GOUDAL, Noémie (née en 1984)

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[CENTREPOMPIDOU.FR, 25 septembre 2024] Au 20e siècle, le niveau de la mer Méditerranée est monté de près de vingt centimètres. En seulement deux ans, le sommet du mont Blanc a diminué de deux centimètres. Quant à la forêt de Fontainebleau, sa surface a augmenté de manière importante depuis le milieu du 19siècle : autant de changements géologiques recensés par des mesures précises qui restent cependant difficilement observables à l’œil nu. Pourrait-on alors passer par l’art pour représenter ces transformations de notre planète qui dépassent la temporalité humaine ?

Telle est l’ambition de Noémie Goudal pour le prix Marcel Duchamp 2024, dont elle est cette année l’une des quatre finalistes. À travers deux films inédits, l’artiste visuelle française née en 1984 mettra en scène la destruction autonome d’un paysage. Dans le premier, les roches d’une grotte sombre explosent en mille morceaux au ralenti pour révéler des trous de lumière. Dans le second, des arbres se liquéfient, dépouillant la forêt qu’ils constituaient jusqu’alors. En quelques minutes, la photographe et vidéaste déroute la perception du public, qui peu à peu comprend le subterfuge : ici, nous n’assistons pas au délitement de la nature elle-même, mais à celui de prises de vues à grande échelle, soumises à des phénomènes orchestrés par l’artiste – un nouvel exemple percutant de l’art du trompe-l’œil, qu’elle perfectionne depuis une dizaine d’années dans la photographie d’abord et, plus récemment, la vidéo.

Dans mes œuvres, on ne voit pas seulement des paysages, mais aussi l’expérience et l’effort qu’a demandé leur fabrication.

Noémie Goudal

Les prémisses de l’œuvre de Noémie Goudal remontent à ses études et plus précisément à un voyage en Écosse. Frustrée de ne pouvoir retranscrire avec son appareil photo la force du paysage qui l’entoure, l’artiste a l’idée d’imprimer en grand, dans son atelier, le cliché d’un chemin de la région. Dès lors, en plaçant des objets ou des personnes devant ce tirage, la photographe obtient l’effet d’immersion qu’elle recherche. Deux aspects deviennent alors rapidement fondamentaux dans son travail : la matérialité de l’image, à travers son impression et sa recomposition devant l’objectif, et la mise en abyme du paysage par ces décors frontaux montés de toutes pièces, qu’elle intègre la plupart du temps dans des environnements réels.

Là où nombre d’artistes de sa génération s’empareraient de Photoshop pour réaliser des montages similaires, la quadragénaire préfère sa méthode plus artisanale, décomposant les différentes strates de l’image pour les recomposer avec des jeux de perspective et d’anamorphose. Généralement, elle imprime ses photographies au format A3, les coupe et les recolle entre elles pour constituer ses fonds, avant de les fixer sur des structures en bois ou les suspendre grâce à des échafaudages. Tout part de la position de l’appareil photo, qui détermine le placement de son décor dans l’espace. Ainsi, dans la série Southern Light Stations (2015), des astres semblent flotter au-dessus d’étendues marines ou de vallées montagneuses. Remplie de nuages, de fumée ou de la couleur du ciel, leur surface – d’apparence sphérique, mais en réalité plane – se fait le reflet de leur environnement, conférant à l’ensemble une dimension surréaliste.

Mais en regardant plus attentivement ces images, les traces du montage apparaissent, entre les fils et pinces à linge qui maintiennent le collage, et les extrémités des feuilles de papier qui le composent. Simple oubli ou parti pris ? “Dans mes œuvres, on ne voit pas seulement des paysages, mais aussi l’expérience et l’effort qu’a demandé leur fabrication”, explique Noémie Goudal. “En laissant ces failles, je souhaite justement que le public comprenne que ces paysages sont factices et se demande où se situe le “vrai”. Est-il dans l’ensemble qui constitue la photographie ou simplement dans le décor réel où j’installe mes impressions ?” Aujourd’hui, Noémie Goudal n’hésite pas à dévoiler les coulisses de ce travail méticuleux sur son compte Instagram, montrant littéralement l’envers des décors bidimensionnels qui se fondent dans ses œuvres.

Telle l’héritière des peintres romantiques, Noémie Goudal n’a pas besoin de partir à l’autre bout du monde pour dépayser notre regard et inviter à la contemplation.

Au-delà d’une réflexion sur l’image, l’artiste installée à Paris développe surtout “une réflexion sur le paysage et comment celui-ci a été interprété différemment au fil des époques et des contextes, de l’Antiquité à l’ère industrielle, en passant par le Moyen Âge”. Telle l’héritière des peintres romantiques, elle n’a pas besoin de partir à l’autre bout du monde pour dépayser notre regard et inviter à la contemplation. Le plus souvent, elle déniche ses forêts, grottes et massifs rocheux en France, à quelques exceptions près, telles qu’une palmeraie en Espagne – qui ressemble davantage à une jungle tropicale – ou encore des bâtiments brutalistes indiens, que l’on situerait volontiers plutôt en Europe de l’Est. “Je cherche avant tout à ce que la localisation et la temporalité de ces décors soient difficilement identifiables, pour que chacun·e puisse s’y projeter“, souligne-t-elle.

Noémie Goudal s’intéresse aussi bien à Copernic et aux décryptages du ciel précédant l’invention du télescope qu’à la théorie de Buffon, qui retraçait l’histoire de la Terre au 18siècle. Mais c’est surtout la paléoclimatologie, soit l’étude des climats anciens, qui l’obsède depuis plusieurs années : à travers cette discipline, l’artiste cherche à retracer l’évolution du paysage sans l’humain. En 2022, elle commence à transcrire ces évolutions par la vidéo. Lors du festival Les Rencontres internationales de la photographie d’Arles, elle dévoile deux films dans l’église des Trinitaires : celui d’une jungle consumée par le feu, qui révèle derrière elle un autre décor, et celui d’une forêt se transformant à mesure que ses arbres s’immergent dans un ruisseau. Pour la première fois, l’artiste anime ses décors devant l’objectif tout en les livrant à l’aléatoire des actions qu’elle provoque. Désormais entourée d’une équipe de professionnels comme sur un plateau de cinéma, Noémie Goudal continue d’explorer de nouveaux territoires dans son projet pour le prix Marcel Duchamp, imprimant ses paysages sur du verre qu’elle fait exploser à l’aide de pétards ou sur du polystyrène que les flammes font couler avec une viscosité saisissante […].

Matthieu Jacquet


Noémie Goudal, “Les Amants (Cascade)” © saatchigallery.com

[FABRIQUEDESRECITS.COM, 28 novembre 2022] Des créations inspirées de la paléoclimatologie, c’est l’œuvre de Noémie Goudal, photographe et plasticienne, réalisant des installations immersives dans des espaces naturels, et dont la pratique nous invite à (re)trouver la mesure du temps long en opposition au “temps de l’Homme”.

Les vastes étendues, espaces industriels, océans, ou encore déserts sont ses sujets de prédilection. Inspirée par le travail de chorégraphes contemporains comme Sidi Larbi Cherkaoui et Pina Bausch mais aussi par des auteurs tels que Haruki Murakami et Yoko Ogawa, la pratique de l’artiste consiste en la construction d’installations et de mises en scène au sein même de paysages, véritables scénographies intégrant structures architecturales, films et photographies. Une certaine matérialité se dégage de ses créations. En créant des décors en papier, l’artiste s’éloigne d’une esthétique parfaite qui serait issue de logiciels de retouche numérique, pour une poétique émanant d’effets spéciaux artisanaux.

La démarche artistique de Noémie Goudal s’inspire de travaux paléoclimatologiques qui étudient les climats passés et leurs variations. L’artiste travaille avec des chercheurs et des scientifiques comme point de départ de réalisation de ses œuvres. Grâce à des installations mouvantes qui évoluent au fil du temps, l’artiste cherche à incarner les mouvements perpétuels des paysages dans le temps. Les différentes étapes de l’évolution du paysage sont visibles, comme autant de  strates géologiques marqueurs du passé. L’artiste réalise ainsi des œuvres d’art que l’on pourrait qualifier de performatives. Pour signifier le passage d’un temps insaisissable et fugace, elle travaille aussi désormais  avec des éléments plus fragiles comme la sculpture et la porcelaine. Son art se situe ainsi dans le va-et-vient constant entre la géographie réelle et le voyage dans le temps, passé et/ou futur. Dans son exposition Post Atlantica, l’artiste part ainsi à l’exploration de notre planète et tente d’illustrer diverses théories scientifiques et leurs répercussions sur notre environnement.

Par une réalisation à mi-chemin entre réalité scientifique et fiction créative, l’art de Noémie Goudal vient dépasser la connaissance purement scientifique pour faire voyager son public vers de multiples interprétations imaginaires. Elle l’invite ainsi à se repenser lui-même à travers ces paysages et à s’interroger sur le rapport qu’il entretient à son environnement. La présence de l’être humain n’est qu’une trace dans le paysage et Noémie Goudal en saisit toute sa fragilité. Le corps du spectateur s’interpose comme médium interprétatif, il est invité physiquement à prendre position face aux images qui l’entourent.

Dans ses créations Phoenix et Below the Deep South, Noémie Goudal a volontairement laissé les éléments de construction de son installation artistique visibles pour que l’œil du spectateur puisse entrer dans la réalité de la construction du paysage. Immersives et enchanteresses, ces œuvres jouent par ailleurs avec les sens du public en se métamorphosant sous l’irruption du feu. L’artiste laisse ainsi libre court au mouvement imprévisible de cet élément, son œuvre doit composer avec son environnement et ses contraintes naturelles. Face aux flammes qui se propagent et au bouleversement qu’elles répandent, le public ne peut que se rappeler de sa fragilité, de son impuissance au cœur des cycles de notre planète,  face à l’avancement inexorable du temps. L’appellation Phoenix est symbolique pour l’artiste. Issu de la mythologie grecque, cet oiseau renaît de ses cendres. Si ces dernières sont généralement associées à la « fin », c’est ce qui vient après les cendres qui intéresse l’artiste, et dont parle la paléoclimatologie, il s’agit de la transformation d’une chose en une autre.

Sans que l’artiste ne revendique des créations engagées écologiquement, ses œuvres proposent finalement au public de reprendre la mesure du temps long. En nous invitant à considérer les strates de la composition de son œuvre comme celles des périodes passés, Noémie Goudal nous propose indirectement de (re)prendre conscience des temps historiques de la planète.

Mes réalisations sont un moyen de parler du temps long, en opposition au « temps de l’Homme ». Je souhaite faire le lien entre la Terre dans son entièreté et ce que les non-scientifiques perçoivent de cette planète. Car l’être humain ne voit pas le mouvement des choses, et croit donc être une entité fixe

Noémie Goudal © Lou Tsatsas

Le temps long, c’est celui de la croissance naturelle des forêts, de l’autoépuration des lacs, de l’auto renouvellement des nappes phréatiques, de l’auto-fertilisation des sols, qui dépassent souvent notre expérience directe et sont pourtant essentielles à notre monde. L’artiste nous invite ainsi à penser ce temps long, comme une véritable prise de conscience écologique, mais avec immédiateté, car ne nous y trompons pas, c’est dans le présent que se jouent les enjeux environnementaux.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Noémie Goudal, “Phoenix VI et II” & “Below The Deep South”, Rencontres d’Arles 2022 © enrevenantdelexpo.com | Pour consulter le site de Noémie Goudal


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

 

HORN, Rebecca (1944-2024)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 10 septembre 2024] Elle avait fait du corps la matière première de son art. L’artiste allemande, performeuse et plasticienne Rebecca HORN, née en 1944, est décédée le 6 septembre à l’âge de 80 ans dans sa résidence de Bad König, en Allemagne, où elle avait installé sa Fondation. Profondément influencée par le dadaïsme et le surréalisme, l’univers du cinéma et des automates, elle était célébrée internationalement depuis plus de quarante ans pour ses performances et ses sculptures hybrides où le vivant et l’inerte, le corps et la machine, se mêlent en de singulières métamorphoses. En 2014, à l’occasion de son exposition à la galerie Lelong, Connaissance des Arts  l’avait rencontrée dans sa Fondation, un lieu pluridisciplinaire à l’image de son oeuvre mêlant arts plastiques, poésie et musique.

Une longue bataille

On ne s’attend pas à trouver, dans ce petit village de Bad König, au sud de Francfort, un vaste ensemble architectural aux tuiles de céramique bleue comme au Japon. L’artiste allemande Rebecca Horn y avait installé en 2010 son atelier et un musée présentant ses œuvres, accompagné d’un espace d’exposition pour les jeunes artistes et d’un lieu de résidence pour les musiciens et les poètes. L’ensemble, baptisé The Moontower Foundation, accueille depuis chaque été des performances, des récitals de poésie, des films et des concerts.

C’était le résultat d’une longue bataille pour Rebecca Horn, chevelure rousse flamboyante et yeux verts : Mon grand-père a fondé ici une laiterie en 1890 et plus tard mon père y a construit une usine de textile, racontait-elle. Je suis née à cet endroit et j’y suis restée jusqu’à mes 9 ans avec une gouvernante roumaine qui était peintre, mon père et ma grand-mère. Après mes études, je suis partie à New York en 1972 et je ne suis revenue ici qu’en 1990, quand j’ai hérité de l’un de ces bâtiments dont j’ai fait mon atelier. Pendant plus de vingt ans, ma biographie indiquait que j’étais “en voyage”. Là, je pouvais commencer une nouvelle aventure”.

Peu à peu avait émergé l’idée d’une fondation qui exposerait en permanence son travail d’installations, systématiquement démonté au terme de chaque exposition ou conservé dans les réserves des musées, dans l’esprit de la Chinati Foundation de l’artiste Donald Judd à Marfa (États-Unis). Progressivement, elle avait racheté et fait rénover les bâtiments en ruine de l’usine de son père et les jardins en friche alentour, avec le soutien de mécènes. En 2010, elle avait ouvert un lieu qui lui ressemble : lumineux, ordonné, apaisant. Les lieux d’exposition, répartis autour d’une rivière, alternent avec des espaces de méditation pourvus de petites statues de Bouddha.

Des sculptures corporelles aux installations spectaculaires

Je suis devenue bouddhiste il y a vingt ans pour être en paix avec moi-même”, racontait Rebecca Horn, habillée de vêtements amples à la japonaise. Née en Allemagne à la fin de la guerre, j’ai été atteinte en 1967 d’une grave intoxication pulmonaire en réalisant mes premières sculptures en polyuréthane et fibre de verre, durant mes études d’art à Hambourg. Alitée durant près d’un an dans un sanatorium, capable seulement de dessiner et d’imaginer des stratégies de survie, j’ai commencé à créer mes premières sculptures corporelles, dans le but de dialoguer avec le monde extérieur. Mes parents sont morts à cette époque. Dans mes premiers travaux, on retrouve toujours l’idée d’un cocon dans lequel je cherchais à me protéger, comme par exemple les éventails dans lesquels je pouvais m’enfermer et m’isoler (Éventail corporel blanc, 1972).

De ses premières “extensions du corps” (Toucher les murs simultanément avec les deux mains, 1974-75) portées lors de performances dans les années 1970, Rebecca Horn était passée à la réalisation de films (Le Danseur mondain, 1978, La Ferdinanda, 1981) et aux sculptures cinétiques, machines motorisées dotées d’une vie propre comme autant d’acteurs mélancoliques : La Machine-Paon, 1982, Les Âmes flottantes, 1990, etc. Depuis le milieu des années 1980, elle créait de spectaculaires installations dans des lieux chargés d’histoire, comme au Naschmarkt de Vienne en 1994, avec La Tour des Sans Nom où des violons mécaniques jouaient seuls en hommage aux réfugiés des Balkans ; ou dans l’ancien dépôt de tramways du camp de concentration nazi de Buchenwald à Weimar, où un wagon venait heurter violemment des murs de cendres aux côtés d’instruments de musique éventrés (Concert pour Buchenwald, 1999).

Rebecca Horn, Concert for Buchenwald (Installation, 1999). © Attilio Maranzano
Une œuvre d’art totale

Rebecca Horn écrivait de la poésie, dessinait, peignait, créait des sculptures et des installations, mettait en scène des films et des opéras. Elle inventait les décors et les costumes et dirigeait les acteurs, comme au Festival de Salzbourg en 2008 pour Luci mie traditrici de Salvatore Sciarrino. Certaines personnes pensent que je saute d’un médium à un autre, mais mon langage de signes et mon langage secret ne changent pas”, déclarait-elle à l’artiste et philosophe Démosthènes Davvetas en 1995. À 70 ans, elle affirmait vouloir faire émerger un Gesamtkunstwerk, une œuvre d’art totale.

En 2019, dans son atelier blanc méticuleusement rangé de la Moontower Foundation, elle mettait la dernière main, avec l’aide d’un assistant, à une sculpture motorisée : Between the Knives the Emptiness (Entre les couteaux, le vide), qui avait donné son nom à une exposition à la galerie Lelong à Paris. L’œuvre, constituée de trois couteaux et d’un gros pinceau japonais, fait référence à la notion bouddhiste de vacuité, “le degré le plus élevé de l’énergie” selon Rebecca Horn. Le concept d’énergie est essentiel dans l’œuvre de l’artiste. En 2002, elle avait transformé la piazza del Plebiscito à Naples en un espace traversé par l’énergie magnétique, en plaçant en hauteur des anneaux lumineux exactement au-dessus de crânes en fonte enchâssés dans les pavés, sur le modèle de ceux que l’on trouve dans les catacombes de la ville (Spiriti di Madreperla). Ainsi, l’énergie négative des crânes s’élève vers la lumière et la mort devient un apaisement”, pensait-elle.

Énergies invisibles et mécanique des fluides

Sur le sol de la cour intérieure de la Fondation, elle avait fait tracer un grand cercle afin que les énergies de la terre puissent se concentrer”. Il fait écho au cercle lumineux qu’elle avait fait apposer sur la cheminée d’usine de la Moontower Foundation comme un emblème. On retrouve la forme symbolique du cercle et de la lune dans toute son oeuvre, de High Moon (1991) à Moon Mirror (2003), où elle avait mis en place une colonne invisible d’énergie entre un miroir tournant sur le sol et un tourbillon de lumière en haut de la coupole de l’église du couvent Sant-Domingo à Pollença (Majorque).

À Bad König, l’ensemble des oeuvres exposées joue avec l’ombre et la lumière, à commencer par le Bain des larmes, un grand cube de verre contenant de l’eau dont la condensation crée des “perles de verre” en surface, reflétées par un miroir. La sculpture marque l’entrée du musée dédié aux installations de Rebecca Horn et à sa collection personnelle d’oeuvres d’artistes qu’elle admire: Joseph Beuys, Yannis Kounellis, Henri Cartier-Bresson, Marcel Duchamp. L’auteur du Grand Verre a profondément influencé l’artiste dans la genèse de ses machines hybrides. L’une d’elles, accrochée dans le musée baigné de lumière et de sons, est un hommage au livre de Kafka, Amerika (1990) : Il y a le parapluie qui tremble, les chaussures qui vibrent, le vieux violon juif avec sa triste mélodie – le passé de Karl Rossmann – la valise qui vole…”, expliquait-elle. La valise appartient à sa grand-mère maternelle, Rebecca Baelstein, dont elle portait le prénom.

Osmose musicale

Un peu plus loin, Hydra Piano (1990) met en oeuvre une mécanique des fluides : un long filet de mercure serpente dans un caisson de métal. Le mercure ou vif-argent est une référence à l’alchimie, pour laquelle Rebecca Horn se passionne depuis la lecture dans sa jeunesse des Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz, du théologien Johann Valentin Andreae. De la sculpture L’Androgyne (1987) – composée d’une autre substance alchimique, le soufre – au film La Ferdinanda, l’artiste avait truffé ses œuvres de références à la transmutation. L’esprit de la transformation a toujours été un élément central dans le travail de Rebecca Horn”, souligne le jeune compositeur Hayden Chisholm dans le catalogue consacré à la Moontower Foundation. L’une de ses créations inspirée des chants mongols accompagne une installation de Rebecca Horn, The Warriors (2006), métamorphosant les espaces du musée en un lieu de recueillement. Une véritable osmose s’est opérée entre les compositions vocales et instrumentales de Hayden Chisholm et les installations de Rebecca Horn depuis le début de leur collaboration en 2003, date où il intervient dans la plupart de ses installations in situ. Nous travaillons depuis des années de façon intuitive. Je suis très fier d’être un couplet dans cette chanson le long de la rivière, avec les machines et les autres voix qui forment une part de sa vision.

Myriam Boutoulle


Rebecca Horn, “Bees Planetary Map” (2021) © kunstleben-berlin.de

[BILAN.CH, 09 septembre 2024] Elle était très connue sans être devenue pour autant une star populaire. Morte le 6 septembre à Bad König, Rebecca Horn conservait quelque chose de trop difficile d’approche pour cela. Quand on interrogeait l’Allemande sur les influences littéraires subies, elle répondait James Joyce, Franz Kafka, Samuel Beckett ou Jean Genet. Au cinéma, pour lequel elle avait donné plusieurs films de fiction, c’était Luis Buñuel ou Pier Paolo Pasolini. Très intellectuelle, la femme avait quelque chose d’intimidant. L’interlocuteur sentait qu’elle avait étudié en plus de l’art la philosophie. La création germanique garde volontiers un caractère cérébral quand il ne se veut pas expressionniste, et donc spontané. Or tout semblait très réfléchi tant dans les œuvres que les performances de l’artiste.

Née en mars 1944…

Rebecca Horn était née dans un moment difficile, mars 1944. Elle subira ainsi les séquelles de la guerre. Ne pas parler allemand en dehors du territoire national, par exemple. “Les gens nous détestaient.” Sa position ne se révélait pourtant pas si inconfortable, même si la plasticienne préférait en évoquer les côtés sombres. L’adolescente était l’héritière d’une fabrique de textiles qui se trouvait dans sa famille depuis des générations. Il lui aurait logiquement fallu la reprendre, ce qui ne l’intéressait guère. La fillette dessinait déjà sous l’impulsion d’une gouvernante roumaine. Elle commencera donc des études d’art, fâcheusement interrompues en 1964. Cette année-là, à Barcelone, la jeune femme contracta une infection pulmonaire l’obligeant à passer une année entière dans un poumon d’acier. Tout est parti de là. Du corps ennemi et contraint. De l’immobilité forcée. D’une solitude en pays étranger.

Dans les années 1970, l’artiste se fait ainsi connaître par ses premiers travaux. Coup de chance, ils se révèlent dans l’air du temps. La performance occupe, sans jeu de mots, le devant de la scène. Rebecca se produit avec des ajouts de sa création qui forment autant de prothèses. Ces extensions constituent autant des gênes que des aides pour son corps imparfait. Apparaît du coup l’éventail, qui tantôt cache tantôt révèle. Rien à voir avec le “truc en plumes” de Zizi Jeanmaire, bien que la forme soit la même. Aucun élément ludique ou joyeux ici. Il y a toujours quelque chose de grave chez Rebecca Horn. Elle est “todernst”, pour reprendre un mot n’existant que dans sa langue maternelle. Autrement dit d’un sérieux mortel [ou ‘sérieuse à mourir‘]. Tout en sa personnalité évoque la difficulté. L’effort. La douleur. Le mal-être. Elle n’est pas pour rien la contemporaine et la compatriote de la danseuse Pina Bausch.

Succès mondial

Rebecca se voit vite remarquée. En 1972, elle fait partie à Kassel de la Documenta5 que réalise le Suisse Harald Szeemann. Une sorte de gourou de la modernité. Szeemann adoube autant qu’il expose. On verra dès lors la femme un peu partout, que ce soit en personne, par ses œuvres ou grâce à ses films. Elle tâte en effet de l’ensemble des arts, y compris la mise en scène d’opéra. Le public pourra ainsi juger à Wiesbaden sa vision de l’Elektra de Richard Strauss. Ses œuvres (qui sont parfois les restes de ses performances) se vendent bien, y compris aux Etats-Unis. C’est du reste son galeriste new-yorkais Sean Kelly qui vient d’annoncer son décès. Les collectionneurs et les musées d’outre-Atlantique ont dû se voir travaillés au corps, si j’ose dire vu les caractéristiques de la production de Rebecca Horn. Elle deviendra la première à recevoir en 1993 une exposition en solo au Guggenheim Museum. C’était alors bien plus difficile pour une femme de se voir exposée.

Rebecca a traversé sans peine les décennies, même si le monde de l’art est peu à peu revenu à des médias plus classiques, comme cette peinture un peu trop vite annoncée comme morte. Cette rousse flamboyante (je ne vois que la couturière Vivienne Westwood, à qui elle ressemblait en plus physiquement, pour l’égaler) recevait ainsi des hommages, des rétrospectives et des distinctions. La liste des prix obtenus possède quelque chose d’impressionnant. Ce doit être la femme la plus galonnée de l’art contemporain. Ses œuvres se retrouvent donc logiquement aujourd’hui partout, même si elles ne se voient en général pas mises en avant. Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver. Le MCB-a de Lausanne en détient via la galeriste Alice Pauli. A Genève, où le Mamco vient d’inaugurer son accrochage d’automne dont je vous parlerai bientôt, il y a aussi un Rebecca Horn dans une salle en ce moment. Avec des plumes bien sûr, même si celles-ci ont perdu leur fraîcheur originelle. Comme le corps, dont Rebecca a tant montré les limites, les parures des volatiles se fatiguent.

Pour l’instant, la disparition de l’artiste à 80 ans ne soulève pas les rédactions comme un seul homme (ou une seule femme). Ce n’est pas qu’il y ait gêne vis-à-vis de la personne, comme avec Carl Andre qui a peut-être défenestré son épouse. C’est que Rebecca Horn reste, en dépit de tout une artiste pour happy few, difficile à expliquer. Ses performances historiques sont par ailleurs demeurées discrètes. Rien à voir avec Marina Abramović et son spectacle parfois grand-guignolesque. Nous sommes avec elle entre gens bien élevés, qui ont si possible eux aussi étudié la philosophie… J’ai failli écrire “entre élus”. Après tout, pourquoi pas ? Nous sommes finalement avec Rebecca dans une chapelle. J’en resterai là. La messe est dite.

Etienne Dumont


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : vue d’ensemble, exposition Haus der Kunst 2024 © VG-Bild Kunst ; © Attilio Maranzano ; © kunstleben-berlin.de


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OHANIAN, Melik (né en 1969)

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[I-AC.EU] Diplômé des Écoles des Beaux-Arts de Lyon et de Montpellier, Melik OHANIAN représente la France lors de la 26e Biennale de São Paulo en 2004, aux Biennales de Moscou et de Lyon en 2005, aux Biennales de Gwangju et de Séville en 2006, et à la 52e Biennale de Venise en 2007. Il expose à travers le monde, et notamment à la Galerie Chantal Crousel et au Palais de Tokyo à Paris, à la South London Gallery à Londres, De Appel à Amsterdam, à l’Institut d’art contemporain à Villeurbanne, chez Yvon Lambert à New York, au Museum in Progress à Vienne ou encore pour Matucana 100 à Santiago du Chili. En 2015, Melik Ohanian est lauréat du Prix Marcel Duchamp et présente l’exposition Under Shadows au Centre Pompidou. Il participe à la 14e Biennale de Lyon, “Mondes flottants”, en 2017. En 2019, il est lauréat du Prix Visarte 2019 pour son œuvre Les Réverbères de la Mémoire (2010-2018) présentée dans le parc Trembley à Genève, Suisse. Depuis septembre 2021, Melik Ohanian est le huitième invité du programme de résidence d’artistes de la Collection Pinault à Lens.

Melik Ohanian a un background de documentariste et un père photographe, Rajak Ohanian, qui l’initie très jeune à la chambre noire. Melik Ohanian répète régulièrement que “[son] médium, c’est l’image”, un médium qu’il passe son temps à triturer. Arrêtée ou en mouvement, elle lui permet d’explorer différents territoires, spatiaux mais aussi temporels, afin d’ouvrir sur des questionnements tels que l’identité, l’ailleurs, la frontière, la mémoire, la disparition ou l’Autre, notions intimement liées. Parmi une œuvre large et parfaitement cohérente, on peut noter The Hand (2002) qui synthétisait déjà ces différents “espaces” dans un assemblage de neuf moniteurs posés au sol, à envisager comme une sculpture dans l’espace, et où l’on pouvait observer neuf paires de mains de travailleurs arméniens filmées en gros plan, abîmées, usées et salies par le travail. Elles viennent se heurter l’une contre l’autre, à tour de rôle, dans une ritournelle sans parole, en écho au désœuvrement dont est victime chacun des neuf prolétaires qui ne possèdent rien d’autre que leur propre force de travail. Dans Welcome To Hanksville, il partait suivre dans le désert de l’Utah la “Mars Society”, association américaine d’amateurs qui a fondé une station de simulation de la vie sur Mars à… Hanksville et qui se réunit ce jour pour observer Mars, en opposition maximale avec la Terre (phénomène inédit depuis 72 000 ans).

Dans la plupart de ses œuvres, Melik Ohanian analyse la représentation et pointe la duplicité, le camouflage ou l’effet de l’image. Cela peut prendre la forme d’images encodées, de formes filmiques qui produisent une déconstruction optique, transposent les formats ou spatialisent le temps. À travers ces dispositifs, deux grandes problématiques intéressent Melik Ohanian : les questions d’identité et de communauté, qui insufflent à son travail une dimension sociopolitique, et l’intérêt pour d’autres espaces, de vastes territoires inhabités ou des lieux difficilement identifiables, qui orientent son travail vers une approche plus cosmologique.


[RADIOFRANCE.FR, 20 avril 2019] Melik Ohanian, un atelier entre New York et Paris, prix Duchamp 2015, grand arpenteur de biennales (celles de Sao Paulo, Moscou, Venise où il a obtenu le Lion d’or)… Il a le goût des espaces parallèles, des temps élastiques, des comptes à rebours, des migrations du cinéma vers les cimaises, et de la collusion des langages, ceux du cinéma et de la science (l’astrophysique), de la philosophie et de la littérature.

Riche d’une grande culture de l’image, ancien monteur-cadreur, Melik Ohanian s’inspire des différentes procédures propres au cinéma et aux techniques de projections contemporaines pour travailler autour du statut de l’image et du concept de temps. Pour la Biennale de Lyon, il présentait un projet mêlant film, chorégraphie et architecture, intitulé “Borderland — I Walked a Far Piece” :  quatre écrans disposés en carré au centre duquel circule le spectateur, comme une sorte d’explorateur. Un carré calé sur le périmètre du toit de son appartement new-yorkais, avec quatre caméras et autant de mouvements en travelling, qui filment les bords du toit sur lequel se joue une adaptation du roman Planet de Rudolf Wurlitzer, que Melick Ohanian souhaitait depuis longtemps intégrer à une installation.

Ce qui m’a toujours fasciné dans ce roman que j’ai découvert assez jeune, c’est que ce groupe de personnages étaient composé de vagabonds qui se rassemblaient pour une nuit dans un no man’s land, se nommaient avec des noms de villes, comme une espèce de cartographie humaine. Et puis ce rapport entre l’identité et le territoire m’intéressait, dans cette Amérique-là du début des années 20, avec ces “hobos” qui partaient indifférents comme ça, trouver du travail dans d’autres villes, lâchant tous liens d’origine.

Dans cette pièce, il y a l’idée d’un impossible cadrage.

Ces va-et-vient et rebonds du temps, avec ces rappels au passé, ces projections dans le futur, ou ce rappel au présent, forment la permanence de ce que chacun d’entre nous vit intimement. Parfois dans mon travail, le passé prend le dessus, parfois c’est l’anticipation. Une exposition c’est peut-être ça, trouver une stabilité du temps…

Cette idée de cadrage spatio-temporel impossible irrigue une partie de son œuvre, comme dans la pièce Seven Minutes Before présentée à la Biennale de Sao Paulo en 2004, dans laquelle sept écrans montraient simultanément différents points de vue des minutes précédant l’explosion d’un camping-car dans le Vercors. La bande-son de chacun des sept plan-séquences nous emmenait en Arménie avec un joueur de kamantcha, au Japon avec une joueuse de koto, en Angola auprès d’une enfant jouant au bord de la rivière Kwanza.

Melick Ohanian donne à voir, tout en complexifiant les conditions de perception de la monstration, comme dans sa pièce de 2005 Invisible Film, qui consistait en une projection du film de Peter Watkins, Punishment Park, dans le désert, mais sans écran, sans support pour le rattraper ou le refléter. Les images surgissaient, pour in fine, se dissoudre dans le paysage. Dans cette masterclass, l’artiste nous parle de son processus de création, du point de départ… :

Un perpétuel questionnement. J’ai toujours considéré une œuvre comme un point de réflexion, c’est le lieu d’une expérience tout d’abord. Je considère le spectateur comme un élément très important de cette expérience. Je me pose la question de sa position, de sa possibilité de perception, et donc je le considère aussi comme un dispositif propre de projection, c’est-à-dire que si l’on vient pratiquer une œuvre et que l’on n’y projette rien, on ne recevra rien ! 

… au point d’achèvement de l’œuvre :

Le moment du vernissage est le moment où l’œuvre qu’on aura fabriquée, protégée, qui aura été le lieu de plein de choses, va changer de monde, va être délivrée, sans parler du moment d’une dépossession, car pour moi ça ne ressemble pas du tout à ça. Au contraire, c’est le point d’une rencontre avec le monde. 


[LEQUOTIDIENDELART.COM, 21 juin 2023] Au cœur de la crypte du Mémorial de la Shoah tombe, du puits de lumière circulaire, une pluie de larmes en béton, très exactement 3451. Ce nombre renvoie aux kilomètres qui séparent Paris d’Erevan, soit à ceux qu’ont parcouru les Arméniens qui ont pu échapper au génocide orchestré par l’Empire ottoman en 1915 et 1916, pendant que d’autres empruntaient le chemin de la mort vers le désert syrien.

Au cœur de cette pluie hypnotique, seules sept larmes se détachent car elles sont translucides. Convoquer cette mémoire a un goût amer aujourd’hui, alors que le drame se rejoue dans le Haut-Karabakh, avec un nouvel agresseur, l’Azerbaïdjan. Dans cette exposition, l’artiste réunit d’autres œuvres mémorielles comme les Réverbères de la Mémoire, une commande de la ville de Genève en 2010 dont l’installation a été contestée et qui avait été présentée sous une forme “démantelée” dans le pavillon de la République d’Arménie à Biennale de Venise en 2015 (Lion d’or du meilleur pavillon national) et Pulp off. Pour cette dernière, l’artiste a récupéré en 2014 des exemplaires du livre de Janine Altounian, Mémoires du génocide arménien – Héritage traumatique et travail analytique qui devait partir au pilon. Si l’original est entré au département des Manuscrits de la BnF en 2022, Melik Ohanian lui donne ici une seconde vie […]. [Sur le montage de l’œuvre, cliquez ici]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : “The Hand” (2002) © André Morin ; “Concrete Tears” © lequotidiendelart.com


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KAPWANI KIWANGA (née en 1978)

Temps de lecture : 6 minutes >

[LESPRESSESDUREEL.COM] Dans ses travaux, Kapwani Kiwanga (née en 1978 à Hamilton, Ontario, vit et travaille à Paris) met à profit sa formation dans le champ des sciences sociales afin d’élaborer des projets de recherches singuliers dans lesquels elle incarne le rôle d’un chercheur. Sa méthode consiste à créer des systèmes et des protocoles qui agissent comme des filtres au travers desquels elle observe les cultures et leurs capacité de mutation. Ses projets donnent lieu à des installations, des vidéos, des œuvres sonores ou des performances. De manière générale, sa pratique interroge des notions telles que l’afrofuturisme, les luttes anticoloniales et leur mémoire, ainsi que les cultures populaires et vernaculaires.

Kapwani Kiwanga a fait des études d’anthropologie et de religions comparées à l’université McGill (Montréal, Canada). Elle a suivi le programme La Seine à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, puis celui du Fresnoy (Studio national d’art contemporain) à Tourcoing. Elle fut artiste en résidence à la MU Foundation à Eindhoven (Pays-Bas) et à la Box, à Bourges. Kapawni Kiwanga a été nommée Commissioned Artist par The Armory Show, où elle a présenté en parallèle une exposition monographique en 2016. Deux fois nominés aux BAFTA, ses films ont reçu plusieurs récompenses lors de festivals internationaux. Elle est lauréate du prix Marcel Duchamp 2020.

Les œuvres de Kapwani Kiwanga ont déjà été présentées au Centre Pompidou et au Jeu de Paume à Paris, au Glasgow Center of Contemporary Art, au Museum of Modern Art de Dublin, à la Biennale internationale d’art contemporain d’Almeria, à Salt Beyoglu à Istanbul, à la South London Gallery, au Kassel Documentary Film Festival, au Kaleidoscope Arena Rome ou encore à Paris Photo. Kapwani Kiwanga a été sélectionnée pour représenter le Canada à la Biennale de Venise 2024.


“Flowers for Africa” (2020)

[CENTREPOMPIDOU.FR, 13 novembre 2020] Anthropologue de formation avant d’aborder les arts visuels, Kapwani Kiwanga, 42 ans, utilise des méthodes issues de champs disciplinaires variés. Elle inscrit sa démarche dans une pluralité d’histoires pour mieux déconstruire les récits qui sous-tendent la géopolitique contemporaine et les asymétries de pouvoirs. Le projet Flowers for Africa a été initié en 2013 et se poursuit aujourd’hui. En effectuant des recherches iconographiques, l’artiste canadienne s’est concentrée sur la présence des fleurs lors d’événements diplomatiques liés à l’indépendance de pays africains. Disposées sur les tables des négociations, sur les estrades lors d’allocutions, ces compositions florales deviennent des témoignages ambigus de ces moments historiques. Chaque œuvre de la série prend la forme d’un protocole selon lequel l’artiste demande à son détenteur de recréer, pour pouvoir l’exposer, la composition florale de l’image d’archive de référence aussi précisément que possible, tout en intégrant une part inévitable d’interprétation. Vouées à faner tout au long de leur présentation, ces fleurs invitent à une réflexion sur le temps, au-delà de l’idée du monument et de la commémoration, pour s’inscrire dans la tradition des vanités.

Parlez-nous du travail que vous avez présenté pour le prix Marcel Duchamp

Kapwani Kiwanga – C’est un travail qui a commencé en 2013. J’étais au Sénégal en résidence et je cherchais dans leurs archives. Je me suis intéressée à la question des indépendances africaines. Il m’a semblé que la meilleure façon d’aborder cette idée était à travers les arrangements floraux, présents dans les images fixes et les images en mouvement. La plupart des images que je regardais au Sénégal étaient des images fixes. J’ai commencé à me demander comment je pouvais recréer, repenser, réagir à ces moments à travers ce point d’entrée, en tant que témoin de ces événements.

L’idée était d’éviter de faire une déclaration permanente ou une sculpture comme une sorte de monument à un moment passé comme si on essayait de s’y accrocher. Il s’agissait plutôt de le reconnaître et de le laisser s’évanouir dans l’histoire – c’est là qu’est née l’idée des fleurs coupées.

Kapwani Kiwanga

Pour être en accord avec la réalité du passé – que l’on peut revisiter mais qui a disparu – l’idée était d’éviter de faire une déclaration permanente ou une sculpture comme une sorte de monument à un moment passé comme si on essayait de s’y accrocher. Il s’agissait plutôt de le reconnaître et de le laisser s’évanouir dans l’histoire – c’est là qu’est née l’idée des fleurs coupées, pour leur permettre de suivre leur cours et de se dessécher et se flétrir, ce qui est important. Il semble que ce sera le travail de ma carrière, ou plutôt de ma pratique…

Vous avez étudié la littérature, l’anthropologie et la religion comparée à l’université McGill, quelle influence cela a-t-il dans votre travail ?

KK – J’étais inscrite à l’origine en littérature, mais les références ne me parlaient pas. Je cherchais plus de diversité et j’ai trouvé cela en anthropologie. La religion comparée, comme on l’appelait, était pour moi une façon d’étudier la philosophie du point de vue de différents milieux culturels. Cela m’a aussi donné beaucoup de liberté au sein du département des religions – j’ai pu aussi faire beaucoup de projets indépendants. J’ai pu graviter autour de professeurs que je trouvais intéressants et poursuivre des études indépendantes.

Pouvoir sauter d’une discipline à l’autre, d’une idée à l’autre, avec une liberté de curiosité, de ne pas avoir à diviser le monde en disciplines : l’art m’a permis de faire cela.

Kapwani Kiwanga

Ce que j’ai étudié en religion n’a fait que compléter l’anthropologie en termes de visions du monde diverses et variées. Il se trouve que les institutions séparent les sujets et font des divisions taxonomiques, puis à un moment donné, elles décident que ce sera une nouvelle discipline. Mais c’est vraiment la même chose. C’est une exploration. Il y a différentes méthodes. En anthropologie il y avait tant de façons créatives et expérimentales d’écrire l’ethnographie. Elles sont toutes aussi importantes.

Comment êtes-vous devenue artiste ?

KK – C’est une sorte de route – une longue route ! Au cours de ma deuxième année d’université, je me suis dit que je voulais faire du cinéma documentaire. Je suis donc partie en Europe. J’ai plus ou moins appris par moi-même en ayant la chance de recevoir des commandes pour travailler pour la télévision. J’ai fait cela pendant quelques années puis je me suis dit : Pourquoi ne pas essayer l’art contemporain ou visuel – même si je ne savais pas ce que cela signifierait pour moi ? Et c’est là que je suis venue en France et que j’ai suivi deux programmes de troisième cycle différents, où j’ai pu explorer ce que serait la création artistique pour moi. C’est ainsi que tout a commencé.

Je m’intéresse souvent à des structures historiques. Dans le monde dans lequel nous vivons, il y a beaucoup d’asymétries de pouvoir. Je les reconnais, je les vois, nous les observons tous. La question est de savoir comment elles sont apparues…

Kapwani Kiwanga

Je suis désormais à Paris, cette ville que j’aime et que je déteste en même temps… il y a quelque chose d’intéressant dans ce genre de double attraction. Pouvoir sauter d’une discipline à l’autre, d’une idée à l’autre, avec une liberté de curiosité, de ne pas avoir à diviser le monde en disciplines : l’art m’a permis de faire cela.

Comment travaillez-vous ?

KK – Cela change à chaque projet. En ce moment, mon studio est chez moi, je suis donc ici tous les jours. Je n’ai pas de studio au sens très classique du terme, avec un seul matériau que je découpe chaque jour. Je travaille sur tellement de supports différents. Mon studio est plutôt un endroit où l’on assemble des choses, où on les accroche, où l’on voit comment elles fonctionnent ensemble, où l’on fait des recherches. Mais souvent, la production proprement dite se fait en dehors de mon studio et dans les ateliers des autres…

Vous avez déclaré : “Les asymétries de pouvoir sont probablement l’idée qui me pousse le plus dans mon travail”. Expliquez-nous…

KK – Je m’intéresse souvent à des structures historiques. Dans le monde dans lequel nous vivons, il y a beaucoup d’asymétries de pouvoir. Je les reconnais, je les vois, nous les observons tous. La question est de savoir comment elles sont apparues… Dans quel monde sommes-nous ? Où nous trouvons-nous ? Le pouvoir est toujours là. C’est très compliqué de ne pas le voir. Pour moi, du moins. Peut-être que d’autres personnes ne le voient pas. Mais c’est comme ça que je vois le monde. Les rapports de pouvoir sont une structure récurrente et une façon de comprendre nos interactions.

Quelle œuvre d’art vous a le plus marquée ?

KK – On me pose souvent cette question, et je ne sais jamais comment y répondre. C’est très difficile pour moi de dire qu’il y a eu un mouvement, un artiste ou une œuvre qui m’a marquée. Il y a plutôt une masse d’expériences, de lectures et de points de vue. Je commence à les formuler ensemble pour voir les liens. C’est plus un réseau ou des écosystèmes d’idées et de pensées – il n’y en a pas une qui soit centrale.

Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’exposer ici au Centre Pompidou, avec les trois autres artistes nommés ?

KK – Pour moi, c’est vraiment symbolique, parce que j’ai vraiment commencé à faire mon travail d’artiste en France. Faire une exposition au Centre Pompidou, c’est bien sûr toujours agréable. La visibilité est importante, mais pour moi, cela a été une belle année de collégialité, cela ressemblait plus à de la solidarité qu’à de la compétition. J’ai déjà participé à des expositions collectives, pas dans ce contexte particulier. Je veux que mon travail soit vu par les gens, et pas seulement par les gens de l’art. C’est une invitation à parler, à penser, à explorer. J’essaie de créer des espaces ou des œuvres qui invitent à la réflexion. Les gens en tireront ce qu’ils veulent. Je n’ai pas envie d’essayer d’imposer un point de vue à qui que ce soit.

Propos recueillis par Sabine Mirlesse


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, édition et iconographie | sources : lespressesdureel.com ; centrepompidou.fr  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : en-tête, Remediation (2023) © Carey Shaw ; Flowers for Africa (2020) © Bertrand Prévost.


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ANDRE, Carl (1935-2024)

Temps de lecture : 7 minutes >

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 25 janvier 2024] Derrière l’austérité de l’homme se cachait le talent d’un grand artiste qui a révolutionné la sculpture. Carl ANDRE, pionnier de l’art minimal et maître de l’épure, est décédé mercredi 24 janvier à l’âge de 88 ans.

Lorsque l’on demandait à Carl Andre (né en 1935) ce que représentait pour lui la rétrospective organisée en 2016 par le musée d’Art moderne de Paris, qui couronnait plus d’un demi-siècle de création, la réponse était à l’image du personnage, modeste : “Rien, si ce n’est que j’ai toujours espéré que mes œuvres soient une source de plaisir pour celui qui les regarde, comme elles le sont pour moi lorsque je les crée”. Pionnier de l’art minimal, l’artiste est décédé le 24 janvier 2024 à l’âge de 88 ans. En 1988, il avait été accusé puis acquitté du meurtre de son épouse, l’artiste Ana Mendieta, décédée le 8 septembre 1985 d’une chute depuis le 34e étage de l’immeuble où résidait le couple à New York.

Une œuvre à la beauté épurée

L’artiste au Dia: Beacon à New York en 2015 © Bill Jacobson studio

Depuis le milieu des années 1960, Carl Andre avait développé une œuvre à la beauté épurée, qui n’a jamais cessé de se développer et de s’intensifier, tout en restant fidèle à des principes définis dès le temps des premières sculptures : il ne sera jamais question de figuration, mais simplement de forme, de matière et d’espace. Après ses études à la Phillips Academy d’Andover, près de Boston, Carl Andre a débuté par la peinture dans les années 1952-1953, à l’époque où l’expressionnisme abstrait (Jackson Pollock, Willem de Kooning…) régnait en maître aux États-Unis.

“Supprime le langage en toi.”

En 1954, lors d’un voyage en Europe, il avait découvert les œuvres de Constantin Brancusi (1876-1957) et s’était émerveillé devant la pureté minérale et l’ordonnancement parfait des mégalithes du site de Stonehenge. Arrivé à New York trois ans plus tard, Carl Andre avait partagé un temps l’atelier de Frank Stella. En 1958, alors en pleine réalisation de ses Black Paintings aux lignes labyrinthiques, ce dernier avait prodigué à son camarade le conseil suivant : “N’imite pas mon travail. Supprime le langage en toi, et travaille directement avec le matériau concret tel qu’il se présente dans la réalité”. Il n’en n’avait pas fallu plus à Carl Andre pour ranger ses pinceaux et décider de se consacrer à l’art en trois dimensions, tout en composant en parallèle une série de poèmes, à partir d’associations de mots qu’il choisit tant pour leur sens et leur pouvoir d’évocation que pour leur beauté visuelle et leur sonorité.

Il a procédé de la même manière en sculpture. Dès la fin des années 1950, les œuvres de Carl Andre résultaient en effet, elles aussi, d’assemblages d’éléments indépendants, qu’il sélectionnait pour leurs formes géométriques simples et leur matière brute ou industrielle (le bois, la pierre, la brique, le métal). En 1959, l’artiste avait produit sa toute première série, Pyramid, hommage non dissimulé à la Colonne sans fin de Constantin Brancusi. Pour des raisons financières, il avait ensuite travaillé durant cinq ans en tant que mécanicien et conducteur pour la Compagnie des chemins de fer de Pennsylvanie, dans le New Jersey.

Vers une sculpture horizontale

C’est au milieu des années 1960 que l’artiste avait pris son envol. Sa première exposition personnelle a eu lieu en 1965, à la galerie Tibor de Nagy, à New York, un an avant la manifestation fondatrice de ce que l’on appellera l’art minimal, ou le minimalisme. Organisée au Jewish Museum de New York, Primary Structures : Younger American and British Sculptors réunit pour la première fois Donald Judd, Dan Flavin et Carl Andre, qui est alors le seul à proposer une œuvre sculpturale plane, un alignement d’une centaine de briques posées sur le sol.

Certes, Carl Andre a été l’un des pionniers du minimalisme. Mais il détestait les étiquettes. “Les mots en “isme”, c’est de la connerie. La seule chose qui compte, c’est l’art”, affirmait-il, en expliquant que le minimalisme était d’abord, à ses yeux, un état d’esprit. Pour créer, il avait besoin de faire le vide, de se libérer de ce qu’il savait de l’art et de la sculpture, afin de proposer quelque chose de nouveau. Très vite, il a révolutionné  la sculpture en abandonnant la verticalité, celle de la grande statuaire et des bustes classiques, pour développer un travail qui se déploie principalement à l’horizontale, au gré d’installations au sol qui font corps avec l’espace. L’inspiration d’une sculpture naissait d’ailleurs, le plus souvent, de l’endroit où elle devait être installée.

3 œuvres phares 

      • Vues de poèmes (1958-2010, installation),
      • Lament for the children (1976, installation),
      • Margit endormie (1989, technique mixte, dimensions variables)

Carl Andre n’avait pas d’atelier, ou plutôt, il en avait des milliers. “Je ne réalise pas de dessins, pas d’esquisses préparatoires, pas de maquettes. J’ai simplement des matériaux, un espace, et la chance de pouvoir travailler”, résumait l’artiste. Chacune de ses créations résulte d’un assemblage de modules, qu’il qualifiait d’éléments ou de particules. Si l’œuvre finale est souvent monumentale, elle est toujours composée d’unités de taille modeste. Pour que l’artiste puisse les porter, les déplacer et les agencer à sa guise, sans avoir à mobiliser une armée d’assistants.

Un nouveau rapport à l’œuvre

Carl Andre s’est imposé comme un maître de l’épure qui juxtaposait, empilait, construisait, plus qu’il ne sculptait. “Les origines de mon travail se situent dans le savoir-faire de la classe ouvrière : pose de briques, carrelage et maçonnerie. Ce n’est pas l’aspect visuel des briques que j’aime dans ma sculpture, c’est le fait de pouvoir les placer, de créer en tant qu’individu une œuvre de taille relativement conséquente, en manipulant moi-même les briques”, confiait-il en 2015, à l’occasion de l’exposition Icônes américaines, organisée au Grand Palais, à Paris.

Carl Andre avec sa grande barbe des années 1970 © Keystone

Si le principe de l’installation est répandu dans l’art contemporain, il n’en était pas de même dans les années 1960. Au même titre que Donald Judd (ses Stacks constitués d’éléments alignés verticalement, accrochés au mur), Carl Andre a bouleversé l’idée que l’on se faisait du statut de l’œuvre d’art, en s’effaçant derrière elle, en ne transformant pas la matière. En la désacralisant aussi. Si l’œuvre est minimaliste, le geste de l’artiste l’est tout autant. La nature même de son travail in situ instaure un nouveau rapport avec le spectateur, qui découvre ses pièces en se déplaçant, en les traversant, en marchant dessus (Zinc-Lead Plain ou encore 144 Tin Squares, créée à New York en 1975 et faite de carrés d’étain).

Habiter l’espace

La question de l’espace est centrale. Celui de l’œuvre, mais aussi celui qu’elle occupe. D’où le titre de la rétrospective organisée en 2016 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, La sculpture comme lieu. L’artiste jouait avec les volumes, les proportions, la géométrie, la symétrie, les perspectives, les rythmes, selon un principe de série, de répétition, de variations (les Équivalents, un ensemble d’œuvres comprenant toutes le même nombre de briques, mais assemblées différemment). Épurées, silencieuses, ses pièces ne relèvent ni du décor, ni de l’architecture.

Il s’agissait pour Carl Andre de trouver l’équilibre parfait, pour que chaque œuvre habite l’espace, qu’elle y affirme sa présence sans le contredire, ni le saturer. C’est dans cet esprit qu’avait été conçue cette exposition (la première depuis celle du musée Cantini, à Marseille, en 1997), qui réunissait aux côtés de poèmes, de photographies et d’objets, une quarantaine de pièces emblématiques, de toutes époques. “La sélection a été en partie dictée par la disponibilité des pièces… Un collectionneur, par exemple, a refusé de nous prêter une petite œuvre en métal. Je lui avais demandé, et il m’a répondu qu’il ne pouvait pas, car son chat dormait dessus chaque nuit. J’ai trouvé cela magnifique ! “, avait déclaré l’artiste.

Guillaume MOREL


[I-AC.EU] Carl Andre est l’un des principaux représentants de l’art minimal américain. Après ses études d’art à la Phillips Academy à Anhover, il voyage en Europe. En 1957, il s’installe à New York où il travaille dans une maison d’éditions et partage un atelier avec Frank Stella. Influencé par Brancusi et la peinture de Stella, il commence à s’orienter vers la sculpture. En 1965, il réalise sa première exposition personnelle à la Galerie Tibor de Nagy à New York et, en 1970, une autre au Musée Guggenheim de New York. À partir des années 1970, ses œuvres sont exposées dans les musées du monde entier, entre autres, en 1987 au Stedelijk Van Abbemuseum à Eindhoven, en 1996 au Museum of Modern Art à Oxford et en 2005 à la Kunsthalle de Bâle. De 2014 à 2017, une exposition rétrospective Carl Andre: Sculpture as Place, 1958-2010 lui est dédiée et est présentée au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía (Madrid), à la Nationalgalerie im Hamburger Bahnhof (Berlin), et au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (Paris).

Né dans un milieu de bâtisseurs (son père était menuisier dans un chantier naval), il en garde une prédisposition et un goût pour l’élémentaire, le matériau, confirmés plus tard par ses amitiés artistiques : la proximité de Frank Stella lui apporte une sorte d’exemple moral et formel. Fidélité au matériau, rigueur de l’élaboration, refus de tout symbolisme, nécessité de l’acte créateur éliminant ce qui ne le sert pas strictement sont toujours prioritaires dans ses recherches. Dans un laps de temps très court, Carl Andre aborde les problèmes fondamentaux de la sculpture : rapport au sol, taille directe, signes distinctifs du savoir-faire classique. Considérant que le bois est finalement bien plus intéressant avant d’être découpé, il opte définitivement pour la non-intervention sur le matériau, quel qu’il soit, et l’utilise tel que peut le livrer l’industrie (briques, billots de bois, blocs de béton synthétiques standard, plaques de métal, etc.).

Un axiome essentiel est au fondement de toute l’œuvre de Carl Andre : forme = structure = lieu. Toute réalisation est un objet en relation avec son environnement. Il ne peut donc y avoir de signification, pas d’évocation, pas de savoir-faire de l’artiste. L’œuvre est le signe qui rend présente l’idée, mais la visualisation de l’idée doit être la plus élémentaire possible, afin que l’image (ce qui est vu) fasse le moins appel à l’imaginaire, évite au maximum de solliciter les affects. Ramené ainsi au minimum, c’est davantage le signe d’un volume que le volume lui-même qui prime. Ainsi, de minces plaques posées au sol permettent une appréhension différente de l’objet : on ne tourne plus autour, on marche dessus… L’œuvre échappe alors de manière salutaire à l’immortalité traditionnelle de l’œuvre d’art : comme tout objet, elle peut et doit s’user.

Le refus du façonnage et de ce que Carl Andre appelle ‘l’art d’association‘ le différencie singulièrement des autres artistes minimalistes. Il résulte d’un souci d’évidence et d’un goût pour le contact direct préférés à tout autre considération, formelle, symbolique ou psychologique.

L’art d’association fait que l’image est associée avec d’autres choses que ce que l’œuvre d’art est par elle-même. L’art d’isolation a sa propre localisation sur un minimum d’associations avec des choses autres que l’œuvre elle-même. L’idée est l’exact opposé de l’art d’association. J’essaie de réduire dans mon travail la fonction de production d’image au degré le plus faible…

Carl Andre


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | sources : Connaissance des arts ; IAC | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © nytimes.com ; © Keystone.


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KABAKOV, Ilya (1933-2023)

Temps de lecture : 3 minutes >

Avant de devenir l’artiste international vivant et travaillant à Long Island, dans l’État de New York aux États-Unis, Ilya Kabakov, né le 30 septembre 1933 à Dniepropetrovsk, en Ukraine, mort ce 27 mai, fut dans les années 1950 un artiste soviétique reconnu pour ses dessins et ses illustrations de livres. Il recevait alors de nombreuses commandes officielles de peinture tout en concevant ce qu’il appelait ses « dessins pour moi-même », beaucoup moins dans la ligne du Parti communiste – des ébauches qu’il ne montrera que dans les années 1970.

Deux œuvres cohabitent donc alors : l’une officielle et l’autre plus proche d’une critique sociale de la société soviétique. Cette dualité, loin d’être anecdotique, fonde l’œuvre de Kabakov. Elle le mène peu à peu à introduire ses dessins et ses peintures dans des installations. L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement (1985) le fera connaître en Occident. Composée de deux pièces, une entrée et une chambre aux murs couverts de dessins et d’affiches, elle montre à la fois la critique de la société soviétique (la chambre miteuse), le désir de s’en échapper (l’évasion), la vacuité de ce désir (le plafond est troué par l’expulsion de l’homme grâce à une sorte de balançoire à élastiques) et le ridicule de la situation. Mais Kabakov ne fuit l’URSS qu’en 1987, en Europe puis aux États-Unis où il s’installe en 1992.

En France, beaucoup se souviennent de C’est ici que nous vivons, sa gigantesque installation dans le forum du Centre Pompidou à Paris en 1995. L’artiste y recomposait le chantier abandonné de la Cité du futur, métaphore du régime communiste, d’un idéal révolutionnaire trahi et de la grandeur de ce qu’il appelait « les petits hommes », de leur désillusion, de leur misère, de leur tristesse. Jamais peut-être une installation de Kabakov, qui signera ensuite ses œuvres avec son épouse Emilia, n’a exprimé à ce point, avec autant de justesse, de tact et de sensibilité, la dignité de tous les petits hommes meurtris et humiliés de par le monde.

d’après TELERAMA.FR


L’artiste russe Ilya Iossifovich Kabakov est décédé le 27 mai 2023 à l’âge de 89 ans. Pionnier de l’art conceptuel, il créait avec son épouse Emilia des installations immersives où l’absurde servait à dénoncer le totalitarisme.

“Arpenteur méticuleux des espaces mentaux soviétiques”, selon le critique d’art Robert Storr, Ilya Iossifovich Kabakov est décédé le 27 mai 2023 à l’âge de 89 ans. Figure majeure de l’art conceptuel russe, créateurs d’ “installations totales” où l’absurde fait sens, il s’était fait le narrateur acerbe des errances de l’idéologie soviétique et de ses utopies. Dans un message diffusé le jour même sur ses réseaux sociaux, la Fondation Ilya et Emilia Kabakov invite ceux qui souhaiteraient lui rendre hommage à privilégier aux fleurs un don au profit du Navire de la Tolérance, une œuvre créée par l’artiste et son épouse pour promouvoir la paix et la tolérance entre les peuples.

Témoigner de la réalité du soviétisme

Né de parents juifs en 1933 à Dniepropetrovsk (aujourd’hui Dnipro) en Union Soviétique, évacué à Samarcande en Ouzbékistan durant la Seconde guerre mondiale, il avait commencé sa carrière à Moscou en tant qu’illustrateur de livres pour enfants, avant de se tourner vers l’art conceptuel et les mouvements non-conformistes pour témoigner de la réalité du soviétisme.

Auteur d’Albums à partir de 1970 où il consigne l’absurde de la vie ordinaire avec une ironie douce-amère, cet artiste prolifique créera au début des années 1980 des installations qui sont autant de métaphores de l’Union soviétique. Témoin L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement de 1985 (récemment présentée au Centre Pompidou-Metz) qui le fera connaître en Occident, hommage discret à l’utopie russe de conquête de l’espace qui montre par contraste le cadre étouffant de la vie quotidienne, l’appartement communautaire et la misère confrontée aux promesses grandiloquentes de la propagande officielle.

Un créateur d’univers

Émigré aux États-Unis à la fin des années 1980, il travaillait depuis en collaboration avec son épouse Emilia. Le public français a notamment découvert l’art d’Ilya Kabakov en 2014 lors de la 6e édition de Monumenta au Grand Palais à Paris où il présentait L’étrange cité, une installation monumentale qui invitait le public à se perdre dans le dédale d’une ville utopique. Le Centre Pompidou, qui abrite une quarantaine d’œuvre de l’artiste et a présenté son installation C’est ici que nous vivons en 1995, lui dédiera une exposition en 2024. “Avec Ilya Kabakov, disparaît l’ère des artistes capables de créer non seulement des œuvres, mais des univers artistiques, des mondes enracinés dans le passé, ancrés dans le présent et ouverts sur le futur”, a confié Olga Sviblova, directrice du Musée Multimedia Art de Moscou, au Figaro.

d’après CONNAISSANCEDESARTS.COM


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Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

ELIASSON, Olafur (né en 1967)

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“Pour les Danois, je suis islandais. Pour les Islandais, je ne le suis pas tout à fait” (Olafur Eliasson). L’artiste dano-islandais Olafur Eliasson, naît en 1967 à Copenhague.

Olafur Eliasson part du principe qu’il existe une contradiction entre l’expérience et la connaissance que l’on a du visible, ce qui le pousse à explorer, à travers les frontières de la perception humaine, les relations entre nature, architecture et technologie.

En combinant science et technologie avec la production artificielle de phénomènes naturels (lave, brouillard…), Olafur Eliasson plonge le spectateur dans une expérience aussi bien psychologique que physiologique qui lui permet de questionner le familier, le banal et les différences entre nature et culture.

Les œuvres d’Olafur Eliasson ont fait l’objet de nombreuses expositions individuelles dans les musées et galeries du monde entier, parmi lesquelles l’installation Weather Project, exposée avec succès en 2003 dans le cadre des Unilever Series à la Tate Modern de Londres. Ses travaux sont présents dans plusieurs collections publiques ou privées, notamment au Musée Solomon R Guggenheim de New York, au Musée d’Art Contemporain de Los Angeles, à la Fondation Deste d’Athènes et à la Tate Modern. Olafur Eliasson représente le Danemark à la Biennale de Venise en 2003.

Je suis né à Copenhague de parents islandais, mariés à 18 ans, divorcés à 22 ans. J’ai donc passé très vite mes vacances en Islande chez mes grands-parents, près de Reykjavík, dans un port tout au fond d’un fjord. Ma famille vient d’une lignée de pêcheurs, comme 99 % des Islandais. Nous étions une bande de gosses à jouer avec la marée qui monte sans prévenir, d’un coup, dans les fjords, à récupérer dans la mer les balles du club de golf voisin, puis à les lancer à toute force sur les carcasses de voitures dans la casse en contrebas. Cela faisait de la musique ! Rien de romantique, mais la liberté des sens en éveil.

d’après MOREEUW.COM


“Spherical Space” (2015) © blog.artsper.com

Olafur Eliasson est un artiste et architecte contemporain danois dont la pratique englobe sculpture, installation participative, peinture, photographie, vidéo… Artiste conceptuel pluridisciplinaire, Olafur Eliasson développe un travail explorant la formation de la subjectivité (perceptions, expériences vécues, sens du soi…). Depuis ses débuts, la lumière et les phénomènes chromatiques (avec leurs multiples ramifications perceptuelles et conceptuelles) jouent un rôle nodal dans son œuvre. Jusque dans la manière dont la lumière et les phénomènes visuels modèlent le rapport à l’espace, au contexte, à la façon d’habiter. En 2016, Olafur Eliasson aura été invité à exposer à Versailles, dans le château du Roi-Soleil. Un lieu parfait pour son œuvre, compte tenu de la galerie des Glaces, notamment. Il y expose alors de multiples pièces miroitantes (Your sense of unity, Deep Mirror…). (…)

Olafur Eliasson : des installations et sculptures explorant la perception et l’impact de la lumière, des couleurs

Olafur Eliasson a grandi entre le Danemark et l’Islande (dont sont alors originaires ses parents). Il a étudié à l’Académie Royale des Beaux-Arts du Danemark (1989-1995). Après son diplôme, il s’installe à Berlin et crée le Studio Olafur Eliasson. Atelier-entreprise, celui-ci rassemble, deux décennies plus tard, près d’une centaine d’artisans, architectes, techniciens spécialisés, archivistes, administrateurs, développeurs, historiens d’art, cuisiniers… Ses premières œuvres, conceptuelles, recourent à de multiples dispositifs optiques. Projection lumineuse (Window Projection, 1991) ; miroir et bougie allumée (I grew up in solitude and silence, 1992) ; lentilles optiques (Untitled (Looking for love), 1993) ; phénomènes de prisme (Beauty, 1994)… Soient des thèmes et phénomènes qu’il ne cesse de reprendre et d’approfondir au fil de ses œuvres. En accentuant les phénomènes, les complexifiant, les incluant dans des mécanismes et installations de plus en plus élaborés. À l’instar de l’installation Care and power sphere (2016), présentant de multiples facettes en verre dichroïque.

La lumière productrice d’intersubjectivités : architecture, urbanisme et compagnie d’électricité

Marqué par la dynamique lumineuse singulière des nuits (et jours) polaires, le travail d’Olafur Eliasson explore l’influence que la lumière (et les couleurs) peut avoir sur la perception de soi et de l’environnement. La lumière et les couleurs étant ici traitées tour à tour comme des phénomènes objectifs et subjectifs. Ou comme des phénomènes créant de l’intersubjectivité. Telles ses œuvres Rainbow assembly (2016), Visual mediation (2017), Midnight sun(2017)… Exposé dans le monde entier, Olafur Eliasson a également participé à la Biennale de Venise, d’art et d’architecture (2003, 2006, 2010, 2012, 2017…). En 2012, avec l’ingénieur Frederik Ottesen il fonde la société Little Sun. Une structure qui produit et vend une lampe solaire, tout en fournissant de l’électricité à prix abordables. En 2014, avec l’architecte Sebastian Behmann il fonde le Studio Other Space, à Berlin. Soit une agence se consacrant à des projets architecturaux et urbains expérimentaux.

d’après PARIS-ART.COM


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SHAWKY, Wael (né en 1971)

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Wael Shawky vit et travaille à Alexandrie. Utilisant divers média tels que la vidéo, le dessin, la photographie et la performance, il questionne et analyse la narration et les histoires vraies ou imaginées du monde arabe. Ses reconstructions à plusieurs niveaux engagent le spectateur à questionner les vérités, mythes et stéréotypes.

Né à Alexandrie en 1971, Wael Shawky étudie les beaux-arts à l’Université d’Alexandrie et finit sa formation à l’Université de Pennsylvanie où il obtient en 2000 son diplôme de M.F.A. Débuté en 2010, son projet en cours, Cabaret Crusades, est une série de trois films animés de dessins, objets et marionnettes basée sur le livre Les croisades vues par les Arabes de Amin Maalouf. Analysant des écrits, ce projet s’appuie sur une grande diversité de sources historiques pour représenter et traduire l’histoire des Croisades sous un éclairage différent. Les deux premières parties de la trilogie ont été présentées à la dOCUMENTA (13) en 2012 tandis que la troisième partie a été montrée au MoMA PS1 et à Art Basel 2015.

Son travail a été présenté dans d’importantes expositions internationales telles que Re:emerge, Sharjah Biennial (2013); Here, Elsewhere, Marseille-Provence 2013 Capitale européenne de la culture (2013); 9th Gwangju Biennial, South Corea (2012); 12th International Istanbul Biennial (2011); SITE Santa Fe Biennial (2008); Urban Realities: Focus Istanbul, Martin-Gropius-Bau, Berlin (2005); 50th Venice Biennial (2003). Des expositions monographiques lui ont été consacrées, parmi les plus récentes : MoMA PS1, New York (2015), Mathaf, Doha (2015), K20, Düsseldorf (2014), Serpentine Gallery, London (2013), KW Berlin (2012) et Nottingham Contemporary (2011), Walker Art Gallery, Minneapolis (2011), The Delfina Foundation (2011), Sfeir-Semler Gallery, Beirut (2010/11), Cittadellarte-Fondazione Pistoletto, Biella, Italy (2010), Townhouse, Cairo (2005, 2003). Wael Shawky a fondé MASS Alexandria, un programme de studio pour jeunes artistes.

d’après FESTIVALDEMARSEILLE.COM


© Wael Shawky / M Leuven / Ph. Vienne

Est-ce une citadelle, un mausolée, une sculpture ? L’impressionnante et mystérieuse installation que Wael Shawky a réalisée in situ pour son exposition au musée M de Louvain intrigue parce qu’elle défie les sens et l’espace. Dans cette pièce aux murs roses se détache une construction d’épaisses murailles couvertes de graphite noir scintillant qui se prolongent par des tissus tendus rappelant la tente berbère. Cette sculpture monumentale fait partie de la série polymorphe The Gulf Project Camp, où l’artiste égyptien, né à Alexandrie et qui a grandi à La Mecque, s’intéresse à l’histoire de la péninsule arabique et à la transition d’une société nomade née dans le désert vers une société qui a basculé dans la modernité et la sédentarité avec la découverte et l’exploitation de l’or noir.

L’imaginaire et la fiction se mêlent à l’histoire

Avec son projet Cabaret Crusades, Wael Shawky raconte les croisades sous une autre perspective, celle des populations arabes. Cela prend la forme d’une série de trois films d’animation en stop motion, dont le troisième volet constitue le cœur de l’exposition. Pour raconter cette fresque épique, l’artiste anime des marionnettes. “Il n’y a aucune tradition de marionnettes dans les pays arabes, j’aurais bien aimé, mais je n’en ai pas trouvé. Les marionnettes nous renvoient à l’idée de manipulation inhérente au récit historique. En fait, je ne crois pas à l’histoire, c’est pour cela que je ne fais pas de documentaires.”

La quatrième croisade, qui donne le contexte au film, est partie de Venise en 1202, ce qui a donné à l’artiste l’idée de travailler avec des marionnettes en verre de Murano. “Je voulais éviter de donner aux personnages un côté kitsch ou “cheap”, et je me suis inspiré d’une tradition différente, celle des masques africains du Metropolitan Museum. J’aime aussi beaucoup le verre parce que cela renvoie à l’idée de fragilité. En préparant ce film, je me suis souvenu de “L’évangile selon Jésus-Christ”, de José Saramago, que j’avais lu pendant ma jeunesse. Dans le roman, Jésus s’adresse à Dieu pour lui demander pourquoi il a fait les hommes si fragiles. On peut accomplir des choses fantastiques, mais on peut aussi se briser en un instant.”

A côté de ses merveilleuses marionnettes, l’artiste poursuit sa réflexion sur l’univers des Croisades, sur les migrations et la transformation des sociétés, dans une série d’aquarelles et de bas-reliefs en bois. Entre les Contes des Mille et Une Nuits et l’heroic fantasy, l’imaginaire et la fiction se mêlent à l’histoire. Des créatures gigantesques au cou couvert d’écailles s’embrassent par-dessus les remparts, où s’affrontent des nuées de combattants en armes. Et des princesses racontent des histoires à des dragons très attentifs.

Complexe et immédiat

Retour à notre présent avec The Cave, une performance filmée où l’artiste arpente les allées d’un supermarché à Amsterdam en récitant à voix haute devant des clients indifférents ou légèrement ébahis une sourate du Coran. Dans ce texte, plusieurs hommes échappent à un tyran en se réfugiant dans une grotte où ils dorment pendant 309 ans en attendant l’arrivée d’un meilleur souverain.

Pour Shawky, cette pause à travers le temps est une forme de migration. L’exposition s’achève dans la dernière salle sous les combles, où l’artiste a réalisé une autre œuvre in situ. Inspirée par la vue des toits de Louvain que l’on peut admirer par-delà la baie vitrée, il a créé un paysage imaginaire et futuriste fait de volumes abstraits couverts d’une matière asphaltée.

Complexe et immédiat, le travail de Wael Shawky est aussi politique dans son regard sur l’histoire et sur le présent. L’artiste, qui partage sa vie entre Philadelphie et Alexandrie, où il a ouvert une école d’art, refuse d’exposer dans son pays depuis la révolution de la place Tahrir en 2011. “Si en tant qu’artiste, vous n’avez pas clairement le droit de contester le régime, vous cherchez un langage où tout peut être dit mais de manière plus subtile et détournée.”

d’après MU-INTHECITY.COM


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Plus de presse…

NIMMALAIKAEW, Uttaporn (né en 1980)

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Uttaporn Nimmalaikaew est né à Bangkok en 1980. Il a obtenu son M.F.A. Painting au King Mongkut’s Institute of Technology (2004) et son M.F.A. Painting à la Silapakorn University (2006). Il est actuellement “Art Instructor of Painting” à la Faculté d’Architecture du King Mongkut’s Institute of Technology. Il vit et travaille à Bangkok.

Uttaporn Nimmalaikaew peint des portraits sur plusieurs couches de filets fins ou sur du tulle, produisant un effet 3D. “Il faut voir ses œuvres comme des strates, des strates de peinture, assemblées les unes aux autres en feuilletage. Comme des calques que l’on superpose avec différentes couches d’informations disposées sur chacun d’eux.” Ses sujets semblent assis sur des chaises ou étendus sur des lits. Ils se métamorphosent et changent de forme en fonction de la distance et de l’emplacement du spectateur et la technique picturale se dévoile.

Les peintures de Uttaporn Nimmalaikaew ressemblent ainsi à des hologrammes chatoyants. Il a découvert cette technique alors qu’il étudiait à l’Université de Silpakorn à Bangkok après qu’une goutte de peinture se soit égarée sur une moustiquaire dans son atelier. Il a alors commencé à explorer une nouvelle façon de peindre sur ce matériau. Pour chaque pièce, l’artiste commence par un dessin numérique qu’il imprime ensuite en taille réelle pour déterminer la forme et la texture du sujet. Il commence alors à peindre par strates avec de la peinture à l’huile dans un style qu’il appelle “style tulle-peinture“.

© nimmalaikaew.com

Un visage pensif, mélancolique est au centre de chaque œuvre. Les sujets translucides apparaissent éthérés et fantomatiques sur ces minces écrans de tissu. Ceux-ci sont souvent sa famille, il voit en effet son travail comme une façon de préserver leur esprit dans le temps. “L’une des caractéristiques de mon travail”, déclare Uttaporn Nimmalaikaew, “est que cela change l’expérience du spectateur. L’œuvre d’art comme illusion trompe la perception. De devant, le spectateur verra le travail au milieu de l’espace vide. Je dessine des formes humaines sur un tissu blanc clairsemé avec de la peinture à l’huile de couleur. Les détails sont différents en raison du volume, de la couleur, de la lumière et de la couche de tissu. Au fil du temps, j’ai appris queue le tulle exige une autre façon de créer de la lumière et de l’ombre réalistes. La couche supérieure donne des détails pour l’illusion d’optique. Ensuite, chaque couche se combine avec les autres pour donner de la profondeur dans l’image.”

[Avec] “Dimension of Hope”, [on a pu] découvrir la nouvelle technique de l’artiste qui consiste à encadrer ses œuvres de techniques mixtes dans un cadre en acrylique transparent, ce qui rehausse l’apparence d’apesanteur et “l’incorporeality” des portraits de l’artiste. La pratique de Uttaporn Nimmalaikaew est fondée sur la philosophie bouddhiste et dans “Dimension of Hope “, il continue d’explorer ces thèmes, en particulier le “dukkha”, un terme central du bouddhisme le plus couramment utilisé pour décrire la souffrance ou le mécontentement dans la vie ordinaire.

© nimmalaikaew.com

Ces nouvelles œuvres plongent dans les angoisses et les incertitudes de la vie contemporaine, provoquées par d’importants changements politiques et sociaux dans le monde. Ces portraits dépeignent des membres de sa famille à différents stades de la vie. Il y a une qualité méditative dans ces œuvres, un sens de compréhension et d’acceptation des angoisses de la vie alors que l’artiste tisse son fil à travers les couches délicates. Uttaporn Nimmalaikaew présente aussi des scènes de pause et de contemplation, une façon de considérer comme l’artiste le  fait.

d’après CREATIONCONTEMPORAINE-ASIE.COM


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NAVARRO, Iván (né en 1972)

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11 septembre 1973. Le Chili bascule dans la dictature suite au coup d’État d’Augusto Pinochet, anéantissant l’utopie socialiste portée par Salvador Allende. L’oppression s’impose comme nouvelle règle et certains continuent de croire en la liberté devenue chimère. Les opposants sont emprisonnés, torturés, éliminés. Iván Navarro, né en 1972 à Santiago, a grandi durant cette période douloureuse, aux côtés de parents artistes pro Allende – son père, qui dessinait des caricatures humoristiques pour des journaux politiques, a tout stoppé du jour au lendemain. À partir de ce contexte historique Iván Navarro a construit un vocabulaire plastique qui innerve toute sa création. Derrière chaque œuvre, on peut déceler des références à l’histoire récente du Chili, mais aussi à la musique underground, espace d’évasion et de résistance. “L’art est un moyen de subvertir la réalité, ce qui peut vous conduire à l’évasion, à la confrontation ou aux deux à la fois” précise-t-il. D’où ses échelles, qui traduisent la fuite mais aussi l’élévation sociale ou spirituelle et ses “trous”, des illusions d’espaces abyssaux et hypnotiques créés simplement à partir de miroirs et de néons. L’artiste se joue de notre perception pour créer un territoire fictif avec ces percés dans les murs et les sols où se répète souvent à l’infini un mot – Clamor, Bomb, Exodo, Strike… –, toujours en lien avec des questions d’identité et de résistance.

Si Iván Navarro reconnaît l’influence de Dan Flavin ou de Keith Sonnier dans son choix du néon comme matériau principal – il crée déjà des œuvres avec des ampoules les dernières années de ses études aux Beaux-Arts à Santiago, avant de s’installer à New York en 1997 –, l’artiste injecte une dimension politique absente du propos des Minimalistes américains. Navarro qualifie d’ailleurs certaines de ses œuvres de “sculptures sociales”. Derrière la lumière séduisante des néons aux couleurs pop, l’électricité renvoie aux blackouts quotidiens – synonymes de contrôle des populations – à la torture, à la peine de mort. Mais elle évoque aussi le progrès qui a transformé nos sociétés au début du XXe siècle. Pour souligner cette dualité, il crée en 2009 une chaise hybride en néons blancs qui suggère à fois la chaise électrique et l’iconique fauteuil rouge et bleue de Gerrit Rietveld de 1918, icône de la modernité. Tractée par un vélo, elle est éclairée uniquement grâce à la force humaine. Et porte un titre édifiant : Resistance. Si au Centquatre-Paris le vélo est immobile, l’installation a été conçue à l’origine pour circuler en ville. Tout comme Homeless Lamp, the Juice Sucker (2004), un caddie lumineux alimenté par électricité publique, dont la forme rappelle les chariots poussés par les sans-abri aux abords des métropoles.

Ivan Navarro, “Constellations”, 2019 © artnet.fr

L’histoire personnelle d’Iván Navarro l’a sensibilisé aux enjeux sociaux et démocratiques, à la mémoire collective, au déracinement… Depuis peu, c’est une réflexion plus existentielle et métaphysique qu’il initie avec sa série sur les constellations. “Lueur d’orientation des mages au cœur du désert ou réutilisées comme emblème de fierté des drapeaux nationaux, les étoiles guident et accompagnent les hommes dans leurs questionnements depuis la nuit des temps” écrit l’artiste. Il doit cette recherche tout particulièrement au documentaire de Patricio Guzmán, Nostalgie de la lumière (2010), qui suit à la fois des astronomes qui ont trouvé dans le désert d’Atacama un poste d’observation du ciel idéal, vierge de toute pollution lumineuse, et des femmes à la recherche du corps de leurs proches disparus, assassinés dans le camp de concentration de Chacabuco, dans ce même désert…

Au début de la pandémie en 2020, j’ai collecté des images de différentes nébuleuses, prises pour la plupart par les télescopes les plus puissants du monde. Ce sont des visions de l’espace où sont nées les étoiles. Les photos originales montrent des couleurs magnifiques qui sont des mélanges de gaz et de poussières dans l’univers. Je suis loin d’être le premier artiste à faire un lien ou une opposition entre l’immense et sublime abstraction de l’univers et la pulsion humaine pour le pouvoir et la domination, mais aussi pour sa survie.

De l’historique à l’universel, de l’oppression des hommes au vertige du cosmos, Iván Navarro donne une nouvelle dimension à son travail et prend du recul pour mieux relire l’histoire de l’humanité où se rejoue l’indéniable penchant pour le despotisme. Un “terrorisme politique”, selon l’artiste, toujours à l’œuvre.

d’après BEAUXARTS.COM


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FAITS DIVERS : Pourquoi Jens Haaning a-t-il fui avec les 70 000 euros qu’il devait exposer ?

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L’art contemporain n’a pas fini de faire couler de l’encre ! Dernier scandale en date : l’artiste danois Jens Haaning s’est vu prêter 70 000 euros en billets de banque par un musée pour reconstituer une ancienne installation… mais les a finalement gardés pour lui ! En échange, il a envoyé deux œuvres intitulées Take the Money and Run. Au-delà du scandale (et du fou rire nerveux), que comprendre de cet acte hors normes ?

D’abord, les faits. Situé tout au nord du Danemark, le Kunsten Museum of Modern Art d’Aalborg présente depuis le 24 septembre et jusqu’au 16 janvier une exposition collective intitulée Work it out. Celle-ci veut porter un regard critique sur “l’avenir du travail” dans le monde contemporain, et explique en préambule interroger les problématiques suivantes : “auto-optimisation, préparation au changement, stress, efficacité, bureaucratie et digitalisation accrue”, ultra-courantes dans les entreprises. Dans cette idée, présenter le travail de Jens Haaning (né en 1965) apparaît tout à fait sensé, l’artiste ayant produit en 2010 une œuvre représentant un an de salaire au Danemark – soit l’équivalent de 70 000 euros en billets, An Average Danish Year Income, réunissant initialement 278 billets de 1000 couronnes et un billet de 500 affichés côte à côte.

Le message de l’œuvre ne saurait être plus clair : un an de salaire moyen s’embrasse en un seul coup d’œil. Pire, les plus fortunés peuvent l’acquérir en quelques secondes. L’œuvre est à la fois cynique et politique – quel sens accorder à une année passée à trimer, ici résumée par ces quelques véritables billets de banque ? Le vertige visuel est écœurant. Jens Haaning est coutumier du fait : il aime à chatouiller les consciences et s’intéresse de près à la situation des immigrés, des marginaux. Pour ce faire, il n’hésite pas à créer des œuvres extrêmement troublantes, faites de vrais morceaux de réel. Comme l’explique sur son site l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, qui lui a consacré une exposition en 2007 : “La violence que sous-tendent ses œuvres est à la mesure des rapports de pouvoir et de la violence de l’espace social qu’il tient à mettre en évidence.” Ainsi, il utilise des billets de banque aussi bien que des armes : en 1993, il crée l’installation Sawn-off à partir d’une carabine et de munitions, placées dans un sac en plastique dans l’espace d’exposition.

Les deux œuvres qui ont remplacé la reconstitution d’An Average Danish Year Income sont des monochromes blancs, au titre humoristique emprunté au réalisateur Woody Allen : Take the Money and Run (Prends l’oseille et tire-toi). Et si le directeur du musée a déclaré, malgré la surprise (l’artiste ne l’a prévenu que deux jours avant l’ouverture !), qu’elles offrent “une approche humoristique et amènent à réfléchir sur la manière dont on valorise le travail“, il a promis de faire en sorte que Haaning rende les billets non utilisés. Ce dernier, dont la farce s’inscrit bel et bien dans une contestation radicale malgré le contrat passé avec le musée, a expliqué son geste : “Nous avons aussi la responsabilité de remettre en question les structures dont nous faisons partie (…). Si ces structures sont complètement déraisonnables, nous devons rompre avec elles.” Et de nous faire réfléchir sur l’emploi de 70 000 euros pour une seule œuvre d’art… Quand l’artiste est payé un peu moins de 1350 euros. (d’après BEAUXARTS.COM)


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KIM SOOJA (née en 1957)

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“Artiste nomade née en 1957 à Daegu, KIM SOOJA a fait du voyage le moteur de son travail artistique. Elle puise dans le terreau de ses origines coréennes afin d’engager une réflexion sur le thème universel et intemporel de l’exil. Depuis plus de 20 ans, elle conçoit au sens propre comme au figuré des bottaris, des grandes pièces de tissus traditionnelles et colorées confectionnées à partir de morceaux d’étoffes récupérés et cousus entre eux.

Objet familial ancré dans la culture coréenne, le bottari était utilisé à la manière de grand baluchon pour envelopper et transporter des effets personnels lors de voyage ou de déménagement. Kim Sooja s’en sert pour ses valeurs symboliques fortes et tisse une réflexion sur le voyage, le déracinement, la mémoire et la construction de soi. Au delà d’une œuvre à la sensibilité féminine et à l’esthétique coréenne, le travail de Kim Sooja vise un objectif universel, celui de comprendre l’esprit humain à notre époque moderne.

To breathe : Bottari

Pour la biennale de Venise en 2013, Kim Sooja investit avec poésie le Pavillon coréen, abordant l’architecture comme un immense bottari. Elle recouvre le sol de miroirs et plaque sur les larges baies vitrées un film translucide qui diffracte la lumière naturelle du soleil en un spectre chatoyant aux reflets infinis, inondant l’espace du pavillon de miroitements kaléidoscopiques. La densité de la lumière varie en fonction de la position du soleil et transforme l’installation en une expérience transcendantale. A travers cette installation, Kim Sooja invite le visiteur à plonger dans une sorte de sanctuaire physique et sensoriel, reflet de l’univers introspectif de l’artiste.

Bottari Truck-Migrateurs

Réalisée en 2007, la performance “Bottari Truck-Migrateurs” est une méditation sur le thème de l’immigration et du déracinement. Juchée sur une montagne de ballots de tissus à l’arrière d’un pick-up, Kim Sooja parcourt un itinéraire partant du musée MAC/VAL de Vitry-sur-Seine jusqu’à l’Église Saint-Bernard à Paris, lieu symbolique de la lutte des sans-papiers depuis l’expulsion brutale en 1996 de 300 clandestins qui s’y étaient réfugiés. Les baluchons qu’elle transporte sont confectionnés à partir de tissus, draps et vêtements récupérés auprès de l’association d’Emmaüs. Ils forment ainsi des patchworks chargés d’autant d’histoires anonymes et personnelles. La poignante beauté des photos tirées de sa performance trouve leur pleine mesure dans la gravité du sujet évoqué.” [lire la suite sur CAHIERDESEOUL.COM]

“Bottari with the Artist” (1994) © Ju Myung Duk.

Une tradition de l’artiste nomade

“Comme de nombreux artistes de ces dernières décennies, Kim Sooja est une artiste nomade qui fait de l’exil et du voyage le nœud de son travail. La figure de l’artiste nomade et arpenteur provient d’une longue tradition, voyageant vers les villes où l’art lui semblait le plus inspirant ou guidé par les mécènes, là où sa production avait la chance de s’y développer. Aujourd’hui ce déplacement perpétuel, au physique comme au figuré est devenu un lot commun, gagné par la mondialisation et la réduction du temps et de la distance. Il est même un “genre” en soi, comme on parle de film de genre. Beaucoup d’artistes sont des exilés “volontaires” mus par des raisons personnelles ou par la curiosité, plus encore sont les exilés politiques.

Le départ, l’arrivée et la traversée, partir mentalement et physiquement, de possibles lignes de fuites sont produites par nombre d’artistes et l’on pourra y croiser des vespas en marbre de Gabriel Orozco, des bateaux de Claudio Parmiggiani, des cailloux disséminés de Richard Long, des cartes de Mona Hatoum ou les marches de Francis Alÿs.

Le travail de Kim Sooja s’inscrit donc dans cette vaste famille des artistes géographiques dont le parcours personnel est scandé par les allers-retours. Très tôt, en 1985, dès la fin de ses études de peinture à l’Université Hong-IK (Séoul) et à l’atelier de Lithographie de l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris, Kim Sooja commence à exposer au niveau international. Parmi ses récentes expositions personnelles, on retiendra To Breathe – A mirror woman, au Musée Reina Sofia à Madrid en 2006 et Lotus : Zone of Zero, l’assemblage d’une monumentale rosace de lanterne de lotus avec la diffusion de chants grégoriens, islamiques et tibétains dans la Rotonde de la Galerie Ravenstein (Bruxelles, 2008).

Être et agir dans l’immobilité : un équilibre

La contemplation et l’immobilité comme corollaires du mouvement sont les temps et postures privilégiés par Kim Sooja. Cette attention met d’autant plus en relief les forces d’oppositions, les énergies réciproques de l’arrêt et de la mobilité, le cycle du repos et de l’activité, de la vie et de la mort. Ainsi la vidéo A homeless woman (2001) où l’artiste est filmée au Caire ou à Dehli, allongée au sol, est chargée d’une forte puissance, face à cette assemblée de passants masculins.

La série de vidéos A Needle Woman (1999-2001 et 2005) est considérée comme une œuvre emblématique, point de repère dans l’ensemble de ses actions-performances. Dans une dizaine de villes à travers le monde (Londres, Shangaï, Lagos, Mexico, Jérusalem…), Kim Sooja a adopté une même posture : droite et immobile dans la foule, ses cheveux rassemblés par une longe natte filant sur sa robe noire. Chaque scène est filmée au téléobjectif, en plan fixe et montre le contraste plus ou moins fort, plus ou moins violent, entre la pose de l’artiste, dos à la caméra et cette foule qui l’entoure, la contourne, ces individus qui l’évitent, l’oublient ou l’observent. A needle woman, “une femme aiguille” en français, néologisme pour un pas de côté vers cette autre activité que Kim Sooja met en scène : rassembler des tissus, voyager avec des ballotins, se glisser entre les mailles.

Accueillie en résidence en 2007 au MAC/VAL, elle réalise la performance Bottari Truck-Migrateurs, entre Vitry et Paris. Dans un premier temps, il s’agit pour l’artiste de récolter des draps, des vêtements provenant d’Emmaüs. Leur agencement coloré tisse ainsi un état des lieux de la diversité des communautés présentes sur le territoire. Chargée de ces vêtements rassemblés en balluchons, comme autant d’histoires et de corps en creux, l’artiste les transporte à l’Eglise Saint-Bernard à Paris, lieu aujourd’hui manifeste de la lutte des sans-papiers. De la place de la Bastille à celle de la République, c’est un trajet en pick-up le long des monuments historiques de Paris qui est filmé et qui constitue une trace de cette action.

Voyager sans bouger, se fondre dans la foule, agir par l’immobilité ou le transport de tissus devenus anonymes, ballottée de ci de là, autant d’états contradictoires et quotidiens de la condition humaine et du temps contemporain qui sont figurés inlassablement par Kim Sooja, artiste équilibriste. [d’après MACVAL.FR]


[INFOS QUALITE] statut : compilé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : artsy.net ; Ju Myung Duk.


Plus d’arts visuels…

SHIOTA Chiharu (née en 1972)

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© Philippe Vienne

Née à Osaka au Japon en 1972, Chiharu SHIOTA vit et travaille à Berlin depuis 1997. Ces dernières années, l’artiste a été exposée à travers le monde, notamment au New Museum of Jakarta, Indonésie, au SCAD Museum of Art, États-Unis, au K21 Kunstsammlung NRW, Düsseldorf, ou encore au Smithsonian, Washington DC. En 2018, elle expose au Musée de Kyoto et, en 2019, aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique ainsi qu’au Mori Art Museum de Tokyo.

Les installations spectaculaires de Chiharu Shiota transforment les espaces dans lesquels elles se déploient, et immergent le visiteur dans l’univers de l’artiste. Elles associent des matières textiles telles que la laine et le coton à différents éléments, formes sculptées ou objets usagés.

L’artiste combine performances, art corporel et installations dans un processus qui place en son centre le corps. Sa pratique artistique protéiforme explore les notions de temporalité, de mouvement, de mémoire et de rêve et requièrent l’implication à la fois mentale et corporelle du spectateur. La participation très remarquée de Chiharu Shiota à la Biennale de Venise, où elle représentait le Japon en 2015, a confirmé l’envergure internationale de son travail. (d’après FINE-ARTS-MUSEUM.BE)

© pen-online.com

Un piano brûlé dans un espace couvert d’innombrables fils. Un bateau flottant dans une mer de fils rouges qui semble jaillir. Le spectateur est attiré dans le monde des œuvres d’art comme s’il était enchevêtré dans l’immense mer de fils. L’œuvre de Chiharu Shiota projette une vision du monde bouleversante qui est proprement inoubliable. L’année dernière, plus de 660 000 personnes ont visité la rétrospective Chiharu Shiota: The Soul Trembles au musée d’art Mori, soit la deuxième plus grande fréquentation d’une exposition dans l’histoire du musée. De nombreux visiteurs se sont rendus à l’exposition plus d’une fois. Il y a donc quelque chose de très captivant dans son œuvre qui attire constamment ses admirateurs — mais de quoi s’agit-il ?

“Jusqu’à présent, c’est la première exposition qui a réussi à suivre le concept de la mort de si près”, a déclaré Shiota. Il s’agissait de la plus grande exposition individuelle de son œuvre jamais réalisée, la rétrospective retraçant ses activités artistiques sur 25 années. Le lendemain de l’événement, Shiota apprenait la nouvelle de la récidive de son cancer. L’exposition, qui a été préparée et réalisée alors qu’elle luttait contre sa maladie et faisait face à un avenir incertain, fut un tournant crucial pour elle.

“Tout était si systématique à l’hôpital, et mes sentiments et mon cœur semblaient avoir été mis de côté », a-t-elle révélé. « J’ai eu le sentiment que je ne pouvais pas m’entretenir sans continuer à réaliser des œuvres“, a-t-elle ajouté. “J’ai ainsi réalisé une œuvre d’art en utilisant mon sac de médicaments contre le cancer, ou encore j’orientais la caméra sur moi pendant que je perdais mes cheveux.” Ainsi, les œuvres de Shiota des années 1990 à 2000 semblent porter un parfum de mort. 
“Parce que j’essayais simplement de vivre, je faisais de mon mieux. Où irais-je si je venais à mourir… ? C’est de là que j’ai tiré le mot “âme” pour le titre de l’exposition”.

Lits rouillés, robes, vieilles clés, fenêtres, pianos silencieux… “l’existence dans l’absence”, qui met en évidence la mémoire des choses, a toujours été son thème de prédilection. Shiota explore la respiration que l’on peut observer en cette absence, comme si elle se concentrait sur le filage d’un fil. (lire la suite sur PEN-ONLINE.COM)

© voir-et-dire.net

Quand une artiste exprime l’angoisse liée à la reprise de son cancer en produisant une oeuvre magistrale. (…) Il demeure une grande différence entre le combat que mène saint Georges (…) contre le dragon et celui qui oppose saint Michel et la bête. Le premier blesse d’abord l’animal et ne le tue qu’après avoir reçu l’assurance de la conversion de la population au christianisme. Le dragon n’est qu’un dragon et l’homme d’action demeure un conquérant, porté par un idéal. Saint Michel appartient à une catégorie de héros non humains et son ennemi, même sous les apparences d’un dragon, est d’abord un symbole du mal. Or, ce mal qui peut être extérieur à nous, nous habite aussi au-dedans. L’archange incarne dès lors des forces que nous pouvons (devons) trouver en nous-mêmes. On remarquera alors que saint Michel ne tue pas le dragon mais qu’il le terrasse. La différence est de taille puisque, par cet acte, il ne fait que le réduire au silence… passager. Le mal demeure, latent et toujours menaçant. Le serpent souterrain peut sortir de sa tanière. Comme certaines pulsions. Mais aussi comme le cancer. Face à lui, que devient le combat dès lors qu’on est un artiste ? L’œuvre de la Japonaise Chiaru Shiota aujourd’hui présentée dans la galerie Templon Bruxelles en est l’expression. Observons. Sur et autour d’un amoncellement de parapluies sombres disposés en une montagne impossible à gravir, tombe une pluie dure et noire faite de fils tendus et impénétrables.

En 1999 déjà, Chiaru Shiota, alors âgée de 27 ans, posait la question de sa propre fragilité de femme en créant un environnement inaccessible fait de robes de sept mètres de haut, couvertes de terre qu’un ruissellement continu, peu à peu, comme les jours d’une vie, lavait mais jamais jusqu’au retour de la blancheur des tissus. Demeuraient des traces, une mémoire. Mais à peine.

© Philippe Vienne

L’eau était encore présente, mais de manière allégorique lorsque, pour la Biennale de Venise 2015, elle créa un environnement immersif au centre duquel une embarcation, ouverte à la manière d’une main, était emportée par un nuage organique de 400 km de fils rouges auxquels étaient accrochés, comme pour stopper l’inévitable destin, 180 000 clés. (lire la suite sur VOIR-ET-DIRE.NET)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  Philippe Vienne ; pen-online.com ; voir-et-dire.net


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FRITSCHER, Susanna (née en 1960)

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© susannafritscher.com

Au cœur de l’architecture blanche du Centre Pompidou-Metz, Susanna FRITSCHER, transforme en paysage imaginaire une des galeries suspendues entre terre et air.

L’artiste autrichienne installée en France qui a récemment fait basculer les espaces des Mondes Flottants” de la Biennale de Lyon, du Musée d’arts de Nantes et du Louvre Abu Dhabi dans l’immatérialité, réinvente notre relation au réel, à ce qui nous entoure, à l’environnement qu’elle soulève, trouble, confondant l’atmosphère avec l’architecture qui devient liquide, aérienne, vibratile.

“Les matériaux que j’utilise, plastiques, films, voiles ou fils, sont si volatiles qu’ils semblent se confondre avec le volume d’air qu’ils occupent. Dans le jeu qu’ils instaurent dans et avec l’espace, la matérialité bascule et s’inverse : l’air a désormais une texture, une brillance, une qualité ; nous percevons son flux, son mouvement. Il acquiert une réalité palpable, modulable – une réalité presque visible – ou audible, dans mes œuvres les plus récentes qui peuvent se décrire en termes de vibration, d’oscillation, d’onde, de fréquence…” précise l’artiste.

© culture-grandparisexpress.fr

Elle explore le système d’aération du Centre Pompidou-Metz comme un organisme dont elle capte le pouls. Les pulsations de l’air qui émanent de son métabolisme deviennent la matière première d’une chorégraphie de lignes formées par les longs fils de silicone qui captent et reflètent la lumière. Les vagues ondulatoires sans cesse réinventées se propagent et mettent en branle cette forêt impalpable que les visiteurs sont invités à traverser. La nef du centre d’art résonne et amplifie les flux d’air qui y circulent et qui la métamorphosent en un immense corps sonore, instrument à vent qui laisse sourdre les souffles libérés du bâtiment.

Ce belvédère sensible et propice à la contemplation capte les mouvements et frissonnements de la nature. Comme par capillarité, les rythmes générés par ces lignes infinies de silicone, que Susanna Fritscher dompte et orchestre, vibrent et s’harmonisent à l’unisson avec ceux des corps des visiteurs-promeneurs, invités à se détacher de la pesanteur, de la gravité. Cet environnant rend également perceptible l’instabilité du temps présent et ses frémissements figurent alors un prélude ou une invitation à de possibles soulèvements. (lire l’article complet sur centrepompidou-metz.fr)

© susannafritscher.com

L’artiste (…) bouleverse notre réalité, jusqu’au rapport à notre propre corps, elle tisse une sorte de gigantesque piège inversé, sans en avoir l’air. Avec une fausse neutralité, elle nous laisse libre d’y pénétrer ou de rester aux marges. Rien de spectaculaire, aucune séduction bonimenteuse, aucune couleur séductrice, pas une once de pittoresque. Aucun repère fourni. Rien que du blanc plus, ou moins transparent et mouvant selon les œuvres.

“Où rien ne fait image… “, ainsi que l’écrit Philippe-Alain Michaud dans l’un de ses catalogues. Et pourtant, si la beauté du dispositif fait d’air et de lumière nous attire comme les abeilles sur le miel, c’est que l’œuvre a un fort pouvoir. Son architecture arachnéenne reste mystérieuse tant qu’on n’a pas pénétré son cœur. Alors seulement, on distingue de très longs fils ou des rubans de plastique plus ou moins fins, plus ou moins transparents. Une fois prisonniers de ces rets, on se questionne : pendent-ils d’en haut ou montent-ils d’en bas ? Sont-ils mus par eux-mêmes ou à notre passage uniquement ? Qui les manœuvrent ? Forment-ils des écrans translucides pour nous cacher quelque chose ou seulement pour tromper notre rétine, ou les deux ? On ne s’explique rien. L’air devient vivant, rythmé. Telle une texture, tel un tissage fluide, il flotte ou se gonfle. (lire l’article complet sur connaissancedesarts.com)

En savoir plus sur le site de Susanna Fritscher…


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  susannafritscher.com ; culture-grandparisexpress.fr


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