À l’occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration, une question se pose avec acuité : que deviendra la transmission de cette mémoire lorsque les derniers témoins directs auront disparu ? La mémoire vivante des déportés est en train de nous filer entre les doigts, et ce lundi, ils ne seront plus que quelques-uns à prendre la parole à Birkenau. Ces derniers témoins ne manqueront pas de souligner la montée inquiétante de la haine et de l’antisémitisme à travers le monde, exprimant leurs craintes de voir l’Histoire se répéter.
Mon étude sur les musiques et les musiciens des camps m’a permis de rencontrer quelques survivants de l’Holocauste et de collecter une matière qui, bien que n’étant qu’un infime grain de sable dans l’immense édifice du savoir concentrationnaire, m’a néanmoins offert la possibilité de faire preuve d’empathie — de “vibrer par sympathie“, comme dirait tout théoricien de la musique qui se respecte — avec ces témoins.
Ce phénomène s’étend également à tous les écrits de ceux qui sont partis avant nous, à commencer par Primo Levi, Simon Laks, Eugen Kogon, Germaine Tillion et Léon Halkin. Ces récits possèdent un pouvoir de persuasion si profond qu’ils nous transforment, presque malgré nous, en dépositaires de ces événements et de ces témoignages. Bien sûr, aucun historien qui parle aujourd’hui de la Shoah n’a vécu dans sa chair l’immense douleur de la perte des siens dans une chambre à gaz, la peur d’un avenir incertain, les tourments infligés par le froid, la faim et la maladie, l’agression incessante des kapos et leur domination sadique, ni l’effroyable odeur persistante des corps réduits en cendres.
Malgré ce savoir dont nous sommes dispensés, une conscience des faits s’installe en nous et nous aide à estimer la gravité de l’horreur, en même temps qu’elle nous permet de mesurer l’immense courage (et la formidable pulsion de vie) qui a maintenu debout ceux qui ont lutté, elle nous permet de sentir ces ressources insoupçonnées que certain(e)s hommes et femmes eurent au plus profond d’eux-mêmes, fussent-ils plongés dans les situations d’horreur les plus insoutenables. Le jour où les derniers survivants auront disparu, leur mémoire sera à jamais la nôtre si l’on accepte de dédier une partie de sa vie à cet indispensable travail de transmission que l’on nomme maladroitement le devoir de mémoire.
À mon sens, il n’y a aucun devoir qui tienne. Les humains sont libres de ne pas transmettre, de ne pas écouter, d’ignorer les faits. La mémoire n’est pas un devoir qui s’impose – toute obligation ou contrainte ne ferait rien d’autre que trahir partiellement l’histoire – mais un droit que l’on s’octroie. Il s’agit même d’une vocation qui répond à ce que nous avons de plus profondément d’humain et d’éthique en nous. D’une certaine façon, ce droit à la mémoire est un sacerdoce qui nous transforme en gardien(ne) du Temple, en nous dotant d’une force de conviction telle qu’elle nous permettra un jour de prendre le relais de ceux qui ne seront plus. Cette appropriation de l’expérience d’autrui nous donne la capacité de convaincre (j’allais presque écrire convertir) les générations futures qui n’auront plus accès aux témoignages de première main.
Il m’est arrivé de rencontrer dans certains camps (notamment à Auschwitz, Belzec ou à Mauthausen) de jeunes historiens incroyablement bien informés sur les crimes nazis et qui avaient digéré à la perfection les témoignages des anciens déportés. Ces passeurs étaient capables d’évoquer et d’assimiler dans les moindres détails les mécanismes psychologiques et le ressenti de ceux qui les avaient exprimés. Cette énergie de la transmission, si elle s’effectue à partir de sources d’une extrême qualité (je pense par exemple aux témoignages filmés par l’ULB dans les années 90, qui constituent souvent entre deux et quatre heures de récits individuels, ou encore les films de Claude Lanzmann), pourra entretenir la flamme du souvenir, intacte, et être à l’origine de récits capables de se transmettre de génération en génération. Lorsque les derniers déportés auront disparu, le patrimoine qu’ils auront légué sera si considérable qu’il paraîtra impossible d’effacer la puissance de leur expérience individuelle, tout comme il semblera impensable d’oublier la nature abjecte des crimes nazis.
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, iconographie | source : wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Stéphane Dado | crédits illustrations : © CCLJ.
Plus de parole en Wallonie-Bruxelles…
- TERMINOLOGIE DÉCOLONIALE – 5 – Les termes liés à la “blanchitude” (CNCD-11.11.11)
- TRIBUNE : Généralisons enfin l’Education à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle (E.V.R.A.S.)
- THONART : Doktor Frankenstein et le body-building (2021)
- THONART : Auprès de quelle cour Salman Rushdie pouvait-il déposer les conclusions suivantes, pour que justice soit faite ? (1994)
- SLOW MEDIA : wallonica persiste et signe
- BARRIDEZ : Wokisme et peste brune, panique dans le débat
- Hommage à Christine…
- 2h de cours de philosophie et citoyenneté par semaine : un impératif !
- THONART : extrait de “Être à sa place” – 07 – Chaos par l’absurde (2024)
- CROIBIEN : Open System Project – Musiques diverses (1983-1985)
- A quoi bon, une encyclopédie ?