HODLER, Ferdinand (1853-1918)

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“Plus je m’approche de la grande Unité, plus je veux que mon art devienne simple et grand.”

[MOREEUW.COM] L’artiste peintre suisse Ferdinand HODLER naît le 14 mars 1853 à Berne. Il est considéré de son vivant comme l’un des chefs de file de la modernité. Ferdinand Hodler décède le 19 mai 1918 à Genève.

La mère de Ferdinand Hodler meurt en 1867, le laissant orphelin à 14 ans. De 1868 à 1870, il effectue son apprentissage à Thoune chez le peintre Ferdinand Sommer. En 1871, Ferdinand Hodler se rend à Genève pour y copier les tableaux d’Alexandre Calame et de François Diday.

Ferdinand Hodler vit à Genève jusqu’à sa mort en 1918, mais il accomplit, après des débuts difficiles, une carrière européenne, jalonnée de scandales et de succès. Membre des grandes Sécessions, il voit son œuvre saluée à Vienne, Berlin et Munich à partir des années 1900.

Mais, c’est Paris qui lui offre sa première consécration en 1891 lorsqu’il y présente son tableau manifeste, La Nuit (1889-1890), interdit d’exposition pour inconvenance par la ville de Genève. Salué par Puvis de Chavannes, Rodin et la critique française, ce tableau lance la carrière internationale de Hodler et en fait un des représentants majeurs du symbolisme.

Au tournant du siècle, Zurich, Genève, Iéna ou Francfort lui passent d’importantes commandes publiques qui sont autant d’occasions pour l’artiste d’expérimenter son goût pour une peinture simplifiée, monumentale et décorative. Il met en scène des épisodes fondateurs de l’histoire de la Confédération suisse (La bataille de Morat, 1917) et des figures emblématiques comme les faucheurs et bûcherons.

Ferdinand Hodler s’impose ainsi dès la fin des années 1890 comme le peintre national suisse par excellence. Dans sa peinture de paysage, il s’attache à magnifier la nature, et en particulier les montagnes, renouvelant profondément le genre. La fidélité à la topographie des lieux s’accompagne d’une stylisation rigoureuse, imposant Hodler comme un paysagiste hors pair, à l’égal de Cézanne.

Convaincu que la beauté repose sur l’ordre, la symétrie et le rythme, Ferdinand Hodler fonde ses compositions sur ce qu’il appelle le “parallélisme” (“répétition de formes semblables“).

Ferdinand Hodler est également un portraitiste profondément novateur : en témoignent des effigies de collectionneurs (Portrait de Gertrud Müller, 1911), de poètes et de critiques qui l’ont soutenu, mais aussi des autoportraits sans concession (Autoportrait aux roses, 1914), qui préfigurent le cycle de Valentine, sans équivalent dans l’histoire de l’art. De sa compagne à l’agonie, Hodler tire entre 1914 et 1915 une série de portraits qui sont autant de témoignages bouleversants de l’avancée de la maladie et de la mort (Valentine sur son lit de mort, 1915). Après ce cycle, Hodler poursuit sa méditation sur la mort à travers une série de vues presque abstraite du lac de Genève où culmine la quête de simplicité et d’unité que le peintre n’a cessé de radicaliser.

Expositions Ferdinand Hodler (sélection)

      • 2013 : Ferdinand Hodler – Fondation Beyeler, Bâle,
      • 2007 : Ferdinand Hodler – Musée d’Orsay, Paris. L’exposition du musée d’Orsay a pour ambition de redéfinir les sources et la géographie de l’art moderne et de contribuer à rendre à Ferdinand Hodler la place centrale qui fut la sienne au sein des avant-gardes européennes du tournant du XXe siècle. Lié au symbolisme, Hodler a en effet ouvert des voies décisives vers l’abstraction mais aussi l’expressionnisme. L’exposition rassemble 80 tableaux majeurs jalonnant la carrière de l’artiste, à partir du milieu des années 1870 jusqu’aux paysages ultimes de 1918 : tous les genres abordés par le peintre, grandes compositions de figures symbolistes, tableaux d’histoire, paysages et portraits sont représentés. Deux cabinets d’arts graphiques, autour des compositions symbolistes (Le Jour III, 1909-10 et la Vérité II, 1903) et des peintures d’histoire, permettent de comprendre les processus de création de Hodler, dessinateur inlassable. Une quarantaine de photographies, prises par des proches et en particulier par Gertrud Dubi-Müller, amie, collectionneuse et modèle de Hodler, nous font entrer dans l’atelier du peintre.
      • 2005 : Ferdinand Hodler et Genève – Musée Rath, Genève. Le Musée d’art et d’histoire de Genève possède une des collections publiques consacrées à Ferdinand Hodler parmi les plus significatives pour la compréhension de sa trajectoire, tant par le nombre d’œuvres que par la richesse thématique représentée. L’ensemble comprend 142 peintures, 657 dessins, ainsi que 241 carnets de dessins. La collection illustre non seulement tous les thèmes abordés par l’artiste – que ce soient les portraits, les autoportraits, les scènes de genre, la peinture d’histoire, le symbolisme ou encore le paysage -, mais également l’ensemble des étapes qui se succèdent dans sa pratique artistique. Le parcours chronologique débute, en effet, par une des toutes premières “vues suisses”, réalisée alors qu’il est apprenti chez Ferdinand Sommer à Thoune, et s’achève avec un dernier paysage, laissé inachevé sur le chevalet face à cette rade de Genève qu’il a peinte jusqu’à son dernier souffle. La collection que conserve le Musée d’art et d’histoire est trop vaste pour y être exposée intégralement. Mise en résonance avec un nouvel accrochage dans les salles de Charles-Galland, l’exposition Ferdinand Hodler et Genève, collection du Musée d’art et d’histoire, présentée au Musée Rath, réunit un ensemble de plus de 80 toiles de ce fonds et sera, à la suite de Ferdinand Hodler. Le paysage, l’occasion d’une redécouverte des aspects essentiels de la recherche menée depuis Genève par Ferdinand Hodler tout au long de sa vie.

“Femme joyeuse”, ca. 1911 © hiltiartfoundation.li

Ferdinand Hodler, de la Nuit à la lumière

[EXPOREVUE.COM] Considéré de son vivant comme un peintre important de la modernité, son parcours est parsemé de succès et de scandales. Il prit effectivement part à de nombreuses expositions sécessionnistes, invité notamment à Vienne par Koloman Moser ou à La Libre Esthétique de Bruxelles.

S’attachant d’abord aux thèmes des paysages et de la figure dans un style réaliste, il se dirige ensuite vers le symbolisme en élaborant sa propre théorie esthétique dès 1897, s’inspirant entre autres des travaux de Puvis de Chavannes. Celle-ci est conçue sur l’observation des parallélismes, répétitions et effets de symétrie comme étant des lois immuables de la nature, à partir desquelles il construit ses compositions.

Mais Hodler précise toutefois : “Le dessin et la couleur sont mes seuls moyens d’expression. La signification intime de mes œuvres est représentée directement par la ligne, la composition et la couleur, il n’y a rien à deviner, il n’y a qu’à voir. Je ne suis ni allégoriste, ni danseur de cordes, ni symboliste car mes œuvres ne représentent rien de surnaturel, d’invisible, qu’il faille expliquer ; ce n’est que la vérité telle que je la vois. Je suis un synthétiste.” (Loosli, 1921-1924, repris in Ferdinand Hodler (1853-1918))

Après des débuts modestes et souvent difficiles, le succès viendra du scandale que suscite la présentation à Genève de La Nuit (1889-1890), l’une des toiles majeures présentées à Orsay. Cette œuvre monumentale représente l’artiste assailli par une inquiétante figure drapée de noir, alors que six autres personnages sont allongées autour de lui, dont sa femme et sa maîtresse. Cette dernière est présentée de dos dans une nudité qui fut jugée indécente à Genève et conduisit à sa censure.

Avec plus d’une centaine d’autoportraits, l’exposition démontre le rôle important de l’introspection dans l’œuvre de Hodler et permet d’en retracer son évolution artistique. La série de toiles et de dessins réalisée au cours de l’hiver 1914 lors de la maladie et de l’agonie de sa maîtresse Valentine Godé-Darel, nous introduit presque de manière indécente dans leur intimité, mais aussi dans la vision du peintre de la maladie, du corps et finalement de la mort de celle qu’il a aimé. Par l’acidité de certaines couleurs, de traits acérés et anguleux, ses figures évoquant parfois des portraits et autoportraits d’Egon Schiele, il trace âprement les contours des corps, telles de sèches arrêtes, douloureux contenant physique et mortel.

Avec ses paysages, le peintre propose une alternative à l’impressionnisme à travers laquelle se devine déjà la montagne Sainte-Victoire de Cézanne, comme est également perceptible une certaine filiation avec la peinture romantique allemande tel que Friedrich. Ses paysages sont directement tirés de son environnement immédiat avec un sentiment de grandiose et de sublime, accentués par des formats monumentaux d’où se dégagent la prédominance du vide sur la matière et les vibrations de la couleur. Leur construction, dont il réduit les lignes à l’essentiel pour en extraire la beauté naturelle, peut également s’apparenter à la série d’arbres de Mondrian. Dans le contexte de la rétrospective, l’actualité de sa peinture est soulignée par le parallèle établi avec le peintre Helmut Federle, dont l’œuvre 4,4 The Distance (2002) y est exposée.

En quête d’une reconnaissance artistique et critique sur la place de Paris tout au long de sa vie, cette rétrospective permet de le resituer dans cette période de l’histoire de l’art et met en lumière les nombreuses correspondances à établir avec ses contemporains et successeurs. Tourments, sensibilité, émotion, principaux moteurs de la peinture de Ferdinand Hodler, en font un artiste universel et intemporel.

Jennifer Beauloye, Paris, décembre 2007


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | sources : moreeuw.com ; exporevue.com | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Hodler F., Lac de Genève, vu de Chexbres © kunstmuseumbasel.ch  ; © hiltiartfoundation.li ; © kunstmuseumbern.ch.


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DELVILLE, Jean (1867-1953)

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Artiste-peintre, écrivain, poète et théosophe, Jean DELVILLE (est une figure majeure du domaine idéaliste du Symbolisme belge. Né le 19 janvier 1867, à Leuven (Belgique), il décède en 1953 à Forest-Bruxelles, le jour de son anniversaire, à l’heure même de sa naissance. Suivent quelques repères biographiques [pour en savoir plus, visitez JEANDELVILLE.INFO]

Avant 1900

Son talent est reconnu dès sa formation à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles où il s’est inscrit à l’âge de 13 ans, en 1879. À l’âge de 20 ans, en 1887, Delville dessine son Tristan et Yseult (MRBAB).

DELVILLE J., Tristan et Yseult © MRBAB

Ses thèmes iconographiques étaient jusqu’alors proches du réalisme social. Au Salon de l’Essor où il a commencé à exposer, il donne à voir, en 1889, ses premières études de nus pour le dessin monumental Le Cycle des passions.

DELVILLE J., Le cycle des passions (détail) © MRBAB

​Les années 1890 seront prolifiques pour le jeune Delville. L’artiste va se détacher petit à petit d’une influence réaliste et donner une orientation idéaliste à son œuvre. Dès 1892, il participe aux salons de la Rose+Croix à Paris, là où les artistes belges symbolistes sont reconnus. Il y présente son Orphée mort (en-tête de cet article, MRBAB). À la suite de cette expérience parisienne, Delville va devenir animateur-organisateur de salons à Bruxelles. Il sera membre fondateur de Pour l’Art en 1892.

En 1895, il expose Les Trésors de Satan et obtient une première  reconnaissance institutionnelle avec le premier prix au grand concours de peinture, le Prix de Rome.

En polémiste qu’il était, Delville publie de nombreux articles dans les petites revues de l’époque pour défendre son art idéaliste. C’est à ce propos qu’il organise les Salons d’Art idéaliste à Bruxelles en 1896, 1897, 1898.

DELVILLE J., L’école de Platon © Musée d’Orsay

Au cours de ces mêmes années, pendant ses séjours à Rome, il conçoit L’École de Platon (Musée d’Orsay) qu’il termine à Bruxelles. Cette œuvre va le consacrer définitivement comme maître de l’Art idéaliste au salon d’art idéaliste de 1898. Il fonde la coopérative artistique qui pratiquait l’achat groupé de fournitures artistiques.

À partir de 1900

Delville publie La Mission de l’Art : Etude d’Esthétique Idéaliste en 1900 et peint L’Amour des âmes (Musée d’Ixelles). Il nourrit la volonté de continuer à produire des toiles de grands formats. Par idéal, l’artiste espère pouvoir les insérer dans des lieux publics afin d’en faire profiter un plus grand nombre.

DELVILLE J., Portrait de la femme de l’artiste © MRBAB

Pour assurer des ressources financières plus régulières, il va s’investir dans une charge de professeur à la Glasgow School of Art où il conçoit L’Homme-Dieu (Groeningemuseum, Bruges) et Prométhée (ULB) ; puis en Belgique à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. Marié avec Marie Lesseine en 1893, le jeune père veut offrir une vie décente à trois de ses six enfants déjà nés. En 1907, il obtient une commande de l’état belge. Commence alors, pour lui, une des périodes les plus heureuses de sa vie. Il peint dans son atelier de l’avenue des 7 Bonniers, à Bruxelles-Forest, les cinq immenses panneaux de La Justice pour la Salle des assises du Palais de Justice de Bruxelles. L’artiste termine ces panneaux en 1914.

La Première Guerre mondiale éclate, il décide de prendre le chemin de l’exil. À Londres il peint des esquisses pour Les Forces (Salle des pas perdus, Palais de Justice de Bruxelles) et La Belgique indomptable (collection privée).

Au milieu des années 1920, avec la création de la société d’art monumental, il conçoit avec cinq autres artistes de sa génération le projet des mosaïques des Arcades du Cinquantenaire, à Bruxelles. Dans l’état d’esprit d’après-guerre, Delville va peindre six panneaux autour du thème La Glorification de la Belgique. En 1924, il est élu membre de l’Académie de Belgique.

DELVILLE J., La roue du monde © KMSKA

Libéré de sa charge professorale à la fin des années 1930, ses six enfants sont tous mariés, il rejoint à Mons sa nouvelle compagne. En 1940, alors qu’il est âgé de plus de 70 ans, Delville y peint parmi d’autres œuvres, La Roue du Monde (KMSK Antwerpen ). Jean Delville continuera à peindre et à écrire jusqu’à la fin de sa vie.

jeandelville.info


Jean Delville à l’oeuvre © 2021 Jean Delville

Je la revois avec les yeux de mon enfance,
la vieille cité calme et triste où je suis né.
Je m’y revois encor, enfant prédestiné
aux émois douloureux du rêve et du silence.

Je la revois avec mon cœur naïf et fier.
Des souvenirs dolents passent dans ma mémoire.
Je suis le héros vain d’une candide histoire,
où mon passé revit, comme si c’était hier.

Et voici le taudis de la maison natale !
Entre ses murs de chaux monta le premier cri
des souffrances que sont ma chair et mon esprit.

Et depuis l’heure où vint ma naissance fatale,
je sens que reste en moi, – l’homme par l’Art hanté –
l’enfant pauvre et obscur que j’ai toujours été.

Delville J., La Ville natale (in Les Splendeurs méconnues)

TÉMOIGNAGE : Jean Delville, mon grand-père

[ACADEMIA.EDU] La tête dans les étoiles, les pieds bien sur terre, Jean Delville notait souvent, en haut de sa correspondance, « en toute hâte » ou « au galop ». Au galop, donc, de 1867 à 1953, une vie et une œuvre aussi foisonnantes l’une que l’autre. Marié, père de famille nombreuse, tout à la fois peintre, écrivain et philosophe, homme de passions, intègre et idéaliste, mon grand-père a toujours mené plusieurs combats de front. Retracer cette vie n’est pas chose aisée. En 1941, il écrit lui-même à son ami journaliste Clovis Piérard, qui tente alors de l’inciter à rassembler ses souvenirs : « C’est maintenant surtout que je regrette d’avoir trop négligé – c’est le mot – de conserver tout ce qui se rapporte à ma carrière d’artiste. Mes études théosophiques m’incitèrent beaucoup à ne pas attacher trop d’importance à la personnalité extérieure. Ce qu’elles m’ont apporté de lumière dans ma vie intérieure – et ce qu’elles m’apportent d’ailleurs encore – a provoqué ce détachement des choses personnelles immédiates et qui fit de moi, dans la vie artistique, un isolé. »

Tout au long de sa vie, Jean a peint des autoportraits. Le premier est conçu alors qu’il a à peine vingt ans. Albert Ciamberlani, dans sa notice Jean Delville, membre de l’Académie, évoque ainsi la personnalité du jeune artiste : « Ceux qui l’ont connu à l’âge de vingt ans se souviennent qu’il était d’une beauté physique remarquable ; son regard était vif, ses cheveux noirs et longs. Sa fierté naturelle indomptable contrastant avec la modestie de ses origines, devant tout à lui-même, à sa confiance en soi et sa volonté de parvenir. Il avait de la voix, de la mémoire musicale, un style aisé et abondant ; il savait parler en public et s’annonçait déjà polémiste. »

À la fin de sa vie, dans l’un de ses derniers autoportraits, il se représente la chevelure blanchie mais encore léonine, le regard toujours perçant. Parlant de son enfance, il écrit alors : « J’étais un enfant solitaire, indépendant et même indiscipliné. On m’appelait le “rêveur.” Un ciel étoilé me plongeait dans le ravissement. J’en sentais profondément le mystère. J’avais aussi le pressentiment très vif de la souffrance de la vie. »

Enfance

Mon grand-père est né le 19 janvier 1867 à 2 heures du matin, rue des  Dominicains à Louvain. Son acte de naissance indique qu’il est né de Barbe Libert, journalière, âgée de trente-trois ans et domiciliée impasse du Werf. Jean n’ayant pas été reconnu par son père, il portera le nom de sa mère jusqu’au mariage de celle-ci avec Victor Delville le 22 septembre 1877.

Victor et Barbe se sont rencontrés à Louvain avant de s’établir à Bruxelles en 1873. Pour le petit garçon, c’est la découverte d’une nouvelle famille. Le père de Victor, François Delville, « une sorte de géant », est chef tailleur dans l’armée belge. Jean raconte que c’est en sa compagnie qu’il rencontre pour la première fois un artiste : « Ce fut pour moi un véritable enchantement d’enfant encore inconscient de sa vocation. » Quant à l’oncle Henri Laboic, chef de musique du régiment des carabiniers, Jean écrit à son propos : « J’aimais beaucoup la musique étant gosse – toutes les musiques qui passaient dans les rues, je les suivais pour écouter –, j’éprouvais une grande admiration pour cet oncle. »

À l’école communale de la rue du Fort, à Saint-Gilles, Jean est un élève  attentif, désireux d’apprendre et curieux, mais il n’apprécie guère l’atmosphère disciplinaire. Un jour, révolté face à un instituteur qui a blessé
un élève, il se dresse sur son banc, le traite de brute et, pour éviter son empoigne, s’échappe en bondissant vers la porte.

Plus tard, en section professionnelle à l’Athénée Bruxelles, sa vocation artistique semble se préciser avec les nombreux croquis dont il illustre ses cahiers. Bien qu’il réponde « médecin » quand on l’interroge sur ce qu’il souhaite devenir plus tard, il demande à son père d’adoption de pouvoir suivre les cours du soir à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, où il est admis alors qu’il n’a pas encore treize ans. Passionné, travailleur, il progresse vite et est bientôt admis dans la classe de peinture de Jean-François Portaels, où il réussit à se placer premier à la fois en dessin d’après l’antique, en composition historique, en peinture et en figure. Poussé par son esprit d’indépendance, Jean s’en va alors chercher un coin à Forest pour peindre, inspiré par la nature encore sauvage et les magnifiques lumières des ciels toujours changeants. Fervent lecteur, il commence aussi à écrire des poèmes, qu’il publie à partir de 1888 dans La Wallonie d’Albert Mockel, dont il a fait la connaissance, et s’ouvre ainsi les portes de la culture littéraire.

Prémices d’une oeuvre

En 1885, mon grand-père réalise deux dessins dans un asile de nuit. Dans le premier, des hommes et des femmes dorment affalés sur deux tables tandis qu’à l’avant-plan d’autres sont couchés par terre. Dans le second, les figures endormies à même le sol deviennent le centre de la composition. Ces corps allongés et entrelacés annoncent les motifs et les figures de ses dessins dits des Las-d’aller et de sa première œuvre de grandes dimensions, Le Cycle passionnel.

À vingt ans, il perd Moederke – Jeanne Janssens, sa grand-mère maternelle, qui était très fière de dire : « Onze Janneke is een schilder. » Touché par son courage, sa philosophie et les chansons qu’elle composait, toute illettrée qu’elle soit, il l’a veillée seul, la dessinant sur son lit d’agonisante. Il dit de cette époque : « Or déjà j’avais senti que le réalisme n’était pas tout l’art. » Un dessin daté de 1887, Tristan et Yseult, illustre bien ce propos. C’est une composition triangulaire formée par les corps des amants et la coupe vidée du philtre d’amour que brandit Yseult. Leurs jambes sont entravées par un entrelacs de racines sombres d’où s’échappent des papillons lumineux. De l’arrière-plan, une lumière rayonne sur leurs deux corps allongés. La même année, Jean fait ses débuts en exposant à l’Essor, un cercle artistique bruxellois qui promeut une esthétique essentiellement réaliste et impressionniste.

Entre réalisme et symbolisme

Jean travaille sans relâche : « C’est à l’époque de mon premier atelier de Forest, cette vieille écurie humide où les rats et les souris se livraient à leurs ébats et où je travaillais des journées entières sans manger, que des esquisses me hantaient ; j’avais dessiné un grand tourbillon de corps nus entrelacés, roulant dans l’espace, supplice dantesque du cercle voluptueux. » Il parle là du Cycle passionnel, inspiré par La Divine Comédie de Dante, qu’il exposera en 1890 lors de la quatorzième exposition de l’Essor. Jean est dit « vagabond de l’art » car il tire son inspiration de tout : de la tradition réaliste, de la littérature, de sa propre imagination, des paysages qu’il traverse, des effets lumineux de l’aurore, de la nuit, du soleil et de la lune.

Le monde artistique de l’époque bouge, évolue. Le clivage de plus en plus marqué entre l’esthétique réaliste et une peinture plus intellectuelle provoque une scission au sein de l’Essor. Avec d’autres dissidents, Jean fonde en 1892 Pour l’art, un cercle à la vocation idéaliste et dont les principaux objectifs sont l’organisation de salons et de conférences. Début 1892, Ray Nyst, ami de Jean, affiche dans la revue Le Mouvement littéraire sa volonté d’introduire la Rose+Croix en Belgique : peu à peu, un mouvement intellectuel se construit au sein de ce cercle de l’intelligentsia bruxelloise, où la peinture d’idée fait son chemin. Entre les deux expositions de la Rose+Croix organisées par Joséphin Péladan et celles de Pour l’art, Jean se partage entre Paris et Bruxelles, où il s’affirme en tant qu’artiste de la veine symboliste. Ainsi, au Salon de la Rose+Croix du printemps 1893, les peintres belges sont bien présents, avec Jean Delville en tête de file, qui crée à cette époque plusieurs œuvres remarquables : Orphée mort, Mysteriosa, La Fin d’un règne. Son dessin L’Idole de perversité démontre sa capacité à produire des compositions d’une grande complexité symbolique.

Son activité poétique et essayiste s’affirme aussi. Il fait paraître en 1892 Les Horizons hantés, avec cette dédicace au comte de Villiers de L’Isle-Adam : « Vois, – toi seul peux me comprendre. » En 1893, Le Mouvement littéraire publie un extrait de son Dialogue entre nous qui reprend une citation de l’écrivain symboliste français : « Je n’enseigne pas : j’éveille. Nul n’est initié que par lui-même. » Jean a écrit cet ouvrage sous la forme de questions-réponses entre un sceptique et un initié, développant là une argumentation kabbalistique, occulte et idéaliste. Dialogue entre nous présente le cheminement de sa pensée et ses options prises comme homme et comme artiste, options qu’il développe grâce à ses lectures et aux cercles d’amis artistes et écrivains qu’il fréquente : José Hennebicq, Ray Nyst, Victor Rousseau et Albert Ciamberlani seront ses témoins lors de son mariage avec Marie Lesseine, le 9 octobre 1893.

Reconnaissance

Dans le contexte social de la fin de siècle, l’idée de la création d’une coopérative artistique voit peu à peu le jour. Dans le courant du mois de février 1894, c’est Jean qui anime les différentes réunions de lancement du projet. Le 2 mars, il écrit au peintre Jules Du Jardin que sa femme est depuis le matin « entrée en génisse » mais aussi qu’il a « envoyé à tous les périodiques une prière d’ouvrir la liste de souscription pour la coopérative et le communiqué aux quotidiens pour la convocation des actionnaires. » Raphaël, son premier fils, naît le lendemain. Dans son atelier de fortune de Forest, il réalise sa première peinture à l’huile de grand format, Les Trésors de Sathan. Les temps sont durs pour la famille Delville, qui vit dans un dénuement quasi total. Suivant le conseil de Victor Rousseau, Jean s’inscrit au concours du Prix de Rome de peinture, doté pour le lauréat d’une importante bourse pour un voyage en Italie. En juin 1895, il participe à la présélection et, en juillet, il évoque la « séquestration qu[’il] vi[t] depuis huit jours pour le concours de Rome en loge à Anvers. » Homme proactif, il se lance en même temps dans la promotion de son esthétique idéaliste et affronte les critiques de ses opposants. Il est déclaré lauréat du Prix de Rome de peinture en octobre. Peu après, Marie donne naissance à leur second fils, Élie. Puis son premier Salon d’Art idéaliste s’ouvre en janvier 1896. Il peut alors partir pour l’Italie.

Jean vit son départ pour Rome comme une délivrance. Accompagné de sa femme et de ses deux fils, il réside à l’Académie belge. Là, il noue amitié avec le compositeur flamand Lodewijk Mortelmans, Prix de Rome de musique. Le peintre va devoir se plier aux règles que tout lauréat se doit d’observer pour pouvoir percevoir ses subsides. Il étonne les lecteurs de ses rapports envoyés à l’Académie des sciences et des lettres par l’intérêt qu’il porte à la sculpture antique plus qu’à la peinture. En août 1896, dans deux lettres d’Italie publiées sous le titre Les Antiques à Rome dans La Ligue artistique, il fait part de l’émerveillement que lui inspire la statuaire grecque, qu’il découvre aux musées des Antiques du Vatican, du Capitole et des Thermes de Dioclétien. Il trouve là de quoi étayer ses recherches et ses thèses esthétiques : Orphée aux Enfers et L’École de Platon témoigneront de l’aboutissement éclatant de cette réflexion.

En 1897, Jean trouve encore le temps de publier son second recueil de poèmes, Le Frisson du Sphinx. Camille Lemonnier notera : « Quand Delville publia son Frisson du Sphinx, on vit que ses vers reflétaient l’éclat et la subtilité de son art. Il y apparut l’âme ardente et noble, nourrie de Renaissance, qu’il était dans son œuvre peinte. » Il entreprend des allers-retours entre Rome et la Belgique pour mettre sur pied les prochains Salons d’Art idéaliste. À Bruxelles, Marie donne naissance à leur troisième enfant, Elsa. En 1898, alors qu’il en est à terminer son École de Platon, pour laquelle il fait même des études de paons au jardin zoologique d’Anvers, il écrit le 12 février à Mortelmans : « Mon cher Ami, j’ai la douleur de vous faire savoir que notre cher petit ange Elsa n’est plus de ce monde depuis hier soir 11 heures 17. »

Une certaine sécurité financière aidant, Jean se lance dans la construction d’un atelier digne de ce nom et d’une petite maison, drève des Sept-Bonniers, dans le haut de Forest. « La famille va s’agrandir… Serait-ce notre petite Elsa qui veut revenir ? », écrit-il encore à Mortelmans. Eva naît le 3 mars 1899.

DELVILLE J., L’Amour des âmes © Musée d’Ixelles

Il n’a cessé de publier des articles dans des revues pour défendre son esthétique idéaliste. En octobre 1899, la publication de son ouvrage La Mission de l’art représente en quelque sorte l’apothéose de ses recherches philosophiques et esthétiques. La Lumière, le titre symbolique de son éphémère revue, reflète bien l’idée d’un idéal vers lequel tend tout son art et que, à travers sa très belle œuvre L’Amour des âmes, il parvient à exprimer.

Théosophie

Toujours à la recherche de ce qu’il appelle une « rédemption financière », Jean n’obtient pas le poste de professeur qu’il espérait à l’Académie. Déçu, il part enseigner en Écosse, à la Glasgow School of Art, où une place de premier professeur lui est offerte. Son enseignement est reconnu du fait de la qualité des travaux que ses étudiants présentent lors des expositions annuelles des travaux d’élèves organisées par le gouvernement de Londres. Toutefois, le climat écossais et la santé de ses enfants, maintenant au nombre de cinq – se sont ajoutés Mira et Olivier –, ont raison de son enthousiasme. Il sent le besoin de rentrer en Belgique.

Jean peint sa toile de très grand format L’Homme-Dieu en espérant la voir intégrée dans un lieu public. Elle rejoindra la collection du musée Groeninge de Bruges. Son activité d’alors est fortement empreinte de théosophie. Ainsi, à propos de son Prométhée, dont il a fait une première étude à Glasgow, il écrit : « Ma conception de Prométhée est toute différente de tous les Prométhée connus. J’ai donné à cette figure son vrai sens ésotérique. Ce n’est pas le feu physique qu’il apporte à l’humanité, mais le feu de l’intelligence, symbolisé par l’Étoile à cinq points. »

Son expérience professorale de Glasgow est reconnue et appréciée : en janvier 1907, il est nommé premier professeur à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles. À quarante ans, Jean obtient la commande de cinq grands panneaux décoratifs pour la salle de la cour d’assises du palais de justice de Bruxelles. Ce travail doit s’étaler sur cinq à six ans. Le panneau central de 11 mètres sur 4,50 mètres, La Justice, la Loi et la Pitié, sera complété par deux compositions secondaires de 4 mètres sur 3 représentant Moïse avec les Tables de la Loi (La Justice de Moïse) et le Christ rédempteur (La Justice chrétienne). Deux autres panneaux symboliseront la justice terrifiante et torturante du passé (La Justice d’autrefois) et la justice compréhensive et psychologique de l’avenir (La Justice moderne).

Jean connaît alors un grand sentiment de bonheur. Cette commande améliore aussi sa stabilité financière : il décide d’agrandir sa maison en ajoutant une tour au sommet de laquelle il installe une chambre de méditation au plafond étoilé. Dans le jardin planté de peupliers d’Italie s’ébattent alors six enfants : la petite dernière, Annie, est née en 1909. Par ailleurs, son École de Platon a été acquise par le musée du Luxembourg, à Paris. Rasséréné, il peut alors peindre L’Oubli des passions.

Combattre, à nouveau

Lorsque la guerre est déclarée en 1914, mon grand-père vient de terminer son dernier panneau pour le palais de justice. Son médecin lui conseille de prendre du repos à la mer, son foie étant sérieusement atteint. Jean se résout à l’exil en Angleterre avec quatre de ses enfants. Les deux aînés partent à la guerre, dont ils reviendront miraculeusement indemnes.

À Londres, le conflit lui inspire une esquisse pour Les Forces, tableau qu’il terminera en 1924. L’un de ses poèmes, dédié aux soldats d’Albert Ier, est lu lors d’une fête de la Ligue patriotique et des amitiés françaises le 14 avril 1917 au Queen’s Hall de Londres : « Comme un torrent d’amour, de courage et d’honneur, ceux qui se sont battus dans la sainte colère, tel un fils furieux dont on frappe la mère, et que, pour la défendre, on voit soudain debout, pour défendre le sol patrial jusqu’au bout ! » À son retour en Belgique, Jean peindra Les Mères – un groupe de femmes errant sur le champ de bataille où elles retrouvent leurs fils morts. Son dessin La Charité anglaise évoque l’accueil fraternel des Britanniques, symboliquement représenté par la figure d’une femme ouvrant les bras aux exilés terrifiés qui débarquent sur les côtes anglaises.

DELVILLE J., Les Mères © Ville de Dinant

« Éprouver le tourment de peindre ou de dessiner en même temps que la souffrance d’écrire est une expérience intime qui tient parfois du drame », confie-t-il. Il n’empêche : élu en 1924 membre titulaire de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, classe des beaux-arts, section peinture, Jean publiera de nombreux essais dans le Bulletin de l’Académie ainsi que des notices à propos d’artistes disparus dans Annuaire Belgique.

En 1923, mon grand-père travaille d’arrache-pied pendant six mois pour terminer sa très grande toile Les Forces, symbolisant l’opposition entre les forces destructrices de la guerre et les forces de la paix. Par ailleurs, il ne perd pas de vue son désir d’intégrer des œuvres monumentales dans un espace public. À Bruxelles, les galeries de l’hémicycle des Arcades du Cinquantenaire sont vides de décoration. Jamais à court d’idées, Jean pense à les doter de mosaïques chatoyantes. L’idée d’une œuvre collective autour de la glorification de la Belgique séduit ses confrères de l’art monumental : Albert Ciamberlani, Émile Vloors, Constant Montald, Omer Dierickx et Émile Fabry répondent à l’appel. Après de nombreuses difficultés pour parvenir à financer cet ouvrage de trente-six panneaux, la mosaïque de 120 mètres de long est mise en œuvre et terminée.

À soixante ans, Jean publie son quatrième recueil de poésie, Le Chant dans la clarté. Il pense alors faire paraître un nouveau volume, intitulé Hors des mondes, qui ne verra pas le jour mais dont subsistent aujourd’hui tous les poèmes manuscrits.

Sa vie à mons

À Émilie Leclercq, mon grand-père écrit : « Le dieu vaincu par l’amour, couleurs somptueuses… Une première idée du rythme plastique réalisé, la toile mesure 4 mètres de haut par 1,50 mètre de large et forme un panneau décoratif… L’œuvre a été inspirée par notre amour… » À soixante-six ans, il s’établit à Mons avec elle, sans cesser d’écrire, de peindre et d’exposer. « J’ai repris ma
liberté d’âme ! », s’enthousiasme-t-il. De cette année 1933 date aussi Le Rêve d’amour, un grand triptyque qu’il exposera à la Société royale des beaux-arts. Encore combatif malgré son âge, il s’implique dans la défense des artistes en militant pour la création d’un conseil supérieur des beaux-arts.

Alors qu’il a pris sa pension de l’Académie des beaux-arts de Bruxelles en janvier 1938, ses contacts avec son ami Clovis Piérard s’intensifient à travers une collaboration journalistique régulière entre 1938 et 1939 dans le
journal La Province, dont Piérard est le directeur. La guerre sonnera la fin de cette association. Jean publie alors Au-dessus des neutralités, la conscience et, dans une lettre du 2 septembre 1939, lance à son ami : « Je suppose que la presse belge est encore une presse libre et qu’il est encore permis, malgré les recommandations, d’appeler un chat un chat, un Hitler un bandit et un Staline un scélérat… Je ne crois pas que notre neutralité ne va guère jusqu’à devoir se taire devant le crime. »

Il monte encore une exposition de ses dernières œuvres à la salle Saint-Georges de Mons et vient de terminer une toile de grand format, La Roue du monde, lorsque la ville est bombardée par les Allemands. Le 5 mai 1940, la Belgique est envahie. Le 15 mai, à soixante-treize ans, il part pour la France, dans l’Allier, où il assiste « à la déroute finale ». À son retour, les autorités allemandes le somment de justifier ses activités hors des frontières belges pour qu’il soit rétabli dans ses droits d’académicien. Choqué par ce nouveau conflit, il peint Le Fléau, travaillant autant que possible : dès qu’il aura du charbon pour chauffer son atelier, déclare-t-il alors, il commencera une grande toile, Les Âmes errantes.

Novateur selon son idéal

En 1944, Jean confie à Armand Eggermont : « J’essaie d’être novateur selon mon idéal et non selon une tendance particulière et de mode. Quand je dessine ou peins, ce qui me préoccupe le plus, c’est la mesure dans laquelle je peux exprimer un sentiment, une pensée, dans une forme plastique et une couleur expressive. Je conçois mon œuvre comme un poème. Je ne sépare pas la peinture de la poésie. » Dans une autre lettre qu’il lui a adressée un peu plus tôt, il s’étonne, non sans humour : « J’ai appris que la Coopérative artistique, s’étant souvenue que j’en suis son fondateur (il y a cinquante ans), a cru bon de placer mon effigie à l’étalage des magasins de la rue du Midi. Me voilà en pleine réclame commerciale : c’est un petit phénomène de me voir, moi, le moins pratique des hommes, fonder une institution utilitaire. »

Le 4 septembre 1944, le palais de justice de Bruxelles est bombardé. En réponse à un courrier d’un M. Bourguignon de la Coopérative artistique, il exprime son désarroi : « En hâte, ce mot pour vous dire que j’ai bien reçu votre lettre, laquelle m’a trouvé en pleine et douloureuse émotion de l’incendie du palais de justice et de la perte totale de ma principale œuvre décorative de la cour d’assises ! En effet, cinq grands panneaux ont disparu dans les flammes du palais ! Cinq belles années de ma vie d’artiste anéanties par les ignobles vandales d’Hitler… » Une nouvelle salle des assises sera conçue, où les esquisses des cinq panneaux remplaceront les œuvres détruites dans le bombardement. En 1946, son tableau Les Forces trouvera une place dans la galerie de la salle des Pas-Perdus, où il se trouve toujours.

Le retour à Bruxelles

Jean revient vivre à Bruxelles. Il confie dans une lettre à sa femme Marie : « Je sens déjà une grande ombre noire descendre sur toutes mes pensées : c’est le remords qui vient… » À M. Bourguignon, il écrit encore : « Je ne suis pas encore tout à fait remis du choc des émotions que j’ai subi, ces jours derniers, en m’évadant définitivement de Mons, où la rupture est totale, et de retrouver brusquement Mme Delville, ma pauvre femme, mes fils, mes filles et leurs enfants !… Il me faudra encore du temps pour remettre de l’ordre dans ma vieille vie d’artiste bouleversée. » Il peint alors La Vision de la paix, en quelque sorte son testament pictural. Mais, vaincu par l’âge, il commence à renoncer à certains projets.

Ainsi, le 15 août 1948, il informe Armand Eggermont : « Changement radical : je renonce définitivement à l’exposition de Forest. Motif : je ne vois pas la possibilité de remplir la salle. Trop de toiles manqueront et diminueront l’intérêt artistique. De plus, mon état de santé ne me permet plus de supporter les fatigues. » Néanmoins, il continue à publier des textes qui interrogent le devenir de l’art : Que sera l’art de demain ? ; L’Esthétique peut-elle devenir une science ? ; La Conscience artistique ; Les Valeurs esthétiques ; Le Rôle social de l’artiste.

À peine un an avant sa disparition, Jean se livre ainsi à M. Bourguignon : « Je deviens perclus de jour en jour !… Peut-être est-ce le commencement de la fin ? En tout cas, je dois vous dire un cordial adieu à vous tous et présenter mes meilleurs souhaits de prospérité à la Coopérative artistique en vous exprimant à tous mes plus profonds sentiments d’amitié ! » À quelques jours de sa mort, il est informé de la mise en place définitive des grandes esquisses de la Justice dans la nouvelle salle de la cour d’assises. Il décède à Forest le 19 janvier 1953, à un quart d’heure de son anniversaire de naissance.

Miriam DELVILLE

[Cet article est extrait du catalogue de l’exposition Jean Delville (1867-1953) présentée au musée Félicien-Rops, Province de Namur, du 25 janvier au 4 mai 2014 (production du service de la culture de la Province de Namur ; commissariat de l’exposition : Véronique Carpiaux, musée Félicien-Rops, Province de Namur, et Miriam Delville, succession Delville)]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : jeandelville.info ; academia.edu | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © MRBAB ; © Musée d’Orsay ; © KMSKA ; © Musée d’Ixelles ; © Ville de Dinant.


Plus d’art visuel en Wallonie-Bruxelles ?

BA, Omar (né en 1977)

Temps de lecture : 4 minutes >

L’œuvre d’Omar Ba (1977, Sénégal) est caractérisée par sa nature énigmatique et sa grande intensité poétique. A rebours d’une narration didactique, il cherche à l’inverse à exprimer son subconscient et son interprétation symbolique du réel. L’artiste traite de thèmes comme le chaos, la destruction et la dictature, drapant son discours politique d’un voile de poésie grâce à un langage pictural qui lui est entièrement propre, à la fois féroce et délicat.

Omar Ba vit et travaille entre Dakar, Genève, Bruxelles, Paris et New-York. Partagé entre plusieurs continents, il développe une réflexion issue d’une hybridation permanente, loin des stéréotypes liés à ses racines africaines. Cette hybridation se retrouve également dans ses toiles où se côtoient touches organiques et couleurs flamboyantes, mixant les formes, les techniques et les textures (acrylique, gouache, crayon et même typex). Ba peint sur fond noir (sur carton ondulé ou sur toile), demandant ainsi au spectateur de s’adapter littéralement et métaphoriquement à l’obscurité.

(…) Son iconographie, à la fois engagée politiquement et socialement, mais aussi empreinte de mythologie personnelle, soulève des questions historiques et intemporelles, tout en rayonnant un message artistique résolument contemporain, que l’on peut retrouver tant chez des artistes proches du surréalisme que du symbolisme. Omar Ba dénonce de son pinceau le chaos du monde.

d’après FINE-ARTS-MUSEUM.BE


Omar Ba © contemporary-art.mirabaud.com

Quand on regarde les peintures d’Omar Ba, on peut se demander d’où il vient. Bien sûr, il y a des éléments qui rappellent l’Afrique, mais pas l’Afrique que l’on s’attend à voir. Et il y a tellement d’autres choses dans ces luxuriantes toiles grand format. On y voit des personnages, des animaux qui se confondent avec les décors floraux ou abstraits dont ils semblent l’émanation. Il y a du symbolisme, une dose de surréalisme, une forme de maniérisme dans l’approche picturale de l’artiste sénégalais, mais surtout un plaisir et un appétit de peindre.

Dans ces peintures qui adoptent le format vertical, on a toujours une figure centrale, humaine ou animale qui négocie sa présence avec l’univers qui l’entoure. Parfois, c’est le visage qui, gagné par la végétation, n’est plus qu’une forme laissée en jachère. Ailleurs, une étrange créature en écaille et fourrure se confond avec le tapis de fleurs constellé de micro-drapeaux.

Omar Ba est un artiste nomade (…). Un nomadisme qui n’affecte pas sa création, mais lui apporte une fluidité et une ubiquité dans le temps et dans l’espace.

Chaque parcelle de toile est cultivée avec amour. Il entretient son geste comme on entretient son jardin. Il laisse grandir ses couleurs et observe les accidents de pinceau lorsqu’ils créent une matière ou une texture inattendue. “Je ne détruis jamais rien. Si ça ne me plaît pas, je le laisse de côté et je reviendrai dessus dans une autre toile. J’ai toujours plusieurs peintures en chantier.”

Mythologie plus personnelle

Autant il aime mélanger les figures et les motifs, le fond et la forme, autant il aime laisser les outils, acrylique, crayon, huile, encre de Chine ou le stylo à bille se superposer sur la toile. Les couleurs lumineuses, des roses, des ocre et des verts se jouent de contrastes avec les couleurs plus sombres ou plus éteintes. L’amour du motif et sa répétition sont peut-être de lointains échos de ses débuts dans la peinture, où il privilégiait les représentations abstraites.

Si, dans ses précédentes séries, pouvait apparaître un commentaire politique ou social dans l’évocation d’un monde de violence et de conflit, hanté par la menace du chaos ou la figure du dictateur, cette série se concentre sur une mythologie plus personnelle habitée de personnages nés de la peinture.

L’univers d’Omar Ba est un multivers pictural où les êtres se transforment, changent de taille, interagissent avec leur environnement, les hommes, les fleurs et les animaux comme si l’artiste représentait en même temps tout ce qui se passe dans son esprit.

L’illusion qui donne son nom à l’exposition n’est pas celle que l’on croit, l’artiste fait référence implicitement aux mirages technologiques, politiques ou sociaux et par extension à tout ce qui vient de l’extérieur pour se tourner vers la richesse inépuisable de l’univers intérieur. Une personne riche d’elle-même est mieux à même d’affronter le monde extérieur. Plutôt créer son propre multivers que s’enfermer dans celui d’un autre. Et c’est ce qu’il pratique dans cette série de peintures qu’il voit comme un encouragement à la jeunesse de son pays, et d’ailleurs, à faire face à la complexité du monde en se méfiant des illusions d’où qu’elles viennent.

d’après MU-INTHECITY.COM


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Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

SAMAIN : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

Albert SAMAIN nait à Lille le 3 avril 1858. A l’âge de 14 ans, à la suite de la mort de son père, il doit interrompre ses études pour subvenir aux besoins de la famille. Il commence alors à travailler comme employé dans une entreprise. En 1880, il est envoyé à Paris. Samain décide d’y rester. Après plusieurs emplois successifs, il devient expéditionnaire à la préfecture de la Seine. Le modeste fonctionnaire commence à écrire des poèmes et à fréquenter les cercles mondains et littéraires parisiens. Il participe à la création du Mercure de France. Il fait partie du cercle des poètes symbolistes. Il est publié pour la première fois en 1893. Au jardin de l’infante, son recueil de poèmes, à la forme parfaite, au ton mélancolique et à la grande sensibilité, lui apporte le succès. François Coppée lui consacre un article très élogieux, le décrivant comme “le poète d’automne et de crépuscule“. Son œuvre poétique est très influencé par Baudelaire et Verlaine. C’est le premier à écrire des sonnets de quinze vers. Les textes de ses poèmes inspireront de nombreux musiciens qui les mettront en musique (dont Albert BERTELIN qui a mis Il est d’étranges soirs en musique [Paris : E. Demets, 1907], pour voix de mezzo-soprano ou de baryton). De santé fragile, Albert Samain meurt de tuberculose à Magny-les-Hameaux le 18 août 1900 à l’âge de 42 ans. Samain lui-même à propos de sa vie déclare : “Ma vie n’a pas d’histoire et ne comporte pas d’éléments dont se puisse alimenter le côté anecdotes d’une biographie.

d’après poetica.fr


Il est d’étranges soirs…

Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,
Où dans l’air énervé flotte du repentir,
Où sur la vague lente et lourde d’un soupir
Le cœur le plus secret aux lèvres vient mourir.
Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,
Et, ces soirs-là, je vais tendre comme une femme.

Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Où l’âme a des gaietés d’eaux vives dans les roches,
Où le cœur est un ciel de Pâques plein de cloches,
Où la chair est sans tache et l’esprit sans reproches.
Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Ces matins-là, je vais joyeux comme un enfant.

Il est de mornes jours, où las de se connaître,
Le cœur, vieux de mille ans, s’assied sur son butin,
Où le plus cher passé semble un décor déteint
Où s’agite un minable et vague cabotin.
Il est de mornes jours las du poids de connaître,
Et, ces jours-là, je vais courbé comme un ancêtre.

Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Où l’âme, au bout de la spirale descendue,
Pâle et sur l’infini terrible suspendue,
Sent le vent de l’abîme, et recule éperdue !
Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Et, ces nuits-là, je suis dans l’ombre comme un mort.

in Au jardin de l’infante (Paris : Éditions de l’Art, 1893)


Viole

Mon cœur, tremblant des lendemains,
Est comme un oiseau dans tes mains
Qui s’effarouche et qui frissonne.

Il est si timide qu’il faut
Ne lui parler que pas trop haut
Pour que sans crainte il s’abandonne.

Un mot suffit à le navrer,
Un regard en lui fait vibrer
Une inexprimable amertume.

Et ton haleine seulement,
Quand tu lui parles doucement,
Le fait trembler comme une plume.

Il t’environne ; il est partout.
Il voltige autour de ton cou,
Il palpite autour de ta robe,

Mais si furtif, si passager,
Et si subtil et si léger,
Qu’à toute atteinte il se dérobe.

Et quand tu le ferais souffrir
Jusqu’à saigner, jusqu’à mourir,
Tu pourrais en garder le doute,

Et de sa peine ne savoir
Qu’une larme tombée un soir
Sur ton gant taché d’une goutte.

in Au jardin de l’infante (Paris : Éditions de l’Art, 1893)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Domaine public | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Fernand Khnopff © Munich Neue Pinakothek.


Dire en lisant…

VALERY : textes

Temps de lecture : 8 minutes >

Nous sommes surtout harcelés de lectures d’intérêt immédiat et violent. Il y a dans les feuilles publiques une telle diversité, une telle incohérence, une telle intensité de nouvelles (surtout par certains jours), que le temps que nous pouvons donner par vingt-quatre heures à la lecture en est entièrement occupé, et les esprits troublés, agités ou surexcités.

L’homme qui a un emploi, l’homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu’il la fasse chez lui, ou dans le tramway, ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries incohérentes, les ragots et les faits moins divers, dont le pèle-mêle et l’abondance semblent faits pour ahurir et simplifier grossièrement les esprits.

Notre homme est perdu pour le livre… Ceci est fatal et nous n’y pouvons rien.

Tout ceci a pour conséquences une diminution réelle de la culture ; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l’esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes ou violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant.

Regards sur le monde actuel et autres essais (1931)


Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts
[…] Patient, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
[…]​

Palme (extr., in Charmes, 1922)


Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir

Fronton du Palais de Chaillot (Paris, FR)


La meilleure façon de réaliser ses rêves est de se réveiller.


Paul VALERY

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir
.
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence!… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit!

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié!
Je te rends pure à ta place première:
Regarde-toi!… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur!

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!

Chienne splendide, écarte l’idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
ætes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu’importe! Il voit, il veut, il songe, il touche
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir!

Zénon! Cruel Zénon! Zénon d’Élée!
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m’enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas!

Non, non!… Debout! Dans l’ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… O puissance salée!
Courons à l’onde en rejaillir vivant!

Oui! Grande mer de délires douée
Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève!… Il faut tenter de vivre!
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!

Le cimetière marin (1920)


Paul Valéry en 1935 © AFP

Paul VALERY est né à Sète, le 30 octobre 1871. D’ascendance corse par son père et génoise par sa mère, Paul Valéry fit ses études primaires chez les Dominicains de sa ville natale et ses études secondaires au lycée de Montpellier. Ayant renoncé à préparer l’École navale, vers laquelle le portait son amour de la mer, il s’inscrivit en 1889 à la faculté de Droit. Passionné par les mathématiques et la musique, il s’essaya également à la poésie et vit, cette même année, ses premiers vers publiés dans la Revue maritime de Marseille. C’est encore à cette époque qu’il se lia d’amitié avec Pierre Louÿs, qu’il lui arrivera de nommer son « directeur spirituel », et fit la connaissance de Gide et de Mallarmé. Les vers qu’il écrivit dans ces années-là s’inscrivent ainsi, tout naturellement, dans la mouvance symboliste.

Ayant obtenu sa licence de droit, il s’installa, en 1894, à Paris, où il obtint un poste de rédacteur au ministère de la Guerre. Mais cette période devait marquer pour Paul Valéry le début d’un long silence poétique. À la suite d’une grave crise morale et sentimentale, le jeune homme, en effet, décidait de renoncer à l’écriture poétique pour mieux se consacrer à la connaissance de soi et du monde. Occupant un emploi de secrétaire particulier auprès du publiciste Édouard Lebey, directeur de l’agence Havas, il entreprit la rédaction des Cahiers (lesquels ne seront publiés qu’après sa mort), dans lesquels il consignait quotidiennement l’évolution de sa conscience et de ses rapports au temps, au rêve et au langage.

En 1900, Paul Valéry épousait Jeannine Gobillard, dont il aurait trois enfants.

Ce n’est qu’en 1917 que, sous l’influence de Gide notamment, il revint à la poésie, avec la publication chez Gallimard de La Jeune Parque, dont le succès fut immédiat et annonçait celui des autres grands poèmes (Le Cimetière marin, en 1920) ou recueils poétiques (Charmes, en 1922).

Influencé par Mallarmé, Paul Valéry privilégia toujours, dans ses recherches poétiques, la maîtrise de la forme sur le sens et l’inspiration. Quête de la “poésie pure“, son œuvre se confond avec une réflexion sur le langage, vecteur entre l’esprit et le monde qui l’entoure, instrument de connaissance pour la conscience.

C’est ainsi que ces interrogations sur le savoir se nourrirent chez le poète de la fréquentation de l’univers scientifique : lecteur de Bergson, d’Einstein, de Louis de Broglie et Langevin, Paul Valéry devait devenir en 1935 membre de l’Académie des Sciences de Lisbonne.

Après la Première Guerre mondiale, la célébrité devait peu à peu élever Paul Valéry au rang de « poète d’État ». Il multiplia dans les années 1920 et 1930 les conférences, voyages officiels et communications de toute sorte, tandis que pleuvaient sur lui les honneurs ; en 1924, il remplaçait Anatole France à la présidence du Pen Club français, et devait encore lui succéder à l’Académie française où il fut élu le 19 novembre 1925, par 17 voix au quatrième tour. Paul Valéry avait d’abord posé sa candidature au fauteuil d’Haussonville, lequel devait être pourvu le même jour, mais s’était ravisé, au dernier moment, sur les conseils de Foch, pour disputer, avec plus de chances estimait-il, à Léon Bérard et Victor Bérard, le fauteuil d’Anatole France.

Le discours que devait prononcer Paul Valéry lors de sa réception par Gabriel Hanotaux, le 23 juin 1927, est resté célèbre dans les annales de l’Académie. Valéry, en effet, réussit ce tour de force de faire l’éloge de son prédécesseur sans prononcer une seule fois son nom. On raconte qu’il n’avait pas pardonné à Anatole France d’avoir refusé à Mallarmé la publication de son Après-midi d’un faune, en 1874, dans Le Parnasse contemporain.

En 1932, Paul Valéry devint membre du conseil des musées nationaux ; en 1933, il fut nommé administrateur du centre universitaire méditerranéen à Nice ; en 1936, il fut désigné président de la commission de synthèse de la coopération culturelle pour l’exposition universelle ; en 1937, on lui attribua la chaire de poétique au Collège de France ; en 1939, enfin, il devenait président d’honneur de la SACEM.

Lorsque éclata la Seconde Guerre mondiale, Paul Valéry, qui avait reçu en 1931 le maréchal Pétain à l’Académie, s’opposa vivement à la proposition d’Abel Bonnard qui voulait que l’Académie adressât ses félicitations au chef de l’État pour sa rencontre avec Hitler à Montoire. Directeur de l’Académie en 1941, il devait par ailleurs prononcer l’éloge funèbre de Bergson, dans un discours qui fut salué par tous comme un acte de courage et de résistance. Refusant de collaborer, Paul Valéry allait perdre sous l’Occupation son poste d’administrateur du centre universitaire de Nice. Par une ironie du sort, il mourut la semaine même où s’ouvrait, dans la France libérée, le procès Pétain. Après des funérailles nationales, il fut inhumé à Sète, dans son cimetière marin. Mort le 20 juillet 1945.

d’après ACADEMIEFRANCAISE.FR


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Citez-en d’autres…

LEVÊQUE, Auguste (1866-1921)

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Auguste LEVÊQUE est un peintre belge, né à Nivelles en 1864 et mort à Saint-Josse Ten Noode en 1921. Peintre réaliste et symboliste, il était également sculpteur, poète et théoricien de l’art. Plusieurs de ses œuvres sont conservées aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Idylle d’été (1918)

Pour aller à la découverte d’Auguste LEVEQUE, parcourons les journaux parus au lendemain de sa mort survenue en février 1921. La Gazette de Charleroi publie :

Le peintre Auguste Levêque, qui vient de succomber à 54 ans, possédait supérieurement le dessin, la technique, la science de la composition. Il aimait les vastes toiles, les emplissait d’allégories qu’il peuplait de nymphes, de naïades, de dryades et autres figures sacrées. Certaines de ces scènes mythologiques, symboliques ou simplement décoratives ne manquaient ni de virtuosité, ni de lignes, ni de contours. Malheureusement, l’artiste se fatigua et depuis quelques années, ses œuvres faisaient oublier celles des débuts, les grands espoirs mis en elles. Auguste Levêque s’en rendit compte et il en conçut un vif chagrin. Il continua cependant à peindre, espérant se reprendre. Il n’y parvint pas et ses derniers jours furent emplis de tristesse. Sort cruel qu’il faut plaindre. Après qu’il eut remporté le prix Godecharles avec un Job d’un relief rare [ci-dessus, en tête d’article], on lui avait prédit le plus brillant avenir. Il fut bien près de l’atteindre comme en témoigne son tableau du Musée Moderne, Les Ouvriers tragiques. Il est hautement regrettable qu’il n’ait pu poursuivre sa route première. Sa mort a attristé ceux qui connaissaient la fierté de son caractère et qui avaient applaudi à ses premiers tableaux et à ses écrits. Il est mort dans l’atelier qu’il avait pavoisé de ses œuvres, rue du Marteau à SaintJosse-ten-Noode.

Cité par Jacques de Winter (2018)

La Parque (1900)

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Savoir-contempler en Wallonie-Bruxelles…

L’énigme du professeur Moreau

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“Voici Œdipe et le Sphinx (1864) plantés dans une verticale escarpée. L’étrange face-à-face fait penser à une carte à jouer. Une diagonale fuse le long des crêtes pour bien séparer les ailes déployées du monstre et le fier randonneur ancré dans la pierre. Venu d’un étroit défilé, Œdipe s’appuie sur sa lance décorée d’un brin de laurier. Chapeau dans le dos, l’air supérieur, le pèlerin toise la sphinge d’une moue méprisante. Accoudé à la roche, il a le masque sévère. Son profil fait penser aux médailles de Pisanello avec lesquelles il ne faut pas trop discuter.

Pourtant, la sphinge absorbée l’étreint. Tenterait-elle de lui parler ? Ce monstre poupon ressemble à une princesse amourachée, sortie du château pour la première fois. Son visage est éclatant, la poitrine adolescente. Son nom Sphiggein en grec signifie serrer, étouffer. Ses petons de féline – délicatement posés sur le torse d’Œdipe – atténuent l’étymologie. Les griffes sont juste sorties pour s’accrocher, ne pas tomber. La bête est coquette : diadème sur le chef, collier de cornaline autour de son corps de lion. Elle déploie à l’instant tout l’argent de ses plumes. Pense-t-elle à s’envoler ? Son Kouros indifférent n’a pas l’air partant, sa lance pique le chemin de pierre.

© Metropolitan Museum of Art

En marge du face-à-face, un autre personnage est plus franchement cloué au sol. Échoué dans ce premier plan affaissé, son pied émerge des rochers. On aperçoit aussi sa pourpre, sa couronne, sa main. Ce souverain chu, quasi-déchu, saisit encore la pierre, s’agrippe au tableau. A-t-il fait une sortie de route ? Il n’a pas dû voir cette “borne” sur le bas-côté… La colonne est pourtant bien colorée. Un curieux serpent s’y enroule, conduit les regards jusqu’à ce vase Piranesi, orné de quatre griffons qui montent la garde. Juste au-dessus, un papillon trompe leur vigilance et s’envole vers la montagne aux lauriers.

À ce moment de la peinture, Œdipe ne sait rien de son vrai père Laïos, roi de Thèbes. Un souverain au CV peu glorieux qui, à 18 ans, a violé le fils du roi de Corinthe et déclenché la colère des dieux : “Si tu as un fils, il sera ton assassin et l’amant de Jocaste” lui dit l’oracle. Précautionneux, Laïos fait pendre son fils en forêt, par ses chevilles percées. Mais le bébé est vite décroché par le berger du roi de Corinthe. Ce souverain adoptif le baptise Œdipe ou pieds enflés. Bien plus tard, Œdipe surprend un ragot de cour contestant ses origines. Filant à Delphes pour vérification, l’oracle lui répond : “Tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère.” Beau programme.

Errant sur les routes, Œdipe croise alors le carrosse du roi de Thèbes – ce père inconnu – qui doit aussi voir l’oracle pour solutionner une histoire de sphinge. Sur la chaussée trop étroite, on s’échauffe : Œdipe se fait gifler avant de répliquer généreusement en tuant Laïos. Poursuivant sa route, il croise le Sphinx aux portes de Thèbes. Sur la toile de Moreau, la monstresse a pris les devants et s’est avancée jusqu’au lieu du carambolage père-fils. A-t-elle déjà prononcé la fameuse énigme qui terrorise la ville : “Quel est l’être doué de la voix qui a quatre pieds le matin, deux à midi et trois le soir ?” Possible.

La sphinge n’est pourtant pas venue en terroriste. Sur le Sphinx vainqueur (1888) ou Œdipe voyageur (1888), ses victimes s’étalent partout. Ici, rien. Le roi presque mort n’est pas son œuvre. Alors c’est autre chose qui doit se jouer dans ce face-à-face. Pour nous mettre sur la voie, Moreau laisse un indice, écrit en 1864 : “Voyageur à l’heure sévère et mystérieuse de la vie, l’homme rencontre l’énigme éternelle qui le presse et le meurtrit. Mais l’âme forte défie les atteintes enivrantes et brutales de la matière et, l’œil fixé sur l’idéal, il marche confiant vers son but après l’avoir foulée aux pieds.” Encore une énigme ! Celle-ci est proche d’un sujet de philosophie, symboliste. Avis aux regardeurs : le professeur Moreau ramasse les copies à la fin de l’heure.

Selon le peintre, son Œdipe marcherait confiant. Pourtant, à bien observer sa moue, on s’interroge. Est-il si sûr de lui ? Si dominateur ? Une fois passée la première impression, sa bouille questionne. À noter aussi ce contrapposto hésitant, qui maintient la Sphinge à distance… Œdipe a pourtant de quoi être fier. Il vient de renvoyer papa sous la litière. Ce Laïos qui l’a mutilé, pendu par les pieds, retourné vers la matière. Œdipe, est notre esprit en éveil, mutilé par l’ego, puis révolté. Au retour de Delphes, sur le chemin de la vérité et des lauriers d’Apollon, il défie “les atteintes enivrantes et brutales de la matière“. Il tue l’ego, foule aux pieds celui qui l’a empêché de s’élever.

Et maintenant ? Œdipe a “l’œil fixé sur l’idéal”. La sphinge, symbole de la volonté humaine, la marche de la vie mue par l’intelligence. Sa cornaline pourrait d’ailleurs symboliser l’énergie, la détermination. Elle bondit sur lui. Voudrait-elle l’empêcher d’aller plus loin ? C’est paradoxal, lui qui “marche confiant vers son but” : Thèbes, ville des instincts. Un figuier planté à l’autre bout du tableau indiquerait la route à suivre, la plante étant parfois un symbole du fruit défendu dans les représentations de la chute de l’Homme. Et que dire du serpent ? Ce mini-Python qui rampe sur terre, qui siffle ces choses si peu élevées. Mais les griffons qui surplombent le vase ne le laisseront pas grimper. Pour s’élever vers les lauriers d’Apollon, il faut se transformer, façon papillon.

À cet instant, Œdipe a toute la carte en main. Alors que va-t-il faire ? Se transformer ou ramper ? Malheureusement, on connaît la suite. Monsieur pieds enflés va répondre à l’énigme de la marche, la sphinge va se jeter de la falaise et la volonté s’émousser. Œdipe va piétiner son but premier : s’élever. Bientôt roi de Thèbes, il épousera Jocaste et finira les yeux crevés à force de n’avoir pas vu la vérité. Il aurait dû mieux regarder la sphinge. Mais pas dans les yeux… À gauche du sein lumineux, un avertissement serait-il caché parmi les plumes ? Le profil d’un aigle qui semble lui manger le foie se dessine, comme un clin d’œil piquant à Prométhée, autre symbole de l’ego enchaîné au matériel. Picoré par la vérité, l’ego finit toujours par repousser. Voyez Laïos qui s’agrippe encore à la roche… Un joueur de cartes appellerait ça une mauvaise main.” (lire l’article complet sur BEAUXARTS.COM)


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Plus d’arts visuels…

LEKEU : Fantaisie sur deux airs populaires angevins (V. 24, 1892)

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© Galerie Wittert – ULiège

“Si le Pays de Liège a trouvé en Joseph Jongen un remarquable artisan, le Pays de Verviers a peut-être recélé et perdu un authentique génie.

Il y a un peu plus d’un siècle (1870), naissait à Heusy, dans une petite maison rurale, un grand musicien dont la mort prématurée nous a sans doute privé d’immenses chefs-d’oeuvre. L’enfance de Guillaume LEKEU fut particulièrement heureuse. Le cercle familial faisait plaisir à voir, tant le bonheur y rayonnait. Et c’est très jeune, comme il se doit, que celui qui signait toujours affectueusement ses lettres à ses parents, Vosse bouzou (en wallon : ‘jeune veau espiègle’), manifesta les plus sérieuses dispositions pour la musique. Pour des raisons professionnelles, le père Lekeu, drapier de son état, transplante sa petite famille à Poitiers d’abord, à Angers ensuite.

Guillaume poursuit ses études générales. Il passe brillamment son baccalauréat. Mais voici qu’un terrible coup de foudre le terrasse, l’exalte dans sa quinzième année : Beethoven, le Vieux, le Dieu. La partition de poche des derniers quatuors du maître de Bonn ne le quitta plus. Elle restera son bréviaire. Il compose, bien sûr, parce qu’il sait qu’il ne peut être que compositeur. L’art et la philosophie continuent cependant à le passionner.

Sa famille s’étant cette fois fixée à Paris, il rencontre le critique Théodore de Wizewa, fondateur d’une revue wagnérienne, et le médecin esthète Jean Cantacuzène. Avec ses deux nouveaux amis, il parcourt la Suisse, l’Allemagne, il foule pour la première fois le sol sacré de Bayreuth lors du Festival de 1889. Wagner en deviendra son deuxième dieu. Au retour, il est accepté comme élève par César Franck. L’enseignement qu’il en retirera est incalculable. Hélas, une seule petite année plus tard, le 8 novembre 1890, la mort du maître fait du jeune Lekeu un orphelin spirituel. Son désarroi est terrible. Heureusement, Vincent d’lndy, qui devait avoir subodoré le génie sous-jacent du jeune homme, le prend sous sa vigilante férule. Le 13 avril 1890 est aussi une date capitale dans la trop courte vie de Lekeu. Il rencontre à Verviers un autre illustre compatriote : Eugène Ysaye. Ce sera la commande de la célèbre Sonate pour violon et piano, au lyrisme échevelé, aux délicieuses longueurs, au franckisme transcendé déjà par une originalité tellement personnelle. D’aucuns pensent d’ailleurs que la fameuse Sonate de Vinteuil, ce contrepoint sonore d’un des plus grands romans de ce siècle, Du côté de chez Swann, de Marcel Proust, ne peut être que la sonate de Lekeu. Suprême référence. Déjà les chefs-d’oeuvre succèdent aux chefs-d’oeuvre. C’est le Trio à clavier, les Trois poèmes (sur des textes de l’auteur), le bouleversant Adagio pour cordes, et la Fantaisie sur deux airs populaires angevins.

A Angers, où les parents de Lekeu s’étaient installés en 1888, Guillaume s’était lié d’amitié avec un des membres les plus actifs de la vie musicale angevine, M. de Romain, qui devait d’ailleurs faire jouer toutes les oeuvres de son jeune ami. On raconte que c’est par hasard lors d’un dîner, que Lekeu entendit deux chants populaires locaux qui le séduisirent. Ce fut l’origine de cette oeuvre lumineuse, à l’orchestration chatoyante, tellement pré-debussyste, et bien au-delà de l’esthétique franckiste, qui reste peut-être jusqu’à ce jour son oeuvre symphonique la plus jouée. La Fantaisie fut créée par Eugène Ysaye lui-même à Bruxelles, en juin 1893, et à Verviers quelques mois plus tard, sous «ma noble direction (début), dans un concert très sélect», comme l’écrit Lekeu à son ami Alexandre lissier.


Orchestre Philharmonique de Liège – Dir. Pierre Bartholomée

Le quatuor à clavier, commandé à nouveau par Ysaye, sera sera son chant du cygne inachevé. La légende veut que c’est en mangeant une crème glacée que Guillaume Lekeu a contracté le typhus qui devait l’emporter si jeune. Le 29 décembre 1894, à Angers, Guillaume écrivait à Robert Brussel : «Mon cher ami, voici quinze jours que je vous ai quitté et, depuis lors, je suis malade, à mon désespoir et au très vif ennui de mes parents. Il n’y a rien de dangereux là-dedans (…), mais c’est désagréable. Je ne veux quitter Angers qu’après ma guérison complète (…). Ce sera, je l’espère, dans dix ou douze jours, ou plus tôt.» Injure du sort. Trois semaines après cette lettre, il était mort. Il fut inhumé dans le petit cimetière d’Heusy, son village natal. C’est ainsi que disparut, le lendemain de ses 24 ans, le plus grand musicien que la terre wallonne ait porté depuis César Franck. Si Beethoven était mort à 24 ans, il ne nous aurait laissé aucune symphonie, aucun des sept grands concertos, aucune des sonates pour violon et piano, pour violoncelle et piano, aucun des quatuors, aucune des 32 sonates pour piano… Beethoven ne serait guère plus pour nous qu’un entrefilet dans nos histoires de la musique, que le nom d’un jeune musicien à la mode, prometteur, trop tôt disparu. A 24 ans, Claude Debussy ne nous aurait laissé de ‘consistant’ qu’une seule oeuvre, admirable il est vrai, mais unique, «La Damoiselle élue». Wagner à cet âge n’en était qu’à ses premiers balbutiements. La Tétralogie, Tristan, Parsifal seraient restés à jamais dans les limbes d’une création avortée. A 24 ans, Guillaume Lekeu nous avait donné des chefs d’oeuvre. Déjà le talent laissait poindre l’éclair du génie : Guillaume Lekeu ne demeure pour nous, hélas, que la plus prometteuse des potentialités. Ce qu’il nous réservait, ce qu’il nous aurait donné si la camarde ne l’avait fauché en plein épanouissement, nul jamais ne le saura. Peut-être, qui sait, notre vingtième siècle musical en eût été différent…”

d’après Patrick BATON (programme du concert de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, dirigé par Pierre BARTHOLOMEE, un 11 décembre du siècle dernier, avec comme solistes Frédéric LODEON et Pierre AMOYAL dans le double concerto de Brahms – collection privée)


L’oeuvre de Lekeu (d’après CLASSIQUENEWS.COM)

Apprentissage : les premiers essais d’écriture.

[…] Lekeu démontre des velléités de composition dès 1885 (Choral pour violon et piano, puis en 887, Morceaux égoïstes…), soit dès ses 15 ans, en particulier pendant ses vacances familiales à Verviers. L’inspiration aborde déjà les poèmes de Hugo, Lamartine (La fenêtre de la maison paternelle, Les pavots), Shakespeare et Goethe sans omettre Baudelaire (Les deux bonnes sœurs) sur le métier desquels le jeune compositeur apprend et réussit les noces délicates, exigeantes de la poésie et de la musique : les mélodies de Lekeu informent sur cette éloquence du cœur et de l’âme qui sont la clé de son écriture. Postromantique, le goût de Lekeu est surtout symboliste, avec, inclination visionnaire, une sensibilité pour les évocations mortifères, lugubres, parfois glaçantes… qui en fin de cycle, inspirera ses propres textes.

Admirateur de Beethoven, Lekeu s’essaie à la forme du quatuor : des nombreuses tentatives dès 1887, remonte le plus achevé (Méditation en sol mineur : énoncé par trois reprises d’un cri de douleur apaisé par une foi finalement salvatrice). Le jeune compositeur poursuit également ses leçons de violon auprès de son professeur Octave Grisard dont le Quatuor crée sa Méditation (après l’avoir débarrassé de ses erreurs d’harmonie). Toujours, Lekeu pourra compter sur l’appui et la collaboration de ses proches, plus âgés et expérimentés que lui dans la maîtrise de l’art. A l’automne 1887, l’écriture occupe désormais toute sa pensée ; le Molto adagio complète la Méditation, exprimant les sentiments chers au caractère du jeune homme : recueillement et profondeur (avec en exergue des citations des Evangiles de Matthieu et Marc sur le Christ au le mont des Oliviers, “mon âme est triste à en mourir”).

Les Morceaux égoïstes (septembre 1887-mai 1888) expriment au piano l’expérience d’une âme sensible désireuse de communiquer sa propre aventure émotionnelle dans une langue mélodique et harmonique, personnelle : en témoigne surtout le Lento doloroso, traversée hypnotique entre songe et cauchemar, d’une âpreté funèbre prenante inspiré d’un poème de Gustave Kahn : “les pleurs sont la langue où ce sont rencontrés / les retours muets d’étranges contrées”. Un sommet de profondeur glaçante que contrepointe totalement l’esprit irrévérencieux et provoquant de la Berceuse et Valse, comportant des références hommages pleins d’humour à Gounod, Delibes, Chopin, etc. De 1888, année d’approfondissement et de maturation, surgit dans sa totalité cohérente (février) l’admirable Quatuor en 6 mouvements V60, dédié à l’ami poitevin, pilier de toujours, Marcel Guimbaud. Entité poétiquement juste, d’un caractère enjoué et lumineux où perce l’originalité inclassable de son Capriccio (4e mouvement et le plus court de la série). De même, fasciné par la fugue, Lekeu parvient à sublimer dans le final, la rigidité de cette forme en un lyrisme libre et personnel. Puis se succèdent, la Sonate pour violoncelle en fa (terminée par D’Indy dans un style trop scolaire et mesuré pour servir de conclusion à la fougue initiale de Lekeu), Quatre séquences (V65) prodigieusement énoncées dans leur maladresse parfois explicite mais dont la sincérité saisit ; adagio malinconico puis allegro molto quasi presto, aux références baudelairiennes ; superbe lento assai (le plus développé et le plus original composé selon la correspondance à minuit). Enfin épilogue qui reprend le thème principal, le même que pour son Trio à clavier.

1889 : la classe de Franck

En 1889, Lekeu poursuit son exploration musicale en abordant l’écriture orchestrale avec l’Introduction symphonique aux Burgraves (avril) : tentative incomplète qui démontre une connaissance très aiguë des thèmes wagnériens. C’est l’été 1889, la fin du Lycée et pour le jeune compositeur encore autodidacte, l’horizon d’une nouvelle carrière musicale d’emblée orientée vers la composition dont le maître choisi est César Franck. Dès septembre, Lekeu se confronte donc aux exercices du Pater Seraphicus : la Première Etude Symphonique concentre les avancées du jeune Lekeu alors disciple de Franck, qui bravant l’ordre de mesure de son maître, ose cependant l’orchestration, lui qui vient de débuter son apprentissage parisien.

La Deuxième Etude Symphonique est inspirée par le Hamlet de Shakespeare (trois parties). En août 1890 sont achevées les deux premières parties : désespérance complexe du héros, pur amour démuni impuissant d’Ophélie (V19 et V22). Le 8 novembre 1890, Franck décède à la suite d’un accident de fiacre : son enseignement n’aura duré qu’un an et demi.

Le Trio à clavier

Sous la direction de Franck, Lekeu, doué d’une fièvre souvent impulsive, apprend la discipline et le contrôle : de 1891, datent des partitions mieux construites, plus profondes encore dans leurs choix dramatiques et expressifs. Trio pour piano, violon et violoncelle (Trio à clavier en ut mineur V70, janvier 1891) : le solide fugato du premier mouvement révèle l’apport du maître Franck à son jeune disciple. Douleur, espoir, rêverie, mélancolie, cri et malédiction… Lekeu y exprime tous ses chers thèmes empruntés aux Romantiques comme aux Symbolistes dont il fait une synthèse très originale. D’autant qu’en conclusion, comme un accomplissement salvateur, le compositeur développe finalement, le “lumineux développement de la bonté”, un parcours spirituel personnel que n’aurait pas renié son maître Franck, lequel avant de mourir, avait témoigné son enthousiasme face à la partition (que Lekeu lui dédiera naturellement en hommage). Solide et consciencieux, ce Trio comporte le métier d’un élève respectueux, certainement encore choqué par la perte de son maître si vénéré.

La Sonate pour piano de 1891 prolonge encore ce devoir de profondeur et de structure auquel l’a initié Franck. C’est un clair hommage aux œuvres pour piano de Franck (Prélude, choral et fugue). Même enracinement franckiste pour le célèbre et régulièrement joué : Adagio pour quatuor d’orchestre (avril 1891) qui porte aussi les vers de Georges Vanor : “Les fleurs pâles du souvenir”. Liberté inouïe de l’écriture (harmonique et mélodique), Lekeu a trouvé sa voie et son langage propre dans cet Adagio, antichambre d’une carrière qui s’annonce particulièrement juste et inspirée ; après la mort de Franck, Lekeu se rapproche de D’Indy, autre élève du Maître et véritable pilier dans la continuation de sa jeune vocation musicale.

A partir de 1891, les compositions de Lekeu sont liées à des événements vécus à Verviers : Epithalame pour le mariage de son ami Antoine Grignard (avril 1891 : la seule partition composée pour l’instrument de son maître, l’orgue dans laquelle il reprend le thème d’Ophélie).

Andromède

Suivent la printanière Chanson de mai (printemps 1891) sur un texte de son oncle Jean, le Chant lyrique pour choeur et orchestre destiné à la Société royale d’Emulation qui la crée le 2 décembre 1891 : partition ambitieuse, jouant de l’éclat partagé dialogué entre voix et fanfare, qui préfigure le grand défi du Prix de Rome auquel Lekeu se présente à Bruxelles la même année. D’Indy stimule le jeune créateur qui passe la première épreuve (écriture d’une fugue à quatre voix et d’un choeur avec orchestre) ; à l’été, Lekeu entre en loge d’écriture sur le thème d’Andromède dont l’arrogante beauté insulte les Néréïdes, filles de Neptune, lequel alors par vengeance lâche sur l’Ethiopie, un monstre affreux semant mort, destruction, désespoir. La cantate de Lekeu – poème lyrique et symphonique pour soli, choeur et orchestre, évoque la supplique des prêtres afin qu’ils désignent une victime expiatoire : Andromède ; la mise à mort de la jeune femme, libérée cependant par Persée… enfin, la victoire finale de l’harmonie dans un épithalame triomphal. Malgré ses espoirs, Lekeu n’obtient le 12 septembre 1891, que le 2e Prix : de fureur, il ne se présente pas à la remise. Il critique la partialité des juges : tous membres des conservatoires royaux de Gand et de Liège dont les élèves ont… naturellement obtenu le Premier Prix et le Premier second prix. Franckiste et parisien, Lekeu l’expatrié a été sévèrement sanctionné. Evidemment, la prière d’Andromède est le point capital d’un drame parfaitement écrit dont le thème de Persée, séquence finale, apporte un éclairage apaisé et salvateur. Tout Lekeu y est condensé dans une science désormais libre et originale, apportant les bénéfices d’un tempérament autonome qui sait ce qu’il doit à Beethoven et Wagner, surtout ses maîtres d’Indy et Franck.

Ysaye entre en scène

Après la déception du Prix de Rome 1891, Lekeu reçoit néanmoins plusieurs commandes : le Larghetto pour violoncelle et orchestre, seule oeuvre concertante aboutie et d’une séduction mélodique tenace (de Joseph Jacob, violoncelliste du Quatuor Ysaye, février 1892) ; la Sonate pour violon et piano demandée par Eugène Ysaye, lequel après l’écoute de la prière d’Andromède créée dans sa version de chambre au cercle des XX à Bruxelles, le 18 février 1892, avait été saisi par le talent du jeune compositeur. Les Trois pièces pour piano (avril 1892) sont commandées par l’éditeur liégeois Muraille : pleines de vie et d’entrain, elles rappellent la vivacité parfois caustique du musicien dans ses lettres. Suivent au printemps 1892, la Fantaisie sur deux airs angevins (dont la mise en forme pour orchestre est favorisé par le très gaulois d’Indy, auteur de la Symphonie cévenole et très soucieux d’affirmer la richesse de la musique française à travers ses idiomes provinciaux) ; il en découle aussi une version pour pour piano à quatre mains : évocation d’un couple pris entre l’ivresse d’un bal et l’abandon intime dans la nature d’une fin d’après midi sous le clair de lune. Les dernières opus de Lekeu sont des mélodies formant cycle, Trois Poèmes créés le 7 mars 1893 à Bruxelles pour le Cercle des XX lors d’un concert organisé autour d’Eugène Ysaye, lequel interprète en outre, la Sonate pour violon et piano dont il est le dédicataire. Dans les poèmes, la mort n’est que songe et l’ivresse amoureuse fait planer sur la nuit (Nocturne), un charme unique qui dévoile une originalité totalement assumée et développée. D’autant que Lekeu en une intuition de coloriste génial ajoute ici la sonorité du quatuor à cordes, bien avant Fauré (la Bonne chanson) et Chausson (la Chanson perpétuelle). L’ultime pièce reste la Berceuse datée de novembre 1892. Lekeu a alors sur le métier le Quatuor à clavier ; il décède à Angers le 21 janvier 1894, peu avant son 24e anniversaire.”

Lire l’article complet sur CLASSIQUENEWS.COM…


RIC 351

En 1994, RICERCAR éditait un coffret qui réunissait une quasi intégrale de l’œuvre de Guillaume Lekeu (1870-1894) ce prodigieux compositeur mort prématurément à l’âge de 24 ans. Admirateur de Beethoven et de Wagner, disciple de Franck, protégé d’Ysaÿe, Lekeu avait, dans ses dernières compositions, ouvert une voie nouvelle qui n’était ni française, ni germanique. C’est à ce périple, depuis les premières compositions écrites à 15 ans aux chefs d’œuvre de 1893, que nous invite cette nouvelle édition. À cette occasion, Jérôme Lejeune a complètement remanié et augmenté le texte de présentation qui propose une analyse chronologique des œuvres. L’écoute de ces compositions dans cet ordre aide à comprendre la façon dont se développe le talent du compositeur, et les citations d’extraits de son abondante correspondance permettent de deviner encore mieux l’état d’esprit de ce jeune homme passionnant et bouleversant qui avait mis en exergue de son Adagio pour Quatuor d’Orchestre cette simple phrase : “Les fleurs pâles du souvenir…”. (coffret 8 CD RICERCAR RIC 351, 2015)


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DE SOUZENELLE : L’écologie extérieure est inséparable de l’écologie intérieure

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Annick de Souzenelle en 2019 © reporterre.net

La crise écologique est intrinsèquement liée à la transgression des lois ontologiques“, assure la théologienne Annick de Souzenelle. “Sans travail spirituel, pour retrouver et harmoniser racines terrestres et racines célestes de l’humain, il serait impossible de la stopper.

“Vous étudiez la Bible depuis plus de cinquante ans. Quel est le sens de ce travail ?

Annick de Souzenelle — Ce qui résume tout, c’est que j’ai un jour mis le nez dans la Bible hébraïque, et j’y ai lu toute autre chose que ce que disaient les traductions habituelles. Elles sont très culpabilisantes et je sentais que ce n’était pas juste. J’ai été émerveillée par la Bible hébraïque : je me suis consacrée à écrire ce que je découvrais — des découvertes qui libèrent du poids de la culpabilisation qui a abîmé tant de générations… À partir de là, j’ai réécrit une traduction des premiers chapitres de la Bible [la Genèse], de l’histoire de l’Adam que nous sommes, Adam représentant non pas l’homme par rapport à la femme, mais l’être humain, et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Un voile est en train de se lever sur les écritures, et cela se passe aussi avec le sanskrit, le chinois, d’autres personnes y travaillent… Il se passe quelque chose à l’heure actuelle, il faut aller plus loin dans la compréhension de l’humain, de l’Adam…

Les traductions les plus courantes de la Genèse décrivent la domination de la Terre et des espèces animales par l’Homme, et une supériorité de l’homme sur la femme… Avec votre exégèse, que peut-on entendre ?

À partir du déchiffrement symbolique de l’hébreu, on peut entendre ceci : lorsque l’Adam [l’être humain] est créé, il est différencié de son intériorité, que nous appelons aujourd’hui l’inconscient, et cet inconscient est appelé Ishah, en hébreu. Nous avons fait de Ishah la femme biologique d’Adam, qui, lui, serait l’homme biologique. Dans ma lecture, il s’agit du « féminin intérieur » à tout être humain, qui n’a rien à voir avec la femme biologique. Il s’agit de l’être humain qui découvre l’autre côté [et non la côte] de lui-même, sa part inconsciente, qui est un potentiel infini d’énergies appelées « énergies animales ». Elles sont en chacun de nous. On en retrouve le symbole au Moyen-Âge, dans les représentations sculpturales : le lion de la vanité, de l’autoritarisme, la vipère de la médisance, toutes ces caractéristiques animales extrêmement intéressantes qui renvoient à des parties de nous, que nous avons à transformer. La Bible ne parle pas du tout des animaux extérieurs, biologiques, que nous avons à aimer, à protéger. Elle parle de cette richesse d’énergie fantastique à l’intérieur de l’Homme qui, lorsqu’elle n’est pas travaillée, est plus forte que lui, et lui fait faire toutes les bêtises possibles. Ce n’est alors plus lui qui décide, qui « gouverne » en lui-même.

Il est extrêmement important de bien comprendre que cet Adam que nous sommes a en lui un potentiel qui est appelé « féminin » — que l’on va retrouver dans le mythe de la boîte de Pandore chez les Grecs et dans d’autres cultures — et que ce potentiel est d’une très grande richesse à condition que nous le connaissions, que ce ne soit plus lui qui soit le maître, mais que chaque animal soit nommé et transformé.

Dans la Bible, tous les éléments, les règnes végétaux et minéraux sont très présents. Quelle est dans votre lecture la relation entre l’Homme et le cosmos ? Est-ce que cela décrit aussi le « cosmos intérieur » de l’Homme ?

L’extérieur est aussi l’expression de ce qui est à l’intérieur de l’Homme. Le monde animal, le monde végétal et le monde minéral sont trois étapes des mondes angéliques qui sont à l’extérieur comme à l’intérieur de nous. L’intérieur et l’extérieur sont les deux pôles d’une même réalité. Il y a dans la Bible un très beau mythe où Jacob, en songe, a la vision d’une échelle sur laquelle les anges montent et descendent. L’échelle est véritablement le parcours que nous avons à faire dans notre vie présente, de ce que nous sommes au départ vers ce que nous devrions devenir. Nous avons à traverser les mondes angéliques, c’est-à-dire à les intégrer. Mais tout d’abord, à nous verticaliser.

Ce chemin « vertical », qu’implique-t-il dans notre rapport au monde ?

C’est tout simple : cultiver ce cosmos extérieur. Ce que nous faisons à l’extérieur a sa répercussion à l’intérieur, et vice versa, donc il est extrêmement important de cultiver ensemble le monde animal extérieur et le monde animal intérieur, et de la même manière en ce qui concerne les mondes végétaux et minéraux.

C’est-à-dire d’en prendre soin, de les faire grandir, de les enrichir ?

Oui, nous en sommes totalement responsables. La façon dont nous traitons ce monde à l’intérieur de nous va se répercuter à l’extérieur. Or, à l’intérieur de nous, nous sommes en train de tout fausser, nous n’obéissons plus aux lois qui fondent la Création. Je ne parle pas des lois morales, civiques, religieuses. Je parle des lois qui fondent le monde, que je compare au mur de soutènement d’une maison. On peut abattre toutes les cloisons d’une maison, mais pas le mur de soutènement. À l’heure actuelle, c’est ce que nous faisons. Nous transgressons les lois ontologiques [du grec ontos = être]. Elles aussi sont dites dans la Bible et on n’a pas su les lire. Nous détruisons ce monde à l’intérieur de nous comme nous sommes en train de détruire la planète. Il est difficile d’entrer dans le détail de ces lois ici, mais j’ai essayé d’exprimer cette idée dans mon livre L’Égypte intérieure ou les dix plaies de l’âme. Avant que les Hébreux quittent leur esclavage en Égypte pour partir à la recherche de la Terre promise, une série de plaies s’est abattue sur l’Égypte. Chacune de ces plaies renvoie à une loi ontologique transgressée.

Les plaies d’Égypte font penser aux catastrophes naturelles que l’on vit aujourd’hui !

Oui, à l’heure actuelle, la Terre tremble. Cela fait quelques années que les choses tremblent de partout. Nous sommes dans les plaies d’Égypte. Nous allons faire une très belle Pâque [la fête, dans la liturgie juive, commémorant la sortie d’Égypte], une mutation importante va se jouer. Mais, actuellement, nous sommes dans les plaies d’Égypte, et on ne sait pas les lire. Nous vivons une période de chaos, prénatal, je l’espère.

Est-ce dû au fait que l’Homme ne fait plus le travail intérieur ?

Oui, exactement. Mais depuis quelque temps, ce n’est pas seulement qu’il ne fait pas le travail intérieur. C’est qu’il fait un travail contraire aux lois de la Création. On est dans le contraire de ces lois ontologiques, alors le monde tremble.

Vous-mêmes, dans votre vie, avez-vous vu les choses s’empirer ?

J’ai pratiquement parcouru le siècle ! Je me souviens très bien du monde de mon enfance, des années 1920. C’était un monde figé, totalement incarcéré dans un moralisme religieux bête et insupportable. Il n’était pas question d’en sortir, et ceux qui le faisaient étaient mis au ban de la société. Je me suis très vite sentie marginalisée. Puis la guerre est venue casser tout ça. Tout a changé après la guerre. Les jeunes des années 1960 ont envoyé promener la société d’avant, avec le fameux « Il est interdit d’interdire » qui résume tout, seulement ça allait trop loin. Le « sans limite » est aussi destructeur que les limites trop étroites.

La crise écologique est beaucoup reliée à l’absence de limite au niveau de la production, de la consommation, de l’utilisation de nos ressources. Comment cela s’est-il développé après la guerre ?

L’humanité inconsciente est dans le réactionnel. Elle était complètement brimée d’un côté. En s’échappant de cette contention, elle a explosé. Elle ne sait pas trouver la juste attitude. On va à l’extrême, parce qu’on ignore les lois qui structurent. Nous avons l’habitude d’associer le mot « loi  » à l’idée de contrainte, mais les lois ontologiques, au contraire, libèrent.

Les bouleversements environnementaux n’existaient pas durant votre enfance ?

On n’en parlait pas. Chacun avait son lopin de terre. Dans les années 1970, 1980, on a commencé à en parler. Au moment même où j’ai commencé mon travail intense.

Quel est selon vous le cœur de la problématique écologique ?

Une perte totale du monde céleste, du monde divin. L’Homme est comme un arbre. Il prend ses racines dans la terre, et ses racines dans l’air, la lumière. Il a des racines terrestres et des racines célestes. L’Homme ne peut pas faire l’économie de ces deux pôles. Jusqu’à récemment, il a vécu ses racines terrestres dans des catégories de force, car il ne connaissait que la « lutte contre » quelque ennemi que ce soit (intempéries, animaux, autres humains…). Il ne sait que « lutter contre » car il est dans une logique binaire. À partir de la fin de la dernière guerre, à partir des années 1950 et 1960 en particulier, il y a eu un renversement de la vapeur. On a envoyé promener le monde religieux, qui n’apportait que des obligations, des « tu dois », des menaces de punition de la part du ciel, c’était un Dieu insupportable. Nietzsche a parlé de la mort de Dieu. Merci, que ce dieu-là meure ! Mais on n’a pas été plus loin dans la recherche. Aujourd’hui, ce qu’il se passe, c’est qu’il y a un mouvement fondamental, une lame de fond qui est en train de saisir l’humanité, le cosmos tout entier, pour que l’humanité se retourne, dans une mutation qui va avoir lieu, qui ne peut plus ne pas avoir lieu, pour qu’elle retrouve ses vraies racines divines, qui sont là.

Comme si la crise avait un sens au niveau du chemin de l’Homme ?

C’est LE sens de l’Homme. Toute l’écologie est très importante, mais elle ne peut se faire que s’il y a une écologie intérieure de l’Homme. C’est le passage de l’Homme animal à l’Homme qui se retourne vers ses racines divines. Cela ne veut pas dire que ses racines terrestres disparaissent, mais qu’il retrouve ses racines célestes.

Ne peut-il pas y avoir une écologie sans spiritualité ?

Il s’agit désormais de « lutter avec ». Je suis très respectueuse des actions qui sont faites dans le sens de l’équilibre écologique, et je pense qu’il faut les faire mais c’est une goutte d’eau dans une mer immense. Un raz-de-marée va se produire, des eaux d’en haut [le monde divin] peut-être, ou des eaux d’en bas, peut-être les deux en même temps !

Je respecte beaucoup les efforts actuellement déployés, mais ils sont très minimes par rapport à ce qui se joue. S’il n’y a pas en même temps que cette lame de fond un travail spirituel, cela ne suffira pas. J’espère que ce n’est pas trop difficile à entendre quand je parle ainsi, mais il me faut le dire. On ne peut pas séparer l’intérieur de l’extérieur.

Comment voir le corps dans cette perspective ?

Le corps de l’Homme est inséparable du corps du cosmos. Ce sont les deux pôles d’une même réalité. Nous ne connaissons de notre corps que ce qui est étudié en médecine, en faculté. Mais notre corps physique n’est que l’expression qu’un corps divin, profond, ontologique, et c’est celui-ci qui est malade. Lorsque l’on veut traiter un malade, la médecine officielle ne traite que l’extérieur, le côté concret. Elle est en train en ce moment d’éradiquer l’homéopathie, qui travaille au contraire sur la cause profonde, car quand un organe est malade, c’est qu’il y a un court-circuit dans la cause profonde, dans l’organe ontologique de l’Homme, dont l’organe que nous connaissons n’est que l’expression. Si l’on ne va pas toucher à ce très subtil, il n’est pas suffisant de travailler sur la seule dimension extérieure.

Il arrive que des personnes racontent leur traversée de la maladie comme une initiation. Toute épreuve peut être la source d’une évolution énorme. L’épreuve n’est pas la même chose que la souffrance.

Cela peut-il qualifier ce que la Terre vit actuellement ?

Nous l’avons rendue malade, oui. Nous avons détourné les cours d’eau, trafiqué des éléments naturels. On trafique la Terre comme si elle était une chose. On n’a plus aucune conscience qu’elle est ce corps divin de l’Homme. Le traitement qu’on fait aux arbres, à toute la culture, est diabolique dans le sens que cela « sépare ».

La surconsommation matérielle, le capitalisme, sont-ils l’expression d’une conscience qui s’est « séparée » ?

Tout à fait. Toute idéologie qui n’est pas reliée au verbe fondateur devient la peste. C’est la cinquième plaie d’Égypte. Toutes nos idéologies politiques, philosophiques, financières ne réfèrent absolument pas au verbe divin, si bien qu’elles sont vouées à l’échec. Soljenitsyne l’avait bien vu, en disant qu’il quittait une folie (l’URSS) pour en trouver une autre aux États-Unis. Tout cela doit disparaître. Tous nos politiciens sont perdus à l’heure actuelle, qu’ils soient de droite, de gauche, du milieu, de tout ce que l’on veut… Ils mettent une rustine ici, une rustine là, ils ne peuvent pas résoudre les problèmes. Parce que l’Homme a déclenché des problèmes qui ne seront solubles que par un retournement radical de son être vers les valeurs divines.

Les religions elles-mêmes, telles qu’elles sont aujourd’hui, sont vouées à une profonde mutation. Ce qui va émerger de tout cela est une conscience totalement nouvelle, d’un divin qui sera intimement lié à l’humain, qui ne viendra pas d’une volonté d’ailleurs, mais d’une présence intérieure.

Puisque selon vous le cosmos extérieur représente le cosmos intérieur, l’endroit du chemin écologique peut-il devenir un chemin spirituel ?

On ne peut pas entrer dans l’intelligence du cosmos extérieur sans entrer dans l’intelligence du cosmos intérieur. Ce n’est non plus la seule voie. Je peux aussi dire le contraire : ça peut être quelqu’un qui découvre son cosmos intérieur, et par conséquent qui va se consacrer au cosmos extérieur. On ne peut pas vivre quelque chose d’intense intérieurement sans se trouver relié au monde extérieur… Quand je suis dans mon jardin, je vois les arbres, les plantes, les oiseaux, comme des anges, qui sont là, vivants, qui respirent avec moi, qui m’appellent… Combien de fois le chant des oiseaux est mon chant…

Des personnes qui se disent athées mais qui sont très reliées au monde, sont-elles aussi sur un chemin spirituel ?

Oui, nombreux sont ceux qui se disent athées parce qu’ils rejettent le dieu des églises… mais ressentent cette unité avec la nature. Le grand sujet aujourd’hui est de sortir de l’esclavage au collectif très inconscient, pour entrer, chacun et chacune, dans sa personne, dans l’expérience personnelle. On est à cet endroit de chavirement total de l’humanité.

Nous vivons une très grande épreuve, la peur règne, mais cela peut être, pour ceux qui le comprennent, un chemin initiatique magnifique.

Nous sommes dans un moment unique de l’humanité, extrêmement important, le passage de l’Homme animal à l’Homme qui se souvient de ses racines divines. Il y a un grand espoir.

L’espoir, donc, ne se situe pas seulement dans l’espoir que la crise s’arrête, mais dans l’espoir que l’Homme change à travers cette crise ?

Exactement. C’est une mutation de l’humanité. Aujourd’hui on a terriblement peur de la mort, on veut reculer la mort. Or, il faut accepter la mort, elle est une mutation. J’ai une grande confiance. C’est impressionnant, mais on n’a pas à avoir peur. La peur est un animal qui nous dévore. De cette énergie animale, nous avons à faire de l’amour.”

Lire l’article original de Juliette KEMPF sur REPORTERRE.NET (article du 26 juillet 2019)


Après des études de mathématiques, Annick de SOUZENELLE, née en 1922, a été infirmière anesthésiste, puis psychothérapeute. Elle s’est convertie au christianisme orthodoxe et a étudié la théologie et l’hébreu. Elle poursuit depuis une trentaine d’années un chemin spirituel d’essence judéo-chrétienne, ouvert aux autres traditions. Elle a créé en 2016 l’association Arigah pour assurer la transmission de son travail et animer l’Institut d’anthropologie spirituelle.

 


Plus de symboles…

DIEL : Psychologie de la motivation (étude anonyme)

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Masque de Paul DIEL par Jane Diel
Les modèles psychologiques de développement personnel
Première partie
Interprétation systémique du modèle psychologique de Paul DIEL

[…] Cet essai est une interprétation libre du modèle psychologique de Paul Diel, le croisant de manière transversale avec d’autres systèmes [voir glossaire en fin d’article] de représentation. Les puristes de cette discipline y verront à juste titre quelque amateurisme. Le but est de mettre ce modèle vivifiant et trop méconnu à la portée des curieux. La démarche se veut logique et pragmatique. Elle ne relève en aucune manière de croyances ésotériques. A chacun de l’évaluer et de l’approfondir, en vérifiant les sources. Les exemples tirés de la littérature, de la musique ou du cinéma sont donnés pour illustrer le propos […]

Bien que prévenu par Circé du danger de l’épreuve, Ulysse ne put résister à la tentation d’écouter le chant des Sirènes. Il mit en place un stratagème qui lui permit d’assouvir sa curiosité sans mettre en péril sa vie ni celles de ses compagnons. Il fit mettre de la cire dans les oreilles des marins afin qu’ils soient sourds au chant des Sirènes. Quant à lui, il se fit attacher solidement au mât du navire.


[…] Le postulat fondamental de la psychologie de la motivation est l’existence, mise en lumière par Paul Diel (1893-1972), d’une instance psychique particulière, le surconscient, l’élan évolutif. Ce mode de fonctionnement plus-que-conscient de la psyché se manifeste par l’intuition et la créativité. Il s’exprime de manière symbolique, notamment dans les rêves et les mythes (rêves collectifs). Le surconscient représente l’aspect positif de notre inconscient. C’est une forme évoluée mais inachevée, de l’esprit animal préconscient : l’instinct.

Ce principe étant admis, nos processus mentaux si complexes soient-ils, peuvent se décrire selon un schéma fonctionnel assez simple, que nous allons essayer de résumer en quelques lignes.

Système ouvert sur le monde, la psyché se rapproche d’un dispositif cybernétique, finalisé et dirigé vers des buts. Son interaction avec le monde extérieur a pour résultat les désirs, produits de rétroactions hiérarchiquement organisées, les motifs d’action (1) [les liens des n° renvoient à la Deuxième partie, ci-dessous]. Son régulateur est régi par un principe d’organisation interne : le désir essentiel d’harmonie fournissant la consigne au système. La joie et son opposé la coulpe qui est une sensation d’insatisfaction, sont des mesures d’écarts par rapport à cette consigne et la perception au niveau de notre conscience de signaux de régulation. Joie et coulpe se déclinent au niveau conscient en gammes de sentiments (2). La satisfaction des désirs se traduit in fine par l’activité humaine.

La formation de soi, l’accomplissement personnel, relève d’une harmonisation de nos désirs dans la diversité. Chez l’animal, la majorité des rétroactions émanant de l’instinct sont figées (3). Il n’en va pas de même au niveau humain, car de nombreux motifs se bâtissent dans la psyché par l’éducation et la confrontation aux aléas de la vie (4). Selon le principe de la variété requise de nouvelles expériences sont nécessaires pour augmenter le niveau de complexité du système de régulation et l’étendue de nos motifs, en améliorant de manière stable la réponse aux interactions (5). Ce processus traduit pour chaque personne un but en continuelle évolution, constituant le sens même de toute vie humaine.

Des boucles parasites, les faux motifs (6), se constituent cependant au niveau subconscient, inconscient négatif et viennent perturber ce fonctionnement idéal. La source du désordre (7) est la fausse justification représentant une altération de la consigne du désir essentiel, méconnaissance ou ignorance des signaux de balisage de notre conscience. Paul Diel expose dans son oeuvre maîtresse, le détail des mécanismes de l’élaboration des faux motifs. Pour simplifier, la théorie distingue deux tendances à la déformation psychique inconsciente :

  • La banalisation qui est une multiplication excessive des désirs matériels, par inhibition du désir essentiel et prédominance des rétroactions positives d’amplification. La banalisation conduit à l’agitation et la dispersion (variété sans harmonie).
  • La nervosité qui, à l’inverse, est une exaltation du désir essentiel, se manifeste par un excès de limitation des rétroactions négatives sur les désirs matériels. La nervosité conduit à l’ascétisme, impuissance à maîtriser les interactions avec le monde réel (harmonie sans variété).

La banalisation est la déformation socialement la plus répandue (8), devenant de ce fait une norme (matérialisme) mais il existe également des déformations collectives de type nerveux (fanatisme religieux). Chaque déformation trouvant sa justification vaniteuse dans le contre-exemple de la déformation opposée en revêtant de nombreuses variantes. Ces déformations conduisent finalement à l’instabilité à des degrés divers, pouvant mener à la folie et la destruction (9).

Les motifs sont faussés, les actions aussi le sont et toute la vie humaine en souffre. C’est de cette souffrance et de la nécessité de la surmonter que parlent les mythes. Les récits de la mythologie grecque sont, symboliquement, des schémas typiques de configuration de la déformation psychique (10). La correspondance des mythes avec le modèle psychologique de Paul Diel constitue une vérification de sa méthode d’observation (11).

La grille de lecture proposée, cette devise “Connais-toi toi-même” inscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes, est universelle : l’unique condition de la connaissance de soi est l’aveu des motifs cachés. Son champ d’application s’étend largement au-delà des mythes. Elle permet notamment de décrypter, les chefs-d’oeuvres de l’expression artistique (théâtre de Shakespeare, opéras de Mozart, cinéma de Kubrick, etc.), la genèse des grands conflits de l’histoire (la décadence de la République romaine ou la barbarie de la seconde guerre mondiale) mais encore l’actualité de la destruction écologique de notre planète. Les exemples sont innombrables. Le champ de réflexion de la psychologie de la motivation est immense et reste ouvert (12).

Un des pères de la physique contemporaine avait coutume de dire que pour comprendre la nature et notre place parmi elle, la culture humaniste conduisant à une connaissance spirituelle du monde sensible dans sa totalité, est nécessaire. Le discours des Sirènes en faisant miroiter l’omniscience met sa victime face au fantasme archaïque de toute-puissance. Le progrès technique est indispensable. Qui pourrait nier, par exemple, l’importance de la recherche médicale ? Tout progrès doit cependant être accompagné des valeurs spirituelles (vérité, beauté, bonté) pour conserver un sens.

L’accomplissement personnel procède d’une vision introspective de nos motifs d’action et de la recherche d’une harmonie de nos désirs dans la diversité.

La première condition de cet accomplissement est de connaître notre désir essentiel d’harmonie. La seconde est de reconnaître notre part de vanité et de fausse justification pour tenter de la corriger.

Deuxième partie
Fonctionnement du modèle
    1. Les désirs ont pour origine les pulsions, matérielles (conservation de l’individu), sexuelles (conservation de l’espèce) et évolutives (transformation adaptative de l’individu et de l’espèce). Ils sont matériels (nourriture, habillement, habitation, santé et sécurité, travail et rémunération) et sexuels. Mais également, dans la signification d’un élargissement de la pulsion évolutive, spirituels (acquisition de connaissances et de compétences, voyages et découverte, culture, sports, arts, religions, etc). Les désirs sont souvent contradictoires et interfèrent les uns par rapport aux autres, d’où la nécessité de la recherche de buts et d’une harmonie. Il va de soi que les besoins matériels élémentaires doivent pouvoir être satisfaits en préalable de la quête d’un épanouissement dit spirituel. L’accomplissement spirituel est une étape qui dépasse en la complétant, celle de la lutte pour la vie et de la survie (les arts martiaux illustrent ce prolongement évolutif).
      Les motifs d’action sont des « scénarios de satisfaction » des désirs, le plus souvent forgés depuis la petite enfance : simples conditionnements découlant de nos habitudes ou à un niveau plus élaboré, procédures résultant de nos pensées ou bien croyances. La pensée peut-être affective (images mentales chargées d’émotion) ou logique (association de concepts grâce au langage). Les motifs donnent un sens à la réalité en lui imposant une règle de filtrage sans laquelle nous serions submergés d’excitations, mais ils déforment cependant notre perception de la réalité.
      Le bombardement de la publicité (pensée affective), la préparation d’une recette de cuisine (procédure), le diagnostic d’une panne (pensée logique) ou la conduite d’une automobile (conditionnement de nos habitudes), sont des exemples de scénarios de satisfaction des désirs.
      Les motifs naissent de prédictions et de la réussite de leur calcul de satisfaction, selon un principe d’apprentissage par la méthode essai-erreur, d’où le rôle essentiel de la mémoire dans ce processus. Un motif est en lui-même une rétroaction positive : la satisfaction du besoin produit l’accroissement du désir et génère à son tour d’autres désirs. Un motif doit de ce fait comporter des éléments de rétroaction négative, le dirigeant vers un but. Cette consigne n’est pas prédéterminée : c’est à chacun de la trouver.
      Le désir essentiel indiquant seulement une direction au moyen des valeurs guide. Les motifs sont ainsi des objectifs, se fondant en partie sur des raisonnements, dont la réalisation est en général reportée dans le temps. La patience est le facteur de consolidation et d’harmonisation progressive des désirs. Ces objectifs se concrétisent le moment venu au travers d’une action.
      Les scénarios s’assemblent pour former des projets et sont contrôlés à un niveau supérieur d’organisation par d’autres motifs, les stratégies. L’ensemble des motifs constitue la personnalité. Les projets s’échangent et fusionnent au niveau social par le biais de la communication. Les affinités et la sympathie sont une communauté de motifs rapprochant les êtres.
    2. Quelques sentiments motivant nos désirs :Les sentiments sont indissociables des motifs d’action et accompagnent la recherche du plaisir ou la fuite de la douleur, propres à l’instinct de conservation. Les sentiments concourant à la joie s’unissent et cherchent à se compléter (principe d’harmonie). Les sentiments relevant de la coulpe contribuent à la tristesse et divisent (principe de disharmonie).
      Pour employer une image commode, la gamme des sentiments peut être comparée au spectre lumineux. La joie, le blanc, est la somme idéale de toutes les couleurs de l’arc en ciel. La coulpe représente, à l’opposé et par soustraction, le noir. Le blanc réfléchit la lumière, le noir l’absorbe mais fourni aussi, par petites touches, le contraste de la détermination. Les sentiments sont une valorisation subjective des scénarios de satisfaction dont le spectre se révèle au travers du prisme des centres d’intérêt. La banalisation ou la nervosité ne permettent de rencontrer, ni la joie (harmonie des sentiments), ni le bonheur (état de stabilité dans la joie).
      Nos motifs d’action doivent, pour être efficaces, se développer dans le discernement et la recherche de la vérité (harmonie du sens) mais aussi avec juste mesure, dans la bonté (harmonie du rapport à autrui) et l’esthétique (harmonie de la forme permettant de reconnaître un sens).
      Dans la conduite d’une automobile, par exemple, un changement imprévu d’itinéraire met en jeu un ensemble de raisonnements pour modifier l’objectif (atteindre la destination) selon de nouvelles contraintes. Ce calcul de satisfaction s’appuie sur un certain nombre d’hypothèses reposant sur l’expérience du conducteur , non garanties cependant à 100%. Il en résulte un sentiment de confiance, si la probabilité d’un accomplissement (la réussite du voyage) parait forte. Une mésentente avec un passager peut venir brouiller le scénario dans un contexte d’hostilité ou au contraire, la courtoisie, favoriser un partage d’informations. D’autres considérations peuvent également entrer en ligne de compte, comme la satisfaction de pouvoir admirer un paysage remarquable ou la perspective d’embouteillages, la compassion éprouvée face au mal des transports d’un enfant, etc. Cet aperçu montre que les sentiments peuvent être utiles et guider nos choix dans la complexité. Nous vivons dans un monde immense de sensibilité et de sens qui s’enchevêtrent pour tisser une vie profonde. Si la réalité du monde sensible était strictement déterministe, nous serions des automates dépourvus de sentiments. Le sens de la vie est fort heureusement différent, car dans ce monde, il n’y aurait finalement aucune place pour la créativité et la recherche du bonheur.
      Le flux incessant des sentiments valorisant nos motifs constitue nos états d’âme qu’il convient d’évaluer et de contrôler. Les états d’âme positifs (concourant à la joie) facilitent l’élargissement de nos pensées en une vision globale et intuitive du monde. Ils donnent d’avantage de discernement envers les buts à se fixer pour réussir. Ils nous permettent un meilleur auto-contrôle et nous aident à nous engager dans des comportements nécessitant une contrainte immédiate pour des bénéfices différés. Les états d’âme négatifs (relevant de la coulpe) nous ferment en revanche l’esprit. Nous jugeons alors le monde qui nous entoure de manière obsessionnelle sur des détails particuliers, coupant inutilement les cheveux en quatre, au lieu de le regarder dans sa beauté. Les états d’âme négatifs ne privent pas forcément d’éprouver des états d’âme positifs. Inversement, la montée d’états d’âme positifs ne supprime pas toujours les négatifs. Ces deux états sont en général mêlés. Le dialogue avec autrui est ce qui permet de réduire la subjectivité de nos sentiments et de trouver un équilibre.
    3. Il a été établi que certaines plantes ont un fonctionnement analogue dans la stratégie d’adaptation de leur espèce. Elles possèdent, à leur manière, une sensibilité au désir essentiel. Cette propriété, inhérente à la vie, est un paramètre de l’évolution. La beauté des fleurs, les parades amoureuses et l’harmonie du chant des oiseaux sont une illustration de l’immanence des valeurs guide. L’évolution des espèces est de ce fait, le théâtre d’une accélération de l’extension de la conscience. Le principe d’auto-organisation étant de transformer, au niveau de l’univers, le temps en information. Chaque être est à cet égard un essai, pour réaliser l’harmonie. L’évolution du cerveau reptilien entraîne, par exemple chez les mammifères, un comportement de protection de la progéniture, saut qualitatif favorisant la survie de l’espèce. L’élargissement de la conscience s’étend bien au-delà chez l’homme, via notamment ses préoccupations sociales et devient possible pendant la durée d’une vie. Cette évolution n’est pas terminée et continuera à se développer.
    4. Les besoins sont inséparablement individuels et collectifs. Les scénarios de satisfaction validés par l’expérience se construisent par le jeu des interactions sociales pour constituer les motifs individuels. Il est important de souligner le rôle de la morale dans ce processus. Ce que l’on appelle habituellement la morale (par opposition au moralisme), fait référence à un ensemble de motifs d’action prêts à l’emploi, adaptés aux circonstances du milieu et de l’époque , validés dans le sens de l’intérêt général. La morale dans son ensemble constitue une macroéconomie des désirs. Son principe est l’égoïsme conséquent qui, sous sa forme saine, ne peut trouver l’ultime satisfaction que par l’union réjouissante avec autrui. Sa déformation se rapporte à l’égocentrisme.
    5. Lorsque la variété des excitations fait défaut, la mesure d’écart se traduit par un sentiment particulier de coulpe : l’ennui. Le sentiment lié à la maîtrise des rétroactions négatives stabilisatrices est celui de la paix, l’anxiété est son contraire. L’instabilité est d’une manière générale , génératrice de stress. Mais c’est aussi ce qui permet d’évoluer. L’anxiété doit pouvoir être limitée et contrôlée.
    6. La fausse motivation est essentiellement issue de la pensée affective. La rumination mentale et les croyances imaginaires alimentent le processus, déconnecté de la réalité, de renforcement en boucle des faux motifs. Les faux motifs sont par nature inadaptés et détruisent le sens de nos pensées (annexe 1). Ce processus résulte du refoulement subconscient de la coulpe. En tant qu’avertissement salutaire, la coulpe est un signal d’anomalie. Son rôle est de provoquer le perfectionnement d’un scénario de satisfaction, ou son abandon quand cela n’est pas possible. L’erreur réside dans son refoulement et le maintien qui en résulte de raisonnements insuffisants et erronés ou de mauvaises habitudes, les balayant en quelque sorte sous le tapis. Défauts de comportement et irritabilité en sont la manifestation et la conséquence immédiate. Les faux motifs et la coulpe refoulée ne sont pas totalement inconscients, ce qui permet leur observation. Nous pratiquons tous cet examen intime, introspection semi-consciente de nos pensées et sentiments nuisibles, en les projetant le plus souvent sur autrui.
    7. Selon les lois universelles de la thermodynamique, les désirs représentent un flux d’énergie émotionnelle dont la source est une force et un potentiel : le désir essentiel, force d’âme. Tandis que les faux motifs concourent à la dissipation de cette énergie. La pollution des faux motifs constitue en cela la part entropique de tout processus d’évolution d’un système ouvert. La fonction du désir essentiel est précisément de réduire ce désordre. Il n’est pas ici question d’élimination , puisqu’un équilibre dynamique implique nécessairement un flux permanent d’entropie : l’harmonie dans la diversité est une asymptote.
      La loi d’énergie maximum de Lotka, établit que le rendement optimum est naturellement voisin de 50% (compromis entre erreur et diversité). La tendance banale consiste à privilégier le flux des excitations au détriment de ce rendement (filtre mental incohérent), en raison d’un gaspillage important d’énergie. Inversement, la tendance nerveuse recherche un ordre rigide en réduisant le flux des excitations, en s’isolant du monde (filtre mental trop étroit). Dans les deux cas le filtre mental est inapproprié et parasite, le flux énergétique des désirs, la motivation et l’efficacité d’une action se trouvent diminuées.
      Le développement de la personne s’obtient , à l’optimum de diversité, en tirant ces courbes vers le haut. Le processus d’organisation des motifs est cependant contrecarré par un phénomène de résistance au changement appelé homéostasie. Cette cause première de la fausse justification se rapporte à la peur de l’inconnu : la falsification de nos motifs est plus facile et mieux prévisible, qu’une intégration harmonieuse nécessitant la création de solutions nouvelles. Un choc est par conséquent souvent nécessaire pour sortir de l’ornière des faux motifs.
    8. L’activité humaine étant elle-même source d’excitations, la fausse motivation a tendance, par rétroaction sociale, à se répandre naturellement au sein d’un groupe. Le conformisme et le mimétisme des comportements traduisent le refoulement de l’anxiété. Cette déformation courante est nommée banalisation conventionnelle et coexiste avec d’autres formes moins fréquentes : la banalisation dionysiaque (débauche de tous les plaisirs), la banalisation titanesque (soif de domination et de pouvoir) et plus en marge, mais bien réelle, la banalisation démoniaque (l’ogre Barbe bleue). La montée d’un état d’esprit prédateur qui engendre la violence, est un signe d’instabilité incontrôlée, conduisant par effet boule de neige à une explosion.
    9. Les comportements illogiques et pathologiques de la banalisation, apparaissent lorsque la coulpe devient insupportable et son refoulement suffisamment profond pour devenir totalement inconscient. Parvenu ainsi à un certain niveau de crise et de désordre, le système ne peut plus retrouver en autonomie et de manière durable, un équilibre dynamique. Il est virtuellement condamné. Il existe également, une similitude étroite entre le modèle psychologique de Paul Diel et les symptômes les plus classiques de la maladie psychique. Une remise à plat des motifs est dans ce cas encore possible. Mais elle nécessite le décodage symbolique des symptômes pathologiques et l’intervention spécialisée d’un thérapeute. La dépression nerveuse (annexe 2) et le désespoir qui l’accompagne, est également un cercle vicieux pouvant mener de manière opposée à la banalisation à une implosion, en générant violence envers soi-même et pensées suicidaires. Il est absolument nécessaire à ce stade de consulter un médecin.
    10. Ces récits ne sont pas les seuls à aborder l’idéal de l’harmonie psychique. Le Christ des Évangiles (cette remarque étant dénuée de tout prosélytisme), offre une image du but évolutif de la personne, ayant un niveau absolu de sensibilité au désir essentiel (il est à la fois homme et Dieu), ayant parachevé la complétude et l’harmonie des désirs (symboliquement le royaume des cieux) et totalement exempt de faux motifs (symboliquement sans péché). Il incarne la totalité des valeurs guide (symboliquement la lumière et la vie). Satan représente à l’opposé, la personnification de la fausse justification, l’entropie et la mort. L’être humain se situe à mi-chemin entre ces deux extrêmes. Les invariants de la psychologie de la motivation se retrouvent dans toutes les grandes religions, devant de ce fait être également respectées, mais également dans de nombreuses fables et contes pour enfants.
    11. L’efficacité de l’introspection méthodique repose sur le principe que la révélation de l’erreur et l’acceptation des contraintes qui vont de pair, entraînent mécaniquement la recherche d’un juste calcul de satisfaction, la correction des faux motifs, la dissolution de la coulpe et finalement une extension harmonieuse des motifs accompagnée de joie (spiritualisation de la pensée et sublimation des sentiments). Cet effort personnel d’élucidation des faux motifs, le combat contre la vanité symbolisé par le mythe de Persée, représente le véritable exercice du libre arbitre. Il implique le choix et la responsabilité individuelle, mais demande la coopération face aux épreuves (solidarité du groupe, du couple, de la famille et des amis). Il n’est pas rare, du reste en observant autour de soi, de voir ce processus à l’oeuvre.
    12. Pour simplifier l’exposé, la déformation psychique a été présentée principalement comme une opposition entre banalisation et nervosité. La réalité est plus complexe et la simplification excessive de ce modèle risque d’emprisonner celui qui l’applique sans recul, dans des schémas improductifs. Il convient donc de clore cette étude imparfaite en ouvrant quelques pistes, tout en notant qu’un modèle aussi perfectionné soit-il, n’est pas la réalité mais seulement un système de représentation destiné à mieux comprendre. La réalité est plus subtile : elle échappe d’une certaine manière à tous les modèles.

Pour respecter davantage l’oeuvre originale, il est nécessaire d’évoquer les points suivants :

  1. La recherche d’un équilibre mental relève de quatre catégories d’objectifs : individuels, collectifs, matériels et spirituels. La fausse justification revêt plus précisément quatre aspects différents, selon qu’elle est exercée envers soi-même ou projetée sur autrui : la vanité, l’accusation, la culpabilité et la
    sentimentalité.
    En raison d’une relative incapacité par rapport à ses ambitions et de sa difficulté à maîtriser les interactions avec le monde réel, le nerveux se place dans le registre de la culpabilité (sous-estime de soi) et de la sentimentalité (surestime des autres personnes). Réciproquement le banalisé est par refoulement de la coulpe, dans celui de la vanité (surestime de soi) et de l’accusation (sous-estime des autres personnes). La fausse justification qui préjuge est à la fois jugement et condamnation, de soi (culpabilité) ou des autres (accusation).
    La relation avec autrui s’appuie et s’ancre dans la durée sur les sentiments, ce qui rend la maîtrise de nos états d’âme si importante. Une attitude positive face aux problèmes est possible et nécessaire en termes de rapports humains. Cette conduite se situe à l’intérieur d’un périmètre d’évaluation et de dialogue, dénué de vanité ou de culpabilité, de sentimentalité ou d’accusation, la  « zone de confort » à l’équilibre de l’écoute et de la parole.
    Ce comportement est le fruit du perfectionnement de nos croyances, raisonnements et habitudes, au travers de la richesse progressive des expériences que l’on nomme maturité. Son aboutissement est l’estime réciproque et la reconnaissance mutuelle dans la convivialité. Certaines personnes réussissent mieux que d’autres à atteindre ce but qui demeure relatif à la difficulté du contexte.
    La perception de nos motifs est semblable à l’objectif d’une caméra formant une vision cohérente de la réalité et qu’il convient d’ajuster au fil des expériences, afin de progresser dans les échanges. Le plan focal pertinent est la juste distance de l’écoute. Une certaine marge d’erreur entourant la zone de confort est nécessaire à la détermination d’une action. L’humour permet d’évacuer le stress modéré qui l’accompagne. Au-delà, la distorsion des faux motifs devient structurelle, le monologue de la pensée affective se substituant au dialogue. Cela peut aboutir à des comportements déviants (dépression, prédation), diminuant dangereusement (violence) la probabilité d’un accomplissement, en provoquant au bout du compte, frustration et rejet, colère et indignation.
    La psychologie de la motivation affirme d’autre part que la pulsion sexuelle élargie comprenant au niveau humain, l’union d’âme avec le partenaire , est nécessaire à l’épanouissement d’une attitude positive. D’où l’importance du couple en matière d’accomplissement. La sensualité motivée dans la joie, non valorisée dans la pseudo satisfaction vaniteuse ou sentimentale, est une réserve d’énergie émotionnelle illuminant la vie, source vitale de créativité (annexe 4). Une multitude de sentiments circulent, se rencontrent ou s’égarent entre deux personnes, qui nomment cette multitude amour. L’amour commence par une cour sincère et tendre, une danse harmonieuse. Sa magie prend fin avec elle. La séduction qui, dans le règne animal, ne sert qu’à procréer, aide à communiquer dans le nôtre. Cette qualité positive , unissant nature et culture humaine, peut cependant devenir une sorte de vertige ou de drogue : la séduction est ainsi devenue la véritable tyrannie de notre temps. Ce ne sont pas les tactiques de la séduction qui offrent de nouvelles possibilités pour changer notre vie, mais les sentiments.
  2. Le principe d’ambivalence stipulant que chaque excès dans un sens conduit à l’excès opposé, demande à considérer l’évolution de la déformation psychique dans le temps. Cette loi peut également s’interpréter en faisant référence à un phénomène particulier d’instabilité, appelé pompage. Les oscillations d’un système de régulation intervenant lorsque le gain est excessif (exaltation des désirs spirituels ou matériels). Il en résulte un cycle comprenant des phases alternées de banalisation et de nervosité. Le tout étant de parvenir à une stabilisation des objectifs en une ouverture harmonieuse de nos désirs.
    Le nerveux par exemple, recherchant la diversité aura tendance à se désinhiber de ses interdits excessifs de manière trop brutale, il passe alors en phase de banalisation. L’exaltation envers les désirs spirituels se renverse en tentations vers les plaisirs anarchiques et les jouissances. Sa culpabilité se transforme en vanité et la sentimentalité en accusation. Le cas extrême de double personnalité a été rendu populaire par la fable Docteur Jekyll et Mister Hyde. Le nerveux qui se banalise est plus communément un orgueilleux, tentant d’imposer sa vision et son filtre mental et qui utilise l’instabilité de son environnement comme un levier pour arriver à ses fins.De même le banalisé obligé de corriger ses écarts, ne serait-ce que par la limitation de ses ressources, peut basculer dans la nervosité et la dépression.
    La superposition mouvante des déformations psychiques banale et nerveuse en chaque personne, est illustrée par le célèbre roman Don Quichotte. Le “nerveux” Don Quichotte possède un niveau plus élevé d’élan évolutif mais il est instable. Le « banalisé » (Sancho Panza) joue, par sa maîtrise des excitations et de manière opportuniste, le rôle de stabilisateur. Dans cette fable cependant, les désirs exaltés, matériels (le gouvernement d’une île pour Sancho) et spirituels (l’idéal de la chevalerie pour son maître) entraînent le duo dans un cercle vicieux dépourvu de lucidité, à la fois comique et infernal, conduisant finalement à l’échec d’un accomplissement. Les erreurs de la banalisation et de la nervosité se rejoignent dans l’excès sans toutefois s’annuler ni se compenser.
  3. Il y aurait enfin beaucoup à dire sur l’extraordinaire séduction de la vanité et son pouvoir médusant ; le couplage et la résonance des motifs ; les interactions sociales chaotiques et les attracteurs, représentés dans les guerres par de grands prédateurs narcissiques. Empires et civilisations naissent et s’organisent puis disparaissent, au rendez-vous du nihilisme, dans la violence selon des cycles entropiques. Force est de constater que l’humanité trahie par ses illusions, à bien du mal à survivre malgré l’immensité de ses progrès techniques. La vanité est la cause de tous les désastres.
    L’humanité suit ainsi, de générations en générations, un scénario banal : chaque époque de l’histoire apporte son lot tragique d’injustices et de difficultés.
    Avis de tempête. La psyché collective résulte de la mise en réseau des psychés individuelles. Sa dynamique est comparable à l’instabilité des masses d’air de la météorologie et à leurs conflits. Le fait de savoir analyser ses perturbations au travers notamment des réseaux d’information, permet
    d’anticiper avec prudence une adaptation (ou un repli). Les déséquilibres économiques et sociaux sont particulièrement dangereux à notre époque, compte-tenu du rôle amplificateur de notre technologie : le battement d’aile d’un papillon peut rapidement se transformer en cyclone. Notre civilisation emportée par tous ses excès ressemble au mythe de l’Atlantide, rapporté dans les textes de Platon comme exemple à ne pas suivre, mais la leçon semble avoir été oubliée.
  4. Pour terminer sur une note positive, il serait réducteur d’aborder la question du développement personnel sans parler de l’analyse transactionnelle (AT) fondée par Éric BERNE (1910 , 1970), une autre personnalité marquante de ce qu’il conviendrait d’appeler, l’ingénierie de l’organisation mentale. L’AT se définit comme une théorie de la personnalité et de la communication. L’ AT n’a pas de relation formelle avec la psychologie de la motivation (PDM) mais elle recoupe son champ d’exploration. Ces modèles différents se sont développés séparément, ils relèvent cependant de finalités identiques : penser, agir et se comporter de manière cohérente envers soi-même et autrui, en se dégageant de nos scénarios parasites ou déviants, pour progresser et aller de l’avant. Il est par conséquent utile de compléter cette étude par un aperçu de la théorie de Berne. Une des idées induites par cette approche est que la connaissance de nos propres comportements et de leurs sources , peut nous aider à changer les comportements douloureux… la souffrance n’est pas inéluctable. Un grand nombre de pionniers ont par la suite marché dans les traces de Berne et développé ses idées dans un domaine particulier. Taibi KAHLER a modélisé dans cet esprit les types de personnalités (persévérant, travaillomane, promoteur, rêveur, empathique, rebelle) ainsi que les canaux de communication devant être utilisés afin de résoudre les problèmes de communication. Ce modèle baptisé Process Com est largement utilisé en entreprise.
    Éric Berne postulait que les grandes orientations de la vie sont décidées dès l’enfance, en prenant la forme d’un scénario de vie, non gagnant (banal), perdant (harmatique) ou gagnant. Il observait que ses patients agissaient comme le faisait l’un de leurs parents, sans avoir toujours conscience de l’origine de ces comportements. Berne définit tout d’abord un état du moi comme un système cohérent de pensées, d’émotions, et de comportements associés :
    – Le Parent correspond aux motifs d’action de la PDM hérités par imitation de figures parentales ou éducatives marquantes.
    – L’Adulte caractérise les motifs d’action convenant à la réalité d’ici et
    maintenant.
    – L’Enfant correspond aux motifs d’action qui sont une résurrection de
    notre propre enfance et de notre capacité à découvrir.
    Les états du moi peuvent être positifs ou négatifs. L’état Adulte est par définition positif. Nous sommes dans le Parent Contrôlant positif quand les directives du Parent à l’égard des autres ont réellement pour but de les protéger ou de promouvoir leur bien-être. Le Parent Contrôlant négatif décrit quant à lui des comportements parentaux qui impliquent un rabaissement de l’autre. Le Parent Nourricier positif implique une bienveillance émanant d’une position de respect pour la personne aidée mais le Parent Nourricier négatif signifie que l’aide apportée est donnée à partir d’une position de supériorité qui dévalorise l’autre. Il en est de même pour l’état Enfant. L’Enfant adapté positif consiste à appliquer de manière efficace les règles apprises de mes parents ou de mes professeurs. Je suis en revanche dans l’Enfant Adapté négatif quand je reproduis des modèles de comportements qui ne sont plus adaptés à ma situation de grande personne. Les comportements de l’Enfant Libre qui peuvent rendre ma vie plus belle sont classés comme positifs , mais si je satisfais des besoins irrépressibles au-delà de toutes limites, je suis alors dans l’Enfant Libre négatif.
    L’ AT étudie les phénomènes intrapsychiques au travers d’échanges relationnels appelés transactions, nom donné à un échange verbal et comportemental entre deux personnes. Les transactions sont complémentaires lorsque les deux partenaires s’adressent à l’état du moi dans lequel l’autre se trouve. La communication s’arrête lorsqu’une personne s’adresse à un autre état du moi que celui dans lequel se trouve son partenaire. On dit que les transactions sont croisées. Les transactions croisées sont le plus souvent maladroites et involontaires, mais elles peuvent être voulues pour mettre fin à un échange. Il existe également un second type de transactions doubles où une conversation se déroule dans un état conscient explicite, généralement Adulte, avec en même temps des transactions cachées échangées au niveau psychologique inconscient du Parent ou de l’Enfant, où se glissent les états négatifs de la fausse motivation et parasitant la transaction consciente.
    Les transactions sont motivées par la recherche de signes de reconnaissances renforçant nos comportements. Berne utilise pour cela un terme anglais « stroke » qui signifie à la fois caresse et coup de pied. Le signe de reconnaissance est un élément vital pour chaque personne. Une des lois fondamentales de l’économie des strokes observe qu’une personne accepte plutôt par défaut des strokes négatifs, émanant des états du moi négatifs d’une transaction, que pas de signe de reconnaissance du tout. Les strokes négatifs doivent en effet être distingués des méconnaissances. Contrairement à un stroke négatif, une méconnaissance ne me donne aucune indication sur quoi m’appuyer pour avoir une action constructive. Les signes de reconnaissance sont classés selon des critères conditionnels portant sur le comportement (ce que je fais) ou inconditionnels portant sur l’être (ce que je suis).
    Un stroke conditionnel négatif m’indique que quelqu’un n’aime pas la manière dont je me comporte et joue le rôle d’un signal d’alarme : je peux alors changer de comportement pour qu’on m’apprécie (relation +/+). Les strokes négatifs inconditionnels sont en revanche inutiles et mettent un terme à une relation , lorsqu’ils sont échangés de manière répétitive. La gestion des signes de reconnaissance requiert la capacité de savoir les donner, savoir les recevoir, savoir les demander, savoir les refuser et savoir se les donner à soi-même. Ces capacités sont variables d’une personne à une autre.
    Afin de satisfaire notre faim de stimulations et alimenter ainsi notre banque de strokes, chaque personne utilise son temps selon six modes différents, appelés structuration du temps :
    – Le retrait. La personne se met à l’écart physiquement ou psychologiquement. Le retrait évoque généralement une attitude de fuite envers le risque de recevoir des strokes négatifs. Mais il peut être également un moyen de se ressourcer.
    – Le rituel. Il s’agit de séquences standardisées d’échanges codifiés socialement. Permet d’échanger facilement des signes de reconnaissance positifs. Chaque groupe a ses propres rituels. La poignée de main est un exemple de rituel.
    – Le passe-temps caractérisant les conversations aux sujets stéréotypés telles que les conversations de salon. Les strokes obtenus d’un passe-temps sont plus intenses que ceux des rituels mais également moins prévisibles. Ils comportent par conséquent un risque plus élevé de recevoir des strokes négatifs.
    – L’activité. Comme son nom l’indique, il s’agit ici de séquences dont le but est de faire quelque chose. L’Adulte est l’état prédominant de l’activité. Les strokes apportés par l’activité sont en général décalés dans le temps et donnés à la fin de l’activité pour un travail bien ou mal fait.
    – Les jeux psychologiques, fondés sur des transactions doubles permettant des échanges de signes de reconnaissance intenses, mais négatifs. Le but d’un jeu est caché et hors du champ de conscience. Les strokes sont alors accumulés comme une collection de timbres patiemment constituée. Les jeux commencent par un appât ou invitation à jouer et se terminent par un coup de théâtre, lorsque la collection de timbres est complète et fait apparaître le bénéfice caché. Les déceptions sentimentales, souvent cruelles, sont le résultat de jeux. Le but inconscient des jeux est de renforcer le scénario de vie.
    – L’intimité correspondant aux moments où la communication est ouverte, basée sur la confiance, le respect et l’acceptation de l’autre. Elle permet des échanges de signes de reconnaissance positifs de grande qualité et de grande intensité. L’intimité se déroule en dehors du scénario de vie et constitue le plus imprévisible de tous les modes de structuration du temps. Les jeux sont pour cette raison généralement préférés à l’intimité, car ils sont prévisibles.
    Pour Eric Berne, l’objectif est de s’orienter sans cesse vers ce qu’il appelle l’autonomie. Cela répond à trois critères : conscience, spontanéité et intimité. Se diriger vers l’autonomie revient à quitter les influences négatives de son scénario personnel :
    Capacité de conscience. Être en plein contact avec l’ici et maintenant, prendre la réalité telle qu’elle est, sans la déformer.
    Capacité de spontanéité. Développer notre faculté à ne pas réagir à l’environnement par des comportements automatiques, mais comme nous le souhaitons et d’une manière adéquate à l’environnement. Cela implique notamment d’être capable d’utiliser nos trois états du moi et d’enrichir le panel de comportements de chacun. La spontanéité résulte pour une certaine part de l’Enfant libre positif (où se situe la notion d’esprit surconscient en PDM), qui ne doit pas être exclu des états du moi.
    Capacité d’intimité. Être en relation authentique avec l’autre, c’est-à-dire vraie et appropriée. Ce qui exclut toute manipulation ou jeu. Cela peut être un moment de partage amical comme une mise au point très franche. Il s’agit de développer une capacité à proposer un moment relationnel fort, comme de savoir le recevoir.
    Le but ultime de l’autonomie est la guérison scénarique, libération totale par rapport au scénario de vie, en apprenant à exercer spontanément de nouveaux choix. Cet accomplissement s’accompagne en général d’une guérison somatique. Une personne qui sort de son scénario modifie la manière dont elle utilise et vit son corps. Elle se libère des tensions chroniques qu’elle éprouve et sera soulagée de douleurs psychosomatiques […]

*L’article original a été posté, avant révision, sur SCRIBD.COM par Jefferson F. Dos Santos sans mention de l’auteur. Plus d’infos ? Contactez notre contributeur.
Source : scribd.com


Pour en savoir plus sur Paul DIEL et la Psychologie de la motivation :


Plus de discours sur l’Homme…

MAETERLINCK : textes

Temps de lecture : < 1 minute >
https://fineartamerica.com/featured/3-maurice-maeterlinck-granger.html
Maurice MAETERLINCK (c) Granger

Alain CORBIN cite le Belge Maurice Maeterlinck (1862-1949, prix Nobel de Littérature en 1911) dans son Histoire du silence (Paris, Albin Michel, 2016) :

Nous ne pouvons nous faire une idée exacte de celui qui ne s’est jamais tu. On dirait que son âme n’a pas eu de visage.

Plus de citations…

 

La Sphinge rejoint le patrimoine du Musée Rops

Temps de lecture : < 1 minute >
Félicien ROPS, La Sphynge

Le Musée Félicien Rops accueille dans ses collections une nouvelle pièce d’exception: “La Sphinge”. Cette oeuvre fut réalisée par Rops à la demande de l’éditeur Lemerre à Paris. C’est une pièce exceptionnelle pour sa rareté, ses qualités techniques et son contenu symbolique (satanique) qui, avec “La Sphinge” (ou “Le sphinx”), vient d’intégrer le déjà riche patrimoine du Musée Félicien Rops à Namur. Une acquisition rendue possible grâce à l’intervention de la Fondation Roi Baudouin. En décembre dernier, un collectionneur privé faisait savoir au musée qu’il souhaitait se défaire d’un dessin de l’artiste namurois. Une œuvre – “La Sphinge” – bien connue des conservateurs de l’œuvre de Rops puisque souvent prêtée pour des expositions tant en Belgique qu’à l’étranger. Pour acquérir cette gouache avec aquarelle et crayon de couleurs, dont on ne connaît à ce jour qu’un seul et unique exemplaire, l’appui de la Fondation Roi Baudouin était essentiel.

Lire l’article de Hugo LEBLUD dans L’ECHO du 10 avril 2017


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