Depuis quand offre-t-on des jouets aux enfants à Noël ?

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[THECONVERSATION.COM, 8 décembre 2024] Les cadeaux de Noël sont-ils une invention de la société de consommation ? Dans la Grèce antique déjà, les enfants recevaient des jouets en fin d’année. Petit voyage historique.

Le retour des fêtes de Noël amène beaucoup d’entre nous à se lancer à la recherche de jouets à offrir aux enfants, les nôtres, ou ceux de nos proches et amis. Nous avons souvent entendu dire que, “dans le temps”, certains ne recevaient à Noël qu’une orange. Alors, les jouets à Noël, ce serait tout récent, et réservé aux plus riches ?

Pour répondre à cette question, il faut la décomposer en plusieurs points. Depuis quand offre-t-on des jouets en fin d’année, et à quel moment, pour quelles fêtes ? Qui donnait les jouets avant qu’on ne crée le Père Noël ? Et pourquoi – et comment – celui-ci est-il devenu le principal distributeur de cadeaux ?

Si nous voulons y voir plus clair, il faut revenir plus de deux millénaires en arrière, et refaire le parcours de l’offrande de jouets, de la Grèce antique à nos jours.

Dès l’Antiquité, des jouets en fin d’année

Lorsqu’on était enfant à Athènes, au Ve siècle avant J.-C., on pouvait recevoir des jouets en fin d’année, c’est-à-dire en février dans le calendrier de l’époque. Les jouets étaient offerts à l’occasion de deux fêtes, les Anthestéries (fête de Dionysos) et les Diasies (fête de Zeus), en souvenir de ces dieux ayant reçu des jouets dans leur enfance. Dès cette époque, il s’agissait de jouets du commerce comme l’atteste Aristophane, dans Les Nuées, pièce jouée en 423 avant J.-C.

Les petits Romains en recevaient au mois de décembre dans une journée des Saturnales appelée les Sigillaria. On jouait aux noix, ancêtres de nos billes, pendant cette période. Pour les étrennes, ce sont des cadeaux d’argent qui accompagnent les vœux pour la nouvelle année, fête sociale et non familiale.

Le christianisme antique n’est pas à l’origine du don de jouets aux enfants lors de la fête de la Nativité dont la date n’est fixée qu’au IVe siècle, période où le 25 décembre reste en concurrence avec le 6 janvier, l’Épiphanie. Le caractère sacré de ces fêtes s’accommoderait mal de la frivolité des joujoux. Pour que l’enfant devienne important, il faudra de longs siècles d’humanisation de la “Sainte Famille” qui réduira l’écart entre le sacré et le profane. En témoigne l’émergence d’un culte de Saint Joseph, devenant au XVe siècle un père “moderne”, lavant les langes de son fils et faisant la cuisine.

À la Renaissance, les fêtes de fin d’année font une plus grande place aux enfants, lors de la fête des Saints Innocents (28 décembre), celle de Saint Nicolas (6 décembre), et lors des étrennes.

Des jouets aux étrennes

C’est au XVIe siècle que semble se mettre en place un élément fondamental : des donateurs sacrés, extérieurs à la famille, offrent des jouets aux enfants, et les parents s’effacent derrière eux. Il faut bien comprendre l’importance de ce fait : en s’effaçant, les parents déchargent les enfants du fardeau de la reconnaissance, ils procèdent à un don “pur”, qui n’attend rien en échange.

N’allons pas croire que le phénomène se généralise et existe partout au XVIe siècle, il vient juste de poindre, et les donateurs sacrés sont loin de concurrencer les parents qui font leurs cadeaux essentiellement aux étrennes. Mais commençons d’abord par Saint Nicolas et l’Enfant Jésus.

STEEN Jan, La Fête de Saint Nicolas (1660-1665) © Domaine public

Dès la première moitié du XVIe siècle, des témoignages nous apprennent que Saint Nicolas apportait jouets et friandises aux enfants, et même Martin Luther, qui s’oppose au culte des saints, note dans ses dépenses de décembre 1535 l’achat de cadeaux pour ses enfants et ses domestiques le jour de la fête de Saint Nicolas. Même en pays protestant, comme la Hollande, le culte de ce saint persiste et quatre tableaux de Jan Steen et Richard Brackenburg, situés entre 1665 et 1685 témoignent d’une fête familiale où nous trouvons déjà une parte des rituels de Noël : famille réunie, chaussures dans la cheminée par où arrivent les jouets.

D’autres pays protestants, comme l’Allemagne et la Suisse, et une région comme l’Alsace, font de l’Enfant Jésus le donateur. Des archives à Strasbourg le montrent dès 1570, dans un sermon de Johannes Flinner, et la ville supprime la Saint-Nicolas tout en gardant le marché des 5-6 décembre avant d’établir le marché de Noël, le Christkindelmarkt, sur la place de la cathédrale.

Le pasteur Joseph Conrad Dannhauer évoque ces cadeaux aux enfants comme “une belle poupée et des choses semblables“, et il atteste la présence du sapin “on y suspend des poupées et des sucreries“, s’indignant du fait que les prières des enfants sont remplies de demandes très matérielles. La fête familiale plus profane que religieuse n’est pas loin !

Mais dans la France catholique des XVIIe et XVIIIe siècle, ce sont les étrennes qui sont le moment privilégié d’offrandes de cadeaux au bénéfice de la famille et des enfants. Les comptes royaux l’attestent, comme ceux de Maris de Médicis en 1556, et le témoignage d’Héroard sur les étrennes reçues par le petit Louis XIII.

La coutume existait aussi dans la petite bourgeoisie, et à Paris, à la fin de l’année, des baraques sur les trottoirs offrent à la convoitise des enfants de petits jouets et des sucreries. Ainsi, le don de jouets aux étrennes va de pair avec le commerce de jouets, et celui-ci augmente en suivant la progression de la sensibilité à l’enfance.

Au XVIIIe siècle, la production de jouets monte en puissance, atteignant des millions d’objets par an dans les années 1770-1780 comme nous l’avons montré à partir des archives. À partir de 1760, les “Annonces, Affiches et Avis divers de la Ville de Paris” nous font connaître les meilleures boutiques de jouets de la capitale. Un passage de L’Ami des Enfants d’Arnauld Berquin nous montre, la veille du Jour de l’An, une table couverte de jouets et brillamment éclairée, ce qui est proche de la mise en scène allemande des étrennes décrite par E.T.A. Hoffmann en 1816 dans Casse-Noisette et le roi des rats. Ainsi se met en place une ritualisation familiale de la fête des étrennes en faveur des enfants qui préfigure la future fête de Noël.

Au XIXe siècle, de nombreux donateurs

Le don de jouets aux enfants reste majoritairement situé aux étrennes, même si Saint Nicolas est présent dans le nord et nord-est de la France mais de nouveaux donateurs apparaissent, liés à des cultures populaires, comme la Befana, sorcière qui vient à l’Épiphanie, et les Trois Rois Mages à la même date en Sardaigne et en Espagne.

Des personnifications profanes apparaissent, peu documentées par des travaux sérieux : le Père Janvier pour les étrennes, le Bonhomme Noël ou Père Noël en France, le Father Christmas anglais et le Weihnachtsmann allemand, qui surgissent avant le Père Noël américain issu de Santa Claus.

Décoration de Noël

C’est un petit homme grassouillet, doté d’une houppelande rouge à revers de fourrure blanche, habitant le pôle Nord, très humain, serein, rassurant, joyeux, porteur de valeurs positives, familières, universelles, qui invitent à la fête toutes les couches sociales. Son image s’impose fin XIXe siècle en Angleterre, au début du XXe siècle en France et va l’emporter sur les anciens donateurs car elle permet un syncrétisme efficace.

Sa réussite ne se comprend que parce qu’elle s’appuie sur l’évolution de la place de l’enfant dans la famille et dans la société, et sur la croissance de l’industrie du jouet confortée par la révolution commerciale des Grands Magasins. Ainsi, les étrennes sont devenues une fête commerciale des jouets, depuis le marché du Pont-Neuf (1815-1835) jusqu’à l’apparition des rayons spécialisés de jouets dans les Grands Magasins à partir de 1880.

C’est dans ces années 1880-1885 que Noël s’impose vraiment comme fête où l’on offre des jouets aux enfants, même si les commerçants visent une période plus large, incluant Noël et les étrennes. Les affiches, les catalogues des Grands Magasins diffusés à des centaines de milliers d’exemplaires, les mises en scène de Noël dans leurs vitrines, tout cela pénètre la culture enfantine, contribuant à faire l’éducation des jeunes consommateurs. Il y a là une démocratisation du modèle bourgeois de consommation, proposé comme un nouvel art de vivre, une “shopping culture”.

La consommation de jouets s’intègre dans la mise en scène de la fête religieuse transformée en mythe, mais cette fête commerciale ne remplace pas la fête familiale, elle y contribue, car sans le système du commerce, le système du don ne pourrait se développer.

Pour que le don de jouets aux enfants soit devenu le cœur du Noël moderne, il a fallu une transformation de notre imaginaire, qu’on doit en grande partie au romantisme allemand relayé en France par Baudelaire et Victor Hugo. Quand Jean Valjean offre à Cosette la plus belle poupée de la baraque de jouets, c’est le plaisir de l’enfant qui est au centre de ce Noël.

Michel Manson, Sorbonne Paris Nord


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Apprendre à traduire : à l’ère de l’IA, faut-il encore faire des exercices de thème et de version ?

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[THECONVERSATION.COM, 4 décembre 2024] “Si les outils de traduction font des miracles, pourquoi s’exercer à transposer des textes d’une langue à une autre ?”, se demandent les étudiants. Loin d’être anodin, cet apprentissage permet de se sensibiliser réellement aux subtilités et au fonctionnement de la langue qu’on apprend.

DeepL fait des miracles, pourquoi devrais-je alors apprendre à traduire ?“, s’interroge un étudiant dans un cours de version. Les cours de thème (traduire un texte du français vers la langue étudiée) et de version (traduire un texte d’une langue étudiée en français) occupent une place importante au sein de la formation universitaire française, en licence de langues jusque dans les épreuves des concours du second cycle. Au lycée déjà, les élèves découvrent les subtilités inhérentes au fait de passer d’une langue à une autre et, dans le cadre des enseignements de langues et cultures de l’Antiquité, ils s’exercent régulièrement à la traduction.

Dans un contexte général où la traduction neuronale, alimentée par l’intelligence artificielle, rivalise de plus en plus avec la traduction humaine, l’intérêt de cet apprentissage peut susciter une remise en question.

Des objectifs de cours à clarifier

Sans aborder les débats historiques qui jalonnent l’évolution de la traduction en tant que pédagogie et de la traductologie en tant que discipline, on notera que de nombreuses recherches ont souligné le “statut étrange de la traduction à l’université, souvent fondé sur une mauvaise appréhension de son intérêt“, selon les mots de l’universitaire Fayza El Qasem.

Bien que les enseignants établissent des objectifs pédagogiques précis aux cours de thème et de version, de nombreux étudiants peinent encore à en percevoir les finalités. Il n’échappe à personne que la phrase “Attention, n’utilisez surtout pas de traducteur automatique !” a longtemps fait partie des consignes transmises aux étudiants, sous prétexte que la qualité de la traduction y est déplorable. Seuls les dictionnaires étaient autorisés.

© Shutterstock

Aujourd’hui, les enseignants des cours de thème et de version peuvent-ils encore éviter les traducteurs automatiques malgré leur amélioration évidente ?

On rappellera que les compétences visées dans les cours de thème et de version vont de la compréhension d’un texte et du fonctionnement des langues à travers les analyses linguistiques (grammaire, vocabulaire, procédés de traduction) jusqu’à la traduction d’un paragraphe, comme moyen d’évaluation des acquis en langues. L’extrait à traduire est généralement issu du registre littéraire ou journalistique et ne s’ouvre que rarement à la traduction dite pragmatique (textes quotidiens, professionnels).

Au cours des dernières années, les critiques n’ont pas manqué. Des études récentes ont insisté sur l’intérêt croissant d’intégrer des outils technologiques dans l’enseignement de la traduction.

Au-delà de la traduction, comprendre et analyser les subtilités linguistiques
Les cours de thème et de version constituent cependant de véritables laboratoires linguistiques. On y pratique l’analyse approfondie d’un texte source en invitant les apprenants à décortiquer les structures linguistiques et extralinguistiques que les logiciels de traduction peinent encore à saisir. En thème ou en version, il ne s’agit pas simplement de traduire des segments isolés, mais d’en saisir le sens global, de repérer les figures de style ou encore, la tonalité, etc.

Chaque niveau d’analyse permet une traduction “acceptable”, certes, mais favorise surtout une manipulation fine de la langue, transposable à d’autres contextes. Tel est le cas de la traduction des ambiguïtés syntaxiques ou des jeux de mots, de l’humour ou encore des néologismes.

Les travaux de la linguiste Natalie Kübler et de ses collègues en langue de spécialité montrent davantage “les limites de ces systèmes de [traduction automatique][…] notamment dans le traitement des syntagmes nominaux complexes, aussi bien au niveau du syntagme lui-même (variations possibles dans la juxtaposition des constituants, identification des constituants coordonnés…) comme au niveau du texte (instabilité des choix de traduction, identification adéquate du domaine de spécialité…)“.

La traduction automatique, aussi performante qu’elle soit, reste cependant imparfaite malgré ses progrès. Si elle se montre efficace lors de traductions simples et littérales, elle peine souvent à capter les nuances contextuelles essentielles. C’est ainsi que la traduction d’expressions idiomatiques (par exemple “les carottes sont cuites”, “les dindons de la farce”), des modes d’emploi ou de certaines publicités, produit parfois des rendus éloignés du sens original, jusqu’à produire de faux sens.

© Shutterstock

Les cours de thème et de version peuvent être l’occasion de sensibiliser et d’accompagner les étudiants vers une utilisation raisonnée de la traduction automatique. Il s’agit aussi d’un espace pour s’entraîner à repérer et à corriger les écueils précédemment cités, tout en renforçant la compréhension des systèmes linguistiques des langues étudiées. À long terme, cette capacité d’analyse revêt une importance fondamentale dans leur futur contexte professionnel. Communicants, journalistes, traducteurs ou enseignants de langues, ces étudiants seront souvent amenés à naviguer entre diverses sources d’information, parfois entachées de deepfakes pour justifier les échecs éventuels que les traducteurs automatiques génèrent.

Renforcer la compréhension interculturelle

Outre le renforcement des éléments linguistiques que permettent d’étayer les cours de thème et de version, la prise en compte des spécificités culturelles constitue un élément d’apprentissage à part entière, notamment parce que la traduction est, entre autres, un moyen de médiation entre deux cultures.

D’ailleurs lorsque le traductologue canadien Jean Delisle parle de la dimension culturelle de la traduction, il recourt à la métaphore de l’”hydre à cent-mille têtes” pour en souligner la nature multiple et dynamique.

La capacité à détecter et à comprendre les différences culturelles aide ainsi à prévenir les malentendus qui peuvent si facilement surgir en langue étrangère et qui sont parfois déjà présents dans la langue source. L’extrait humoristique de Juste Leblanc avec les confusions entre l’adverbe “juste” et le prénom “Juste”, dans le film Le Dîner de cons, l’illustre.

Finalement, en nous éloignant du caractère parfois artificiel des pratiques adoptées dans l’enseignement du thème et de la version et en tenant en compte de l’évolution socio-économique de la société jointe à l’utilisation de l’intelligence artificielle, ces cours pourraient (re)gagner l’intérêt initial du parcours d’apprentissage des langues. Actualisés, ils seraient à même d’offrir aux étudiants une compréhension plus claire des exigences des métiers liés aux langues, métiers qui requièrent aujourd’hui des compétences humaines spécifiques, complémentaires mais distinctes de celles des machines.

La question qui se pose aujourd’hui n’est plus “Pourquoi enseigner le thème et la version à l’heure de l’IA ?“, mais plutôt “Comment ?” “Laisser exister la relation avec les systèmes d’IA, là où partout on ne parle souvent que de leurs usages, c’est aussi laisser place à la dimension indéterminée de leur intelligence inhumaine”, comme on peut le lire dans l’ouvrage d’Apolline Guillot, Miguel Benasayag et Gilles Dowek intitulé L’IA est-elle une chance ?

Anissa Hamza-Jamann, Université de Lorraine


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Dans l’Antiquité, la sorcière était déjà le symbole d’un pouvoir féminin redouté

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[THECONVERSATION.COM, 7 novembre 2024] Si l’on associe habituellement la sorcière à l’époque médiévale, on trouve déjà des figures féminines qui jettent des sorts et sont décrites comme néfastes et castratrices dans les textes grecs et latins de l’Antiquité. Dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), l’essayiste Mona Chollet rappelle très justement que les grandes chasses aux sorcières se sont déroulées en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles. La répression impitoyable de ces femmes jugées déviantes est un fait moderne.

On trouve cependant dans les textes grecs et latins de l’Antiquité des figures féminines que l’on peut qualifier de sorcières, dans le sens où elles jettent des sorts (sortes en latin) et sont vues comme des êtres nocifs. Quelles sont donc les principales caractéristiques de ces sorcières antiques ?

Les dix types de femmes selon Sémonide d’Amorgos

Rappelons tout d’abord que c’est le genre féminin presque dans son ensemble qui est le plus souvent présenté, dans l’Antiquité gréco-romaine, comme une calamité. Dans son poème Sur les femmes, composé au VIIe siècle av. J.-C., le poète grec Sémonide ou Simonide d’Amorgos classe les femmes en dix catégories dont huit sont associées à des animaux et deux à des éléments naturels. À partir de son œuvre, nous pouvons établir la typologie suivante :

Seule « l’abeille », c’est-à-dire la femme mariée et mère, possède des qualités aux yeux du poète. La sorcière appartient à la catégorie de la renarde ; mais elle peut aussi tenir de la jument ou, au contraire, de la truie, comme nous allons le voir.

Déshumaniser les humains

Circé est l’une des premières figures féminines de la littérature occidentale. Elle apparaît pour la première fois dans l’Odyssée, le fameux poème épique composé par Homère, vers le VIIIe siècle av. J.-C. On la retrouve encore, plus tard, dans l’œuvre d’Hygin (67 av.-17 apr. J.-C.), auteur de fables latines. Le fabuliste raconte que Circé s’était éprise du dieu Glaucus qui repoussa ses avances, car il était amoureux de la belle Scylla. Furieuse, Circé se venge de sa rivale avec cruauté. Elle verse un violent poison dans la mer, à l’endroit où Scylla a coutume de se baigner ; ce qui a pour effet de transformer la victime en chienne à six têtes et douze pattes (Hygin, Fables, 199).

Reléguée dans une île nommée Eéa en raison de ses crimes, Circé n’a de cesse d’y faire le mal. Elle transforme en bêtes les hommes qui ont le malheur de débarquer sur son île. Elle leur fait boire un kykeon, potion enivrante, composée de vin, miel, farine d’orge et fromage, auxquels elle mélange une drogue. Après les avoir ainsi étourdis, elle les transforme en fauves, en loups ou en porcs, d’un coup de sa baguette magique (Homère, Odyssée, X, 234-235). Circé règne sur une sorte de zoo, entourée des animaux qu’elle a elle-même créés et dompte pour son plus grand plaisir. Par ses maléfices, elle incarne la régression de l’humanité devenue monstrueuse ou bestiale.

Dans le roman d’Apulée, Les Métamorphoses, une vieille courtisane nommée Méroé change en castor l’amant qui l’a délaissée et le contraint à s’amputer lui-même de ses testicules (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9). La sorcière déshumanise les hommes, tout en les privant de leur virilité.

Tuer des femmes et des enfants

Pasiphaé, sœur de Circé, possède, elle aussi, des pouvoirs néfastes. Pour se venger des infidélités de son époux, le roi de Crète Minos, elle lui administre une drogue qui ne lui fait aucun mal mais provoque la mort de ses maîtresses. “Quand une femme s’unissait à Minos, elle n’avait aucune chance d’en réchapper. […] Chaque fois qu’il couchait avec une autre femme, il éjaculait dans ses parties intimes des bêtes malfaisantes et toutes en mouraient”, écrit le mythographe grec Apollodore (Bibliothèque, III, 15, 1).

Chez le poète latin Horace, la sorcière Canidia découpe le corps d’un enfant encore vivant dont elle extrait le foie et la moelle, ingrédients qui lui serviront à confectionner ses philtres (Horace, Épodes, V).

Pour se venger d’une femme enceinte qui l’a insultée, Méroé lui jette un sort afin qu’elle ne puisse pas accoucher. Son ventre deviendra gros comme un éléphant, mais son enfant ne verra jamais le jour (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9).

Détruire la nature

C’est aussi, de manière plus générale, la fertilité de la nature tout entière qu’anéantit la sorcière. Le poète latin Lucain imagine, dans La Pharsale, l’effrayante Erichtho. Elle ne vit pas parmi les humains mais dans une nécropole. Son maigre corps ressemble à un cadavre. Pendant les nuits orageuses et noires, elle court dans la campagne, empoisonne l’air et réduit à néant la fertilité des champs. “Elle souffle, et l’air qu’elle respire en est empoisonné“, écrit Lucain (La Pharsale, VI, 521-522). Comble de l’horreur, elle dévore des cadavres : elle boit le sang qui s’écoule des plaies des condamnés à mort, pendus ou crucifiés. “Si on laisse à terre un cadavre privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces” (Lucain, La Pharsale, VI, 550-551).

Une célibataire sans enfants

Circé n’est ni mariée, ni mère.”Elle ne tire aucune jouissance des hommes qu’elle a ensorcelés […] ; ils ne lui sont d’aucun usage“, précise Plutarque (Préceptes de mariage, 139 A). On n’imagine pas, en effet, Circé faisant l’amour avec des porcs ou avec des fauves. Elle demeure donc célibataire et vierge. Cependant, le héros Ulysse parviendra à déjouer ses maléfices et à coucher avec elle. En la possédant, il lui fait perdre son statut d’électron libre. Tout est bien qui finit bien. Soumise, Circé devient une femme ‘normale’ au regard des représentations sociales de la Grèce antique. La renarde est transformée en abeille, selon la catégorisation de Sémonide. Réduite au rôle d’épouse aimante, elle accouchera de trois fils, écrit le poète grec Hésiode (Théogonie, 1014).

Une femme exotique

Circé habite une contrée lointaine, à l’extrémité occidentale du monde connu de l’époque. Elle est perçue comme une étrangère. Sa sœur Médée, elle aussi experte en philtres magiques, vit en Colchide, dans l’actuelle Géorgie, à la marge cette fois orientale du monde grec. Son nom serait à l’origine de celui des Mèdes, peuple du nord-ouest de l’Iran, selon l’historien antique Hérodote (Histoires, VII, 62). Circé et Médée incarnent une altérité féminine exotique.

Chez Apulée, Méroé porte le même nom que la capitale de la Nubie, aujourd’hui au nord du Soudan (Apulée, Les Métamorphoses, I, 7-9). Cette fois, c’est l’Afrique qui représente l’étrangeté. La sorcière est en relation avec les confins du monde.

Jeune fille charmeuse ou vieille femme hideuse

Circé est extrêmement séduisante et désirable avec sa belle chevelure et sa voix mélodieuse, attributs d’une féminité au fort potentiel érotique. C’est une ‘femme-jument’, selon la typologie de Sémonide d’Amorgos. Sur les céramiques grecques du Vᵉ siècle av. J.-C., elle apparaît comme une élégante jeune femme, vêtue d’un drapé plissé. De belles boucles ondulées s’échappent de sa chevelure noire, couronnée d’un diadème. La sorcière se confond alors avec la figure de la femme fatale.

HERMANS Charles, Circé la tentatrice (1881) © Collection privée

Dans cette même veine, à la fin du XIXe siècle, le peintre [belge] Charles Hermans imagine une Circé de son temps, jeune courtisane qui vient d’enivrer son riche client, sans doute pour mieux le dépouiller de son portefeuille. Brune et pulpeuse, elle évoque une gitane, adaptation moderne de l’exotisme de Circé.

Les auteurs d’époque romaine imaginèrent, quant à eux, des sorcières répugnantes physiquement que Sémonide d’Amorgos aurait rangées dans la catégorie des ‘truies’. Des vieilles dégoûtantes (Obscaenas anus), selon l’expression d’Horace qui propose une évocation saisissante de ce type féminin, à travers le personnage de Canidia. Son apparence est effrayante : ses cheveux hirsutes sont entremêlés de vipères. Elle ronge “de sa dent livide l’ongle jamais coupé de son pouce” (Horace, Épodes, V). Cheveux, ongles et dents constituent les contours anormaux de la sorcière, tandis que, de sa bouche, émane un souffle empoisonné “pire que le venin des serpents d’Afrique” (Horace, Satires, II, 8).

Qu’elle soit irrésistiblement séduisante ou d’une laideur repoussante, la sorcière antique incarne un pouvoir féminin considéré comme néfaste et castrateur ; elle symbolise une forme de haine de l’humanité et même de toute forme de vie. Elle est l’incarnation fantasmée d’une féminité à la fois contre-nature et, pourrions-nous dire, contre-culture.

Christian-Georges Schwentzel, historien


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QUADRIVIUM : arithmétique, géométrie, musique & astronomie

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Le Quadrivium a été conçu et enseigné pour la première fois vers 500 Av. J.C. par Pythagore, sous la forme du tétractys, dans une communauté dont tous les membres étaient égaux, matériellement et moralement. Cette structure européenne originelle parachevait l’éducation en se consacrant à sept sujets essentiels, devenus au Moyen Âge les “sept arts libéraux”.

Le terme “éducation” vient du latin educere, “conduire“, signalant la doctrine centrale que Socrate, sous la plume de Platon, a si bien élucidée – la connaissance est une partie inhérente et intrinsèque de la structure de l’âme.

Le Trivium du langage est structuré sur les valeurs cardinales et objectives de vérité, de beauté et de bonté. Ses trois sujets sont la Grammaire, qui assure la bonne structure du langage, la Logique ou la Dialectique, permettant de trouver la vérité, et la Rhétorique, le bel usage du langage lors de l’expression de la vérité.

Le Quadrivium émerge du plus révéré des sujets que l’esprit humain peut aborder – le Nombre. La première de ses disciplines est l’Arithmétique, la seconde, la Géométrie, le Nombre dans l’Espace, la troisième, l’Harmonie, qui pour Platon était le Nombre dans le Temps, la quatrième, l’Astronomie, le Nombre dans l’Espace et le Temps. L’échelle fiable formée par ces études permet d’accéder aux valeurs simultanées de la vérité, de la bonté et de la beauté, conduisant à leur tour la valeur harmonieuse essentielle de l’unité.

Pour naître dans le corps, l’âme, dont Socrate a démontré le caractère immortel dans le Phédon, émerge d’un état de savoir absolu. Le ‘ressouvenir’, autrement dit la remise en mémoire – le but de l’éducation – c’est littéralement reconstituer l’unité à partir des éléments.

On étudiait ces sujets afin de remonter vers l’unité grâce à la simplification reposant sur la compréhension acquise en abordant chaque domaine du Quadrivium, en tentant par là de trouver sa source (traditionnellement, seul objectif de la quête du savoir). En débattant des idéaux de l’éducation, Socrate parle de son modèle de la continuité de la conscience – qu’il compare à une “ligne” verticale tracée depuis les commencements de la connaissance consciente des conjectures jusqu’au sommet de la conscience en tant que noèse, pensée unifiée, l’acte même de penser. Au-delà, on trouve l’indescriptible et l’ineffable.

Remarquablement, la division de la “ligne ontologique” de Socrate comporte quatre étapes (autre quadrivium ou tétractys). La première et la plus essentielle est la séparation entre monde intelligible et monde sensible, entre mental et matière, chacun partagé à son tour, conjectures contre opinions. Dans le monde sensible, même les opinions justes reposent encore sur l’expérience sensorielle ; au-dessus de la première ligne de division, dans le monde intelligible du mental, on se trouve dans le domaine “porteur de vérité” du Quadrivium, connaissance vraie et objective. La dernière division, la plus élevée du monde intelligible, est la connaissance pure (l’intellect), où l’objet de la connaissance, ce qui est connu et le fait de connaître ne font qu’un.

© British Museum

C’est le but et la source de tout savoir. Ainsi, ayant passé l’épreuve du temps et de la sagesse, le Quadrivium offre à ceux qui en ont sincèrement envie l’occasion de retrouver une compréhension de la nature intégrale de l’univers, dont ils sont une partie intégrante.

En abordant maintenant plus en détail les “quatre arts”, l’Arithmétique présente trois niveaux : nombre concret, nombre arithmétique (abstrait) et nombre idéal ou archétypal complet à 10. La Géométrie se déploie en quatre étapes : le point dépourvu de dimensions qui, en se mouvant, devient une ligne, se déplaçant à son tour pour devenir un plan, avant de finir par arriver en tant que tétraèdre à la solidité. L’Harmonie (la nature de l’âme) décrit quatre “gammes” musicales : pentatonique, diatonique, chromatique et microtonale. Pour finir, on aborde le Cosmos, terme qu’on doit à Pythagore, signifiant “ordre” et “parure”. Les pythagoriciens tenaient le ciel visible pour la “parure” des principes purs, le nombre de planètes connues se rapportant aux principes d’harmonie proportionnelle. L’étude de la perfection des cieux était un moyen d’affiner les mouvements de son âme.

Parmi ceux qui ont étudié le Quadrivium, mentionnons : Cassiodore, Philolaos, Timée, Archytas, Platon, Aristote, Euclide, Eudème de Rhodes, Cicéron, Philon d’Alexandrie, Nicomaque, Clément d’Alexandrie, Origène, Plotin, Jamblique, Macrobe, Capella, Dénys l’Aréopagite, Bède, Alcuin, Al-Khwarizmi, Al-Kindi, Gerbert d’Aurillac, Fulbert, Ibn Sina (Avicenne), Hugues de Saint-Victor, Bernard Silvestre, Bernard de Clairvaux, Hildegarde de Bingen, Alain de L’Isle, Joachim de Flore, Ibn Arabi, Roger Bacon, Grosseteste (le plus grand érudit anglais), Thomas d’Aquin, Dante et Kepler.

Finissons par deux citations. La première vient des pythagoriciens (via les Vers d’or): “Tu connaîtras, dans la mesure de la Justice, que la Nature est en tout semblable à elle-même” ; la seconde vient de Jamblique : “Le monde n’a pas été créé à ton intention – mais tu es né à son intention.

Keith Critchlow


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, édition, correction et iconographie | sources : MARTINEAU J. et al., Quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie (Dervy, 2021) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Herrade de Landsberg, Hortus deliciarum (XIIe) © Bibliothèque du Grand Séminaire de Strasbourg ; © British Museum.


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La véritable histoire du Minotaure : ce que révèle l’archéologie

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[NATIONALGEOGRAPHIC.FR d’après HISTOIRE-ET-CIVILISATIONS.COM] Prisonnière du Labyrinthe, cette créature mi-homme mi-taureau a hanté la tradition orale de la Grèce et de la Rome antiques. Dans les recoins d’un labyrinthe crétois vivait un Minotaure, un monstre mi-homme, mi-taureau. Emprisonné là par son beau-père Minos, roi légendaire de Crète, il se nourrissait de chair humaine envoyée par la cité d’Athènes. Tous les neuf ans, Minos ordonnait à Athènes d’envoyer quatorze jeunes gens pour y être sacrifiés. Ce sinistre rite s’est poursuivi jusqu’à ce que le héros athénien Thésée se porte volontaire, entre dans le labyrinthe et tue cette bête tant redoutée.

L’histoire du Minotaure a fasciné pendant des milliers d’années et inspiré une myriade d’œuvres d’art : poteries, poésies, pièces de théâtre, peintures, opéras, films et jeux vidéo… Bien que le mythe puisse être apprécié comme un conte, les archéologues savent désormais que la légende trouvent des racines profondes dans les événements s’étant réellement passé durant l’âge du bronze.

L’homme à tête de taureau dans le labyrinthe de Minos possède plusieurs traits trouvés dans la culture crétoise et de l’ancienne civilisation minoenne. Les taureaux et les motifs de labyrinthe se retrouvent dans toute la culture minoenne, qui a dominé la Méditerranée d’environ 3 000 avant J.-C. à environ 1 100 avant J.-C. au milieu du deuxième millénaire avant J.-C., la Grèce continentale remplaçant la Crète comme puissance dominante de la région.

UN LABYRINTHE LÉGENDAIRE

Les auteurs classiques ont raconté maintes fois l’histoire du Minotaure. Les récits varient, mais il y a des traits communs chez chacun d’eux. Les taureaux, sous diverses formes, jouent un rôle crucial dans l’histoire.

Dans la version la plus courante du mythe, Zeus tombe amoureux d’Europe, une princesse phénicienne. Pour la séduire, il prend l’apparence d’un taureau doux et blanc et l’emmène sur l’île de Crète. Résultat de leur idylle, elle donna quelques mois plus tard naissance à un fils, Minos, qui devint roi de Crète.

Pour asseoir la légitimité de son règne, Minos demanda à Poséidon, le dieu de la mer, de lui envoyer un taureau qu’il lui promet de sacrifier en son honneur. Poséidon envoya dûment un magnifique taureau blanc qui émergea des vagues. Mais au moment du sacrifice, Minos, fasciné par la beauté de l’animal, décida de lui laisser la vie sauve.

VALLOTTON Félix, L’enlèvement d’Europe (1908) © Kunstmuseum Bern

Furieux de cet affront, Poséidon inspira à la femme de Minos, Pasiphaé, un désir fou pour le taureau. Pasiphaé demanda à l’inventeur athénien Dédale de concevoir un déguisement afin qu’elle puisse se rapprocher de la bête. Celui-ci créa une vache creuse grandeur nature, et Pasiphaé put y entrer pour se faire passer pour une vraie vache aux yeux de ce magnifique taureau. Le résultat de leur union : un enfant hybride mi homme mi-taureau répondant au nom d’Astérion. Mieux connu sous le nom de Minotaure, il fut les premières années élevé par sa mère mais grandit vite et devint féroce. Sur les conseils de l’oracle, il fut emprisonné par Minos dans un labyrinthe complexe conçu par le même Dédale.

Pendant ce temps, à Athènes, un jeune prince, Thésée, était en âge de partir à l’aventure. Quelques années auparavant, les Athéniens avaient tué l’un des fils de Minos, Androgée. En représailles, Minos avait assiégé Athènes et, victorieux, avait réclamé, en guise de tribut, l’envoi tous les neuf ans de sept jeunes garçons et sept jeunes filles athéniens pour servir de pâture au Minotaure. Thésée se porta volontaire dans l’espoir de terrasser le Minotaure.

Lorsque les Athéniens arrivèrent sur l’île de Crète, Ariane, fille du roi Minos, tomba sous le charme de Thésée. Avant d’entrer dans le labyrinthe, et contre la promesse de l’épouser, elle lui donna une pelote de fil (une idée de Dédale lui-même) afin qu’il puisse retrouver son chemin. Ariane resta au-dehors, tenant une extrémité du fil, tandis que Thésée marchait dans le labyrinthe, le fil se défaisant au fur et à mesure.

Quand il trouva le Minotaure, il le combattit à mort, libérant les autres jeunes Athéniens. Tout le monde suivit le fil laissé en lieu sûr. Enfin libre, Thésée partit pour Athènes, emmenant Ariane avec lui. Mais Thésée abandonna la princesse sur l’île de Naxos avant de reprendre la route d’Athènes avec sa sœur, Phèdre, qu’il épousa. Égée, le père de Thésée, attendait le retour de son fils du haut d’un promontoire. Avant le départ de Thésée, les deux hommes avaient établi un code : en cas de victoire, les voiles du bateau seraient blanches ; dans le cas contraire, elles seraient noires. Mais Thésée oublia de les changer et les voyant noires, Égée se jeta dans la mer qui, désormais, porte son nom.

MOTS ET IMAGES

Cette histoire, telle qu’elle s’est transmise au cours des siècles, a évolué lentement, se transformant encore et encore au fil des siècles. La légende du Minotaure a circulé dans le monde grec depuis les temps anciens, mais il apparaît plus souvent dans les premières œuvres d’art visuel plutôt que littéraire.

Bien qu’il y ait des références claires à Thésée, Minos et Ariane dans L’Iliade (écrite vers le VIIIe siècle avant J.-C.), Homère ne nomme jamais le Minotaure. Un fragment de la poétesse Sappho de Lesbos révèle que l’histoire du tribut humain que Minos demandait aux Athéniens était déjà racontée au début du VIe siècle avant J.-C.. L’historien grec du Ve siècle avant J.-C. Hérodote mentionne quant à lui Minos, mais pas son monstrueux beau-fils.

Les histoires de Thésée, héros d’Athènes, étaient populaires, mais les écrivains avaient tendance à se concentrer sur les autres réalisations de Thésée, notamment sa descente aux enfers ou ses aventures avec les Amazones. Le Minotaure est largement absent des histoires populaires autour de la figure de Thésée à cette période.

Présente sur des poterie, des œuvres de ferronnerie et d’autres arts décoratifs, la figure du Minotaure était par opposition un sujet très prisé par les autres artistes de cette époque. Une amphore de Tinos, dans les Cyclades, datée d’environ 670-660 avant J.-C., est le support de la plus ancienne représentation connue du combat qui a opposé le Minotaure et Thésée. Mises au jour à Olympie, des sangles de bouclier en bronze, datées du milieu du VIIe siècle avant J.-C., montrent également ce légendaire combat.

Une autre amphore des îles Cyclades, datée du milieu du VIIe siècle avant J.-C., inverse même la représentation populaire du Minotaure et montre celui-ci avec un corps de taureau et une tête d’homme. Il dépeint un autre détail qui deviendra central dans l’histoire : l’un des jeunes gens qui accompagnent Thésée tient une pelote de fil, l’objet qui a permis au héros athénien de s’échapper du labyrinthe après avoir tué la bête. Presque chaque représentation du monstre le montre au combat avec Thésée.

Des références au Minotaure commencent à apparaître plus tard dans la littérature grecque comme la pièce d’Euripide Les Crétois du Ve siècle avant J.-C. Seuls subsistent quelques fragments ce cette pièce : l’histoire révèle l’expérience de Pasiphaé et son conflit avec Minos au moment de la naissance du Minotaure.

Un autre récit narrant l’histoire de Thésée et du Minotaure vient de la Bibliothèque, une compilation massive de mythes et d’histoires helléniques. Pendant des siècles, les érudits ont daté l’œuvre du IIe siècle avant notre ère, mais de nouvelles recherches situent sa création beaucoup plus tard, au Ier ou au IIe siècle de notre ère. Attribué à un auteur inconnu que les érudits appellent Pseudo-Apollodore, la Bibliothèque couvre les mythes de la création, l’ascension des dieux, des héros et des héroïnes mortels. L’histoire entière de Minos, Pasiphaé, Dédale, Thésée et le Minotaure y est racontée avec force détails, fournissant par là-même une base solide pour les contes qui ont suivi.

Beaucoup d’histoires autour du Minotaure peuvent également être trouvées dans des sources romaines. L’un des plus détaillés est tiré de l’œuvre Vies parallèles de Plutarque (IIe siècle de notre ère), qui consacre un chapitre entier à Thésée. Plutarque y compare Thésée, fondateur d’Athènes, à Romulus, fondateur de Rome. Les métamorphoses, poème épique écrit par Ovide en 8 après J.-C., est un autre récit populaire de la légende du Minotaure, avec de nombreux détails sur les conquêtes de Minos à travers la Grèce avant la construction du labyrinthe.

CIVILISATION MINOENNE

Pour les Grecs des Ve et IVe siècles avant notre ère, Thésée était célébré comme un héros national d’Athènes. Comprendre la place que le Minotaure occupait dans leur imaginaire nécessite une connaissance plus approfondie du passé lointain de la Crète. La Crète est devenue une puissance commerciale en Méditerranée vers 3 000 avant J.-C. Au milieu du deuxième millénaire avant J.-C., elle était au centre d’un vaste réseau commercial avec l’Égypte, la Syrie, les îles de la mer Égée et la Grèce continentale.

Les Minoens ont établi des colonies dans le monde méditerranéen le long de ses routes commerciales, et ils y ont apporté leur culture. La langue, les arts et les textiles de la Crète antique étaient alors largement dispersés et bien accueillis. Les colonies sur les îles grecques révèlent que les colonies étaient souvent aménagées dans un style minoen. Mycènes, située à environ 120 kilomètres à l’ouest d’Athènes, a non seulement adopté avec enthousiasme la céramique crétoise, mais aussi la langue minoenne.

Après 1450 avant J.-C., l’emprise de la Crète a commencé à décliner, les Grecs mycéniens ayant commencé à dominer la Méditerranée orientale. Leur langue écrite, connue des érudits sous le nom de B linéaire, a été adaptée de la langue des Minoens et est maintenant connue comme une forme ancienne du grec.

L’HÉRITAGE DU ROI MINOS

De 1900 à 1903, l’archéologue britannique Arthur Evans, pensant que la Grèce mycénienne était fortement influencée par la Crète, a fouillé l’île et a mis au jour un palais royal sur le site de Cnossos et de nombreux artefacts présentant des taureaux. Il a désigné la culture crétoise ancienne comme Minoenne en référence au grand roi mythologique Minos, fils de Zeus et beau-père du Minotaure.

Le nom Minos ne semble pas être une invention mythique. Lorsque les tablettes trouvées à Cnossos ont été déchiffrées, les érudits ont pu lire le mot ‘Minos’. Selon les historiens, Minos n’était pas le nom d’un roi unique, mais le titre donné aux rois en général ou plutôt aux princes consorts, époux de reines très puissantes.

Les historiens considèrent désormais que la puissance et la culture minoennes ont atteint leur apogée vers 1600 avant J.-C. Décorées de fresques financées par le commerce de produits de luxe, de magnifiques structures de cette époque, dédiées aux activités religieuses et administratives, ont été mises au jour par Evans lors de sa fouille de Cnossos.

Les bâtiments étaient recouverts de formes artistiques aux couleurs vives qui reflétaient un respect culturel pour les taureaux : des fresques et des figurines, datées de 1700 à 1400 avant J.-C., montrent des personnages sautant par-dessus des taureaux. Ce rite peut avoir été pratiqué lors de cérémonies sacrées et de sacrifices aux dieux. Symboles de fertilité dans de nombreuses religions, les taureaux étaient tués rituellement à l’aide d’une hache à double tranchant ou labrys, emblème du pouvoir royal.

Une ‘labrys’ minoenne © Herakleion Archaeological Museum

La prison du Minotaure, le labyrinthe, trouve également des racines profondes dans la culture matérielle minoenne, mais les théories divergent quant à son origine. Comme aucun vestige archéologique d’un labyrinthe n’a jamais été trouvé en Crète, certains chercheurs ont suggéré que le terme pourrait être synonyme du palais lui-même. Le concept de labyrinthe pourrait provenir d’un vaste complexe de pièces. Un des sens étymologiques proposé pour le nom labyrinthe est dérivé de ‘labrys’, cette hache par laquelle le sacrifice animal était observé.

Une autre théorie est que la conception du mythique labyrinthe est née d’une structure qui n’était pas du tout un labyrinthe, mais une piste de danse. Homère décrit dans L’Iliade un lieu dédié à la danse où la jeunesse aristocratique de Crète se retrouvait, conçu par Dédale – encore lui. Peut-être la mosaïque de cette salle de danse a-t-elle évolué au fil des récits pour devenir le sinistre labyrinthe.

MYTHE ET RÉALITÉ

Pour les Grecs des VIe et Ve siècles avant J.-C., la Crète était liée au lointain souvenir d’une puissance ancienne, autrefois respectée, admirée et crainte. Une puissance finalement vaincue, ce que retranscrit le mythe du Minotaure terrassé par Thésée. À l’ère classique, Thésée était un héros local, un prince qui avait fait la gloire d’Athènes à travers ses nombreuses aventures. Thésée a été adopté par les Athéniens comme un symbole de la ville.

À cette même époque, le principal rival d’Athènes était la Perse. La défaite de la marine perse à Salamine en 480 avant J.-C. a inauguré une période d’expansion militaire et commerciale pour Athènes. Pendant cette période, les représentations de Thésée et du Minotaure sur des poteries ont considérablement augmenté.

Certains érudits pensent que les artistes ont utilisé le Minotaure comme symbole : la Crète était l’ennemi de l’ancien monde – la Perse celui du monde moderne. Thésée représentait la gloire d’Athènes alors qu’il soumettait le monstre pour libérer sa cité de la domination de la Crète.

Amaranta Sbardella, Le Monde


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SEYS : Le lit de Procuste, ce mythe grec qui nous met en garde contre notre propension à la standardisation

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[RTBF.BE, Les mythes de l’actu, 11 juillet 2022] Si l’Antiquité grecque et romaine nous a légué des mythes célèbres, comme celui du cheval de Troie, de la pomme de la discorde ou encore celui de Cassandre, il existe également des légendes grecques moins connues et pourtant tout aussi criantes d’actualité. Parmi celles-ci, la légende du lit de Procuste, un tortionnaire grec, qui mutilait ses victimes pour que les corps de celles-ci correspondent à un certain standard : la taille du lit qu’il leur proposait.

Il y a des lits doux, confortables et moelleux desquels il est difficile de se lever… Il en existe d’autres bien moins accueillants, devenant même un outil de torture. Et c’est le cas du lit de Procuste. Procuste, c’est le surnom donné à un brigand de l’Attique, qui habitait le long d’une route et proposait l’hospitalité aux voyageurs de passage, les faisant dormir dans les deux lits qu’il possédait, un grand et un petit, deux lits qui allaient lui donner la mesure de ces crimes. Ce brigand se nommait Polypémon, qui signifie “le très nuisible”. Voici déjà un premier avertissement aux pauvres voyageurs qui osaient s’aventurer chez lui.

Et la torture que leur réservait Polypémon, ce n’est pas de dormir sur de la mauvaise literie. Le brigand offrait aux voyageurs de grande taille le petit lit et, inversement, il proposait le grand lit aux voyageurs de petite taille. Et comme il avait la manie de l’exactitude, Polypémon écartelait les voyageurs de petite taille pour que leurs membres atteignent les dimensions du grand lit, tandis qu’il coupait les membres qui dépassaient du petit lit. C’est ainsi que Polypémon – dont le nom ne lui conférait déjà pas une grande sympathie – fut surnommé “Procuste”, qui signifie “celui qui martèle pour allonger“.

Des tortures que connaîtra Procuste lui-même, puisqu’il sera tué par Thésée. En effet, dans La vie de Thésée, Apollodore nous raconte que le sixième exploit de Thésée fut de tuer Procuste de la même manière que ce dernier assassinait ses victimes : Thésée allongea Procuste sur un lit trop petit eu égard à sa taille et lui trancha la tête.

© DR

Cette légende sanglante a été maintes fois commentée, de Socrate à Edgar Poe, de Ernst Jünger à Aldous Huxley, afin de nous mettre en garde à ne pas céder au fantasme qui consiste à classer, à enfermer, à adapter le réel selon nos biais cognitifs, en réduisant l’infinie richesse d’exemplaires, étant chacun unique en son genre, à un modèle standard, à une seule façon de penser et d’agir, quitte à couper tout ce qui dépasse pour le faire rentrer dans la case souhaitée.

Chronique de Pascale SEYS, éditée par Céline Dekock


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Les branches de la philosophie

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[…] Les domaines d’intérêt de la philosophie moderne s’appliquent aussi bien en Orient qu’en Occident, mais les noms sous lesquels ils sont connus ont été développés par les Grecs. Bien que diverses écoles puissent les diviser en sous-sections, les branches d’étude sont les suivantes :

Métaphysique

L’étude de l’existence, ainsi nommée pour le travail d’Aristote sur le sujet. Loin d’être un terme définitif à l’époque d’Aristote pour désigner l’étude de la philosophie ou de la religion, le terme métaphysique a été donné au livre d’Aristote sur le sujet par son éditeur qui l’a placé après son ouvrage Physique. En grec, méta signifie simplement après, et le titre ne visait à l’origine qu’à préciser que l’une des pièces venait après la première. Quoi qu’il en soit, le terme a depuis été appliqué à l’étude des causes premières, de la forme sous-jacente de l’existence et des définitions concernant la signification du temps et même la signification du sens.

Épistémologie

L’étude de la connaissance (du grec épistémè, connaissance, et logos, mot). L’épistémologie pose la question de savoir comment on sait ce que l’on sait, ce qu’est exactement la connaissance, comment la définir et comment savoir si le sens que l’on donne à un mot sera celui que comprendra une autre personne. Les questions épistémologiques ne semblent pas avoir préoccupé les anciens jusqu’à ce que le sujet soit abordé par les philosophes présocratiques de la Grèce et Platon après eux.

Éthique

L’étude du comportement/de l’action (du grec ta éthika, sur le caractère), un terme popularisé par Aristote dans son Éthique de Nicomaque, qu’il a écrite pour son fils, Nicomaque, comme un guide pour bien vivre. L’éthique se préoccupe de la moralité, de la manière dont on doit vivre et sur quelle base prendre des décisions. L’éthique était une préoccupation centrale de toutes les philosophies antiques, depuis la Mésopotamie, qui tentaient de déterminer la meilleure façon pour les gens de vivre, non seulement dans leur propre intérêt, mais aussi dans celui de la communauté au sens large et, enfin, conformément à la volonté des dieux.

© Min Wae Aung (Birmanie)
Politique

L’étude de la gouvernance (du grec polis, ville, et politikos, qui signifie ce qui a trait à la ville [la Cité]). Cependant, loin de se limiter à la gestion d’un gouvernement, politikos s’intéresse également à la manière d’être un bon citoyen et un bon voisin et à ce que l’on doit apporter à sa communauté. Cette branche, comme toutes les autres, a été définitivement examinée et popularisée pour la première fois dans les travaux d’Aristote en Occident, mais les questions concernant la meilleure façon de vivre avec ses voisins et ce que l’on doit à la communauté remontent à des milliers d’années dans les textes mésopotamiens, égyptiens, persans et indiens.

Esthétique

L’étude de l’art (du grec aisthetikos, sens/sentiment, ou aisthanomai, percevoir ou sentir). L’esthétique s’intéresse à l’étude de la beauté, de la perception de la beauté, de la culture et même de la nature, en posant la question fondamentale suivante : “Qu’est-ce qui fait que quelque chose de beau ou de significatif est « beau » ou « significatif » ?” Platon et Aristote donnent tous deux des réponses à cette question en tentant de normaliser objectivement ce qui est beau, tandis que le célèbre sophiste grec Protagoras (v. 485-415 av. JC environ) soutenait que si l’on croit qu’une chose est belle, alors elle est belle, et que tous les jugements sont et doivent être subjectifs car toute expérience est relative à celui qui la vit.

Ces branches n’ont pas été définies de cette manière avant l’époque des Grecs, mais les questions qu’elles posent et auxquelles elles cherchent à répondre ont été exprimées par des peuples du Proche-Orient, de l’Asie du Sud et de tout le monde antique.[…]

d’après Joshua J. Mark traduit dans WORLDHISTORY.ORG


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