ce pas, l’empêche d’être heureux, sans parler de l’autre, le rival, ce con, ce nul, qui monte, qui monte et qui est en train de lui piquer son public … Oui, même dans cet univers scintillant et pathétique, Trenet aura été le plus solitaire, le plus mal aimé. Ni la fréquentation des poètes, “Apollinaire et Rimbaud et l’ami de mon cœur, Charles Cros“, ni le recensement de ses maisons, de ses voitures, de ses comptes en banque, ni les trois mille versions de La Mer, son jackpot, ni la stupéfiante longévité de son succès -avec quelques courtes périodes d’oubli, soyons justes – n’ont jamais pu faire du chanteur un homme heureux. Il ne l’avouait jamais, sauf une fois à notre ami Richard Cannavo, qui fut le Las Cases de l’empereur Charles : “Toute ma vie, j’ai couru après l’enfance que je n’ai pas eue … Elle a été éclipsée par les problèmes de famille, des choses compliquées que je comprenais trop bien.” Les choses compliquées, les enfants les comprennent : Dolto n’a jamais dit mieux.

Aux autres, moins proches, qui essayaient de percer le mystère de ses accès de misanthropie, de son goût du secret, de sa solitude, de ses mensonges perpétuels, il opposait toujours les mêmes pirouettes de clown, buvant le Cointreau au litre, demandant avec l’accent de Perpignan : “Il est vraiment aussi con qu’on le dit, votre ami Montand ?” ; lançant ses calembours et ses à-peu-près à la mitraillette : “J’habite sur la Marne, ça me repose de la scène.” Ou bien : “J’ai acheté une copie de la Joconde, je suis le seul à posséder un Léonard de vingt sous.” Ou encore : “Le coiffeur Alexandre écrit ses Mémoires, c’est les essais de mon peigne ?” Il disait aussi : “J’aimerais vivre jusqu’en 2013. Je serais le fou cent ans.” Et c’est moins rigolo, aujourd’hui que le grand marchand de nostalgie vient de plier bagage.

Trenet fête ses 50 ans de chanson en 1987 © charles-trenet.net

Drôle de pays, drôle de siècle, où un personnage politiquement et sexuellement incorrect a servi de lien entre trois générations réputées irréconciliables! Détesté par la droite des années 30 et 40 parce qu’il apportait la musique des nègres et l’humour des fous ; méprisé par les fifis, les résistants de 1944, parce qu’il avait écrit (sur commande ?) Douce France, et qu’on trouvait un parfum maréchaliste à ce vers : “Oui, je t’aime [la France], dans la joie et la douleur” ; ignoré par les amateurs de chansons à message parce qu’il n’avait pas assez lourdement affirmé sa confiance en l’avenir de la révolution : on peut difficilement rêver pire carnet de conduite. Et pourtant, on s’est passé Trenet de droite à gauche et de père en fils depuis plus de soixante ans, à la fois comme un mistigri et comme un petit bout de jardin secret. Et c’est sans doute pour cela qu’il est si difficile de dire aujourd’hui pourquoi on l’aimait.

Pourquoi on faisait semblant de le croire lorsqu’il chantait “J’aime mon père, ma mère, la France et le bon Dieu/Et puis les femmes, les femmes, les femmes qu’ont les yeux bleus“, lui qui n’aimait que les décorations et les garçons vraiment trop jeunes … Et qu’est-ce que ça peut bien vous foutre, puisqu’il vous a fait aimer l’irrespect et les jeunes filles ? Bien sûr, il y a la Folle Complainte, chanson qu’il semble avoir écrit contre soi, comme si une main de fer avait soudain saisi son poignet et, après “les becs d’acétylène aux Enfants assistés/Et le sourire d’Hélène par un beau soir d’été“, l’avait forcé à avouer : “J’n ‘ai pas aimé ma mère/J’n ‘ai pas aimé mon sort/J’n ‘ai pas aimé la guerre/J’n ‘ai pas aimé la mort.” Mais, après tout, là aussi, pourquoi le prendre au mot ? Sa réponse à lui, c’est : “Ne cherchez pas dans les pianos ce qu’il n y a pas.” Jolie parade. Mais s’il fallait garder un seul vers parmi les mille chansons de Charles Trenet, ce ne serait évidemment pas celui-là. C’est un vers qui n’a que six mots et que vous connaissez tous et qui est bouleversant de perfection, de profondeur, de simplicité et de grâce, et qui est la philosophie même. C’est : Que reste-t-il de nos amours ? Relisez ce vers, relisez-le deux fois, dix fois, et vous verrez Hamlet interrogeant le crâne, Proust devant les momies du Temps retrouvé, Giacometti et son Homme qui marche, Bacon défiguré. J’en rajoute ? Et après ? Ce n’est pas tous les jours qu’on perd un siècle.”

Pierre BÉNICHOU


Un siècle de Trenet

“Pour écrire Monsieur Trenet, monumentale biographie dont l’édition définitive va paraître chez Plon, notre ami Richard CANNAVO a dû faire le tri entre légende et réalité, entre vérités et mensonges, fouillant les archives, interrogeant les témoins et passant des dizaines d’heures auprès du Fou chantant. Sur les jeunes années comme sur les premiers triomphes, sur la période noire de l’Occupation ou sur l’amour-passion qui liait l’auteur de Je chante à sa mère, ce livre jette une lumière inédite. Extraits.

Douce enfance

Bien que notaire, mon père n’était pas tellement bourgeois, il était même un petit peu bohème : il a été notaire parce qu’il fallait bien faire quelque chose et qu’il avait suivi les études pour ça, mais il aurait préféré jouer du violon à la terrasse des cafés. Il me disait toujours que c’était là le grand regret de sa vie. Mais on ne pouvait tout de même pas, à la fin, lui acheter un café pour qu’il aille jouer à la terrasse ! Il est donc resté dans son étude et parfois même, quand il faisait très chaud, il disait qu’il était dans son “étuve de notaire”. Il composait aussi, en particulier des sardanes. Et on se réunissait tous les samedis pour faire de la musique en famille : c’est pour ça que j’ai écrit la Famille musicienne. C’était la mienne ! Mon père donc était un excellent violoniste. Ma mère jouait très bien de la harpe ancienne, et mon frère du cymbalum et du piano. Dans le quartier, on nous appelait “la famille musicienne”. Et chaque samedi, à la maison, il y avait un concert, en général c’était un quatuor avec mon père, ma tante Emilie au piano et le curé de la paroisse aussi, qui venait jouer de la flûte. Tout ça en fait était charmant. Mais on ne jouait pas d’imbécillités comme je le dis dans la chanson ! On jouait du classique, beaucoup de Mozart, du Brahms, du Beethoven. Lorsqu’ils jouaient le samedi, comme le dimanche je pouvais faire la grasse matinée je restais jusqu’au bout. Par contre quand les réunions avaient lieu le jeudi, ce qui arrivait aussi, le salon n’étant séparé de ma chambre que par une cloison, j’entendais la musique et je priais le bon Dieu pour qu’ils s’en aillent !

Le petit pensionnaire

Charles a 7 ans, et à cet âge que l’on dit de raison il découvre la déraison des adultes. Sa mère peut bien vouloir vivre sa vie, son père se replier à Saint-Chinian, lui se retrouve là, entouré d’étrangers, soudain très seul au monde dans ce pensionnat, “tache noire des soutanes dans le rose de mon cœur de Jésus“, il se retrouve là, dans “ce décor de martyrs que nous [son frère Antoine et lui] ne pouvions plus assimiler tant il symbolisait l’indifférence devant la présence forcée, l’âge mûr fermé à l’âge tendre, l’âge tendre enfermé par l’âge mur…” qu’il évoquera dans l’une de ses chansons les plus poignantes, le Petit Pensionnaire :

Je suis le petit pensionnaire
Qui rentr’au bahut l’dimanch’soir
Après un seul jour éphémère
De grand bonheur et d’espoir
Après les minutes exquises
Il faut retrouver le dortoir
La veilleuse bleue,
La nuit grise.

Il est né peintre
Marie-Louise Trenet avec son fils © DR

Après la chanson, la peinture sera la seconde passion de la vie de Trenet. De lui sa mère disait : “Charles a raté sa vocation : il est né peintre.” Paradoxe, Forfanterie ? Même pas ! Née très tôt, c’est là une passion qui ne le quittera jamais. Tout petit déjà il peint, en particulier lors des traditionnelles vacances à La Nouvelle. “Me voilà parti seul dans les rochers, avec ma boîte d’aquarelle“, écrit-il dans Mes jeunes années,Pour moi il s’agit de trouver un joli coin ; essayer d’en fixer l’image. C’est difficile de traduire cette perspective au bout de laquelle se dresse le phare qui ressemble à une ombrelle fermée. Et si j’ouvrais l’ombrelle ? Je l’ouvre. Le soir, je montre mon tableau. “Pourquoi ce parapluie au fond de la jetée ?” demande maman. – “C’est pas un parapluie, c’est une ombrelle!” – “Une ombrelle à la place du phare ?” – “C’est pour que les bateaux n’aient pas trop de soleil.” – “Tâche de faire ce que tu vois”, conclut maman qui n’était pas encore habituée au surréalisme.

Il a 5 ans alors ! A 8 ans, il dessine des portraits de Landru, les tours de la cathédrale Saint-Just, sa mère assise au piano. C’est alors qu’il rencontre un ami de son père, le peintre Fons-Godail, qui l’initie à la poésie des couleurs – et l’on sait combien les couleurs jouent un grand rôle dans les chansons de Trenet ! Il racontera à Claude Chebel (Fidèle, France- Inter, 1983) : “La peinture, c’était une évasion tout à fait physique que je pratiquais en compagnie d’un ami de mon père, Fons-Godail, un peintre très célèbre à Perpignan, une espèce de Renoir catalan, il avait à peu près ce talent-là. Il était très impressionniste, et c’est pour cela qu’il m’impressionnait beaucoup! C’était un curieux personnage. Il avait inventé un parachute et s’était jeté du premier étage de la tour Eiffel ! Il s’était brisé les deux jambes d’ailleurs, et comme personne ne voulait lui acheter le brevet de son parachute, il avait inventé une machine à râper le chocolat … Tout cela est bien entendu dépassé aujourd’hui, mais sa peinture, elle, s’est fixée. Seulement, comme il a très peu produit, il ne reste pas beaucoup de ses toiles. Heureusement j’en possède quelques-unes.“[…]

Jusqu’en 1929 au moins, jusqu’à son séjour à la Kunstgewerbeschule de Berlin, le petit Charles veut être peintre : la peinture est sans doute la principale occupation de ses jeunes années, et sa passion. Et, déjà, il expose. Les premières traces de cette activité de celui qui n’est encore qu’un enfant remontent au 29 janvier 1927. Ce jour-là, le Coq catalan écrit : “Trois toiles rutilantes de joie, de fougue et de lumière (on notera ici l’analogie avec ce que l’on écrira plus tard de ses chansons) attirent les regards et retiennent l’attention, cette semaine, à la vitrine de Parès-Tailor. Elles sont signées Charles Trenet, le plus jeune fils de notre ami Lucien Trenet, notaire à Perpignan. Nous adressons nos compliments affectueusement charmés au jeune artiste qui n’a pas encore 14 ans et qui témoigne déjà de dons exceptionnels et d’un tempérament remarquablement affirmé.” Quelques mois plus tard, le 22 mai 1927, on peut lire : “Dans la magnifique devanture de M. Parès, tailleur, rue des Marchands, notre jeune ami Charles Trenet expose quelques unes de ses peintures et aquarelles. Beaucoup de goût, de dessin personnel, de sentiment artistique sincère. C’est jeune et ça sait! Nos meilleurs encouragements à Charles Trenet.

Le jazz, une musique scandaleuse

A Paris, pris dans un tourbillon de vertige, l’adolescent prodige s’enflamme pour le jazz qui, déferlant depuis l’autre rive de l’ Atlantique, envahit peu à peu les nuits hantées de la capitale, le jazz qu’il avait déjà approché autrefois, avec sa mère d’abord, puis en compagnie de l’oncle Albert. Pour son numéro de Noël 1931, le Coq catalan propose un spécial jazz dans lequel Bausil et Trenet (Charles, encore inconnu et qui, depuis Paris, poursuit sa collaboration épisodique au journal de son ami) diront leur amour et leur fascination pour cette musique neuve, ces rythmes venus d’ailleurs qui sont en passe de révolutionner la chanson. Il est passionnant de voir ici comment est perçue alors cette musique nouvelle, scandaleuse, par deux êtres qui eux-mêmes sont en quelque sorte nouveaux et un peu scandaleux. Avec son lyrisme, sa fraîcheur, son enthousiasme coutumiers Albert Bausil, sous le titre Exaltation sur le jazz, écrit une longue et superbe incantation à la musique noire : “Jazz ! Musique qui s’absorbe, musique qui se fond comme un sorbet de bruit à l’ananas. Musique évidente, matérielle, palpable, musclée, désinvertébrée – visible. Musique qui brasse, qui masse, qui désankylose. Musique qui pleut sur la fièvre de la journée comme une hydrothérapie froide et chaude. Musique qu’on mord comme une mangue, qu’on touche comme une chair, qu’on boit comme une bouche avant l’amour. Jazz sensuel et chaste, enfantin et ennuyé, plaintif et narquois, sirupeux et opiacé. Jazz sombre, palpitant et allongé comme deux vers de Baudelaire […].” Albert Bausil, frappé de plein fouet par le jazz un soir de spleen à Paris, écrivait déjà, en février 1929 : “Le jazz, c’est du gin, de la moutarde, des pickles, du roat-lookum, du gaz en fuite et du vert-de-gris. Le jazz, avant tout, c’est une musique verte, rouge et jaune, tout en projecteurs…

La rencontre avec Johnny Hess
Johnny et Charles en 1935 © Collection privée – AKG-Images

C’est un pianiste habillé comme un collégien bien élevé, avec cravate et souliers vernis, blancs, et Suisse de surcroît, qui va précipiter les choses, susciter la vocation, en somme faire la décision. Ce jeune homme (il a tout juste un an de moins que Charles) s’appelle Johnny Hess. Charles raconte : “Je fréquentais un piano-bar : le College Inn. Les pianistes y étaient d’ordinaire des étudiants américains. Un jour, par hasard, j’y entrai dans l’après-midi. Au piano, un enfant jouait, et si bien que je demandai à le connaître. Quand il se leva, je vis qu’il ne s’agissait pas d’un enfant, mais d’un garçon sensiblement de mon âge (donc de 17 ou 18 ans), dont la tête seulement était celle d’un gosse. Il s’appelait Johnny Hess et nous devînmes tout de suite amis. Johnny ne pouvait jouer du piano que de 5 à 7, l’heure d’arrivée des Américains, car sa mère ne l’autorisait pas à sortir davantage. Mais les deux heures pendant lesquelles il jouait étaient pour moi un enchantement, quelque chose de si différent de ce que j’avais entendu jusqu’alors que je ne me lassais pas de l’écouter. Puis, un jour, avec lui, j’allai entendre à Bobino Pills et Tabet interpréter ensemble Couchés dans le foin. Et, à la sortie, nous nous regardâmes : “On pourrait monter un numéro ensemble, dans le genre Pills et Tabet – Tu as déjà chanté ? – Non, et toi? – Moi non plus. – Tant mieux, on va essayer!” Et on a essayé. Il nous faudra plus d’une année de répétitions, de travail acharné pour nous constituer un répertoire… Il n’était pas question, en effet, de reprendre les chansons bêtes et vulgaires qui avaient cours dans ce temps-là et que je ne citerai pas par charité chrétienne …” Ils mettent un an pour se bâtir un vrai spectacle.

L’examen de la Sacem

Une nécessité toutefois pour obtenir ce contrat des Editions Salabert : passer l’examen d’admission à la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique, la toute-puissante Sacem. Une Sacem beaucoup plus exigeante qu’aujourd’hui où il suffit de compter un titre enregistré pour y être admis membre de droit. En outre, n’ayant pas 20 ans, Charles se trouve contraint de présenter une autorisation paternelle afin de pouvoir concourir ! Au matin du 24 janvier 1933, il entre dans la salle d’examen. Avec papier, gomme et porte-plume, comme un quelconque écolier. Il se souvient : “On m’enferma dans une pièce un peu sombre et l’on me dit : “Jeune homme, vous avez deux heures à deux heures et quart pour satisfaire à cette épreuve. Le sujet vous en sera communiqué dans cinq minutes.” Bon. Cinq minutes après, un aimable employé de cette grande administration entra, me remit une enveloppe fermée – quel cérémonial ! -, que je décachetai fiévreusement. Sur une feuille de papier il y avait écrit : “Quel est mon destin ? ” Ce sujet, j’avais le choix de la forme pour le traiter : soit une chanson, trois couplets et trois refrains, soit une dissertation. J’ai opté pour le second mode. C’était charmant de poser une telle question à un aspirant artiste de 19 ans ! Je ruminai donc ce magnifique sujet, et sans doute l’amabilité de ces messieurs du conseil s’était-elle manifestée en donnant au petit jeune homme que j’étais l’occasion d’entrevoir une heureuse destinée. Dix minutes après j’avais terminé, et cela ne fit pas très bon effet car je donnais peut-être l’impression à mes examinateurs que j’avais bâclé mon travail. Quand j’ai sonné l’appariteur, il pensait que je voulais de l’encre car à cette époque on trempait encore le porte-plume dans l’encrier, et il m’a dit : “Si vous travaillez si vite, vous n’avez pas grande chance d’être admis!” Ça s’est quand même très bien passé.” Si bien, même, que Charles Trenet demeure aujourd’hui encore le plus jeune candidat jamais admis sur examen comme auteur à la Sacem.

La première audition

Henri Varna se montre un peu dérouté lors de cette première audition. Il faut le comprendre. La chanson française en cette année 1933 s’enlise, en effet, dans la médiocrité ; on chante volontiers les filles des rues et leur misère, Pigalle et son folklore ou les amours de pacotille. Il n’y a rien en dehors des refrains pseudo réalistes à la Lys Gauty, des roucoulades de la chanson de charme ou de la vulgarité des comiques troupiers. Pas d’humour, pas de poésie, aucune finesse : la masse et le scalpel… Enfin, question interprètes, le choix est limité : deux grands noms seulement se disputent le haut de l’affiche, Tino Rossi pour le charme, et Maurice Chevalier pour la fantaisie. Avec leur rythme nouveau et leurs textes délirants, Charles et Johnny surprennent un peu, qui ne ressemblent à rien de connu et qui auront l’immense mérite d’apporter un souffle nouveau à un genre au plus bas : avec eux la chanson française va prendre un véritable tournant qui aboutira par la suite à la chanson moderne. Peut-être Henri Varna l’a-t-il pressenti lorsque, devant l’enthousiasme de ses collaborateurs, il décide de les engager ? Une première expérience qui, pour les nouveaux duettistes, tournera court : trois jours ! Ils ne resteront que trois jours au Palace, sur leur première scène, écœurés d’entrée par le métier. Charles Trenet, qui sera à l’origine de la rupture de leur contrat, raconte : “Nous avions à peine 20 ans, et cela a été notre vrai début. Difficile ! Nous passions totalement inaperçus puisque, proposés en numéro un sur le programme avec nos quatre chansons, nous sortions de scène quand les spectateurs arrivaient ! Nous avions beau nous époumoner, nos chansons se perdaient dans le brouhaha des retardataires et même dans les appels des marchands de bonbons qui, pour faciliter leur commerce, feignaient de ne pas s’apercevoir que le spectacle était commencé! Je me souviens que mon frère Antoine, monté tout exprès de Perpignan, avait raté notre prestation et il s’était précipité dans notre loge pour nous demander de recommencer ! Ce n’était évidemment pas possible, de la même manière qu’il fut impossible de convaincre Varna de modifier l’ordre de son spectacle. Si bien que trois jours plus tard, nous avions démissionné ! […]”

Et Maurice Chevalier accepta de chanter Y a d’la joie
Trenet et Maurice Chevalier © Paris-Match

J’étais au service militaire et j’ai composé Y a d’la joie en balayant la cour, pour me donner du courage. A un moment, l’adjudant est arrivé et m’a demandé: “Mais qu’est-ce que vous chantez là?” Je lui ai répondu que c’était une chanson que je composais, et alors il s’est exclamé: “Oh, ça n’ira pas loin !” […]

Y a d’la joie avait été apportée à Maurice Chevalier par Raoul Breton, l’éditeur de Charles Trenet – qui très vite deviendra son ami. Mme Breton se souvient : “C’est Maurice Chevalier en effet qui avait créé Y a d’la joie. Quand je me suis mariée, Maurice, qui était un de nos amis, avait demandé à mon mari ce qu’il voulait comme cadeau de noces et mon mari avait dit : “Je lance un jeune. Je voudrais bien que vous chantiez une chanson de lui.” Et Maurice ne voulait pas chanter cette chanson. Il disait : “Je ne suis pas fou, je ne veux pas chanter ‘la tour Eiffel part en balade’, etc. Je ne peux pas chanter tout ça !…” Il l’avait tout de même emportée et l’avait mise sur son piano, à Cannes. Il y avait là Mistinguett qui lui avait dit: “Qu’est-ce que c’est que cette chanson ?” Il lui avait répondu : “Oh, c’est un fou !” Elle avait regardé, s’était mise à fredonner et soudain s’était exclamée : “Le fou, c’est toi si tu ne la chantes pas ! “ […]”

Le disque miracle

En ce mois d’octobre 1937, revoilà donc Charles Trenet errant dans la grande ville. Il a remisé l’uniforme au placard, et endossé sa veste à carreaux. Il a 24 ans, la vie devant lui, et six chansons en poche. Et quelles chansons ! Je chante, Fleur bleue, J’ai ta main, la Polka du roi, Pigeon vole et Biguine à Bango… Son premier disque, édité par la firme Columbia, va immédiatement frapper les esprits, et du stade d’inconnu le hisser en quelques jours au rang de vedette. […]

1938: l’année du triomphe

Pourtant la carrière du Fou chantant ne débute véritablement qu’en mars 1938, lorsqu’il est engagé par Mitty Goldin, patron de l’ABC, pour se produire en première partie du spectacle de Lys Gauty. Disons-le : Mitty Goldin jusque-là ne connaissait que Charles le duettiste, et ne se montrait guère convaincu. Ce n’est que sur l’insistance de Raoul Breton (toujours lui !) que le patron de l’ ABC avait consenti à effectuer le voyage jusqu’à Marseille pour aller écouter ce Charles Trenet dont on lui disait monts et merveilles, dans ce petit bar du Melody. Là, séduit dès le premier instant, il avait immédiatement proposé un contrat à ce débutant dont il pressentait déjà les immenses possibilités.

Situé sur le boulevard Montmartre, l’ABC, que l’on appelle aussi le théâtre du rire et de la chanson est, en ce printemps 1938, l’un de ces hauts lieux du music-hall où se forgent les légendes. D’entrée Charles Trenet va y frapper un grand coup. Ce soir-là, au moment d’entrer en scène, seul pour la première fois, Charles a la gorge nouée. Il a 25 ans, et il pense à son enfance à Narbonne, à toutes ces années d’espérance et de bonheur, à ses amitiés au soleil, et puis à ce duo achevé avec Johnny Hess. Ce soir-là, oui, pour la première fois il est seul. Seul comme il le sera désormais, dans la lumière blanche des projecteurs. Devant lui, dans la pénombre de la salle, il y a Jean Cocteau et Max Jacob, ses amis, ses maîtres. Dans le couloir qui le mène des coulisses à la scène, Charles Trenet enfonce son chapeau sur le sommet de son crâne, puis le fait basculer en arrière, libérant quelques boucles folles, blondes. Au premier rang, il peut voir les jeunes mariés, Emmanuel Berl et Mireille, qui l’a tant inspiré, bavardant avec Sacha Guitry et Colette. Derrière eux, Jean Nohain, dont Trenet adore les chansons naïves. Au fond de la salle, alors que les premiers accords semblent écarter le rideau de scène, l’écrivain et dandy Drieu la Rochelle se glisse discrètement sur un strapontin ; il sort tout juste de son Hispano-Suiza, le costume impeccable. Il prête une oreille attentive aux derniers mots d’une chanson qui va entrer dans la légende : “Ficelle, sois donc bénie, car grâce à toi j’ai rendu l’esprit, je m’suis pendu cette nuit.” Drieu l’ignore bien sûr : dans quelques années, il se suicidera. Quant à Trenet, là, devant lui, devant ses amis, devant son premier public, et devant Paris, il va devenir, en quelques minutes d’éternité, le Fou chantant. Dans un décor champêtre représentant une grand-route bordée d’arbres et de fleurs, l’apparition de ce jeune inconnu plein de fougue, à la poésie étourdissante, provoque une formidable flambée d’enthousiasme. Du délire. Un triomphe.

Je chante : le suicide de l’Alsacien

Il ouvre son spectacle avec Je chante, et cet hymne étrange au bonheur qu’il dispense sur des rythmes légers inspirés d’Al Jonson est comme une profession de foi, un formidable cri d’enthousiasme portant la joie de vivre jusque dans la misère et la mort. Car elle a quelque chose d’insolite, de profondément déroutant, cette histoire d’un chanteur vagabond affamé mais ivre de sa liberté qui s’abat un jour au creux d’un fossé, terrassé par la faim, et qui, ramassé par les gendarmes, n’hésite pas, avec une ardeur identique à celle qu’il met à pousser la romance, à se suicider…

Je chante, cette chanson qui tout au long de sa carrière sera son titre fétiche, cette chanson qui littéralement marque une époque, est en fait tirée d’un long poème intitulé le Pauvre Alsacien, inspiré au jeune Charles par le souvenir de ces hordes de réfugiés qui, durant la guerre de 1914-1918, traversaient Narbonne en pleurant leur vie perdue. Comme il l’a dit un jour à Jacques Chancel, “de ce poème j’ai donc tiré la chanson. Dans la première version je disais : “Je chante, je suis un pauvre Alsacien…” Ensuite je me suis dit : “Tout de même, tout le monde sait que tu es catalan, ça ne va pas coller!” Alors j’ai modifié mon texte, j’ai changé pour “Je chante, je chante soir et matin…” Voilà !

Un chapeau pour les mains

Ce chapeau qu’il porte soigneusement rejeté en arrière pour dégager ses boucles blondes n’est pas un accessoire totalement gratuit. Maurice Chevalier, le grand Maurice, ne porte-t-il pas, lui aussi, un couvre-chef, un canotier, incliné sur le côté? Et puis, ce débutant maladroit qu’est encore Trenet ne sait pas que faire de ses mains. En 1983, il dira au micro de Claude Chebel : “Ça me permettait de jouer avec. Lys Gauty m’avait dit: “Dans mes tournées, j’ai un foulard noir, c’est épatant. Ça m’occupe un peu les mains. Et quand je suis énervée, ça ne se voit pas.” C’était vrai ça : il faut avoir les mains toujours un peu occupées. D’ailleurs, c’est un vieux truc des metteurs en scène américains. Si vous regardez les films américains, vous verrez que les acteurs ont toujours les mains occupées. Sauf s’ils sont en gros plan. Sinon ils font toujours quelque chose avec leurs mains. C’est plus facile, ça évite la nervosité. Alors je me suis dit, ce chapeau, comme je ne suis pas encore très fort pour la mimique, ça va m’aider.

L’amitié des poètes

Voilà. C’est gagné, donc, pour Charles Trenet. Il a 24 ans. Pour lui, c’est parti. Cela ne s’arrêtera jamais et ce ne sont pas les (rares) esprits chagrins qui n’apprécient pas ses compositions qui le feront douter, comme ce critique qui écrivait alors : “Pour faire ‘moderne’ et parce qu’il faut bien épater le bourgeois, il se croit obligé de crier, de gesticuler comme un pantin. Il est prêt à sacrifier des qualités précieuses : sens du rythme, indéniable fantaisie. Heureusement que le jeune public qui applaudit à de telles outrances sera demain le premier à en rire.” C’est en mars 1938, quelques jours à peine après les débuts de Charles, que Gaston Bonheur, alors journaliste à Paris-Soir, prononce ce texte de présentation du Fou chantant lors d’une émission radiophonique : “Shakespeare aimait ces jeunes vagabonds que l’on croise au coin des rivières ou au prochain tournant du ciel, un gros coquelicot aux lèvres, les yeux perdus, un refrain en tête et qui traînent la savate en ayant l’air de voler un peu au dessus des chemins. Il les appelait ‘gentilshommes de la lune’. Charles Trenet est un gentilhomme de la lune à ce qu’il est un peu poète, un peu musicien et tout fou. Ce n’est pas pour rien qu’on a appelé Charles Trenet ‘le Fou chantant’. D’ailleurs, il suffit de le voir arriver avec ses mèches de soleil, sa bouche écarlate, ses mains prêtes à capturer un oiseau.[…]”

En fait ces quelques soirées du mois de mars 1938 marquent un tournant dans l’histoire du music-hall, capital : avec une audace que l’on mesure mal aujourd’hui, avec sans doute cette inconscience superbe des êtres qui ne doutent pas de leur destin, ce jeune homme blond et bondissant brandit haut dans le ciel le sceptre de la poésie. Avant lui la chanson, qu’elle soit réaliste ou sirupeuse, sentimentale ou comique, n’était qu’un aimable divertissement ; à lui seul, en un jour, Charles Trenet l’a hissée au rang d’un art. Et justement des hommes de l’art, de vrais poètes ne s’y sont pas trompés, qui ont tenu à lui exprimer leur admiration, et leur gratitude. Max Jacob d’abord, qui avait surnommé Trenet un jeune printemps en marche et qui un jour lui a écrit cette petite dédicace : “A Charles Trenet qui a donné la vie à la poésie par sa voix et sa voix à la vie de sa poésie, avec la vraie amitié
de Max Jacob.

Pierre Mac Orlan, lui, écrit : “Je dois, pour obéir à un besoin qui me commande depuis longtemps, essayer de définir l’art de Charles Trenet qui, certainement, représente cette joie de vivre, privilège trompeur de la jeunesse, âge ingrat, mais de courte durée. […] Il n’existe aucune trace d’amertume dans ses chansons, même quand elles paraissent tragiques […]. Les chansons de Charles Trenet sont souvent nostalgiques parce que la joie de vivre porte en soi la mélancolie. “Mademoiselle Clio”, qui est un chef-d’oeuvre dont la place est dans une anthologie de la poésie contemporaine, est une chanson tendre qui prend toute sa lumière dans un joli souvenir d’amour et le fantastique qu’un somnambule cocu sème en gambadant sur le toit d’un hôtel meublé de la rue Delambre. C’est une chanson gracieuse d’une très grande personnalité littéraire, une oeuvre d’art qui donne au nom de Charles Trenet une signification précise, si précise que l’on ne peut l’imaginer que dans un personnage lyrique.[…] Dans cette existence quotidienne qui depuis la dernière guerre se dissout dans un brouillard lugubre, une chanson de Trenet prend toute son importance : elle est bénéfique, car le poète de l’amitié pour les bêtes et pour les choses et pour les hommes a su créer une chanson pour chacun de nous.[…]”

Philippe Soupault aussi a rendu hommage au poète : “Tous ceux qui aiment la poésie et la chanson (et ils sont innombrables) sont reconnaissants à Charles Trenet d’avoir su les réconcilier. Ce poète, ce musicien, cet auteur de chansons a réussi ce tour de force de faire aimer et applaudir par ce qu’on nomme le grand public des chansons d’une qualité poétique que nul ne songe à contester. Charles Trenet est un poète dont la verve, le tact, l’audace ont depuis bientôt vingt ans métamorphosé la chanson. Il est le seul qui n’a jamais accepté de compromis dans ce domaine si galvaudé qu’est celui de la chanson. Pas une de ses œuvres qui ne soit de qualité.[…]

Enfin Jean Cocteau. Auteur, le 1er janvier 1940, de cette courte dédicace illustrée de visages d’anges : “Tout bégayait. Tout traînait. Plus rien ne traîne et tout parle… C’est grâce aux chansons de Charles Trenet.

Max Jacob me disait

En réalité, si Cocteau en ce mois de décembre 1937 découvre les talents d’homme de scène de Charles Trenet et en est émerveillé, les deux hommes se connaissent depuis longtemps, depuis les premiers pas du Fou chantant dans la capitale, au début des années 30 lorsque, jeune homme efflanqué ouvrant sur le monde de grands yeux affamés, il rencontre jour après jour tous ces hommes qui ont peuplé les rêves de son enfance, et en particulier deux d’entre eux : Max Jacob et Jean Cocteau. Charles Trenet a évoqué ces souvenirs en 1953 au micro de Pierre Lhoste : “J’ai rencontré Max Jacob peu de temps après mon arrivée à Paris, en quelle année, je ne me souviens plus exactement. J’étais l’auteur d’un très volumineux manuscrit intitulé “les Rois fainéants” que je promenais sous mon bras et sous le nez de tous les éditeurs parisiens. Les éditeurs, très obligeants, en lisaient parfois, même devant moi, quelques feuillets et concluaient, après un sourire qui se transformait vite en grimace : “C’est excellent, c’est excellent, mais vous savez en ce moment…”[…] A présent je pourrais peut-être dire si mon manuscrit était bon ou mauvais … mais je l’ai perdu ! Ça vaut peut-être mieux ainsi ! C’est pourtant grâce à ce manuscrit que j’ai connu Max Jacob. Oui, au hasard de mes pérégrinations, j’aboutis un jour 12, rue Amélie, aux Editions Denoël et Still, et je fus reçu par M. Denoël et M. Still qui travaillaient dans des bureaux remplis de livres. Et ils furent, me semble-t-il, plus intéressés que les autres à la lecture de mes “Rois fainéants”. Je me souviens que Denoël me dit: “Mais ce que vous avez écrit là, mon garçon, c’est très intéressant ! Ecrivez-moi des contes de fées. Avez-vous lu “le Cornet à dés”? Si vous ne l’avez pas lu, lisez-le. Mais de toute façon, je voudrais que vous fassiez la connaissance de Max Jacob !” Je répondis: “Je n’oserais jamais faire sa connaissance.” “Mais si, mais si !” insista-t-il.

Je disais cela pour lui répondre quelque chose car j’étais enchanté à l’idée de connaître ce grand homme que j’admirais profondément. J’avais déjà dévoré “le Cornet à dés”, “le Laboratoire central” … Alors Denoël me dit: “Si vous voulez, ce sera pour jeudi, c’est le jour des enfants!” Et le jeudi suivant j’arrivai à 8 heures chez Denoël, où Max Jacob se trouvait déjà depuis 7h55. Comme je n’avais jamais vu de photographies de lui, je le pris immédiatement pour M. Chiappe, alors préfet de police, il lui ressemblait beaucoup. Mais vite le large sourire de Denoël mit fin à ma déception et, me désignant au faux préfet de police, il s’écria : ”Ami, permettez-moi de vous présenter le jeune Charles Trenet, qui désirait vous voir!” “Eh bien, répondit Max Jacob, qu’il me voie, qu’il me voie!” Et il dit cela en mettant son monocle, comme si le fait de mettre un monocle m’eût permis de le mieux voir ! Et, depuis ce jour, je le revis pendant deux ans, presque tous les soirs. Il habitait alors rue Saint-Germain où il peignait des gouaches dont les ciels lyriques m’enchantaient. Et un jour je lui demandai : “Max…” Oh ! il était si simple, si gentil qu’il permettait qu’on l’appelle Max familièrement. Je lui dis donc : “Max, d’où prenez-vous ces couleurs pour ce ciel?” Il me répondit : ”A toi je vais l’avouer car tu es mon ami, et même mon camarade, c’est du blanc d’argent mêlé à un peu de cendre de cigarette!” J’essayai le lendemain le blanc d’argent et la cendre de cigarette pour faire des ciels, car je peignais aussi, eh bien, cela ne donna pas le gris de Max Jacob, j’avais peut-être mis trop de cendre, ou trop de blanc peut-être…

Max composait aussi des chansons, il en composait des tas, fort jolies d’ailleurs, des poèmes en chanson car il était tellement poète que quand il faisait une chanson, ce ne pouvait être que très poétique. Et quand il voulait se reposer d’un poème sérieux ou d’un tableau qui lui avaient demandé un gros effort, alors il me demandait d’écrire, sous sa dictée, une chanson, que nous terminions bien souvent en collaboration. Il m’écrivit un jour (j’étais parti pour Perpignan) : “Viens, reviens vite à Paris, actuellement je ne vois que du gris, il est temps de continuer nos chansons sur le pape.” Oui, ces chansons sur le pape n’étaient d’ailleurs pas irrévérencieuses pour le Saint-Père, mais elles étaient pleines de mysticisme mêlé d’un petit peu d’humour, d’humour absurde. Un couplet pour lequel nous avions emprunté la musique de la chanson de Jean Tranchant, “Il existe encore des bergères”, disait à peu près ceci :

Il existe encore chez Pie XI
Des tables de nuit pour enfants
Que gardent une dame de bronze
Et un éléphant…”

La « Douce France » de 1943

Georges Wertheim, professeur d’allemand, ancien déporté, avait 15 ans en 1941. Il se souvient, quarante ans après, du jeune homme exalté qu’il était alors et qui sacrifiait tout son argent de poche à Charles Trenet, sa passion, achetant disques 78-tours et formats papiers de ses chansons, ne manquant aucun de ses concerts. Il raconte : “La propagande antisémite à cette époque n’était pas que le fait de quelques journaux à faible tirage comme “le Réveil du peuple”. Je me souviens qu’au lycée, dès qu’on évoquait Charles Trenet, les noms de Trenetski ou Trenetvitch étaient prononcés, et l’on entendait couramment : “D’ailleurs, tu as vu son nez?” On disait aussi que son nom était l’anagramme de Netter. Ridicule ! J’ai assisté à ce concert de l’Avenue Music-hall, comme à tous ses autres spectacles parisiens d’ailleurs, parfois même à plusieurs reprises, jusqu’en 1943. Je me souviens que c’est là qu’il a chanté pour la première fois “Douce France” et que, pour moi comme pour tous les spectateurs, cela a été un choc. Un choc, une émotion qui me faisait lui pardonner une concession, bien mince il est vrai, lorsqu’il chantait “Biguine à Bango”: pour ne pas choquer les autorités de Vichy il disait “on travaille pour la patrie” au lieu de ”pour la République… quand on fait biguine à Bango”. Il est évident que le résistant que j’étais déjà ne confondait pas les gens comme Charles, qui chantaient et avaient raison de le faire, avec ceux qui collaboraient ostensiblement et participaient aux actions de propagande en faveur de Vichy ou des Allemands. S’il avait été un collaborateur, tout grand monsieur et parfois grand poète qu’il fût, jamais je ne serais allé l’écouter, et je ne l’aurais pas suivi partout où il se produisait à Paris.[…]”

Pendant les années noires, Charles Trenet continue de chanter, gardant une attitude digne dont témoignera son imprésario, Emile Hebey, peu de temps avant sa mort en 1983 : “Pendant toute la durée de l’Occupation, Trenet a été d’une distinction et d’une correction extraordinaires. Ainsi on lui a demandé à de multiples reprises de venir chanter en Allemagne pour les prisonniers. Il ne voulait pas. C’était non, toujours non. Tant et si bien qu’on a fini par le réquisitionner pour y aller. Les réquisitions évidemment, on n’y échappait pas ! Il a donc dû partir un beau jour. Il avait quatre galas à effectuer outre-Rhin. A son retour, il n’en avait donné que deux. “Mais comment avez-vous fait ?” lui ai-je demandé “Oh, vous savez, quand je veux être emmerdant, croyez-moi, je sais l’être … Je n’ai donné que deux galas, et encore aucun des deux n’a eu lieu à la date et à l’endroit indiqués.

Il y a eu aussi ce projet de comédie musicale qu’il devait écrire avec un monsieur très important, plein de talent aussi, mais qui avait le tort de se trouver au mieux avec les Allemands. Lorsque ce monsieur lui a apporté le projet, Charles lui a dit, avec beaucoup de poésie: “Je lirai ça ce soir avant de m’endormir, pour me donner de beaux rêves…” Puis, ce monsieur à peine sorti, il l’a déchiré et mis au panier, sans même l’avoir lu. Simplement parce qu’il ne voulait pas travailler avec quelqu’un affichant ses sympathies pour l’occupant. Cela dit, Charles n’a jamais été non plus acharné contre les Allemands. Je me souviens qu’un jour je rouspétais parce que nous devions voyager debout dans un train : “Vous vous rendez compte, Charles, tous ces Allemands qui prennent toutes les places!” C’était au début de la guerre. Et Charles m’a répondu, très calme: “Vous au moins, Emile, vous n’êtes pas mobilisé, vous avez la chance de demeurer chez vous, alors laissez-les assis à leur place ; ils sont soldats et ne doivent pas s’amuser…” Par contre il ne leur parlait jamais. Et il n’a jamais autorisé un Allemand à se faire photographier à côté de lui.

La Mer vue du train

“La Mer a été écrite en 1943, se souvient Roland Gerbeau. J’ai assisté à sa naissance. Nous étions dans un train entre Montpellier et Perpignan, en tournée, nous venions de chanter à Montpellier ou à Sète, je ne sais plus exactement, et le train donc passait le long des étangs de Thau, cette longue ligne de chemin de fer qui glisse entre la mer et les étangs. Du côté de Bouzigues, Charles s’est mis à la fenêtre, pour regarder le paysage. Et il s’est
mis à fredonner… Comme bien souvent chez Trenet, ses impressions se traduisaient immédiatement, je dirais d’instinct, par une chanson qu’il se mettait à fredonner, qu’il composait comme ça, sans crayon, sans papier, sans piano, sans rien ; il chantonnait et cela devenait tout de suite une chanson !…

Il était donc à la fenêtre et il fredonnait… La Mer” est née là, dans ce compartiment : “Voyez ! Près des étangs/ Ces grands roseaux mouillés/ Voyez/ Ces oiseaux blancs/ Et ces maisons rouillées…” Tout était là, tout défilait devant lui qui fredonnait, à mi-voix. En arrivant à Perpignan je me souviens qu’il a dit à Léa Chauliac, son pianiste, qui se trouvait aussi dans le train : “Viens Léa, on va aller travailler un petit peu au théâtre…” Ils y sont allés, pour mettre au point… “la Mer”. C’était fin 1943, mais il ne l’a lancée qu’à la Libération. Parce qu’il ne croyait pas à ce genre de chanson ! Pourtant “la Mer” très vite est devenue l’hymne de l’évasion, la chanson des congés payés, d’un certain bonheur de vivre. Mais lui au début ne voulait pas la chanter […]

Pas de doute, cette mer qui a vraiment bercé son cœur toute sa vie, ces golfes clairs de son enfance aux reflets d’argent auront fait sa fortune : on estime que la Mer, qui reste diffusée en moyenne douze fois par jour dans le monde, rapporte à Charles Trenet plusieurs dizaines de millions de centimes par an ! En fait, sur les quelques centaines de titres qu’il a déposés à la Sacem, la Mer à elle seule aurait suffi pour le rendre célèbre à jamais. […]

On ne compte plus les enregistrements (plus de 4.000) ni les pays où cette chanson-phénomène fait ses ravages, elle qui demeurera numéro un des années durant en URSS et au Japon, où Radio-Tokyo ira jusqu’à la prendre pour indicatif ! Il y a quelques années l’éditeur recevait des commandes de partitions libellées en… kilos!

Une femme pour la vie : Marie-Louise

C’est en décembre 1979, à la veille de Noël, que Charles Trenet connaîtra sa plus grande souffrance : il perd sa mère. Compagne fidèle de tant d’années de bonheur, complice de tant d’émotions capitales, elle meurt à 88 ans, vaincue par la maladie, elle s’éteint, elle qui, farouche et fière, répondait lorsqu’on lui demandait son âge : “Éternellement jeune, comme les chansons de mon fils ; comme elles, mon cœur n’a pas de rides.” Elle meurt donc, à Narbonne, sa ville natale, et pour Charles, qui finalement sa vie durant n’aura été qu’un enfant, le vide soudain est grand, intolérable. Cet homme si entouré n’est plus qu’un orphelin … Longtemps il va se terrer, frileusement replié sur son chagrin. Il n’écrit plus, ne chante plus, ne se montre plus, ne répond même pas au téléphone et ne reçoit aucun visiteur. Il a annulé ses ultimes contrats (à quelques très rares exceptions près) et les quelques télévisions prévues. Il a cessé de lire les journaux et d’écouter la radio. Muré dans son chagrin, il s’est retiré du monde. Il va errer ainsi une année durant, de propriété en propriété, ne sachant où se fixer, se sentant mal partout. Il souffre et son rire s’est éteint, l’éclat trop bleu de ses yeux s’est éteint. Il souffre. Il faut dire que dans la vie de Charles, la minuscule Marie-Louise aura tenu une place énorme, elle qui, par son absence au seuil de l’aventure, aura créé une béance douloureuse au cœur de l’enfant fragile, avant que d’être sa compagne fidèle sur l’autre versant de la vie. “Les feux de la rampe ne s’éteignent jamais, dit-il en citant Chevalier. Ils se sont éteints pour moi le jour où les yeux de ma mère se sont fermés pour toujours.” [ … ]

Lors de sa Radioscopie, le 11 mai 1978, quelques mois avant sa mort, Marie-Louise Caussat-Trenet, cette mère tant aimée, dira à Jacques Chancel : “Moi
je me suis mariée très tôt. J’avais 19 ans. C’est trop tôt, surtout avec l’éducation que nous recevions. On vous lançait dans le mariage comme quelqu’un qui vous jette à l’eau. On dit qu’il suffit de lancer les gens dans l’eau pour leur apprendre à nager, mais c’est faux parce que quelquefois ils se noient. Moi je ne me suis pas noyée tout à fait, mais c’était très difficile. Non pas que j’aie fait un mauvais mariage, je ne peux rien reprocher au père de Charles. C’est moi qui me suis trompée, ça peut arriver quand on ne sait pas. Mon mariage a été la première soirée où je sois allée. Quelle vie mondaine pouvait-on mener à Narbonne? Alors comment voulez-vous qu’on ne soit pas sage en province ? Pourtant j’ai admirablement vécu, avec
ce que l’on peut appeler le meilleur et le pire. C’est ça la vie. Il vaut mieux être secoué un peu de temps en temps que de vivre sans bouger. Ah, moi, j’ai vraiment bougé ! ll y a dans la Bible : “Celui qui sème le vent récolte la tempête.” Moi j’ai semé le vent bien sûr, et j’ai récolté la tempête. C’est normal. Mais enfin, malgré la tempête je me suis toujours efforcée de tenir le coup, de sauvegarder ma personnalité, mon intégrité à travers les ennuis, les déboires, les situations difficiles, pécuniaires, sociales… Et ça a passé comme une tempête. Pourtant, si je regrette une chose aujourd’hui, c’est d’avoir mis mes enfants en pension à l’âge où ils étaient mieux avec maman. Charles ne me l’a jamais reproché, mais cela lui a fait beaucoup de peine, parce qu’il était un garçon très affectueux, et sentimental. Je crois que c’est ce qui l’a plus chagriné dans sa vie, et marqué. Il éprouvait cruellement un manque! Oh, j’avais les enfants pendant les vacances bien sûr ! mais ça ne compensait pas. Ils n’ont jamais eu l’impression qu’ils étaient des enfants délaissés, abandonnés : c’étaient des lettres, des petits joujoux. Mais ça ne remplace pas la présence ! En fait, le vent, la tempête, cela a été pour moi, mais aussi pour eux. Et puis tout s’est arrangé, tout s’est aplani…

Étonnant personnage que cette femme de caractère qui, entre les deux guerres, dans une petite agglomération de notables comme Narbonne, n’hésite pas, épouse de notaire, à prendre un amant en ville, une espèce de bohème un peu hâbleur, brillant et plein de verve et coureur de jupons, puis à le suivre dans son errance aux quatre coins du globe, au grand désespoir du petit Charles livré à la déprime rampante d’un pensionnat. Cet abandon, sans doute, les aura marqués autant l’un que l’autre. En fait, Marie-Louise Caussat-Trenet commence à racheter les années perdues le jour où, rassemblant ses économies, elle entreprend d’installer dans ses meubles son Charles encore adolescent, qui vient tout juste de débarquer à Paris et qui vit alors dans un hôtel un peu louche.

Par la suite, lorsque Charles sera devenu célèbre, ils ne se quitteront plus, au point que certains, dans leur entourage, n’hésitent pas à évoquer aujourd’hui la présence ‘un peu envahissante’ de celle qui pour le Fou chantant était un peu Jocaste. En réalité Charles et sa mère forment un couple terrible, ils se disputent tout le temps, mais ne peuvent pas longtemps se passer l’un de l’autre. Pour qu’elle soit plus proche encore Charles lui installe un petit pavillon donnant sur la Marne, dans sa propriété de la Varenne. Elle y vient très souvent… et repart invariablement furieuse, pour des raisons toujours futiles. Des années durant, presque leur vie entière, ils ne se quitteront plus. C’est au point que jusqu’à la mort de sa mère, et même au plus fort de sa gloire, lorsqu’il est réclamé dans le monde entier, Charles ne signera jamais un contrat sans s’être assuré au préalable qu’il pourra s’échapper au moins tous les trois mois pour revenir en France l’embrasser ! Une fois seulement il restera bloqué six mois au Canada : ne pouvant rejoindre Narbonne, il exige que sa mère fasse le voyage ! “Sa mère était très belle et elle avait sur lui une emprise énorme, raconte Mme Breton. Il l’adorait, mais elle l’énervait aussi quelquefois, parce qu’il fallait toujours qu’elle sache tout, parce qu’elle voulait toujours se mêler de tout. Lorsqu’elle n’avait pas de nouvelles de lui pendant plus de huit jours, elle lui écrivait de longues, de très longues et belles lettres. C’était très beau dans leur vie à tous les deux, c’était quelque chose de très émouvant…” Ils forment un couple terrible, oui, et orageux. Ils n’ont pas vingt ans de différence d’âge.”

Richard CANNAVO


© Polydor

Maxime Le Forestier : “Je l’ai à peine croisé, c’était un type isolé qui communiquait peu avec les autres. Un monstre sacré, en somme. J’ai appris à l’apprécier à travers Brassens. Il y a chez l’un comme chez l’autre un être humain qui s’exprime. Mais, selon moi, Brassens est allé plus loin, c’était un homme plus profond. Trenet a été génial en 1936, quand il a accompagné les premiers congés payés avec ses chansons : Boum, Je chante, Nationale 7, etc. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’on dit toujours qu’il a amené le swing en France, alors que Mireille et Jean Nohain l’ont popularisé avant lui, c’était déjà la musique que les jeunes écoutaient à l’époque. Pour moi, l’homme est difficile à cerner, c’est pourquoi j’ai plus de respect pour lui que d’amour, mais ses chansons m’ont souvent transporté, comme la Folle Complainte. Et puis il a eu le génie de s’entourer d’excellents musiciens comme Crolla, Reinhardt ou Rostaing.”


Tu ne seras jamais un vieux poète
EAN 9782035826534

“Charles, où es-tu donc allé te cacher ? Je m’autorise à te tutoyer parce qu’à l’égal de l’ami Prévert je dis tu à tous ceux que j’aime. Adolescent, je chantais la Mer en m’accompagnant au piano. Plus tard, ce sera le Serpent python, Dans les pharmacies, Que reste-t-il de nos amours ? et surtout, Longtemps après que les poètes ont disparu. Je me voulais déjà poète et t’avais reconnu comme étant de la famille. Adulte, j’ai commis quelques anthologies de poésie où, bien sûr, tu as ta place à côté de Brel, de Brassens, de Ferré, de Vian, d’Aragon, de Queneau et de Carco. Cette enfance retrouvée à volonté, qui fut jusqu’au bout la tienne au cours de ta longue vie, t’a maintenu en bon état de poésie. Tu ne seras jamais un vieux poète. Tu restes ce merveilleux Fou chantant avec ton drôle de chapeau, tes yeux pervenche et ton bleuet à la boutonnière. Nous les poètes, tu le sais, écrivons contre la mort espérant que Dame Postérité aura le bon goût de ne pas nous oublier. Mais il lui arrive d’avoir des trous de mémoire, à cette dame ! La poésie est aussi une école d’humilité, une ascèse quelquefois. Mais toi, Charles, tu ne cours aucun risque de ce côté-là. Tes poèmes ne sentiront jamais le moisi, avant de tomber en poussière, puisqu’ils se promènent en liberté sur les ailes du vent, paroles et musique intimement mêlées. Ces poèmes, as-tu écrit, “la foule les chante un peu distraite en ignorant le nom de l’auteur. Parfois il manque un mot, une phrase, et quand on est à court d’idées, on fait la la la, la la la”, et la chanson continue d’être fredonnée : même si on devait oublier ton nom, Charles, on n’oubliera jamais tes chansons : elles sont dans l’air de ce temps qui ne coule pas mais jaillit, comme disait le cher Bachelard, telle une fraîche eau de jouvence. Dis, Charles, où es-tu allé te cacher ?”

Jean Orizet, poète, éditeur, fondateur de la revue Poésie 1, il est l’auteur d’une Histoire de la poésie (Larousse) qui fait référence et où il a fait entrer Trenet.


Brigitte Fontaine © Jean-Baptiste Millot

Brigitte Fontaine : “Quand j’étais jeune, je ne l’admirais pas. Je connaissais ses chansons par mon oncle qui les fredonnait. Ce n’est que plus tard que j’ai su apprécier ce grand artiste ; la Folle Complainte, le Jardin extraordinaire, etc. Moi, Trenet, je l’adore ! Il est léger, inventif, imaginatif. L’un des plus grands ! C’est un vrai poète – puisque ses textes tiennent le coup même sans musique – ce qui est rare. Et puis, il est drôle, charmant, toujours inattendu. On n’a pas fait mieux depuis.”


Georges Moustaki : “J’étais très ému d’approcher Charles Trenet à l’Olympia lors d’un de ses premiers come-back dans les années 80. Et heureux de pouvoir lui dire que je faisais partie de ceux qui ont eu envie d’écrire et de chanter grâce à lui. Peut-être a-t-il pris ces propos pour un compliment de circonstance à l’artiste après sa prestation. S’il m’en avait donné le temps, je lui aurais raconté que je l’ai découvert quand j’étais écolier à Alexandrie. J’avais commencé par me ruiner en achetant tous ses 78-tours avant d’avoir l’occasion de l’écouter dans un théâtre de la ville. C’est à cette époque que j’ai commencé à idolâtrer cet ange blond auréolé de feutre aussi à l’aise dans le charme que dans la pitrerie, dont les paroles à la fois populaires et érudites swinguaient avec grâce et légèreté sur des mélodies limpides et qui faisait exploser la planète chanson par sa folie poétique. Par la suite, nous nous sommes parfois croisés, le temps d’un sourire amical ou d’un duo pour la télévision. Lors de notre dernière rencontre, je me suis senti en face de lui comme un patriarche, émerveillé par la juvénilité d’un octogénaire adolescent.


Renée Lebas : “Je suis une admiratrice de Charles Trenet depuis ses débuts avec Johnny Hess, avant-guerre. Avec mon frère, nous les suivions partout. A l’époque je ne chantais pas encore. Après la guerre, en 1946, je suis passé en vedette américaine de son spectacle au Théâtre de l’Etoile. Plus tard, il a écrit la Mer et m’a proposé de la chanter, et c’est ainsi que j’ai créé cette chanson. Voilà pourquoi il m’appelait la mère de la Mer. Nos rencontres étaient toujours joyeuses, les contacts excellents. A la chanson française, il a apporté renouveau et fraîcheur. Il abordait tous les sujets avec poésie, joie, clarté et légèreté. Tout au long de ma carrière, j’ai eu l’occasion de créer ou d’interpréter ses chansons : Revoir Paris, Madame la Pluie, Seule depuis toujours, Fleur bleue. Il m’appelait aussi la chanteuse irréaliste.”


Et dans la documenta, nous avons conservé un PDF reprenant intégralement cet encarté de l’époque qui, autrement, aurait peut-être disparu dans les poubelles à cartons (on dirait du Trenet…)

 


Chanter encore ?

KUIJKEN : les six suites pour violoncelle solo de Bach, BWV 1007-1012 (concert, Céroux-Mousty, 1997)

Temps de lecture : 6 minutes >

“A 15 ans, Wieland Kuijken entame des études de violoncelle. Il obtient le prix supérieur au Conservatoire de Bruxelles. Mais c’est en autodidacte qu’il commence la viole de gambe à l’âge de 18 ans. Avec son frère Sigiswald, ils fondent l’ensemble Alarius en 1959 qui se consacre à la musique baroque. Parallèlement à cela, Wieland s’intéresse à la musique contemporaine : il fera avec l’ensemble Musiques nouvelles de nombreux concerts dans toute l’Europe.

Comme gambiste, Wieland s’est acquis une réputation internationale. Il a enregistré de nombreux disques avec, entre autres, Jordi Savall, Gustav Leonhardt, Frans Brüggen, Alfred Deller et bien sûr avec ses frères Sigiswald et Barthold.

Wieland Kuijken est professeur de viole aux conservatoires de Bruxelles et de La Haye, donne de nombreuses masterclasses dans le monde et fait partie de nombreux jurys internationaux.

Il est membre de La Petite Bande depuis sa fondation, est violoncelliste du Quatuor Kuijken et dirige également le Collegium Europe depuis 1988.

Comme violoncelliste baroque et comme gambiste, Wieland Kuijken est unanimement considéré comme un des précurseurs et comme un des grands maîtres de l’interprétation contemporaine de la musique baroque.”

Sigiswald, Barthold et Wieland Kuijken © Barthold Kuijken

Johann Sebastian Bach (1685-1750)

  • Suite n°1 en sol majeur BWV 1007 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Menuet I & II – Gigue ;
  • Suite n°2 en ré mineur BWV 1008 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Menuet I & II – Gigue ;
  • Suite n°3 en do majeur BWV 1009 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Bourrée I & II – Gigue ;
  • Suite n°4 en mi bémol majeur BWV 1010 : Prélude – Allemande – Courante – Sarabande – Bourrée I & II – Gigue ;
  • Suite n°5 en do mineur BWV 1011 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Gavotte I & II – Gigue ;
  • Suite n°6 en ré majeur BWV 1012 : Prélude – Allemande – Courante -Sarabande – Gavotte I & II – Gigue.

Les suites pour violoncelle seul de Bach

“La genèse

À force de considérer en lui l’organiste, le claveciniste et le compositeur de cantates, passions et messes, on en oublie que Bach était violoniste de formation. En 1703 , il commence sa carrière comme violoniste à Weimar, où il retourne en 1708 comme Konzertmeister et, en 1717, il est nommé maître de chapelle de la Cour de Coethen dont le petit orchestre est constitué essentiellement d’instruments à cordes. En 1720, Bach couronne sa carrière violonistique avec ses Sei Solo o Violino senza Basso accompagnato, qualifiées de libro primo sur la page de titre de l’ autographe. On est tenté de supposer que le compositeur envisageait à la même époque un libro secondo sous la forme d’un opus du même genre, ou peut-être même qu’il y travaillait déjà. Aujourd’hui, on présume généralement que les 6 Suites a Violoncello senza basso, dont il existe également un autographe (malheureusement non daté), constituent ce second livre. Le seul point de repère que l’on ait pour une datation éventuelle de la composition de ces suites est le fait que la page de titre et les titres soient de la main de la seconde femme de Bach, Anna Magdalena, qu’il avait épousée le 3 décembre 1721, après la mort subite de sa première femme.

Bach ne composa jamais pour une postérité imaginaire, mais avait toujours en vue un but déterminé. Ses œuvres pour clavier furent avant tout conçues pour les leçons qu’il donnait à ses fils, son Orgelbüchlein poursuivait le même objectif tandis que les grands Préludes et Fugues d’orgue furent composés essentiellement pour son propre usage.

Excellent violoniste, Bach a joué lui-même ses Sonates et Partitas pour violon solo, comme le prouvent les indications de doigté dans l’autographe. Son habileté à jouer de la viole de gambe et du violoncelle était en revanche minime et n’aurait jamais permis une interprétation de ces Suites, d’une exécution exceptionnellement difficile. À la question souvent soulevée de savoir pour qui il composa ce libro secondo, la réponse des musicologues est que Bach ne peut l’avoir destiné qu’à Ferdinand Christian Abel, un remarquable gambiste et violoncelliste qui fit partie, jusqu’en 1737, de la Chapelle des Princes d’Anhalt-Coethen et qui était l’ami du compositeur. C’est le fils d’Abel, Karl Friedrich, lui aussi excellent gambiste, qui fonda à Londres, avec Johann Christian Bach, les célèbres Bach-Abel Concerts.

Les limites de l’instrument

La comparaison s’impose entre les œuvres pour violon et pour violoncelle seul. Pour le violon, Bach écrit trois Sonates et trois Suites ‘modernes’ pour l’époque, tandis que pour le violoncelle, il se contente de Suites. Au violon, instrument doué d’une extrême souplesse, il n’impose pas seulement une virtuosité poussée au plus haut degré mais aussi une polyphonie très élaborée, qui dépasse presque les limites de l’interprétation violonistique. S’il voit également dans le violoncelle un instrument dont il convient de jouer avec virtuosité, il se sent cependant plus à l’étroit dans les possibilités qu’offre l’instrument, plus étroitement lié aussi à la tradition. Cette tendance à une certaine objectivation se traduit dans l’utilisation seulement discrète de la polyphonie, de la technique des doubles cordes et des effets de bariolage. L’écriture polyphonique se retrouve dans les Sarabandes, parfois aussi dans la Bourrée et la Gavotte, tandis que les autres mouvements des Suites se contentent souvent de très peu de doubles cordes, qui interviennent plus spécialement dans les cadences et les conclusions. Cette retenue provient notamment du fait que l’on employait encore partout, vers 1700, un type d’archet ne permettant qu’un jeu limité. Par cela même, Bach devait donc renoncer à ces effets spécifiquement ‘spatiaux’ qui caractérisent à un si haut degré ses œuvres pour violon. La richesse de techniques et de couleurs, de procédés d’écriture et de caractères distincts à laquelle parvient Bach dans le cadre de ces limites est cependant étonnante.

Viola pomposa

Que Bach ait aspiré à élargir les possibilités d’exécution technique du violoncelle, c’est là ce que nous apprennent les deux dernières Suites. Il donne à la cinquième le titre de Suite (sic) discordable, prescrivant l’accord de la corde de la, un ton plus bas, en sol. Quant à la dernière, Bach la composa pour un instrument à cinq cordes, la viola pomposa, instrument dont il inspira la construction, à moins qu’il n’en eût été lui-même l’inventeur, et dont l’ampleur du registre en première position excédait de vingt-cinq pour cent celle du violoncelle. Ernst Ludwig Gerber, fils d’un élève de Bach, confirme dans son lexique que le compositeur utilisa cet instrument dans son orchestre à Leipzig. À l’en croire, on s’en servait surtout pour jouer des basses animées parce que les “passages hauts et rapides” se laissaient plus facilement exécuter sur cet instrument. Ces possibilités accrues qu’offrait la viola pomposa, Bach les a exploitées dans chacun des mouvements de la dernière des six Suites.

Le choix des mouvements

À la différence d’autres cycles d’œuvres de Bach, dans lesquels c’est précisément la disparité des mouvements qui détermine le caractère cyclique, la particularité des Suites pour violoncelle réside dans le fait que les six œuvres reposent toutes sur la même ordonnance de mouvements. Bach se sentait tenu d’y respecter cette norme germanique d’une division cyclique fixe, à laquelle il accorda également la prédilection dans ses Suites pour clavier. À un Prélude introductif succèdent les quatre mouvements attitrés de la suite que sont l’Allemande, la Courante, la Sarabande et la Gigue, cette dernière danse étant chaque fois précédée de deux danses à la mode, qui constituent pour ainsi dire la seule donnée variable au sein de la série de mouvements. Ces “morceaux galants” adoptant la forme du Menuet, de la Gavotte et de la Bourrée, se présentent pratiquement sans la moindre stylisation. Bach place en tête de toutes les Suites un Prélude qui représente chaque fois un autre type et dont la structure comprend de une à quatre parties : ainsi dans la Suite n°2, il s’agit d’un mouvement doté d’un développement harmonique d’une incroyable richesse et d’un point culminant clairement marqué, dans la Suite n° 4, d’un Prélude s’étalant en plans sonores avec triples accords brisés et passages de vélocité, vaguement comparable au 1er Prélude du Clavier bien tempéré, dans la Suite n° 5, d’une ouverture à la française avec section introductive solennelle et section médiane quasi fuguée et, dans la Suite n° 6, d’un morceau de grande virtuosité, prenant très clairement modèle sur le style de la toccata.

Dans les mouvements attitrés de la suite, Bach est certes davantage lié aux conventions. Cependant, il s’efforce là aussi de donner aux formes, mouvements, rythmes et figurations tels qu’établis par la tradition dans les dernières décades du XVIIe siècle, la plus grande variété possible en développant leur potentiel artistique. À cette transformation ou extension permanente d’éléments préexistants, qui constitue un trait fondamental de toute la production de Bach, vient s’ajouter un étonnant approfondissement du contenu qui a élevé ses œuvres au-dessus de toute contingence pour leur conférer une valeur intemporelle.”

Texte préparé par l’association Espace Garage
pour les concerts des 5-6 décembre 1997
© Collection privée


Pour y avoir assisté : ce concert fut un grand moment… momentané. Il est néanmoins encore possible d’explorer les 6 Suites pour violoncelle de Bach en écoutant “l’ultime version”, selon nous, enregistrée par Anner Bylsma en 1992 (son premier enregistrement des Suites, daté de 1979, était trop fortement entaché de la hâte et de l’aridité des débuts des Baroqueux, comme on nommait à l’époque cette nouvelle approche musicale initiée, entre autres, par les Kuijken). Dans nos Incontournables, un article du Savoir-écouter y est consacré avec un extrait de la Première Suite (video).


Savoir écouter…

RADU : J’accuse (2020)

Temps de lecture : 2 minutes >
© Patrick Williot 2020

Je m’appelle Félix Radu. Je suis un jeune comédien et auteur.
J’écris depuis longtemps. Longtemps, à 24 ans, ça signifie pratiquement la moitié d’une vie, finalement. Au début, j’écrivais parce que j’étais tout seul. J’étais petit, timide, et avais pour unique ami mon carnet de poésie, « Les Contemplations » de Victor Hugo, et mon ombre (que j’épiais au soleil #Shakespeare, toi-même tu sais).
J’ai donc, par une admiration sans bornes pour le romantisme, commencé à tenir un stylo afin de parler d’amour. Je rédigeais, ici et là, des poèmes pour les filles dont j’étais amoureux. Je dois avouer qu’ils n’ont jamais vraiment eu le succès escompté. Peut-être surestimais-je la rime « Belle-Gazelle » qui était, à l’époque, mon plus grand classique…

Félix RADU sur son site personnel FELIXRADU.COM

J’accuse le temps d’excès de vitesse,
J’accuse la mort de faux et d’usage de faux,
J’accuse le silence de refus de coopérer,
J’accuse les départs d’abandons,
Et les chagrins de coups et blessures.
J’accuse l’amour et les séparations d’associations de malfaiteurs
Et l’habitude de violence conjugale
J’accuse la poésie de ne pas exister
Et la beauté pour ses absences répétées
J’accuse les sourires de vol à mains armés,
Et les yeux de voyeurisme pervers
J’accuse mon coeur de tapage nocturne
Et la mélancolie pour harcèlement.
J’accuse mon ombre d’atteinte à la vie privée.
J’accuse la tendresse de ne pas figurer dans la loi
J’accuse la bêtise pour injure envers l’humanité,
J’accuse la haine et la colère !
J’accuse l’univers pour non assistance à personne en danger
J’accuse mes parents pour homicide involontaire
Et plaide coupable pour les enfants qu’un jour j’aurai.
J’accuse la curiosité de détournement de mineur
J’accuse les religions pour outrage à l’absurde
J’accuse l’ivresse de pots de vin
Et la mémoire de trahison.
J’accuse l’histoire d’aujourd’hui pour plagiat sur celle d’hier,
J’accuse l’esprit pour évasion répétée,
Et l’art pour l’y aider.
J’accuse les hommes d’incohérence
Les larmes de tentative de noyade
Et la solitude d’isolement forcé

J’accuse la peur d’enlèvement
Et l’espoir pour cumul des fonctions.
J’accuse la révolte de ne pas aller voter
J’accuse les traditions de despotisme éperdu
J’accuse les poètes de mourir
Et leurs écrits d’être restés.

En portant ces accusations, j’ignore si je me mets sous le coup de l’opinion public. Et c’est involontairement que je m’y expose. Quant aux choses que j’accuse, je les connais très bien, je les ai des déjà vues, et ai pour elles la plus haute des rancunes et des haines. L’acte que j’accomplis ici n’est pas bien révolutionnaire, et n’empêchera pas le monde de tourner tel qu’il est. Mais, je rejoins cependant Zola sur ce point et c’est sur ces mots que je terminerai : Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en commentaires, et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends.

Félix Radu (juillet 2020)


S’esbaudir encore (avec émotion souvent)…

REGGIANI : Le temps qui reste (2002)

Temps de lecture : 2 minutes >
Serge REGGIANI en 1974 © Getty Images

Combien de temps…
Combien de temps encore
Des années, des jours, des heures, combien ?
Quand j’y pense mon cœur bat si fort…
Mon pays c’est la vie.
Combien de temps…
Combien…

Je l’aime tant, le temps qui reste…
Je veux rire, courir, parler, pleurer,
Et voir, et croire
Et boire, danser,
Crier, manger, nager, bondir, désobéir.
J’ai pas fini, j’ai pas fini,
Voler, chanter, partir, repartir
Souffrir, aimer
Je l’aime tant le temps qui reste.

Je ne sais plus où je suis né, ni quand
Je sais qu’il n’y a pas longtemps…
Et que mon pays c’est la vie
Je sais aussi que mon père disait :
Le temps c’est comme ton pain…
Gardes-en pour demain…

J’ai encore du pain,
J’ai encore du temps, mais combien ?
Je veux jouer encore…
Je veux rire des montagnes de rires,
Je veux pleurer des torrents de larmes,
Je veux boire des bateaux entiers de vin
De Bordeaux et d’Italie
Et danser, crier, voler, nager dans tous les océans
J’ai pas fini, j’ai pas fini,
Je veux chanter
Je veux parler jusqu’à la fin de ma voix…
Je l’aime tant le temps qui reste…

Combien de temps…
Combien de temps encore ?
Des années, des jours, des heures, combien ?
Je veux des histoires, des voyages…
J’ai tant de gens à voir, tant d’images..
Des enfants, des femmes, des grands hommes,
Des petits hommes, des marrants, des tristes,
Des très intelligents et des cons,
C’est drôle, les cons, ça repose,
C’est comme le feuillage au milieu des roses…

Combien de temps…
Combien de temps encore ?
Des années, des jours, des heures, combien ?
Je m’en fous, mon amour…
Quand l’orchestre s’arrêtera, je danserai encore…
Quand les avions ne voleront plus, je volerai tout seul…
Quand le temps s’arrêtera..
Je t’aimerai encore,
Je ne sais pas où, je ne sais pas comment…
Mais je t’aimerai encore…
D’accord ?

La même, chantée par un Serge REGGIANI vieillissant (paroles : Jean-Loup DABADIE ; musique : Alain GORAGUER) :


Plus d’arts de la scène…

TEICHER, Yves (1962-2022)

Temps de lecture : 7 minutes >

Yves TEICHER est né à Liège, le 21 mars 1962. Il débute ses études musicales à l’âge de 7 ans au Conservatoire Royal de Liège. En 1976, il obtient un premier prix de solfège. En 1978-79, un premier prix de violon. Il poursuit par le diplôme supérieur et obtient un premier prix de musique de chambre en 1981. De 1981 à 1983, il suit les cours privés d’Ivry Gitlis.

Après une période de remise en question, de retraite et de réflexion sur la pédagogie violonistique, de lecture des œuvres de Nietzsche, Rimbaud…, il rejoint le monde et la musique de la rue à Bruxelles, Paris et dans le sud de la France. Il rencontre Chorda Trio, retrouve à travers eux l’amour et l’ambiance du jazz de Django Reinhardt et Stéphane Grappelli et ses souvenirs d’enfance quand il jouait dès l’âge de 9 ans, un peu partout en Province de Liège, avec son frère, le guitariste Stéphane Martini

La folie douce de la musique tsigane, la virtuosité ébouriffante du soliste classique, l’imagination débordante du jazzman, l’expérience de la route et du voyage, une passion immodérée pour toutes les musiques et un cœur gros comme ça ! Yves Teicher, c’est tout cela à la fois et bien plus encore : une invitation à naviguer par-delà les étiquettes et à balayer, d’un coup d’archet, les frontières absurdes qui réduisent notre plaisir à une mosaïque schizoïde.

J.P. Schroeder (2002)


avec Ivry Gitlis…

[MEDIAPART.FR, 9 novembre 2012] Que dire d’autre que ce que raconte si bien Jean-Claude LEROY, dans son article (ici, sans pub) : Yves Teicher, violoniste mongol, ou l’art de rendre heureux” (avec extraits musicaux en ligne) ?

 

Si je devais définir le Style, je dirais que c’est une manière d’être insaisissable, et que c’en est aussi une d’être présent au monde. Le Style me déporte vers une sorte d’inhumanité qui peut m’irradier, en même temps qu’il m’installe dans une humanité dont il a besoin, ne serait-ce que parce qu’il ne se forge jamais mieux contre elle qu’en elle. Le Style est ce comportement humain qui transfigure l’horreur ensevelie en valeur de contemplation. Tout Style est Style d’alchimie.

Marcel Moreau, La Pensée mongole (1972)

“Un soir, selon son rêve de Mongolie et d’oubli de soi, Yves Teicher a composé une mélodie mongole. D’où mon idée facile de rendre mongol le temps d’un titre ce baladin sans frontières ayant grandi à Liège dans l’aura d’un père professeur de français d’origine roumaine, épris de musique romantique, de pataphysique et de révolution, près d’une mère d’origine italienne amie des peintres, poètes, musiciens, autant de bohèmes talentueux parmi lesquels Bobby Jaspar et René Thomas, deux grands noms de l’histoire du jazz européen. Élève violoniste docile évoluant sous le joug d’une diablerie fantasque retenue, il se réveille adolescent révolté, rencontre Ivry Gitlis dont il suit les cours, travaille solitairement, nourri d’une sauvage volonté de trouver la voie. Une voie d’essence poétique, Rimbaud étant son maître autant que Parker, qu’il trouvera peu à peu, au débouché d’une virtuosité délivrée par le sentiment.
En 1986, il rencontre des musiciens adeptes du swing et du répertoire manouche, le groupe Chorda-Trio, fait route avec eux et enflamme bientôt les salles de concert de l’ouest de la France et d’ailleurs. Sa fougue, son feeling inné font mouche. Le public est embarqué à chaque fois, notamment par les musiques de Django Reinhardt redevenues depuis à la mode et par les longues improvisations du soliste fou, lançant son violon dans des délires joyeusement acrobatique.

En 1993, Bruno Montsaingon l’entend et aussitôt l’engage, sous la direction du chef d’orchestre Gennady Rozhdestvensky, il sera soliste à l’occasion de la création mondiale de la première symphonie de Schnittke, à Rotterdam, événement retransmis à la TV nationale hollandaise.

Bientôt il fera équipe avec le contrebassiste américain Bob Drewly, un transfuge du hard rock californien passé par le free-jazz, qui a accompagné dans sa jeunesse le poète beat Bob Kaufman, a travaillé aussi bien avec Pierre Boulez qu’avec Mal Waldron ou Sony Murray. À eux deux ils inscriront quelques bien belles pages d’improvisations sans calcul et sans trop de traces, juste pour la magie de l’instant volé à la monotonie. Ayant assisté, médusé, à leur concert, lors du festival de Liège de 1994, un critique des plus blasés, Guy Thys, « surpris d’être tant surpris. Surpris, enfin surpris… » signera un éloge dithyrambique de ces énergumènes innocents dans le magazine Jazz in time. Quelques enregistrements, pour la plupart disparus, témoigneraient de ce duo miracle. Ce serait toujours ça ! Car pour ce qui est de gagner sa vie c’est une autre histoire. À un nomadisme formidable Yves Teicher oppose un réalisme par trop aléatoire. Tout avance cahin-caha au gré du pittoresque et du tempérament. Pas de stratégie, de relations intéressées, mais des rencontres intempestives, parfois étonnantes, souvent riches d’humanité, davantage en tout cas que d’espèces sonnantes et trébuchantes.

Yves Teicher, c’est aussi une voix, une gueule, un corps, et il interprète avec beaucoup d’expression des textes de Rimbaud dans des spectacles composites où se mêlent théâtre et musique. Le producteur de cinéma Alexandre Salkind assiste à un de ces spectacles, s’emballe pour les talents d’acteur du musicien, veut le faire tourner dans un rôle de violoniste et le reçoit à plusieurs reprises sur son yacht basé dans le port de Cannes. Cependant, suite au Christophe Colomb qu’il a produit, emberlificoté dans un procès avec Marlon Brando et Ridley Scott, il sombre dans une dépression où s’enfouissent tous ses projets. L’artiste liégeois en fera les frais.

L’épisode Schnittke et l’épisode Salkind marqueront la fin de possibles illusions. Il est sûr désormais que l’art et la carrière sont deux bêtes fort distinctes qui ne concourent pas toujours de front. Outre des rendez-vous prestigieux mais sans lendemain, Yves Teicher joue volontiers dans la rue, déroulant des sonates de Bach, des airs de Dutilleux ou de Sibelius et, ma foi, la caisse du violon posé à côté se remplit gentiment.

Le poète André Laude se prend d’amitié pour lui, Yves participe à des soirées parisiennes où Laude dit ses textes avec gravité. Quand le poète meurt, en 1995, Yves joue à son enterrement en compagnie de Steve Lacy. Steve Lacy, amateur de poésie, lui aussi, et avec qui Yves Teicher entretiendra de bons rapports, « le seul musicien de ce niveau avec qui cela a été possible. »

Alors qu’il fait à nouveau la manche place des Vosges, à Paris, le producteur Marc Krafchik tombe en arrêt devant lui. Il l’engage bientôt. Un disque grand public chez RCA-BMG est enregistré, comprenant des compositions et des reprises de standards de variété. La presse et les radios réagissent favorablement, toutefois un spectacle de lancement complètement loupé condamne le disque et la tournée en vue. Yves Teicher expérimente ainsi les fausses bonnes idées racoleuses d’un agent mal ajusté. Un gâchis.

En 1996, au Festival de Montreux, il joue en solo en première partie du concert Martial Solal-Didier Lockwood. Mille personnes dans la salle, enthousiastes. Solal et Lockwood n’ont pas un mot d’appréciation, sauf quand Solal voit de près l’instrument rudimentaire sur lequel Yves vient de jouer, et comment il est sonorisé, avec un simple micro-cravate. Interloqué, il demande : « C’est avec ça que vous obtenez un tel son ! » Lockwood, toujours équipé d’un attirail complexe, reste d’autant plus froid à l’égard de son collègue violoniste…

Du producteur Krafchik, notre facétieux violoniste avait obtenu en échange d’un disque commercial un autre enregistrement, plus personnel. C’est ainsi qu’avec le batteur Olivier Robin et le bassiste Sal la Roca, il enregistre un disque consacré à Charlie Parker, le maître de toujours. Douze plages aussi peu aguicheuses que possible, d’un son de cordes raclées à outrance, comme arraché à la gorge. Un manifeste musical à la fois austère et jubilatoire, où il semble revenir à une ère d’avant les studios high-tech et la pommade à oreille, à un temps de jazz spontané sorti du cru de l’âme. Ce joyau attendra de longues années avant d’être édité par Intégral Jazz France, mais il sortira enfin en 2005. Je gage que des mélomanes des temps futurs l’écouteront comme on écoute aujourd’hui les Suites pour violon de Jean-Sébastien Bach, avec le même sentiment de vie déclinée en ressource infinie.

Entre des enregistrements solo restés inédits où il donne sa musique la plus personnelle, et des concerts donnés avec son frère, le guitariste Stéphane Martini, spécialiste des musiques latines et afro-cubaines, Yves prépare un spectacle consacré à un autre de ses maîtres : Charles Trenet. Accompagné du pianiste Léon Humblet, il chante et joue avec force des airs peu connus du fou chantant, dispensant à nouveau joie et frissons. Il y a quelques mois il était l’invité surprise d’un festival Georges Brassens, à Vaison-la-Romaine, où il a quelque peu subjugué le public. Un des organisateurs publiera peu après un témoignage bouleversé de cette soirée unique.

J’en témoigne ici. J’ai vu maintes fois Yves Teicher sur scène, dans les cadres les plus divers, parfois fatigué ou malheureux mais toujours généreux à l’extrême et donnant à son public ce quelque chose qui s’appelle le bonheur.

Il n’y peut rien de tant pouvoir ainsi conférer à son art une telle violence émotionnelle, c’est son style, il se donne et aime donner, à se tordre de bonheur gagné sur les souffrances et le prix qu’il a fallu payer. Ce n’est pas un hasard si, en décembre 2011, alors qu’il jouait aux côtés de Biréli Lagrène, le public de Moscou lui a réservé un accueil si fraternel. Il a sûrement perçu en lui un cœur pur travaillé par de complexes interrogations, et la grande littérature russe, justement, nous a offert de tels personnages, mais Yves Teicher est parmi nous, fort de sa Mongolie intérieure, grande ouverte sur le monde profus et la solitude exaltée. Alors, rendons-lui l’hommage qu’on doit aux grands vivants, et disons-lui merci.”


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DICKENSCHEID, Michel (né en 1945)

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Michel DICKENSCHEID est né à Ougrée (Seraing), en 1945.  Né dans une famille éprise de musique classique, il se familiarise pourtant avec le jazz dès sa petite enfance, après avoir entendu par hasard Duke Ellington à la radio. Après quelques essais à la flûte et à la batterie, il découvre les “saxophonistes hurleurs” qui jouent derrière Louis Prima et, sous leur influence, adopte le saxophone-ténor ; il fait la connaissance de Raoul Faisant, qui devient son professeur en même temps que son “idole”. Tournant le dos à la musique yé-yé qui sévit alors, il devient un jazzman affirmé.

Au début des années 70, il monte une petite formation jouant essentiellement de la musique latine et qui tourne principalement en Hollande. Suspicieux à l’égard du be-bop et de ses avatars, Dickenscheid fréquente assez peu les jam-sessions liégeoises. Il participe pourtant avec Steve Houben et Guy Cabay aux répétitions qui donneront naissance au groupe Open Sky Unit (Pelzer) et il travaille quelques temps avec Charles Loos et Jean-Louis Rassinfosse.

Entretemps, il s’intéresse au délicat problème de la prise de son dans le processus musical. Décidé à mettre en pratique ses théories sur ce sujet, il ouvre un studio qui sera l’un des premiers à enregistrer à nouveau des jazzmen belges (Michel Herr, Saxo 1000, Mauve Traffic, etc.) ou résidant en Belgique (Lou Mc Connell, par exemple). Il joue à ce titre un rôle important dans la relance qui caractérise le jazz à cette époque.

Absorbé par ce travail, Dickenscheid délaisse quelque peu son instrument. Au début des années 80, il décide de remonter une petite formation tout à fait insolite pour l’époque, strictement acoustique (ténor, deux guitares, une contrebasse). Il s’y révélera comme le seul héritier de Raoul Faisant sur son terrain de prédilection : le jazz swing (Django Reinhardt, Coleman Hawkins, etc.). Pendant quelques années, il travaillera avec cet ensemble de manière régulière – ses lieux de concerts privilégiés étant le bistrot, la place publique ou la rue plutôt que la salle ou le club.

En 1988, Dickenscheid ralentit ses activités avant de dissoudre cet orchestre unique en son genre (et très populaire dans la région liégeoise). Il demeure néanmoins au cœur du monde musical à deux titres au moins. Tout d’abord, soucieux depuis des années de mettre au point une méthode d’apprentissage de la musique mieux adaptée au phénomène d’improvisation, il s’intègre au travail de la Cool Music School montée par les Jeunesses Musicales. Ensuite, toujours passionné par les problèmes acoustiques, il invente un système d’enregistrement des instruments à vent, qui, s’il laisse indifférents ses compatriotes, a tôt fait d’intéresser les grosses firmes d’instruments de musique ainsi que de nombreux musiciens, qu’ils viennent du jazz ou de la musique classique (Michel Portal, Alexandre Ouzounoff, etc.).

Jean-Paul  Schroeder


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VRANCKEN, Roger (1920-2004)

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Guitariste, né à Liège en 1920, il débute en amateur dans les orchestres de Gene Dersin (1937) et de Lucien Hirsch (1938-1939). Il se produit également au Cotton (Liège) dans la formation de Gus Deloof (1939). Puis, ayant décidé de faire de la musique son métier, il signe son premier contrat professionnel avec le Rector’s Club en mai 1940, contrat interrompu aussitôt par l’arrivée des troupes allemandes.

Au début de l’Occupation, Roger VRANCKEN travaille dans différents bars liégeois, notamment avec le pianiste Vicky Thunus. Il effectue ensuite un séjour au sein de l’orchestre de Jean Omer au Bœuf sur le Toit (Bruxelles) et enregistre ses premiers disques avec cet orchestre en 1941. La même année, alors qu’il commence à se faire une certaine réputation dans les milieux du jazz, il sera l’un des premiers guitaristes belges (avec Frank Engelen) à adopter la guitare électrique. De même, fasciné par Django Reinhardt et Eddie Lang, il fera partie de l’avant-garde qui, en Belgique, sortira la guitare du rôle de simple instrument d’accompagnement.

De retour à Liège, il travaille avec Gaston Houssa, Jean Paques, etc. et devient un des piliers du «noyau swing» qui s’est constitué autour du saxophoniste Raoul Faisant. Dans sa passion pour le jazz, il vit avec Faisant (au Mondial, à l’Observatoire, … ) les heures les plus intenses de sa carrière musicale. Il participe ainsi à l’initiation des jeunes Bobby Jaspar, Jacques Pelzer et surtout René Thomas, dont il est un des premiers – et seuls – professeurs. Sous son nom de guerre (Roger Hodge), Vrancken dirige à la même époque son propre quartette (Hodge-Franck Quartet). Il ralentit ses activités la dernière année de l’Occupation puis, à la Libération, il joue pour les troupes anglaises puis américaines, jusqu’en première ligne.

Il participe bientôt au groupe vocal Les Cherokees aux côtés de Bob Jacqmain, Yetti Lee et Luce Barcy, et enregistre avec cet ensemble en compagnie de l’orchestre d’Ernst Van’t Hoff. De retour à Liège, il travaille au Cotton dans une formation mixte jazz-tzigane. Il travaille encore à Anvers et à Charleroi pendant quelque temps puis décide d’arrêter le professionnalisme, ne se produisant plus que très épisodiquement (notamment avec Robert Grahame, dans le café qu’il reprend au cours des années 50).

En 1959, il décide de tenter un come-back à l’occasion du premier festival de Comblain-la-Tour (où il sera accompagné par les jeunes Jean Lerusse, Willy Donni, etc.). Ce sera pour retomber aussitôt après dans un anonymat dont il ne sortira plus, ne reprenant sa guitare que pour quelques répétitions, hélas sans suite, avec la petite formation swing de Michel Dickenscheid. Il décédera à Seraing, en 2004, à l’âge de 84 ans.

Jean-Pol Schroeder


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JEANNE, Robert (né en 1932)

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Robert Jeanne © Jean Schoubs

Robert Jeanne est né à Liège, en 1932. Musicien autodidacte, il découvre Charlie Parker à la fin des années 40 et se passionne pour le jazz, fréquente la Laiterie d’Embourg et, après y avoir assisté à quelques jams mémorables réunissant Jacques Pelzer, René Thomas et Bobby Jaspar, décide de devenir musicien. Il débute avec des orchestres amateurs locaux, notamment les Bop Lighters en 1952, entre en contact avec Thomas et Pelzer et, dès 1955, participe à plusieurs concerts en Belgique et en Allemagne en leur compagnie. Il découvre Stan Getz et Al Cohn qui deviendront ses principaux modèles.

A fin des années 50, il forme son propre ensemble (répertoire be-bop et cool), le New Jazz Quintet, avec Milou Struvay à la trompette. Réduit à un quartette (Robert Jeanne, Léo Flechet, Jean Lerusse, Félix Simtaine), ce groupe se maintiendra des années durant. Entretemps, Robert Jeanne participe à de nombreux festivals et tournois (Spa, Zurich, Comblain, Dunkerque, Vienne,… ). Il s’efface de 1962 à 1966 car il se lance dans la course automobile.

En 1966, il replonge de plus belle, avec son quartette mais aussi, assez régulièrement, en compagnie de René Thomas ou du trompettiste Richard Rousselet. De 1971 à 1973, il joue dans le groupe de Jack Van Poli, Cosa Nostra, avec notamment le trompettiste américain Charlie Green (prestation au Festival de Prague). En 1974, il est membre du Solis Laeus de Michel Herr. Il travaille aussi avec le pianiste flamand Koen de Bruyn (1976) et, en 1978, il se produit avec Jacques Pelzer dans la comédie musicale “No No Nanette”, au Centre lyrique de Wallonie.

Il s’intègre pendant un moment à l’Act Big Band de Félix Simtaine puis participe (1980) au groupe Saxo 1000, monté en hommage à René Thomas et Bobby Jaspar. En 1982, il forme un nouveau quartette avec Fléchet et des jeunes musiciens. En 1983, il enregistre son premier disque en tant que leader (“Second Live”) avec Léo Flechet, André Klénes et Stefan Kremer .

Peu à peu son quartet se modifie au gré du passage de musiciens tels que Pirly Zurstrassen, Erik Vermeulen, Sal La Rocca, José Bedeur, Frédéric Jacquemin. Nouveau disque en 1992, avec Mimi Verderame, Sal La Rocca (et Frédéric Jacquemin. En 1994, il entre dans le Chapuis Street Big Band et, en 1996, dans l’octet mis sur pied par Mimi Verderame, Jazz Addiction Band. En 1998, il participe au Festival de Jazz de Saint-Louis, au Sénégal, en quartet avec Mimi Verderame, Sal La Rocca et Ivan Paduart. Et, en 1999, une tournée au Nicaragua avec le même quartet. Musicien de jazz et architecte, il est l’exemple rare d’une double carrière, très riche, accomplie en professionnel exigeant.

d’après Jean-Pol SCHROEDER et IGLOORECORDS.BE 


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GRAHAME, Robert (1940-2018)

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Robert GRAHAME est né à Liège en 1940. Dès son enfance, il se met à l’harmonica, puis monte avec son frère un trio vocal. Il découvre le jazz, notamment en fréquentant la famille de René Thomas. Vers 1954, il se produit dans différentes formations de bal comme harmoniciste, puis comme bassiste. Lors de son premier engagement important, comme chanteur, dans l’orchestre de Fernand Lovinfosse, ce dernier lui apprend les premiers rudiments de guitare.

En 1958, il rencontre Jacques Pelzer et les “modernes” liégeois et devient vite un habitué des jam-sessions. Parallèlement, il travaille comme guitariste/chanteur dans l’orchestre de Pol Baud. Il joue dans différentes formations amateurs liégeoises et se produit à plusieurs reprises au Festival de Comblain, où il est remarqué par les critiques français (cité comme révélation dans Jazz Magazine).

Par l’intermédiaire de Jacques Pelzer, il fréquente bientôt les plus grands jazzmen (Lee Konitz, Chet Baker, Bill Evans, Stan Getz… ) et jamme en leur compagnie. En 1966, il monte un quartette avec le saxophoniste Eddie Busnello. Par la suite, il se partage entre le jazz et le “métier”, la variété, travaille comme musicien de studio et compose pour des chanteurs de variété. Il garde néanmoins un contact permanent avec le jazz à travers jams et petits concerts.

Pendant les années 80, il réapparaît plus régulièrement sur les scènes jazz, s’entourant soit de ses anciens compagnons (Bedeur, Liégeois, etc.) soit des musiciens de la jeune génération. Robert Grahame fut un des artisans de la relève du Festival de Comblain pour lequel il a assuré, chaque année, la programmation. Il décède en novembre 2018.

d’après Jean-Pol SCHROEDER


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HOUBEN, Steve (né en 1950)

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Steve Houben, avec le Rhoda Scott Quartet (2016) © Jean-Louis Piraux

Steve HOUBEN est né à Liège, le 19 mars 1950 dans une famille de musiciens (une mère pianiste classique, un père jazzman amateur et un cousin qui se trouve être un des géants du jazz belge, Jacques Pelzer). Houben commence par tapoter sur le piano de la maison, puis se met à l’étude de la flûte traversière à l’âge de douze ans. Il chante aussi (son idole est alors Frank Sinatra !) dans un petit orchestre amateur. Bientôt, il découvre le jazz.

A l’âge où les adolescents de cette époque écoutent les groupes pop, Steve Houben se plonge dans l’univers de Chet Baker, Gerry Mulligan, Lee Konitz, Ray Charles. Il décide de faire plus ample connaissance avec son illustre cousin. C’est au Jazz Inn, à Liège, en 1966, qu’il entend pour la première fois le quartette Thomas-Pelzer. C’est le coup de foudre, tant pour la musique elle-même que pour ce milieu jazz qui le fascine d’emblée. Dès ce moment, il commence à fréquenter la maison du Thier-à-Liège où l’attendent les rencontres les plus colorées et les plus passionnantes. Pendant l’hiver 1968-1969, Steve Houben accompagnera son cousin à Paris, il y rencontre Archie Shepp, Ornette Coleman, Cal Massey, la crème des musiciens free américains.

C’est donc baigné de free-jazz (Pelzer lui-même donne dans la “New Thing” à cette époque) qu’il rentre à Liège. Et quand son cousin lui prête son saxophone en plastique (la grande mode à l’époque), c’est tout naturellement en jouant ce type de jazz éclaté qu’il va faire ses débuts au saxophone. li décide d’approfondir ses connaissances musicales et entre à cette époque au Conservatoire de Verviers où il décroche, quelques années plus tard, un premier prix de flûte et de musique de chambre.

Entretemps, lassé du free, il s’est remis à écouter les musiques les plus diverses, passant des nuits entières avec Guy Cabay à s’imprégner bien entendu de jazz mais aussi de musique technique, de musique classique, de soul music, etc. Il découvre également le jazz-rock de Weather Report. C’est du brassage de ces diverses influences que va naître le premier groupe important auquel va participer Houben : Open Sky Unit, qui démarre fin 1973. Autour de Steve Houben et de Jacques Pelzer, on trouve quatre musiciens de la jeune génération : Guy Cabay (vb), Janot Buchem (b), Micheline Pelzer (dm) et le pianiste américain Ron Wilson.

L’ère des jams est passée et Open Sky Unit est un groupe fixe, sérieux, qui prend le temps de mettre en place un répertoire de compositions originales (de Ron Wilson surtout). Le groupe – auquel se joint quelquefois le percussionniste Papa Oye Mc Kenzie – tiendra plus d’un an, une performance pour un orchestre jazz à cette époque. C’est avec O.S.U. que Steve Houben effectuera ses premières tournées (notamment en Tunisie) et enregistrera son premier disque. A la dissolution de l’orchestre, il monte avec Guy Cabay un nouveau groupe, orienté cette fois vers l’univers des standards : Merry-Go-Round.

A l’époque, Houben pense surtout à apprendre encore et encore. Le 31 décembre 1975, il s’envole vers les USA afin d’y suivre les cours du fameux Berklee College of Music, considéré alors comme le nec plus ultra de l’apprentissage du jazz. Boston sera pour lui l’occasion non seulement d’étudier (essentiellement l’arrangement et la composition) mais aussi de jammer, tous les soirs, en compagnie de dizaines de musiciens venus de tous les horizons. C’est avec quelques-uns d’entre eux qu’il monte le groupe Solstice, avec lequel il revient en Belgique en 1977. On y trouve trois musiciens belges : Michel Herr (p), Janot Buchem (b) et Steve Houben, et trois Américains : John Thomas (g), Eddie Davidson (dm) et Greg Badolato (ts, ss). Avec eux, Houben enregistre au studio Dickenscheid son premier album en tant que leader, invitant même Chet Baker en personne à se joindre au groupe pour un des morceaux.

Après une série de concerts en Belgique et en Hollande, Houben et Badolato repartent pour Boston. Nouvelles leçons (il aura notamment l’occasion d’étudier avec Michael Gibbs, Herb Pomeroy, Steve Grossman, etc.), nouvelles jams (notamment en compagnie du guitariste Mike Stem, encore inconnu à l’époque, et d’aînés comme George Coleman) et nouveau retour au bercail en 1978 avec un groupe constitué cette fois de 80 % d’Américains : il s’agit de Mauve Traffic où l’on retrouve Houben et Badolato entourés du bassiste Kermit Driscoll, du batteur Vinnie Johnson et de Bill Frisell, qui deviendra par ses idées nouvelles un des grands noms du jazz des années 80.

Mauve Traffic connaîtra un succès considérable, succès personnel aussi pour Steve Houben. Le groupe propose un jazz fortement coloré de funk, inspiré de la musique des Brecker Brothers, une musique pleine de punch et d’énergie qui va séduire toute une frange nouvelle du public, hostile au jazz jusque là. Le groupe se maintiendra pendant deux ans environ, avec quelques interruptions et quelques renforts : Michel Herr ou Denis Luxion, par exemple. Entretemps, en 1979, Houben a mis à profit son expérience des écoles de jazz américaines pour créer, avec Henri Pousseur, le Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège, une première en Belgique. Les premiers instructeurs du Séminaire seront d’ailleurs les musiciens de Mauve Traffic, Steve Houben se réservant les cours de saxophone et d’harmonie.

Steve Houben et Jean-Pierre Froidebise © Foyer culturel de Sprimont

Parallèlement à cette activité pédagogique, il entamera, après Mauve Traffic, une période free-lance qui va asseoir sa réputation, non seulement en Belgique mais à l’étranger. Il se produit simultanément dans une multitude d’orchestres belges : Saxo 1000, Act Big Band, Rousselet Quintet (tournée en Afrique), New Bop Friends, Lemon Air, Tenth Gate, etc. Hors de Belgique, il joue dans le Big Band de Peter Herboltzheimer, dans l’orchestre de l’U.E.R. dirigé, à Londres, par Kenny Wheeler, à Prague aux côtés du pianiste Emil Vicklicky, en Tunisie avec Safi Boutella, etc. C’est pendant cette période d’activité intense qu’il enregistre un superbe LP en compagnie de Chet Baker, et que, à l’autre bout du spectre, il pratique une musique plus expérimentale en duo avec Bill Frisell à Paris, ou avec Garett List à Liège et Bruxelles.

A l’occasion, il reforme l’un ou l’autre quartette éphémère à son nom mais il faut attendre 1983 pour le retrouver au centre d’un projet personnel d’envergure : Steve Houben+Strings apparaît d’ailleurs comme l’événement de cette année 1983. Ce vieux rêve de presque tous les solistes de jazz – se faire accompagner par un orchestre à cordes – Steve Houben le réalise avec, d’une part les pianistes/compositeurs Michel Herr et Dennis Luxion, le vibraphoniste Guy Cabay, le bassiste Michel Hatzigeorgiou et le batteur Mimi Verderame, et d’autre part, un ensemble de 14 violons et violoncelles dirigés par Georges Elie Octors. L’entreprise est couronnée de succès, et ce, auprès d’un public assez large, ce qui achève de faire de lui un des seuls musiciens de jazz belges dont le nom soit connu au-delà du cercle des aficionados.

Steve Houben © lesfestivalsdewallonie.be

Bientôt, il commence à travailler en duo avec le pianiste Charles Loos, produisant un jazz de chambre intimiste qui lui aussi séduira un large public. Houben fréquente également avec régularité les studios d’enregistrement, s’y affirmant tantôt comme un bopper averti (Houben/Herr meets Lundy/Washongton), comme un partisan de l’aventure musicale (B. Mottart : Weirdo’s Dance) ou comme un défenseur de l’esthétique européenne (Juvia de Diederick Wissels, Paolo Radoni, etc.). Il accompagne les chanteuses Maurane (Trio Houben/Loos/Maurane) et Viktor Laszlo puis, en 1986, il se lance dans un nouveau méga-projet : Cocodrilo concrétise son désir de se frotter aux synthétiseurs. Avec les claviéristes Olivier Truan (Suisse) et Diederick Wissels et de nouveau Hatzigeorgiou et Verderame, il met au point un répertoire soigné et policé, reposant sur une infrastructure électronique sophistiquée où l’improvisation n’a pour ainsi dire pas de place. Cocodrilo, qui avait tout pour plaire aux amateurs de fusion, n’eut cependant pas le succès escompté ; Houben doit annuler une tournée au Japon et il revient bientôt à une formule plus traditionnelle.

En 1987, il monte un des meilleurs groupes qu’il ait jamais eu jusque là : avec Diederick Wissels au piano (acoustique cette fois), Hein Van de Geyn (le prodigieux bassiste hollandais) et le jeune batteur Dré Pallemaerts, il produit une musique néo-bop de haut niveau. En tant que soliste, il est désormais un des seuls spécialistes européens de la flûte (avec Nicolas Stilo et quelques autres) et remarquable par un phrasé hérité de Parker via Cannonball Adderley, mais actualisé d’une façon européenne et déjà très personnelle. On le retrouve encore dans diverses combinaisons en compagnie du pianiste français Michel Graillier, puis aux côtés du trompettiste yougoslave Dusko Goykovich, du contrebassiste italien Ricardo Del Fra et du batteur américain Al Levitt, pour l’enregistrement d’un très bel album de standards encore inédit à ce jour. Fin 1988, après un engagement à Bangkok avec Jacques Pirotton, Sal La Rocca et le jeune batteur américain Rick Hollander, il est invité, signe de reconnaissance suprême, à se produire dans le big band de Gerry Mulligan.

d’après Jean-Pol SCHROEDER

“An American Songbook” © orcw.be

A l’occasion de l’année Adolphe Sax, en 1994, Steve Houben a enregistré “Steve Houben invite…” avec un septet comprenant 4 saxos. Il a également enregistré avec le Pirotton/Houben/Pougin Trio ainsi que d’autres groupes dont il est le leader. Il apparaît notamment aux côtés d’Ivan Paduart dans True Story.

En 2000, Steve Houben reçoit le “Django d’Or” du jazz belge. En février 2001, Toots Thielemans l’invite à ses côtés au Théâtre de la Monnaie, à l’occasion de sa “carte blanche”. En compagnie de Michel Herr, de la soprano Julie Mossay et de l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie, il crée le projet “An American Songbook”. Steve Houben est élu à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en mai 2010. En 2016, il reçoit le titre d’officier du Mérite wallon.

Steve Houben a également toujours manifesté un grand intérêt pour les musiques du monde. Avec Alain Pierre, il est notamment membre du groupe belgo-tunisien Anfass, avec lequel il a enregistré et joué de nombreux concerts en Europe et en Tunisie. Il a également formé, avec le percussionniste Didier Labarre, le groupe Cuban Breeze. Son travail avec le groupe Panta Rhei ou avec le compositeur brésilien Marito Correa sont d’autres exemples de son ouverture vers d’autres styles musicaux.

d’après JAZZINBELGIUM.BE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Jean-Louis Piraux ; Foyer culturel de Sprimont ; lesfestivalsdewallonie.be ; orcw.be | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

BAKARI : Mélodie (2019)

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© konbini.com
Il n’y a pas de fumée sans beuh…

“Né durant un été de l’année 1996 au Congo, de deux parents d’origine burundaise, Bakari est l’aîné d’une famille de deux enfants. Arrivé en Belgique à l’âge de 7 ans, il est tout de suite baigné dans la musique grâce à ses parents qui laissent tourner les CD de Bob Marley et Koffi Olomidé dans leur modeste appartement.

C’est à l’âge de 10 ans que Bakari tombe littéralement amoureux du rap en découvrant le morceau N°10 du rappeur Booba. Il joue alors le morceau à longueur de journée, plus tard, il devient fan d’artistes tels que 50 Cent, Nas, ou encore T.I. qu’il écoute en boucle.

J’ai tout écouté. Du rap, du blues, de la pop, du R’n’B, de la variété française et même du rock. Petit, j’ai été bercé par la rumba et autres musiques d’Afrique Centrale qui tournaient en boucle à la maison. J’ai découvert le rap un peu plus tard avec 50 Cent.

Il commence à gribouiller ses premiers textes à l’âge de 14 ans et rentre en studio un an plus tard sans jamais prendre la musique au sérieux. Ce n’est qu’en 2015, et bien des morceaux plus tard, qu’il commence à prendre la musique au sérieux, encouragé par ses amis d’enfance. Durant l’été 2014, il donne une performance assez énergique lors de la première partie du rappeur Gandhi (aujourd’hui G.A.N). C’est à la fin de cette scène qu’il eut la révélation et qu’il se dit pour la première fois que c’est ce qu’il veut faire de sa vie.

En 2016, le jeune artiste décide de former le duo Nü Pi avec le rappeur liégeois Obeeone. Cependant, après plusieurs morceaux en ligne ainsi que plusieurs scènes, Bakari ressent le besoin de retourner seul en studio et de retrouver la fougue qui le caractérisait et qui faisait qu’il était tant apprécié.

Tapi dans l’ombre et n’ayant d’autre compagnon que son inspiration et sa musicalité, il s’est ensuite isolé pour préparer son come-back à l’abri des regards.” [d’après MYCOURTCIRCUIT.BE]

En 2019, il sort Mélodie dont le clip officiel est réalisé par Adrien Döminique Cronet, qui avait déjà réalisé la vidéo de lancement de quatremille.be


Plus de scène…

RASSINFOSSE, Jean-Louis (né en 1952)

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Jean-Louis Rassinfosse © D.R.

Le jazz belge n’a jamais manqué de cuivres. Par contre, il fut un temps où, pour trouver une rythmique solide et efficace, il fallait souvent chercher en dehors de nos frontières. Jean-Louis Rassinfosse fut le premier représentant d’une nouvelle et prestigieuse génération de bassistes tous azimuts (du coup de pouce électrique de Michel Hatzigeorgiou ou Benoît Vanderstraeten au profond traditionalisme de Philippe Aerts, Hein Van de Geyn ou Sal La Rocca).

Né à Bruxelles en 1952, il commence à jouer de la guitare au début des années 60. Dès cette époque (où le yé-yé est roi), le jazz l’intrigue et l’intéresse. Il décide bientôt de passer de la guitare à un instrument qui le fascine: la contrebasse. Il s’associe d’abord à des “dixielanders” (André Knappen, Pol Closset…) puis rencontre Charles Loos et commence à travailler avec lui (1975), un jazz plus moderne.

Il devient un bassiste apprécié de visiteurs de marque comme Bill Coleman, Slide Hampton, Sal Nistico ou Carmel Jones. Il commence à voyager et, lors d’un engagement au Festival d’Antibes-Juan-Les-Pins, il travaille dans une espèce d’orchestre-maison chargé d’animer les jams post-festival. Il accompagne ainsi des musiciens comme Martial Solal ou Sam Rivers. C’est également à cette époque que Rassinfosse fait la rencontre, décisive, de Chet Baker dont il sera pendant plus de dix ans un des partenaires privilégiés. En 1976, il accompagne Chet lors d’une tournée en Italie et en Sicile : il goûte pour la première fois aux charmes (et à la profondeur) du jazz intimiste que dégage le trio sans batterie du trompettiste. Chet Baker apprécie le travail de Rassinfosse et plusieurs albums scelleront leur collaboration.

De retour en Belgique, Jean-Louis Rassinfosse devient un des bassistes les plus actifs de la scène belge, avec Roger Vanhaverbeke et Freddie Deronde. Il travaille avec Sadi, Etienne Verschueren, Jacques Pelzer, Philip Catherine, Michel Herr, Richard Rousselet, Bruno Castellucci, etc. A l’occasion, il accompagne – souvent avec Félix Simtaine – des musiciens comme Chet Baker, Tete Montoliu, Pepper Adams, Kay Winding, etc. Après avoir enregistré avec Chet Baker un premier disque (“Two A Day”), il le suit à nouveau en tournée (1979).

Parmi les autres participants à ce périple européen, qui durera plus d’un an, figurent le pianiste Horace Parlan et le guitariste Doug Raney. Ce voyage assied la réputation de Rassinfosse qui, à son retour, devient omniprésent sur la scène belge, jouant et enregistrant dans les orchestres les plus marquants de l’époque (Act Big Band, Saxo 1000, Loos-Badolato Quintet) ainsi qu’aux côtés de Paolo Radoni, John Ruocco, Richard Rousselet, Steve Houben, Dennis Luxion, Jack van Poil, Toots Thielemans, etc.

Jean-Louis Rassinfosse © Saskia Vanderstichele

Il fait également ses débuts dans l’enseignement, au sein du fameux “Séminaire de Jazz” du Conservatoire de Liège et il participe aux activités des “Lundis d’Hortense” dont il est un des membres fondateurs. En 1983, il forme un trio à son nom avec Dennis Luxion et Fabien Degryse et entame une longue série de concerts en Europe avec Chet Baker et Philip Catherine d’une part, avec Philip Catherine et Aldo Romano d’autre part.

Il se produit aussi au Zaïre (aujourd’hui RDC) avec Rousselet et Herr (1984 et 1986), au Festival de jazz de Singapour ( 1985) et participe à la tournée européenne de Philly Joe Joncs et Clifford Jordan. Il joue en Espagne avec Deborah Brown (1987), au Zaïre et au Bénin avec Charles Loos, tandis qu’en Belgique, il continue à accompagner en free-lance les musiciens de passage (Barney Wilen, Michel Petrucciani, George Coleman, Joe Lovano, Bob Mover, Sal Nistico, etc.) comme les Belges (Jacques Pelzer, Jean Linsman mais aussi les jeunes Pierre Bernard, Phil Abraham, Dré Pallemaerts, Diedrick Wissels, etc).

Il s’associe au vibraphoniste américain Dave Pike et au pianiste Klaus Ignatzek avec lequel il accompagne Joe Henderson. Entretemps, après l’expérience du “Séminaire”, il poursuit son activité pédagogique lors de différents stages d’été (Dworp, Floreffe, etc.) ainsi qu’au Conservatoire de Bruxelles.

La notice biographique d’un bassiste ou d’un batteur se réduit le plus souvent à l’énoncé, quelque peu fastidieux,  des musiciens qu’ils 0nt accompagnés. Jean Louis Rassinfosse mérite mieux que ce catalogue : musicien lucide et intelligent, il est non seulement un des grands solistes des années 70-80, profondément ancré dans la tradition, mais ouvert aux nouvelles émergences du jazz, comme en témoigne son travail dans un trio avec Eric Legnini et Stephane Galland.

Il reste aussi un amoureux du jazz, soucieux de sa diffusion, un grand “écouteur” (capable aujourd’hui encore d’apprécier Jimmy Blanton comme Scott La Faro, Red Mitchell, Niels Pedersen ou John Patitucci) et un musicien conscient des dimensions humaines du jazz : “(…) Ce qui me paraît important, c’est le sens «démocratique» du jazz (…), une des seules musiques de ce monde, qui approche la démocratie : les individus sont importants mais aussi le groupe qui est plus que la somme des individus. Chacun a un temps de parole, chacun a le droit d’être écouté par les autres. (…). Dans le jazz, chaque instrument a sa liberté dans la contrainte, a la liberté de ses moyens, et la contrainte est la même pour tout le monde…” (extrait d’une interview publiée dans le Jazz in Time n° 5, en 1989).

d’après Jean-Pol SCHROEDER

Il fait actuellement partie de différents groupes dont le trio L’Âme des poètes, le duo avec le pianiste classique Jean-Philippe Collard-Neven, le quintette de Bart Quartier, l’European Swing trio, le trio avec John Ruocco et Félix Simtaine, le trio de Claudio Roditi avec le pianiste allemand Klaus Ignatzek, Jordi Rossy, Gustavo Bergalli, et la regrettée chanteuse roumaine Anca Parghel. Il a enregistré sous son nom l’album “Crossworlds” qui réunit ses deux groupes phares : L’Âme des poètes et le quintette de Klaus Ignatzek. D’autre part, ses talents d’humoriste sont mis en valeur dans un spectacle parodique, “Le Reliquaire des Braves”, et dans sa collaboration à l’écriture des deux derniers spectacles de la “Framboise Frivole“.

[source : JAZZINBELGIUM.BE]


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More Jazz…

LALLEMAND, Pol Sadi dit SADI (1927-2009)

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Sadi © J.Knaepen

Sadi est né à Andenne le 23 octobre 1927. Chanteur, bongoïste, showman, arrangeur-compositeur, «Fats» Sadi Lallemand, alias Sadi, fut surtout le premier Européen à s’imposer comme vibraphoniste. Il fait partie de cette poignée de musiciens belges connus dans le monde entier. Sadi affronte le public dès l’âge de neuf ans : avec l’aide de son père, il a mis au point un numéro de music-hall dans lequel il joue du xylophone. C’est vers 1938 qu’il découvre le jazz, à travers les disques de Louis Armstrong. Enthousiasmé, il essaie d’adapter les phrases d’Armstrong à son instrument, mais il comprend rapidement que, s’il veut arriver à un résultat valable, il lui faut faire l’acquisition d’un vibraphone.

Entretemps, il a découvert les enregistrements de Lionel Hampton auquel il va s’identifier pendant quelques années. C’est ainsi qu’en 1941, à l’âge de quatorze ans, Sadi est un des premiers musiciens belges, sinon le premier, à adopter le vibraphone comme instrument principal. Pendant l’Occupation, il s’applique à domestiquer son instrument, en parfait autodidacte, tout en continuant à collectionner les 78 tours de Hampton. De sorte que, à la Libération, c’est un musicien d’un niveau plus qu’honorable qui fait son apparition dans le monde du jazz belge. Devenu professionnel, il joue pour les Américains ; il a monté son propre combo, le Sadi ‘s Hot Five dans lequel il engage bientôt un jeune pianiste, Jean Fanis, qui sera, bien des années plus tard, un de ses fidèles compagnons de route.

Il part ensuite pour Bruxelles où il retrouve Raoul Faisant. Celui-ci l’avait entendu jouer du xylophone quelques années auparavant et lui avait dit qu’il l’engagerait dès qu’il saurait jouer du vibraphone ! Sadi habite quelques mois chez les Faisant (qui hébergent également René Thomas) et il parfait son éducation musicale au contact de celui qu’il appellera toujours “Le Père”. A cette époque, Sadi, qui travaille aussi avec le pianiste Vicky Thunus, est déjà un musicien coté et le périodique “Jazz” parle de lui dès 1945 comme du “Hampton belge”. En 1946, il suit Faisant à Liège et joue avec lui ; en même temps, il se mêle de plus en plus à une bande d’étudiants fous de jazz (Jacques Pelzer, Bobby Jaspar,… ) en train de devenir la coqueluche de la ville.

Sadi est bientôt membre à part entière des Bob-Shots, jouant du vibraphone (mais aussi du piano de temps à autre) sans négliger à l’occasion de chanter l’un ou l’autre thème, son plus grand plaisir étant de pasticher Louis Armstrong ou Fats Waller, comme en témoigne un acétate récemment redécouvert. Les membres des Bob-Shots étant encore étudiants pour la plupart, Sadi ne peut se contenter de ce seul orchestre et il travaille parallèlement avec Vicky Thunus, Gus Deloof, Raoul Faisant, René Thomas, etc. un peu partout en Belgique et aux alentours. Mais c’est au sein des Bob-Shots qu’il se sent vraiment chez lui ; c’est avec eux qu’il reçoit, en 1947, le choc du be-bop !

Stupéfaction, sur certains des disques de Parker et de Gillespie, on entend un vibraphoniste et quel vibraphoniste ! Milt Jackson séduit presque immédiatement Sadi. Comme Pelzer s’attaque à la tâche épuisante (mais passionnante !) de comprendre et de reproduire les chorus du Bird, Sadi suit à la trace la moindre idée de Milt Jackson, partageant avec ses compagnons le mérite d’avoir été un des premiers Européens à oser s’attaquer au bop : c’est la période de l’Océan (club où se produisaient les Bob-Shots version bop). Hélas, l’ère des Bob-Shots touche à sa fin, et la musique qu’ils jouent désormais ne plait pas à tout le monde, c’est le moins qu’on puisse dire.

En 1949, Sadi se produira encore en leur compagnie (avec Franey Boland au piano) au Festival de Paris, au même programme que Charlie Parker et Miles Davis, et il enregistre quelques 78 tours qui permettent de se faire une idée de la richesse et de la fluidité auxquelles était parvenu son jeu dès avant 1950. Mais, en réalité, les Bob-Shots n’existent déjà plus en tant qu’orchestre régulier. Sadi joue surtout en Allemagne, avec Thunus notamment, une musique qui n’a plus grand chose à voir avec le jazz et moins encore avec le bop. L’éphémère popularité du jazz, suite à la Libération, n’est déjà plus qu’un souvenir.

En 1951, Sadi part pour Paris, espérant pouvoir s’y consacrer au jazz, comme Bobby Jaspar et Benoît Quersin quelque temps auparavant. Ses débuts dans la capitale française seront plutôt difficiles : le vibraphone n’est pas le genre d’instrument qu’on transbahute sans problèmes d’une jam à l’autre, là où se font et se défont les amitiés et les contrats. Sadi se retrouve isolé et sans travail. Il finit par trouver un engagement dans un orchestre “typique”, mais pour y jouer des bongos. Il a néanmoins un pied dans l’étrier et, en 1952, il entre dans la formation d’Henri Renaud au Boeuf sur le Toit, cette fois comme vibraphoniste.

Petit à petit, il s’intègre au milieu du jazz parisien et, en avril 1953, il est appelé par Django Reinhardt pour une séance d’enregistrement (qui sera en fait la dernière du grand guitariste, mort quelques semaines plus tard). La même année, il travaille au fameux Ringside, lieu de passage des grands jazzmen U.S. Puis il part pour Monte-Carlo avec Jack Dieval ; il y retrouve Bobby Jaspar, revenu en France depuis peu, et il le rejoint dans l’orchestre d’Aimé Barelli pour une longue tournée des villes françaises. C’est le départ d’une période faste. La réputation de Sadi est désormais bien établie : il est le meilleur vibraphoniste européen! Son nom apparaît dans presque tous les numéros de Jazz Hot et il se retrouve premier dans les référendums, catégorie “autres instruments”.

Sadi

Pendant deux ou trois ans, il est de tous les coups, de tous les enregistrements, jouant aux côtés de Martial Solal, Kenny Clarke, Don Byas, Bobby Jaspar, Christian Chevalier, Stéphane Grapelli. Il travaille également dans la formation-laboratoire d’André Hodair et chante dans les Blue Stars, le groupe vocal de Blossom Vearie. En 1955, il monte pour la Rose Rouge un big band hors du commun (avec entre autres Jaspar, JeanLouis Chautemps, Jay Cameron, Roger Guérin) ; big band qui, chose rarissime en Europe, se produit tous les soirs. Cette nouvelle expérience révèle à ceux qui l’ignoraient encore ses qualités de compositeur et d’arrangeur. Sa réputation s’étend désormais jusqu’aux Etats-Unis où son disque obtient quatre étoiles dans la revue Metronome et est publié sous le label Blue Note ; il est classé dans le poll de Down beat.

A la fin des années 50, il joue et enregistre quelques très belles plages avec Lucky Thompson à Cologne et il revient en Belgique, en 1959, pour le premier Festival de Comblain-La-Tour. Mais, de nouveau, les temps changent : Paris voit sa grande époque jazz se terminer peu à peu et le jazz en général se prépare à la chute libre. De plus en plus, les jazzmen doivent se “reconvertir”, dans la variété surtout. En 1961, Sadi quitte Paris et revient à Bruxelles où, peu de temps après, il entre dans l’orchestre d’Henri Segers à la RTB ; il y restera jusqu’à sa dissolution en 1965.

Entretemps, Sadi a renoué avec ses anciens compagnons et a monté un quartette à son nom, avec Jean Fanis, Roger Van Haverbeke et Vivi Mardens ou Al Jones à la batterie. Encore très présent dans les studios d’enregistrement, il grave quelques plages avec un European All Stars (Solal, Mangelsdorff, Goykovich,…), avec Don Byas et en dirigeant également plusieurs séances à son nom. En 1965, il retrouve le temps d’un concert son vieil ami Raoul Faisant, tristement confiné lui aussi dans la variété. Dès 1965, Sadi envisage de monter un show à l’américaine ; ce n’est qu’en 1969 que la RTB diffusera le premier “Sadi Show”. De 1969 à 1974, quatre shows seulement seront montés et Sadi abandonne la partie.

Toujours aux frontières de la variété, il est engagé par Caterina Valente pour une tournée mondiale (Amérique, Afrique, Japon, Russie). Entretemps, il est passé de la RTB à la BRT, dans l’orchestre dirigé par Etienne Verschueren. Il y restera de nombreuses années, participant aux tournées des solistes de l’orchestre. Parallèlement, il garde toujours un quartette qui grave quelques beaux disques. Sur l’un d’eux figure une composition de Sadi qui sera utilisée par Claude Nougaro pour sa chanson “Maîtresse”.

Mais, de plus en plus, la lassitude s’empare de lui. Découragé par le peu d’intérêt que suscite la musique pour laquelle il s’est battu toute sa vie, déçu de la manière dont les pouvoirs publics et les médias négligent le jazz, ébranlé par la mort de son épouse, il se retire tout doucement de la scène, limitant ses apparitions au strict minimum. Lorsqu’il reçoit le questionnaire initial envoyé aux musiciens en préparation de ce dictionnaire, à la question “Quels sont vos projets ? “, il répond amèrement : “Dormir. Cette époque ne me convient plus”. Triste conclusion d’une des trois ou quatre plus brillantes carrières de jazzmen belges.

Il reçoit un Django d’Or en 1996 et est élu “vibraphoniste européen de l’année” en 1998, à l’issue d’un référendum organisé par les radios de la RTBF et de la VRT. Mais il décide néanmoins, cette même année 1998, de ne plus se produire sur scène. Affaibli par la maladie d’Alzheimer, il meurt à l’hôpital de Huy d’une infection nosocomiale, le 20 février 2009.


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RADONI, Paolo (1949-2007)

Temps de lecture : 7 minutes >
Paolo Radoni © Igloo Records

Le jazz belge n’a jamais manqué de guitaristes de talent. Dans la génération née aux alentours de 1950, deux noms se détachent dans le monde des cordes : Philip Catherine et Paolo Radoni. Si le second est moins connu, il n’en reste pas moins un musicien d’une grande solidité et un personnage clé de la scène jazz belge : enseignant, animateur, compositeur et avant tout soliste, Paolo Radoni a également joué un rôle prépondérant dans l’expansion des “Lundis d’Hortense”.

Né à Montenotte, en Italie, en 1949, Paolo Radoni se passionne pour la musique dès son adolescence. Sensible aux divers environnements musicaux que lui proposent son Italie natale, puis la Belgique où ses parents s’installent alors qu’il n’est encore qu’un enf anant, il s’intéresse à différents genres (classique, folklore, variétés,… ) avec une prédilection pour l’univers sonore lié au rock, au jazz et à leurs satellites. A l’âge de 13 ans, il étudie la guitare en autodidacte et, lorsqu’il entre en contact avec d’autres musiciens et monte ses premiers groupes, c’est tout naturellement vers une musique mixte de jazz, de rock et de blues qu’il se dirige.

De 1968 à 1971, Paolo Radoni fait partie du mythique Here and Now, formation que l’on pourrait difficilement rattacher à une étiquette précise : il s’agit d’une espèce de blues-rock progressif assez corrosif produit par de futurs champions de la musique “parallèle” (Marc Hollander, Denis Van Hecke, Vincent Kenis, Daniel Denis) dont aucun, Radoni excepté, ne fera de carrière dans le jazz, mais qui se retrouveront aux premières places dans des formations expérimentales comme Aksak Maboul par exemple.

Après  Here and Now, nouveaux groupes, nouvelles légendes : Kleptomania (1971) puis Arkham (1972), avec Daniel Denis et Jean-Luc Manderlier. Si Kleptomania propose une musique plus franchement rock, la démarche d’Arkham se situe plutôt dans la lignée de groupes comme Soft Machine, ancrés aux frontières du Progressive Rock et du Jazz-Rock… Les phrases se rapprochent désormais d’un tempérament jazz que Radoni commence à ressentir de manière plus précise : de 1972 à 1974, il oriente d’ailleurs son étude de la guitare vers les notes bleues, cherchant à comprendre les mécanismes techniques et harmoniques par lesquels se libère la pulsion jazz, réalisant que ce n’est pas là une simple affaire de “mécanisme” précisément, mais que l’approche du jazz implique une vision de la musique radicalement autre.

L’heure de la relève n’a malheureusement pas encore sonné et, Paolo Radoni le découvre rapidement, le jazz ne paie pas ! Ayant depuis longtemps décidé de se consacrer entièrement à la musique, il se remet donc à travailler dans la variété, accompagnant la chanteuse Ann Christy et le chanteur jamaïcain James Lloyd. En même temps, il poursuit diverses expériences musicales (en 1977, il enregistre avec Aksak Maboul). C’est en 1978 que se situent ses débuts dans la sphère jazz proprement dite, alors en pleine réorganisation : il travaille bientôt avec Félix Simtaine, Jean-Louis Rassinfosse,… et découvre par la même occasion le milieu jazz bruxellois, puis européen.

Aux Pays-Bas, il forme un groupe avec le pianiste Nol Sicking ; en Suisse, il s’associe à la pianiste/chanteuse Christine Schaller, qu’il fera bientôt connaître au public belge. Le groupe s’appelle Travelers et il tiendra trois ans environ ; aux côtés de Radoni et de Schaller, on trouve le bassiste Pavel Pesta et le batteur Philippe Steahli. En 1978 est publié sous le label suisse KBL – au nom de Paolo – l’album “Vento”, enregistré en majeure partie à Genève, à l’exception de deux faces gravées aux studios Shiva à Bruxelles. Belgo-suisse, cet album l’est également par les musiciens qui s’y font entendre : le personnel de base est celui de Travelers, exception faite du bassiste qui est pour l’occasion Jean-Louis Rassinfosse.

Sur les deux titres enregistrés en Belgique, on trouve, outre le saxophoniste Maurice Magnoni, d’autres noms familiers : Freddie Deronde, Marc Hollander, Félix Simtaine. Au menu, rien que des compositions signées Paolo Radoni et un ensemble de couleurs explorant les divers territoires situés aux marges du jazz et du jazz-rock. La guitare de Radoni sonne tantôt comme celle des grands maîtres “classiques” de l’instrument (dans le superbe Travelers par exemple), tantôt comme celle des musiciens issus du rock (dans Vento). A plus d’un endroit, on perçoit bien plus que des prémisses du son et des climats à travers lesquels va s’exprimer Paolo dans le futur : lyrisme contenu, allusions aux musiques ethniques, mélodisme raffiné.

Paolo Radoni © Igloo Records

De mieux en mieux intégré au milieu du jazz belge, Radoni entre en 1979 dans l’ Act Big Band de Simtaine, all-stars permanent et mouvant de tout ce que la Belgique compte de jazzmen de talent. Le disque de Christine Schaller, “Real Life” enregistré en 1980 apparaît comme le lieu symbolique de la transition qui s’effectue alors dans la carrière de Radoni : en effet, une face présente la musique de Travelers (Schaller, Radoni, Pesta, Steahli) à travers deux compositions de la chanteuse et deux du guitariste, compositions qui tissent ensemble un univers sonore plus proche encore de la référence “jazz” que dans l’album précédent. Sur l’autre face, Christine Schaller et Paolo Radoni sont entourés de l’ Act Big Band au grand complet (dont c’est le premier enregistrement) : tous les futurs compagnons réguliers de Paolo sont là : Rousselet, Houben, Loos, Simtaine, Ruocco… Le ton d’ensemble (malgré la couleur qu’apporte évidemment l’Act) est surtout le ton Schaller/Radoni (ils sont d’ailleurs les deux seuls musiciens à apparaître sur les deux faces).

Dès cette époque, soucieux de développer sa propre musique, Radoni va diriger de plus en plus régulièrement ses propres formations. Un trio, tout d’abord, composé du batteur Ernst Bier et du bassiste Rüdi Schroder ; un trio qui tourne en Allemagne surtout (mais aussi en Belgique bien sûr), qui se produit au Festival de Montréal (1983) et qui nous a laissé un album, “Funny Ways”, enregistré en 1981. Parallèlement à ce travail suivi avec le trio et avec Act Big Band, Paolo Radoni joue dans d’autres contextes et a l’occasion de rencontrer quelques personnalités particulièrement marquantes de la scène internationale, avec lesquelles il va faire un bout de chemin.

Ainsi, en 1979, il effectue une tournée en Afrique avec le chanteur Joe Lee Wilson, travaille avec le bassiste sud-africain Johnny Dyani, avec le saxophoniste Robin Kenyatta, ainsi qu’avec le mythique trompettiste américain de l’ère free, Clifford Thomton. Un autre aspect de sa personnalité commence à se développer à cette époque : présent dès le début dans le projet des “Lundis d’Hortense”, il va s’y investir de manière intensive (jusqu’à en devenir président) et y animer de nombreux stages. Dans le même ordre d’idées, il travaillera aussi dans le cadre des Jeunesses Musicales, du Conservatoire de Bruxelles, sans délaisser pour autant sa création de soliste, de compositeur-arrangeur et de leader.

En 1983, nouvelle étape importante avec le groupe formé pour l’album “Hotel Love” (enregistré en 1982, quelques mois plus tôt). Ici encore, il s’agit d’un all-stars puisqu’aux côtés du guitariste, on peut entendre le trompettiste Richard Rousselet, les saxophonistes Steve Houben et John Ruocco, Charles Loos au piano et Jan de Haas à la batterie, la basse étant aux mains tantôt de Nicolas Fiszman, tantôt de Ricardo del Fra, alors établi en Belgique. A une exception près, toutes les compositions et tous les arrangements sont signés Radoni. Mais la musique est assez différente : plus “européenne” (comme plusieurs albums LDH d’ailleurs), plus ouverte aux différentes influences. Musique de fusion sous certains égards, marquant une prise de distance beaucoup plus nette par rapport au jazz “traditionnel”, bop et post-bop. Dans cette musique, la composition et l’arrangement ont un rôle tout à fait prépondérant et l’accent est mis davantage sur les climats que sur l’improvisation et l’expression individuelle.

Avec une formation dérivée du personnel d’Hotel Love, Radoni écume les festivals et les clubs de jazz pendant des mois. Un tournant ? Pas vraiment. Un embranchement nouveau plutôt, une nouvelle corde à l’arc de Radoni, qui, à d’autres occasions, pointera à nouveau son viseur sur un jazz plus énergique, moins esthétisant. La même année (1983), il enregistre un troisième album en compagnie de Christine Schaller (ici leader et chantant en français !) et de musiciens belgo-suisses. Puis, sans doute parce que son travail au sein des “Lundis d’Hortense” lui prend de plus en plus de temps, on commence à voir moins souvent le nom de Radoni aux affiches des concerts.

En réalité, à partir de 1984, il cherche à monter un nouveau trio qui soit vraiment le véhicule idéal pour ses idées musicales. Recherche concrétisée en 1986 : le nouveau trio se compose, outre du guitariste, de Jean-Louis Rassinfosse (b) et de Bruno Castellucci (dm). Les concerts reprennent et bientôt, Igloo publie un CD intitulé “Storie Vere” qui va recevoir un très bon accueil de la critique. Un CD qui témoigne d’une superbe maturité, acquise au fil d’expériences multiples et variées. On l’a vu, une maturité qui suffit à le classer aujourd’hui au nombre des incontournables du jazz belge.

Parmi les dernières réalisations de Paolo Radoni, on épinglera le travail effectué avec l’accordéoniste français Francis Varis, travail dont les manifestations live font souhaiter la parution future d’un disque scellant cette collaboration peu banale, un disque qui serait une pièce supplémentaire à verser au dossier de ce musicien original, soucieux de cohérence et de continuité autant que de novation et de recherche, tant dans sa propre trajectoire de musicien que dans la musique qu’il nous propose.

A propos de l’interprétation par Radoni du répertoire classique, Jean-Marie Hacquier écrivit un jour ces lignes qui nous serviront de conclusion : “Dans les bagages de (ses) mélodies, se glissent avec nostalgie quelques échos du jazz traditionnel. Mais à y regarder de plus près, le feeling du jour emporte le ton vers de nouvelles aventures. Car les improvisations (de Paolo Radoni) ont tant d’imagination en poche que les blues et les thèmes bop s’en étonnent encore…”. Personnalité riche et chaleureuse, Paolo Radoni s’est hélas éteint prématurément, en décembre 2007, à l’âge de 59 ans.

Discographie sélective
  • Radoni Paolo, “Vento”, 1978 K.B.L. 0778
  • Act Big Band, “Act Big Band”, 1981, LDH 1002
  • Radoni Paolo, “Funny Ways”, 1981 (02) LDH 1003
  • Radoni Paolo, “Hotel Love”, 1982 (oct) LDH 1005
  • Loos Charles, “Compositeurs Belges”, 1983 (07) IGLOO IGL 023
  • Schaller Christine, “Peter Zee Cat”, 1983 (novembre) Igloo IGL 084
  • Radoni Paolo, “Storie Vere”, 1988, Igloo IGL CD 057.

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ABRAHAM, Philippe alias Phil Abraham (né en 1962)

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Tromboniste et chanteur belge, Phil Abraham s’affirme comme un des meilleurs solistes au trombone. Il maîtrise les différentes formes du jazz grâce à son itinéraire naturel : ayant débuté par le dixieland, il apparaît ensuite (1986) comme un tenant du middle jazz; actuellement il s’exprime dans un style post-bop et touche parfois au style fusion. De plus, c’est un agréable vocaliste au timbre feutré et scat détendu.

Biographie

Cours de piano, de guitare et d’harmonie à l’Académie de La Louvière. A quinze ans, il est au piano dans divers orchestres amateurs, avant de s’initier au trombone. Il joue d’abord avec des musiciens et des groupes de jazz traditionnel : le Retro Jazz Group, Willi Donni, Albert Langue, Claude Luter, Herman Sandy, le Victoria Jazz Band, les Feetwarmers et le Brussels Big Band.

Il se tourne vers le jazz moderne en 1984 au contact de Jacques Pelzer, Jean-Louis Rassinfosse, Guy Cabay, Steve Houben et Richard Rousselet. Soliste à l’occasion dans l’Act Big Band et le BRT Big Band, il se consacre davantage au quartette qu’il fonde la même année avec Guy Raiff (g), Marc Rosière (b) et Luc Van Den Bosch (dm). Ce groupe se produit dans les clubs de jazz ainsi qu’aux festivals de Loppem et Villers-Sainte-Gertrude.

En 1986, il enregistre le premier album à son nom, “Phil Abraham quartet”; il y apparaît surtout comme un excellent interprète de middle-jazz. Pendant la saison 1987-1988, son quartette participe à la tournée des Jeunesses Musicales dans les écoles de Wallonie et de Bruxelles. Le Phil Abraham Quartet collectionne les distinctions : Prix du meilleur orchestre de jeunes au Brussel’s Jazz Rallye (mai 1988), premier prix au Concours international de jazz de Sorgues (juin 1988) ; en juillet 1988, il représente la Belgique au festival de I’U.E.R. à Montpellier, est sacré Meilleur orchestre belge au Concours international de Hoeilaart (septembre 1988) et reçoit un prix du meilleur soliste au concours de la Défense à Paris (Juin 1989). Il est aussi à l’affiche de nombreux festivals : au Belga Jazz Festival en première partie de Monty Alexander et Art Blakey, au festival de Sorgues en première partie de Lester Bowie, aux festivals de Milan (août 1989), Ostende, Comblain, Rossignol (Gaume Jazz Festival), Spa, Gouvy, Middelheim 1989, Radio France, Amiens et Paris (CIM).

En tant que soliste de studio, il enregistre avec Isabelle Antena, Robert Cordier, Jacques Hustin, etc. Phil Abraham s’affirme comme un des meilleurs solistes au trombone. Il maîtrise les différentes formes du jazz grâce à son itinéraire naturel : ayant débuté par le dixieland, il apparaît ensuite (1986) comme un tenant du middle jazz; actuellement il s’exprime dans un style post-bop et touche parfois au style fusion. De plus, c’est un agréable vocaliste au timbre feutré et scat détendu.

Phil Abraham a joué aux côtés de Michel PETRUCCIANI, Charles AZNAVOUR, Claude NOUGARO, Clark TERRY, Hal SINGER, Toots THIELEMANS, Klaus IGNATZEK, John SURMAN, Art FARMER, Michel HERR, Andy EMLER, Paolo FRESU, John ENGELS, Dusko GOYKOVICH, Benny BAILEY, Bart VAN LIER, Henri TEXIER, Klaus WEISS, Deborah BROWN, Maria SCHNEIDER, John LEWIS, Lou BENNETT, Claudio RODITI, William SHELLER, Didier LOCKWOOD, Dee Dee BRIDGEWATER, Michel LEGRAND, Lucky PETERSON, Mino CINELU…

Oeuvres
​Comme “Leader”
  • 1986 : Phil Abraham Quartet, Multimix (MM86001)
  • 1990 : At the Sugar Village (Aurophon, AU31604)
  • 1991 : Phil Abraham Quartet, Stapler (Igloo, IGL091)
  • 1997 : Phil Abraham Quartet, En public (Lyrae, LY9703007)
  • 1999 : Phil Abraham Trio, Fredaines (Lyrae, LY99020-C)
  • 2003 : Phil Abraham Quartet, Surprises (Lyrae, LY0311-C)
  • 2003 : Jazz Me Do (Lyrae, LY0313-C)
  • 2006 : Phil Abraham Quartet, From Jazz to Baroque, ou l’inverse ! (Mogno, J019)
  • 2006 : Phil Abraham Quartet, K.Fée Live (K.Fée)
  • 2007 : Jazz Me Do 2 (Alone Blue Records, @017)…
Participation aux enregistrements de…
  • ​1983-1984 : Albert Langue et ses Dixie Stompers (New FIy Records, NF125)
  • 1985 : Creole Memories Jazz Band (Eustachuis, EJ006)
  • 1986 : Robert Cordier Ensemble, Magic Moods in a Mellowtone (Igloo, IGL049)
  • 1989 : Guy Cabay Lemon Air (B. Sharp, 1006)…
Faits & dates
  • Tromboniste et chanteur belge
  • Formé à l’Académie de musique de La Louvière (BE)
  • Né à Mons (BE) en 1962
Voir aussi

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : ​transcription (droits cédés) et réécriture | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1991) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Patrick Thonart |  crédits illustrations :  philabraham.com Remerciements à Jean-Pol Schroeder


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ARNO : Trump et le Brexit, c’est la faute des coiffeurs  !

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Arno © Danny Willems

“Le Point : Ton album s’appelle Santeboutique, un mot qui signifie bordel. Le bordel est-il dans ta tête ou dans le monde ?

Arno : Les deux ! Santeboutique, c’est une vieille expression qu’on utilisait dans le nord de la France, sur la côte belge et à Bruxelles pour parler de bazar. C’est l’être humain d’où vient mon inspiration qui crée ce bazar. Et moi, je suis un être humain et fais des bêtises. La maison de disques voulait que je fasse un album en Amérique avec des musiciens américains. Mais j’habite en Europe et je me sens européen. J’ai même écrit Putain Putain, en 1983, en sortant du train à la gare du Nord, une chanson qui disait : “Putain, c’est vachement bien, nous sommes tous des Européens.” Ma musique est européenne et avec mes musiciens aussi, notamment John Parish (collaborateur notamment de PJ Harvey et de Eels, NDLR) qui est un anti-Brexit.

Le Brexit te rend-il triste ?

J’ai peur avec tout ce qui se passe dans le monde, que ce soit en Europe ou en Amérique, avec le Brexit et la montée de l’extrémisme. On vit une période très conservatrice et je ne sais pas dans quelle direction on va. Tout est en train de changer très vite. Est-ce que l’on revit les années 1930 ? En Belgique, récemment, à un festival de rock, il y avait des jeunes pour parler climat et des groupes d’extrême-droite venus avec des drapeaux qui ont attaqué ces jeunes.

J’ai ma petite idée sur d’où viennent les problèmes. Le Brexit et la montée des extrémistes, c’est la faute des coiffeurs ! Regarde la coiffure de Donald Trump et celle de Boris Johnson : ce sont les mêmes ! Aux Pays-Bas, il y a aussi le nationaliste Geert Wilders qui a une coiffure comme eux. Ce sont leurs coiffeurs qui font le bazar dans leurs têtes et foutent le bordel dans la géopolitique mondiale ! La coiffure de Trump, on dirait le cul d’un lapin rose.

Les coiffeurs nous mèneront-ils à l’extinction de l’humanité ?

Je suis un vieux spermatozoïde devenu pessimiste. Avant j’étais un gauchiste, un anarchiste. Pas un parachutiste ! (rires) Quand j’étais jeune, le rock était un truc contre le système, la façon dont on était habillé, dont on était coiffé… Il y avait des restaurants dans lesquels on ne pouvait pas entrer. En mai 1968, à Londres, j’avais rencontré une Française au pair qui m’a proposé d’aller à Paris. On se retrouve place de la République, il y avait plein de jeunes qui manifestaient, Cohn-Bendit, etc. et j’ai vu deux vieux sur la place. C’était Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Je n’oublierai jamais ce moment. Le soir, je visite les Champs-Élysées et je vois dans la brasserie Jean-Paul Sartre en train de boire du champagne. Je me suis dit : “Tiens, voilà un socialiste avec des trous dans ses poches !“.

Es-tu nostalgique de cette époque ?

Je n’aime pas être nostalgique, car cela me donne de la mélancolie. Mais je suis confronté à cela, j’ai des flash-back. J’ai vécu une vie formidable. Ma génération ne peut pas se plaindre : nous sommes les premiers à n’avoir vécu aucune guerre en Europe. Mon grand-père en a connu deux, mon père une. Mon père s’est réfugié en Angleterre et a fait son service militaire à la Royal Air Force. Ma grand-mère est née en 1901 et elle chantait dans les cinémas muets de Belgique. Moi, je suis né dans un taxi à Ostende, juste devant l’hôpital. Plus tard, à l’âge de 15 ans, je trouve un portefeuille et vais chez les flics pour le rendre. Le lendemain, on sonne à la porte. C’était le chauffeur de taxi qui m’a vu naître. Il a laissé 50 francs belges pour me remercier.

Est-il vrai que tu as cuisiné pour Marvin Gaye ?

Oui, j’ai cuisiné au début des années 1980 pour Marvin Gaye. J’étais cuisinier de formation, mais j’avais préféré faire de la musique. Marvin Gaye était venu habiter à Ostende, c’est là d’ailleurs qu’il a enregistré son dernier album. À l’époque, j’étais dans la merde, j’avais plus d’argent et un copain, Freddy Cousaert, m’a proposé de cuisiner pour Marvin. Aujourd’hui, je ne cuisine plus. De temps en temps, je fais une omelette…

Te sens-tu vieux ?

Je ne pense pas à l’âge. Hier est mort, je vis aujourd’hui et demain n’existe pas. Je vis le moment. Je ne pense pas en chiffres. Je ne sens pas mes 70 ans, j’ai encore toutes mes dents. Pour le moment… (rires)

Mais dans ta chanson « Ça chante », tu évoques quand même la « libido zéro ». Il semble loin le temps des « Filles du bord de mer »…

Oui. Mais tout le monde peut être confronté avec une libido zéro. Pour moi, cela marche encore. Le « zéro » est remplacé par « bio ». J’ai une libido bio ! Je sens encore la tour Eiffel en moi ! Mais bon, sinon, les érections cérébrales durent plus longtemps… Comme disait ma grand-mère à ses copines, les hommes quand ils jouissent, c’est comme des oiseaux : « tchip tchip, et c’est fini ». J’en ai fait une chanson.

Est-il plus dur d’être musicien qu’avant ?

Moi, j’ai vécu avec le cul dans le beurre. Dans les années 1970, l’argent n’était pas important pour nous, on partageait tout : les joints, les aliments du frigo… À l’époque, le magazine rock français Best avait organisé un concours au Golf-Drouot (temple du rock à Paris aujourd’hui fermé, NDLR). On a gagné le prix qui était un peu d’argent et un contrat avec une maison de disques. On a pris l’argent. Quand on est rentré en Belgique, on s’est rendu compte qu’on avait oublié le contrat en France… Dans le temps, on était content avec un sandwich et une bouteille de bière. Maintenant, les groupes demandent un bon traiteur et une bonne bouteille de vin. Mais bon, pour se cultiver, on doit se mouiller !

D’où vient ta passion pour le rock ?

J’ai découvert le rock avec Elvis Presley. J’avais 8 ans. J’étais chez un copain et ses deux sœurs teenagers, Dorothée et Raymonde, écoutaient One Night with You. J’étais en extase. J’ai été accro à partir de l’âge de 8 ans et pour le reste de ma vie. Et je suis encore accro au rock’n’roll : c’est une maîtresse qui ne m’a jamais trompé et grâce à laquelle je suis en vie.”

Pour lire l’interview d’Olivier UBERTALLI sur LEPOINT.FR (20 septembre 2019)…



Plus de scène…

ZURSTRASSEN, Pirly (né en 1958)

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Pirly Zurstrassen (PiWiZ Trio) © P.Zurstrassen

Né à Verviers en 1958, Pirly Zurstrassen débute le piano en autodidacte. Il parfait sa formation au Conservatoire de Liège en suivant les cours du Séminaire de Jazz et de la Classe d’Improvisation. En 1983, il crée son premier groupe, le PZ Quintet ; suivront “H” Septet, Les Visiteurs du Soir, Chromo Sonore, Musicazur

Il aime le travail interdisciplinaire ce qui l’amène à composer pour le théâtre, la danse, la télévision (“Quick et Flupke”). La musique l’a emmené dans différentes régions du monde et il a sorti une vingtaine d’enregistrements à son nom. Depuis quelques années l’accordéon a pris une place de plus en plus importante dans sa carrière de musicien. Son dernier projet, “le Chant des Artisans”, réunit “Tric Trac Trio” et le chroniqueur Paul Hermant. En outre, il enseigne le solfège jazz, l’harmonie pratique et la lecture dans la section jazz du Conservatoire Royal de Bruxelles.  [Lire plus sur CONSERVATOIRE.BE…]


De 1979 à 1981, Pirly Zurstrassen est élève du Séminaire de Jazz et de la Classe d’improvisation du Conservatoire de Liège (avec comme professeurs Karl Berger, Butch Morris, Garrett List, Steve Lacy). Parallèlement il forme son premier quartette (Debrulle, Danloy, Vaiana, Zurstrassen) et joue dans des formations occasionnelles. Il commence bientôt à jouer ses propres compositions, d’abord en trio avec J.-P. Danhier (tb, tu) et Pierre Vaiana (sax), puis en quintette (les mêmes avec Antoine Cirri (dms) et Michel Hatzigeorghiu (b) en plus) ou en sextette (avec en supplément le trompettiste Richard Rousselet).

En 1984, enregistrement d’un LP avec le quintette (Hein Van de Geyn et Jan de Haas remplaçant désormais Hatzigeorgiou et Cirri). En 1984 et 1986, travail intense pour la télévision : peu d’activités en tant que leader; néanmoins de nombreux concerts en «sideman» aux côtés de musiciens comme John Ruocco, Serge Lazarevitch, Steve Houben, Jacques Pelzer, etc.). En 1987, il monte avec les saxophonistes Steve Houben, Erwin Yann et Philippe Leblanc, le trombone J.-P. Danhier, le bassiste Benoît Vanderstraeten et le batteur Jan de Haas un nouveau septette, H dont la musique originale se situe dans le style du jazz européen moderne. Pirly Zurstrassen travaille comme arrangeur et compositeur, aussi bien pour des big bands (BRT, Act, Mimi Verderame) que pour des chanteurs de variété. Il compose régulièrement pour des films d’animation (Casterman et Studio Graphoui : Quick et Flupke, Nouba Nouba, etc.).

d’après Jean-Pol Schroeder

En savoir plus sur le site officiel de Pirly Zurstrassen :


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) et réécriture | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1991) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Pirly Zurstrassen | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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PAYES : Flor de lis (2016)

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Flor de Lis (Werneck & Werneck), extrait du CD Lua Amarela (2016), par le combo de Rita Payés & Joan Chamorro :

  • Rita Payés (vocal & trombone)
  • Joan Chamorro (contrebasse.)
  • Andrea Motis (vocal)
  • Ignasi Terraza (piano)
  • Josep Traver (guitare)
  • Esteve Pi (percussions)


Plus de musique…

DESBORDES-VALMORE : textes

Temps de lecture : 3 minutes >
Les séparés

N’écris pas, je suis triste et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés, sans toi, c’est l’amour sans flambeau.
J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre
Et frapper à mon cœur, c’est frapper au tombeau.

N’écris pas, n’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu, qu’à toi si je t’aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais.

N’écris pas, je te crains, j’ai peur de ma mémoire.
Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant.

N’écris pas ces deux mots que je n’ose plus lire.
Il semble que ta voix les répand sur mon cœur,
Que je les vois briller à travers ton sourire.
Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur.

N’écris pas, n’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu, qu’à toi si je t’aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais.

N’écris pas!

in Poésies inédites (posthume, 1860)

Le poème chanté par Paul-Alain Leclerc (dit Julien CLERC, né en 1947, FR) a été composé par Marceline DESBORDES-VALMORE (1786-1859), poétesse mélancolique dont le père, petit bourgeois ruiné par la révolution, était d’abord devenu cabaretier. La famille se retrouvant dans le besoin, sa mère, en 1801, décide de se rendre avec elle en Guadeloupe auprès d’un cousin riche à fin de commencer une nouvelle vie. Ce ne sera pas ainsi. La mère décède de fièvre jaune et Marceline orpheline retourne en métropole auprès de son père. Elle devient comédienne et se produit en France et en Belgique.

En 1808, elle rencontre le comédien et homme de lettres Henri de Latouche avec qui elle a une liaison passionnée. Cette liaison durera de façon intermittente pendant 30 ans. En 1817, elle se marie avec un comédien sans talent, Prosper Lanchantin, connu sous le nom de Valmore. La vie à ses côtés n’est pas facile. Le couple se déplace souvent et a très peu d’argent. Ils ont quatre enfants dont un seul survivra à Marceline. Les deuils et drames jalonnent sa vie. Pour cette raison elle fut  surnommée “Notre-Dame-des-Pleurs“.

Son premier recueil, Élégies et Romances est publié en 1819. Cet ensemble de poèmes la fait connaitre et apprécier dans le monde littéraire. Elle reçoit plusieurs prix académiques. Forte du succès rencontré, elle cesse son activité au théâtre pour se consacrer à l’écriture. Elle écrit non seulement des poèmes, mais aussi des nouvelles, des contes pour enfant et même un roman. Le roi lui octroie une pension. Autodidacte et travailleuse, elle a un tempérament romantique et mélancolique, exacerbé par les coups de la vie. Elle écrit des vers très modernes, originaux, spontanés, pleins de sensibilité et de musicalité. Ses contemporains, Hugo, Lamartine mais aussi Baudelaire, Verlaine, Rimbaud l’admirent. Elle meurt d’un cancer le 23 juillet 1859 à Paris. [source : POETICA.FR]

Les roses de Saadi

J’ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop pressés n’ont pu les contenir.

Les nœuds ont éclaté ; les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir.

La vague en a paru rouge et comme enflammée,
Ce soir, ma robe encore en est toute embaumée,
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

in Poésies inédites (posthume, 1860)

Le nid solitaire

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu’un libre oiseau te baigner dans l’espace.
Va voir ! et ne reviens qu’après avoir touché
Le rêve… mon beau rêve à la terre caché.

Moi, je veux du silence, il y va de ma vie ;
Et je m’enferme où rien, plus rien ne m’a suivie ;
Et de son nid étroit d’où nul sanglot ne sort,
J’entends courir le siècle à côté de mon sort.

Le siècle qui s’enfuit grondant devant nos portes,
Entraînant dans son cours, comme des algues mortes,
Les noms ensanglantés, les vœux, les vains serments,
Les bouquets purs, noués de noms doux et charmants.

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu’un libre oiseau te baigner dans l’espace.
Va voir ! et ne reviens qu’après avoir touché
Le rêve… mon beau rêve à la terre caché !

in Poésies inédites (posthume, 1860)


Aimer encore…

THOMAS, René (1926-1975)

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René Thomas  © Jo Verthe

René Thomas est né le 25 février 1926 à Liège. A l’âge de la maternelle, il joue de la batterie dans une sorte de café-concert de la région liégeoise, avec pour partenaire et imprésario son propre père. Quelle que soit la part de légende, cette anecdote a au moins le mérite de situer d’emblée Thomas dans le clan qui est le sien : celui des enfants de la balle (même si ses parents ne sont nullement des “artistes” au sens habituel du mot : son père s’occupera de longues années durant d’une fabrique de sacs en toile de jute).

Les débuts

Attiré très tôt par l’univers des cordes, il subtilise régulièrement la guitare d’un jeune Italien qui vient courtiser sa sœur aînée. De bon cœur, celui-ci lui apprendra quelques accords de base, ceux qui suffisent à accompagner une chansonnette. Thomas aurait pu en rester là mais, au cinéma de quartier où il se rend le dimanche après-midi, il dévore des yeux les “Broadway Melodies” américaines qui, très tôt, le sensibilisent à la musique swing et au jazz. Qui dit jazz et guitare dit immanquablement, à l’époque, Django Reinhardt. Et René Thomas entreprend le travail titanesque devant lequel reculent presque tous les guitaristes professionnels : reproduire d’oreille les chorus de Django ! Il fait alors la rencontre de deux guitaristes liégeois, Léon Lani et surtout Roger Vrancken, futur compagnon de Raoul Faisant et qui, à l’époque, joue dans l’orchestre de Gene Dersin. “After you’ve gone” et “Sweet Sue”, version Reinhardt, sont les premiers standards (les “saucissons” comme on les appelait alors) auxquels il se frotte.

Au début de la guerre, Lani s’engage pour un gala, dans le quartier dit de la Bonne Femme. C’est là qu’aux côtés de Lani et de la chanteuse Mary Drom, René Thomas donne sa première prestation publique. Au milieu d’un programme genre salade mixte – une pièce classique, une chanson, un air d’opérette, un fox-trot, etc. – il se lance dans un intermède de “jazz pur” qui fait tendre l’oreille à plus d’un spectateur. Il est à son affaire. Il sait que sa place est là plutôt que sur un banc d’école. N’ayant de toute manière qu’un intérêt très relatif pour les études, il décide de devenir musicien professionnel.

Il rencontre bientôt Maurice Simon, un autre enfant prodige, pianiste celui-là, qui joue d’oreille comme lui, avec un sens déjà aigu de l’improvisation. Les deux gavroches mettent quelques morceaux au point et quand Raoul Faisant, alors en passe de devenir LE musicien swing liégeois, les entend, il leur propose aussitôt un engagement à l’Observatoire, un des deux principaux laboratoires du jazz à Liège sous l’occupation. Nous sommes en 1942, René Thomas a quinze ans… Vraisemblablement introduit par Faisant, Thomas entre ensuite dans les orchestres de Gus Deloof puis de Gaston Houssa. En 1943, toujours aux côtés de Faisant, il enregistre une série de disques pour la firme Olympia, dans l’orchestre de l’accordéoniste Hubert Simplisse. Tous ne seront pas publiés et, de toute manière, il ne s’agit que de documents anecdotiques sans grande consistance sur le plan du jazz.

Autrement intéressants sont les enregistrements que le même groupe, à peu de choses près (sans le leader et avec Maurice Simon au piano), réalise aux Pays-Bas quelques mois plus tard. Faisant a eu du mal à convaincre les parents Thomas et les parents Simon de laisser leur progéniture partir sur les routes, en pleine guerre, avec des musiciens… Tout s’est finalement arrangé et tous les soirs, en alternance avec le programme de variété que propose Simplisse, le public hollandais peut entendre Raoul Faisant, Jean Evrard, René Thomas, Maurice Simon, Clément Bourseault et Henk van Leer dans une “exhibition de jazz pur” qui, bien souvent, dépasse de loin le temps généralement imparti à ce genre d’attraction.

Les chorus de René Thomas, à l’époque, sont évidemment fortement influencés par la musique de Django Reinhardt. Le jeune Thomas rencontre son idole et les deux guitaristes sortent leur instrument. Quand Thomas rentre à Liège, il a, dans l’étui de sa guitare, une photo sur laquelle Django, en guise de dédicace, a inscrit (avec une conception assez personnelle de l’orthographe) : “Au futur Django belge” ! Rencontre unique de deux êtres ne vivant que pour et par la musique, hors des normes et des usages, ne comptant que sur leur oreille pour produire une musique profondément harmonique et mélodique. En effet, à cette époque, René Thomas est un excentrique au sens étymologique du terme. Son comportement, bien souvent, étonne, choque. Il y aurait un livre à écrire à partir des 1001 anecdotes, drôles ou moins drôles, tendres ou cruelles, qui se racontent à propos du seul guitariste au monde qui, pour répéter, ne trouvait l’acoustique idéale et l’inspiration optimale que dans… son W.C. !

L’après-guerre

A la Libération, il peut déjà être considéré comme un des meilleurs guitaristes belges. Il participe à l’explosion musicale qui suit l’arrivée des Américains. Avec Faisant et Evrard, il entreprend la tournée des “restcamps” en Belgique et en Allemagne. Dans son propre quartier (le Longdoz), un local a été réquisitionné pour servir de club à l’usage des Noirs. René Thomas aura toujours le don de s’infiltrer là où il y a de la musique. Il devient un habitué de cet endroit privilégié, théâtre de quelques jams étonnantes. Est-ce dans ce club qu’il rencontre James R. Wilson et Ralph Sandige ? Toujours est-il qu’en leur compagnie, il franchit, un après-midi, la porte du studio de “Liège-Expérimental” afin de graver quelques acétates qui constituent le premier témoignage consistant (en tout cas tant que les enregistrements hollandais n’ont pas été retrouvés) de sa première “manière” strictement reinhardtienne.

A Bruxelles, où il loge chez Raoul et Reine Faisant, en compagnie de Sadi, il travaille au Métropole, à la Malmaison, à l’Heure Bleue, … Le trio rentre ensuite à Liège et Thomas est engagé dans l’orchestre de Gene Dersin. Nous sommes en 1947 et la grande époque de Dersin est derrière lui. De toute manière, René Thomas n’est pas vraiment à sa place dans un big band de ce type, qui ne lui laisse guère de place pour s’exprimer en soliste. Il décide alors de former son propre trio. Il engage pour cela deux jeunes musiciens liégeois, le pianiste Léo Flechet encore débutant et le batteur José Bourguignon. Formule orchestrale inhabituelle entre le trio à la King Cole (g, b, p) et le trio aujourd’hui classique (g, b, dm). Formule que l’on imagine mal, maintenant que la basse est devenue la base même de l’harmonie et de la régularité rythmique et joue donc un rôle mélodique très important. Avec ce trio, René Thomas grave quelques acétates. Quoique le soutien de ses jeunes compagnons soit plutôt approximatif, on y entend déjà l’émergence d’une personnalité et d’une sonorité qui se révéleront inégalables.

Robert Jeanne, René Thomas, Jacques Pelzer © Jazz Around

En 1947, il ne connaît évidemment pas Jimmy Raney et il y a peu de chances qu’il ait entendu Billy Bauer. Et pourtant, par delà les bases reinhardtiennes, son phrasé sonne déjà “moderne” ! Tandis que le trio tourne pour les Américains, René Thomas joue encore épisodiquement avec Faisant, mais, comme son style s’éloigne de Django, lui-même se détache de son maître. Il y a à Liège, à cette époque, un orchestre d’étudiants qui l’intéresse davantage : élèves de Faisant comme lui, Bobby Jaspar et Jacques Pelzer (qu’il a déjà croisé à l’une ou l’autre reprise lors des jams organisées par son amie Mary Drom dans le grenier de ses parents) sont en train de faire des Bob-Shots un des meilleurs orchestres belges et, surtout, le premier orchestre be-bop européen.

A leur contact, Thomas découvre lui aussi la nouvelle musique, qui le subjugue aussitôt. Jaspar et Pelzer sont, quant à eux, proprement sidérés par l’aisance avec laquelle René retrouve d’instinct les harmonies sophistiquées du bop. Et une complicité s’installe aussitôt entre les deux étudiants et leur nouveau partenaire. Cependant, René Thomas ne fera jamais partie intégrante des Bob-Shots, ceux-ci ayant leur propre guitariste, Pierre Robert, le leader du groupe. Néanmoins, Robert, bon prince, l’invite régulièrement à monter sur la scène pour le remplacer pendant quelques morceaux. Ce sera particulièrement vrai à l’époque de l’Océan : Jaspar, Thomas et Pelzer vont désormais former une espèce de trilogie, symbolique du jazz liégeois, symbolique également du changement radical qui affecte le métier de musicien de jazz à cette époque.

Un soir de 1948, Carlos de Radzitsky décide de réunir à Bruxelles, autour de Django Reinhardt de passage en Belgique, les trois guitaristes de pointe du jazz belge : Pierre Robert, Toots Thielemans et René Thomas. Premier concert de prestige à une époque-charnière où le jazz va subitement changer de statut. Entre-temps en effet, le grand public, qui n’avait accroché au jazz que de manière très superficielle et à cause de la présence américaine, le boude maintenant. Les engagements se font rares, surtout pour ceux qui ne se sentent pas doués pour la musique commerciale et alimentaire. Pourtant, dans la saga du jazz liégeois, prend place en 1950 un épisode hors du commun : un orchestre – qu’on appelle encore Bob-Shots par commodité seulement – chauffe à blanc, chaque semaine, les après-midi de la Laiterie d’Embourg, un grand café où s’entasse un public hétéroclite et particulièrement dense. Mais la Laiterie ne sera qu’une lumineuse exception sans lendemain. Et la seule voie pour les jazzmen irréductibles sera bientôt celle de l’exil.

L’exil parisien

Jaspar est le premier à se jeter à l’eau, une fois ses études terminées. Sadi le rejoint bientôt, puis Quersin, Boland,… René Thomas et Jacques Pelzer sont attirés comme un aimant vers Paris où une petite colonie belge est en train de se constituer. C’est le début d’une période de navettes incessantes entre Liège, Bruxelles et Paris. En Belgique, il joue régulièrement avec Jacques Pelzer mais aussi avec l’Anversois Jack Sels, très pris à l’époque par de savantes explorations musicales sans négliger pour autant de swinguer. Quelques documents privés et quelques radios – ses premiers disques n’apparaissent qu’en 1954 – nous donnent une idée de la maturité à laquelle il était parvenu dès cette période (sur certains de ces documents, on peut même l’entendre chanter, à la King Cole, des airs comme « Embraceable you » ou  « Three Little Words » ).

Alors qu’il est censé s’occuper de la fabrique familiale de sacs, René Thomas passe de plus en plus de temps à Paris, où il finit par se fixer en 1954. Il y fait rapidement la connaissance du gratin des musiciens français (René Urtreger, Martial Solal, Henri Renaud) et des Américains de passage, tout particulièrement du guitariste Jimmy Gourley. On a tout dit des rapports d’influence existant entre René Thomas et Jimmy Raney (qu’il découvre via Gourley). On a, par contre, sous estimé l’influence, pourtant déterminante, du guitariste Billy Bauer. On a surtout négligé l’inclination naturelle qui, depuis 1948 environ, a amené René à « sonner moderne ». Il reste que le jeu de Raney va le fasciner et radicaliser davantage encore cette « inclination naturelle ». D’autant que, comme il le dit lui-même :  « A Paris, dans les années cinquante, pour bien jouer, il fallait jouer comme Jimmy Raney … Raney a innové sur le plan harmonique, c’est incontestable. Il a été très écouté et pas seulement par des guitaristes ».

Mais Thomas, en jouant du Raney, joue plus que du Raney ! Il ajoute au jeu un peu « froid » de l’Américain, des inflexions issues en droite ligne de Django, créant sans le savoir le « son Thomas », reconnaissable entre mille et qui, pour l’essentiel, se maintiendra tel quel à travers les années : un style beaucoup plus chantant, moins de notes, moins d’arpèges, d’accords et de stéréotypes be-bop, mais de longues notes tenues, beaucoup de variations rythmiques comme le développeront Philip Catherine et George Benson. René Thomas est maintenant un habitué du club Saint-Germain, du Tabou et de tous ces hauts lieux qui font de Paris la capitale européenne du jazz pendant une décennie. Les revues françaises commencent à mentionner, distraitement d’abord, puis avec de plus en plus d’enthousiasme, la présence dans cette capitale d’un jeune guitariste belge un peu farfelu certes, mais remarquable musicien. Une appropriation qui ne trompe pas : certains journalistes parleront de Thomas comme d’un musicien français.

En 1954 et 1955, il apparaît sur au moins 4 albums 25 cm : le premier avec Henri Renaud, le deuxième et troisième à son nom (sur l’un d’eux figure la fameuse composition « L’imbécile »), le quatrième, belge celui-là, au sein du Modern Jazz Sextet de Jacques Pelzer. Ces quatre albums – où chacune de ses interventions est en elle-même un petit bijou – auraient pu suffire à installer René Thomas au premier plan de l’actualité musicale. En réalité, apprécié jusqu’à l’idolâtrie d’une minorité d’initiés, il restera toute sa vie « méconnu comme il n’est pas permis de l’être ». En 1955, il revient à Liège pour un concert à l’Émulation. Mais si ses amis sont évidemment présents pour saluer son retour « en vedette », son nom n’évoque pour ainsi dire rien pour le grand public.  « Un des meilleurs guitaristes sur le plan mondial ne s’appelle pas Big Boy Mc Machin, mais René Thomas tout simplement (et) c’est sans doute à Liège qu’il est le moins célèbre ». L’orchestre qui vient à Liège en 1955 (Bib Monville, R. Ronchaud, Quersin, etc.) enregistre la même année un album qui peut être le point culminant de la période « française » de Thomas : « René Thomas Modern Groups ».

La critique, dans son ensemble, s’enthousiasme, mais le public ne suit toujours pas. Si en 1955-1956, le référendum des critiques de Jazz Hot le classe premier guitariste, les lecteurs lui préfèrent nettement Sacha Distel. Pendant sa période parisienne, René Thomas revient fréquemment en Belgique, à Bruxelles et à Liège où il retrouve ses anciens partenaires, ainsi que les jeunes musiciens apparus entre-temps. Lors de ses séjours belges, il a pour partenaire privilégié Jacques Pelzer, et leur association d’alors les fait parfois comparer au tandem Konitz/Bauer. Ensemble, Pelzer et Thomas ouvrent d’éphémères clubs de jazz, notamment un Birdland (!) et, en janvier 1956, un étroit local baptisé The Jazz scene.

Le Nouveau Monde

Mais la place laissée au jazz en Europe est de plus en plus limitée au fil des années 50. Thomas décide alors, au même moment que Jaspar, de s’embarquer pour le nouveau monde. Sa destination première est le Canada où quelques amis pourront l’héberger et l’introduire dans le milieu du jazz. Mais le destin est d’humeur capricieuse et ce printemps 1956 et à la suite d’une avarie de machines, le bateau qui emmène René est obligé de faire escale quatre jours à… New-York. René Thomas débarque donc plus tôt que prévu dans cette Mecque du jazz convoitée par tous les musiciens d’Europe. Et lorsque que Bobby Jaspar, à peine arrivé à New York, se rend au Birdland, il y retrouve, sidéré, son ami qu’il vient à peine de quitter de l’autre côté de l’Atlantique !

Comme pour Jaspar, le miracle va opérer et bientôt, Thomas devient le compagnon de quelques-uns des plus grands musiciens américains. Il côtoie Tal Farlow, Wes Montgomery, Jimmy Raley, ainsi que le jeune Jim Hall. Au cœur du New York du jazz, il se mêle au clan des jeunes loups qui seront bientôt les nouveaux maîtres : Herbie Hancock, Freddy Hubbard, Wayne Shorter, etc. Au Canada, il joue avec Jackie Mc Lean, Cecil Payne. A New York, il enregistre avec la pianiste japonaise Toshiko Akiyoshi, le fameux album « United Nations » (sur lequel joue aussi Jaspar), et puis fait la connaissance, décisive, de Sonny Rollins. Rollins a déjà entendu parler de Thomas et il a même eu l’occasion de l’entendre à l’une ou l’autre reprise. Il en a gardé un tel souvenir que lorsqu’il le retrouve à New York, il décide de l’inclure dans son trio pour un engagement à Philadelphie (1957).

Lorsque Leonard Feather interroge Rollins quant au sidemen qu’il souhaiterait avoir pour son prochain enregistrement, le grand saxophoniste lui répond :  « I know a belgian guitar player that I like better than any of the Americans I’ve heard ». C’est ainsi qu’il grave, le 10 juillet 1958, quelques faces avec Sonny Rollins et un big band dirigé par Erwie Wilkins pour l’album Brass/Trio. De ce séjour aux côtés de Rollins, il dira :  « Rollins m’a engagé à une époque où je jouais comme Jimmy Raney, mais il a vu en moi un musicien qui avait quelque chose à dire, un type qui était porteur d’un message qui l’intéressait. Sonny m’a beaucoup influencé. A son contact, j’ai appris à rester plus longtemps sur une note simple, à ne pas rechercher systématiquement le ‘fini harmonique’, (…) il faut, à l’occasion, savoir ne pas s’en servir et utiliser d’autres éléments ». Entre-temps, il a rencontré John Coltrane, Miles Davis, tout le gratin new-yorkais. Il a joué avec Al Cohn et Zoot Sims. Zoot Sims qui, en 1956, déclarait :  « Je n’ai pas entendu de révélation dernièrement en Europe, sauf un guitariste, René Quelque Chose, j’ai oublié son nom ». Il fait désormais partie de la famille.

En 1960, il travaille avec le saxophoniste J.R. Monterose, qu’il engage pour l’enregistrement du seul album qu’il réalisera jamais à son nom aux Etats-Unis  « Guitar Groove » (pour Jazzland-Riverside). La rythmique se compose de Hod O’Brien (pianiste dont on a pu apprécier le comme-back en 1988), du bassiste Teddy Kotick et du batteur Albert « Tootie » Heath. Du beau monde et un disque superbe. Thomas joue sur une guitare dont Orrin Keepknews estime alors qu’il n’y en a plus guère que quatre ou cinq de cette sorte au monde. Le modèle, en fait, dont jouait… Charlie Christian, le père des guitaristes modernes.

René Thomas (1960) © Freddie Jazz
Retour au pays et nouveau(x) départ(s)

Mais René Thomas a la nostalgie de l’Europe et en 1961, il rentre au pays. Il y est reçu par les quelques rares  « happy few » qui se souviennent de lui et ont suivi son évolution pendant ces longues années d’exil. Il joue à Comblain (avec Benoît Quersin et José Bourguignon) et y remporte un triomphe. Il joue à Antibes, à Ostende et, surtout, monte avec Bobby Jaspar – de retour au pays lui aussi, quoique très provisoirement – un petit orchestre qui va devenir, au fil des semaines, la meilleure formation européenne du moment. Benoît Quersin et Daniel Humair forment une rythmique efficace qui permet aux deux grands solistes de donner le meilleur d’eux-mêmes. Basé à Bruxelles, au Blue Note de Benoît Quersin, le quartette commence à sillonner l’Europe et se produit même au fameux Ronnie Scott’s de Londres, un club réservé aux formations anglo-saxonnes.Par bonheur, un  « pirate » était sur place et un disque est sorti en 1987 pour témoigner de ces chaudes nuits londoniennes du Thomas-Jaspar Quartet.

La suite de l’histoire, pour cet orchestre pas banal, se passe en Italie, en 1962. Et s’articule autour de trois moments forts : l’enregistrement d’un superbe disque pour la firme RCA, dans lequel le tandem Thomas-Jaspar Quartet est accompagné d’une rythmique italienne (Amedeo Tommasi, etc.). Au répertoire figurent plusieurs compositions de René Thomas (car depuis le départ ou presque, il ne faudrait pas l’oublier, il est un soliste hors pair mais aussi un compositeur fécond) :  « I remember Sonny » au titre transparent, et le fameux  « Theme for Freddy » que Thomas, avec Jaspar ou avec Jacques Pelzer, interprétera tant de fois et qui deviendra un peu son « hit » aux différentes éditions de Comblain. Deuxième moment fort : Chet Baker, qui séjourne en Italie à cette époque, invite Thomas et Jaspar à le suivre dans les mêmes studios RCA pour l’enregistrement de son disque « Chet is back », un classique aujourd’hui. Il y est comme presque toujours remarquable. Enfin, un autre Américain de passage, le pianiste John Lewis, engage le tandem pour l’enregistrement de la musique du film  « Una storia Milanese ». Une musique curieuse pour laquelle l’orchestre de jazz type se voit renforcé d’un quatuor à cordes hongrois ! John Lewis se montre lui aussi particulièrement enthousiaste quant au jeu de René : « René (Thomas) is a Belgian, one of the bet guitar soloist I have ever heard ».

Le retour sur le continent s’effectue donc sous les meilleures auspices. Alors que Jaspar décide de repartir pour les États-Unis, Thomas, lui, semble bien vouloir rester en Europe. A Comblain, il jouera pratiquement chaque année. A Liège et Bruxelles, il redevient l’homme de tous les coups et de toutes les jams. A Paris, où il se rend régulièrement, il joue avec Johnny Griffin, Kenny Clarke, etc., ainsi qu’avec Bud Powell, une de ses idoles. Entre-temps, dans les différents festivals européens, il est encensé par la critique internationale. Ainsi, Claude Michel Jalard parlera de lui comme de la « grande vedette européenne » du festival d’Antibes en 1962. Un festival au cours duquel, l’année suivante, il sera d’ailleurs convié par l’organiste Jimmy Smith, alors au sommet de sa popularité, à venir le rejoindre sur la scène. L’association orgue/guitare est alors fort prisée du public et c’est avec un autre organiste américain, installé en Europe celui-là, Lou Bennett, que Thomas va s’associer pour divers enregistrements et de nombreuses tournées.

Ils enregistrent ainsi l’album  « Meeting ». Pour cet album (plusieurs fois réédités), Thomas a fait également appel à Jacques Pelzer et le disque est une réussite : aux thèmes enlevés ( « Dr Jackle » ou ce  « Meeting », composition signée René Thomas et qui est presque devenu un standard) succèdent de superbes moments lyriques ( « Harnie’s dream » avec un des plus beaux soli de flûte de Jacques Pelzer). Et, quel que soit le climat, les envolées de Thomas sont autant de petits chefs-d’œuvre de goût, d’invention… et de risques ! Car, sensible aux innovations de musiciens progressistes (Coltrane notamment, qui le fascine), il se laisse volontiers emporter par son attirance naturelle pour l’aventure et sort des sentiers battus et rebattus des harmonies et du phrasé hard-bop/cool. Avec toujours une pointe de Django qui donne à l’ensemble une sorte de constante et sauvage émotion. Par ailleurs, humainement, René Thomas demeure un personnage peu banal. Martien irrécupérable pour ceux qui ne le connaissent que superficiellement, il reste, même pour ses proches, comme isolé derrière les énormes verres de ses lunettes d’écaille qui lui donnent cet air perpétuellement ‘ailleurs’. “Perdu dans une sorte de rêve sans fin, l’homme aux lunettes d’écaille ne reprend vie qu’au moment où s’allument les feux de la rampe. Alors, cet étrange personnage s’anime et le swing jaillit sous ses doigts agiles” (J.-L. Ginibre, Jazz Mag n°86, 1962).

Imprévisible dans le quotidien – et ce jusqu’à sa présence à l’heure et au lieu convenus pour un concert – « son incorrigible insouciance » (Laurent Goddet) ne se dissipe, en effet, que lorsqu’il joue. Et là, plus rien ne peut l’arrêter. C’est sans doute pour toutes ces raisons qu’il restera toute sa vie un musicien adulé de ses pairs et de la critique, mais boudé par les organisateurs, par les firmes de disques et par le public. Ce qui ne l’a jamais inquiété outre mesure : “Je joue comme je joue et je ne veux pas, sous prétexte de le séduire, m’adresser vulgairement au public. La reconnaissance des musiciens me suffit pour l’instant (…) j’ai le temps, le public me reconnaîtra un jour ou l’autre”.

En 1963 (l’année de l’enregistrement de “Meeting“), il se rend dans les studios aux côtés du saxophoniste américain Sonny Criss (les quelques témoignages de cette nouvelle association ont été récemment réédités). L’année suivante, il retrouve, à Paris, Lou Bennett et Kenny Clarke avec lesquels il donne plusieurs concerts (notamment à la salle Gaveau) et enregistre quelques titres supplémentaires. Tandis qu’à Liège, où il passe encore en fin de compte pas mal de temps, il est plus souvent qu’à son tour fidèle aux jams du “Jazz Inn” des frères Darmoise : avec Barney Wilen, avec Jacques Pelzer, avec son vieux complice des premiers temps, le pianiste Maurice Simon, avec Chet Baker, avec tous les invités prestigieux des nuits d’après Comblain, Thomas y dispense sans compter (et généralement sans autre salaire que les consommations) une musique généreuse qui ravit notamment tous les jeunes guitaristes (Robert Grahame, Jo Verthé, etc. L’un d’eux, Gustave Smeets, en est entiché au point de se faire appelé “Samoht”, Thomas à l’envers !). De ces soirées privilégiées, des échos ont été vaille que vaille préservés et, à les entendre, on comprend que le “Jazz Inn” n’était pas un club de jazz au sens presque sacré du terme : des bandes montent, en effet, enrobant la musique, un étonnant bruit de fond – verres cognés, rires alcoolisés, altercations ponctuées d’encouragements familiers aux musiciens. Mais c’est cela aussi l’univers de René Thomas, cet espace clos où tout un chacun, radicalement inconscient de la place qu’occupe en fait sur la scène mondiale du jazz ce guitariste qui fait partie des meubles, le tutoie et l’apostrophe sans ménagement.

Puis, soudain, sans crier gare, d’un jour à l’autre, René Thomas, le jammeur liégeois, redevient concertiste international, si par hasard un géant de passage l’emmène à sa suite. Ainsi, au milieu des années 60, il travaille à plusieurs reprises avec le saxophoniste Lee Konitz, à Comblain, Bruxelles, Paris, aux Pays-Bas où la radio hollandaise eut la bonne idée d’enregistrer, le 21 octobre 1965, une demi-heure de musique. Lui et Konitz y sont accompagnés par deux futurs princes de la musiques free européenne : Misha Mengelberg (p) et Han Bennink (dm). Entre-temps, l’association Thomas-Pelzer se poursuit par intermittence, renforcée de rythmiques diversent où défilent les bassistes Benoît Quersin, Alby Cullaz, Michel Finet, etc. et les batteurs Jacques Thollot, Vivi Mardens, Peter Littman, etc. Les deux Liégeois (que la mort de Jaspar en 1963 a peut-être encore rapprochés) se produisent avec succès dans les divers festivals et clubs européens. Leur répertoire, au milieu des années 60, s’est enrichi de pièces plus aventureuses (de compositions d’Ornette Coleman par exemple).

Et leur musique témoigne d’une solide complicité : “René sentait quand j’étais perdu et en un coup de pouce, il me donnait la note qui me remettait sur les rails. Et j’en faisais autant pour lui. A Comblain, nous avons joué notamment avant Bill Evans, qui est venu sur scène nous féliciter. Nous n’avions en fait répéter qu’un seul morceau, pour le reste, nous savions que ça viendrait tout seul, d’après l’ambiance du moment. On se connaissait tellement bien. (…) Une autre fois, toujours à Comblain, le public ne voulait pas nous laisser descendre de scène et Memphis Slim attendait pour jouer ! Ce sont de fabuleux souvenirs. René, c’était l’oreille, le feu, la technique, l’idée…” (interview de J. Pelzer, 1986). Témoins de cette période, un fougueux ‘live’ pirate (avec Finet et Littman) sorti sur Giganti del jazz, ou l’enregistrement – inédit à ce jour – du concert donné à Liège par Thomas, Jaspar, Quersin et Thollot, alors en soirée d’hommage à Raoul Faisant en 1965.

Les dernières années

Après 1966 (cette année-là, il est cité dans Down Beat comme “le meilleur guitariste méritant une large reconnaissance”), René Thomas, comme tous les jazzmen, subit plus encore la rigueur de la crise qui frappe le jazz pendant les “années pop”. Malgré l’un ou l’autre temps fort (quelques disques, notamment avec l’organiste allemande Ingried Hoffman, quelques tournées – en Espagne entre autres -, quelques concerts importants avec le pianiste Vince Benedetti), c’est une période plutôt creuse. Il passe des journées à jouer de la guitare devant sa télévision, dans sa petite maison rue des Maraîchers à Liège. Cependant, sous l’impulsion de quelques amis, il refait surface, entouré le plus souvent du quartette de Robert Jeanne. Jean-Marie Hacquier lui procure quelques contrats dans le Nord de la France tandis qu’en Belgique, il recommence à jouer avec Pelzer et qu’en Allemagne, en 1969, il enregistre un album avec Lucky Thompson. L’épisode décisif de ce retour étant, sans aucun doute, son association, en France, avec l’organiste Eddy Louiss, dès 1970. A la batterie, on trouve, selon les moments, des musiciens comme Daniel Humair (cfr “Au Privave” sur l’album Surrounded d’Humair), Kenny Clarke ou Bernard Lubat avec qui le trio accompagne le chanteur Léon Thomas. Ce dernier fréquente, aux États-Unis, aussi bien les milieux du blues que ceux du free-jazz et surtout, se produit dans un club parisien ce fameux soir où Stan Getz, de passage à Paris, est séduit par cette musique puissante et colorée. Séduit à un point tel qu’il décide tout simplement d’engager le trio pour une vaste tournée européenne en 1971. A Chateauvallon, le nouveau “Stan Getz Quartet” fait un malheur et René Thomas, dont le nom était bien oublié du public français, redevient pour un temps l’objet d’éloges souvent dithyrambiques.

Ainsi, à propos de ce concert à Chateauvallon, un journaliste féru de rugby écrira ce commentaire enflammé : “… Soudain, René Thomas, tel Cantoni, aperçoit le ‘trou’ et s’y engouffre. Crocheté Stan Getz, en débandade le quartette, semé en route le ‘New Sound’ : il n’y a plus sur la scène qu’un monstre de l’esquive et du contre-pied qui remonte, guitare au vent, tout le terrain et va marquer, seul, l’essai” (J. R. Masson, Jazz Mag, 196, 1971). Quand à Getz, qui n’avait pas touché son saxophone depuis des mois, il est revigoré par ses nouveaux partenaires et il joue avec une force et un lyrisme rarement atteints. Les vagues telluriques de l’orgue d’Eddy Louiss (dont la musique se démarque fortement de celle des organistes avec lesquels il a joué jusqu’alors) lui fournissent une assise exemplaire et il trouve en René Thomas un interlocuteur idéal avec lequel il rivalise d’invention et en qui il voit bien plus qu’une réplique de son ancien associé Jimmy Raney : “René est une sorte de ministrel de la guitare (…) il est comme un gitan (…). Une de ses premières idoles était Jimmy Raney (…) maintenant, il joue comme René Thomas, le seul et unique” (P. Culle, Jazz Mag, 168, 1975). On possède de ce quartette étonnant un témoignage aujourd’hui promu au rang de ‘classique’, et dont la récente sortie en CD met mieux encore en relief les inépuisables richesses : “Dynasty” a été enregistré au Ronnie Scott’s de Londres, 10 ans après les prestations du quartette Thomas/Jaspar, et le répertoire se révèle particulièrement apte à pousser les quatre musiciens à donner le meilleur d’eux-mêmes.

Parmi les compositions de Thomas (“Theme for Leo”, etc.), on retiendra le superbe “Theme for my dad” signé Getz, mais écrit en réalité en grande partie par lui à la demande du leader dont le père est mort pendant la tournée. L’interprétation qu’en donne le quartette est bouleversante et fait de cette courte pièce un des quelques chefs-d’oeuvre du jazz enregistré. On y trouve également un art dans lequel Thomas excellera tout au long de sa carrière : celui de l’introduction à un thème (“Invitations”). On aurait pu penser que René Thomas allait profiter de ce nouveau tremplin pour s’installer enfin aux premières places. Pourtant, après l’épisode Getz, il se ‘reprovincialise’ presque aussitôt. Il reprendra encore épisodiquement la route pour de ponctuelles tournées en Italie, en Allemagne et même au Mexique.

Thomas Pelzer Limited (René Thomas et Jacques Pelzer) au Jazz Middelheim, 1974 © Studio Hugo

Chaque année, il rejoint Lou Bennett en Espagne. A Paris, il enregistre avec Louiss et Kenny Clarke un disque qu’on a un peu trop rapidement qualifié de mineur à l’époque. Et il forme avec Christian Escoudé un duo de guitares précurseur des célébrissimes associations à cordes des années à venir. En Belgique, il joue au Festival de Coronmeuse au sein de T.P.L. (c’est désormais le nom qui désigne les groupes Thomas/Pelzer. TPL : Thomas Pelzer Limited) et enregistre sous ce label un dernier album pour la petite firme belge Vogel. Au Festival de Middelheim à Anvers, il rejoint sur la scène son ancien employeur, Sonny Rollins et fait de même avec Getz à Ostende. Mais entre ces points chauds, s’écoulent de longues périodes d’inactivité pendant lesquelles il se réinstalle dans une vie liégeoise qui, à l’époque, ne laisse plus guère de place au jazz. Il se mêle volontiers aux jeunes musiciens – ceux-là même qui assureront bientôt la relance – et assiste, enthousiaste, aux répétitions d’Open Sky Unit, le groupe de jazz-rock monté par Pelzer avec les jeunes Steve Houben et Ron Wilson. Il forme un nouveau trio, mettant à profit la présence à Liège d’un géant de la batterie : Art Taylor ! On a du mal à imaginer, avec le recul, qu’un orchestre dans lequel se trouvaient René Thomas et Art Taylor n’ait pas fait salle comble à chaque concert. En réalité, c’est parfois devant une poignée de spectateurs seulement que se produit le trio. Et du coup, la vie devient difficile pour la famille Thomas (il a deux enfants). Comme beaucoup d’autres jazzmen hélas, René Thomas a fini sa vie dans un état proche de la misère. Usé prématurément – quoique ayant résisté quelque dix ans de plus que son ami Jaspar – il s’éteint lors d’une de ses tournées annuelles en Espagne avec Lou Bennett, en janvier 1975.

Des dizaines de musiciens des quatre horizons du jazz joueront bénévolement pour récolter l’argent nécessaire au rapatriement de son corps. Par la suite, les hommages se répètent, Saxo 1000 sera créé en 1980 en souvenir de Jaspar et Thomas… En 1985, nouvelle soirée en l’honneur de René Thomas, à l’occasion de la parution du livre “Histoire du Jazz à Liège“. De nombreux disques parus depuis 1975 comportent des thèmes écrits à la mémoire de Thomas (“Song for René” par Pelzer, Grailler, etc., “René’s Theme” par John Mc Laughlin et Larry Coryell, “René Thomas” par Philip Catherine, etc.). Les disques de René, par contre, restent rares dans les bacs des disquaires belges. Et au bout du compte, combien de Belges connaissent-ils simplement le nom de ce musicien d’exception qui, lorsqu’on l’interrogeait sur les progressions harmoniques qu’il utilisait, répondait sans sourciller  : “Je ne sais pas, moi, je fais des formes géométriques, des carrés, des triangles…”.

Une dernière anecdote donne la mesure du malentendu gigantesque que fut la carrière de René Thomas : pendant les années 60, alors qu’il était déjà reconnu par les plus grands musiciens comme un maître-guitariste, il se rend avec ses enfants à l’aéroport où doit débarquer Sacha Distel, en pleine période “scoubidou”. Quand Sacha apparaît, Thomas se précipite sur lui et, s’excusant presque, lui demande s’il accepterait de lui signer un autographe. Distel racontera plus tard qu’il fut rarement aussi mal à l’aise que cet après-midi-là tandis qu’il signait le disque tendu par celui que lui-même considérait comme un des plus grands guitaristes au monde.

Jean-Pol Schroeder


[INFOS QUALITE] statut : actualisé (1ère publication par wallonica sur agora.qc.ca) | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1991) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Jo Verthe ; Jazz Around ; Freddie Jazz ; Studio Hugo | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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