MAHOUX : Irène. Légende urbaine (2022) | KAUFER : Pourquoi j’assume complètement mon pseudo-féminisme (2019)

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[Jean-Paul MAHOUX, sur FaceBook] Mars 1973, la gauche belge, radicale et libertaire, issue de Mai 68 fonde l’hebdomadaire Pour, héritier du sartrien Le Point. Pour ? Pourquoi ? Pour une gauche renouvelée à la base, pour les comités de quartier et les conseils d’usines, pour soutenir les grèves ouvrières, le combat féministe, le militantisme homosexuel, l’antimilitarisme, l’écologie naissante, l’antifascisme, bref pour une énergie verte et des idées rouges. Un hebdo sans concession. Et sans publicité.

Jean-Paul Mahoux © Babelio

Le journal et son imprimerie, la SA Offpress – évidemment déficitaires et gérés dans un joyeux bordel anti-autoritaire – doivent être financés par la vente d’œuvres d’art organisée par un collectionneur sympathisant, Isi Fiszman. Mais aussi par des emprunts personnels contractés par les membres de l’équipe. C’est là qu’arrive ma légende urbaine qui m’a été racontée par un ami très cher : une des militantes du journal travaillait au Crédit Communal et faisait passer d’invraisemblables petits dossiers de prêt pour faire vivre son hebdo militant. Elle s’appelait Irène Kaufer. Elle était née à Cracovie de parents survivants de la Shoah, arrivée en Belgique en 1958, diplômée de psychologie en 1968.

Je ne sais plus si Irène avait fait un passage par le Crédit Communal ou si c’était elle qui prenait les crédits pour faire publier son journal de combat. C’est con. Je n’ai croisée Irène qu’une seule fois et comme j’ignorais alors cette histoire, je ne lui ai pas demandé… On a bu un coup et pris des nouvelles d’une amie commune.

Irène était donc de l’aventure Pour. C’était l’anti-réseau-social : de l’info militante à partager, des reportages sur les mouvements de lutte, des scoops à foutre à poil les dominants et leurs manigances, des articles non signés (pas du vedettariat), des journalistes typographes (pas de séparation manuel – intellectuel), tous au même salaire et pas de fausse note. POUR s’exprime clairement à ce propos :

Nous sommes d’abord des militants et c’est en tant que militants que nous lutterons avec les gens, que nous vivrons avec eux leurs problèmes, leurs espoirs, leurs défaites ou leurs victoires, et c’est avec eux que nous écrirons ce qui s’est passé, les leçons à en tirer, et c’est avec eux que nous chercherons les moyens de riposte ou d’attaque.

POUR n°100 (23/3/1976)

Et le journal d’investigation attaque ! Il a révélé l’affaire des ballets roses, sombre histoire de partouze pour ministres, hauts fonctionnaires et gendarmes impliquant des mineures. POUR a dénoncé les camps d’entraînement paramilitaire de la milice flamingante et fasciste le Vlaamse Militanten Orde (VMO). POUR a révèlé la présence de membres du Front de la Jeunesse dans les cabinets ministériels du Cepic, l’aile de droite extrême de feu le PSC devenu CdH / Les Engagés. POUR a enquêté sur les agissements du baron noir, Benoît de Bonvoisin, trésorier du Cepic, escroc, receleur, fraudeur et argentier des groupes néo-nazis.

Comme l’écrit André Lange dans Les Braises : ce journalisme militant fait reculer l’appareil d’Etat ! Avec l’acquittement de l’avocat militant Graindorge, avec un PSC mis sur la touche à la Justice et à l’Intérieur, avec les groupuscules nazis condamnés au nom de la loi contre les milices, avec la révélation sur le fichage des militants de gauche par la Sûreté.

Les tirages du Journal explosent. Le journal informe et documente tant de luttes du monde rural et des bassins ouvriers. POUR n’arrête pas ; il dénonce le scandale de l’amiante, la supercherie humanitaire au Congo. C’est aussi un carrefour culturel qui publie la bande dessinée de Bilal et Christin, Les Phalanges de l’Ordre Noir. L’hebdo mènera encore l’enquête sur les tueries du Brabant.

Les locaux du journal 22 rue de la Concorde à Ixelles, furent incendiés par des militants d’extrême droite début des années 80. Le journal tentera ensuite de survivre atteignant même de gros tirage, mais disparaîtra.

Quinze ans plus tard, Irène Kaufer tirera une fiction de l’aventure du journal Pour : Fausses Pistes (1996). C’est con l’existence. Au lieu de jouer parfois au yo-yo avec elle sur les réseaux, j’aurais bien voulu l’entendre. Sur tout ça. Toute cette vie à combattre. Une vraie légende urbaine.

Respect, Irène.

Jean-Paul MAHOUX


[LESOIR.BE, 4 juin 2019] Carte blanche : Pourquoi j’assume complètement mon pseudo-féminisme – Réplique à la Carte blanche : Stop aux salauds et aux pseudo-féministes […] Il n’y a pas de “vrai” féminisme, conclut l’auteure, mais un juste combat, dans toute sa diversité, pour le droit des femmes.

Irène Kaufer © Le Carnet et les Instants

“C’est avec une certaine consternation que j’ai lu la Carte blanche signée par Aurore Van Opstal, Stop aux salauds et aux pseudo-féministes ! En réalité, il est assez peu question des “salauds” – catégorie déjà très réductrice de la domination masculine, car si seuls les “salauds” étaient responsables de l’oppression des femmes, que le monde serait simple : il suffirait d’écarter les “méchants” pour laisser la place aux “gentils”…

Mais en réalité, dans ce texte, il est surtout beaucoup question de “pseudo-féministes” et il me semble vraiment désolant qu’au lieu de reconnaître toute la diversité des féminismes (au pluriel), on se permette de décerner des brevets de “bon” ou de “vrai féminisme”, excluant une bonne partie de celles qui se battent, parfois depuis des décennies, pour les droits des femmes.

Un combat digne, avec ou sans voile

Je ne suis pas une femme voilée, mais je reconnais sans peine que celles qui se définissent comme “féministes musulmanes” (voilées ou non) portent un combat essentiel, car ce sont elles, et pas moi, qui peuvent trouver leur propre voie vers l’émancipation. Il est faux de prétendre qu’elles nient le “patriarcat arabo-musulman” ; si elles sont solidaires de leurs frères, leurs compagnons, quand ceux-ci sont victimes de racisme, de violences policières, de discriminations, elles savent aussi les remettre à leur place lorsqu’il est question de conquérir l’autonomie des femmes. Elles ont donc toute leur place dans le mouvement féministe, et s’il arrive que nous ayons des divergences, eh bien, c’est justement ce qui fait la richesse d’un “mouvement” qui n’est pas une secte, ni un parti avec un programme défini, mais (selon les termes de la philosophe Françoise Collin) un chemin qui se construit en marchant.

Les prostituées, premières victimes de la répression

Je ne suis pas une prostituée, pas plus qu’une proxénète vivant de la prostitution d’autrui, et je ne crois pas un seul instant à des “besoins sexuels irrépressibles” des hommes. Je constate simplement que certaines personnes, et en effet surtout des femmes, et en effet principalement pauvres et/ou migrantes, ne trouvent pas d’autre issue à des situations de vie inextricables, que ce soit à cause des politiques migratoires, de la précarité économique, de violences subies. En tant que féministe, je pense surtout qu’il faut prendre au sérieux la parole des femmes : aussi bien de celles qui ont voulu sortir de cette situation que de celles qui disent l’avoir choisie ou s’y être résignées, mais qui réclament en tout cas des conditions plus dignes d’exercice de leur activité. Car on a beau proclamer qu’on “combat la prostitution” ou “le système prostitutionnel”, ce sont bien les prostituées qui sont en première ligne des mesures répressives.

Une “idéologie trans” ?

Je ne suis pas non plus une personne transgenre, mais je sais les discriminations, les violences auxquelles ces personnes sont confrontées. Parler d’”idéologie trans” c’est faire preuve d’autant d’ignorance butée que ceux qui prennent pour cible une soi-disant “théorie de genre”, bête noire des réactionnaires de tout poil, d’Orban à la Manif pour tous. Il peut y avoir des tensions entre féministes et militant·es transgenres, comme il y en a avec les mouvements politiques ou gays : il n’empêche que la remise en question de la binarité rejoint les combats féministes. L’autrice réduit ici “transgenres” au “changement de sexe”, passage quasi obligé tant que ne sont reconnus que deux genres (voir tous les formulaires qui ne comprennent toujours que les deux catégories M et F). Aujourd’hui, grâce à la lutte des transgenres, des personnes peuvent justement refuser d’entrer dans ces catégories.

Pour toutes ces raisons, j’assume complètement mon “pseudo-féminisme”, qui est mon combat depuis les années 70 et qui restera le mien avec toutes celles qui veulent que nous partagions la construction de ce chemin, au-delà de nos divergences.”

Irène Kaufer, féministe


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KAUFER Irène, Dibbouks (Paris : L’Antilope, 2021) : “Après le décès de son père, rescapé de la Shoah, sa fille part dans une quête familiale désespérée. Elle découvre un film témoignage de son père dans lequel il raconte avoir eu une enfant avant la guerre, enfant disparue en déportation. Est-elle morte, se demande la narratrice qui, à partir de ce moment, n’a de cesse de la retrouver. Recherches et hasards vont la mener à Montréal où elle rencontre enfin sa demi-sœur, Mariette. Mais leurs souvenirs ne correspondent pas. Au fil du récit, l’histoire du père révèle un homme double. Le lecteur finit par en être totalement troublé. Ce roman renouvelle le genre de la recherche de l’histoire familiale : les doutes de la narratrice deviennent ceux du lecteur. Si les faits sont graves, la manière de les relater est légère, souvent drôle…


[RTBF.BE – BELGA, 6 novembre 2022] L’autrice et militante féministe Irène KAUFER (1950-2022) est décédée samedi [5/11/2022], annonce dimanche son profil Facebook. Irène Kaufer est née à Cracovie, en Pologne, de parents survivants de la Shoah. En 1958, elle et sa famille arrivent en Belgique.

Militante féministe et lesbienne, elle s’est également distinguée dans le combat syndical et a été active au sein de l’ASBL de prévention des violences basées sur le genre Garance. Elle collaborait régulièrement avec la revue féministe Axelle et à la revue Politique.

Elle a écrit plusieurs ouvrages, dont Parcours féministes en 2005, un livre d’entretiens avec la philosophe Françoise Collin ou plus récemment Dibbouks (2021). Dans la croyance juive, un “dibbouk” est l’âme d’un mort qui s’incarne dans le corps d’un vivant. Dans ce roman, inspiré de l’histoire familiale d’Irène Kaufer, la narratrice est envahie par le dibbouk de sa demi-soeur, Mariette, assassinée en Pologne en 1942.

La secrétaire d’État à l’Égalité des genres […], a évoqué la militante, sur Facebook, la remerciant pour “le rôle modèle que tu as joué pour ma génération et les suivantes avec ton féminisme, joyeux, lesbien, nourri d’intersectionnalité avant l’heure.” Sur le même réseau, le bourgmestre d’Ixelles […] a quant à lui salué Irène Kaufer, estimant qu’il ne pensait “pas que quelqu’un ait pu me faire autant réfléchir, douter, me confronter et je l’espère avancer qu’elle.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage et iconographie | source : facebook ; lesoir.be ; boutique.wallonica.org ; rtbf.be – Belga | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © lesoir.be ; © babelio ; © lecarnetetlesinstants.be | Remerciements à Christiane Stefanski


Plus d’opinions en Wallonie et à Bruxelles…

Le Code noir (1685)

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SAVOIA Sylvain, Les esclaves oubliés de Tromelin (2015) © Dupuis – Aire libre

Conçu pour donner un cadre juridique à l’exercice de l’esclavage dans les Antilles, le CODE NOIR (1685) fait de l’esclave un être “meuble”, susceptible d’être acquis par un maître au même titre qu’un bien.

“Le Code noir est le nom qui est donné au milieu du XVIIIe siècle à un ensemble de textes juridiques réglant la vie des esclaves noirs dans les îles françaises, en particulier l’ordonnance de soixante articles, portant statut civil et pénal, donné en mars 1685 par Louis XIV, complétée par des déclarations et des règlements postérieurs.

Il existe deux versions du Code noir. La première est préparée par le ministre Colbert (1616 – 1683) et terminée par son fils, le Marquis de Seignelay (1651-1690). Elle est promulguée en mars 1685 par le roi Louis XIV et inscrite au conseil Souverain de Saint-Domingue le 6 mai 1687, après le refus du Parlement de l’enregistrer. La seconde est rédigée sous la régence du Duc d’Orléans et promulguée au mois de mars 1724 par le roi Louis XV, alors âgé de treize ans. Les articles 5, 7, 8, 18 et 25 du Code noir de 1685 ne sont pas repris dans l’autre version.

Ce statut est appliqué aux Antilles en 1687, puis étendu à la Guyane en 1704, à La Réunion en 1723 et en Louisiane en 1724. Il donne aux esclaves et aux familles d’esclaves des îles d’Amérique un statut civil d’exception par rapport au droit commun coutumier de la France de cette époque, et donne aux maîtres un pouvoir disciplinaire et de police proche de celui alors en vigueur pour les soldats, avec des châtiments corporels. Il exige des maîtres qu’ils fassent baptiser et instruire dans la religion catholique, apostolique et romaine tous leurs esclaves, leur interdit de les maltraiter et réprime les naissances hors mariage d’une femme esclave et d’un homme libre. Il reconnaît aux esclaves le droit de se plaindre de mauvais traitements auprès des juges ordinaires et des gens du roi, de témoigner en justice, de se marier, de protester, de se constituer un pécule pour racheter leur liberté. Mais il y est écrit : « En ce sens, le Code noir table sur une possible hégémonie sucrière de la France en Europe. Pour atteindre ce but, il faut prioritairement conditionner l’outil esclave ». Le Code noir légitime les châtiments corporels pour les esclaves, y compris des mutilations comme le marquage au fer…”

[Collection privée]


Quelques extraits du “Code noir” sélectionnés par la BnF :
Article 1er

Voulons que l’édit du feu Roi de Glorieuse Mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles ; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens.

Article 2

Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d’en avertir dans huitaine au plus tard les gouverneurs et intendants desdites îles, à peine d’amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable.

Article 3

Interdisons tout exercice public d’autre religion que la religion catholique, apostolique et romaine. Voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos commandements. Défendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicules, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine qui aura lieu même contre les maîtres qui lui permettront et souffriront à l’égard de leurs esclaves. […]

Article 12

Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents. […]

Article 16

Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres de s’attrouper le jour ou la nuit sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l’un de leurs maîtres ou ailleurs, et encore moins dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine de punition corporelle qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lys ; et, en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes, pourront être punis de mort, ce que nous laissons à l’arbitrage des juges. Enjoignons à tous nos sujets de courir sus aux contrevenants, et de les arrêter et de les conduire en prison, bien qu’ils ne soient officiers et qu’il n’y ait contre eux encore aucun décret. […]

Article 35

Les vols qualifiés, même ceux de chevaux, cavales, mulets, bœufs ou vaches, qui auront été faits par les esclaves ou par les affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort, si le cas le requiert. […]

Article 38

L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; s’il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et, la troisième fois, il sera puni de mort. […]

Article 44

Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d’aînesse, n’être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire…

Le texte intégral, révisé sous Louis XV et publié par les Imprimeries Royales en 1727, est disponible sur le site de la Bibliothèque Nationale de France (BnF) [GALLICA.BNF.FR]


“Le Code noir est le texte juridique le plus monstrueux de l’histoire moderne…”

Promulgué par Louis XIV en 1685, le Code noir réglemente l’esclavage des Noirs aux Antilles, en Louisiane et en Guyane. Pour en savoir plus sur cette infamie légale, le magazine Historia a rencontré Louis Sala-Molins, exégète impitoyable du texte et pourfendeur de toutes les hypocrisies abolitionnistes.

H. Qu’est-ce que le Code noir et quels en sont les principes ?

L.S-M. C´est à l´initiative de Colbert, l’homme des grandes réglementations, que l’on va produire des mémoires sur la situation des esclaves et des plantations. Deux rédacteurs – Charles de Courbon, comte de Blénac, et Jean-Baptiste Patoulet – vont s´y atteler en s’inspirant des pratiques esclavagistes des Espagnols en terre d’Amérique. Le Code, promulgué par Louis XIV en 1685, se compose de soixante articles qui gèrent la vie, la mort, l’achat, la vente, l’affranchissement et la religion des esclaves. Si, d´un point de vue religieux, les Noirs sont considérés comme des êtres susceptibles de salut, ils sont définis juridiquement comme des biens meubles transmissibles et négociables. Pour faire simple : canoniquement, les esclaves ont une âme ; juridiquement, ils n’en ont pas.

Les soixante articles peuvent être compartimentés en fonction de thématiques allant de la religion unique, qui condamne le concubinage, impose le baptême et régit le mariage et l’inhumation des esclaves, à la réglementation de leurs allées et venues, de leur nourriture et de leur habillement, en passant par l’incapacité de l’esclave à la propriété ; son incapacité juridique ; sa responsabilité pénale ; les délits de fuite et de recel ; la justice et le maître face aux esclaves ; l’esclave en tant que marchandise ; l’affranchissement et ses conséquences ; les fautes impliquant le retour à l’esclavage. Les principes essentiels de ce code établissent la déshumanisation de l’esclave, tant sur le plan juridique que civil, et la contrainte théologique qui s’exerce sur sa volonté. Avec la mise en place du Code noir, Louis XIV abandonne complètement l’esclave à son maître. La chosification et la bestialisation sont totales. Le roi se limite à adresser une recommandation à ses sujets pour qu’ils ne malmènent pas leur “propriété” qui est aussi leur “patrimoine”.

H. Dans quel contexte politico-économique apparaît-t-il ?

L.S-M. Le Code noir s’inscrit dans une période de raidissement du catholicisme contre-réformiste. C´est l’époque de la révocation de l’édit de Nantes auquel se substitue l’édit de Fontainebleau. C’est aussi une période de mainmise des jésuites sur des hommes et des femmes qui entourent Louis XIV. Politiquement et économiquement parlant, Colbert désire terminer son travail de réglementation juridique et commerciale. En effet, dans les colonies antillaises, les colons n’en font qu’à leur tête. Il apparaît donc urgent de contenir cet esprit frondeur en réaffirmant la souveraineté de l’Etat dans les terres lointaines. Lorsque le Code est établi, le commerce colonial de la France subit la rude concurrence du commerce britannique. Il faut faire mieux ou au moins aussi bien que les Anglais. En ce sens, le Code noir table sur une possible hégémonie sucrière de la France en Europe. Pour atteindre ce but, il faut prioritairement conditionner l’outil esclave.

H. Quel mode opérationnel l’esclavagisme emprunte-t-il avant qu’on le théorise et qu’on le légalise ?

L.S-M. Sous Louis XIII et Richelieu, la France en est encore à lorgner sur les pratiques esclavagistes bien huilées de la partie espagnole de l’île de Saint-Domingue. Avant la codification, les Français improvisent au coup par coup. La marchandisation des esclaves se fait de façon brutale. Elle obéit à la loi du marché. Le Code noir prétend réglementer une gestion dont le bon plaisir du maître est la clé. Un bon plaisir qui se retrouve dès lors subordonné à celui du roi, avec les conséquences suivantes : le bon plaisir du roi étant légalisé, les caprices de tel ou tel maître deviennent réprimables. Notons qu’ils ne seront jamais réprimés. On en arrive à une aberration : pour la première fois dans l’histoire moderne cohabitent les mots droit et esclavage dans un ensemble homogène de lois. Je considère le Code noir comme le texte juridique le plus monstrueux de la modernité.

H. Les hommes d’Eglise du XVIIe siècle se réfèrent à la Bible pour légitimer l´esclavage. Quels arguments mettent-ils en avant ?

L.S-M. Il y a en effet un florilège de textes bibliques légitimant l’esclavage auxquels hommes d’église et érudits se réfèrent. Les théologiens font grand cas, aujourd’hui, des passages de la Bible où il est question de l’affranchissement des esclaves des Hébreux tous les sept ans (Genèse XVII, 12-13, 23 et 27 ; Exode XXI, 1-21 ; Deutéronome XV, 12-18). En revanche, ils taisent ce passage du Lévitique (Lévitique XXV, 44-66), qu’ils évoquaient alors constamment parce qu’il légitime l’esclavage au sens le plus fort : interdiction aux juifs de mettre des juifs en esclavage, mais ordre aux juifs de se procurer des esclaves, et dans les nations qui les entourent et chez les enfants des hôtes résidant chez eux, qu’ils soient nés ailleurs ou en territoire juif : “Ils seront votre propriété et vous les laisserez en héritage à vos fils après vous pour qu’ils les possèdent à titre de propriété perpétuelle. Vous les aurez pour esclaves. Mais sur vos frères, les enfants d’Israël, nul n’exercera un pouvoir arbitraire.” Voilà pour le principe. Mais quel rapport entre la Bible et les Noirs africains ?

L’africanisation de Canaan apparaît comme une autre clé de légitimation. Les origines de la légende noire de Canaan remontent à l´époque de Noé. Celui-ci décide, après le Déluge, de planter une vigne. Il en tire du vin, le boit, se saoule, et se met tout nu. Un de ses trois fils, Cham, l’aperçoit ainsi dévêtu. Il rigole et part raconter ce qu’il a vu à ses frères. Ces derniers prennent un voile, vont à reculons vers leur père pour ne pas le voir et couvrent sa nudité. Puis ils lui racontent les moqueries dont il a été l’objet. Noé est furieux. Il décide de maudire Cham. Problème : il l’a déjà béni. Alors il décharge toute sa colère sur Canaan, le fils de Cham. Il condamne Canaan à être l’esclave de ses frères. C’est la première fois que le mot “esclave” apparaît dans la Bible. Une vieille tradition rabbinique, très tôt reprise par les exégètes chrétiens, risque une géographie post-diluvienne de l’éparpillement des hommes sur terre en partant des trois enfants de Noé : aux descendants de Sem (les Sémites), les rives orientales et méridionales de la Méditerranée ; à ceux de Japhet (les Japhétites), les rives septentrionales et occidentales de cette mer ; à ceux de Cham (les Chamites), les terres inconnues de l’Afrique, aussi loin qu’elles s´étendent. Fils unique de Cham, Canaan devient la souche de toute la population noire… Conclusion : les Noirs héritent tout naturellement de l’esclavage. Aussi simple que cela, et pour l’exégèse juive et pour l’exégèse chrétienne. Dans cette tradition blanco-biblique, l’esclavage des Noirs est parfaitement légitimé et la traite apparaît dès lors comme un moyen providentiel de christianisation.

H. Dans votre ouvrage Le Code noir ou le calvaire de Canaan , vous dites qu’à l´orée de la philosophie, l’esclavage est donné comme allant de soi. Est-ce à dire que l’asservissement est un corollaire des sociétés issues de la culture gréco-romaine ?

L.S-M. La thématique de l’asservissement est banale chez Platon. Dans les Lois, il fait apparaître l’esclave dans un chapitre concernant… les objets perdus. Que faire quand on trouve un esclave perdu ? On le rend tout simplement à son maître. La question de l’esclavage est acceptée et non raisonnée chez Platon. Elle est argumentée chez Aristote qui défend tranquillement l’existence d’un esclavage naturel, à ne pas confondre avec celui dont la source est la captivité pour faits de guerre ou de razzia. Pour Aristote, en toute logique, les fils des esclaves par captivité naissent aussi naturellement esclaves que ceux des esclaves naturels. Et la philosophie ne s’en porte pas plus mal… On s’aperçoit à les lire que ce qui préoccupe ces penseurs, ce n’est pas de savoir si l’esclavage est juste ou injuste, mais d’éviter que la vertu du maître ne périclite au contact de la nature résolument vicieuse de l´esclave.

H. Vous parlez de l’obscénité du silence des philosophes des Lumières sur la question de l’esclavage. Pourquoi ce mutisme ?

L.S-M. Les Lumières se moquent du catéchisme qui pose le principe de “tout homme image de Dieu” induisant une égalité fondamentale. Net et clair en langage d’aujourd’hui : les Noirs portent le péché de Canaan, et sont donc légitimement esclaves ; mais, “images de Dieu“, ils sont anthropologiquement aussi parfaits que les Blancs et parfaitement évangélisables.

Ce schéma est en radicale contradiction avec le soubassement épistémologique des philosophes des Lumières. En leur temps, la science anthropologique, c´est Buffon. Avec Buffon apparaît une rude hiérarchisation des races. Les Noirs jouent des coudes avec les orangs-outans pour occuper le palier le plus bas de la pyramide des races. Buffon voit dans le Blanc une perfection éthique, esthétique, physique. Quand les philosophes évoquent la perfectibilité et la dégénérescence, ils parlent pour le Blanc de perfectibilité morale. Pour les Noirs, anthropologiquement dégénérés, il s’agit d´une perfectibilité qui leur permette de se blanchir. Ce qui pour les Blancs est d’ordre purement moral est pour les Noirs d’ordre anthropologique. Les Lumières critiquent ici et là les excès des violences inutiles perpétrées par les négriers, mais à aucun moment elles ne remettent clairement en question et jusqu’au bout le principe de l’esclavage des Noirs. Il y a comme une incapacité, pour ces gens de lettres cimentés dans les schémas de Buffon, de voir les Noirs autrement qu’en dégénérescence et en attente d´un improbable mouvement vers l’accomplissement parfait du Blanc.

Prenez le cas de Diderot et de Raynal. Malgré leurs belles paroles, ils ne sont pas les derniers à toucher des dividendes sur l’esclavage. Ils montrent par leur pratique qu’on peut pleurer sur le triste sort fait aux esclaves noirs tout en engageant de l’argent dans les compagnies négrières et en touchant des bénéfices.

Autre exemple : Condorcet. Réputé pour avoir combattu l’esclavage, il propose pourtant un moratoire de soixante-dix ans entre la date où on décrète que l’esclavage est une monstruosité et le moment où l’esclave va être traité comme un homme. Il demande aussi qu’il y ait quinze ans pendant lesquels le travail de l’esclave dédouanera le maître des frais d’achat et de formation de l’esclave avant son affranchissement. Pour rassurer les maîtres qui s’inquiètent de savoir qui va travailler leurs terres, Condorcet arguë que les esclaves affranchis ne savent rien faire d´autre que les travaux agricoles. Les anciens maîtres pourront continuer à les exploiter commodément. Notre grand penseur a l’élégance de leur rappeler que les travaux des champs pouvant être faits par n’importe qui, les salaires y sont beaucoup plus bas que partout ailleurs… Je sais bien qu’il est de bon ton de s’extasier sur l’abolitionnisme de Condorcet. Si, au pays des aveugles, le borgne est roi, au pays des esclavagistes en jabot et dentelles, il n’est pas interdit d’admirer la rhétorique retorse de celui qui peste contre l’esclavage, mais demande soixante-dix ans pour l’abolir, qui déclare plus tard, en chorus avec les Amis des Noirs, vouloir la fin de la traite, non celle de l’esclavage, et conclut qu’il serait sage d´affranchir les métis, au sang rédimé par le sang des Blancs, et que les Noirs pourront toujours attendre. Je n’invente rien. Condorcet a écrit en 1788 Réflexions sur l’esclavage des nègres. Il suffit de lire.

H. Parlez-nous de la théorie des climats, qui là encore justifie l’esclavage de façon extravagante…

L.S-M. Pour la France, cette théorie naît au XVIIIe siècle avec Montesquieu. Mais, deux siècles avant, l’écrivain espagnol Las Casas ironise sur les fondements de la théorie posés par Ptolémée de Lucques au XIVe siècle. Ce dernier se livre à des calculs sur les rapports entre les astres et les hommes, les saisons et les hommes, les régions et les hommes. Ptolémée de Lucques affirme par exemple que les Indiens vivent dans des latitudes et des longitudes qui influent sur leur psychologie, il en va de même pour les Noirs.

Et d’ajouter que l’intensité de l’ensoleillement a un impact direct sur l’assoupissement des esprits. Las Casas s’amuse au XVIe siècle à faire tourner le globe terrestre. Il en conclut qu’en France, si l’on s’en tient à ces calculs longitudinaux, les Francs-Comtois feraient de bons esclaves !

Pour Montesquieu, le climat fait les hommes. Les hommes font les lois, mais ils les font en fonction de ce qu’exigent les climats. Il conclut que s´il y a un esclavage naturel, c’est climatiquement chez les Noirs qu’on le trouve. Le gouvernement qui leur convient est la tyrannie, seule à même de les mettre au travail. Pour les climats tempérés, il préconise la République ! La théorie des climats chez Montesquieu et la hiérarchisation des races chez Buffon relèvent de la même logique. Sous l’influence de ces deux critères, les Lumières se fourvoient complètement. Je regrette que les philosophes de ce temps n’aient pas gardé un œil critique sur ce que pouvait l’égalité adamique qui permettait de mettre de côté toutes ces foutaises.

H. A partir de quel moment, d’un point de vue politique, commence-t-on à condamner l’esclavage ?

L.S-M. L’un des déclics, c’est l’implantation de l’Angleterre en Inde. A partir de ce moment, il va y avoir une réflexion d’ordre économique de laquelle naîtra une dérive idéologique. En acquérant d’autres sources de travail, de main-d’oeuvre, d’exploitation et de commerce, l’Angleterre peut s’offrir quelques velléités humanistes du côté de ses îles. On passe alors rapidement à la physiocratie et à l’idée selon laquelle on peut récupérer autant de biens par un travail salarié que par un travail d’esclave. On en arrive même à se demander si l’esclavage ne coûte pas plus cher que le travail salarié. Cela coïncide en France avec la poussée pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Les Amis des Noirs s’engagent nettement contre la traite, l’abbé Grégoire en tête. Mais il s’agit d’un abolitionnisme par étapes et purement raciste, nous l’avons vu chez Condorcet.

Quid de l’abolition décrétée par la Convention en février 1794 ? Elle vient après la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue en 1791, après que Toussaint-Louverture a arraché, les armes à la main, l’abolition dans son île en 1793, et alors que l’Angleterre pousse de toutes ses forces pour s’implanter dans la région. “Citoyens, c’est aujourd’hui que l’Anglais est mort ! Pitt et ses complots sont déjoués ! L’Anglais voit s’anéantir son commerce.” Ça, c’est le commentaire de Danton. Le commerce, donc, et pas la morale…

H. Dans quel climat idéologique intervient l’abolition de 1848 ?

L.S-M. L´Angleterre contrôle la mer et impose une politique d’abandon de la traite. La France rechigne mais se résigne sous la pression. Cela étant, le débat sur l’abolition ne concerne que les érudits et n’intéresse pas l’opinion. Victor Schoelcher n’est pas, dès le départ, partisan de l’abolition immédiate. Il propose, lui aussi, un moratoire. Mais, en se rendant aux Antilles, il prend conscience des conditions de vie déplorables des esclaves et de la réalité du marronnage. Il craint l’explosion et donne l’alerte. En rentrant en France, il prône l’abolition sans délai.

H. Quelle place occupe aujourd’hui le Code noir dans les manuels scolaires ?

L.S-M. Une place minime, et c’est bien ce que je déplore…”


“Né en Catalogne en 1935, Louis Sala-Molins vit en dictature franquiste jusqu’à vingt ans et, à cet âge, il a la chance de pouvoir quitter son pays. Sa formation universitaire le conduit en Italie, en France et en Allemagne. C’est à la Sorbonne d’abord -où il a la chance et l’honneur d’être l’assistant puis le successeur de Vladimir Jankélévitch– et, en fin de parcours, à Toulouse, au plus près de sa Catalogne natale, qu’il exerce sa charge de professeur de philosophie politique. Ses recherches et l’essentiel de ses publications portent sur les partouzes de la philosophie, de la théologie et du droit dans le confort douillet du dogmatisme. Il essaie de comprendre deux épisodes, particulièrement longs et ragoûtants, parmi les plus scandaleux de ces coucheries : l’inquisition romaine et ses réglementions, contemporaines du Moyen Age, de la Renaissance et de la Modernité ; la traite de signe chrétien, l’esclavage des Noirs et leurs codifications, contemporaines des Lumières. A ces réglementations et à ces codifications il a consacré plusieurs de ses ouvrages. Louis Sala-Molins est professeur émérite de philosophie politique à l’Université de Paris I et de Toulouse II. Il a publié, entre autres : Le Code Noir ou le calvaire de Canaan (Paris : PUF, 1987). [d’après BABELIO.COM]


D’autres contrats sociaux à débattre…

Trois raisons de (re)lire “L’art de la joie” de Goliarda Sapienza (1924-1996)

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[…] Mais l’amour n’est pas absolu et pas d’avantage éternel, et il n’y a pas seulement de l’amour entre un homme et une femme, éventuellement consacré. On peut aimer un homme, une femme, un arbre et peut-être même un âne, comme le dit Shakespeare.
Le mal réside dans les mots que la tradition a voulu absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir. Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux… et puis, les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux, et surtout écarter pour ne plus m’en servir ceux que l’usage quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation. […]


[…] Et il m’apprit. Tous les matins, juste après l’aube, d’abord à comprendre le cheval, et puis, là chez lui, dans cette petite pièce nue et embaumant le tabac :  “C’est comme avec le cheval. Tu dois serrer tes cuisses autour de moi, et tu dois bouger avec moi. C’est comme faire le cheval et le cavalier. Laisse-toi aller, ma fille, ne te pétrifie pas comme ça, comme si je voulais te tuer. Maintenant tu connais l’animal, et je veux te donner du plaisir comme tu m’en donnes à moi. Tu vois, ma fille, l’amour n’est pas comme le disent tant d’hommes qui n’en sont pas et aussi des femmes qui ne sont pas des femmes, et qui se précipitent d’un côté à l’autre sans presque rien sentir. Avec l’amour, quand tu le trouves… à moi, ça m’est arrivé une seule fois… non, pas avec la mère de Béatrice, cette malade de la tête come tous ceux du palais, pleine de manies, un jour elle voulait et puis elle pleurait… non, avec une femme, une vraie, que j’ai eue pendant des années ; et puis je l’ai perdue. Mais ce n’est pas ça que je voulais te dire. La vérité, c’est quand tu trouves la femme ou l’homme qu’il te faut, alors il faut absolument arriver à s’entendre. Le corps est un instrument délicat, plus qu’une guitare, et plus tu l’étudies et plus tu l’accordes à l’autre, plus le son devient parfait et fort le plaisir. Mais il faut que tu l’aides et que tu m’aides. Il ne faut pas que tu aies honte.” […]


Le vent de ses yeux m’emporte vers lui, et même si mon corps immobile résiste, ma main se retourne pour rencontrer sa paume. Dans le cercle de lumière la vie de ma main se perd dans la sienne et je ferme les yeux. Il me soulève de terre, et dans des gestes connus l’enchantement de mes sens ressuscite, réveillant à la joie mes nerfs et mes veines. Je ne m’étais pas trompée, la Mort me surveille à distance, mais juste pour me mettre à l’épreuve. Il faut que j’accepte le danger, si seul ce danger a le pouvoir de rendre vie à mes sens, mais avec calme, sans tremblements d’enfance.


“Roman majeur de la littérature italienne, ce chef-d’œuvre vient d’être réédité aux éditions Le Tripode. Une occasion de se (re)plonger dans les aventures de l’héroïne Modesta, qui transgresse les règles afin de découvrir le plaisir spirituel et charnel.
1998 est l’année de naissance officielle de L’Art de la Joie, roman majeur de la littérature italienne, fruit de l’imagination d’une femme de lettres, de théâtre et de cinéma, anarchiste et passionnée. Cette année-là, les éditions Stampa Alternative publient, en très peu d’exemplaires, le roman que Goliarda SAPIENZA porte depuis toujours. En réalité, ce chef-d’œuvre est né bien avant, dans la douleur de dix années d’écriture, entre 1967 et 1976. Et l’éditrice française Viviane Hamy lui a donné une troisième naissance, posthume et triomphale, avec la publication de sa traduction française, en 2005. Une constellation d’admirateurs s’illuminait alors que la réédition du roman, dix ans plus tard, aux éditions Le Tripode, devrait faire grandir, pour au moins trois raisons que voici :

Les premières pages marquent à jamais

Le roman s’ouvre sur trois scènes cathartiques inoubliables. La première fait quelques lignes, écrites à la machette. L’héroïne, Modesta, se présente en déchirant le blanc de la page, elle déboule avec un souvenir de ses quatre ans, au bout d’un bâton de bois, et un panoramique cinématographique remonte jusqu’à sa mère, dont «les cheveux de lourds voile noir sont couverts de mouches», et sa sœur trisomique qui «la fixe de deux fentes sombres ensevelies dans la graisse». Goliarda Sapienza fait les présentations en nous propulsant dans l’arène d’une enfance scandaleuse.
Puis viennent deux scènes de dépucelage précoce. La première avec un prince charmant mais rustre qui assure les préliminaires dans la campagne, et fait découvrir à Modesta «cette étrange fatigue, une fatigue douce pleine de frissons qui empêche de sombrer». La seconde avec un ogre incestueux, qui assure la conclusion traumatisante, et transforme son corps en charpie, donnant raison à sa mère, qui l’avait prévenue : «les hommes ne cherchent que leur plaisir, ils te démolissent de fond en comble et ne sont jamais rassasiés».
Ces trois déflagrations successives empêchent de refermer le livre. On erre ensuite, en état de choc, dans 600 pages ravagées par un même feu. Et on se dit que seul le cinéaste Bruno Dumont pourrait restituer la violence dévastatrice de ce texte, cru, abrasif, extralucide.

Modesta

Modesta, un prénom rare, mystérieux, comme celui de Goliarda, qui valut tant de quolibets à la romancière, pendant son enfance… Quelques lecteurs fervents de L’Art de la Joie ont certainement appelé leur fille comme cela. Dans le livre, on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment modeste, cette Modesta qui se fait parfois appeler Mody, ce qui ne lui va guère, sauf si on rapproche le surnom du «muddy» anglais, qui signifie «boueux». Dans la fange d’une existence poisseuse d’avilissements, d’humiliations, de trahisons, Modesta continue de briller de mille feux. Non, décidément, Modesta n’est pas du genre à baisser les yeux pudiquement dans un coin, et à se faire oublier. Sans doute Goliarda Sapienza a-t-elle voulu jouer sur le paradoxe d’une femme mouvante, sculptée par les expériences, les rencontres, les épreuves, qui jamais ne se rebelle frontalement, mais toujours se relève de ses cendres. Le livre la regarde vieillir, avancer vers la mort, sans perdre une once de lumière, «parce que la jeunesse et la vieillesse ne sont qu’une hypothèse, ton âge est celui que tu te choisis, que tu te convaincs d’avoir». Rien que pour elle, pour cette rencontre unique avec une femme d’exception, le roman vaut qu’on s’y perde, qu’on s’y noie… D’ailleurs, Modesta ne sait pas nager. Elle en nourrit un grand complexe, mais quand elle se jette à l’eau, dans tous les sens du terme, la victoire est totale, et le bond en avant, incommensurable. Comme quand on achève la lecture de ce livre inclassable et foisonnant, arrimé à cette héroïne hors du commun.

Naissance d’une conscience

L’art de la joie est un roman historique très particulier. Née le 1er janvier 1900, Modesta traverse toute la première moitié du XXe siècle. Comme la petite sirène devenue femme, chaque pas l’électrise de douleur, mais elle avance vers son destin, persuadée que la vie est une métamorphose de chaque instant. La pauvreté dans sa petite enfance, l’emprise de l’Eglise dans son adolescence, quand le couvent la recueille après son viol, la bisexualité assumée pendant sa jeunesse, puis la découverte du communisme et de la maternité, à l’âge adulte : le monde change, et Modesta évolue en profondeur, tout en restant fidèle à sa nature, exceptionnelle d’énergie.

Goliarda Sapienza excelle à la mettre dans une série de situations d’enfermements, dont elle se sort toujours avec grâce et panache. La romancière connaîtra d’ailleurs elle-même la prison, pour avoir volé des bijoux dans une soirée, et en tirera ensuite deux livres pénétrants, à la fois sociologiques et poétiques, qu’il faut lire en complément : L’Université de Rebbibia et Les Certitudes du doute.”

Lire tout l’article de Marine LANDROT sur TELERAMA.FR (5 mai 2015)


[Radio] Goliarda Sapienza, la Madone indocile : Une vie, une œuvre

Photographie : © Fonds Goliarda Sapienza. Production : Irène Omélianenko. Une émission de Julie Navarre, réalisée par Jean-Philippe Navarre. Prise de son : Alexandre Dang. Mixage : Alain Joubert. Traduction : Nathalie Castagné. Documentation Ina : Linda Simhon. Lectures : Julie Navarre. Liens internet : Annelise Signoret. Diffusion sur France Culture le 14 avril 2018.

“Née dans une Italie fasciste, prise dans l‘ébullition des années soixante-dix puis des années de plomb, tour à tour résistante, comédienne, internée, romancière, prisonnière, Goliarda Sapienza a fait de sa vie une ode à la liberté et à l’écriture. Elle est morte avant de voir son œuvre reconnue. Goliarda Sapienza est née en 1924 dans une famille nombreuse recomposée. Fille de militants antifascistes absorbés par leur combat politique, elle grandit libre dans le désordre et les troubles de l’avant-guerre. À 16 ans, elle reçoit une bourse pour suivre les cours de L’Académie d’Art Dramatique de Rome, mais l’occupation allemande la pousse à entrer en résistance. À la libération, Goliarda Sapienza va se consacrer à nouveau au théâtre et au cinéma. Comédienne et professeur de théâtre reconnue, compagne du cinéaste Francesco Maselli, amie de Luchino Visconti, elle va finalement renoncer à ses premières passions pour épouser l’écriture. Suite à un séjour de plusieurs mois en hôpital psychiatrique, puis à une psychanalyse, elle entreprend un premier cycle de textes autobiographiques intitulé “L’autobiographie des contradictions”. Se vouant totalement à l’écriture, Goliarda donne naissance à Modesta. L’héroïne de “L’Art de la joie” – autodidacte, libre penseuse, amoureuse passionnée et sensuelle – va prendre forme au creux d’une vie frugale. Le tumulte du monde, l’enfance et la vie de Goliarda, mais aussi son insoumission, se couchent sur des pages et des pages et prendra fin dix ans plus tard en 1976. Monument littéraire, fulgurance conçue dans la solitude, “L’Art de la joie” ne trouvera pas d’éditeur ; l’héroïne-double de Goliarda Sapienza est trop libre et transgressive pour l’Italie conservatrice des années quatre-vingt. À la suite d’un vol de bijoux, elle est arrêtée et condamnée à de l’emprisonnement. Paradoxalement, c’est dans cette expérience carcérale (qu’elle a elle-même provoquée) qu’elle va puiser force et consolation. Subversive jusqu’au bout, ce sont les prostituées, les droguées, ou une jeune révolutionnaire qu’elle aimera passionnément, qui vont lui inspirer ses derniers récits-testaments. Elle meurt quasiment méconnue en 1996. Il faudra attendre la traduction de “L’Art de la joie” en France, par les éditions Viviane Hamy en 2005, pour que son pays reconnaisse la puissance créatrice de Goliarda Sapienza, la Madone indocile.

Intervenants : Angelo Pellegrino, écrivain, comédien, dernier compagnon de Goliarda Sapienza. Nathalie Castagné, écrivain, traductrice. Frédéric Martin, éditeur. Florence Lorrain, libraire à “L’Art de la joie”.

Bibliographie de Goliarda Sapienza : “Le fil d’une vie” (Viviane Hamy), “L’Art de la joie” (Le Tripode), “L’Université” de Rebibbia” (Le Tripode), “Les certitudes du doute” (Le Tripode), “Moi, Jean Gabin” (Le Tripode), “Rendez-vous à Positano” (Le Tripode). Livre d’Angelo Pellegrino : “Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue” (Le Tripode).”

Source : France Culture


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