BARRIDEZ : Wokisme et peste brune, panique dans le débat

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[EDL.LAICITE.BE, 19 mars 2024] Le samedi 16 décembre dernier, la candidate Ève Gilles était couronnée du titre de Miss France 2024. S’en est suivie une violente polémique sur les réseaux sociaux, regrettant que le jury de ce prestigieux concours ait définitivement basculé dans le clan du wokisme.

Eve Gilles © gala.fr

La raison ? C’est la première fois qu’une femme à la coupe “garçonne” (c’est-à-dire qui a les cheveux courts) est élue reine de beauté. Les internautes les plus réactionnaires déplorent également son manque de formes et son teint mat. Ils n’ont pas non plus été tellement séduits par ses déclarations sur la diversité de la beauté du corps féminin. La conclusion derrière ces critiques fait de la nouvelle Miss France une égérie woke, marquant encore un peu plus le trait du déclin de la République.

L’actualité ne manque pas de polémiques de ce genre et qui usent du terme “wokisme” et de ses adjectifs tels que “woke” ou plus péjoratif encore “wokiste“. En Belgique comme en France, elles font le lit de l’extrême droite qui soit est à leur origine, soit se les réapproprie stratégiquement. Pour s’en rendre compte, il suffit, par exemple, de taper le mot “woke” sur la page Facebook du Vlaams Belang. S’ouvre alors à vous une longue suite de publications livrant bataille à la menace woke. Qu’il s’agisse de mettre fin aux subsides destinés à l’Institut Hannah-Arendt – jugé trop woke car on y mène des recherches sous l’angle de la diversité –, de lutter contre la venue à l’hôtel de ville de Gand de la Queen Nikkolah – la version féminine et inclusive de Saint-Nicolas – ou bien de dénoncer l’organisation d’une marche non mixte consacrée aux femmes pénalisées par la Covid, le Vlaams Belang ne s’accorde aucun répit face à ce qu’il désigne comme l’extrémisme à abattre, le wokisme. Toutefois, si ces publications pullulent sur leur réseau, elles donnent peu d’indications sur le contenu que l’extrême droite flamande associe au terme “wokisme“.

L’impossible définition du “wokisme

Dans la même veine, soulignons le discours prononcé par le député européen Tom Vandendriessche (VB), lors d’une conférence organisée par son parti en avril 2023, intitulée “Woke, a culture war against Europe“. Si le titre révèle un élément de définition plutôt flou, l’explication donnée par le député est encore plus déroutante : “Le wokisme mène à un nombre incommensurable de phénomènes étranges, mais qui sont complètement normaux selon les standards du mouvement woke. Car c’est justement le concept de normalité que les wokes essaient de détruire. C’est pourquoi, tout à coup, les gens commencent à renverser des statues, à mentionner leur gender pronouns, à teindre leurs cheveux en bleu ou à demander la décolonisation de notre langage et de la littérature. Le mouvement woke sème ainsi un trouble qui n’est pas nécessaire, partout où ils peuvent.” Donc, selon cette définition, un woke serait un individu aux cheveux bleus susceptible de s’identifier aux pronoms “il“, “elle” ou “iel“, dont le hobby est de renverser des statues et qui a un regard critique sur le passé colonial de l’Europe. Mis à part les risques de sécurité liés au renversement impromptu de quelques statues, on a du mal à percevoir la menace.

Pour saisir ce qui préoccupe réellement l’extrême droite flamande, cherchons du côté des sciences humaines et de leur éclairage du phénomène. Dans son analyse sémantique et étymologique “De woke au wokisme : anatomie d’un anathème“, le politologue et sociologue Alain Policar commence par replacer le concept dans son contexte historique. Le mot “woke” est originaire du langage parlé afro-américain et est utilisé pour évoquer, dès 1896, l’idée d’un nécessaire réveil des Noirs dans une société marquée par le racisme et la ségrégation. Alain Policar rappelle que, déjà à l’époque, les militants abolitionnistes étaient accusés d’être trop moralisateurs.

© moka-mag.com

Le terme a gardé la même signification lorsqu’il a été popularisé en 2008 par la chanteuse Erykah Badu qui, dans son morceau Master Teacher, fait émerger le mantra “I stay woke” pour énoncer l’importance de rester attentif aux discriminations vécues quotidiennement par les Noirs. Jusqu’ici, on voit mal le lien entre cet usage militant de l’adjectif “woke” et la définition qu’a esquissée le député européen du Vlaams Belang. Mais ce lien devient plus clair dans la suite de l’article. En effet, Alain Policar situe le point de bascule sémantique du concept, en 2014, lorsque les conservateurs américains se le réapproprient en réaction à la campagne Black Lives Matter, après l’assassinat, par un policier blanc, du citoyen Michael Brown. Le sociologue analyse cette récupération comme une stratégie des conservateurs pour disqualifier tous ceux qui sont soucieux de dénoncer des discriminations et qui sont ainsi engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBTQIA+ ou encore écologistes. Dès lors, on saisit mieux l’intérêt du discours prononcé par Tom Vandendriessche. Il n’a aucunement l’intention de définir le wokisme, mais bien de tourner en ridicule celles et ceux qui critiquent l’ordre politique et les normes sociétales ainsi que les militants en faveur de la justice sociale et de l’émancipation des minorités dont font notamment partie les femmes et les personnes non blanches. Alain Policar précise – en citant le philosophe Valentin Denis – que le terme “wokisme” “ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction : stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire“.

Diviser pour mieux régner

Cette stratégie discursive est tout à fait caractéristique de l’extrémisme, car elle vise à polariser la société en deux entités distinctes et chacune homogène : les wokes – “eux, l’ennemi commun” – et les anti-wokes – “nous, le peuple uni par ses racines identitaires“. En cadenassant le débat, cette stratégie de la division porte directement atteinte à l’intégrité du corps social. Ainsi, en Belgique, chaque publication du Vlaams Belang à l’encontre des wokes présente ceux-ci comme les fossoyeurs de la culture nationale flamande, de ses traditions et de son folklore. Peu importe que le blackface soit une coutume coloniale héritée de l’exposition des esclaves noirs du début du XIXe siècle, il n’est pas question de revoir l’apparence du traditionnel Zwarte Piet. Et gare à celle ou celui qui oserait alimenter le débat en démontrant les effets produits par un tel biais raciste sur l’estime de soi d’une personne noire, car cet individu serait immédiatement catalogué de “woke extrémiste anti-belge” et donc “anti-blanc“.

Enfin, derrière la multiplication de ce type de publications, l’objectif est aussi de provoquer une “panique morale“. Alex Mahoudeau, politologue, définit parfaitement cette tendance dans son ouvrage La panique woke. Selon lui, cette crise se produit au moment où “un ensemble d’acteurs au sein d’un groupe se met à s’inquiéter du danger que feraient peser sur l’ordre social, la bienséance, la civilisation, etc., des personnes identifiées comme responsables de cette brèche” : ces paniques vont apparaître et “elles vont ensuite former un point d’obsession dans le débat public, parfois via les médias et finalement disparaître, alors que la menace est toujours surreprésentée et exagérée“.

La stratégie de la panique, une recette qui porte ses fruits

Le moins que l’on puisse dire est que le pari de l’extrême droite est gagné. En effet, on ne compte plus le nombre de discours et de déclarations dans le débat public sur le wokisme. Que ce soit d’ailleurs pour le défendre, le dénoncer ou le déconstruire. Ce faisant, ce thème s’est peu à peu détaché d’une rhétorique spécifiquement conservatrice ou d’extrême droite. Effectivement, on observe désormais une percolation du discours sur le wokisme dans d’autres mouvances politiques.

En France, le gouvernement d’Emmanuel Macron a fait du phénomène woke une préoccupation majeure. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a notamment été à l’initiative du Laboratoire de la République, destiné à lutter contre le wokisme. En Belgique francophone, le MR défend une publication du Centre Jean-Gol, dans laquelle le wokisme est défini comme un totalitarisme. L’ancienne ministre socialiste Laurette Onkelinx a quant à elle exprimé dans La Libre Belgique son regret sur le fait que “les partis de gauche laissent la critique du wokisme à la droite“. En Flandre, les partis de gauche comme de droite tentent de récupérer l’électorat du Vlaams Belang, à commencer par la NVA, dont le président Bart de Wever a publié un ouvrage intitulé Over woke. L’ex-président de Vooruit, Conner Rousseau, déclarait également il y a peu que “les wokes sont tout aussi intolérants que les extrêmes“.

Au-delà de la récupération politique, on observe de plus une forte médiatisation du débat intellectuel autour de la pertinence du concept et de la réalité du phénomène. Dans tous les journaux et revues francophones, on trouve des articles qui décryptent le sujet. En radio aussi avec, par exemple, la diffusion par la RTBF en juin dernier d’un épisode de podcast intitulé “Le wokisme existe-t-il ?“, croisant les regards des philosophes Nathalie Grandjean et Vincent de Coorebyter. Puis, par-delà les analyses intellectuelles, on remarque que tout un chacun semble devenir légitime pour exprimer publiquement son opinion sur le wokisme. Le Soir donne ainsi la parole au cinéaste Denys Arcand qui compare les wokes à des enfants gâtés ; La Libre relaie les propos de Michel Sardou qui, sur BFM TV, a déclaré haïr le féminisme et le wokisme ; Le Vif mène l’enquête auprès des Belges sur la question “le wokisme est-il une menace contre la démocratie ?“, etc.

De cette façon, on ne peut que constater la victoire de l’extrême droite et des conservateurs qui sont définitivement parvenus à imposer la “panique woke” dans le débat public. Ce faisant, ils détournent une bonne partie de l’attention politique et médiatique à l’égard de la lutte contre les discriminations, mais aussi de ce qu’il peut y avoir de critiquable dans des formes de militantisme qui répondent exclusivement à des logiques identitaires. Car le danger d’aborder cette dernière question sous le prisme du wokisme réside, comme nous l’a fait observer Alain Policar, dans le fait que cette notion est vide de contenu. Par conséquent, chacun est libre d’y voir sa propre menace, même celle que représenteraient les femmes aux cheveux courts et teints en bleu.

Lucie Barridez, CAL/COM


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction, édition et iconographie | sources : Espace de Libertés, le magazine du Centre d’Action Laïque | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, image du film La vie d’Adèle (2013) © quat’sous films – Goodfellas ; © gala.fr ; © moka-mag.com.


Plus de prises de parole en Wallonie…

SCHRADER : Déconstruire les mots de l’extrême droite

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[EDL.LAICITE.BE, 15 mars 2024] Les mots sont des armes redoutables, et de la bouche de l’extrême droite, ils peuvent être à double tranchant. Un constat alarmant : l’usage de terminologies qui recouvrent en réalité des prises de position extrêmes est devenu banal. Pour planter le décor, nous profitons de l’expertise de la journaliste Isabelle Kersimon. Elle a analysé les termes utilisés aujourd’hui par l’extrême droite et qui ont investi le champ sémantique.

KERSIMON Isabelle, Les mots de la haine : glossaire des mots de l’extrême droite (2023)

Dans son ouvrage abondamment documenté, Isabelle Kersimon répertorie par thématique des termes et des expressions utilisées de plus en plus couramment, dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans la sphère sociale. Des mots pour certains banalisés et que l’autrice analyse pour en révéler la part d’idéologie d’extrême droite qu’ils véhiculent. “Mâle alpha“, “néoféminisme“, “fake news“, “politiquement correct“, “gauchisme culturel“, “élite“, “tyrannie des minorités“, “islamo-gauchisme“, “égalitarisme“, “théorie des minorités“, “repentance“, “victimaire“, “insécurité culturelle“, “communautarisme“, “déni“, “tyrannie du bien“, autant de mots choisis au hasard d’une longue liste, qui s’articule autour de thématiques, pour mieux mettre en perspective le sens profond que ces terminologies revêtent.

Une banalisation du langage de l’extrême droite

En 2007 sortait un Dictionnaire de l’extrême droite, sous la direction d’Erwan Lecœur, qui évoquait déjà les thématiques du racisme ou de l’antisémitisme en France depuis l’affaire Dreyfus. Quinze ans plus tard, qu’est-ce qui a changé ? “Il y a des termes et des expressions, des syntagmes qui n’existaient pas en 2007“, explique l’autrice. “Le langage de l’extrême droite ne s’était pas banalisé et “mainstreamisé” à cette époque. Aujourd’hui, il y a une volonté d’euphémiser les choses. Marine Le Pen, par exemple, qui se déclare “anti-woke” à l’Assemblée : ce n’est pas du tout son terrain d’action, mais elle choisit cela tactiquement pour séduire une autre partie de l’électorat dont elle a besoin par rapport à ses ambitions aux élections européennes de 2024 et présidentielles de 2027. Il y a un phénomène d’appropriation par l’extrême droite de thèmes comme la laïcité, la notion de République aussi, alors qu’on sait à quel point l’extrême droite est antirépublicaine. Or Marine Le Pen et Éric Zemmour glorifient la République. Mais de quelle République parlent-ils ? C’est la question. De quoi parlent-ils quand ils parlent de laïcité ? C’est ce que j’essaie de faire comprendre.”

L’autrice explique d’ailleurs avoir créé un néologisme, celui de “néolaïques“, faisant référence aux personnalités qui se revendiquent de la laïcité en lien avec l’islam : “L’un de leurs paradoxes est d’avoir abandonné une lutte historique et motrice de la laïcité – la défense de l’école publique – et de soutenir des personnalités connues pour leurs idées anti-laïques, au nom d’un combat commun fantasmé comme une nouvelle résistance face à un envahisseur invisible, protéiforme et menaçant : l’islamité. Les néolaïques ont développé et répandu, en réaction aux massacres du 13 novembre, une panique morale empruntée de terreur et de paranoïa dans une surenchère croissante de violence verbale, en entretenant une confusion fautive et dangereuse entre les questions de laïcité, d’islamité et de terrorisme djihadiste.

Une importance historique exagérée

Dans son édition de fin 2022-début 2023, Philosophie magazine titrait “Peut-on encore parler de racisme, de sexisme et d’identités de genre sans se fâcher ?” et évoquait la “dynamique conflictuelle de l’espace public“, s’inquiétant d’une tentation de l’absence de débat entre réactionnaires (lisez “traditionalistes”) et progressistes… Après tout, la démocratie n’est-elle pas précisément dans la possibilité du débat ? Mais d’après Isabelle Kersimon, pas de complaisance pour les discours réactionnaires ou traditionalistes, qui ne sont, selon elle, que l’articulation de thématiques d’extrême droite : “Je pense à ceux qui se revendiquent comme “pour les traditions” : c’est quand même tout le propos de l’extrême droite et de l’ultradroite. Or la première des traditions auxquelles l’extrême droite veut revenir, c’est la place de la femme dans la société. C’est pourquoi je commence mon livre par le féminisme et les attaques dont il est l’objet parce que c’est le premier de leurs objectifs pour refonder une société telle qu’ils la rêvent : celui de renvoyer les femmes à leur condition d’avant. Elle va dire “mais non, on défend les féministes”, et va prendre en exemples des féministes qui sont mortes. Mais celles d’aujourd’hui ? L’extrême droite va dire ce qu’affirment Alain Soral et Éric Zemmour depuis des années : “Les vraies féministes ne font pas la guerre des sexes, elles respectent les hommes.” Mais c’est une entourloupe doublée du fait qu’ils vont qualifier de néoféministes celles qui sont féministes. Or historiquement, les néoféministes étaient anti-suffragettes, elles étaient réactionnaires, précisément. C’est tout le dévoiement de l’extrême droite, qui fait croire que si elle existe, c’est en réaction à ce qui se passe en face. Or c’est faux, l’extrême droite ne dévie pas de sa route, peu importe ce qui se passe autour. Mais elle laisse entendre le contraire : “Les féministes sont allées trop loin, tout comme les Juifs et les lois mémorielles, les Noirs et leur racisme…” Alors que simplement elle a toujours été là.

© DR

Une fascination pour George Orwell

S’il est connu pour ses deux célèbres dystopies, 1984 et La Ferme des animaux, qui dénoncent les totalitarismes et la mort de toute liberté d’expression, George Orwell s’est également intéressé au pouvoir de la langue et de la sémantique. Dans 1984, une novlangue est créée par l’État pour mieux asseoir son pouvoir, qui rend impossible l’expression de toute idée susceptible de critiquer ce pouvoir. Paradoxalement, aujourd’hui, l’extrême droite se réclame de plus en plus du fameux romancier britannique. Comme le rappelle Isabelle Kersimon, quand Éric Zemmour a été condamné pour appel à la discrimination raciale, le député de la droite radicale Lionnel Luca a évoqué la mise en cause de la liberté d’expression dans une société que certains aimeraient voir devenir orwellienne…

L’autrice de citer également la création d’orwell.tv, la Web-télé créée par l’ancienne chroniqueuse Natacha Polony, qui finalement s’appellera polony.tv faute d’avoir obtenu les droits pour utiliser le nom de l’écrivain. Pourquoi l’auteur de 1984, qui a précisément consacré son œuvre à dénoncer les travers des totalitarismes, est-il si souvent mentionné ? Isabelle Kersimon l’explique par le fait que de nombreux extrémistes de droite vivent dans une “alt-réalité” faite de complots, de remise en cause des médias, de paranoïa. L’exemple de l’assaut du Capitole ou des théories du complot lors de la pandémie de Covid en sont les exemples les plus connus. “Dans ce monde alt-réel“, écrit la spécialiste de l’extrême droite, “quand les commentateurs médiatiques omniprésents, se revendiquant porte-parole du “pays réel”, se plaignent, ils sont censurés par une société du “déni” qui dissimulerait, à l’aide de sa “doxa”, de sa “bien-pensance” et de son wokisme, l’“insécurité culturelle” et le “grand remplacement”. […] Dans cette alt-réalité, les universités seraient aux mains de chercheurs “antirépublicains”, “complices des islamistes”.

C’est bien là tout le danger aujourd’hui : une inversion de la réalité qui transforme en victimes les puissants et fait le terreau d’une extrême droite qui, comme l’explique dans la préface du livre le professeur de théorie politique à l’ULB Jean-Yves Pranchère, “procède d’un projet politique plus radical consistant à susciter des paniques morales et à exploiter l’intersection des peurs et des haines“. Un processus ô combien pernicieux !

Sabine Schrader, journaliste


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Plus de tribune libre en Wallonie…

BRY : On ne peut plus ne plus rien dire…

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[DIACRITIK.COM – 16.11.2021] Mais par quel truchement en sommes-nous arrivés en 2021 à ce qu’un quarteron de cuistres abondamment médiatisées dicte l’agenda politique, impose sa présence inopportune à longueur de plateaux, commande au discours des uns et des autres et s’immisce jusque dans les conversations les plus anodines ?

L’omniprésence émétique des Zemmour, Ménard, Finkielkraut, Onfray et consorts dans les médias pose question bien au-delà des idées qu’ils professent. Leurs passages télévisés ou radiophoniques, leurs sorties numériques et leurs reprises par des fidèles appointés aux motivations discutables sont davantage les causes que les conséquences de l’appauvrissement du débat public. Bien aidés par certains organes trop heureux de surfer sur le lisier des opinions rances en mode “ne tirez pas sur le messager“, ces fâcheux s’en donnent à cœur joie et déversent leurs idées aussi rances sans aucune contradiction. Quand ils ne sont pas purement et simplement aidés par des séides d’un nouveau genre : les Pascal Praud, Elizabeth Lévy, Ivan Rouffiol, Mathieu Bock-Côté, chantres mous de la réaction, pas objectifs pour deux sous, se drapant dans leur indignation professionnelle, gardiens auto-proclamés d’une liberté d’expression faisandée qui entend pourfendre une bien-pensance qui n’existe que dans leurs cerveaux de boutiquiers cathodiques.

L’un des gros problèmes de cette séquence est qu’à force de passivité, de complaisance, voire de connivence, on vient à tolérer que le mensonge devienne un moindre mal sinon la norme, on en arrive à laisser s’installer des vérités alternatives là où jadis l’intelligence et le bon sens suffisaient à éviter de choper deux ulcères pour le prix d’une dépression. Face à ce déferlement d’inepties et de contre-vérités jamais remises en cause, il faut affronter l’évidence, quitter sa réserve et ne plus se taire : on ne peut plus ne plus rien dire !

On ne peut plus ne plus rien dire quand le premier raciste venu peut aisément faire carrière à la télévision, sur Internet, à longueurs de livres ou lors de séances de dédicaces transformées en conférences à côté desquels les rassemblements organisées par Bygmalion ressemblent à des kermesses d’écoles primaires. On ne doit plus se taire devant les injonctions des sycophantes qui pleurent à longueur d’antenne qu’on les musèle et que l’on vit dans une dictature qui les empêche de s’exprimer. Mais face à ces Caliméro de comptoirs, que faire ? Les contredire ? Ils vous opposent invariablement une phraséologie primaire sur fond de “qui veut noyer son chien l’accuse de la rage” et vous renvoient des sophismes en rafales. Les ignorer ? Ce serait trop simple et quand bien même leurs audiences sont plutôt confidentielles si on décortique les chiffres de médiamétrie, on peut compter sur les réseaux sociaux, Twitter en tête, pour relayer à nos corps virtuels défendants les morceaux choisis de leurs provocations frelatées. Les fact-checker ? Ils vous rétorqueront que la doxa officielle est suspecte. Parce qu’en plus de vous prendre pour des cons, ils sont complotistes. Traquer leurs mensonges ? Ils vous diront que c’est celui qui le dit qui l’est…

A l’instar du Covid qui phagocyte l’actualité et régente nos vies depuis bientôt deux ans, cet autre virus ne quitte plus les unes des journées après avoir circulé à bas bruit pendant des années. Entre l’omniprésence croissante (dans les sujets des JT et les esprits) d’un non-candidat et la lente installation des discours racistes, on a aujourd’hui le sentiment (et c’est malheureusement bien plus qu’une impression) que la jeunesse n’emmerde plus tellement le Front National ni n’élève la voix contre les fascistes. On constate amèrement qu’on ne sait plus faire la différence entre un pamphlétaire auto-édité et un homme politique, entre un ex-journaliste sportif et un débouche-évier, entre un complotiste et un opportuniste… Et l’on voudrait nous faire prendre des lanternes pour des messies. Alors que c’était plus facile avant, même si je ne suis pas de ceux qui cèdent aux sirènes d’une nostalgie contrefaite qui fait regretter telle ou telle époque si belle soit-elle, quand c’était le bon temps, ce moment idéalisé qui n’existe que dans les cerveaux embrunis des cafardeux qui aimeraient réécrire une histoire qu’ils n’ont pas connue en profitant d’une amnésie citoyenne et d’une culture générale devenue homéopathique.

Image extraite du film “1984” de Michael Anderson, sorti en 1956 © Mary Evans

La conséquence de tout cela est que l’on ne sait plus reconnaître un facho quand on en croise un. Il est loin le temps où ils avançaient le bras en l’air en de longues processions millimétrées dans un fracas de bruits de bottes à talons en bois, regardant l’horizon de leurs yeux azur par-delà un nez aquilin et fiers de leur ascendance pure comme l’eau d’un lac bavarois. Avouez que c’était quand même plus simple : ceux-là, on savait ne pas les confondre avec un quinquagénaire en chemise bien repassée et veste de tweed qui explique benoîtement vouloir supprimer l’état de droit ou avec une passionaria aux imprécations excluantes, ressemblant à s’y méprendre aux jappements compulsifs d’un chihuahua d’influenceuse.

C’est la quadrature du cercle de l’intelligence collective, le problème de l’œuf médiatique et de la poule politique sacrifiés sur l’autel du clic. C’est la mithridatisation des idées infusées dans la course à l’audience. Tous responsables, tous coupables : pointer tel média ou tel réseau n’est qu’un paravent à une paresse intellectuelle savamment entretenue par des années de morgue politicienne. Nul besoin de remonter bien loin dans le temps. Il suffit de se rappeler le débat sur l’identité nationale orchestré par Nicolas Sarkozy. Il suffit de se souvenir de la question de la déchéance de la nationalité envisagée par François Hollande. Il suffit de penser aux pains au chocolat de Jean-François Copé à la sortie des écoles, le bruit et l’odeur de Jacques Chirac, “l’amie plus noire qu’une Arabe” de Nadine Morano ; la liste des ignominies est longue et loin d’être exhaustive. Sans verser dans le tous pourris bien trop commode car il conduit à l’avènement du national-populisme et au totalitarisme sémantique ambiant, on peut néanmoins pointer les responsabilités successives des un.e.s et des autres et se souvenir que “le fascisme ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire” (Roland Barthes).

Devant ce point que l’on n’espère pas être de non-retour où les bélitres font la loi dans leur entreprise de ripolinage de l’histoire, il faut se forcer à ne plus simplement se lamenter sur l’état passé de l’intelligence française sur lequel poussaient jadis des vertus cardinales, telles des herbes folles réparatrices sur les friches du passé. On ne doit plus contempler, désabusé, les constructions populistes en préfabriqué repoussant qui s’érigent chaque jour un peu plus nombreuses. Un peu comme dans ces villes champignons où des centres commerciaux démesurés et clinquants ont remplacé les échoppes à taille humaine des centres-villes riants et grouillants. Il faut se souvenir des combats que nos aïeux ont menés, et retrouver dans les livres et dans nos mémoires les enseignements perdus, les souvenirs oblitérés, la vérité sur laquelle crachent volontiers les révisionnistes et les négationnistes qui pervertissent le langage, rhétorisent comme ils respirent, jouent avec les malentendus, nos peurs et l’ignorance coupable de leurs éventuels contradicteurs.

Non, il ne faut plus se taire face à ce combo mortifère pour la démocratie : l’apathie journalistique et le dédain citoyen combinés avec un certain opportunisme éditorial, la course permanente à la provocation et au buzz planifié, la mise en coupe réglée du langage au nom d’une liberté d’expression à sens unique. Sinon, on ne pourra que constater notre échec collectif de vivre dans ce beau pays de France où les fascistes courent toujours (les plateaux de télévision).

Dominique BRY (FR)

  • D’après l’article original de Domminique BRY sur DIACRITIK.COM ;
  • L’illustration de l’article est © Philippe Clément / Arterra.

Tribunons librement…