[LIBERATION.FR, 30 janvier 2017] L’écrivain britannique Tolkien et le médecin polonais Zamenhof ont créé les deux langues imaginaires les plus populaires au monde. Cent ans après, le Dothraki, inventé par David J. Peterson pour la série Game of Thrones, trouve sa source à la fois dans l’espéranto et les langues de Tolkien.
JRR Tolkien a commencé à écrire la Chute de Gondolin après la Première Guerre mondiale, tandis qu’il tentait de se remettre de la fièvre des tranchées, contractée au cours de la bataille de la Somme, il y a cent ans de cela. La Chute de Gondolin est la première histoire de ce qui deviendra son ‘legendarium’ soit toute l’œuvre consacrée aux aventures elfiques, une mythologie qui sous-tend les trois romans du Seigneur des Anneaux. Mais au-delà de la fiction, JRR Tolkien était également passionné par une autre forme de création : la construction de langages imaginaires.
En cette même année 1916, à l’autre bout de l’Europe, Ludwik Zamenhof mourait dans son pays d’origine, la Pologne. Lui aussi avait été obsédé toute sa vie par l’invention de nouveaux langages, et en 1887, il sortait un livre pour présenter la langue qu’il avait créée de toutes pièces. La méthode était signée du pseudonyme Doktoro Esperanto (“docteur qui espère“, en espéranto !), qui par extension devint le nom de la langue elle-même.
La création de langues imaginaires, ou ‘conlangues’ est riche d’une longue histoire, qui remonte au XIIe siècle. Tolkien et Zamenhof sont sans aucun doute ceux qui ont remporté les plus grands succès en la matière. Pourtant, leurs objectifs étaient très différents ; leurs inventions respectives mènent à deux pistes diamétralement opposées.
Zamenhof, un juif polonais qui a grandi dans un pays où la xénophobie était monnaie courante, pensait qu’avec un langage universel, on pourrait enfin aspirer à une coexistence pacifique. Il écrit ainsi que si le langage est “le moteur essentiel de la civilisation“, “la difficulté à comprendre les langues étrangères cause de l’antipathie, voire de la haine, entre les gens.” Son projet était de créer un langage simple à apprendre, sans lien avec une nation ou une culture particulière, qui aiderait à unir l’humanité.
En tant que ‘langue auxiliaire internationale’, l’espéranto a connu un franc succès. Tout au long de son histoire, plusieurs millions d’individus l’ont pratiqué. Et même s’il est difficile de faire des estimations exactes, aujourd’hui encore, jusqu’à un million de personnes le parlent. Il existe un grand nombre de livres en espéranto, et il y a même un musée de l’espéranto en Chine. Au Japon, Zamenhof est honoré comme un dieu par une branche du shintoïsme dont les adeptes parlent l’espéranto. Pourtant, le rêve d’harmonie mondiale de Zamenhof est resté utopique. Et à sa mort, tandis que la Première Guerre mondiale déchirait l’Europe, son optimisme n’était plus du tout d’actualité.
Langues imaginaires
JRR Tolkien était lui-même un fervent supporter de l’espéranto ; il pensait qu’une telle langue pourrait aider les pays d’Europe à cheminer vers la paix après la Première Guerre mondiale. Mais sa motivation pour créer de nouveaux langages était toute autre. Il ne cherchait pas à améliorer le monde, mais plutôt à en créer un nouveau, un univers de fiction. Il qualifiait son intérêt pour l’invention linguistique de ‘vice secret’, et disait que son but était esthétique plutôt que pragmatique. Il se plaisait avant tout à faire correspondre le son, la forme et le sens de façon originale.
Pour donner corps aux langues qu’il inventait, il avait besoin de les appuyer sur une mythologie. En tant qu’entités vivantes, toujours en évolution, les langues tirent leur vitalité de la culture de ceux qui les utilisent. C’est exactement ce qui a conduit Tolkien à créer son univers de fiction. “L’invention des langues est à l’origine de tout“, écrit-il ainsi, “Les histoires ont été inventées plutôt pour fournir un monde aux langues et non l’inverse.“
Qu’en est-il des ‘conlangues‘ aujourd’hui ? Cent ans après la mort de Zamenhof, à bien des égards, l’art de la construction linguistique est plus populaire que jamais. Citons le Dothraki, dans Game of Thrones. Cette langue a été inventée par David J Peterson pour la série tirée des romans de George RR Martin. Or, le Dothraki trouve sa source à la fois dans l’espéranto et dans les langues imaginées par Tolkien.
C’est en prenant un cours sur l’espéranto à l’université que Peterson s’est d’abord intéressé aux conlangues. Martin, de son côté, admet que sa saga est, à bien des égards, une réponse au Seigneur des Anneaux. Il inclut d’ailleurs mille références linguistiques au monde de Tolkien, comme autant d’hommages : le mot ‘warg’, par exemple, qui signifie “une personne qui peut projeter sa conscience dans les esprits des animaux“, est un mot que Tolkien emploie pour désigner une espèce de loup.
Il semble donc que la tradition tolkienienne de construction d’un monde fantastique ait mieux fonctionné que l’espéranto. Il y a peut-être deux raisons à cela.
La première est linguistique. Paradoxalement, le concept de Tolkien est plus proche de la façon dont les langues fonctionnent dans le monde réel. Ses langues elfiques, telles qu’elles sont représentées dans son œuvre, sont vivantes et évolutives. Elles reflètent la culture des communautés qui les parlent.
Le principe d’une langue auxiliaire internationale est de fournir un code stable, qui peut être facilement appris par n’importe qui. Mais les langues humaines ne sont jamais statiques ; elles sont toujours dynamiques, toujours diversifiées. Donc, l’espéranto comporte un défaut fondamental dans sa conception même.
Et la deuxième raison ? Eh bien, peut-être que de nos jours, nous avons plus envie de nous consacrer à la création de mondes fantastiques, plutôt que de chercher comment réparer le monde réel.
[LIBERATION.FR, 26 septembre 2018] PMA pour les lesbiennes et les célibataires, levée de l’anonymat pour les donneurs, GPA, droit à mourir : l’anthropologue Maurice GODELIER, spécialiste de la parenté, rappelle que la nature de l’homme est de transformer son existence et de se faire toujours autre. Ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) aux lesbiennes et femmes célibataires, levée de l’anonymat des donneurs : dans son avis préalable à la révision de la loi bioéthique, rendu public mardi [en 2018], le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pourrait initier une rupture, un tournant dans les histoires familiales à venir. Ces propositions ne sont, pour l’instant, qu’un avis. Le débat public et politique va durer plusieurs mois et in fine, le politique décidera (le projet de loi bioéthique doit être examiné au 1er trimestre 2019 à l’Assemblée nationale). Dans la longue histoire de la parenté et de la filiation, que penser de ce nouveau droit que l’on donnerait aux femmes de procréer sans père ? Pourquoi une telle nécessité à connaître ses origines quand on est né d’un donneur anonyme ? Anthropologue, spécialiste de la parenté, Maurice Godelier travaille sur les grands invariants qui structurent nos vies et nos imaginaires : famille, religion, Etat. Formé auprès de Lévi-Strauss, marqué par le marxisme et le structuralisme, il a, comme anthropologue, longuement vécu au sein de la société baruya, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Tout au long de ses travaux, il a montré que la sexualité n’était pas une question de nature, mais une production sociale. Que la famille n’était pas, contrairement aux idées reçues, au fondement de tout système social. Ou que la mort ne s’opposait pas à la vie, mais à la naissance.
De sa vie consacrée à l’anthropologie, Maurice Godelier a conservé la faculté de se décentrer, c’est-à-dire suspendre son jugement quand on observe ce que font les autres ou qu’on écoute ce qu’ils disent à propos de ce qu’ils font. Pour son livre référence Métamorphoses de la parenté publié en 2004, il a analysé 160 sociétés et a décrit comment une trentaine d’entre elles se représentait la fabrication d’un enfant. De cette étude au plus près de la procréation, il rappelle que l’humanité a toujours été confrontée à la question de l’infertilité et a sans cesse tenté d’y trouver des réponses. Contrairement au nouvel avis du Comité d’éthique rendu public mardi, il estime qu’il est possible de légiférer sur la GPA en l’encadrant juridiquement et philosophiquement. Convaincu que la “société produit de la société“, il fait confiance aux hommes et jamais il ne verse dans le conservatisme de principe. “Je pense que la vie en société s’organise au départ par les gens eux-mêmes, selon leurs besoins, indépendamment des politiciens ou des anthropologues.” Ainsi, pour lui, et contrairement là encore à l’avis du Comité d’éthique, revendiquer le droit à disposer de sa mort est une “attitude socialement logique“. Se définissant comme un chercheur engagé, il voit sa discipline, l’anthropologie, comme une “indiscipline.” (1)
Dans son avis rendu mardi, le Conseil national d’éthique propose de rendre possible la levée de l’anonymat des futurs donneurs de sperme, pour les enfants issus de ces dons. Qu’en pensez-vous ?
Quels que soient les cas, l’accès aux origines est fondamental pour les enfants. Je suis pour la connaissance des donneurs, que les enfants qui naissent connaissent leur histoire réelle : c’est un problème de vérité et de courage pour les parents. Pour l’enfant, c’est vivre plus sereinement son histoire de vie. Beaucoup de sociétés ont inventé des réponses à la stérilité des couples. Certaines ont même anticipé, d’une certaine façon, le principe des mères porteuses. Un exemple africain est célèbre. Dans cette tribu, si une femme devient veuve sans avoir eu d’enfant, elle peut épouser une autre femme et elle choisit un homme pour faire l’amour à son épouse. Quand les enfants naissent, ils appartiennent au mari défunt. C’est au fond une solution proche des mères porteuses. On le voit, ce n’est pas la première fois que l’humanité se trouve confrontée à ce problème et tente de trouver des solutions.
Mais la pratique des mères porteuses suscite beaucoup de réticences. Le Comité d’éthique vient à nouveau de se prononcer contre la GPA (gestation pour autrui).
C’est une réaction culturelle qui traverse les catégories sociales, la droite comme la gauche, signe qu’on touche une valeur partagée par beaucoup de groupes sociaux. Pourtant, d’un certain point de vue, à la fin d’une GPA, on aboutit à une famille normale. L’enfant qui naît est génétiquement et socialement associé à ses parents. On se met à trois pour finir par fabriquer un couple occidental classique ! Mais cette réticence s’explique sans doute par le fait que la GPA est l’image d’une maternité divisée en deux. Il faut deux femmes pour faire un enfant, et c’est ce qui fait obstacle culturel et éthique à cette pratique.
Je pense qu’on ne peut pas arrêter le processus vers la légalisation de la GPA. Il faut trouver une solution débattue politiquement, philosophiquement et encadrée juridiquement. Comme au Canada et dans certains Etats des Etats-Unis, qui ont instauré un contrat (une fois né, l’enfant ne peut appartenir à la mère porteuse, un plafond de rémunération est fixé pour éviter la mercantilisation du corps de la femme) et ont valorisé cette pratique : les mères porteuses donnent la vie, elles aident les autres à avoir un enfant, c’est un don de soi. C’est une vision très protestante. S’il n’y a pas en France de discussion collective et publique, qui valorise socialement le geste des mères de substitution, on sera toujours dans un marécage des pour et des contre et on n’avancera pas.
Le Comité d’éthique suggère également dans son avis d’ouvrir la PMA aux couples de femmes. Qu’en pensez-vous ?
Il faut repartir du fait que le désir d’enfant n’existe pas seulement chez les hétérosexuels mais aussi chez les homosexuels et que ni chez les uns ni chez les autres ce désir n’est universel. Bien entendu, les homosexuels pourraient recourir à l’adoption. Mais en France, un tiers seulement des demandes d’adoption sont satisfaites après de longues attentes et beaucoup d’obstacles. Depuis longtemps, dans les pays occidentaux, des lesbiennes élèvent des enfants qu’elles ont mis au monde. Elles rejoignent les milliers de femmes qui élèvent seules leurs enfants au sein de familles où le père existe peu ou pas. Il faut, certes, l’équivalent d’un père et d’une mère pour élever un enfant. Mais être père et mère, c’est assumer des fonctions sociales différentes qui peuvent être largement détachées du sexe de celui ou de celle qui les assume. Le soin à l’enfant, le care, peut se faire par deux personnes de sexes différents ou de même sexe.
PMA, accès aux origines : après le rapport du Comité d’éthique, une discussion va s’engager et le législateur tranchera. Pourquoi assiste-t-on en France à une résistance forte quand on touche à la famille et à la filiation ?
La France se positionne, en effet, en général de manière conservatrice au départ – on l’a vu avec le mariage pour tous. En même temps, une fois que le mariage pour tous est adopté, on n’en parle plus. C’est comme si une étape, une fois franchie, était absorbée dans le tissu social. Comme si une majorité consentante et silencieuse avait coexisté avec les opposants. Et puis, on continue à avancer. La première étape de ce cheminement a été la dépathologisation, par la médecine, de l’homosexualité. Puis elle a été dépervertisée, du côté des psychologues. Enfin l’éthologie a montré que l’homosexualité était dans la nature : les bonobos se masturbent entre eux. Les humains sont par nature bisexuels.
Nous en sommes aujourd’hui à une étape inédite : nos sociétés ont donné un statut matrimonial à l’homosexualité. Celle-ci avait depuis bien longtemps une place reconnue dans certaines sociétés : en Grèce antique, à Lesbos, les femmes de l’aristocratie avaient un cycle d’initiation dont l’homosexualité était une étape. Chez les Baruya, parmi lesquels j’ai vécu et travaillé, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, tous les jeunes hommes entretenaient des rapports homosexuels jusqu’à leur mariage : à l’intérieur de la maison des hommes, les aînés donnaient leur semence aux plus jeunes, pour les rendre forts. Ce qui était totalement interdit après leur mariage. Mais en même temps, les sociétés ont toujours valorisé l’hétérosexualité puisque c’était la manière de continuer la vie. L’hétérosexualité est et continuera d’être dominante. Aujourd’hui, la vraie rupture est la reconnaissance des couples matrimoniaux homosexuels. A ma connaissance, aucune société ne l’avait jamais fait. C’est là une singularité des sociétés occidentales modernes. C’est une rupture historique qui fabrique des nouvelles formes de familles.
Justement, certains s’inquiètent de cette rupture anthropologique qui mettrait en danger la famille, et conduirait la société à une forme de chaos anthropologique…
Jamais et nulle part les rapports de parenté et la famille n’ont été le fondement de la société humaine. C’est une illusion, que même des anthropologues partagent, et qui remonte à l’Antiquité : ainsi, pour Aristote, les tribus naissaient de l’union entre des familles. La famille est, certes, fondamentale pour l’individu car elle fabrique sa première identité. Qu’on soit adopté ou non, nous forgeons d’abord notre identité personnelle au sein de la famille pendant notre jeunesse. Mais plus tard, on devient ouvrier ou professeur, et c’est la grande société qui nous donne une place.
Ce qui fait société, ce ne sont jamais les rapports de parenté, même dans les sociétés tribales : ce sont les rapports politico-religieux. Ceux-ci englobent tous les groupes de parenté et leur octroient une identité et une unité communes. Ils instituent la souveraineté des groupes humains – clans, castes ou classes – sur un territoire, ses habitants et ses ressources. C’est le politico-religieux qui fait société et non la famille.
Comment expliquez-vous les crispations actuelles autour de la fin de vie ? Sur ce point, le Comité d’éthique s’oppose dans son avis rendu mardi à ce que la fin de vie relève d’une décision individuelle et ne souhaite pas modifier la loi Claeys-Leonetti de 2016 (droit à la sédation profonde et continue jusqu’au décès)…
C’est une tendance française : l’isolement des vieux. Un grand nombre des personnes âgées meurt désormais dans les hôpitaux. Elles se retrouvent seules. Nous vivons de plus en plus vieux et nous avons de plus en plus de maladies liées à la décrépitude du corps. Paradoxe : on demande aux médecins, qui doivent redonner la vie, d’accompagner la mort. Nous donnons aux infirmières une fonction de care familial : ce sont elles qui accompagnent les mourants et non plus la famille comme autrefois. Alors que les religions préparent à la mort, notre société, de plus en plus laïque, veut la nier. La laïcité ne produit pas beaucoup de rites autour de la mort. Celle-ci devient une affaire individuelle, microfamiliale. A partir du moment où on ne croit plus qu’il existe une vie après la mort, la mort n’est plus vécue comme le risque d’aller en enfer ou au paradis. La mort est un point final, qu’il faut oublier jusqu’au moment où on y arrive.
Accorder un droit individuel à mourir dans les situations de fin de vie est-il envisageable dans nos sociétés ?
Jusqu’à présent, dans le christianisme, la vie appartenait à Dieu qui nous avait donné une âme. Le suicide était interdit. Aujourd’hui, beaucoup pensent que c’est l’un des droits de l’individu de choisir sa mort. Dans nos sociétés individualistes, la revendication du droit à disposer de sa mort est une attitude socialement logique.
Vous avez une assurance tranquille par rapport à ces questions éthiques éminemment complexes, est-ce le fruit de votre vie à comprendre et à étudier les vies dans d’autres sociétés ?
Je pense que la vie en société s’organise au départ par les gens eux-mêmes, selon leurs besoins, indépendamment des politiciens ou des anthropologues. Mais la politique est là pour faire avancer les choses. Regardez l’IVG : avant sa légalisation, les femmes avaient recours à l’avortement clandestinement. Puis Simone Veil a eu le courage de faire voter une loi, et ces femmes ont cessé d’être indignes, elles ont retrouvé une place dans la société. Ce fut une rupture formidable. De la même manière, aujourd’hui, les couples et les femmes ont recours à la GPA et à la PMA en allant à l’étranger. Les sociétés vivent avec un stock de représentations, concernant le corps et la société, qui sont très anciennes. Ce qui s’est passé avec la légalisation du mariage homosexuel fut une rupture. Mais cette rupture avait été préparée par les acteurs eux-mêmes : des couples gays vivaient déjà ensemble et éduquaient, de fait, des enfants. Dans son livre posthume L’Autre face de la lune (2011), Lévi-Strauss ne disait pas autre chose (de son vivant cela aurait fait scandale) : l’humanité doit progresser pour résoudre des nouveaux problèmes.
Vous dites justement que les humains ne se contentent pas de vivre en société, mais qu’ils produisent de la société pour vivre.
Toujours. L’humanité est naturellement une espèce sociale. Nous n’existons qu’en société. C’est la nature qui nous a donné ce mode d’existence, et notre cerveau nous permet d’inventer de nouveaux rapports sociaux, de nous transformer. Nous sommes une espèce sociale qui a la capacité – par rapport aux chimpanzés ou aux bonobos – de transformer le point de départ de notre existence, de nous faire autres. L’essence de l’homme, c’est tout ce que l’humanité a inventé pour elle-même. Et ce n’est pas fini : il n’y a pas de principe de clôture.
Donc la référence à la nature n’aurait pas vraiment de sens ?
Au contraire, parce qu’on a un corps. Jusqu’à présent, c’est en s’accouplant qu’on fait des enfants. L’ancrage dans la nature, c’est notre besoin de nous nourrir, de dormir, nos désirs sexuels, trouver dans la nature les moyens matériels de continuer d’exister… Il ne faut pas se dématérialiser. C’est aussi respecter la nature. Mais ce qui m’a frappé, en tant qu’anthropologue, dans toutes les sociétés que j’ai fréquentées, c’est qu’une grande partie des rapports sociaux, c’est de l’imaginaire pétrifié. La mosquée, l’Eglise, l’art de Goya ou du Greco : une grande partie de ce que nous sommes, de notre vie, c’est de l’imaginaire transformé en réalités sociales, psychologiques et matérielles. Dans le Nouveau Testament, Jésus dit au disciple qui a voulu voir et toucher ses plaies pour croire à sa résurrection : “Tu m’as cru parce que tu as vu, heureux ceux qui croiront sans voir.” Philosophie fondamentale. La croyance à des choses qui n’existent pas constitue une grande part de notre vie, de notre univers mental. Ce n’est pas de l’irréel ordinaire, c’est du surréel, c’est, pour ceux qui croient, plus réel que la vie réelle.
Toutes les sociétés, qu’elles soient monothéistes ou polythéistes, pensent que la mort n’est pas la fin de la vie : après la mort, la vie continue sous une autre forme. C’est un invariant de toute culture. La mort, dans toutes les sociétés, est une disjonction : quelque chose se sépare du cadavre. Si c’est une disjonction, alors, la mort ne s’oppose pas à la vie mais à la naissance, qui est, elle, une conjonction : pour les religions, l’âme est alors introduite par Dieu dans le fœtus. Or, c’est totalement contre-intuitif : personne n’a jamais vu une âme entrer ou sortir d’un corps ! C’est de l’imaginaire, la construction d’une pensée spéculative. Mais ces formidables créations spéculatives donnent de l’architecture, de l’art, les rapports sociaux, des cosmo-sociologies, les castes indiennes, les initiations des Baruya, le dalaï-lama. Reconnaître le caractère spéculatif et imaginaire d’une partie du réel, c’est devenir un philosophe critique.
Pourquoi dites-vous que cet imaginaire est pétrifié ?
Parce qu’il dure longtemps… 2000 ans si on est chrétien, plus si on est hindouiste ou bouddhiste. On ne peut pas éradiquer la religion. On peut s’en séparer individuellement par un processus de vie personnel. Moi je ne crois pas que les dieux existent et j’ai tellement de dieux dans la tête que je ne peux décider lequel est le seul vrai. Mais pour ceux qui y croient tous les dieux sont vrais.
La Pratique de l’anthropologie. Du décentrement à l’engagement, entretien présenté par Michel Lussault, PUL.
«C’était un zombie de l’image, un dingue aux images puissantes, folles et d’une justesse non contestable.» C’est en ces termes que Philippe Druillet, visionnaire cintré de la SF monumentale, parlait de l’Américain Richard CORBEN. Récompensé en 2018 d’un Grand Prix à Angoulême qui venait célébrer l’ensemble de sa carrière, la furie du comic book s’est éteinte mercredi 2 décembre à 80 ans, vient-on d’apprendre de la part de Délirium, son éditeur français.
“Avant de faire les belles heures de la génération Métal hurlant, avant de se mettre au diapason de ses personnages sculpturaux en devenant lui-même un adepte de la gonflette, Richard Corben était un maigrichon du Missouri. Né en 1940, il termine ses études d’art lorsque fleurissent aux Etats-Unis les comics underground. Un mouvement contestataire avec lequel il garde ses distances, préférant créer son fanzine Fantagore (nom qu’il reprendra pour monter une maison d’édition) avant de se mettre au service de Jim Warren, célèbre éditeur des magazines Eerie, Creepy et Vampirella. Nourri par les récits d’épouvante de EC Comics et les films de la Hammer, Corben sort du lot avec son dessin hyper-réaliste. Ces courts récits d’horreur gothique et de fantasy forment un théâtre grotesque, dans lequel la lumière vient sculpter des corps distordus et ajouter une formidable intensité dramatique à une écriture qui fait de Corben le maître de la chute à la grinçante cruauté. La bande dessinée selon «Gore» est sanglante, noire et moite.
Avec une incroyable aisance, il compose de sublimes pages en nuances de gris avant de faire parler la couleur comme personne aux Etats-Unis. Dans ses visages se disputent en contraste direct des rouge sang et des couleurs froides, comme aux grandes heures du giallo. La richesse de sa gamme chromatique surprend tellement que des rumeurs naissent autour de ses techniques. En réalité une grisaille (dessin en nuances de gris) à laquelle il superpose un système de calques de couleurs, démantibulant ainsi ses originaux en objets composites. Sur pièces, telles qu’exposées lors de la grande rétrospective que lui a consacré le Festival d’Angoulême, les couleurs de Corben étaient encore plus folles, limites irréelles tant le résultat résistait à la compréhension d’auteurs chevronnés qui restaient coi devant les planches, comme envoutés. Rare auteur de BD à embaucher des modèles qui posent pour ses dessins, l’Américain est aussi un bricoleur minutieux, qui élabore des maquettes de ses futures créations afin de travailler plus fidèlement les ombres. C’est enfin un des premiers à se tourner vers l’infographie 3D, vers laquelle il se tourne dès que le matériel informatique est devenu abordable.
Corben entame sa phase épique quand Warren Publishing agonise. Son dessin-monde se déploie alors en sagas grandioses comme Den, Bloodstar ou Mondes mutants. Dans le cycle de Den, un employé du bureau falot se métamorphose en montagne de muscles sévèrement burnées en pénétrant un univers fantasmagorique largement pompé des romans de SF John Carter from Mars. Un territoire de barbares viriloïdes et d’aventurières callipyges, puissantes et plantureuses qui souvent dominent les héros.
«La nudité et la sexualité outrancière des Den répondaient à l’esprit de rébellion et à la nature hédoniste qui m’animaient à l’époque, expliquera-t-il bien des années plus tard au magazine Kaboom. Je voulais créer un personnage qui soit le plus épique possible, avec une sexualité plus frontale que tout ce qui avait été fait auparavant en bande dessinée. Ce qui impliquait de bousculer les limites de l’esprit libertaire de la bd underground.» C’est dans les pages du magazine Actuel, en 1972, que la France découvre son travail avec Den, avant que Corben ne fasse partie des premiers auteurs de Métal hurlant en 75. Parmi eux, Moebius, grand gourou de la bande dessinée mondiale, n’a que des mots doux à l’égard de celui qu’il appelle «Richard Mozart Corben» : «Il s’est posé au milieu de nous comme un pic extraterrestre, monolithe étrange, sublime visiteur, énigme solitaire.»
En vieillissant, l’Américain tournera le dos à l’emphase de ses grandioses sagas pour revenir à ses premiers amours: les adaptations de Poe et Lovecraft. Une grammaire devenue si naturelle que même ses scénarios originaux (on pense notamment à Ratgod en 2006) semblent empruntés à ces écrivains. Reclus loin du milieu de la BD, Corben a vu sa popularité décliner au fil des ans et dû frapper à la porte des majors du comics au début des années 2000. Quelques belles choses sortent de ses collaborations avec DC ou Marvel. Comme de bons épisodes de la série Hellblazer, des pages de Hulk ou du Punisher. Chez l’indépendant Dark Horse, le génial Mike Mignola lui prête l’univers de monstres et d’ombres de Hellboy, taillé quasiment sur-mesure pour Corben.
Pour toute une génération qui n’a pas connu Métal hurlant, la carrière de Corben est longtemps passée sous le radar. Victime d’un éditeur marlou qui a disparu avec nombre de ses originaux, les livres de l’Américain ont disparu. Le micro-éditeur Toth aura bien republié quelques ouvrages, mais il aura surtout fallu attendre les années 2010 pour que son œuvre soit reprise par Delirium, qui s’attelle à la publication d’anthologies des années Eerie et Creepy ainsi que d’œuvres plus tardives. Indisponibles depuis des années, les grandes sagas de Corben restent toujours réservées aux farfouilleurs de vide-grenier et attendent des jours meilleurs pour que des yeux neufs puissent s’y perdre à leur tour.”
“Reposant sur plus de mille peintures, illustrations, photographies et objets répartis sur six siècles d’histoire au creuset de tous les empires coloniaux, depuis les conquistadors, en passant par les systèmes esclavagistes, notamment aux États-Unis, et jusqu’aux décolonisations, ce livre s’attache à une histoire complexe et taboue. Une histoire dont les traces sont toujours visibles de nos jours, dans les enjeux post-coloniaux, les questions migratoires ou le métissage des identités. C’est le récit d’une fascination et d’une violence multiforme. C’est aussi la révélation de l’incroyable production d’images qui ont fabriqué le regard exotique et les fantasmes de l’Occident. Projet inédit tant par son ambition éditoriale, que par sa volonté de rassembler les meilleurs spécialistes internationaux, l’objectif de Sexe, race & colonies est de dresser un panorama complet de ce passé oublié et ignoré, en suivant pas à pas ce long récit de la domination des corps.” (source : association de libraires INITIALES.ORG)
BLANCHARD Pascal et al., Sexe, race et colonies : la domination des corps du XVe siècle à nous jours (Paris, La Découverte, 2018)
“Montrer. Voila l’ambition de cet ouvrage, de cette somme iconographique vertigineuse autant que méconnue, ou mal vue. Car on a tous en tête des représentations érotisées de corps indigènes. Elles sont furtives, elles font partie de l’imaginaire historique colonial. Mais mesure-t-on véritablement ce qu’elles portent, ce qu’elles signifient, la violence qu’elles légitiment toutes, à des niveaux différents certes, mais qui toutes cultivent l’idée originelle du colon qui voudrait que le corps du colonisé soit “naturellement offert”, pour citer les auteurs de ce livre colossal et indispensable. N’est-ce pas ainsi que nombre d’intellectuels européens ont envisagé le sulfureux érotisme oriental ? Ou comment la vahiné polynésienne a constitué jusqu’à récemment un modèle de beauté féminine ?
Ainsi, encore aujourd’hui, il fallait montrer. Pour tous ceux qui pourraient douter du fait que la domination des empires sur les peuples conquis s’est exercée premièrement à un niveau sexuel. Pas de manière secondaire ou marginale, mais massivement et prioritairement à un niveau sexuel. Si depuis sa sortie, cet ouvrage a essuyé critiques et doutes, c’est bien parce que la frontière est ténue entre la monstration et l’exhibition, surtout quand on parle de sexe. Est-ce que les auteurs sont parvenus ici à faire oeuvre de mémoire sans verser dans l’exhibitionnisme? C’est notre opinion. Et c’est notamment l’ampleur du travail et la qualité de l’appareil critique qui font toute la différence.
Car ce livre est énorme, il a la forme de son ambition, et retrace en quatre grandes parties, Fascinations (1420-1830), Dominations (1830-192o), Décolonisations (1920-1970), Métissages (depuis 1970), l’évolution, si tant est qu’il y en ait eu-une, de la représentation des peuples des colonies par les colons. Certaines images sont dures, insoutenables certes, mais leur publication est indispensable. Comment en effet penser aujourd’hui un phénomène de prise de conscience comme #MeToo et oublier que des systèmes de domination, réelle et symbolique, ont des racines solidement ancrées dans nos imaginaires ?“
“Dans un film sur Gauguin, le réalisateur Edouard Deluc passe sous silence la nature des relations sexuelles de l’artiste à Tahiti. Et révèle la difficulté des Français à penser la violence dans leurs anciennes colonies.
L’image est si sauvagement excitante. Une Tahitienne danse seins nus, lascive, devant un grand feu, tandis que résonne le chant envoûtant de la tribu. Cette femme aux formes pleines, c’est Tehura. Dans son film Gauguin – Voyage de Tahiti, le réalisateur Edouard Deluc nous raconte comment elle a hypnotisé le peintre français et inspiré quelques-unes de ses plus belles toiles. On les voit tous deux enlacés sur un cheval, jouant sur une plage, et fatalement faisant l’amour à la lumière des bougies.
Ce film pourrait être un biopic convenu de plus consacré aux maîtres de la peinture, mais des ellipses opportunes dans le scénario en font une œuvre au mieux incroyablement maladroite, au pire parfaitement abjecte. Car, ce que cette histoire ne dit à aucun moment c’est que Tehura (qui s’appelait aussi Teha’amana) avait seulement 13 ans lorsque Gauguin (alors âgé de 43 ans) la prit pour « épouse » en 1891.
GAUGUIN Paul, Manao Tupapau (1892)
Et malgré ce que pourrait laisser croire le biopic, elle ne fut pas la seule à partager la vie de l’artiste dans l’île : il y eut aussi la jeune prostituée métisse Titi, ainsi que Pau’ura et Vaeoho (toutes deux 14 ans). Enfin, dernier « oubli », le maître était atteint de syphilis, maladie sexuelle potentiellement mortelle, qu’il distribua généreusement à Tahiti. Dans le film, Gauguin se voit seulement diagnostiquer un méchant diabète… on en pleurerait de rire si ce n’était aussi grave…”
Lire la suite de l’article de Léo PAJON, La pédophilie est moins grave sous les topiques, sur JEUNEAFRIQUE.COM (21 septembre 2017)
Le cas Malko Linge, dit SAS ?
ISBN 2842672968
«Bicuzi Kihubo avait la cervelle d’une antilope, mais une allure de star. Ses grands yeux marron illuminaient un visage doux, encadré par les tresses traditionnelles, ses seins moulés par un tee-shirt orange pointaient comme de lourds obus ; quand à sa chute de reins, elle aurait transformé le plus saint des prélats en sodomite polymorphe… Ses hanches étroites et ses longues jambes achevaient de faire de Bicuzi une bombe sexuelle à pattes.» Les connaisseurs auront sûrement reconnu dans ce portrait d’Africaine torride, le style particulier de Gérard de Villiers, passé maître du roman d’espionnage à forte connotation érotique à travers la série des SAS. Les scènes de sexe, tout autant que la vraisemblance d’intrigues construites à partir d’infos recueillies sur le terrain, expliquent le succès et la fortune de l’auteur, mort en 2013 après avoir vendu plus de 150 millions de livres.
Romans de gare machistes qui confinent les personnages féminins à des objets sexuels culbutés dans tous les sens par Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge, héros de la série ? Peut-être. Mais à relire les descriptions de certaines de ces ‘bombes sexuelles sur pattes’, pin-up systématiquement moulées dans une ‘microjupe’, difficile de ne pas y voir une illustration de la permanence des clichés qui s’attachent singulièrement aux femmes noires et qu’on retrouve dans l’immense somme consacrée à la Domination des corps du XVe siècle à nos jours publiée jeudi sous la direction de l’historien Pascal Blanchard. L’ouvrage Sexe, race et colonies ne se limite certes pas aux femmes noires et dresse un panorama exhaustif de l’image du corps de l’Autre, de l’Afrique coloniale (Maghreb inclus) jusqu’à l’Asie et au monde amérindien.”
Lire la suite de l’article de Maria MALAGARDIS, Les femmes noires comme incarnation forcée du corps de l’Autre, sur LIBERATION.FR (21 septembre 2018)…
“L’éditeur Dargaud a annoncé la disparition, à l’âge de 72 ans, du scénariste et dessinateur Richard Peyzaret, alias F’murrr.
Un jour, une thèse sera écrite sur l’importance des ovidés dans la philosophie et le rire français au milieu des années 70. Comment ces animaux, a priori pas les plus passionnants, sont devenus des révolutionnaires actifs de la pensée, en contradiction de leurs traits placides et suiveurs. Il y avait les moutons de Pétillon multipliant les artifices pour éviter les griffes de l’aigle Baron noir. Mais celles qui resteront le plus sont probablement les joyeuses et sceptiques brebis de F’murrrr, apparues au fil des albums du Génie des alpages, série culte de bande dessinée. Elles étaient toujours prêtes à débattre philo avec le chien du berger Athanase Percevalve, dans une succession de dialogues et de calembours confinant souvent à l’absurde et à la méta- voire pataphysique.
Qu’auraient-elles dit, aujourd’hui, à l’annonce par son éditeur Dargaud de la disparition de leur créateur Richard PEYZARET, à 72 ans, alias F’murrr ? Elles pourraient reprendre ce qu’elles remarquaient à propos de Robin des Pois, un de leur maître théorique, dans Robin des Pois à Sherwood : «Peut-être tient-il à entretenir une sorte de distance théologique, une absence divine qui conserve ardente notre dévotion… Bref, il est pas là.» Et ce «il est pas là» agacé risque d’en rendre triste plus d’un à part elles dans le monde de la bande dessinée, tant l’artiste avait laissé une trace importante et fut une immense source d’inspiration. «Pour moi, il n’y a rien de plus drôle que le Génie des Alpages», nous avait dit en 2016 Larcenet. «J’ai toujours été un fan absolu», regrette Jean-Christophe Menu, l’un des fondateurs de la maison d’édition L’Association par SMS, apprenant son décès, ajoutant : «Fuck.»
(c) Dargaud
F’murrr (dont on doit avouer depuis toujours se reprendre à plusieurs fois sur le bon nombre exact de «r», «trois et demi», disait-il) est né à Paris le 31 mars 1946 et avait étudié aux Arts appliqués dans l’atelier de Raymond Poïvet. Il y rencontre plusieurs futurs auteurs de bande dessinée et, notamment, Mandryka, qui l’amène jusqu’à Goscinny. Le célèbre scénariste dirige alors Pilote. Dans cette revue sont publiés les premiers gags du Génie des alpages, en 1973. Tout de suite, c’est drôle, différent, original, avec ce décor de montagne qui change selon les besoins du scénario et des différents sketchs et critiques de la société humaine à mettre en place. F’murrr ne respecte ni le dessin, parfois aléatoire jusqu’à prendre un rythme de croisière plus colorée, ni la construction habituelle des cases, variant les formes et les plaisirs.
Richard Peyzaret, alias F’Murrr, au Salon du livre de Paris, en 2008. (c) Georges Seguin
La vérité qui déborde
De cette époque effervescente pour le 9e art, il est de toutes les aventures, passant par Fluide glacial, le Canard sauvage, Circus à suivre, Métal hurlant, toutes ces revues qui ont changé notre regard. Si le Génie des alpages reste un fil rouge, et sa série la plus connue, parfois il se lance dans d’autres histoires, comme Jehanne d’Arc, personnage bien plus paillarde que l’autre pucelle d’Orléans. Il aimait le Moyen Age, époque propice à la folie et aux apparitions. Notons aussi Spirella mangeuse d’écureuils, satire hommage et érotique à Spirou. «Je cultive l’absurde et le loufoque par goût personnel. Moins le sens est évident, plus je suis content. Je me méfie de tout ce qui est cadré et présenté comme une vérité monolithique : on ne peut approcher une vérité que par ce qui déborde», expliquait-il, dans une citation rapportée par Dargaud.
Parmi ses cibles, il avait une affection pour l’Europe, n’hésitant pas à jouer sur les clichés du fonctionnaire bruxellois voulant couper les pattes des moutons à longueur non réglementaire ou sur les quiproquos entre les nations. Avec, par exemple, les brebris répétant à longueur de journée à une touriste britannique : «Aoh, je suffolke.» C’est peut-être un jeu de mot pourri, mais comme les ovidés expliquaient à leur maître : «Un calembour c’est un jeu de langage et la langue c’est kultur ! Nous aussi, on a droit de faire l’Europe.»
(c) Dargaud
Avec F’murrr, le lecteur pouvait lutter contre le réel : c’était agréable, joyeux, parfois déconcertant surtout quand, justement, le gag ne tombait pas comme une évidence. Parfois, aussi, le réel était le plus fort. Lancé dans une série moqueuse sur l’invasion soviétique en Afghanistan, où apparaissent sur la couverture aussi un mouton et son berger, il renonça, «comprenant que cette affaire est tragique et qu’elle va durer», rappelle Dargaud.
Rire de tout, rire jusqu’au bout, oui, ce n’est pas toujours facile, quand, après Gotlib ou Fred, tout un genre graphique et une époque de la BD disparaissent peu à peu. On découvre pour cette nécro que F’murrr avait dessiné des étiquettes de clairette de Die pour une «cuvée du berger». En hommage, il serait temps d’en descendre quelques verres et de philosopher, ensuite, en haut de la montagne, hey ho, hey ho.”
«Lust for a Vampire», de Jimmy Sangster, 1971. Photo Hammer Films
“Osant mêler l’horreur et le sexe gore, la boîte de production britannique régna en maître sur le cinéma fantastique des années 50.
Une forêt, de la brume, les tours d’un château se découpant sur le crépuscule, une musique tonitruante, Peter Cushing, Christopher Lee, une mannequin dans l’air du temps qui se retrouvera seins nus et une vieille bête gothico-culturelle – comme Dracula, Frankenstein ou encore la momie qui périra dans le sang à la fin de l’histoire… Voilà la trace charmante laissée dans le paysage cinématographique par la Hammer Film, petite société de production britannique dirigée par un ancien vendeur de voitures, Michael Carreras, qui a régné sur le fantastique durant les années 50 […]
Tête baissée
La Hammer est née d’un sauvetage. En 1953, la boîte de prod vivote et sort des films sans éclat. Proche de la faillite, elle subit la désaffection des salles et redoute le triomphe de la télévision. Elle tente alors son va-tout en changeant radicalement de registre. Aidée par des accords de distribution avec des studios américains, elle réalise un premier film à cheval entre la science-fiction et le gore : The Quatermass Xperiment. Alors que tous les autres producteurs britanniques cherchent à éviter la censure, la Hammer se rue tête baissée dans le X, interdit aux moins de 16 ans. Cahier des charges : fantastique, horreur, sexe. Le public est délicieusement choqué. Et quiconque visionne enfant un film de cette boîte de production atypique en conserve une trace mémorielle indélébile.
«La Hammer avait quelque chose de spécial. Vraiment. Quatermass était terrifiant, c’était un vrai changement par rapport à ce qu’on voyait au cinéma», se souvient John Carpenter…”
Lire la suite de l’article de Guillaume TION sur LIBERATION.FR(3 août 2017)
Lea Desandre dans le rôle titre d’«Alcione», de Marin Marais, à l’Opéra-Comique (Paris, FR) Photo Vincent Pontet
“S’engager dans une carrière lyrique quand on a 20 ans peut surprendre. A l’approche de la fin de saison dans les conservatoires, huit apprentis chanteurs ou solistes confirmés évoquent leurs motivations et leurs parcours, loin des fantasmes.
«Papa, maman, plus tard je veux être chanteur. D’opéra.» Quel parent ne frémit pas dans l’angoisse d’entendre cette phrase, synonyme de plan de carrière bouché, de fortune aléatoire et de vocalises hurlées à travers le logis familial… L’opéra ? Et puis quoi encore ! On rapporte évidemment de belles histoires : celle de la Russe Anna Netrebko, diva du moment qui fait la pluie et le beau temps dans la programmation des grandes maisons et qui fut jadis femme de ménage au Mariinsky. Bon, elle est quand même passée par le conservatoire. Car avant de briller sur les scènes de Toulon ou de Sydney, la quasi-totalité des sopranos, ténors et autre barytons-basses ont hanté écoles de chant, conservatoires, académies…”
Fred Vargas, le 3 mai, à Paris. Photo Astrid Di Crollalanza. Flammarion
“En cet après-midi d’avril ensoleillé où tout invite à se découvrir, Fred Vargas arrive au rendez-vous en pull à col roulé et une grosse veste : «J’ai une crève XXL.» Elle s’installe dans le café du XIVe arrondissement parisien où elle habite, commande un petit noir. L’abonnée aux best-sellers a la fébrilité des timides poussés dans la lumière, et l’appréhension des discrets pris dans les rets de la curiosité tous azimuts 2.0. Vargas, l’as du mystère, s’effraie même quand on tente une première incursion, sur elle, sur sa place dans le paysage littéraire, sur son évolution – «Je ne suis pas un phénomène de société.» Trente ans d’active, et toujours petit chat sauvage. A la faveur d’une cigarette, nous voilà dehors. Et bientôt assises en rang d’oignons sur un trottoir face au soleil à refaire le film de la gestation de Quand sort la recluse, son nouveau «rompol» (roman policier). Fred Vargas a un monde entier dans la tête, qu’elle fait, refait, défait sans relâche, avec la gouaille d’un titi et une passion pour le détail technique qui rappelle qu’elle est au départ scientifique, archéozoologue de formation. A l’écouter, on suit le processus de création et d’écriture comme s’il se déroulait en direct, sous nos yeux parfois éberlués. Fragile et forte à la fois, la créatrice du saturnien commissaire Adamsberg est une frémissante qui limite ses apparitions et brouille les pistes trop intrusives. A l’image de sa recluse…”
Plus d’une centaine d’économistes de dix-sept pays à travers le monde appellent les citoyens à se prononcer, dimanche, pour le candidat de La France insoumise.
Alors que la France n’est toujours pas sortie de la stagnation économique qui fait suite à la crise de 2007-2008, Emmanuel Macron et François Fillon veulent poursuivre et intensifier les politiques de coupes dans les dépenses publiques, de démantèlement de l’Etat social et du droit du travail, menées sans relâche par les gouvernements précédents. Ces politiques ne servent que les plus riches. Elles ne conduisent qu’à plonger le pays dans le cercle vicieux du chômage et de la précarité, terreau de la montée du FN dont le faux vernis social peine à cacher la nature profondément raciste et xénophobe et l’incohérence des propositions économiques.
A l’inverse, les solutions proposées par Jean-Luc Mélenchon sont, à nos yeux, les seules capables de répondre aux cinq urgences majeures de notre temps. Elles forment un cadre cohérent et rigoureusement chiffré qui tient compte des équilibres budgétaires, non pas en se lançant dans une course à l’austérité, mais en proposant un programme économique précis et ambitieux reposant sur une plus grande justice fiscale, une politique d’investissement et une émancipation vis-à-vis des marchés financiers…
Six mois après avoir auditionné des victimes supposées du géant américain des pesticides et des OGM, à La Haye, les juges de cet organisme non reconnu ont rendu mardi leurs conclusions : ils insistent sur la nécessité de rééquilibrer la législation, et affirment l’impact négatif de l’entreprise sur la santé et l’environnement.
Il y a urgence à rééquilibrer le droit international, qui protège aujourd’hui bien davantage les intérêts privés de multinationales comme Monsanto que les droits de l’homme et l’environnement : voici, en substance, la principale conclusion de l’«avis consultatif» rendu ce mardi par les juges du Tribunal international Monsanto, un «procès citoyen», sans reconnaissance officielle, qui s’est tenu à La Haye (Pays-Bas) en octobre. Durant deux jours, cinq magistrats professionnels avaient accepté d’auditionner une trentaine d’experts, d’avocats et de victimes supposées de la multinationale américaine des OGM et des pesticides.
Six mois plus tard, les juges ont rendu un document de 51 pages. L’objectif des «tribunaux d’opinion» est double, rappellent-ils en préambule : «Alerter l’opinion publique et les décideurs en cas d’actes considérés comme inacceptables et injustifiables selon les standards légaux, et contribuer à l’avancée du droit.» «[Le Tribunal Monsanto] n’est donc pas là pour juger Monsanto, mais pour examiner la compatibilité des actions de cette société avec les droits fondamentaux, insiste auprès de Libération la présidente, la Belge Françoise Tulkens, ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme. Il ne s’agit pas de dire si Monsanto est coupable, mais de préparer la route pour qu’il y ait de vrais procès par rapport à ces questions.»
On lui a donné rendez-vous à l’hôtel Amour. Parce que quand elle fait escale à Paris, elle dort dans le IXe arrondissement, et qu’on y travaille. Mais nos inconscients respectifs ont possiblement joué un rôle. Une sentimentale, tout feu tout flamme, c’est l’idée qu’on s’est faite de Nicole Ferroni. Laquelle, bingo, arrive en pull gris à grand cœur rouge et tonitruant «I Love». Bientôt 35 ans et un prénom d’autrefois, elle en fait bien moins, a la ferveur des adolescents, le regard noir brillant, un débit de mitraillette.
Nicole Ferroni est comique de profession depuis 2011. Depuis six ans, elle sillonne la France avec succès et son one-woman-show l’Œuf, la Poule ou Nicole ?Mais pour nous, faute d’avoir pu aller la voir sur scène à Perpète-les-Alouettes, elle est cette voix dans la matinale de France Inter, où mercredi, trois minutes avant 9 heures, c’est Ferroni. Pipelette espiègle dans le ton, mais indignée dans le fond, voire castagneuse. L’impuissance lui est d’ailleurs insupportable, facteur de désespoir. Le 14 décembre, c’était à propos d’Alep, ses civils massacrés, la vie décomposée. «La guerre, ce n’est pas un truc de “loin, là-bas”. La guerre, ça peut avoir des allures d’un “ici et maintenant” qu’on prend et qu’on fracasse. C’est prendre un présent et le réduire en cendres.» Une chronique conclue gorge étranglée et larme à l’œil, pas du tout pro impavide, qui donnait envie de la consoler…
«Suis-je sûre de l’aimer ?». Il est difficile d’évaluer la nature des sentiments que l’on éprouve. Dans Pratique de l’amour, le sociologue Michel Bozon apporte des réponses lumineuses à la question de savoir comment définir l’amour.
Il existe sur l’amour deux discours dominants : le premier, idéaliste, fait apparaître l’amour comme le supplément d’âme d’un monde désenchanté. L’amour en Occident serait devenu le seul et dernier territoire du sacré, l’ultime rempart de l’humanité, un espace vierge de tout calcul, dédié au don de soi sans contrepartie… Le second discours, matérialiste, ne voit dans les relations amoureuses que des stratégies de captation de services (sexuels) et de biens (matériels et symboliques) : les individus cherchant à «se placer sur le marché matrimonial» de la façon la plus avantageuse utiliseraient les affects comme des appâts. L’expérience de l’amour serait d’ailleurs conditionnée par des mécanismes d’ordre biologique – hormonaux, génétiques, psycho-comportementaux – visant à assurer la survie de l’espèce.
Amour : est-ce une question de «grands sentiments» ?
Entre ces deux discours – l’utopiste et le néo-darwiniste – il ne semblait guère y avoir de place pour beaucoup de réflexion. Mais voilà qu’en 2014 le philosophe Ruwen Ogien attaque dans un essai truculent ceux qui font l’éloge de l’amour : l’amour n’a pas de valeur morale, dit-il. Cessons de véhiculer les clichés rebattus du «coeur qui s’offre pour toujours», dans un contexte d’absolu. Pour Ruwen Ogien, il faut s’intéresser à ceux qui «font» l’amour et comment ils le font, plutôt qu’aux théoriciens qui en parlent. Son livre, cependant, déconstruit plus les mythes qu’il n’apporte de réponse. Qu’est-ce que l’amour ? Après avoir lu (dévoré) Ruwen Ogien, on n’est pas tellement plus avancé. Et puis voilà qu’en mars 2016 arrive l’essai du sociologue Michel Bozon, rempli de réponses éclairantes. Dans Pratique de l’amour, publié aux éditions Payot, Michel Bozon résume treize années de cogitations d’une plume simple et tranquille.
L’amour ne se dit pas, il se «pratique»
Sa théorie est la suivante : l’amour relève de la pratique. On sait qu’on aime quand on effectue un certain nombre d’actes qui correspondent à des étapes balisées par la société dans laquelle on vit. Ces actes codifiés reposent sur un projet : celui de se faire aimer. Pour se faire aimer, il faut se remettre soi-même entre les mains de l’autre :
L’amour ne naît pas de bons et nobles sentiments – générosité, désintéressement ou bienveillance ‒ même s’il peut en produire. L’abandon de soi, ou la remise de soi, est un moment essentiel de toute relation amoureuse : on décide de se déprendre de soi et de donner prise à une autre personne…
A l’avènement de «l’âge de la distraction», le philosophe américain Matthew B. Crawford plaide pour une réappropriation de l’individualité ancrée dans le réel, afin de mieux renaître au monde. On le retrouve dans un trois-étoiles parisien, bien loin des odeurs de cambouis. Rasé de près, des faux airs de Lance Armstrong, Matthew B. Crawford est un iconoclaste d’un genre qu’on ne voit qu’aux Etats-Unis: à la fois philosophe (enseignant à l’université de Virginie) et réparateur de motos (dans son garage de Richmond). Son Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail (1), réhabilitation du travail manuel et best-seller surprise aux Etats-Unis (150 000 exemplaires vendus), en a fait un conférencier demandé un peu partout sur la planète. Conséquence: l’essayiste de 50 ans a passé beaucoup de temps aux quatre coins du monde, dans des aéroports bombardés par des publicités en tous genres.
Il en a tiré le point de départ d’une nouvelle réflexion, sur ce qu’il appelle«la crise de l’attention» à «l’âge de la distraction». Dans Contact, pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver (1), Matthew B. Crawford s’élève contre les exploiteurs du «temps de cerveau disponible», regrette que le silence soit devenu un luxe privatisé et tente de trouver un remède à la fragmentation de notre vie mentale, qui nous rend constamment à la fois amnésique, anxieux et en colère, bien souvent contre nous-mêmes. Pour Crawford, les publicitaires ne sont pas les seuls responsables: c’est notre manière toute entière de concevoir l’individualité, la liberté et le réel, qui est à revoir, afin de revenir au monde, de façon plus «incarnée». Contrairement à beaucoup, vous ne liez pas directement «la crise de l’attention» à l’avènement d’Internet.
La technologie joue évidemment un rôle, mais notre vulnérabilité à celle-ci prend sens quand on la considère par rapport à des tendances culturelles plus anciennes. Le point de départ de ce livre, c’est ce moment où je retire de l’argent au supermarché, à un distributeur de billets. A chaque étape de la transaction, je suis forcé de regarder une publicité, tout simplement parce que quelqu’un a compris que j’étais un utilisateur captif à ce moment précis. C’est le dernier horizon du capitalisme: la monétisation brutale de chaque instant disponible de notre cerveau. Notre attention est une ressource limitée, comme l’eau ou l’air, mais personne ne prend position contre son exploitation décomplexée. Ce qui est en jeu, c’est notre capacité à penser, à avoir une conversation. C’est pour cela que plutôt que de se battre pour un droit à la vie privée, qui est une idée volatile et floue, il faudrait brandir le droit de ne pas être interpellé. Evidemment, les modalités d’application de ce droit sont compliquées à mettre en œuvre dans la vie de tous les jours, mais en tant que concept, je trouve cela plus clair…
”Le vrai est une surprise du destin. Étonnamment, il faut du courage pour se laisser surprendre. La crainte de ce qui nous attend nous fait faire des détours, conjurer le futur avec les mots du passé et s’en tenir à ce qu’on sait. Pour palier les déceptions de la vie, on provoque des surprises. Mais on ne veut pas être soumis à leurs apparitions. Ou bien on fait des listes. Listes de ce qu’on aimerait trouver sous le sapin. Liste de ce qui est demandé à l’autre, à soi, au monde. Liste qui nous rappelle sans cesse notre défaillance de mortels, notre insuffisance, notre pauvreté spirituelle. La névrose a horreur de l’inattendu, c’est une chose entendue. Elle aime les compromis tranquilles passés en douce avec le réel, les arrières assurés, les petites transactions honteuses mais utiles, les obéissances silencieuses pour que le mal-être n’envahisse pas tout. Comme les trop bonnes mères, elle vous propose de ne pas mettre le nez dehors pour que «tout se passe bien», traduisez par : pour qu’il n’arrive rien. De bouleversant, de renversant, d’inespéré […]”