Victor Ingeveldt est né à Liège en 1913. Saxophone ténor, clarinette, violon. Il fait des études de violon classique au Conservatoire de Liège. Au tout début des années 30, il commence à jouer dans des orchestres de brasserie, en banlieue, puis dans les bars du Pot d’Or à Liège. Il découvre le jazz et l’improvisation et se met au saxophone.
En 1933, il débute comme professionnel à l’Eden (Liège) dans l’orchestre Dalmans. Deux ans plus tard, il part pour Bruxelles et se produit dans les établissements les plus cotés (Saint-Sauveur, etc.). Entretemps, il assimile le style de Chuck Berry, puis celui de Lester Young. En 1939, il entre chez Jean Omer au Boeuf sur le Toit, où il accompagne Coleman Hawkins un peu avant son retour aux U.S.A. Dès cette époque, il est considéré comme un des meilleurs ténors belges.
Pendant la guerre, il travaille dans les principaux big bands bruxellois (Jean Omer, Fud Candrix, Robert De Kers, Eddy de Latte…) ainsi que, occasionnellement, en petite formation avec Vicky Thunus notamment, à Liège et à Bruxelles. Il grave un grand nombre de 78 tours. A la Libération, Victor lngeveldt joue dans l’orchestre Ernst Van’t Hof duquel se dégage bientôt la formation The lnternationals (avec Brinckuyzen, Moralès, De Boeck, etc.), formation qui, pendant quelques années, sera une des meilleures du pays et multipliera les concerts pour les Américains, les tournées et les enregistrements.
Par la suite, étant professionnel, il ne peut plus se consacrer au seul jazz et travaille dans la variété. Pendant les années 50 et 60, il fait partie des “Chakachas“, orchestre de variétés très connu, avec lesquels il fait le tour du monde. Il renoue avec le jazz en 1973 en entrant dans le Big Band de la BRT. A la fin des années 70, il part vivre en Italie où il s’intègre rapidement au milieu jazz local, jouant même, à presque 70 ans avec de jeunes musiciens de jazz-rock. Il revient de temps à autre en Belgique pour un gala avec le BRT Big Band. Il s’est remis à jouer prioritairement du violon.
Gaston Houssa est né à Liège en 1910 et y décédé en 1984. D’abord violoniste puis chanteur-animateur dans l’orchestre de Lucien Hirsch. Au commencement de la guerre, après le départ de Hirsch, il reprend l’orchestre en mains. Sollicité pour se produire en Allemagne, il monte une nouvelle formation, laissant à Pol Baud l’ex-orchestre Hirsch.
De retour à Liège, il travaille au Mondial avec une petite formation, la plus strictement jazz qu’il ait jamais dirigée ; soutenu notamment par l’excellent guitariste Roger Vrancken, il y apparaît comme un violoniste hot convaincant. Il monte avec Jean Evrard et Lou Dearly le fameux trio vocal Houssa avec lequel il part pour Paris à l’occasion de la semaine du Music-Hall belge en France. Il se produit au Théâtre de l’Etoile et enregistre quelques disques pour la firme Olympia.
Toujours à Paris, il fusionne son propre trio à celui de Bob Jacqmain, formant ainsi les fameuses Voix du Rythme qui graveront quelques faces avec les plus grandes formations belges (Jean Omer, Gene Dersin, etc.). Gaston Houssa travaillera en grande formation de nombreuses années, dans la tradition Hirsch/Ventura (show, sketches…) et apparaît encore à la Taverne du Palace à Bruxelles au début des années 50 avec un répertoire qui n’a plus aucun rapport avec le jazz. Il disparaît ensuite de la scène musicale.
Né dans une famille de musiciens, Fernand Fontaine entre très tôt au Conservatoire de Liège, étudie le solfège et le violon. Ne désirant pas devenir musicien professionnel, il se dirige vers le droit et le journalisme. Mais, stimulé par le succès de son frère José, clarinettiste réputé (de l’orchestre de Stan Brenders), il réintègre le Conservatoire, où il étudie cette fois le contrepoint, l’harmonie, la fugue.
Il découvre le jazz dans les années 30, étudie la trompette, le piano et la batterie pour choisir finalement la contrebasse : il entre dans la formation de “Lud Green” (son frère en réalité), fait des tournées au littoral comme chanteur, dans les orchestres de Lucien Hirsch, David Carter, puis, au début de la guerre, dans la formation de Gaston Houssa pour qui il écrit ses premières “paraphrases”. Contrebassiste dans l’orchestre de Gene Dersin, où il restera de nombreuses années, il compose des pièces pour orchestre, et forme avec le guitariste Fernand Lovinfosse et le pianiste Marcel Debouny une rythmique efficace.
En pleine Occupation, il enregistre, en plus des disques de Dersin, quelques acétates à son nom : il s’y révèle non seulement un contrebassiste solide mais également un crooner à la voix agréable. Fontaine commence également à se faire connaître comme arrangeur pour des artistes de variété, belges et français. Après la Libération, il joue à Bruxelles avec Dersin, Léo Souris, Joe Lenski, Raoul Faisant, Robert De Kers et d’autres orchestres, comme la formation anglaise The Raggamuffins. Toujours attaché à la musique classique, il obtient la Médaille de contrebasse au Conservatoire. Admirateur de Slam Stewart, il s’attaquera plus tard au style plus moderne d’Eddie Safranski, émule de Lennie Tristano. Fernand Fontaine se consacre ensuite presque exclusivement à la musique classique et fera carrière au sein de l’Orchestre Symphonique de la RTB.
Nicolas Fissette reçoit une formation classique au Conservatoire de Liège, mais découvre Louis Armstrong et Mugsy Spanier et se met au jazz. A la Libération, il joue dans le Hot Club de Wallonie puis, en 1946, entre dans la grande formation d’Armand Gramme, à Liège. Il rencontre Raoul Faisant qui le conforte dans sa volonté d’entamer une carrière de musicien professionnel. Un peu plus tard, il découvre Gillespie et le be-bop. Il est fasciné.
A Bruxelles, pendant son service militaire, il joue avec Jack Sels, puis de retour à Liège, se joint au noyau des modernes (Thomas, Pelzer, Boland) et participe en 1950 aux fameuses jams de la Laiterie d’Embourg. Professionnel dès 1952, Nicolas Pissette joue une musique moins aventureuse dans les formations de Roland Thyssen, Vicky Thunus, Eddie de Latte, etc. Il s’installe à Bruxelles en 1960. De 1962 à 1965, il est soliste dans le Big Band de la RTB puis, à partir de 1967, dans celui de la BRT.
Il s’est toujours réservé, parallèlement à son activité professionnelle, des “pauses-jazz” : il apparaît ainsi dans de nombreux festivals (Bilzen, Comblain, Gouvy, Middelheim, Vielsalm) et dans les clubs de jazz, se produit à plusieurs reprises dans des “trumpet-battles” où il côtoie notamment Jon Eardley, Clark Terry, Idrees Sulieman, Dusko Goykovic, Benny Bailey, Wallace Davenport, etc. Il participe aux concerts de l’UER (Union Européenne de Radiodiffusion) et joue dans quelques formations clés des années 70 – 80 (l ‘Act Big Band de Félix Simtaine, le groupe de jazz-rock Placebo (Marc Moulin), et les Bop Friends aux côtés d’Etienne Verschueren et du trio Vanhaverbeke, etc.).
En 1989, il joue régulièrement en quintette avec son compagnon des débuts le saxophoniste Christian Vanspauwen et avec Tony Bauwens, Sal La Rocca et le batteur Mathieu Coura. Il est considéré comme un soliste de premier plan.
Avant même d’être un des premiers grands propagateurs du jazz, Robert Goffin est d’abord un poète et un homme de lettres : élevé dans une famille où l’on idolâtrait Victor Hugo, il publiera dès l’âge de vingt ans son premier recueil de poèmes ; son travail en faveur du jazz sera d’ailleurs fortement marqué par cette inclination première.
C’est à l’issue de la Première Guerre mondiale que, devenu interprète au 72e bataillon écossais de Vancouver – au sein duquel se trouvaient plus d’un Américain -, il découvre le jazz, puis les danses nouvelles importées des Etats-Unis. Dans son premier livre, il décrira avec un lyrisme qui n’appartient qu’à lui la lente infiltration de la syncope dans la culture et le divertissement occidentaux avec la fascination qui s’installe en lui. Séduit par cette musique “existentialiste ” avant la lettre, Goffin se met à la suivre à la trace.
En 1919, il découvre, à l’Alhambra de Bruxelles les légendaires Mitchell’s Jazz Kings qui initieront les Parisiens eux-mêmes à la syncope : “… Ce fut une des profondes émotions de mon existence. Une espèce de choc physique me marqua pour la vie (…) Quelque chose de nouveau était né pour moi, à côté des vers de Guillaume Apollinaire ou de Blaise Cendrars, et de la peinture du Douanier Rousseau…” (NHJ, p. 79). De Bruxelles à Berlin, de Paris à Amsterdam, Goffin, quoique théoriquement étudiant à l’Université de Bruxelles, écume les dancings et se saoule de musique. Il devient l’ami du trompettiste Arthur Briggs, un des meilleurs jazzmen américains installés en Europe au début des années 20. Après avoir inséré, dès 1920, dans le “Disque Vert” un poème à la gloire du jazz, il publie, en 1922, son fameux recueil Jazz Band, dont la préface a été rédigée par Jules Romains.
Dans la fièvre qui l’anime, il décide de passer “de l’autre côté ” et de devenir lui-même un de ces musiciens qu’il admire tant : c’est ainsi qu’en 1922, au moment où ses études se terminent et où se pose le choix classique – dans son cas : le barreau ou la musique -, il monte de toutes pièces un orchestre appelé Doctors Mysterious Six, une formation d’étudiants dont aucun des membres n’est musicien et qui ne vivra évidemment que l’espace d’une délirante parenthèse. Dès 1923 en effet, Goffin commence à travailler comme avocat, ce qui l’amène à effectuer de fréquents séjours à Paris où il côtoie l’intelligentsia d’alors : Cocteau, Cendrars, Eluard… et bien sûr les musiciens de jazz.
De dancings en conférences, de disques en rencontres, Goffin accumule souvenirs et impressions et envisage bientôt de les réunir en un volume qui serait un hymne à la nouvelle musique. Ce sera chose faite en 1932 : après avoir fait paraître une première version dans la revue de Félix-Robert Faecq Music, Goffin publie cette année-là Aux Frontières du Jazz, son premier livre, et par la même occasion, le premier ouvrage au monde à être consacré exclusivement au jazz. Préfacé par Pierre Mac Orlan, et dédié à Louis Armstrong, Aux Frontières du Jazz vaudra à son auteur d’être reconnu aux quatre coins du monde comme le véritable précurseur de la littérature jazzique.
Les quelques erreurs de perspective, bien compréhensibles vu le manque de recul, n’enlèvent rien au caractère documenté de l’ouvrage ni à la fougue et à la poésie avec lesquelles Goffin défend le jazz. Alors qu’on le représentait habituellement sous les traits d’une “musiquette” synonyme de plaisir et d’artifice, il a pressenti dès le début la profondeur réelle, la dimension non seulement esthétique, mais aussi humaine et sociale du jazz “… (le jazz) est l’expression des peuples opprimés sans patrie et sans terre : c’est le cri de délivrance des nègres et des juifs qui y ont insufflé leur inépuisable solitude et leur cafard abrutissant…”“Le jazz fut la première forme du surréalisme. C’est le premier besoin qu’éprouvèrent les nègres de neutraliser le contrôle raisonnable pour laisser le champ libre aux manifestations spontanées de l’inconscient…”
C’est notamment suite à la lecture de ce livre que Panassié décidera de publier, en 1934, son propre ouvrage, Le Jazz Hot, dont le succès et la médiatisation feront par la suite oublier quelque peu le travail de Goffin. Entre 1932 et la fin de la décennie, Goffin écrit sur de nombreux sujets qui l’écartent pour quelques temps du jazz. Mais lorsqu’en 1939, il effectue son premier séjour aux Etats-Unis, il replonge de plus belle. De retour en Europe, il écrit une série d’articles antinazis qui lui vaudront de retourner bien plus vite qu’il ne l’avait prévu aux Etats-Unis et pour toute la durée de la guerre.
Conscients de sa valeur et de sa grande culture en matière de jazz, les Américains lui confient la rubrique jazz du magazine Esquire. Goffin participe même avec Léonard Feather à l’organisation des célèbres concerts annuels organisés par Esquire. Il dirige parallèlement à New York le journal La Voix de la France, et fréquente tous les grands exilés du monde des Arts : Chagall, Dali, Maurois, ainsi que le poète américain du jazz Langston Hugues. Pendant son séjour, Goffin publie également un livre intitulé Jazz from the Congo to the Metropolitan, qui ne sera jamais traduit tel quel en français, mais dont la plupart des chapitres paraîtront, remaniés, dans la Nouvelle Histoire du Jazz qu’il publiera à Bruxelles en 1948.
En 1945, il rentre en Belgique et avant de reprendre sa carrière d’avocat, il effectue avec Carlos de Radzitzky une tournée de conférences au cours desquelles il raconte les innombrables souvenirs glanés au fil du temps et tout particulièrement les découvertes qu’il a effectuées durant ses séjours aux U.S.A. L’année suivante, il publie La Nouvelle-Orléans, Capitale du Jazz, étonnante monographie consacrée à la première Mecque de la nouvelle musique. Admirateur inconditionnel de Louis Armstrong, auquel il avait déjà dédié son premier ouvrage et dont il s’était fait un véritable ami, Goffin publie en 1947 aux éditions Seghers une biographie légèrement romancée du grand Satchmo. Un livre qui complète, aujourd’hui encore, les renseignements fournis par l’autobiographie d’Armstrong (Ma Nouvelle-Orléans) et la somme réalisée par James Collier (Louis Armstrong). Ici encore, la perception poétique de la réalité du jazz, permet l’expression d’éléments que la simple histoire objective ne peut aborder et dont la part de “vérité ” est cependant importante.
En 1948 on l’a vu, paraît la Nouvelle Histoire du Jazz. Dans un de ses chapitres, Goffin tente à sa manière de résoudre le conflit existant alors entre les “anciens ” et les “modernes ” en ces années de mutation (Swing contre Revival, Middle contre Be-Bop, etc.) : il propose comme critère décisif en matière de jazz la notion de “transe”, notion hautement imprécise et peu satisfaisante. En réalité, Goffin n’adhérera pas au nouveau jazz qui se construit alors : “… Je ne puis affirmer que cette musique me va droit au cœur. Elle est trop antithétique à l’esprit même de tout ce que le jazz a donné. C’est une rupture intellectuelle qui est difficilement digestible pour un profane…” Ainsi, le premier des grands défenseurs du jazz va prendre des distances pour finalement disparaître purement et simplement de la carte du jazz vivant.
Après 1954, alors qu’il préside le Pen Club de Belgique, il publiera de nombreux romans, essais, etc., ainsi que des ouvrages de gastronomie, mais sur le jazz, plus rien d’important. Par contre, son travail de pionnier et de témoin actif des premiers temps du jazz européen, est aujourd’hui encore, une référence presque mythique : “A chaque fois que je m’y replonge, j’y découvre de nouvelles choses… “ déclare volontiers Robert Pernet. Et on n’a aucune peine à le croire tant étaient riches les pages de Aux Frontières du Jazz. Une richesse qui suffit à faire de Robert Goffin une des personnalités déterminantes de l’Histoire du Jazz.
Jean EVRARD débute dans les années 30 en région liégeoise. Il signe son premier contrat important avec Jean Paques au Carlton de Blankenberge, en 1938. De retour à Liège, il joue quelque temps dans l’orchestre de Lucien Hirsch puis, au début de la guerre, dans la formation de Gaston Houssa avec qui il monte un trio vocal fameux (Trio Vocal Houssa), puis il joue à Paris avec ce trio. On le trouve ensuite, toujours à Paris, dans le grand orchestre de Raymond Legrand où il côtoie des musiciens aussi importants que Michel Warlop ou Hubert Rostaing.
De retour à Liège, il devient le trompettiste du “noyau swing” (Raoul Faisant, Roger Vrancken, Maurice Simon) qui offre aux Liégeois leurs premières jams de qualité. En 1943, il part pour les Pays -Bas sous un faux nom, en compagnie notamment de Raoul Faisant, Maurice Simon et René Thomas ; concerts, radios, et enregistrements (hélas perdus) à Amsterdam. A son retour, il se fait arrêter par les Allemands et envoyer en déportation pour treize mois. Libéré à la fin de la guerre, il recommence à jouer aux côtés de Faisant et effectue des tournées des “restcamps” américains.
En 1947, Evrard forme l’Equipe, groupe middle jazz (Henri Solbach, Coco Gonda…) qui se produit à Liège surtout. Comme tous les musiciens professionnels, il subit bientôt les contraintes du “métier” et doit s’orienter vers une musique plus commerciale. Il travaille régulièrement dans l’orchestre de Pol Baud et, en 1959, il se produit à Comblain avec Faisant. Il part ensuite pour Bruxelles où il travaillera durant des années dans des boîtes de nuit ; parallèlement, il obtient fréquemment des contrats comme musicien de studio.
Il se permet encore à l’occasion quelques petites escapades du côté du jazz (la plus marquante étant une jam-session avec les musiciens de l’orchestre de Count Basie, de passage à Bruxelles) mais arrête le métier en 1968. En 1974, il reprendra une activité en semi-professionnel, jouant et chantant dans l’orchestre de Jo Carlier. Il effectue alors quelques remplacements dans le Big Band de la BRT et joue de manière régulière dans le groupe Jazz de Liège. Jean Evrard stoppe toute activité au début de 1989.
Léo FLECHET découvre le jazz vers 1945-1946 par l’intermédiaire des V-Discs, après avoir suivi une formation classique. Attiré par Johnny Guamieri, il se met au piano-jazz, rencontre René Thomas, entre dans son trio dès 1947 et devient rapidement un des pianistes les plus actifs du jazz moderne.
Entre 1948 et 1951, il participe à de nombreuses expériences musicales aux côtés des chefs de file liégeois (Jaspar, Pelzer, Thomas, Boland), notamment lors des fameuses jams de la Laiterie d’Embourg.
Pianiste dans différentes formations amateurs, Léo Fléchet forme en 1957 son propre trio avec le guitariste Jo Verthé et le bassiste Jean-Lou Baudoin. Il découvre Bill Evans qui devient un de ses principaux modèles.
En 1960, il entre dans le quartette de Robert Jeanne (qui se maintiendra jusqu’en 1985 !) et continue à se produire en trio (avec cette fois Jean Lerusse et Félix Simtaine) ; ce trio sera engagé comme “rythmique-maison” aux différentes éditions du Festival de Comblain-la-Tour.
Parallèlement, Fléchet travaille en tant que sideman occasionnel et accompagne ainsi des musiciens comme Dave Pike, Bill Coleman, Dizzy Reece, J. R. Montrose, Don Byas, Anita O’Day, Slide Hampton tant en Belgique qu’à l’étranger. Il se produit aux festivals de Vienne, Zurich, Viersen et Montreux. En 1966, il reçoit la palme du meilleur pianiste amateur européen à Mönchengladbach.
Vers 1975, il s’essaye au piano Fender dans le cadre d’un jazz plus binaire et plus électrique (Karma, A. Hankart Investigation), pour revenir ensuite définitivement à la formule acoustique. A titre expérimental, il joue à deux pianos au Travers (Bruxelles) avec Pirly Zurstrassen. Pendant toute sa carrière, il a travaillé en semi-professionnel.
Jean FANIS commence une formation classique au piano puis, après avoir entendu Duke Ellington à la radio, il s’intéresse de plus en plus au jazz. Il apprend d’oreille quelques standards en piano solo, puis, à la Libération, se joint au Sadi’s Hot Five à Namur. Entretemps, il a découvert Teddy Wilson qui sera sa première influence majeure. Après une tournée avec le groupe de Sadi, il commence à navetter entre les trois centres névralgiques du jazz en Belgique : Bruxelles, Anvers (où il fait la rencontre, décisive, de Roger Asselberghs et de Jack Sels) et Liège (où il joue avec Raoul Faisant, avant de se joindre au noyau des “modernes”, à l’occasion de l’un ou l’autre remplacement au sein des Bob-Shots).
Il découvre Bud Powell et Al Haig et devient rapidement un des seuls pianistes belges à oser se mesurer au phrasé be-bop et à s’exprimer de façon cohérente dans ce nouveau langage. Pendant les années 50, Fanis joue d’abord à Anvers, à l’Exiclub (où il accompagne notamment Roy Eldridge). Puis, de 1953 à 1957, il est le pianiste-maison de la Rose Noire à Bruxelles où il se frotte aux nombreux solistes de passage, et notamment à Dizzy Gillespie et Clifford Brown. Parallèlement, il travaille régulièrement avec le quintette Thomas–Pelzer, et avec Jack Sels.
Dès 1955, nombreux enregistrements, en particulier pour la série légendaire “Innovation“. En 1958, il accompagne Lucky Thompson en Allemagne. Pendant les années 60, il est amené, comme tant d’autres, à réduire ses activités, cessant même à plusieurs reprises de jouer (pour replonger peu après). En 1964, il joue dans le trio d’Al Jones alors installé en Belgique et qui se produit fréquemment au Blue Note. Il entre alors dans le quartette de Sadi avec lequel il travaillera et enregistrera pendant de nombreuses années. A l’extrême fin des années 60, Fanis décroche à nouveau pour une période de dix ans, avant de réapparaître au début des années 80 aux côtés de Sadi, ainsi qu’en free-lance dans différentes formations. Il se produit alors régulièrement dans la région de Bruxelles.
Michel DEBRULLE est né à Hal en 1955. Il étudie le solfège et les percussions à l’Académie Grétry (Liège), puis suit les cours de l ‘I.A.C.P. à Paris. Il fait ses débuts dans les formations-laboratoires de Jean-Christophe Renault (Solaire, 1976) et Denis Pousseur (Dodécanagramme, 1979). Il suit les séances du séminaire de jazz au Conservatoire de Liège et de la classe d’improvisation de Garrett List. Boursier, il part pour New York et étudie au Creative Music Studio (juin 81), où enseignent des musiciens aussi prestigieux que Jack de Johnette, Nana Vasconcellos, Ed Blackwell, Dollar Brand, etc.
De retour à Liège, il tourne avec l’Orchestre du Lion (accompagnant différents spectacles, notamment le film de Fritz Lang, Metropolis) et participe à la création de La Rose des voix d’Henri Pousseur et Michel Butor (1982). Entre-temps, en 1981 et 1982, Debrulle travaille comme animateur et programmateur du club de jazz liégeois Le Lion s’envoile et se familiarise avec un jazz plus classique au sein de la rythmique-maison de ce même club (aux côtés de Pirly Zurstrassen, Jacques Pirotton et André Klenes) ; il accompagne ainsi un grand nombre de jeunes solistes belges.
Fin 1982, il est co-leader du groupe Baklava (jazz “mondialiste” intégrant rythmes et instruments africains, brésiliens, indiens, etc.). En 1984, Michel Debrulle monte avec Fabrizio Cassol et Michel Massot un des groupes les plus originaux de la scène belge : le Trio Bravo qui, après cinq années d’existence, s’est taillé une solide réputation sur le plan européen (nombreuses apparitions dans les festivals : Bourges, La Haye, etc.). Le trio effectue, en 1990, une tournée aux Etats-Unis et en Inde. Debrulle joue également au sein du groupe rock Glasnotes, ainsi qu’avec Combo Belge et participe à la création de ballets modernes.
Serge Caligari étudie le violon dès son enfance. A douze ans, il se produit déjà en concert et est considéré comme un violoniste de grand talent. Il est remarqué par Stan Brenders qui l’engage dans l’orchestre qu’il dirige au Bois de la Cambre (Bruxelles).
Il se met au saxophone alto et à la clarinette, développe une sonorité veloutée qui va séduire, au début des années 30, Jean Bauer, qui vient de reprendre en mains l’orchestre d’Oscar Thisse et en a fait le Rector’s Club. Caligari remplace Thisse au sein de l’orchestre. Pendant une dizaine d’années, sa trajectoire se confond dès lors avec celle du Rector’s : engagements d’été à la Côte (Blankenberge, Knokke), saisons en Suisse, en Hollande, hiver à l’Eden (Liège), etc.
Il s’initie à l’improvisation aux côtés de Brinckhuyzen notamment et fait profiter l’orchestre de sa culture classique et d’une technique instrumentale sans failles. Pendant la guerre, il reste fidèle au Rector’s. Parallèlement, il joue avec l’accordéoniste Hubert Simplisse et participe à l’enregistrement des disques gravés par celui-ci avec Raoul Faisant et René Thomas. A l’arrivée du jazz moderne, à la fin des années 40, Serge Caligari perd progressivement le contact avec le jazz, comme la majeure partie des musiciens professionnels.
Après des débuts dans le milieu rock, il découvre le jazz par l’intermédiaire du trompettiste Milou Struvay. Apprentissage à Liège aux côtés des meilleurs jazzmen locaux (Jacques Pelzer, Robert Jeanne, Jean Linsman…) et de deux Américains installés à Liège à l’époque : le pianiste Ron Wilson et le saxophoniste Lou Mc Connell (milieu des années 70). II fait partie de nombreux groupes de jeunes (notamment Four avec André Klenes, Robert Woolf et Pierre Peusgen en 1976), suit parallèlement des cours de percussion classique et de batterie et étudie avec Steve Lacy, Butch Morris et Karl Berger dans le cadre de la classe d’improvisation du Conservatoire de Liège.
Il devient professionnel, se produit avec ]’orchestre du Lion, puis, au début des années 80, avec le groupe Maydance (Albert Wastiaux) et avec le quintette de Pirly Zurstrassen (aux côtés de Pierre Vaiana, Jean-Paul Danhier et Michel Hatzigeorgiou). Sideman occasionnel (John Ruocco, Serge Lazarevitch, etc.). En 1986 et 1987, Cirri suit les stages d’été des Lundis d’Hortense et du Jazz Studio d’Anvers avec Joe Lovano et Aldo Romano.
A Liège, il anime les soirées de la Péniche, accompagne Jon Eardley et Guy Cabay. Entretemps, il assume un travail musical éclectique : musique contemporaine (Pousseur), musique pour le théâtre, le cinéma, la danse ; accompagnement de chanteurs (Philippe Anciaux, J. Reinhardt et surtout William Sheller – tournée en 1987). En 1988, il enregistre avec Pierre Yaiana de retour de New York, et fonde avec Pirly Zurstrassen et Sal La Rocca le trio Plink Barn Toung ; il travaille aussi avec Steve Houben, Richard Rousselet, Phil Abraham… Début 1989, il se produit avec les guitaristes américains John Thomas et Al Defino et monte son propre quintette : Belolita.
José BEDEUR est né à Huy en 1934. Après des études de violoncelle, d’harmonie et de musique de chambre aux Conservatoires de Huy et de Namur, il découvre le jazz. En 1956, il fonde le Melody Swing Quintet, orchestre “à géométrie variable” dans lequel apparaît à l’occasion Raoul Faisant, et dont le répertoire est à mi-chemin entre le jazz et la musique de danse. Il écrit ses premières compositions et participe à la fondation du Jazz-Club de Huy ; au Grenier (le club de jazz hutois de l’époque), il rencontre de nombreux musiciens belges et étrangers. Avec Jean-Marie Troisfontaine et Tony Liégeois, il monte un trio (1957) qui joue en première partie du concert de Bud Shank et Bob Cooper à Liège. Devenu musicien professionnel, il travaille parallèlement dans les orchestres de variété de Jean Saint-Paul, José Hontoir et Jerry Eve ; avec ce dernier, il tourne aux Pays-Bas, au Portugal et en Espagne, où il a l’occasion de jouer avec le pianiste catalan Tete Montoliu.
Revenu en Belgique, il monte à Liège un quintette qu’il baptise “Les Daltoniens” et qui joue un hard-bop aux arrangements plutôt audacieux pour l’époque. “Les Daltoniens” remportent en 1962 le prix Adolphe Sax, à Dinant. Puis, le quintette se réduit à un trio, le fameux Trio Troisfontaine (Jean-Marie Troisfontaine, José Bedeur, Tony Liégeois), qui se produira dans différents festivals (Comblain, Antibes, Prague). Dans les années 60, il sera l’un des premiers musiciens en Belgique tentés par le free-jazz. A la dissolution du trio, Bedeur n’apparaît plus qu’épisodiquement.
En 1978, il revient à l’avant-plan et se produit avec Charles Loos, Julverne, le groupe d’avant-garde du pianiste Christian Leroy (“Metarythmes de l’air”), Michiel Van der Esch, John Van Rymenant ainsi que, dans les contextes les plus divers, cherchant constamment à élargir le champ de ses expériences en y intégrant, par exemple, la musique classique ou électroacoustique, ou en participant à des manifestations théâtrales. Plus récemment, on le trouve dans le septette de Pirly Zurstrassen. Il a joué en duo avec le guitariste Albert Wastiaux, ainsi que dans le trio d’Alain Rochette et le quartette de Robert Jeanne.
BAUDOUIN Jean-Louis dit Jean-Lou, né à Liège en 1935. Neveu du chef d’orchestre Pol Baud et du guitariste Pierre Monsel, il est dès son enfance en contact avec le milieu du jazz liégeois et débute (aux percussions !) aux côtés de René Thomas, lors d’une retransmission radiophonique. En 1956, il se met à la contrebasse.
Parallèlement à ses études de droit, il se fait bientôt une place dans le clan des “modernes” liégeois, se produisant dans le trio Fléchet et le quartette de Robert Jeanne, notamment lors des festivals de Comblain. Il découvre Scott La Faro qui devient son modèle. Il “monte” à Bruxelles en 1962, joue au Blue Note de Benoit Quersin et commence à voyager énormément.
Travaillant à la propagation du jazz, il fait office de manager lors des concerts de Dexter Gordon et Roland Kirk (Liège 1963), Bernard Peiffer (Antibes et Comblain 1966), Charles Lloyd-Keith Jarrett (tournée 1965) et lance en 1964 avec Benoit Quersin la fameuse émission Cap de nuit (RTBF) qui sera reprise en 1966 par Marc Moulin. Baudoin est l’un des premiers à tâter du freejazz en Belgique (avec John Van Rymenant). En 1969, il rencontre le trompettiste américain Doug Lucas avec qui il se produit dans le quartette Four and More pendant plusieurs années.
En 1976, devant le succès remporté par la basse électrique, qu’il n’apprécie guère, Jean-Lou Baudouin réduit ses activités musicales pour les reprendre quelques années plus tard avec Charles Loos, ainsi qu’avec le pianiste Michael Blas. En 1986, il forme un éphémère quintette avec ses anciens compagnons liégeois Jeanne, Fléchet et Lerusse. Il retrouve en 1987, avec Fléchet, le chemin de Comblain. En 1989, il rentre de manière plus directe encore dans le mouvement en s’insérant au quintette du jeune guitariste Jean-François Prins (avec Nathalie Loriers, Erwin Yann, Félix Simtaine) qui donne des concerts un peu partout en Belgique ainsi qu’à Paris, au Centre Wallonie-Bruxelles.
Chaque vie mériterait son roman… Simplement certains romans seraient peut-être moins directement passionnants que d’autres, moins fertiles en événements colorés. Il est par contre des hommes et des femmes qui, à des degrés d’anonymat divers, ont fait de leur vie un véritable roman picaresque, la prédisposant en quelque sorte à servir de modèle à un romancier. Jean Bauer… Vous ne trouverez son nom ni dans le Larousse ni dans les Dictionnaires du Jazz [pourtant si, la preuve plus bas]. Son nom, tranquillement, s’en allait se perdre…
Pas d’enfants , plus de famille…
Poly-instrumentiste doué, il n’a rien fait, il faut bien le dire, qui ait révolutionné le jazz ni qui ait constitué un “must” dans sa catégorie… Il vous dirait lui-même qu’il était trop occupé à vivre que pour perdre son temps à faire des gammes ! Et pour vivre, ça il a vécu ! Grand voyageur, grand séducteur, grand joueur devant l’Éternel, il n’y aura pas besoin d’ajouter beaucoup d’anecdotes piquantes à sa vie pour en faire un roman chatoyant… qui viendra en son temps. En attendant, Jazz in Time vous propose de découvrir, photos à l’appui, un “parcours” musical qui, couvrant à peu près tout le XXe siècle, est lui aussi exemplaire à plus d’un titre. A travers rencontres, déceptions, enthousiasmes, un parcours qui mène en fin de compte de “presque la gloire” à “presque la misère…”
Jean-Pol Schroeder dans Jazz in Time
Jean BAUER est né à Metz en 1897. Originaire d’Alsace-Lorraine, il s’intéresse dès l’enfance aux orchestres de brasserie qui se produisent dans les grands cafés de Metz. Pendant la Première Guerre mondiale, il étudie le violon en autodidacte, alors qu’enrôlé dans l’armée allemande, il est immobilisé sur le front russe.
Après la guerre, il travaille dans l’hôtellerie, à Metz, à Paris – où il découvre le jazz – puis de nouveau à Metz où il commence à animer des bals en petite formation. En 1925, Bauer décide de devenir professionnel et part pour Paris. Il lui arrivera de se produire à la radio avec le violoniste classique belge Henri Koch. Il joue non seulement du violon mais aussi, selon les besoins, du banjo, de la batterie, de la trompette, du trombone et finalement du saxophone qui devient son instrument de prédilection.
Avec quelques musiciens français et belges (notamment Léon Jacob), il forme un petit orchestre, le Virginian Six qui effectuera deux séjours prolongés en Roumanie où il donne un concert privé pour le roi Ferdinand (c’est la première apparition du jazz en Roumanie). Il travaille ensuite à Istanbul au casino Yildish. A la dissolution du Virginian Six, Bauer travaille comme free-lance dans différentes grandes villes européennes : Amsterdam, Bruxelles et surtout Berlin où il séjourne à deux reprises, accompagnant le show de Marlene Dietrich et enregistrant des musiques de film pour la U.F.A.
En 1929, il quitte Berlin en compagnie du saxophoniste belge Oscar Thisse et se produit dans l’orchestre de ce dernier à la Feria de Liège à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1930. Oscar Thisse parti, il reprend l’orchestre en mains et lui donne le nom de Rector’s Club. Pendant dix ans, cette formation – dans laquelle on trouve notamment le trombone Albert Brinckhuyzen – connaît un grand succès tant en Belgique qu’en Suisse ou aux Pays-Bas en proposant un répertoire mixte : jazz et variété, et en accompagnant de très nombreuses vedettes (Maurice Chevalier, etc.).
Au début de la guerre 1940-1945, Jean Bauer reprend, à Liège, la direction d’un établissement, le Grand Jeu, où continue à se produire le Rector’s devant une faune étrange où se côtoient les milieux les plus divers (des membres de la Résistance aux agents de la Gestapo !), et où il engage la chanteuse Loulou Lamberty qui avait fait, avant-guerre, les beaux soirs de l’orchestre de Lucien Hirsch. A la Libération, il renonce à assurer à la fois la gestion de l’établissement et la programmation musicale et, en 1947, il quitte provisoirement le métier et part pour le sud de la France.
De retour en Belgique quelque temps plus tard, il reforme un orchestre (le New Rector’s) qui, avec un personnel extrêmement fluctuant (y joueront notamment Raoul Faisant et Eddie Busnello), animera galas et bals divers un peu partout dans le pays pour se fixer finalement au Casino de Chaudfontaine. La crise du jazz (ramené alors à peu de chose dans le répertoire de l’orchestre) et la disparition progressive des orchestres “à l’ancienne”, l’obligent à décrocher pendant la seconde moitié des années 60. Il a continué cependant à enseigner la musique pendant une quinzaine d’années encore.
Eddie BUSNELLO est né à Seraing en 1929 et décédé à Nervesa della Battaglia (IT) en 1985. Il étudie divers instruments (accordéon, piano, guitare…) avant d’opter pour le saxophone alto. Il commence alors une carrière professionnelle à la fin des années 40, dans les bars du Pot d’Or, le quartier chaud de Liège. Il découvre le be-bop et, parallèlement à son travail de professionnel, se met à fréquenter les jams aux côtés des jeunes musiciens de l’école moderne (Pelzer, etc.).
Remarqué par Kurt Edelhagen, il est engagé en 1957 comme saxophone baryton dans son orchestre, où il rejoint quelques-uns des meilleurs solistes européens (le yougoslave Dusko Goykovich, l’anglais Derek Humble, le français Jean-Louis Chautemps, le belge Christian Kellens…). Mais, de tempérament bohème et peu discipliné, il est bientôt renvoyé de cette formation. Dès cette époque, il sera un “musicien pour musiciens”, méconnu du public et de la critique mais considéré par ses pairs comme un des meilleurs altistes européens.
Il fréquente assidûment les jams du Jazz Inn (Liège), de la Rose Noire (Bruxelles), de l’Exiclub (Anvers), etc. En 1960, il se produit au Festival d’Ostende et enregistre à Cologne au sein d’un All Stars belgo-américain (Don Byas, Christian Kellens, Busnello, Franey Boland, Jean Warland, Sadiet Kenny Clarke). Il apparaît à plusieurs reprises au Festival de Comblain, notamment en compagnie de Robert Grahame, un de ses partenaires privilégiés d’alors. Il joue avec Bud Powell à Paris, avec Elvin Jones en Allemagne, avec Lee Konitz en Belgique ainsi qu’avec la plupart des grands musiciens européens (Mangelsdorff, Urtreger, etc.). Avec Dusko Goykovich, Mal Waldron et Nathan Davis entre autres, il enregistre en 1966 l’album Swinging Macedonia. Au début des années 70, il part pour l’Italie, où il travaille au sein de de différentes formations (notamment le groupe Area). Souffrant, il réduit ses activités. Il projette de revenir en Belgique mais, au terme d’une longue maladie, il meurt en 1985, dans l’anonymat.
Critique, écrivain, réalisateur et animateur. Un des plus actifs parmi les propagateurs du jazz en Belgique dans l’immédiat après-guerre. Né en 1924 à Louvain, Yannick BRUYNOGHE découvre le jazz à 15 ans en accompagnant son frère à un concert de Duke Ellington à Bruxelles. Il achète ses premiers disques de jazz et, passionné, entre en relation, pendant l’Occupation, avec les spécialistes d’alors, notamment le français Hugues Panassié et l’anglais Stanley Dance avec lesquels il entretient une correspondance suivie. A la Libération, il publie en collaboration avec Jean Leclère un bulletin polycopié, Jazz Record Society. Etudiant en droit à l’Université de Louvain, il monte un petit orchestre de jazz (University All Stars) dont il est le batteur.
Bruynoghe part pour New York en 1947, devient l’ami de bon nombre de grands musiciens : Rex Stewart, Dave Tough, Hot Lips Page, etc. et partage son appartement avec le baron Timmie Rosenkrantz, un de plus célèbres mécènes de l’histoire du jazz. Il fréquente Harlem et la mythique 52e rue où il entend en direct tous les géants du jazz de l’époque. De retour en Belgique, il est chargé de sélectionner les musiciens qui représenteront la Belgique au Festival de Nice (Sandy, Jaspar, Pelzer, Sadi, etc.).
De 1948 à 1959, il anime pour l’I.N.R. l’émission “Notes blanches, musiciens noirs” (traduite à la N.I.R. par Louis Baes), écrit dans La Revue du Jazz et fait partie du comité de rédaction de Swingtime. Quoiqu’il ait, à New York, assisté aux feux de la révolution bop (Parker, Gillespie,… ), il devient petit à petit, sous l’influence de Panassié et par conviction, un ardent défenseur du jazz traditionnel et une des voix marquantes du mouvement Revival et middle-jazz. Il met sur pieds de mémorables concerts (Willie “The Lion” Smith à Louvain par exemple), devient l’ami intime du chanteur de blues Big Bill Broonzy (dont il publiera en 1955 la biographie “Big Bill Blues”, rééditée en 1987). Bruynoghe sera par ailleurs désigné en 1956 comme conseiller artistique pour le film de Jean Delire, consacré au même Big Bill Broonzy, qui obtiendra l’Ours d’argent au Festival de Berlin.
Il organise la tournée européenne de Mezz Mezzrow en 1953 avec Buck Clayton, Gene Cedric, etc. (en Italie, l’orchestre sera renforcé par… Frank Sinatra !) et travaille quelques temps comme secrétaire de la Cinémathèque de Bruxelles, puis est engagé en 1954 par la RTB comme responsable du fameux “Ciné-Club de Minuit”. En 1957, il fonde sa propre revue de jazz, Jazz 57, fortement teintée de revivalisme et souvent hostile au jazz moderne. Au cours d’un voyage de trois mois aux Etats-Unis, il retrouve Stanley Dance et se lie d’amitié avec les plus grands bluesmen (Muddy Waters, B.B. King, Memphis Slim, etc.). A San Francisco, il organise une séance d’enregistrement du pianiste Earl Hines.
Sa maison était devenue le point de chute des musiciens américains de passage en Belgique et le lieu de rencontres mémorables. En 1956, il réunit Lucky Thompson, Jean Warland, Bodache et Jacques Pelzer à l’Escholier Ten Noodois, pour le seul plaisir d’entendre deux saxophones avec une section rythmique. Il fait engager Lester Young à la BRT en février 1959 pour l’émission “Jazz and Jam”. A la mort de Broonzy (1958), il réalise un film de montage sur sa vie, pour la RTB, puis une émission consacrée à Memphis Slim, filmée chez lui, à Uccle. Ensuite, en collaboration avec Fred Van Besien, des films de 30 minutes sur le chanteur de blues Roosevelt Sykes, Buck Clayton et Coleman Hawkins et, pour la RTB, un film de montage sur Louis Armstrong à la mort de celui-ci.
Entretemps, il continue à écrire dans diverses revues spécialisées et anime sur Radio-Namur l’émission “Exploration du Jazz”. De 1964 à 1979, il s’occupe d’une galerie d’art contemporaine (Maya) et se met lui-même à peindre et à exposer, à la galerie Vanderborght. Il enseigne l’histoire du jazz à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre jusqu’à sa mort en 1984. Yannick Bruynoghe est également l’auteur de très nombreuses photographies de musiciens de jazz, réunies par son épouse pour une exposition au Musée d’Ixelles en 1985. Une grande partie de ces documents photographiques, qui font aujourd’hui figure d’archives, sont conservées au Musée de la Photo à Mont-sur-Marchienne.
A partir de 1960, le jazz déjà marginalisé pendant les années 50, entre dans une période de déclin qui l’amènera bien souvent, et ses musiciens avec lui, à toucher le fond. Ce naufrage, généralisé, aura des conséquences particulièrement brutales sur les jazzmen européens qui n’ont même pas “l’excuse” d’être américains !
La crise est mondiale : nos grands exilés eux-mêmes ont bien du mal à garder le cap. La plupart d’entre eux rentrent au pays, fatigués, espérant peut-être, naïvement, un quelconque merci “pour services rendus à la culture” : Sadi en 1960, René Thomas et Bobby Jaspar en 1961. Ils se rendront vite compte de la triste réalité : le fait d’avoir joué aux côtés des plus grands (Rollins, Miles, Coltrane… ) n’impressionne nullement un public partagé entre l’apathie et l’adhésion aux modes successives. Bobby Jaspar retournera à New York pour y finir en janvier 1963 sa courte vie ; René Thomas, après quelque temps passé encore entre Liège et Paris, retombera bientôt dans un semi-anonymat, colportant son génie de jams en jams, même si périodiquement les revues françaises ou américaines se souviennent de son existence le temps d’un entrefilet ; il ne reviendra à l’avant-scène que lorsqu’il sera engagé par Stan Getz, des années plus tard. Sadi, contre mauvaise fortune bon cœur, essayera – en vain d’ailleurs – de faire “passer” le jazz en l’enrobant d’un show à l’américaine. Une exception : Toots Thielemans, qui a accepté dès le départ de ne pas jouer que du jazz, survit plutôt bien, de musique de film en travail de studio, de Bluesette en Bluesette ; mais pour lui également, cette période sera pauvre. Seul exil encore envisageable, celui de la musique alimentaire : jouer caché à l’intérieur d’un grand orchestre allemand, encore vaguement jazzy si tout va bien (Kurt Edelhagen), parcourir le monde dans le créneau des paillettes, c’est le choix des Kellens, Busnello, Warland, Merciny, Van Spauwen…
C’est paradoxalement au sein d’un big band co-dirigé par un Belge hors de Belgique que quelques-uns de ces nomades connaîtront leurs plus grandes satisfactions musicales et jazziques : en 1962, Francy Boland, après un séjour chez Edelhagen, monte avec Kenny Clarke un des plus prestigieux big bands euraméricains de toute l’histoire du jazz : le Clarke-Boland Big Band est comme une première et lumineuse consolation dans ce grand vide du jazz des années soixante.
En Belgique, le seul big band “officiel” disposant en théorie de quelques chances de survie, celui de la RTB, dirigé par Henri Segers, cessera d’exister après trois ans d’existence en 1965. De 1967 à 1986, la BRT maintiendra par contre un orchestre de très bon niveau où atterriront sous la houlette d’Etienne Verschueren la plupart des professionnels belges, toutes appartenances linguistiques confondues.
Plus généralement, indépendamment des styles, le métier de musicien se porte de plus en plus mal : les juke-box et les “orchestres de guitares” [N.B. 28] qui font autant de bruit à quatre qu’un big band de dix-huit musiciens, sont désormais les maîtres absolus. Twist, Yé-yé, Idoles, Salut les Copains… Adieu les Notes Bleues !
N.B. 28 : Nom donné par les musiciens professionnels – non sans quelque mépris – aux jeunes formations rock à l’instrumentation stéréotypée : une guitare basse, deux guitares et une batterie.
Les années 60 ne laissent que peu de place à une musique qui, comme le jazz, n’est pas précisément commerciale. A l’exception de quelques émissions spécialisées (voir plus bas), le jazz est partout enfoui sous des montagnes de variétés insipides : Jazz Pour Tous ne fait pas le poids à côté d’Age tendre et tête de Bois, pas plus que les revues Sweet and Hot ou R’nB Panorama à côté de Mademoiselle Age Tendre… Bientôt, le jazz disparaît complètement de la carte médiatique : un regard superficiel sur la période donnerait à penser que le jazz a tout bonnement été rayé du dictionnaire et que, comme on l’avait annoncé tant de fois, il est désormais bel et bien mort !
Le comble : si le public jeune a largué le jazz au cours de la période précédente, c’est maintenant au tour des jeunes musiciens de le déserter. Des centaines d’orchestres de Twisters de l’Enfer puis de groupes “pop” se créent un peu partout dans le pays où, en 1962, les seules guitares couvrent 80% des ventes d’instruments ! On a vite fait le tour par contre des jeunes musiciens qui choisissent le jazz pendant cette triste période d’abondance : tandis que Comblain confirme les jeunes talents de l’époque précédente – en particulier le guitariste Robert Grahame et le trompettiste Milou Struvay, pour un temps, meilleur trompettiste de Belgique – quelques nouveaux noms apparaissent : Richard Rousselet (tp montois), Philip Catherine (g), Jack Van Poli (p), Marc Moulin (p), Babs Robert (sax), Robert Pemet (dm) et quelques autres encore, guère plus d’une poignée qui émergent comme les rescapés d’une crise “démographique” sans précédent dans l’histoire du jazz belge. Entretemps, parmi les aînés, Jacques Pelzer, René Thomas, Sadi, Etienne Verschueren, l’Ostendais Roger Vanhaverbeke, Jack Sels, sont toujours aux postes de commande du navire en péril…
De la cave au grand-pré
Si le jazz présente alors les symptômes d’un phénomène en voie de disparition, il ne cessera cependant de survivre, de manière souterraine. A Bruxelles, après la Rose Noire, c’est au Blue Note, ouvert par Benoît Quersin en 1958, que se concentre l’activité jazzique au début des années 60. C’est au Blue Note que Jaspar et Thomas, revenus des Etats-Unis, roderont ce superbe quartette qui fera les beaux soirs du Ronnie Scott’s à Londres et des clubs et studios italiens (Jaspar, Thomas, Quersin, Humair). En fin de période, un personnage haut en couleur, ouvrira à Bruxelles un autre club qui, pendant des années, assurera, seul ou presque, la relève du Blue Note et la traversée du désert : le Pol’s Jazz Club (qui, coutumier ou non du jazz, n’a entendu au moins une fois dans sa vie, prononcer ces mots jubilatoires : “Pol du Pol’s Jazz Club” ?) A Liège, c’est au Candide et surtout au minuscule Jazz Inn des frères Darmoise que les choses se passent, notamment les “retours” de Comblain, ces fins de nuit presque aussi historiques que le Festival lui-même !
Le Hnita Jazz Club dirigé à Heist-op-den-berg par Juul Anthonissen, le Ringside d’Anvers et quelques autres chapelles de moindre importance, tant à Bruxelles qu’en Flandre ou en Wallonie, complètent le maigre – mais bouillonnant – paysage jazzique d’alors. Maigre comme le cachet que reçoivent les musiciens belges quand ils ont enfin trouvé un “gig” : l’ère de la “jam” est à son apogée, ce qui n’arrange évidemment pas les finances des musiciens : combien de fans payeront-ils leur entrée à un concert d’un René Thomas qu’ils pourront voir gratuitement le lendemain en jam ?
Dans ce tableau, les festivals qui apparaissent dès 1958, semblent de criants – et coûteux – paradoxes. En réalité, ils ne font que boucler la boucle : plus encore peut-être que les clubs, théoriquement ouverts aux quidams qui déambulent dans les grands centres, les “grands prés” puis les chapiteaux des festivals fonctionnent un peu comme des “parcs” où l’on entasserait ces peaux-rouges de la musique que sont les jazzmen… Ce qui n’empêche pas ces mêmes festivals d’être à chaque fois l’aubaine pour l’amateur de jazz, et le lieu de culte où va se maintenir la flamme en attendant les jours meilleurs (ou, pour reprendre l’image des “parcs”, la réserve où sont protégés quelques exemplaires remarquables d’une espèce dont les jours sont comptés : le jazzman !).
Le doyen de ces cérémonies estivales est bien évidemment le Festival de Comblain-la-Tour qui se déroule de 1959 à 1966, en suivant une courbe ascendante jusqu’en 1963. Malgré l’inextricable série de paradoxes et de contradictions qui tissent la toile de fond du festival des bords de l’Ourthe [N.B. 29], il reste que, Newport-U.S.A. excepté, jamais encore on n’a vu rassemblés autant de monstres américains sur un si petit espace et dans un laps de temps aussi court : Coltrane, Cannonball Adderley, Bill Evans, Ray Charles, Bud Powell, Benny Goodman, Chet Baker bien sûr (le plus “belge” des jazzmen américains [N.B. 30] et bien d’autres, Kenny Clarke par exemple qui, en 1960 déjà, déclarait : “J’ai vu pas mal de festivals, j’ai vu Chicago, j’ ai vu Newport, mais ceci dépasse tout !“
N.B. 29 : Histoire du Jazz à Liège, Labor, 1985 , pp. 165-189.
N.B. 30 : Ayant joué et enregistré avec Bobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, Francy Boland, etc. et plus récemment avec Steve Houben, Chet Baker résidera de manière régulière en Belgique pendant de nombreuses années.
En 1960, un modeste festival est organisé pour la première fois à Ostende ; l’année suivante démarre le Golden City Jazz Festival de Courtrai, qui reste un cas à part : avec une programmation évidemment bien moins ambitieuse que Comblain, et une orientation essentiellement “vieux-style” (New Orleans/Dixie) – malgré Solal et Dollar Brand en 1964, Griffin en 1980 et quelques autres entorses à la Loi revivaliste – le Festival de Courtrai tiendra l’improbable gageure de se maintenir jusqu’au renouveau des années 1980, soit plus de 25 ans ! On ne saurait cependant parler ici d’un phénomène qui concerne l’ensemble du jazz, mais bien plutôt d’une preuve de la vitalité parallèle du créneau revivaliste. Il faut attendre 1965 pour qu’une réelle alternative à Comblain apparaisse en Belgique, dans un petit village limbourgeois appelé Bilzen ! Quoiqu’une irrémédiable “évolution” ait à la longue chassé le jazz de la programmation de Jazz Bilzen au profit du rock et de ses avatars, on peut estimer qu’en ayant invité Mingus, Rollins, Corea, Cecil Taylor, Shepp et des dizaines d’autres “pointures”, Bilzen figure dans le quarté de tête des festivals de jazz en Belgique, avec Comblain, le Middelheim d’Anvers – qui démarre en 1969 – et, bien plus tard, Gouvy (dès 1978). Pour en revenir à la période qui nous intéresse, il faudrait encore signaler les festivals de Dinant, Liberchies, Yvoir, Namur, Deume, Bruxelles, etc.
La réputation de nos vedettes est à l’origine de la présence fréquente de visiteurs de prestige, même en dehors des festivals ; certains s’installent en Belgique, Al Jones par exemple, qui sera des années durant le batteur du quartette de Sadi, ou J.R. Monterose qui habitera chez René Thomas… Mais c’est peut-être la maison de Jacques Pelzer qui verra défiler le plus régulièrement le gratin des jazzmen américains : Chet Baker – qui aimait à se glisser, incognito, lunettes noires et chapeau, derrière la batterie du Jazz Inn, les soirs de jams -, Bill Evans, Lee Konitz, Stan Getz… courtisés par les musiciens locaux qui auraient payé – et on les comprend – pour jammer ne fût-ce qu’un soir avec un de ces géants…
Que cette profusion de festivals et cette présence américaine ne masquent pas la réalité : les années 60 et le début des années 70 sont bien des années de “trou” et Chet Baker, s’il mettait des lunettes noires au Jazz Inn, pouvait cependant se promener dans les rues de Liège ou de Bruxelles à visage découvert, sans courir beaucoup de risque d’être reconnu… Les “vedettes” du jazz ne sont “vedettes” que pour une poignée d’initiés. Seules exceptions, peut-être, Ella Fitzgerald, Ray Charles ou Louis Armstrong, invités dans les grandes salles de spectacle parce que débordant quelque peu de la marginalité qui est le lot du monde du jazz.
Cette marginalisation sera encore aggravée par la mutation stylistique qui caractérise le jazz de cette époque. Au mainstream bop et au créneau revivaliste s’ajoute dès le milieu des années 60 le free jazz ou New Thing, musique libertaire née aux Etats-Unis à l’extrême fin des années 50. Le free aura moins d’adhérents chez nous que chez nos voisins français, allemands, hollandais ou anglais qui développeront, par ce biais, les premiers particularismes européens en matière de jazz, les premières démarcations importantes vis-à-vis du modèle américain [N.B. 31 : Notamment sous l’action de la tradition classique ou des substrats techniques]. La Belgique ne connaîtra pas de réel mouvement free, mais seulement des individus qui, séduits par Ornette Coleman ou Cecil Taylor, se frotteront à la nouvelle musique, tant à Liège qu’à Bruxelles ou à Anvers. Si des musiciens confirmés comme Jacques Pelzer – qui se met au sax en plastique – ou Milou Struvay – qui forme le Jazz Crapuleux, orchestre dont il est le seul musicien ! – pratiquent l’idiome free sur base de leur large expérience jazzique, d’autres, sincères ou opportunistes, foncent tête baissée dans ce créneau où
ils imaginent pouvoir jouer n’importe quoi…
Parmi les jazzmen belges convertis pour un temps ou définitivement au free, on retient les noms de José Bedeur (b), John Van Rymenant (sax), Babs Robert (sax), Johnny Brouwer (p), Ronald Lecourt (vb) ; mais le seul véritable maître es free en Belgique est le pianiste anversois Fred Van Hove (qui déclara un jour : “Si j’ai subi une influence, c’est moins Cecil Taylor que le carillon d’Anvers !”). Van Hove occupera une place de choix dans l’élite du free européen jouant et enregistrant pour F.M.P. avec Peter Brotzmann, Han Bennink, Albert Mangelsdorf, etc. Il sera l’instigateur du Free Music Festival d’Anvers dès 1973.
Au chapitre de la New Thing, il faut mentionner aussi le First International Jazz Event qui se déroule à Liège Sart-Tilman en 1969 ; avec Miles Davis (période Live Evil !) en tête d’affiche, ce “first” qui n’aura jamais de “second” propose une affiche à 80 % free. De même, quelque temps plus tard, la partie “jazz” du fameux festival organisé à Amougies dans la lignée des grands rassemblements pop (Woodstock, Wight…). Il reste que, marge dans la marge, le free, s’il apporte à certains musiciensun sens plus aigu des ouvertures restant à exploiter en jazz, achèvera de faire fuir le public pour de bon, privé qu’il est des repères qui lui restaient (harmonies, rythme, mélodie… ). Déjà, lors des dernières éditions du festival de Comblain, en 1965 et 1966, des musiciens free s’étaient fait huer par un public nullement préparé à ce genre d’excès ; ainsi John Tchicai qui était arrivé sur scène, le visage peinturluré comme c’était alors la coutume dans la sphère free, et qui avait asséné au public une musique particulièrement stridente, âpre et sans concessions, laissant interloqués juqu’aux présentateurs de la retransmission radiophonique, ne sachant trop que dire, visiblement partagés entre la crainte de “passer à côté de quelque chose” et celle de se laisser piéger par d’éventuels imposteurs !
Ondes et sillons des sixties
La diffusion du jazz par la radio subit à cette époque une mutation qui illustre de manière parfaite les rapports subtils entre marginalisation et reconnaissance artistique. Pendant les années 60, le jazz était resté aux mains de quelques aînés (de Radzitsky, Bettonville, Nicolas Dor… ) rejoints par deux musiciens partiellement reconvertis : Léo Souris et Benoît Quersin, décidément incontournable à cette époque et qui deviendra chef de la section Jazz de la RTB. En 1967, le jazz passe soudain du premier au troisième programme, traditionnellement réservé à la musique classique. Mieux mais moins écouté, le jazz rejoint ainsi sa digne aînée au rang des musiques sérieuses, mais s’éloigne d’autant de cette rue où il est né, perdant de plus en plus de chances de regagner la faveur populaire… Le processus entamé dans l’après-guerre atteint ici un point qu’on pourrait penser de non-retour.
Pourtant en fin de période, un nouveau venu, Marc Moulin va s’associer à Benoît Quersin pour former un duo de choc qui, parallèlement aux émissions “classiques” perpétuées par Dor et Souris, va mettre sur pied deux émissions d’un type nouveau, appelées à marquer le paysage audio belge de la fin des années 60 et du début des années 70 : Cap de Nuit et Now préfigurent en quelque sorte la relève qui caractérisera la période suivante. Dynamiques, décontractées – mais sérieuses – et surtout ouvertes à d’autres formes de musique (le blues, le free, la soul, et surtout le rock, à la recherche d’une reconnaissance lui aussi : c’est l’époque du rock “de tête” à laquelle le mouvement punk mettra un terme en 1973-1974), ces émissions sont les premières traces probantes de ce décloisonnement culturel qui, en un sens, aidera le jazz à reconquérir une audience un peu plus large. Elles ne diffusent en fait que peu de jazz belge. Mettons à part l’imposante discographie du Clarke-Boland Big Band qui n’a de belge que son leader et quelques-uns de ses membres : Sadi, Warland… et qui, de toute manière, n’enregistre rien en Belgique. Quelques sessions sont réalisées dans les studios belges autour de Sadi et de Jack Sels (ce dernier sur le petit label Vogel créé par Mon de Vogelhaere). René Thomas, après l’enregistrement de Meeting avec Jacques Pelzer, n’enregistrera plus rien à son nom avant 1974 ! Entre jazz et variétés, on trouve également quelques albums de Johnny Dover, du Jump College, des frères Mertens ou d’Henri Segers : rien de bien consistant ; on préférera se référer aux deux albums témoins des deux grands festivals : Jazz à Comblain et Jazz Bilzen[N.B. 32 : RCA (lt) LPM 10094 et Fama 12005].
Et pourtant, le jazz belge se maintiendra, le flambeau passant de main en main, les quelques “passeurs” de cette sombre époque faisant aujourd’hui presque figure de héros tant leur lutte était improbable et tellement forte était leur impression de prêcher dans le désert. Ils témoignent en tout cas de l’existence d’un réel champ du jazz en Belgique, solide quoique limité, réputé à l’étranger dans ce qu’il a de plus évident (Comblain, Jaspar, Toots…), anonyme en Belgique même sauf pour un public de fans. Sans doute ceux-ci auront-ils lu, lors de sa sortie en 1967, le remarquable ouvrage de Robert PernetJazz in Little Belgium qui est à lui seul le symbole de cette permanence tenace du jazz belge et de cet établissement progressif d’un champ qui, enfin, produira dès 1975, les conditions de sa propre relève.
Du pop au jazz et retour : la relève électrique
La charnière des années 60-70 est historique à plus d’un titre (politique, économique, culturel…). Si la prise de conscience politique consécutive aux événements de mai 68 n’a guère de conséquences sur le jazz belge (en Allemagne et en France en revanche, le soulèvement, plus important il est vrai, va de pair avec le surgissement d’une musique libertaire), l’état d’esprit nouveau apparu avec le mouvement hippie et la radicalisation de la jeunesse, va marquer profondément la vie musicale belge et notamment la vie jazzique ; cet impact, malgré les apparences, participe même au relèvement du jazz.
Le ton, au début des années 70 est en effet au “décloisonnement” et à la découverte tous azimuts. Le jazz en bénéficiera même si l’hégémonie revient incontestablement, à l’époque, au rock/pop, à son apogée (la vente du pop en 1970 couvre 45 % de l’ensemble des ventes contre 5 % pour le jazz !). Déjà, lors des festivals d’Amougies et de Bilzen, jazz et pop sont associés vaille que vaille ; un certain type de jazz est en tout cas bien accepté dans la sphère pop à cette époque : en fait, une nouvelle rupture se prépare. A sa source, on trouve un double mouvement : tandis que le rock, en quête de sophistication, se colore volontiers d’éléments jazzy (Soft Machine, Blood, Sweat and Tears, etc.), le jazz en mal de popularité, flirte avec les rythmes binaires et adopte l’électricité indissociable du rock. C’est dans l’orchestre de Miles Davis que se trouvent alors ceux qui vont devenir les gourous de cette nouvelle musique de “fusion” (John Mc Laughlin, Stanley Clarke, Chick Corea, Joe Zawinul…) que les critiques en manque d’étiquette appelleront d’abord pop-jazz, puis jazz-rock.
En Belgique, l’influence des disques du Mahavishnu Orchestra, de Retum to Forever et de Weather Report, sera déterminante à divers niveaux :
on voit réapparaître des groupes fixes, porteurs d’un nom “collectif”, contrairement à la tendance – individualiste celle-là – à désigner un orchestre de jazz par le nom de son leader : X quartet, Y quintet, etc. ;
ces groupes, dans lesquels les jeunes musiciens sont souvent rejoints par des aînés pressentant d’où vient le vent, jouent en général un répertoire de compositions originales : l’ère des jams où réapparaissaient sempiternellement les mêmes standards touche à sa fin ;
cette musique mixte plaît à une partie du public rock qui, peu à peu, se sensibilise ainsi au feeling jazz ;
l’instrumentation type de l’orchestre de jazz connaît une mutation radicale : les instruments-rois sont désormais les guitares électriques, claviers électriques, basses électriques et batterie ; quand des cuivres subsistent, il arrive qu’ils soient eux aussi électrifiés.
Parmi les nombreux groupes de jazz-rock qui se forment en Belgique au début des années 70, on retiendra d’abord Placebo (1970-1975), dirigé par Marc Moulin et composé pour moitié de jazzmen déjà confirmés (Fissette, Scorier, Dover, Rottier…) et pour moitié de jeunes qui donnent aux compositions et aux arrangements de Marc Moulin une couleur en prise sur l’air du temps (Richard Rousselet – qui en 1971 fera au sein de Placebo une prestation fort remarquée au Festival de Montreux – , Garcia Morales, Marc Moulin lui-même, etc.). Dans un esprit plus “puncheur”, moins “léché” vient alors Cosa Nostra (1971-1973) fondé par Jack Van Poli avec le trompettiste noir Charlie Green, Robert Jeanne, Freddie Deronde et Félix Simtaine ; Open Sky Unit (1973-1974) réunissant autour de Jacques Pelzer un noyau de jeunes musiciens – qui sont pratiquement les seuls à émerger en région liégeoise à cette époque – (Steve Houben, le pianiste américain Ron Wilson, Janot Buchem (b) et Micheline Pelzer (dm)) ; Solis Lacus (1973-1975), premier groupe important monté par Michel Herr (avec Richard Rousselet, Robert Jeanne, Nicolas Kletchovsky et Bruno Castellucci ou Félix Simtaine); Cosa et Abraxis, les premiers groupes où apparaît Charles Loos ; et enfin, quoiqu’ils sortent déjà chronologiquement du cadre de ce paragraphe, Solstice et Mauve Traffic, montés par Steve Houben à l’occasion de ses retours de Berklee avec notamment le saxophoniste américain Greg Badolato et le guitariste Bill Frisell.
C’est aussi à cette époque qu’émerge un musicien qui va devenir un des ambassadeurs du jazz belge ; le guitariste Philip Catherine (déjà présent sur la scène de Comblain alors qu ‘il n’était encore qu’un adolescent), se produit avec de nombreux jazzmen de renom (Sonny Stitt, Nathan Davis, Lou Bennett, Jack Sels…) avant de plonger à son tour dans le jazz-rock, que ce soit dans ses propres disques (le premier date de 1970) ou dans des formations qui, avec le recul, apparaissent comme de véritables “ail-stars” : Pork Pie (avec Charlie Mariano, Jasper Van’t Hof, etc.), Jean-Luc Ponty Experience (avec Joachim Kühn), Chris Hinze Combination, John Lee/Gerry Brown, Focus, etc. On retrouvera le nom de Philip Catherine sur des dizaines d’enregistrements. Dès cette époque, il est devenu un des deux ou trois noms-clés du jazz belge; entre-temps, il est vrai, plusieurs géants des périodes précédentes ont disparu : Jaspar en 1963, Sels en 1970, René Thomas en janvier 1975… Quant à Sadi, il est attaché au Big Band de la BRT et n’a plus une grande activité de leader (de toute manière, sa fidélité au jazz-jazz n’est pas faite pour le rendre populaire auprès du nouveau public friand de jazz-rock) ; de l’ancienne génération, ne restent donc plus dans la course que les seuls Jacques Pelzer (dont l’adaptabilité stylistique lui vaut de rester à l’avant-plan) et, bien sûr, Toots Thielemans, plus international que jamais. Il rencontrera d’ailleurs Philip Catherine à de nombreuses occasions, et en 1974, ils enregistrent ensemble un album pour le label Keytone.
La nouvelle physionomie du peloton de tête du jazz belge, toutes générations et tous styles confondus, se présente donc comme suit :
tp
Richard Rousselet, Nicolas Pissette, Jean Linsman, Milou Struvay (ce dernier de façon marginale) ;
tb
aucun soliste marquant (Kellens est en Argentine et Merciny travaille dans le commercial surtout) ;
sax
Jacques Pelzer, Robert Jeanne, Steve Houben (à partir de 1974), Jean-Pierre Gebler, Babs Robert, Michel Dickenscheid, Etienne Verschueren ;
p
Jack Van Poli, Michel Herr, Léo Flechet, Marc Moulin, puis un peu plus tard, Charles Loos ;
g
René Thomas (jusqu’en 1975), Philip Catherine, Robert Grahame ;
b
Freddie Deronde, Nicolas Kletchovsky, Roger Van Haverbeke, puis plus tard Jean-Louis Rassinfosse ;
dm
Félix Sirntaine, Bruno Castellucci, Freddy Rottier, Micheline Pelzer, Robert Pernet ;
divers
Toots, Sadi.
A ces noms il convient d’ajouter divers hôtes américains qui s’installent en Belgique, le plus important étant sans doute le batteur Art Taylor (mais aussi le trompettiste Charlie Green, le pianiste Ron Wilson, et quelques autres, leur présence faisant office d’aimant pour bon nombre de leurs collègues américains en tournée en Europe).
Effet bénéfique de cette relance liée au succès du jazz-rock, on se remet à enregistrer du jazz en Belgique ! Si le grand “boom” en ce domaine a lieu pendant la période suivante, il faut cependant noter, en plus des disques gravés à l’étranger par Toots, René Thomas ou Philip Catherine, un nombre appréciable de disques enregistrés et produits en Belgique même, soit pour des labels majeurs (Sadi et Toots pour Polydor, Catherine pour Atlantic, Marc Moulin et Placebo pour CBS et EMI) soit pour de petites maisons qui se consacrent partiellement ou totalement au jazz : Vogel enregistre T.P.L. (Thomas-Pelzer Limited), Fred Van Hove, puis plus tard les Bop Friends ; Alpha a son catalogue le Belgian Big Band, Babs Robert, etc. ; Duchesne produit deux albums de Jacques Pelzer ; Solis Lacus est sur B. Sharp, etc. A ce démarrage s’associent par ailleurs les tenants du vieux style (Dixieland Gamblers, Jeggpap New Orleans Jazz Band, Scorier Dixieland Band, etc. ; pour la petite histoire, même Pol’s Jazz Club enregistre en 1971 un disque avec les Dixieland Gamblers !).
Côté médias, j’ai déjà évoqué les émissions-phares de Marc Moulin : Cap de Nuit, Now… Quant à la grande presse – il n’existe plus à l’époque de revue de jazz – elle souligne les coups d’éclat des vedettes du jazz-rock et la mort des légendes du jazz (Armstrong, Ellington, etc.) ; pour le reste c’est presque le désert. Une mention spéciale cependant à une revue qui n’est même pas une revue musicale, mais qui dans chaque numéro consacre plusieurs pages extrêmement pertinentes au jazz et au blues : Les Amis du Film et de la Télévision ; les rédacteurs en sont, pour le blues, Serge Tonneau, et pour le jazz et le rock, un jeune homme qui s’appelle… Michel Herr !
Grands noirs et petits Belges
Si le jazz-rock, à la longue, amène une frange de son public à s’intéresser au jazz tout simplement, il reste qu’avant 1977-1978, le mainstream bop et le nouveau jazz acoustique demeurent des musiques hyper-marginales et souterraines. Ayant acquis depuis longtemps une reconnaissance artistique théorique (en tout cas, dans une frange de la sphère culturelle), le jazz prédestine ses adeptes à un certain élitisme qui, à l’époque qui nous intéresse, va prendre une forme particulière. La pratique jazzique belge, à l’exception des quelques orchestres de jazz-rock cités plus haut, est en fait plus anarchique que jamais, vouée presque entièrement aux éternelles jams d’où finit par disparaître, à force de redites et de manque de motivation, toute créativité. Le public désireux de rester fidèle au jazz acoustique (par conservatisme ou par perception des limites du jazz-rock) va donc se détourner des jams et réclamer presque exclusivement des valeurs sûres, à savoir des solistes américains, noirs de préférence. Hors de cette caution – qui en un sens est une victoire pour le jazz mais qui scelle par ailleurs une nouvelle fermeture – pas de salut pour les jazzmen… Et pour un temps, clubs et festivals trient sur le volet les musiciens qu’ils programment, éliminant bien souvent d’emblée les formations européennes et surtout belges dans lesquelles ne figure pas au moins un Américain à la peau foncée ! Cette démarche deviendra d’autant plus fréquente que·de très nombreux jazzmen sont à l’époque sur les routes, celles d’Europe en particulier, prêts à accepter un engagement pour un cachet relativement modique : pour eux aussi, la vie est dure et le dollar est bas. Ainsi, des géants comme Dexter Gordon, Art Farrner, Mal Waldron, Cedar Walton, Archie Shepp, et bien d’autres vont-ils devenir chez nous les vedettes qu’ils ne peuvent être dans leur pays ; le phénomène n’est pas nouveau, mais les circonstances lui donnent un impact surmultiplié. Du Pol’s bruxellois au Chapati spadois en passant par le Hnita de Heist ou le Jazzland ouvert à Liège par Jean-Marie Hacquier, la présence presque courante de ces géants crée l’illusion d’une luxuriance du jazz en Belgique, illusion qu’un coup d’œil sur le public souvent clairsemé qui vient les applaudir, dissipe rapidement. Pendant ce temps, les jazzmen belges vivent des heures toujours sombres, victimes paradoxales d’un étrange racisme inversé qui fait pour un temps du jazz une musique de concert bien plus qu’une musique vivante. Les bouleversements qui vont apparaître à la fin de la décennie n’en prendront que plus de relief.
“Organisaction”
Si les premiers signes perceptibles de la “relève” apparaissent au moment de l’émergence du jazz-rock, il faut attendre les années 1976-1977 pour que soient mises en place les réelles conditions de cette relance. Le signe majeur de l’évolution en cours est la réapparition, 30 ou 40 ans après le Hot Club de Belgique ou le Jazz Club de Belgique, d’infrastructures spécifiquement vouées au jazz, qui vont consacrer la reconnaissance jusque là purement formelle que celui-ci a fini par obtenir.
La première et la plus durable de ces associations date de 1976 et porte un nom pour le moins insolite : les Lundis d’Hortense, réunion de musiciens ouverte au départ à divers styles musicaux va en effet concentrer assez rapidement ses efforts sur le jazz. Ce type de structure comble le vide dont a toujours souffert le jazz belge en matière de management et de promotion. La même année (1976), Jean-Marie Hacquier reprend en mains l’A.S.B.L. Jazz Festival Liège, fondée quelques années auparavant mais jusque-là peu active.
De nombreuses autres associations, durables ou éphémères, verront le jour à cette époque et certaines d’entre elles, plutôt que de viser une action à grande échelle, se concentreront sur un seul secteur d’activités : ainsi, l’A.S.B.L. Rythmes et Idées (Spa) n’existe qu’en fonction du Chapati (un des principaux clubs de jazz belge pendant de nombreuses années) ; Jazz Action Gouvy ne se conçoit qu’en liaison avec le festival du même nom ; etc. On retiendra d’abord de cette floraison d’A.S.B.L. que le jazz va pouvoir à son tour bénéficier du mécénat et de la sponsorisation.
Mais la fin des années 70 amène une autre innovation d’importance : le jazz, jusque-là musique d’instinct, s’apprenait sur le tas, à la manière d’une tradition orale transmise de génération en génération ; il fait maintenant son entrée dans les écoles de musique, quand il ne génère pas les siennes propres ! L’idée est en fait dans l’air depuis quelques temps. Ici encore l’exemple vient d’outre-Atlantique : dans le genre, l’école-modèle, celle qui fait rêver tous les jeunes jazzmen européens, c’est le fameux Berklee College of Music à Boston. Plusieurs musiciens belges – surtout des guitaristes et des pianistes, plus directement confrontés aux problèmes harmoniques théoriques – vont faire le “voyage à Berklee” : Philip Catherine, Pierre Van Dormael, Michel Herr, Charles Loos, Steve Houben, Diederick Wissels, dont le séjour à Boston apparaît à ceux qui restent comme une espèce de voyage initiatique d’où l’on revient “différent”. Tout naturellement éclot l’idée de créer une infrastructure semblable en Belgique ! Lors de son séjour à Boston, Steve Houben – connu surtout jusque-là comme “le cousin de Jacques Pelzer” – entretient une correspondance suivie avec Henri Pousseur, alors directeur du Conservatoire de Liège. L’idée fait son chemin et
en 1979 est inauguré le Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège, dont les enseignants seront exclusivement des musiciens ; les Américains que Steve ramène des Etats-Unis sont enrôlés d’office (c’est ainsi qu’un certain nombre de jeunes guitaristes belges s’initieront au jazz avec un musicien qui deviendra par la suite un des chefs de file du jazz des années 80 : Bill Frisell).
Cette expérience qu ‘on aurait pu croire suicidaire se prolongera pendant au moins six ans avant de s’interrompre, faute de moyens. Mais le Séminaire liégeois, entre-temps, aura “fait des petits” ! Plusieurs écoles de ce type existent aujourd’hui en Belgique (Bruxelles, Anvers… ), que ce soit dans le cadre d’un conservatoire ou d’une académie, que l’enseignement qu’on y pratique soit louangé ou vilipendé par les commentateurs.
Par ailleurs, l’organisation de “stages” se généralise bientôt dans le cadre de ces infrastructures ou de manière spontanée. Qu’ils soient ponctuels et dirigés par de prestigieux étrangers – souvent issus de l’avant-garde (Michel Portal, Steve Lacy, Alan Silva, Karl Bergen, etc.) – ou réguliers et confiés, l’été surtout, aux meilleurs solistes belges, ces moments pédagogiques sont autant de rites de passage institutionnalisés, qui perpétuent la tradition de manière moins aléatoire qu’autrefois (avec les risques de rigueur excessive et d’uniformisation que suppose un “enseignement du jazz”).
Autre créneau d’organisation, le monde du disque. Dès la fin des années 70, on s’est remis à enregistrer du jazz, mais bientôt, ici encore, les choses vont se préciser et se systématiser : tournant le dos aux grosses maisons hostiles au jazz, les nouveaux “bâtisseurs” – musiciens et non pratiquants confondus – créent leurs propres labels, ouvrent leurs propres studios, organisent leur propres distribution ! Le précurseur de cet âge nouveau est un personnage singulier, maître d’œuvre d’un studio tout aussi singulier où vont être enregistrées (et bien enregistrées) quelques unes des premières œuvres majeures de la nouvelle ère discographique. Michel Dickenscheid, par ailleurs saxophoniste étonnant, enregistre, mixe (et souvent produit) le trio de Michel Herr (Ouverture Eclair), le quartette du saxophoniste Lou Mc Connell, les premiers disques de Guy Cabay, l’album de Saxo 1000, les premiers disques de Steve Houben, etc. A Bruxelles, entre-temps, les Lundis d’Hortense ont lancé les disques LDH sur lesquels apparaissent les noms de Charles Loos, Paolo Radoni, Steve Houben, Jean-Pierre Gebler, John Ruocco, Act Big Band, etc., le best-seller de cette série étant le disque Rassinfosse/Baker/Catherine qui sera le premier à être réédité en CD.
Aux côtés d’LDH, il faut signaler la série Jazz Cats qui s’ouvre à un jazz plus classique et même au dixieland (Jeggrap, Retro Jazz Group… ) ou au ragtime (Lesire) : on y trouve les noms de Robert Jeanne (premier album en trente ans de carrière !), Etienne Verschueren, Tony Bauwens, Richard Rousselet mais aussi ceux de Steve Houben, Michel Herr, Bert Joris, Charles Loos, etc. Des dizaines de petits studios poussent comme des champignons un peu partout en Belgique : beaucoup fermeront rapidement leurs portes, d’autres (le studio de Waimes par exemple) acquerront une solide réputation, et certains ingénieurs du son deviennent des semi-vedettes (ainsi, Daniel Léon, notre Rudy Van Gelder à nous… ). Pour en revenir aux labels, il faut bien avouer qu’ils ne pourront pas toujours tenir leur pari ; après quelques années, seul Igloo restera actif, devenant par excellence LE label du Jazz belge, expérimental dans une première période, tous azimuts par la suite.
Un jazz belge qui, toujours sous l’action de certaines de ces infrastructures nouvelles, se voit bientôt revalorisé et retrouve sa place sur les scènes – où les grands solistes U.S. vont, pendant quelques années, corollairement, se faire plus rares. La période de transition correspond à la résurgence de festivals où apparaîtront à la fois de grosses têtes d’affiche U.S. et des solistes belges ; l’archétype en est le festival de Gouvy (en tout cas de 1978 à 1981) où renaît pour un temps la grande époque de Comblain : Dizzy Gillespie, Old and New Dreams, Bill Evans, Georges Adams/Don Pullen, Archie Shepp, Dexter Gordon, Mc Coy Tyner seront ainsi les invités de Claude Lentz et beaucoup d’autres avec eux, dont les Belges Herr, Catherine, Act, Pelzer, Loos, etc.
Des concours pour jeunes orchestres de jazz refleurissent comme à la grande époque des “tournois” du Hot Club : Jean-Marie Hacquier en organise quelques-uns lors des Jazz Pic-Nics de Mortroux ; mais le modèle du genre, est organisé depuis une dizaine d’années à Hoeilaart par Albert Michiels ; au fil des ans, ce tournoi – un des plus importants d’Europe – draine des candidats des quatre coins du monde et révèle quelques talents qui se confirmeront par la suite (parmi les Belges, on note par exemple les frères Vandendriessche, Diederick Wissels, Dré Pallemaerts, etc.).
Les jeunes musiciens belges ont l’occasion de s’essayer à la scène bien plus fréquemment qu’auparavant : les mercredis dits de rythmique du Lion à Liège et la programmation boulimique du Travers à Bruxelles ont permis l’éclosion sur le terrain d’un grand nombre de musiciens de la nouvelle génération.
Nouveaux maîtres et élèves surdoués
Les “générations” justement, se succèdent entre 1975 et 1985 à un rythme serré (le mot “succéder” ne signifiant évidemment pas que l’apparition de musiciens plus jeunes suppose la disparition de ceux qui les ont précédés : aujourd’hui quatre générations au moins se côtoient sur les scènes belges). Les premiers artisans de la relève vont devenir, sur un terrain préparé déjà par Catherine, Van Poll, Rousselet, Bedeur et quelques autres, les Nouveaux Maîtres à Jouer : Michel Herr, Steve Houben, Paolo Radoni, Jean-Louis Rassinfosse, Charles Loos, Guy Cabay (impliqués pour la plupart dans les infrastructures citées plus haut) auxquels on peut ajouter les Américains John Ruocco, Greg Badolato, Denis Luxion, Garrett List, etc. Évoluant d’après les saisons entre un mainstream bop revitalisé, une “fusion” modérée et des tendances “européennes-E.C.M.istes” [N.B. 33 : Si prégnante et originale fut l’esthétique développée par le label munichois ECM (Manfred Eicher) qu’on utilise parfois son nom pour désigner un style apparenté à ses productions], ces musiciens seront le plus souvent les instructeurs des jeunes écoles, stages, etc., et c’est donc à travers eux que les générations suivantes vont s’initier au jazz. Des musiciens qui vont être cités maintenant – et qui, plus encore que leurs prédécesseurs directs, forment le ferment de la relève massive – plusieurs ont commencé dans le rock et sont entrés dans le jazz “à l’envers”, remontant progressivement le temps de Coltrane à Parker (rarement au-delà). Apparaissent ainsi au tournant des années 70 et 80 les jeunes jazzmen suivants : les trompettistes Bert Joris et Gino Lattucca, les trombones-tubas Jean-Pol Danhier et Marc Godfroid, les saxophonistes Pierre Vaiana, Peter et Johan Vandendriessche, Robert Woolf, les guitaristes Pierre Van Dormael, Jacques Pirotton et Stéphane Martini, les pianistes Jean-Luc Manderlier, Arnould Massart, Eric Vermeulen, Pirly Zurstrassen, Diederick Wissels, Johan Clement, Michael Bloos et Denis Pousseur, les bassistes André Klenes, Michel Hatzigeorgiou et Hein Van de Geyn, les batteurs Antoine Cirri, Michel Debrulle, Jan de Haas, Mimi Verderame, Dré Pallemaerts.
La plupart de ces musiciens sont bons lecteurs, ont une formation classique; ils abordent le jazz d’une manière fort différente de ce qui s’était fait en général jusque-là. Ce sera plus vrai encore, à quelques exceptions près, de la génération suivante qui apparaît au milieu des années 80, souvent constituée de “forts en thèmes” non dépourvus pour autant du feeling jazz indispensable ; il s’agit du trombone-tuba Michel Massot, des saxophonistes Erwin Yann, Fabrizio Cassol, Kurt Van Herck, Vincent Penasse, du flûtiste Pierre Bernard (un des premiers – et talentueux – jazzmen belges à s’être spécialisé dans la seule flûte, la plupart des flûtistes étant jusque là d’abord saxophonistes), du trombone Phil Abraham, des guitaristes Raphaël Schillebeeckx et Jean-François Prins, des pianistes Kris Defoort puis Yvan Paduart et Eric Legnini, des bassistes Philippe Aerts, Benoît Vanderstraeten, Bart Denolf et Sal La Rocca, des batteurs André Charlier, Fernand Jacqmain puis Stéphane Galland. Certains (Massot, Cassol) travaillent parallèlement dans la musique contemporaine ; tous n’ont pas (pas encore) la capacité de reproduire un phrasé jazz vraiment swinguant : au contraire, des musiciens comme Pierre Bernard, Kurt Van Herck, Philip Abraham ou Sal La Rocca sont littéralement pétris de tradition – et se produisent d’ailleurs régulièrement aux côtés des musiciens les plus âgés – comme dans les rangs plus avant-gardistes où excellent un Erwin Yann, messager coltranien de première force, ou le tandem Legnini-Galland (à peine 40 ans à eux deux et toute la puissance créatrice des nouveaux maîtres U.S. Mulgrew Miller ou Kenny Kirkland pour l’un, Marvin Smith ou T.-L. Carrington pour le second).
A ces trois générations de “jeunes” s’ajoutent pour compléter le puzzle jazzique belge d’aujourd’hui, les quelques aînés encore en activité : Pelzer, Verschueren, Jeanne ou Gebler, Bedeur ou Van Haverbeke, Pissette, Rousselet ou Linsman, Bauwens ou Flechet, Simtaine ou Rottier et bien d’autres encore, qui continuent à distiller une musique intemporelle avec laquelle renoue également plus que jamais un Toots qui a signé ces dernières années ses meilleurs albums, de l’Affinity avec Bill Evans à ses propres disques pour Concord en passant par quelques disques live européens de très bon niveau.
Structurellement, après le chaleureux désordre des jams des sixties, après la rigueur des formations jazz-rock des années 70, le paysage jazzique belge de la décennie suivante mélange solistes free-lance associés plus ou moins régulièrement à telle ou telle rythmique, et groupes fixes approfondissant un répertoire original : ici encore, impossible de citer tous les groupes fixes jouant chez nous depuis 1980. On épinglera l’Act Big Band de Félix Simtaine (dix ans d’âge, trois albums et la participation de presque tous les grands solistes belges) et le Trio Bravo (autant d’albums sur seulement cinq ans d’âge, une réputation qui dépasse largement les frontières de la Belgique, et un répertoire foncièrement original et novateur… ). Mériteraient également d’être mentionnés les groupes Trinacle, Metarythmes de l’air, H, Bop Friends, Milk Shake Banana, Two J-P’s, Engstfeld-Herr Quartet, etc.
Éclectisme ou uniformité ?
Comment se définit, stylistiquement, cette palette impressionnante de solistes ?
L’apparition des écoles de jazz, l’utilisation intensive du Real Book[N.B. 34 : Recueil semi-officiel de standards jazz présentés sous la forme habituelle ligne mélodique/grille d’accords. La Bible des apprentis jazzmen.] et les théories harmoniques issues de Berklee suscitent des réserves inspirées par la crainte d’une uniformisation stylistique qui viendrait enlever au jazz sa spontanéité individuelle fondamentale et altérer le rapport essentiel entre individu et groupe que génère le jazz – et qui est généré par lui [N.B. 35 : 35 Cf. Open System Projekt n° Zero]. Cette crainte ne se limite évidemment pas à la Belgique, elle peut se justifier si l’on considère un certain type de production qui apparaît après 1980 dans le cadre de la “fusion” version eighties, une production dont la sophistication technologique et le niveau de technique instrumentale ne dissimulent pas la désespérante pauvreté musicale et le caractère stéréotypé.
Fort heureusement, tandis que prolifère cette “soupe” tape-à-l’œil, de véritables talents jazziques s’appliquent à utiliser les connaissances techniques et musicales acquises dans les écoles de jazz pour créer des formes nouvelles, souvent complexes mais ancrées dans la tradition, et qui constituent la vraie renaissance du jazz aujourd’hui, le véritable souffle jazzique contemporain.
En Belgique, cette renaissance reste limitée – au niveau du jazz vécu – à une échelle assez réduite. Pourtant, dans la toute dernière génération apparue sur nos scènes, quelques jeunes musiciens semblent décidés à emboîter le pas aux nouveaux géants, qu’ils côtoient d’ailleurs périodiquement à New York même. Pour le reste, le champ jazzique belge reste partagé en quatre ou cinq grandes zones stylistiques générales :
la zone “revivaliste” (New Orleans, Dixie…) qui garde ses adeptes en dépit des modes, mais qui fonctionne le plus souvent en circuits fermés (clubs et festivals propres) ou se crée une place lors de grandes manifestations populaires. On connaît peu de solistes de cette catégorie dans laquelle le groupe l’emporte sur la prouesse individuelle ; Dixie Stompers, New Dixie, College Band, Ready Jazz Band, Jeggpap N-O Band, etc. ;
la zone “libertaire” dont le seul point commun avec la précédente est une relative marginalité par rapport au champ jazzique central : le free et ses succédanés ont toujours trouvé plus d’adeptes du côté flamand que du côté francophone; les Free Festivals d’Anvers et de Gand demeureront comme d’importants épisodes de la saga free. Lors des stages donnés à Liège et Bruxelles par Lacy, Centazzo, Morris, prolongés par la classe d’improvisation régulière de Garrett List, se sont néanmoins révélés certains tempéraments libertaires particulièrement créatifs parmi lesquels on notera le percussionniste Pierre Berthet, capable du délire sonore le plus éclaté comme d’un travail polyrythmique complexe ;
la zone “bop” (au sens large du terme : mainstream moderne, c’est-à-dire englobant be-bop, cool, hard-bop, néo-bop, etc.) où se mêlent les vétérans (Pelzer) et les jeunes musiciens, ceux-ci s’efforçant selon les cas de réinvestir une tradition (Houben jouant en quartette avec Wissels, Van de Geyn, Pallemaerts ; Peter Vandendriessche jouant Parker et Adderley ; Johan Clement, etc.) ou de l’enrichir d’éléments empruntés à d’autres courants plus “modernes” (Vaiana, Legnini, Erwin Yann…) ;
la zone “fusion” heureusement peu représentée dans sa frange commerciale et où rivalisent de punch et de virtuosité surtout des bassistes et des guitaristes : Hatzigeorgiou, Vanderstraeten, Pirotton, Lognay… , qui jouent également dans la sphère “bop”, avec aux marges de cette zone et de la zone “libertaire” le travail déjà cité d’ un Trio Bravo (sans guitare et sans contrebasse !) ;
la zone “middle-jazz” représentée par quelques grandes formations (Brussels Glenn Miller Orchestre, Jazz de Liège, Jazz Club de Wégimont, West Music Club, etc.) et par un franc-tireur perpétuant la tradition du swing en petite formation, Michel Dickenscheid, élève de Raoul Faisant.
Cette division en cinq zones ne doit pas masquer la prédominance, chez nous, de la zone bop, contrairement à d’autres pays d’Europe favorisant prioritairement d’autres types de jazz.
Le “Jazz-Mode” : tremplin ou cul de sac ?
Tout ne va pas bien pour le jazz belge d’aujourd’hui, c’est entendu ; il reste que les années noires, les années de trou sont incontestablement “derrière”. Au désert jazzique des années 1960-1975 a succédé une situation sinon brillante, du moins riche en tentatives et en réussites diverses. S’il reste très difficile pour un jazzman de vivre de sa musique – quoique la nouvelle réalité de l’enseignement du jazz ait d’ores et déjà débloqué quelques situations – le jazz occupe aujourd’hui une place plus importante dans la sphère culturelle.
On assiste même depuis un an ou deux à l’éclosion d’une curieuse mode “jazzy” dont on ne sait trop s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter. Le succès considérable de Round Midnight et de Bird [N.B. 36 : Films dus respectivement à Bertrand Tavernier et à Clint Eastwood], l’engouement “accidentel” pour Nina Simone (après qu’une de ses vieilles chansons eut été utilisée dans un spot publicitaire), le triomphe de Bobby Mc Ferrin, dont le Don’t worry, be happy a grimpé jusqu’aux sommets des Charts, la présence fréquente de saxophones (l’instrument jazzy par excellence) dans les publicités, l’utilisation par quelques vedettes de variété ou de rock de grands solistes de jazz (Brandford Marsalis et Kenny Kirkland chez Sting, ou… Steve Houben derrière Victor Lazlo), la coloration jazzy du répertoire de quelques autres de ces vedettes (Sade, etc.), et jusqu’à une grande marque de parfums (Yves St Laurent) qui choisit pour un nouveau produit, lancé à grands renforts de publicité le nom de Jazz… Autant de faits troublants dont il ne faudrait pas trop vite déduire un bénéfice immédiat pour le jazz : si Round Midnight ou Bird ont pu faire découvrir un monde nouveau à plus d’un auditeur-spectateur, les diverses couleurs jazz actuelles n’ont pas accru considérablement la vente des disques de jazz ni la
fréquentation des clubs…
Il semblerait même qu’aujourd’hui, comme pour le dixieland ou le free, on assiste à une marginalisation (façon de parler !) des amateurs de “fusion” par rapport au champ jazzique général : les adorateurs de Kenny G et autres demi-dieux de la paillette – par ailleurs très bons instrumentistes – n’ont bien souvent qu’indifférence voire – comble d’ironie – mépris pour Coltrane ou Parker ; même Michael Brecker (sans qui tous ces faiseurs de musiquette n’existeraient tout simplement pas) n’a plus la cote pour cette nouvelle classe de pseudo-jazz fans.
Si l’on est en droit de rester sceptique quant aux effets bénéfiques de la mode jazzy, ne peut-on pas aller jusqu’à se poser la question inverse : cette mode ne risque-t-elle pas de donner du jazz une image superficielle et une connotation de variété dont il n’a eu que trop de difficultés à se défaire dans le passé ? Et par ricochet de donner du jazz (le “vrai” dans le sens le plus large du terme, de King Oliver à Wallace Roney, de John Scofield à Charlie Christian, Django Reinhardt, René Thomas ou Bill Frisell) l’image d’une musique du passé, presque désuète aujourd’hui ? Ces questions n’ont évidemment pas de réponse toute faite : seul le recul permettra sans doute de mesurer les conséquences, positives ou négatives, de cette mode “jazzy” qui touche le jazz belge comme le jazz international.
Dix ans avant l’an 2000, le champ du jazz en Belgique
On se souvient que Bruxelles fut jadis avec Paris et Londres une des trois premières capitales “hot”. Bien d’autres pays d’Europe ou d’Asie (Japon) ont aujourd’hui rejoint et dépassé la Belgique en ce qui concerne l’intérêt consacré au jazz. Néanmoins, la Belgique garde une place considérable dans l’échiquier jazzique, place dont le relief est un peu étonnant si l’on s’en tient aux dimensions de notre pays. Auréolée d’un passé au bout du compte prestigieux (les disques de Jaspar et Thomas se vendent à prix d’or au Japon), la Belgique propose aujourd’hui, on l’a vu, une sérieuse brochette de solistes de classe internationale. Ses infrastructures, encore insuffisantes certes – surtout du côté francophone – ont commencé à se mettre en place. Quels sont les éléments marquants qui ont enrichi le champ jazzique belge ces dernières années ? Sur le plan des festivals, l’apparition du Belga Jazz festival d’automne est l’événement majeur ; son affiche prestigieuse, souvent comparable à celle des grands festivals voisins, permet une reconnection périodique avec les géants et leur musique. Le Middelheim anversois le suit en importance, et les festivals de Gouvy, Ostende, etc., ont repris du poil de la bête tandis qu’au sud du pays, un nouveau venu, le Gaume Jazz Festival perpétuait la tradition des festivals “au vert”.
Si le Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège n’a pas survécu, c’est aujourd’hui dans les programmes mêmes du Conservatoire de Bruxelles que s’inscrit le jazz… Il est clair qu ‘il aura sa place demain dans toutes les écoles de musique du pays dignes de ce nom.
Sur le plan discographique, Igloo reste le label principal du jazz belge ; mais il est rejoint aujourd’hui par B. Sharp (sous lequel sont sortis notamment des albums et des CD de Guy Cabay, Jacques Pirotton, Steve Houben, etc.), Jazzclub (dynamiquement mené par Véronique Bizet), ou September (Deborah Brown, Jack Van Poll, Philip Catherine, etc., mais aussi Jean Toussaint par exemple).
Le problème de la distribution reste crucial [N.B. 37 : Cf. à ce sujet le dossier paru dans le numéro 4 de la revue Jazz Time] ; malgré un regain d’intérêt pour le jazz lors de l’arrivée du compact-disc, les grandes firmes ne font guère d’efforts pour promouvoir le jazz, la grosse majorité des labels jazz étant laissée aux soins de petites firmes (exemplaires et méritoires mais aux moyens limités) comme Baltic, Dureco ou Doremi. Neuf fois sur dix, mal informés ou indifférents, les disquaires ne se risquent guère à encombrer leurs bacs de disques de jazz. Reste le travail efficace des médiathèques (nationales ou provinciales) qui assurent certes une part importante de la diffusion mais qui ne peuvent suffire à combler LA carence majeure : dans un monde hypermédiatisé, le jazz n’est pas encore arrivé à s’imposer dans l’audiovisuel, sinon à des heures d’écoute minimale. L’improviste ou Nocturne Jazz gardent le flambeau, fort heureusement mais il reste que le public n’a guère d ‘occasions d’entendre du jazz, donc n’y est que peu ou pas sensible, donc etc. Le rôle des “propagateurs” reste aujourd’hui plus que jamais de briser ce mur du silence et de vaincre ce cercle vicieux. Les chroniques régulières rédigées pour des périodiques de grande audience par des spécialistes comme Marc Danval, André Drossart, Guy Masy, etc., sont à cet égard exemplaires. En télé, s’il n’y a toujours sur aucune chaîne francophone une émission régulière de jazz qui soit un peu plus qu ‘une retransmission de concert, on peut estimer qu’un premier pas a été fait avec la diffusion sur Télé 21 en 1988-1989 de plusieurs programmes achetés aux télés étrangères ou enregistrés par la RTBF (Toots, Chet…) et avec la reprise par la BRT de So What. A quand une vraie émission de jazz, avec des séquences en direct, des retransmissions, des infos, des documents d’archives – qui pourrissent en ce moment par centaines dans les caves ertébéennes – bref une émission qui rende au jazz son statut de musique vivante ? Lors de l’apparition des radios libres il y a une petite dizaine d’années, on a vu naître des dizaines d’émissions de jazz, dont certaines extrêmement bien conçues… Mais dès que lesdites radios ont pris de l’extension et ont fait prévaloir les problèmes de rendement et de taux d’écoute sur leurs objectifs de diffusion culturelle, ces émissions ont été supprimées les unes après les autres !
De plus en plus, il apparaît que les défenseurs du jazz doivent se prendre en charge eux-mêmes et assurer leurs arrières en créant leurs propres institutions. Ce phénomène a pris une ampleur particulière ces derniers temps : un nombre impressionnant d’A.S.B.L. font aujourd’hui swinguer le Moniteur. Qu’elles recouvrent des activités de grande envergure (comme Jazztronaut qui, sous l’égide de Jean-Michel de Bie, organise le Belga et la plupart des grands concerts de Bruxelles) ou qu’elles assurent un suivi dans l’activité jazz d’une région, elles sont la preuve de la vitalité de la sphère jazz en Belgique en 1990. Jusqu’au vieux Hot Club de Belgique qui a refait surface…
Au sein de ces associations, les successeurs des Bettonville, de Radzitsky, etc., s’affairent pour que le jazz gagne en organisation._ Quelques pièces maîtresses du puzzle manquent encore mais les choses bougent : ainsi, parallèlement aux organes des associations Jazz Streets, Journal des Lundis d’Hortense, etc., vient d’apparaître pour la première fois depuis très longtemps une revue de jazz en Belgique, Jazz in Time. Et l’on se met à espérer qu’à l’instar de la Communauté flamande, la Communauté française de Belgique puisse disposer, au plus haut niveau de son Exécutif d’un “Homme du Jazz” qui coordonnerait et… subsidierait ces différents foyers d’activité !
CODA : le jazz et la question de Jalard
Au terme de ce survol de l’histoire du jazz en Belgique, s’il apparaît clairement qu’il existe une dynamique jazzique solide dans notre pays, il est tout aussi évident qu’on ne saurait parler vraiment d’un “Jazz Belge” autonome et spécifique, même si dans la dynamique même et dans une certaine approche globale du phénomène jazz, il est possible de discerner certaines particularités. Contrairement à certains pays qui semblent s’être spécialisés dans un créneau stylistique particulier, la Belgique semble bien être un pays de tous les jazz, centré toutefois, on l’a vu, sur le “mainstream bop”. Nos meilleurs représentants s’expriment dans l’idiome parkerien et post-parkerien, mais leurs voix n’en sont pas moins personnelles : c’est là le miracle du jazz qui du même coup crée l’Unique : la sonorité de René Thomas, le phrasé de Bobby Jaspar, sont à jamais inégalables.
Et demain ? Toute interrogation sur le jazz de demain semble devoir passer par un positionnement face à ce qui restera sans doute comme “la question de Jalard”. Il y a quelques années sortait en effet un ouvrage [N.B. 38 : Michel-Claude Jalard, Le Jazz est-il encore possible ?, Parenthèses / Epistrophy] qui résumait à lui seul une espèce d’angoisse latente qui nous rendait parfois sceptiques quant à l’avenir du jazz. La profonde intelligence de l’auteur devait lui valoir l’approbation et l’adhésion de bon nombre de commentateurs et de musiciens. La thèse de Jalard (en un mot, l’ère des grands créateurs est terminée : le jazz est devenu, comme la musique classique, une musique “de répertoire” que l’on “rejoue” en y apportant certes un peu de soi, et dans laquelle il reste encore beaucoup à approfondir, mais plus rien à créer vraiment), semble pourtant contredite aujourd’hui par cette nouvelle génération de jazzmen américains et européens apparue au milieu des années 80, et qui façonne petit à petit, sous nos yeux, un “nouveau” jazz, profondément ancré dans la tradition mais constituant néanmoins une émergence irréductible et imprédictible [N.B. 39 : Au sens où l’entend Edgar Morin dans sa prodigieuse Méthode, Seuil], bref une “création” !
Il en a été ainsi à toutes les époques, à tous les tournants : à relire les vieux Jazz-Hot des années 40 (avant ce numéro historique dans lequel André Hodeir “révèle” le be-bop aux Français), on a l’impression de lire – en moins argumenté – la thèse jalardienne du classicisme et de la maturité indépassables ! Plus profondément encore, on peut se demander si la thèse de Jalard, si intéressante soit-elle (et elle l’est) n’est pas structurellement “boiteuse”, le jazz étant par essence lié à l’instant et perpétuellement neuf, comme un langage permettant une infinité de créations.
Eh non, l’histoire du jazz n’est pas finie : il est aujourd’hui presque évident que dans la jeune génération, se pointent déjà ceux que les historiens de demain décriront comme les “nouveaux créateurs” de la fin du XXe siècle : Mulgrew Miller, Gary Thomas, Herb Robertson ne sont pas que des “post-choses” ou des “néo-machins” (à moins qu’on n’autonomise ces termes comme on l’a fait pour le hard-bop… ). Si le jazz peut ainsi renaître en phœnix aux différentes périodes de son histoire, c’est que, devenu langage universel, il travaille la prodigieuse matière négro-américaine de base, par métaphores successives, qui sont autant d’émergences successives, donc de Créations. Et rien n’indique que, tant que dure l’Histoire, ce processus doive s’arrêter. Bien sûr, le jazz est encore possible !
Journaliste, conférencier, animateur. Marc DANVAL (né à Ixelles en 1937) possède plus d’une corde à son arc : plasticien, il expose en 1984 des jazz-collages ; poète, on lui doit Parmi moi seul un recueil d’où l’on extraira ici une Saga de Chet Baker ; homme de scène, son spectacle Les poètes du jazz sera créé en 1986 et repris en 1988 par la compagnie Lesly Bunton – Yvan Baudouin. Autant de cordes qui font vibrer chez lui le rythme du jazz, le jazz pour compte duquel il n’a cessé d’être, jusqu’ici, un des médiateurs les plus actifs. Journaliste, Danval se réclame volontiers de Robert Goffin et de Carlos de Radzitsky. Il a écrit d’innombrables critiques de jazz, que ce soit dans les publications d’information générale, tel que Spécial, L’éventail, Impact, le Pourquoi Pas ? (plus d’un millier d’articles) et l’hebdomadaire Parce que !, ou dans des revues spécialisées (le Point du jazz, Jazz streets, les Cahiers du jazz).
A la radio, il débute à l’INR – pendant son service militaire – en créant la rubrique Jazz pour les troupes ; on l’entendra à de multiples reprises à partir des années 60 à Radio Luxembourg ou à la RTB(F) assurer la coloration jazz dans le contexte de programmes grand public. Aujourd’hui encore, mais cette fois pour la chaîne culturelle (Radio 3) de la RTBF, il anime le Jazz vivant, une production de Jean-Marie Peterken. Il a également pris la succession de Nicolas Dor dans l’émission de Radio 1 : 25-50-75. En public, Marc Danval a assuré la présentation de nombreux concerts de jazz au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles ainsi que dans plusieurs festivals fameux tel le Northsea Festival (La Haye). Pour les Jeunesses Musicales, il a réalisé un cycle de conférences sur le jazz (1987-1988-1989). Le jazz aujourd’hui en phase de renouveau doit beaucoup à cet intercesseur convaincu et, de ce fait, convaincant et efficace.
Outre le Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie dont il était co-auteur, Marc Danval avait commis de multiples autres proses éclairées, jusqu’à son dernier recueil publié en 2020, Pittoresque de la futilité :
BIOGRAPHIES
Le règne de Sacha Guitry (Pierre De Meyer, 1971)
L’insaisissable Robert Goffin, de Rimbaud à Louis Armstrong (Quorum, 1998)
Toots Thielemans (Racine, 2006)
Robert Goffin, avocat, poète et homme de jazz (Le Carré Gomand, 2014)
GASTRONOMIE
Bon appétit Bruxelles ! (J.-M Collet, 1981)
La cuisine traditionnelle en Hainaut (Libro-Sciences, 1990)
J’apprends avec tristesse le décès, ce jeudi, du journaliste, chroniqueur et ancien homme de théâtre Marc Danval, à l’âge de 85 ans ! C’est probablement la personnalité qui m’aura le plus marqué à la radio par sa faculté de partager avec simplicité et gourmandise sa folle érudition. Ses connaissances encyclopédiques sur la chanson française, la variété, l’easy listening et le jazz étaient infinies (il faut dire qu’il a connu tout le monde) et il incarnait le modèle parfait du gai-savoir ! Chacune de ses émissions (la fameuse Troisième oreille) combinait le plaisir de la découverte à un contenu intelligemment mis en perspective ; c’était une fête permanente des sens et de l’esprit ! Et puis, qu’importe son âge, il était un modèle pour le service public, tant il allait à contre-courant de tout ce qu’on nous propose de fade et de formaté, tant il avait cette capacité unique à dénicher les pépites rares et transcendantes… Autant dire qu’il était insurpassable et que cet humble serviteur d’un monde musical révolu ne sera jamais égalé ! Tout le reste n’est que dispensable fioriture et remplissage inutile.
Albert Brinkhuizen est né en 1911, à Bressoux (Liège). Il étudie le piano, le solfège et l’harmonie au Conservatoire de Liège. Dès 1925, il se produit comme pianiste dans les bistrots de banlieue et découvre les recueils de “Novelty Piano” (airs américains à consonance jazzy) qu’il étudie à l’insu de ses professeurs. Il se met au trombone et joue dans l’orchestre de Marcel Belis, puis dans celui de D.D. Prenten, à Liège. Il découvre les disques de Miff Mole et Jack Teagarden, devient musicien professionnel et, tout en jouant dans de grands orchestres de danse, il travaille le phrasé jazz. Il se lance dans l’improvisation en 1930 au sein de la formation d’Oscar Thisse et se révèle bientôt comme un des meilleurs trombones belges : il est le seul musicien liégeois cité dans le livre de Goffin, Aux frontières du jazz, en 1932.
De 1932 à 1942, il est à la fois la cheville ouvrière, l’arrangeur et le principal soliste du fameux Rector’s Club de Jean Bauer : tournées en Suisse, aux Pays-Bas. En 1942, il part pour Bruxelles où il est engagé par Jean Omer au Bœuf sur le Toit où il restera jusqu’en 1944, tout en travaillant à l’occasion avec tous les meilleurs orchestres de la capitale (Brenders, Candrix, Naret, etc.) et en réalisant de très nombreux enregistrements. A la Libération, Brinkhuizen entre dans l’orchestre d’Ernst Van ‘t Hof. De 1945 à 1950, il se produit au sein des Internationals de Jeff de Boeck : nombreuses tournées, enregistrements, etc. Dans les référendums du Hot Club de Belgique, il est classé trombone n°1 en 1946 et 1949. N’ayant pas accroché au bop, et restant dans le créneau des musiciens professionnels, il évolue alors vers une musique plus commerciale, enregistre pour Caravelli et se produit des années durant au Parisiana à Bruxelles.
En 1957, il entre dans l’orchestre de Francis Bay, puis, en 1959, dans celui d’Henri Segers (RTB), faisant la navette entre ces deux formations pendant plusieurs années. En 1968, il se présente à l’examen d’entrée de l’Orchestre Philharmonique de la RTBF (à 57 ans !) au sein duquel il travaillera pendant huit ans. Après 1976, il se produit encore avec la fanfare de Jette, dans le Big band de la BRT et avec le Brussels Big Band. Il cessera toute activité musicale vers 1982 pour raisons de santé.
Lucien HIRSCH est né à Liège en 1911. Dès sa petite enfance, il se produit en attraction avec des groupes amateurs dans des fancy-fairs et des bals. Après avoir joué quelque temps dans le Melody Dance Band, il rencontre le saxophoniste Marcel Belis qui l’engage dans son orchestre (Belis Melody band). En 1929, avec une vocation de leader plutôt que d’instrumentiste, il monte dès 1930 son propre orchestre, qui va animer sous le nom de Luc Hirsch and his Revelers Orchestra tous les grands bals de l’Exposition Universelle de Liège en 1930, ce qui assied sa réputation et fait de son orchestre la grande formation la mieux cotée de la région ; il se fait connaître également à Bruxelles et un peu partout en Belgique.
Il enregistre un premier disque en 1931 pour Columbia. En 1932, l’orchestre remporte à Bruxelles le Tournoi du Jazz Club de Belgique (devant le fameux Bistrouille A.D.O.). En 1934, il est classé deuxième au Concours In- ternational de Scheveningen et s’installe bientôt au Casino de Chaudfontaine d’où ses prestations sont diffusées en direct à la radio tous les dimanches. Il se produit à différentes reprises en première partie de l’orchestre Ray Ventura qui devient son modèle. Dès lors, Hirsch s’oriente de plus en plus vers les variétés. Il engage au fil du temps des musiciens comme Jacques Kriekels, Jean Evrard, Roger Vrancken, Henri Solbach ainsi que Jack Demany et Fud Candrix pendant leur service militaire. À la mobilisation de 1939, il anime, comme Fud Candrix et Oscar Thisse, les soirées de la Fondation de l’œuvre de la Reine Elisabeth (pour le loisir des soldats). D’origine juive, Lucien Hirsch cesse toute activité dès le début de l’Occupation (son orchestre sera repris par Gaston Houssa puis par Pol Baud). À la fin de la guerre, il décide de ne pas reprendre la direction d’orchestre et de se consacrer au commerce familial.
C’est à Châtelet que Bruno CASTELLUCCI voit le jour, en 1944, année combien importante pour notre jazz ! Ses parents, d’origine italienne, remarquant son goût précoce pour la musique, l’inscrivent, parallèlement à ses études, à un cours de solfège à l’Académie de Musique de Châtelet. Il y apprendra également le piano pendant deux ans, mais cet apprentissage académique ne réussit pas à l’ intéresser vraiment : il ne se sent guère d’affinités pour le piano.
C’est en parfait autodidacte qu’il poursuivra son approche de la musique. A l’âge de quatorze ans, il se fait offrir une batterie et se met au travail, avec une ardeur bien plus affirmée que lors de son passage en académie. Il fait bientôt la connaissance de jeunes musiciens amateurs avec lesquels il monte ses premiers groupes. C’est au sein de l’un de ces premiers orchestres qu’il remporte, au Festival Adolphe Sax, à Dinant, le prix du meilleur batteur. Encouragé par ce succès, Bruno Castellucci commence à entrevoir la possibilité de mener une carrière de musicien professionnel. Mais en ces années 60, années sombres pour le jazz, il comprend d’emblée qu’il lui faudra pratiquer bien d’autres types de musiques ; ce qui ne le dérange d’ailleurs pas vraiment, son caractère le portant dès le départ à une conception éclectique de la musique.
Parallèlement à ses premiers contrats comme ‘pro’, il s’intègre progressivement dans le petit monde du jazz belge : dans les jam-sessions, il apprend à connaître les règles du jeu et se familiarise avec ce ‘répertoire’ qu’est censé connaître tout jazzman qui se respecte. Bientôt, il rencontre Maurice Simon, Jacques Pelzer, Francy Boland… Il côtoie et accompagne René Thomas lors de ses séjours en Belgique. Et, dès 1963, il joue de manière régulière dans le quintette du saxophoniste Alex Scorier. Les hasards du métier le mettent rapidement en rapport avec les artistes les plus variés, du chanteur yé-yé au trompettiste de bop, en passant par ces fameux ‘orchestres de guitares’ qui pullulent à l’époque en Belgique comme ailleurs.
De 1970 à 1974, il travaille essentiellement comme musicien de studio, non seulement en Belgique, mais aussi en Allemagne, aux Pays-Bas, et même en Angleterre et à Paris (notamment avec Robert Grahame). Il joue avec le groupe Placebo (1973) et suit Marc Moulin dans quelques unes de ses expériences (Sam’Suffy par exemple, en 1975). Avec Michel Herr, Robert Jeanne et Richard Rousselet, il rejoint le groupe Solis Lacus, une des formations les plus importantes du pays, dont la musique se colore des accents jazz-rock mis à la mode par les ‘enfants de Miles’. Dès cette époque, il est avec Félix Simtaine et Freddy Rottier un des batteurs les plus en vue de la scène belge, le plus actif dans la sphère jazz-rock, et son nom est cité dans le monde musical professionnel européen.
En 1974, il entre dans le big band de la BRT : il y restera jusqu’en 1980, sans pour autant se limiter à ce seul orchestre. En effet, on le rencontre aux côtés de musiciens comme Ian Akkerman (1977), Philip Catherine, Jasper Van’t Hoff, Michel Herr (il enregistre notamment un des trois disques du fameux Herr-Engstfeld Quartet), etc. En outre, depuis 1974, il participe à divers stages et s’intéresse de plus en plus à l’enseignement. De 1978 à 1985, il instruira les jeunes batteurs inscrits au Séminaire de jazz du Conservatoire de Liège ; à partir de 1985, c’est à Rotterdam qu’il dispensera son enseignement, étant un des quatre instructeurs étrangers du Conservatoire de cette ville.
Lors d’une interview accordée en 1979 au journal de la BDN, il confirme le caractère éclectique de ses goûts musicaux et exprime son intérêt pour la musique de Georges Benson par exemple, qu’il qualifie de “bon disco“. Il aime aussi jouer en big band et pendant plusieurs années, il travaillera dans l’orchestre de Peter Herboltzheimer (c’est avec cet orchestre qu’il accompagnera le temps d’un disque – un hommage à Parker – l’organiste allemande Barbara Dennerlein). Mais, il fait alors une rencontre décisive : celle de Toots Thielemans qui, appréciant la précision et la maturité de son jeu, l’engagera bientôt dans son propre quartette européen dont il est incontestablement l’élément-clé. Au cours de sa carrière, il a d’ores et déjà eu l’occasion de rencontrer quelques authentiques géants : Slide Hampton, Art Farmer, Johnny Griffin, Benny Carter, Joe Pass, Tete Montoliu, Niels-Henning Oersted-Pedersen, Palle Mikkelborg, Freddie Hubbard. Il a accompagné bon nombre d’entre eux en studio et, lors d’émissions de télévision, il a fait la connaissance de vedettes internationales comme Benny Goodman, Sammy Davis Jr, Dizzy Gillespie ou Lionel Hampton. Aux quatre coins du monde, il a monté ses caisses et ses cymbales sur les scènes de tous les grands festivals (Montreux, Nice, La Haye, Los Angeles, Montréal, etc.).
En bref, il est devenu un des musiciens majeurs du jazz européen, un jazz qu’il a d’ailleurs représenté dans différentes formations aux Festivals de Pori, Ljubljana, etc. Il est impossible de rendre compte dans le détail du travail fourni en quelques trente ans de carrière par un musicien aussi polyvalent et aussi boulimique que Bruno Castellucci. On notera pourtant, entre mille et une manifestations de son talent, sa présence aux côtés de Chet Baker sur le disque superbe témoignant de la rencontre entre le trompettiste et Steve Houben, Bill Frisell, etc. Il a signé là un de ses enregistrements les plus fins et les moins démonstratifs. Castellucci, à l’exception d’une récente expérience dans la sphère jazz-rock, n’a guère manifesté jusqu’à présent le désir de devenir lui-même leader de ses propres orchestres. Il reste le sideman solide et le musicien professionnel qu ‘il n’a cessé d’être depuis ses débuts.
André KLENES est né à Verviers en 1954. Il débute dans des petits groupes de rock et de blues, découvre le jazz aux festivals de Bilzen et aux jams de l’Old Jazz à Liège, s’essaye au jazz-rock en 1972 en compagnie de Pierre Vaiana et d’Antoine Cirri. En 1974, il accompagne Memphis Slim à Vielsalm. Il entre en contact avec les jazzmen belges (Charles Loos, Jacques Pelzer, etc.) ; en 1976, il passe de la guitare basse à la contrebasse et devient professionnel.
Il travaille avec Jean Linsman, Stéphane Martini, le guitariste canadien Jean-François Bellec et le saxophoniste américain Lou Mc Connel, entre autres. Il joue dans le groupe Four, un des premiers groupes de la ‘relance’ du jazz après 1976. En 1978, il entreprend une formation classique, couronnée par un premier prix de contrebasse au Conservatoire de Liège. En 1979-1980, Klenes joue dans le Strues and Steps de Milou Struvay. Avec la chanteuse allemande Monika Linges, il se produit fréquemment en Allemagne.
De 1982 à 1986, il fait partie du quartette de Robert Jeanne. Entretemps, musicien polyvalent, il participe à différentes expériences aux marges du jazz : tournée en France et Italie avec le groupe Brazil Tropical (musique latino-américaine), concerts et enregistrements avec le groupe afro Eko Kuango, tournée en 1987 avec William Sheller, membre depuis 1981 du groupe Julveme, musique classique, etc. Plus récemment André Klenes travaille avec Christiane Stefanski dans un groupe de blues en hommage à Bessie Smith et avec Triades, trio à cordes, aux côtés de J.-P. Catoul et Jérome Nahon. Comme musicien free-lance, il se produit dans de nombreuses formations et assume même des remplacements dans des orchestres symphoniques.
Dès le mois de mai 1940, la Belgique est occupée ; l’idéologie du Reich semble prête à phagocyter tout ce qui se trouve sur son passage et le jazz peut s’attendre au pire : musique américaine par excellence (si les Etats-Unis n’entrent en guerre qu’en 1941, ils représentent déjà bien avant cette date la “décadence” contre laquelle Hitler et les siens veulent protéger la race aryenne), musique sauvage dont les danses qu’elle déchaîne sont interdites depuis longtemps en Allemagne, le jazz a tout pour se mettre à dos fascistes et assimilés.
Et pourtant… Paradoxalement, pour le jazz, les années d’Occupation se révéleront décisives : au terme de cette période, par ailleurs maudite, les musiciens belges seront entrés de plain-pied dans l’improvisation, une série d’infrastructures se seront affermies et les premières revendications sérieuses d’autonomie pour le jazz seront apparues (autonomie par rapport au monde du show et de la danse auquel il était jusqu’alors inféodé).
Cette contradiction, qui peut paraître choquante, mérite qu’on s’y arrête. Plusieurs éléments peuvent expliquer les étranges mutations que connaît la représentation du jazz pendant l’Occupation.
Symbole des valeurs américaines, pendant quatre ans le jazz sera naturellement celui d’une liberté momentanément perdue ; le symbole de l’espoir aussi (la Libération, on le sent, ne peut venir que d’outre-Atlantique ; inaccessible, l’Amérique n’en devient que plus mythique). Sans pousser les choses à l’extrême, on peut dire qu’entre 1940 et 1944, jouer du jazz (en tout cas en jouer d’une certaine manière – voir ci-dessous) sera presque assimilé à un acte de “résistance”, et ceci davantage encore pour les jeunes musiciens qui ne manqueront pas une occasion de “provoquer” l’occupant (avec plus ou moins de prudence) à l’aide de leur musique [N.B. 17].
N.B. 17 : Une forme de “provocation” qui permet de nuancer les accusations – souvent délirantes et non fondées – portées contre les musiciens confrontés à ce problème et qui n’ont pas réagi de la même manière.
Certaines “Caves” bruxelloises semblent avoir été le repère semi-clandestin de musiciens et de fans venus célébrer le jazz comme on célèbre une messe noire ! A l’inverse, certaines formations professionnelles se verront confrontées au problème crucial du “travail obligatoire” : on a bien trop vite parlé par la suite de collaboration à leur sujet ; il est clair que les orchestres ont joué “pour les Allemands” (dont certains, il faut le préciser, adoraient le jazz !) tout comme les boulangers ont cuit le pain qu’ont mangé ces mêmes Allemands… Ils n’ont fait que reprendre leur travail tout simplement, comme la plupart des autres corps de métier.
Quant au travail obligatoire, s’il y eut effectivement des réquisitions, on ne saurait prétendre que les mouvements et la liberté de déplacement de nos jazzmen appelés à se produire en Allemagne, et particulièrement à Berlin pendant les années noires, aient fait l’objet des normes coercitives appliquées en général aux travailleurs astreints au S.T.O. ! On laissera donc à des voix plus autorisées la responsabilité de trancher entre l’invitation et la contrainte [N.B. 18].
N.B. 18 : Face aux sollicitations allemandes, certains musiciens tergiversent puis, quand il n’y a plus d’autre solution, prennent le maquis ; d’autres finassent à coup de faux papiers ; d’autres encore acceptent, ne pouvant faire autrement, mais jouent un double jeu : ainsi, Stan Brenders, si souvent accusé de collaboration, avait, semble-t-il, une activité régulière au sein de la Résistance. Comment expliquer la politique d’ouverture des nazis ? Certes le jazz, musique “décadente” issue d’un peuple “inférieur”, était considéré par les nazis comme une denrée de rebut. Mais réalistes et astucieux, les hommes de Goebbels avaient imaginé de “réquisitionner” dans les pays occupés les jazzmen belges, hollandais, français, etc. et de les faire jouer à Berlin, essentiellement pour la radio. L’enregistrement de ces prestations jazz, dûment enrobé de messages de propagande, était diffusé en ondes courtes vers l’Angleterre, émissions qui touchaient, paraît-il, un public important…
S’agissant des amateurs de jazz (et de ceux qui le deviennent) qui vivent dans une espèce de vase clos, coupés qu’ils sont du monde extérieur (et notamment des États-Unis, source d’approvisionnement par excellence en matière de disques de jazz), ils ne peuvent que s’en remettre aux musiciens belges (ou français ou hollandais) qui n’ont jamais tant enregistré que pendant ces quatre ans (et qui ne le feront plus avec une fréquence comparable avant une trentaine d’années !) ; certains orchestres belges cotés ont accès aux labels majeurs (Decca, Olympia…) ; d’autres enregistrent pour les petites firmes belges qui apparaissent alors (Rythme, Hot…) ; tous, enfin, ont la possibilité de fréquenter les petits studios où se gravent les acétates, disques en verre et autres équivalents de nos bandes ‘démos’ d’aujourd’hui : ces disques gravés à quelques exemplaires, permettent évidemment aux musiciens de jouer sans la moindre contrainte et c’est sur certains de ces acétates miraculeusement parvenus jusqu’à nous que nous pouvons entendre la musique la plus “osée”.
La danse étant théoriquement interdite [N.B. 19], les spectateurs ont tout loisir de s’intéresser de plus près à la musique pour elle-même et plus comme simple véhicule; le concert de jazz, rarissime pendant les années 30, entre dès lors dans les mœurs 20. De surcroît, l’établissement du couvre-feu oblige parfois les spectateurs de telle ou telle soirée musicale à attendre le matin pour rentrer chez eux (il y eut ainsi des marathons jazziques mémorables).
N.B. 19 : Théoriquement : en réalité, il existe bon nombre de moyens de contourner l’interdit : sans parler des nombreuses dérogations (officielles – pour les asbl par exemple – ou officieuses – lorsqu’’un officier allemand manifeste lui aussi 1’envie de se défouler !). Le plus simple consiste à munir le portier d’une sonnette qu’il agitera lorsque s’approchera un individu suspect : avec une rapidité exemplaire, les danseurs se retrouvent alors assis sur leur siège, écoutant avec un sérieux confondant une musique soudain étrangement radoucie ! Mais le détour le plus courant et le plus efficace est peut-être l’instauration des fameux ‘cours de danse’ sous couvert desquels ont lieu des après-midi ou des soirées dansantes. Pour être juste, il faut bien dire que parfois, les conséquences de cet interdit jeté sur la danse ont eu des effets ‘pernicieux’ : privés du support ‘danse’, certains orchestres augmentèrent d’autant le côté ‘show’ de leurs prestations, à grand renfort de sketches et de bouffonneries…
Autour du “jazz pur”
L’expression “jazz pur” ne date pas des années 40 ; mais c’est à cette époque qu’elle prend tout son sens et que son emploi se généralise avec le souci de bien distinguer le jazz en tant que tel de ses avatars et de ses “ersatz”. Le jazz devient en réalité l’enjeu de passions désormais particulièrement agissantes. Le pianiste allemand de variété Peter Kreuder se produisant en concert en Belgique au début de l’Occupation, se fera siffler et huer par une bande de jeunes “zazous” réclamant à corps et à cris : “Du jazz ! Du jazz ! Du jazz !”.
Prises en charge par ces nouveaux passionnés, les infrastructures jazz vont prendre un essor important : ainsi le Jazz Club de Belgique et le Hot Club de Belgique ouvrent sections sur sections, tandis que d’autres petits cercles se constituent surtout dans les grandes villes : certains d’entre eux (Rythme Futur à Liège par exemple) publient déjà un bulletin de liaison qui prépare la parution, dès 1945, de revues de jazz proprement dites. Et pour rester dans le domaine des écrits, il faut signaler la sortie, en plein milieu de l’Occupation, de plusieurs livres belges consacrés au jazz : Notions élémentaires sur le jazz (1940) du Verviétois Paul Edward (Paul Pirard), Essai sur le jazz (1942) de l’écrivain Léon Thoorens, Apologie du jazz (1944) de Bernhardt et De Vergnies, et quelques autres…
Ces ouvrages se situent en général dans l’optique d’une valorisation esthétique du jazz ; sur base des méthodes musicologiques classiques, on définit vaille que vaille les composantes du jazz, achoppant à tous les coups sur la notion de swing dont seules des définitions métaphoriques peuvent rendre compte. Parfois, on peut lire entre les lignes, ou de manière quasi explicite, des allusions “politiques” relativement hardies : ainsi, lorsque Thoorens déclare que “l’esprit du jazz ne pourra jamais se plier à la tournure d’esprit germanique“, c’est bien de “résistance” qu’il s’agit (le jazz ne se pliera pas, sous-entendu nous non plus !). La diffusion et la défense du jazz ont maintenant leurs leaders attitrés ; même si leurs noms n’apparaissent avec régularité qu’à la Libération, Carlos de Radzitsky, Albert Bettonville, Jean de Trazegnies, Julien Packbiers, Nicolas Dor, etc. sont déjà sur la brèche pendant l’Occupation ; des conférences sont organisées, les tournois se multiplient, les disques rares se vendent au marché noir…
N.B. 20 : Concerts dont, ici encore, les musiciens “locaux” partagent la vedette avec les orchestres français (Helian, Ventura…) ou hollandais (Ramblers), le point d’orgue de ces échanges étant la venue de Django Reinhardt en Belgique en 1942.
Vous avez un beau chapeau, madame !
Parmi les musiciens, il s’en trouve plus d’un qui s’activent dans le même ordre d’idées à produire une musique aussi proche que possible de l’original. Les chefs d’orchestre les plus “jazz” (les moins “show”) ont à cœur d’avoir au sein de leur formation un “copiste” de première force : celui-ci, l’oreille rivée au poste de radio, guette sur Radio Londres l’air ou l’arrangement nouveau qu’il va ensuite s’échiner à retranscrire, d’oreille. C’est ainsi qu’en pleine Occupation, certains thèmes américains récents (Take the A Train d’Ellington par exemple) apparaissent au répertoire des big bands… Afin d’échapper à la censure allemande – qui , dès 1941 , touche tout ce qui est de près ou de loin américain – les musiciens s’ingénient à trouver de nouveaux titres qui sont, soit la traduction du titre anglais, soit le plus souvent, une francisation loufoque proche phonétiquement du titre original : ainsi, et parmi bien d’autres, Beguine the Beguine devient La Divine Béguine, Honeysuckle Rose devient Rose Chèvrefeuille, St Louis Blues devient La Tristesse de St Louis, Hi-de-Ho devient Vous avez un beau chapeau madame, Blue Moon devient Lune Bleue, Peanuts Vendon devient Le marchand de cacahuètes, voire Limehouse Blues qui, à Liège, pour les jeunes zazous de la Session d’une heure deviendra La Blouse de la Maison des Limes !
Tous ces airs apparaissent également au répertoire de trios ou quartettes vocaux, formules qui connaissent alors un succès considérable : en Belgique, on en dénombre une petite dizaine au centre desquels se distinguent le trio de Bob Jacqmain et celui de Gaston Houssa. Invitées à Paris lors d’une Semaine du music-hall belge en France, ces deux formations se réuniront bientôt pour former un ensemble de plus grande envergure : Les Voix du Rythme. Souvent, ces formations vocales se joignent lors de galas ou de séances d’enregistrement à l’un ou l’autre grand orchestre au sein duquel ils font figure d’attraction.
Mais la figure marquante de cette nouvelle génération est un saxophoniste et, pour la première fois, c’est hors de la capitale que les jeux seront joués : peu connu à Bruxelles avant qu’il ne vienne s’y installer en 1945, le saxophoniste en question sera le prince des nuits liégeoises dès 1941-1942. Et quelles nuits ! Raoul Faisant – c’est de lui qu’il s’agit – est un personnage hors du commun dont l’amour de la musique conjugué à un talent peu banal font un type nouveau de musicien : Faisant, quoique professionnel, ne se pliera jamais à la discipline des grands orchestres ; l’important pour lui est de jouer, d’improviser… Et c’est ce qu’il fait ! Il devient bientôt le roi des temples liégeois d’alors (le Mondial, l’Observatoire…), tandis qu’autour de lui gravite un noyau swing particulièrement efficace (le guitariste Roger Vrancken, le trompettiste Jean Evrard, etc.), sa démarche et sa conception de la musique vont lui attirer la sympathie, puis l’admiration inconditionnelle de jeunes gens hors du commun eux aussi. Ces jeunes gens vont tout apprendre de celui qu’ils appelleront plus tard “le Père” : et cette filiation à elle seule devrait valoir à Faisant d’occuper une place de choix au panthéon jazzique.
Parmi ses jeunes disciples, on trouve d’abord le pianiste Maurice Simon, technicien hors pair, et un jeune guitariste, fou de Django, qui s’appelle René Thomas ! Simon et Thomas, qui choisissent le professionnalisme dès les premières années de l’Occupation, entreront dans l’équipe de Faisant, avec lequel ils se produiront notamment aux Pays-Bas où ils feront forte impression.
Mais bientôt, issus d’un tout autre milieu, quelques étudiants passionnés de jazz – un jazz qu’ils écoutent à longueur de nuit via disques et radio – subissent eux aussi le “choc Faisant” : à travers portes et fenêtres de ces night-clubs dont leur jeune âge leur interdit l’accès, ils ne perdent pas une note de la musique généreuse du Maître. Leurs noms : Jacques Pelzer, Bobby Jaspar !
Si l’on ajoute que, quelques années plus tard, Sadi et Francy Boland seront eux aussi les disciples de Faisant, on mesure l’importance du personnage : Toots Thielemans et Benoit Quersin exceptés, tous les futurs maîtres du jazz moderne en Belgique sont d’abord passés par l’école Faisant.
En fait, le champ du jazz s’élargit considérablement à cette époque : ainsi, à l’opposé de l’hypercommercialisme de certains orchestres tablant de plus en plus sur le show, on trouve désormais de petites formations de “jazz pur”. Entre les deux, l’immense majorité des orchestres voyagent toujours du jazz à la variété. Les grands orchestres, en vogue pendant les années 30, sont dissous au début de la guerre puis se reconstituent petit à petit et occupent à nouveau le devant de la scène (même si – voir ci-dessous – ils doivent le partager maintenant avec certaines petites formations). Brenders, Candrix et Omer restent les “trois grands” (les deux premiers auront d’ailleurs en 1942 le privilège d’enregistrer avec Django Reinhardt) mais sur leurs talons, on trouve désormais d’autres phalanges de valeur. Les big bands de Bobby Naret, Jack Kluger (Jay Clever), Eddie Tower (Bruxelles) et Gene Dersin (Liège) ont en effet leurs adeptes : tous ces orchestres nous ont laissé une abondante discographie. Profitant de l’intérêt croissant pour le “jazz pur”, les solistes de ces orchestres s’en donnent à cœur joie.
Ces mêmes solistes ont l’occasion de se mettre davantage en valeur en se produisant en petite formation : soit lors des “cours de danse”, soit lors de galas, soit même en studio! Ainsi, Jean Robert, qui continue à travailler pour Jean Omer, est surtout à son affaire au sein de son Hot Trio (avec le pianiste Rudy Bruder et le batteur Jeff de Boeck), Jacques Kriekels, soliste principal de l’orchestre Dersin, aime à swinguer dans les cours de danse, soutenu par la guitare de Fernand Lovinfosse et l’un ou l’autre membre de la rythmique du big band, Albert Brinckhuyzen et Victor Ingeveld sont régulièrement invités à se joindre en “vedette” à certains galas, à certaines jams ; à Liège en 1941-1942, un établissement, dans lequel se produit une petite formation swing, invite chaque semaine un “ambassadeur du jazz” ! La notion de soliste, on le voit, prend consistance, et bon nombre de musiciens travaillent maintenant dans le sens de l’improvisation et de l’expressivité pure.
Aux côtés des musiciens qui viennent d’être cités, viennent désormais s’ajouter des nouveaux venus : des pianistes notamment (Yvon de Bie, Gus Clark, Gus Decock, etc.) dont les admirateurs considèrent un John Ouwerx comme déjà légèrement dépassé.
Nids de swing !
Quelle que soit leur importance, le noyau Faisant et le Hot Trio Jean Robert ne sont pas les seuls “nids de swing” de la Belgique occupée. Bon nombre d’autres formations – bien plus connues que les combos du saxophoniste liégeois – produisent désormais un jazz “de chambre” de qualité : ainsi, le Metro Band du batteur Jeff de Boeck (dans lequel se produiront Janot Moralès, Bobby Naret, Vic Ingeveld, Yvon De Bie, Frank Engelen et le tandem rythmique Mersch/Kempf) est sans doute un des orchestres les plus swinguants du pays (le Metro Band, qui a enregistré de nombreux 78 tours, est d’ailleurs le noyau d’où sortira un des trois principaux orchestres de l’après-guerre, les Internationals !).
C’est également aux premiers rangs qu’’il faut situer les petites formations dirigées par Gus Clark (avec notamment Harry Turf (cl, as), Albert Brinckhuyzen (tb), Vic Ingeveld (ts, vin), Jo Van Welter (g) et Gaston Bogaerts (dm) – le futur fondateur des Chakachas !) ; le septette dirigé par le pianiste Rudy Bruder (avec Jean Robert, Jean Omer, Frank Engelen, Jean Delahaut, etc.) ; les petits orchestres de Robert De Kers (Vibraswingers, etc.) dans lesquels apparaissent de futures célébrités comme les pianistes Henri Segers et Léo Souris, ainsi que les saxophonistes Ingeveld, Naret, Rahier et Bayens, les guitaristes Jean Douchamps et Chas Dolne, les batteurs Lucien Poliet et Jackie Tunis, etc. ; plus mondain, le Swingtette de Chas Dolne (David Bee, Bobby Naret, Lou Logist, etc.) qui propose une instrumentation pour le moins originale puisqu’aux saxos et aux instruments rythmiques habituels sont ajoutés une harpe, un célesta, un accordéon et une flûte ; et, last but not least, le Rector’s Club liégeois déjà cité et les formations ayant pour chef le trompettiste Gus Deloof (d’abord avec Naret, Robert, Bruder, De Boeck, etc. puis d’innombrables enregistrements auxquels est associé le nom du Victory Club, avec Harry Turf, Bruder, Léon Demol, etc. et deux vocalistes : l’Américaine Dorothy Carless et l’Anglais Georges Elrick).
Retour aux sources : les premiers signes du Revival
Certains de ces orchestres vont, pendant la guerre, ajouter au répertoire swing habituel, des thèmes et des arrangements empruntés à l’univers néo-orléanais. Ces premières traces du Revival sont plus affirmées encore dans le travail de quelques formations provinciales et tout particulièrement dans celui des Dixie Stompers. En 1941 apparaît en effet sur la scène belge un orchestre originaire, une fois n’est pas coutume, de la région montoise : le nom de cet orchestre sera associé par la suite à celui du trompettiste Albert Langue, mais au départ, c’est le pianiste Jean Leclère qui fait office de leader. Lauréats du 9e Tournoi de Jazz (Bruxelles) l’année de leur formation, les Dixie Stompers seront parmi les premiers à baser l’essentiel de leur répertoire sur la matière orléanaise. Ils deviendront dans les années 50 l’orchestre Dixieland par excellence en Belgique.
Le “New Orleans Revival” bat déjà son plein aux Etats-Unis : et c’est à qui retrouvera le plus vieux et le plus édenté des musiciens de l’époque héroïque de la Nouvelle-Orléans. Du même coup, sous l’influence de critiques comme le Français Panassié déjà cité, on réédite les disques les plus anciens et la formule originelle d’improvisation collective (tb-tp-cl : les trois voix orléanaises) devient la règle obligée des puristes. Pendant la guerre, les disques de Johnny Dodds ou de Kid Ory, d’Eddie Condon ou de Bob Crosby s’infiltrent clandestinement en Belgique où des orchestres comme les Dixie Stompers justement – mais aussi à l’occasion, Robert De Kers, Gus Deloof et d’autres formations pros – s’appliquent à en reproduire l’esprit.
La musique orléanaise apparaît également dans le répertoire d’une petite formation liégeoise composée d’amateurs, des étudiants en majorité, qui vont bientôt occuper une place centrale dans le champ jazzique wallon.
Les années d’apprentissage
Issus pour la plupart de familles aisées, ces étudiants, pour qui la musique n’est pas un gagne-pain, peuvent se permettre de jouer très exactement le jazz qui leur plaît, au-delà de toutes considérations commerciales. Boulimiques dévoreurs de disques, ils s’imprègnent de l’esprit des grands solistes américains, tandis que, sur le terrain, ils prennent, on l’a vu, Raoul Faisant et son clan pour maîtres à jouer. Formée vers 1939 déjà, la Session d’une Heure (One a.m. Session) compte en son sein des musiciens de qualité (comme le clarinettiste Roger Classen) fortement sensibilisés par le Revival et qui cherchent à orienter l’orchestre dans ce sens : au répertoire de la session (dont la composition orchestrale est celle des orchestres dixie-N.O.) on trouve ainsi quelques standards orléanais (When the saints, etc.) et de nombreux blues. Mais, faisant pendant à cette volonté revivaliste, s’imposent aussi et surtout des compositions de Django Reinhardt, d’Ellington, et d’une manière générale, les thèmes joués par les petites formations swing américaines (Teddy Wilson, Goodman, etc.). C’est dans ce créneau que se sent le plus à l’aise le saxophoniste du groupe, un certain Jacques Pelzer. Influencé par Johnny Hodges et Benny Carter, Pelzer a assimilé, à force d’écoutes, le style et le son de ses maîtres, comme en témoignent les quelques acétates enregistrés par la Session et fort heureusement préservés.
C’est en entendant la Session d’une Heure, dit la légende, qu’un autre étudiant liégeois, Bobby Jaspar, décide de se consacrer au jazz. Avec Pierre Robert et André Putsage, ils montent dès 1944 un combo auquel ils donneront bientôt le nom de Bob-Shots et qui sera le premier groupe belge de la période suivante.
A la même époque, à Liège et en tournée, René Thomas travaille déjà aux côtés de Raoul Faisant ; à Namur, Sadi fait ses premiers pas au xylophone puis au vibraphone, Christian Kellens joue de l’harmonica dans de petites formations amateurs, et Jean Fanis s’y familiarise avec le phrasé pianistique jazz ; à Bruxelles, un jeune guitariste nommé Jean Thielemans enregistre ses premiers acétates (en 1943) tandis que Benoit Quersin découvre Art Tatum ; à Anvers enfin, un débutant, Jack Sels se mêle à la fin de la guerre au milieu jazz. Bref, presque tous les futurs géants du jazz belge connaissent alors leurs années d’apprentissage et se préparent à une “prise de pouvoir” qui aura pour cadre la Libération et les années américaines.
Au cœur même de leur démarche figure déjà la grande thématique qui préludera, quelques années plus tard, à la prise d’autonomie du jazz en tant que forme artistique indépendante de la danse et du show, celle de l’authenticité. Qu’elle désigne le retour aux sources ou la conquête de l’expression, individuelle par l’improvisation et collective par le swing, c’est cette authenticité qui motive la passion naissante des musiciens et celles des propagateurs ; c’est cette authenticité qui fera bientôt chavirer l’Histoire du jazz.
L’Heure américaine
A l’issue de la première guerre mondiale, le jazz, qui avait fait irruption en Belgique en même temps que les troupes américaines, était rapidement devenu la musique à la mode. Le phénomène se reproduit quelques 25 ans plus tard : en septembre 1944, les Américains débarquent sur le sol belge, après quatre années d’occupation allemande pendant lesquelles le drapeau étoilé a été pour beaucoup un objet de fantasme libérateur et d’attente proprement mythique. Lorsque le mythe se fait réalité, la Belgique (en tout cas la Belgique urbaine) entre sans transition dans l’ère américaine. Entre le chewing-gum, les bas-nylon et les Lucky-Strike, le jazz est bien entendu de la fête, même si ce succès soudain se révélera, en réalité, comme tout phénomène de mode, superficiel et éphémère.
Une impression de profusion se dégage de ces années d’après-guerre : profusion de disques (notamment les fameux V-Discs, que les Américains sortent par dizaines de leurs valises, témoins privilégiés d’une ère discographique désertique) ; profusion de partitions (les vraies, non plus ces transcriptions approximatives notées au vol lors des retransmissions radiophoniques par les “copistes” des orchestres belges) ; profusion d’accessoires pour instruments, anches, cordes, embouchures, etc. ; profusion surtout d’engagements pour les orchestres et les musiciens !
La plupart des villes belges de quelque importance sont atteintes par le virus, même si déjà se (re)dessine la prédominance de Bruxelles, Liège et Anvers et pour la “saison”, celle des villes de la côte, Blankenberge en tête. Mais l’originalité de cette période, en ce qui concerne les engagements, tient en un mot : Welfare ! Les tournées Welfare font le tour des cantonnements américains, y compris au front (car à l’Est, la guerre n’est pas finie… ).
De “restcamps” en “officer’s clubs”, des contingents entiers de musiciens belges, revêtus de l’uniforme U.S. et porteurs du badge “Special Service” vont jouer pour les G.I.’s la musique de leur propre pays (quand ceux-ci ne réclament pas à cor et à cri La Vie en Rose ou La Valse brune, ce qui arrive fréquemment).
Les camps portent des noms de villes américaines : Détroit, Memphis, Baltimore… et nos jazzmen, quelque peu euphorisés, ont un peu l’impression de traverser les Etats-Unis de part en part. Ces tournées emmèneront certains orchestres jusqu’aux extrêmes limites de la zone U.S. ; ainsi, à Plsen, en Tchécoslovaquie, Léo Souris, Roger Classen, Jacques Pelzer, “Bodache” et quelques autres se retrouvent dans le no man’s land qui sépare les Américains des Soviétiques!
Si nos jazzmen ont pour mission de distraire les soldats américains, ceux-ci comptent des musiciens dans leurs rangs. Pas de grands noms certes, mais n’importe quel guitariste un peu doué et américain fait aussitôt figure de vedette. Quelques noms sont parvenus jusqu’à nous : Tommy Luca (g), le plus marquant, Vic Butler (b), Bernie Hillman (vo), George Porum (cl), Jimmy Eider (ts), Scat Powell (vo), Tony Pacheco (g), James R. Wilson (vin), célèbres pour quelques jours, quelques semaines, quelques mois tout au plus… Dès la Libération, des orchestres militaires américains se sont produits à Bruxelles et à Liège, et bientôt se créent des formations mixtes (belgo-américaines). Les Américains découvrent avec surprise chez leurs partenaires des solistes de grande classe. Les rencontres musicales entre Belges et Américains sont stimulantes et elles se déroulent de manière optimale lors de jam-sessions, presque inexistantes avant-guerre. Appelées plus pompeusement “galas de jazz”, ces réunions marquent un pas supplémentaire vers l’autonomie du jazz, jusqu’alors immanquablement associé à la danse ou au show : à une jam-session, on vient écouter les musiciens ! Et du coup, on commence à s’intéresser davantage aux solistes qu’au chef d’orchestre (par définition, absent des jams) sur lequel se focalisait l’attention avant-guerre. Les grands orchestres sont en perte de vitesse et le jazz deviendra surtout l’affaire de petites formations constituées d’un ou deux solistes accompagnés d’une rythmique.
Les big bands, s’ils participent au début à la fébrilité ambiante (en 1944 surtout), vivent en fait leurs dernières années. La “carte” des grandes formations belges a subi de sérieuses modifications par le seul fait de la Libération : les trois orchestres-vedettes qui tenaient le devant de la scène pendant l’Occupation (Stan Brenders, Fud Candrix, Jean Omer) sont momentanément rayés du paysage (seul Candrix réapparaît en 1945 mais à la tête de petites ou moyennes formations). Les principaux big bands en activité entre 1944 et 1946 sont ceux de Gene Dersin (“monté” à Bruxelles et devenu professionnel), Yvon de Bie, Eddie de Latte, Ernst Van’t Hof et Eddie Tower, auxquels il faut ajouter quelques orchestres de la région liégeoise (Oscar Thisse, Henri Spadin…), et l’orchestre hollandais The Ramblers qui séjourne longuement à Bruxelles en 1945 avec dans ses rangs quelques musiciens belges : Victor Ingeveld, Albert Brinckhuyzen… La plupart de ces orchestres se produisent avec un chanteur ou une chanteuse en vedette (les vocalistes les plus demandés sont Nick Power et Bill Alexandre, et chez les femmes Martha Love, Luce Barcy, Tohama et Malou Honay). Portées davantage, au départ, sur Glenn Miller que sur Count Basie, ces formations joueront un répertoire de moins en moins jazz au fil du temps et, après 1947, on peut estimer qu’il n’y a plus un seul grand orchestre de jazz en Belgique. Les solistes – qui en 1944 pouvaient encore placer quelques chorus au sein des big bands – se retrouvent au centre de petites formations !
Quelques combos dominent la scène entre 1944 et 1949. Les Internationals de Jeff de Boeck (Victor Ingeveld, Albert Brinckhuyzen, Janot Moralès…), les petites formations de Gus Deloof (avec Harry Turf, Rudy Bruder, etc., puis plus tard Raoul Faisant, Sadi, Toots Thielemans… ) et de Robert de Kers (Toots Thielemans, Jean Robert, Fernand Fonteyn…) et les quartettes de Raoul Faisant (avec Sadi, Jean Fanis, etc.) tiennent le haut du pavé. Composées des meilleurs solistes belges de l’époque, ces formations s’inscrivent dans la lignée “swing”, avec de fréquentes incursions dans le boogie-woogie, spécialement prisé par les pianistes (Rudy Bruder, John Ouwerx, Gus Decock, Raoul Spitaels, etc.). Parfois l’influence du courant “revivaliste” (retour aux sources du jazz, le style New-Orléans) passe chez les mêmes musiciens ; certains “All-Stars” (comprenant Ingeveld, Ouwerx, etc.) enregistrent des thèmes orléanais (Tin Roof blues, Dippermouth blues…) avec ce souci d’authenticité propre aux adeptes du Revival. (Pour rappel à Mons, un orchestre, né en 1941, va connaître une longévité tout à fait étonnante en milieu jazz en se consacrant à cette musique New Orleans/Dixieland : les Dixie Stompers).
Ce “retour aux sources” est significatif du bouleversement profond que traverse le jazz à cette époque, alors que bon nombre d’orchestres s’enlisent dans le commercialisme. Ceux pour qui le jazz est autre chose qu’un divertissement comme un autre, un support pour la danse ou, pire, une erreur de jeunesse, expriment dans le Revival une double revendication d’autonomie et de reconnaissance artistique. C’est le cas de la majeure partie des jeunes musiciens qui terminent, au milieu des années 40, leur apprentissage au côté des aînés. Ainsi, Bobby Jaspar, Jean Thielemans (il ne s’appellera Toots que bien plus tard), René Thomas, Jacques Pelzer, Sadi, n’ont que mépris pour la musique alimentaire. Quand l’heure du choix aura sonné, ils opteront tous, quoi qu’il leur en coûte, pour un jazz sans concessions.
En attendant, ces jeunes, déjà porteurs d’un important bagage musical, entretenu par une écoute intensive de disques américains, se retrouvent en Belgique au centre des trois noyaux qui vont déterminer l’avenir du jazz, Bruxelles, Liège, Anvers. A Bruxelles, Toots, Herman Sandy (tp), et quelques autres sont réunis dans un petit orchestre qu’ils appellent le Jazz Hot ; à Anvers, le saxophoniste Jack Sels travaille avec des musiciens comme Roger Asselberghs, tandis qu’à Liège, Bobby Jaspar, Jacques Pelzer, Sadi, André Putsage, Pierre Robert et leur “clan” se lancent dans l’aventure des Bob-Shots. Dès le départ, des échanges existent entre ces trois cercles dont l’ensemble forme la relève.
Mais les musiciens ne sont pas seuls à défendre le jazz : le Jazz Club de Belgique, le Hot Club de Belgique (dans une moindre mesure l’Onyx Club, association corporatiste surtout préoccupée de la défense du métier de musicien) et quelques autres infrastructures de ce type revendiquent (pour le jazz) autonomie et reconnaissance artistique. Des revues de jazz apparaissent : Jazz (13 numéros, de mars à novembre 1945) ; Hot Club Magazine, organe du Hot Club de Belgique, qui prend la relève de Jazz et se maintient de janvier 1946 à août 1948 (29 numéros) avant d’être absorbée par le Jazz Hot français (deux ou trois pages dans chaque numéro) de novembre 1948 à octobre 1956 ; en province également, d’éphémères périodiques voient le jour : Jazz News à Liège (dès avril 1945), Rythme Futur qui existait déjà à Liège en 1944 ; puis plus tard, Swingtime à Verviers, etc. Incroyable mais vrai, dès 1948, on envisage d’ouvrir une classe de Jazz au Conservatoire de Bruxelles [N.B. 22] ! Des pétitions circulent, réclamant plus de jazz sur les ondes nationales ! De cette marée revendicatrice émergent quelques noms : ceux des “propagandistes”, des “prophètes”, sans qui le jazz ne serait peut-être encore qu’un folklore. D’articles en conférences ou en émissions de radio, ils répandent la “bonne nouvelle” : Carlos de Radzitsky, Jean de Trazegnies, Yannick Bruynoghe, Albert Bettonville à Bruxelles, Nicolas Dor, Jacques Linze, Jacques Meuris, Cyril Robert à Liège, tous poursuivent l’œuvre entreprise vingt ans plus tôt par un autre belge, Robert Goffin, le grand découvreur. Sous leur impulsion le petit monde du jazz s’organise, mais en même temps, il se referme sur lui-même. On pourrait dire que la rupture avec le grand public génère un élitisme qui à son tour accentue le phénomène de marginalisation du jazz.
N.B. 22 : Il faudra pourtant attendre la fin des années 70 pour qu’une structure d’enseignement du jazz se mette en place.
L’âge d’or – ou soi-disant tel – n’aura duré que deux ou trois ans, pendant lesquels il a été possible de gagner sa vie en jouant du jazz, pendant lesquels le jazz a été en mesure d’assumer ses ambiguïtés structurelles : art et divertissement, musique de danse et d’écoute, expression populaire et langage élitiste !
Be-Bop
La rupture entre le jazz et le grand public devient irrémédiable lorsqu’apparaît un nouveau style de jazz, le be-bop, moins accessible, plus corrosif que le bon vieux swing. Le cercle des aficionados va se restreindre d’autant, mais en contrepartie, le champ du jazz devient plus consistant : avec le bop, le jazz gagne en autonomie et en personnalité ce qu’il perd en audience.
Le bopest né à New York, au début des années 40, des recherches conjointes de quelques musiciens (Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Kenny Clarke…) qui poursuivent le travail entrepris par les solistes de l’ère précédente (Charlie Christian, Lester Young, Roy Eldridge, etc.) ; cette filiation n’a pourtant pas été reconnue sur le moment et, comme c’est souvent le cas, une “querelle des anciens et des modernes” a divisé les amateurs de jazz. Cette querelle aura quelques répercussions chez nous, rien de commun cependant avec la virulence de l’affrontement Panassié/Delaunay en France. Le français André Hodeir est un des premiers à comprendre la portée révolutionnaire du nouveau style (cf. Jazz Hot, n° 7, mai-juin 1946) ; mais c’est à un orchestre belge qu’on doit les premières tentatives européennes de domestication du bop : en février 1947, les Bob-Shots (Bobby Jaspar, Jacques Pelzer, Pierre Robert, etc.) enregistrent Oop-bop-sh’-barn de Dizzy Gillespie ! Si ce premier pas demeure hésitant, dès l’année suivante, les Bob-Shots sont devenus les premiers boppers du continent ; Jacques Pelzer (as) et le batteur André Putsage sont les premiers Européens à traduire avec justesse le message de Parker et de Kenny Clarke.
Pour comprendre en quoi l’arrivée du bop donne le coup de grâce à la “popularité” du jazz, il faut se souvenir que la nouvelle musique est en tous points dérangeante : rythmiquement, l’indépendance de la basse et surtout de la batterie enlève au profane les repères indispensables à une consommation distraite du jazz ; harmoniquement et mélodiquement, les accords de passage, substitutions et autres chromatismes, demandent à l’oreille une véritable rééducation et en tout cas un dépassement des automatismes ; psychologiquement, le bop, musique speedée et tortueuse, perturbe davantage qu’elle ne repose ; socialement et idéologiquement, le mouvement bop s’accompagne d’une éthique particulière, revendicatrice et provocante (vêtements, langage, drogue…). On comprend dès lors que les prestations des Bob-Shots aient enthousiasmé Boris Vian autant qu’elles ont fait fuir les danseurs et la majeure partie des auditeurs. Sur quoi va se greffer le boycott des médias (à l’exception de certaines émissions spécialisées ; ainsi, Carlos de Radzitsky est un des premiers programmateurs européens à passer du bop sur les ondes).
En réalité, s’il est vrai historiquement que tout le jazz d’après 1950 remonte en définitive au be-bop, c’est surtout aux mouvements directement enfantés par le bop (cool, west-coast, hard-bop … ) que vont “s’accrocher” les musiciens et une part un peu plus large du public dans les années 50 : le be-bop restera comme une parenthèse fulgurante et comptera très peu d’adeptes en Europe. En Belgique, outre Pelzer et Putsage déjà cités, seuls Sadi, Toots, Jean Fanis et peut-être Jack Sels et quelques autres, ont été à une période de leur vie, des “boppers”. Beaucoup de musiciens, dès 1948, ont beau affubler leur musique du titre de “bebop”; il ne s’agit là que d’un abus de langage. Le mot “be-bop” (qui à l’époque de St-Germain-des-Prés sera même assimilé à une danse n’ayant que très peu de rapport avec Monk ou Parker) est de ceux qui furent- et sont encore aujourd’hui – abusivement galvaudés et aseptisés [N.B. 23] !
N.B. 23 : Pour le grand public, il désignera surtout une danse acrobatique.
Fin d’une illusion
Dès 1948, la mécanique qui avait valu au jazz une certaine popularité dans l’immédiat après-guerre, est bel et bien enrayée. Les Américains se font plus rares (et ceux qui restent sont bien souvent des officiers aux goûts plutôt “corny”). Le public, lui, ne jure plus que par la rumba, et les musiciens professionnels que ne tentent ni la bohème ni l’exil vont se soumettre à cette nouvelle mode ; on voit ainsi des musiciens qui deux ans plus tôt “chauffaient” dans les jams, se mettre à agiter des maracas, affublés de grands chapeaux et de surnoms mexicains dans ces haciendas de banlieue que sont devenus les anciens clubs de jazz ! Contraste d’autant plus frappant que de leur côté, ceux qui restent fidèles au jazz ont presque tous choisi le nouveau jazz, musique d’écoute et de concert, aux antipodes de la variété. C’est ainsi qu’à quelques exceptions près, le style “swing” disparaît purement et simplement de la pratique musicale belge ; pourtant parfois, entre deux cha-cha-cha (dix ans plus tard, ce sera entre deux twists !) on entend monter quelques notes nostalgiques, échos d’une époque révolue.
Qu’on ne se méprenne pas sur le succès de foule que connaissent en Belgique pendant les années 50 les monstres sacrés du Revival, Sidney Bechet en tête : la plupart des jeunes “zazous” ou prétendus tels qui acclamaient Bechet et cassaient les sièges des théâtres, à Bruxelles ou à Paris, allaient devenir, quelques années plus tard, des adeptes de Bill Halley ou d’Elvis Presley et non de John Coltrane ou de Charlie Mingus !
Ce jazz, dès la fin des années 40, est bien devenu une musique d’initiés sinon de “hipsters”, et ses interprètes sont soit des voyageurs aux conditions de vie précaires, soit des semi-professionnels ou des amateurs, qui font du jazz pour le plaisir… après leur journée de bureau !
La condition du musicien, après quelques années d’opulence, d’ailleurs toute relative, devient peu avant 1950 fort aléatoire surtout pour les musiciens de jazz, même si la menace de ces juke-box qui envahissent les lieux traditionnellement employeurs de musiciens est ressentie par l’ensemble de la profession.
Cette situation détermine un premier type d’exil en direction des grandes villes ; et d’abord vers Bruxelles, bientôt le seul refuge en Belgique où l’on puisse encore espérer glaner l’un ou l’autre engagement. Liège, Anvers, Namur, Charleroi, Ostende gardent bien quelques orchestres – neuf fois sur dix, ils n’ont plus rien à voir avec le jazz – mais pas en nombre suffisant pour employer tous les musiciens locaux. C’est donc à Bruxelles que vont se retrouver la majeure partie des musiciens professionnels belges.
Quant aux jazzmen, c’est plus loin encore qu’ils devront chercher du travail : musicien de jazz est une profession qui n’existe plus en Belgique pendant les années 50 ni nulle part en Europe, sauf peut-être à Paris, incontestablement la capitale européenne du jazz à cette époque. Reste évidemment l’Amérique, New York, le mythe… Mais il est clair qu’à chaque étape, un filtrage draconien s’opère : de la dizaine de jazzmen belges qui débarquent à Paris au début de la décennie, seuls Jaspar, Thomas et Boland se feront un nom à New York. Et Toots bien sûr, mais il a sauté l’étape parisienne : en 1948, il est allé une première fois à New York, il a eu l’occasion de jammer aux Three Deuces, un des plus fameux temples new-yorkais. Sans doute le fait d’être sans rival dans sa catégorie (l’harmonica) a-t-il aidé Toots à brûler les étapes ; ses collègues en sont encore à ramer à Paris qu’il est engagé par Benny Goodman, aux côtés de Roy Eldridge, Zoot Sims et bien d’autres.
En contraste à cet itinéraire solitaire de l’homme à l’harmonica, nos autres jazzmen restent proches les uns des autres, formant bientôt à Paris une espèce de “colonie belge” qui suscitera plusieurs articles dans les revues spécialisées françaises.
En prélude à leur exil, Bobby Jaspar, Francy Boland, Jacques Pelzer (au sein des Bob-Shots) et Toots Thielemans (à la tête de son trio) se produisent en 1949 au prestigieux Festival de Paris, au même programme que Charlie Parker et Miles Davis ! Remarquable “rite de passage” en fait, même si leur intervention ne laissa pas un souvenir impérissable… Peu de temps après, les dés seront jetés. En 1949, Toots, Sadi, René Thomas sont déjà professionnels depuis un certain temps ; Jaspar et Pelzer, au contraire, viennent à peine de terminer leurs études et se retrouvent avec un encombrant diplôme sur les bras, l’un d’ingénieur chimiste, l’autre de pharmacien, un parchemin dont ils ne savent pas encore très bien ce qu’ils vont faire. Au pied du mur, après une période de flottement (Pelzer ouvre une pharmacie, Jaspar se lance dans les produits de beauté !), ils choisiront le jazz, quoi qu’il en coûte. Jaspar, après quelques tournées sordides en Allemagne, sera le premier, en fait, à s’installer à Paris, en 1950. Débarqueront ensuite Sadi, René Thomas, Benoît Quersin, Francy Boland, Christian Kellens… A partir de ce moment, et pendant de nombreuses années, les plus belles pages du jazz belge s’écriront hors de Belgique !
Tout ce petit monde loge à l’Hôtel du Grand Balcon, entassés à trois ou quatre par chambre s’il le faut. Aux abords de cet hôtel grouille une faune jazzique tout à fait passionnante : musiciens français, suisses, italiens, allemands, désargentés la plupart du temps, et auxquels se mêlent fréquemment des Américains de passage…
Très vite, les membres de la “colonie belge” sont projetés au premier plan de la scène jazz : le big band que Sadi monte pour la Rose Rouge, le quintette de Bobby Jaspar avec Sacha Distel au club St-Germain, la solidité de Benoît Quersin qui devient avec Pierre Michelot un des deux bassistes les plus demandés de la capitale, les performances de Jaspar dans l’orchestre avant-gardiste d’André Hodeir, Pelzer et Thomas faisant les beaux soirs de ces caves où l’on recréait le monde, le talent de Francy Boland pour l’arrangement, ces quelques jalons suffisent à baliser l’itinéraire des musiciens belges au cœur du jazz parisien. Des disques paraissent, aux titres révélateurs eux aussi : New Sounds from Belgium, Bobby Jaspar New Jazz, René Thomas Modem Group, et ce Fats Sadi Cambo qui sera édité aux Etats-Unis sous le label Blue Note !
Mais ce palmarès ne doit pas masquer un autre aspect, beaucoup moins brillant celui-là, de l’exil auquel se sont condamnés les jazzmen belges : même à Paris, vivre du jazz n’est pas le moyen le plus sûr de gagner sa vie! L’époque des vaches maigres a commencé pour les jazzmen qui ont souvent bien du mal à nouer les deux bouts. Et le fait d’appartenir à l’élite ne change rien à l’affaire, ou si peu.
C’est pourtant dans une aventure encore plus incertaine que vont se lancer au milieu des années 50 quelques-uns de nos exilés : en avril 1956, Bobby Jaspar, reconnu unanimement par les spécialistes comme l’un des meilleurs sinon le meilleur ténor européen, part pour New York ; c’est aussi à New York que débarque bientôt René Thomas, après un séjour au Canada. Toots Thielemans, membre à l’époque du quintette de Georges Shearing, n’est plus le seul Belge au-delà des mers : un soir, Toots dit avoir découvert dans les toilettes du Birdland un graffiti crayonné à son intention par Jaspar, en plein New York, une ville dont la population approchait celle de la Belgique entière ! Anecdote particulièrement symbolique que Toots ne raconte jamais sans émotion. Francy Boland, après une tournée dans le quartette de Chet Baker, se retrouve lui aussi aux portes de la “Grosse Pomme” (“Big Apple”, surnom donné à la ville de New York) : Benny Goodman, Mary-Lou Williams et bien d’autres auront recours à son talent d’arrangeur. Bref, quatre Belges sur une poignée d’Européens présents à New York dans ces années 50 : un palmarès assez saisissant… On pourrait allonger la liste des exilés des années 50 et 60 en citant les nombreux jazzmen belges qui travaillèrent en Allemagne.
Autonomie et marginalité
En Belgique même, le jazz ne touche plus qu’un public très limité (mais souvent passionné) ; il se voit boudé par le grand public et par les jeunes qui, après un superficiel engouement pour le Revival, ne jurent plus que par le Rock’n Roll : par son accessibilité, le rock, dérivé systématisé du vieux boogie-woogie, contraste tout particulièrement avec le jazz moderne qui, entre-temps, est en train de gagner la “bataille du jazz”. Dans un premier temps, les partisans du Vieux Style, se feront défenseurs patentés du Rock dont la simplicité et la parenté au blues paraissent mille fois préférables au jazz moderne, considéré par eux comme une ennuyeuse élucubration intellectuelle. S’ensuit une confusion cocasse, Robert Latour publiant un article intitulé : Le Rock’n Roll : le Vrai Jazz Moderne, Hampton étant présenté comme “Le Roi du Rock”, les termes “blues” et “slows” étant définitivement amalgamés. Seuls les jeunes fans de rock ne sont pas dupes de cette embrouille : à Herstal, en 1956, les images de Lester Young et du Duke sont huées par un public venu applaudir un film sur Bill Halley !
On assiste en même temps à une mouvance des lieux de diffusion du jazz : les salles de bal, night-clubs, bistrots et autres refuges ouatés du “jazz d’avant” n’acceptent plus guère que l’une ou l’autre mélodie sirupeuse et “saxophonistique”. Le jazz, le vrai, se pratique désormais en trois lieux déterminés :
les locaux les plus insolites qui accueillent pour un soir une jam-session ;
les salles de concerts : mais on ne daigne encore y recevoir que les vedettes américaines établies (jazz classique surtout) : ainsi Lionel Hampton, Sidney Bechet, Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins, Louis Armstrong, Benny Goodman, Duke Ellington, font-ils, lors de leurs tournées européennes, de fréquentes escales dans les grandes salles de Bruxelles, Liège et Anvers. Côté moderne, Sarah Vaughan, Miles ou Art Blakey feront de timides apparitions à la fin de la décennie, à Bruxelles surtout. Mais pour les musiciens belges, à de très rares exceptions près, pas question de se produire sur une de ces scènes de prestige !
les clubs de jazz et autres chapelles spécialisées : c’est là que vont pouvoir s’exprimer, devant un public d’initiés, nos musiciens, le plus souvent non en concert mais en jam-session, c’est-à-dire sans autre paiement que quelques consommations, un hypothétique repas et la satisfaction de se faire entendre de gens qui peuvent apprécier leur travail. Des petits clubs de ce genre, répliques des temples jazziques new-yorkais ou parisiens, vont naître un peu partout en Belgique, pour une existence le plus souvent éphémère : l’Exi-Club anversois, le Grenier Hutois, le Seigneur d’Amay ou le Birdland liégeois, etc., et de loin le plus important, la fameuse Rose Noire qu’ouvrent à Bruxelles les frères Laydu : tous les jazzmen belges s’y produiront et souvent, ils pourront y parfaire leur écolage aux côtés de grands maîtres américains, de passage à Bruxelles et qui viennent finir leurs nuits à la Rose Noire : Johnny Griffin, Sonny Stitt, Dizzy, Art Blakey et même Clifford Brown [N.B. 25] feront ainsi vibrer l’air bruxellois le temps d’une jam d’enfer…
N.B. 25 : De passage avec l’orchestre de Lionel Hampton, Clifford Brown débarqua à la Rose Noire alors que son nom n’était pas encore connu en Europe : sa prestation laissa tout le monde pantois.
Il reste que le jazz ne peut plus constituer un métier stable. La scène jazz se modifie du tout au tout en Belgique : tandis que Toots Thielemans, Bobby Jaspar et les autres connaissent l’ivresse et les revers de la “vie d’artiste”, Victor Ingeveld, le grand ténor des Internationals, joue dans les “chakachas”, les anciens “petits maîtres” du swing produisent boogie sur boogie au sein des formations de Willy Rockin’, les grandes formations (celle de Francis Bay par exemple) pratiquent un style plus commercial, David Bee ou Albert Brinckhuyzen jouent le jeu du Revival “after hours”; et surtout, une nouvelle race de musiciens prend le jazz moderne à bras-le-corps, ne lui consacrant toutefois, la plupart du temps, qu’une partie de leur vie, l’autre moitié étant occupée par une activité plus lucrative et souvent sans rapports avec la musique : le semi-professionnalisme devient presque une règle, il est en tout cas la seule alternative à l’exil et à la bohème.
Le jazz des “Fifties”
Le devant de la scène belge est tenu par une poignée de musiciens de haut niveau, secondés d’un nombre important de bons musiciens et d’une nuée de faire-valoir méritants. Malgré de fréquents séjours à l’étranger, Jacques Pelzer ne s’exilera jamais vraiment : c’est tout naturellement autour de lui que va se concentrer pour une grande part l’activité jazzique. Stylistiquement, Pelzer est à l’époque sous le charme de Lee Konitz et de ce jazz cool/westcoast, moins dérangeant que le bop et auquel vont donc s’attaquer la plupart des jeunes musiciens. Le nouveau style, “porté” dès 1956-1957 par l’arrivée du hard-bop, deviendra le nouveau mainstream, l’étalon jazzique par excellence pour le connaisseur. Le middle jazz, en chute libre, reste cependant pratiqué “after hours” par quelques “pros” qui se consolent ainsi des vicissitudes du métier ; quant au style traditionnel (New Orleans-Dixie), il gardera ses adeptes jusqu’à aujourd’hui, mais dans un créneau parallèle : on y trouve pendant les années 50 aussi bien des pros en mal de défoulement que des jeunes amateurs touchés par le virus panasséen N.B. 26].
N.B. 26 : Hugues Panassié, chef de file européen du purisme lié au Revival : il n’accepta jamais de reconnaître que le be-bop était du jazz!
Les principaux solistes qui émergent de cette période, évinçant bientôt en popularité les “anciens” encore en activité (Faisant, Ingeveld, Brinckhuyzen … ), s’appellent :
Nicolas Pissette, Milou Struvay, Herman Sandy et Henri Carels (trompettistes) ;
Christian Kellens (grand voyageur dont on retrouve la trace jusqu’à Tripoli) et Marc Merciny (trombones) ;
Jacques Pelzer, Jack Sels, Eddie Busnello, Etienne Verschueren (le quarté de tête), Alex Scorier, Roger Asselberghs, Jean-Pierre Gebler (un des seuls spécialistes belges du baryton), Robert Jeanne, Benny Courvoyeur (saxophone) ;
Jean Fanis, Joel Vandrogenbroeck, Léo Flechet, Léo Souris, Francis Coppieters, Johnny Hot, Tony Bauwens (piano) ;
René Thomas (jusqu’en 1955), Jean Blaton, Jo Van Wetter (guitaristes) ;
Roger Van Haverbeke (qui se fait appeler à l’époque Ed Rogers), Jean Warland, Benoît Quersin, Paul Dubois, Georges Leclercq, Nick Kletchkowsky, Jean Lerusse, Freddie Deronde, Jean-Lou Baudouin, José Bedeur (bassistes) ;
Ces musiciens ont rarement un orchestre stable et les associations se font et se défont le temps d’un ou deux engagements, le plus souvent sur la base du free-lancing [N.B. 27]. On retiendra toutefois les formations suivantes, marquantes à plus d’un titre : l’orchestre de la Laiterie d’Embourg, prolongement des Bob-Shots (Thomas, Pelzer, Jaspar, Asselberghs, Fissette, Flechet, Boland, Leclercq…) ; les Belgian Blue Birds (Verschueren, Albirnoor, Jowat, Frankel, Van Haverbeke) ; le New-Jazz Quintet (Jeanne, Struvay, Lerusse, Flechet, Simtaine), le Jack Sels Chamber Music (Sels, Scorier, Quersin, Fanis, Asselberghs, Kellens, etc.), les Bop Jazzmen (Scorier, Sandy, Quersin…), les Jazz Preachers (Babs Robert, Gebler, Mardens, Vandrogenbroeck…) ; le Jumps College (June, Peiffer, Asselberghs, Hot…) ; les Dixie Stompers déjà cités.
N.B. 27 : Free-lance, musicien se produisant non au sein d’une formation fixe, mais au fil d’engagements ponctuels.
De ces orchestres et de ces musiciens, on ne possède malheureusement que très peu de témoignages enregistrés : en effet, et c’est une autre caractéristique de cette période, le disque de jazz, florissant dans les années 40, disparaît pratiquement de l’industrie discographique belge, une industrie en mutation radicale : c’est à cette époque que le vieux 78 tours cède la place au microsillon 33 tours (25 puis 30 cm) et 45 tours, simple ou Extended Play (E.P.).
Passé de mode, le jazz ne trouve plus sa place dans ce nouveau relais médiatique. Une fois de plus, le meilleur de la production belge, c’est à l’étranger (en France, en Allemagne, en Italie, aux Etats-Unis) qu’on le retrouvera. Seules exceptions notoires à cette règle, la mythique série Innovation en Jazz (quelques 25 cm présentant les principaux jazzmen belges : Thomas, Pelzer, Fanis, Sandy, Carels), un disque paru en 1958 sur Decca et intitulé Jazz in Little Belgium (panorama des orchestres belges avec Pelzer/Struvay, Jack Sels, Sandy, Albimoor…), et quelques 25 cm sur le label Fiesta (tout particulièrement le Jazz for Moderns de Pelzer/Sandy). Pour le reste, des acétates, confidentiels mais heureusement préservés par les collectionneurs et qu’on peut donc espérer voir resurgir un jour ou l’autre : un disque consacré à la rencontre entre Buck Clayton, Taps Miller et Kansas Field avec Asselberghs, Scorier, etc. sur le label Ronnex (spécialisé dans le Boogie belge) et quelques enregistrements de Toots en 1951, les disques enregistrés par Léo Souris sous le pseudonyme de Paul Norman. Maigre bilan en regard de l’activité réelle des jazzmen belges…
Côté médias, la situation, à défaut d’être brillante, n’est pas aussi catastrophique : quelques-uns des “maîtres-propagateurs” cités plus haut, ont réussi à s’infiltrer sur les ondes de l’I.N.R. : Albert Bettonville et Carlos de Radzitsky à Bruxelles, Nicolas Dor et Jean-Marie Peterken à Liège, les auditeurs doivent à ces deux tandems de choc des Émissions comme Jazz Vivant (1950 à 1956 : 105 émissions), Jazz à bâtons rompus (1957-1960), Jazz pour Tous (1956-1969, et dès 1959, Jazz Pour Tous devient aussi une émission de télévision !), etc. Si la grande presse ne souligne que les grands événements, quelques petites revues survivent : en 1950 démarre Swingtime, revue essentiellement “revivaliste” à laquelle participe Panassié lui-même : lorsque Julien Packbiers, ancien revivaliste lui aussi reconnaît l’existence et le génie de Charlie Parker, la guerre éclate entre lui et Yannick Bruynoghe au sein de Swingtime qui disparaîtra presque aussitôt. C’est de Verviers que démarrera l’un des prolongements de Swingtime, le bulletin du Cercle du Jazz Hot (qui connaîtra des hauts et des bas, de longues périodes d’interruption, mais qui existe encore aujourd’hui, vaille que vaille), tandis qu’à Bruxelles, Bruynoghe et son beau-frère, Fred Van Besien, éditeur, lancent Jazz 57. Plus tard, dès 1959, le cercle bruxellois Sweet and Hot publie un intéressant bulletin, davantage pluraliste, dont le rédacteur en chef est Jacques Lefebvre.
Mais aucune de ces publications ne deviendra une revue nationale semblable à celles des pays voisins de la Belgique ; la plupart du temps, on en restera au stade de l’artisanat et ces bulletins ne toucheront, comme les séances de “cinéma-jazz” tournant confidentiellement dans les grandes villes, comme les conférences sur le jazz ou comme… les concerts! qu’un public très limité et très circonscrit, le plus souvent un public de cercle…
Le même que celui qui se procurera les quelques livres ou plaquettes éditées à tirage évidemment limité : du lot ressort un livre qui figure, comme ceux de Goffin, en bonne place dans la bibliographie jazz : De la Bamboula au Be-Bop de Bernard Heuvelmans…
Tous les styles ont leurs particularités, leurs bons et mauvais côtés. J’ai toujours éprouvé une préférence marquée pour les orchestres en grande formation de jazz pur, ainsi que pour certains orchestres de jazz symphonique exempts de commercialisme. La belle musique classique retient également mon attention…
Stan Brenders
Avec Fud Candrix et Jean Omer, Stan BRENDERS est sans conteste une des trois figures marquantes du jazz belge d’avant-guerre. Pianiste chevronné, concertiste classique, précurseur notoire, Brenders doit en effet surtout sa réputation à l’orchestre de jazz de l’INR qu’il dirigea pendant de longues années. Une fois cet orchestre dissous, son chef disparaîtra d’ailleurs purement et simplement de la scène jazz.
Né en 1904 à Bruxelles et y décédé en 1969, Constant “Stan” Brenders ne connaîtra jamais d’autres préoccupations que musicales. Adolescent, il entreprend des études au Conservatoire de Bruxelles, d’où il sortira couvert de lauriers (premiers prix de piano, de musique de chambre, d’harmonie, de contrepoint, 2e prix de fugue, etc.). Tout le prédestine à mener une carrière brillante de concertiste classique. Pourtant, dès 1925, après quelques concerts classiques, il “change de camp” et rejoint ces aventuriers suspects qui s’adonnent à la “musique de nègres” importée des Etats-Unis et dont la réputation dans les milieux classiques n’est en général guère flatteuse. C’est avec l’orchestre monté par son futur “rival” Fud Candrix et son frère, que Brenders fait ses premiers pas dans l’univers de la syncope.
Il découvre avec enthousiasme les rares disques de jazz que l’on peut se procurer en Belgique à cette époque : il écoute avec un plaisir tout particulier le pianiste Arthur Schutt, compagnon de voyage des Bix Beiderbecke, Joe Venuti, Red Nichols, etc. C’est aux côtés d’un autre grand pionnier du jazz belge, Chas Remue, qu’on retrouve le futur chef à l’Abbaye, un des lieux saints de la nouvelle musique. Petit à petit, Stan s’applique à conformer son approche du piano aux exigences du jazz (ou, pour être plus précis, à la musique jazzy que pratiquent alors neuf orchestres belges sur dix même s’ils se targuent du nom de “jazz- band”). Il s’introduit dans le jeune “milieu” jazz où dominent alors les figures de Félix-Robert Faecq et des étudiants Peter Paquet (Peter Packay) et Ernest Craps (David Bee), etc.
Lors de la première manifestation jazz quelque peu ambitieuse organisée à Bruxelles à l’Union Coloniale en 1926 – le premier “festival de jazz” belge peut-on dire -, Stan Brenders se produit comme soliste au même programme que le légendaire Bistrouille A.D.O. Mais le début de la grande aventure est pour l’année suivante : le 27 juin 1927, Brenders participe à l’historique session londonienne au cours de laquelle sont enregistrés les disques de New Stompers et de Chas Remue… C’est Faecq qui a conclu l’affaire avec la firme anglaise Edison Bell dont les studios sont ce jour-là envahis par sept musiciens belges… Une quinzaine de titres sont gravés parmi lesquels plusieurs compositions belges qui, souligne Robert Pemet, font bon ménage avec des thèmes signés King Olivier.
Au fil des années qui suivent, le nom de Stan Brenders commence à être connu des initiés et des producteurs et lorsque, en 1932, Franz André recrute un pianiste pour l’orchestre de l’INR, c’est à lui qu’il est fait appel. Dans le contexte de cet orchestre (classique) de 92 musiciens, il aura le privilège d’exécuter, pour la première fois sur le continent, le fameux Concerto en fa de Gershwin. Son goût pour le jazz symphonique ne l’empêche pas de savourer encore et toujours les créations des grands solistes américains. Art Tatum, par exemple, qui exerce sur lui une véritable fascination.
En 1936, quand il est question de constituer, toujours pour l’INR, un nouvel orchestre de jazz modelé sur les formations équivalentes existant déjà depuis des années aux Pays-Bas et en Angleterre, c’est à lui que l’on en confie la direction. Pour former son orchestre, Stan prend les meilleurs : le pianiste John Ouwerx, le batteur Josse Aerts, le saxophoniste Jack Demany, et encore Chas Dolne, Eddie Tower, David Bee, son ancien employeur Chas Remue… L’entrée officielle du jazz à la radio est un événement d’importance. Le jour de la première retransmission (19 janvier 1936), Félix-Robert Faecq écrit ces lignes révélatrices : “(… ) Je suis certain qu’en ce moment Brenders et Remue, en vivant une nouvelle minute historique du jazz belge, songent exactement comme moi à ces moments pathétiques de 1927 (enregistrements à Londres) car ils savent, eux aussi, ce qu’il a fallu d’efforts patients pour arriver à pouvoir réaliser ces deux premiers épisodes de l’histoire du jazz belge et ce que chacune de ces minutes poignantes a contenu et contient d’espoirs…”
L’orchestre devient bientôt une des premières formations du pays et à partir de 1938, les studios d’enregistrement (HMV, Telefunken…) lui ouvrent leurs portes fréquemment. Outre ses prestations régulières sur les ondes nationales, l’orchestre joue pour des radios étrangères (Hilversum, BBC, etc.) et participe à de nombreux galas. Le répertoire se compose de reprises d’airs américains en vogue (I gotrhythm, Margie, Solitude, etc.) sur des arrangements qui sont soit les originaux (que l’on pouvait se procurer sous forme d’imprimés), soit l’œuvre des quelques talentueux arrangeurs belges d’alors : Demany, Packay et consorts. Brenders lui-même est un compositeur prolifique : parmi ses œuvres, on retiendra I envy (que Nat King Cole enregistra avec l’orchestre de Nelson Riddle !), Optimisme, Trucky Trumps, etc.
La période de l’Occupation (1940-1944) est marquée par une intense activité tant sur le plan des émissions de radio que sur celui des enregistrements. L’orchestre est à ce moment renforcé par d’importants solistes comme Janot Moralès ou Albert Brinckhuyzen. Attiré, comme on l’a vu par la formule “jazz symphonique”, Brenders ajoute régulièrement au big band “traditionnel” une section de cordes. En 1942, l’orchestre va vivre une de ses plus glorieuses aventures : en effet, comme Fud Candrix, Stan Brenders est sollicité pour accompagner le grand Django Reinhardt, de passage en Belgique. Quelques disques Rythme, distribués au-delà des frontières, ont consacré cet événement. Comme la plupart des artistes qui se sont produits pendant la guerre (et plus encore peut-être parce qu’il travaillait pour l’INR, devenue sous le contrôle allemand Radio-Bruxelles) Stan Brenders est accusé à la Libération de collaboration avec l’ennemi et son orchestre est dissous.
Il est apparu plus tard que, sous couvert de ses activités, Stan Brenders était en rapport étroit avec la Résistance… Après la guerre, on le rencontrera encore quelques temps, se produisant seul au piano, comme à ses débuts – mais dans un contexte moins glorieux – ou à la tête d’une petite formation davantage apparentée à la musique douce qu’au jazz… Il continue à se tenir au courant des mutations que connaît alors la grande formation jazz aux Etats-Unis (et si le travail de Gillespie le laisse évidemment perplexe, les arrangements de Boyd Raeburn ou de Kenton lui font dresser l’oreille). De Bruxelles à Knokke, il se maintient ainsi dans le courant, vaille que vaille, jusqu’à la fin des années 50 à l’Archiduc (Bruxelles) surtout, qui devient son quartier général et un des derniers “piano-bars traditionnels”.
Mais d’autres noms occupent désormais le devant de la scène. Pendant les années 60, Stan Brenders refera surface, mais de l’autre côté de la “barrière” : pour la BRT, il animera en effet une nostalgique émission axée sur les orchestres d’avant-guerre : De Keuze van Brenders. Lorsqu’il s’éteint le 1er juin 1969, il n’y a cependant plus grand monde qui se souvienne de celui qui fut un des trois grands noms du jazz belge façon big band des années 30 et 40.
HENCEVAL Emile et al., Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Liège, Mardaga, 1991) avec des contributions de e.a. Jean-Pol SCHROEDER : “Réalisé par quelques-uns de nos spécialistes les plus qualifiés, ce Dictionnaire s’ouvre sur un chapitre historique, dû à Robert Pernet et Jean-Paul Schroeder, qui constitue une somme passionnante de recherches et de talent. Quant au Dictionnaire proprement dit, on y trouvera près de 300 notices de musiciens ou d’animateurs (écrivains, journalistes, producteurs), la plupart encore en activité, les autres disparus en laissant une trace marquante.
Les textes ont été établis sur base de questionnaires adressés aux intéressés, travail complété par des recherches historiques. Lorsque cela se justifie, la notice se termine par une discographie sélective. Un sort particulier, sous la forme de récits narratifs plus détaillés, a été naturellement réservé à nos “grands” jazzmen, tels René Thomas, Bobby Jaspar, et parmi les musiciens en activité : Toots Thielemans, Jacques Pelzer, Philip Catherine, Steve Houben, etc.
Le Dictionnaire du Jazz à Bruxelles et en Wallonie, travail de grande envergure, a été mené à terme par le Conseil de la Musique de la Communauté française de Belgique, un organisme dont les initiatives s’inscrivent plus volontiers dans une filiation traditionnelle, plus savante. Illustré par une quarantaine de photos, ce Dictionnaire, le premier du genre dans notre Communauté, représente une contribution concrète à l’un des objectifs que s’est assignés le Conseil de la Musique : œuvrer au rayonnement de la vie musicale à travers toutes les musiques.“
ISBN 978-2870094686
Le Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie a été publié sous l’égide du Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique en 1991, chez Pierre Mardaga Editeur. Quelques contributeurs : Marianne Klaric (éditeur scientifique), Emile Henceval et Marc Danval (directeurs de publication, rédacteurs en chef) et les auteurs : Michel Derudder, Bernard Legros, Robert Pernet, Robert Sacré, Jean-Pol Schroeder.
L’ouvrage est aujourd’hui quasiment introuvable : Jean-Pol Schroeder nous a gracieusement autorisés à publier dans wallonica.org l’ensemble des notices auxquelles il avait contribué. C’est toujours ça de sauvé !
Davantage que celle qui lui succédera vingt ans plus tard, la Grande Guerre est une période de creux pour le monde du spectacle, notamment parce que les civils y sont davantage impliqués ; en 1940, après quelques mois d’Occupation, la vie reprendra, presque normalement ; en 1914, par contre, commence dans notre pays une sorte de longue hibernation à l’intérieur de laquelle la vie nocturne est mise entre parenthèses.
Ce qui est commun aux deux conflits, c’est l’arrivée, en fin de période, des soldats américains, avec dans leurs bagages des airs et des chansons qui vont changer le cours de l’histoire musicale. Parmi les soldats américains qui débarquent en Belgique en 1917-1918, on peut noter la présence du pianiste de blues Bill Kingfhish Tomlin qui, paraît-il, fait bientôt sensation dans les cantines de la YMCA.
Si l’industrie musicale européenne a réservé jusqu’ici une place relativement importante à une certaine musique américaine (minstrels, rags, etc.), elle n’a rien laissé filtrer des vingt ou vingt-cinq premières années d’existence du jazz proprement dit [N.B. 8].
N.B. 8 : On objectera qu’entre les formes primitives du jazz, la frontière est des plus ténues ; et qu’entre Jim Europe et certains des premiers jazz-bands qui débarquent en Europe après la guerre, il y a plus d’un point commun. Il reste que dans tout l’amalgame musical qu’eurent à entendre les Européens jusqu’en 1918, rien ne paraît ressembler vraiment à la musique jouée aux Etats-Unis par King Olivier ou Freddie Keppard depuis bien longtemps. En réalité, aux Etats-Unis même, le jazz reste jusqu’alors une manifestation essentiellement “folklorique” et “localisée”, qui ne connaît de réelle diffusion que dans les années 20.
N.B. 9 : Rien à voir, faut-il le dire, avec le sobriquet jass dont étaient affublés les soldats belges pendant cette guerre : ce jass-là ne se réfère qu’au patois bruxellois qui l’utilise pour désigner une veste (jas).
Le mot jazz, d’abord orthographié jass [N.B. 9], n’est utilisé chez nous qu’à partir de 1919 (mais comment pourrait-il en être autrement alors que, même aux Etats-Unis, il n’apparaît qu’en 1917 ?). Quoi qu’il en soit, ce monosyllabe – sur l’origine duquel on n’a pas fini d’ergoter [N.B. 10] – sera bientôt sur toutes les bouches, de part et d’autre de l’Atlantique.
Avec les Sammies, c’est d’abord une nouvelle conception de la danse qui débarque. Du débordement aussi, de l’exultation. Quadrilles, mazurkas et scottisches feront bientôt sourire les jeunes, initiés aux secrets scabreux du two-step puis du fox-trot… Ces danses nouvelles ont pour support une musique nouvelle qui finira par attirer l’attention de quelques visionnaires éclairés.
C’est le début de ce qu’on a coutume d’appeler l’Ère du Jazz (Fitzgerald) ; une ère du jazz qui est par divers aspects une “ère du malentendu” surtout. En effet, notamment parce que ce qui a filtré de pré-jazz (rags, etc.) n’est qu’un des aspects de ces musiques préparatoires – nous ne connaissons rien en 1916 de l’esprit du blues ou des spirituals – le mot jazz à peine apparu va se voir déformé à souhait. Que ce même mot jazz désigne d’abord la batterie, ce nouvel instrument iconoclaste que charrient les premiers orchestres américains, en dit long sur les connotations qu’il va endosser dès le départ. “Jazz = Bruit” est non seulement au début des années 20 le slogan des détracteurs de la nouvelle musique, mais aussi celui de ses «défenseurs» ! Tout à l’enthousiasme fiévreux de l’après-guerre, bon nombre d’adeptes du jazz – devenu entre-temps une mode -, ne sont en fait que des adeptes du défoulement… Et lorsqu’ils se mettent eux-mêmes à monter leurs propres orchestres, on imagine le désastre… Sera baptisé Jazz-band tout orchestre capable de produire un vacarme suffisant… Ainsi, dans un quotidien belge des années 20, on peut lire un appel hilarant aux supporters des clubs de football afin qu’ils constituent chacun leur jazz-band qui remplacerait avantageusement les sifflets en vogue sur les stades ; en conclusion, cette phrase particulièrement éclairante : “Quelques répétitions et en avant, le jazz est propre à faire son chemin. A faire du bruit en tout cas, on ne lui en demande pas davantage… !”
Heureusement, certains lui en demanderont davantage, pressentant sans doute la profondeur et la puissance sous-jacentes à ces exhibitions carnavalesques, voire leurs fondements proprement subversifs ; ceux-là ne pourront qu’être attentifs aux quelques manifestations plus authentiques qui donnent à cette période sa vraie dimension.
Parmi les propagateurs américains de la nouvelle musique, et ses défenseurs autochtones, on trouve en effet quelques individus et quelques formations qui, sans supporter la comparaison avec leurs équivalents outre Atlantique, fournissent aux rares aficionados de la première heure une musique de qualité, diffusée principalement dans des établissements comme l’Alhambra, la Gaîté, le Moulin Rouge ou le Savoy de Bruxelles, mais aussi dans les principales salles de spectacle ou de danse de province… Comme ce sera le cas tout au long de l’histoire, les trois villes clés en matière de jazz commencent à s’imposer : c’est à Bruxelles, Liège et Anvers, que se concentrent quelques 90% de l’activité jazzique belge.
N.B. 10 : Il semble bien en définitive que l’origine véritable du mot jass soit un terme argotique particulièrement peu relevé et appliqué à l’accouplement sexuel. Le jass – quoi d’étonnant à cela, vu que son enfance se déroule en partie dans les bordels – aurait été au départ considéré comme une musique de “baise” !
On sait que le premier orchestre américain important qui visite l’Europe à l’issue de la guerre est le Southern Syncopated Orchestra de Will Marion Cook qui se produit à Londres en 1919, avec dans ses rangs le jeune Sidney Bechet et dans l’assemblée le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet qui signera à cette occasion la première “chronique de jazz” au monde [N.B. 11] ! On sait que la dissolution sur le sol européen de cet orchestre colossal est à l’origine de l’éclosion de nombreux petits jazz-bands dirigés par des ex-membres du Southern, petits jazz-bands disséminés à travers toute l’Europe. En Belgique, le principal rescapé de l’orchestre de Cook est le trompettiste noir Arthur Briggs qui va sillonner le pays à la tête de petites formations aux noms variables : Briggs, véritable semeur de hot, colportera la bonne nouvelle jusqu’à Constantinople ; mais auparavant, il aura suscité bon nombre de vocations chez les jeunes jazz fans belges et familiarisé leur oreille à un jazz sans doute assez proche de l’original – dans les premiers temps en tout cas (on ne peut – sur ce point – que recommander la lecture de l’œuvre de Robert Goffin [N.B. 12], seul chroniqueur sérieux de cette époque, et véritable précurseur de toute une génération de “propagateurs”, Panassié y compris).
Briggs constitue avec un autre musicien américain, batteur celui-là, Louis Mitchell, le tandem initiateur du jazz en Belgique. Mitchell amènera à l’Alhambra de Bruxelles ses fameux Mitchell’s Jazz Kings, ceux-là mêmes qui seront les vedettes incontestées du Casino de Paris et symboliseront l’intronisation du jazz dans la vie nocturne parisienne.
Parmi les autres hérauts jazziques à s’être produits en Belgique à cette époque, on notera encore les noms de Franck Guarente, Harry Pollard, etc. ainsi que l’orchestre Lido Venice, et on signalera la présence occasionnelle à Bruxelles de Sidney Bechet, encore inconnu à l’époque et qui se livra à quelques jam-sessions avec ses amis du Mitchell’s Jazz Kings.
Du côté des Belges, il convient de distinguer d’une part les musiciens professionnels déjà en activité, qui adoptent le jazz comme une mode musicale – qu’il est en partie – dont les accents seront la plupart du temps plus jazzy que jazz ; et d’autre part les formations amateurs où se dévoileront neuf fois sur dix les vrais tempéraments jazziques. Ainsi le premier orchestre belge important semble bien être le légendaire Bistrouille Amateur Dance Orchestra [N.B. 13] des frères Vinche, admirateurs des Mitchell’s Jazz Kings. Le Bistrouille est important surtout en ce qu’il a servi de tremplin à pas mal de futurs “grands” du jazz belge : ainsi au fil du temps (le Bistrouille, fondé en 1920, est toujours en activité au début des années 30) défilent dans cette formation des musiciens comme David Bee, Peter Packay, John Ouwerx, Fernand Coppieters, Sylvain Hamy, etc.
N.B. 11 : Article prophétique publié dans la Revue Romande. Ansermet y fait non seulement les louanges de Sidney Bechet, mais il voit dans le jazz comme une percée menant peut-être à la musique de demain… Hélas, quelques années plus tard, dans un autre article, Ansermet, pour différentes raisons, reviendra partiellement sur cette profession de foi enthousiaste.
N.B. 12: Aux frontières du jazz, éditions du Sagittaire, 1932.
N.B. 13 Amateur Dance Orchestra (A.D.O.), locution typiquement belge désignant pendant les années 20 et 30 les formations de jazz (c’est-à-dire de danse, les deux étant intimement liés à l’époque) amateur ; au sein de ces A.D.O. se révélèrent de nombreuses vocations professionnelles.
A sa suite, on trouve une multitude de jazz-bands professionnels ou amateurs dans lesquels se côtoient le meilleur comme le pire : à titre d’exemple, citons les Bing Boys, le Mohawk’s Jazz Band, les Waikiki’s, les Doctor Mysterious Six (featuring Robert Goffin !), les White Diamonds, les Collegians A.D.O., The Hot and Swing A.D.O., The Red Mill’s Jazz, The Diabolic Jazz, The Versatile Six, The Lackawanna Blue Birds, The Five Merry Kids, The Harmony Six, etc. Au chapitre des précurseurs, épinglons les noms de Chas Remue, Egide Van Gits, Henri Vandenbossche et René Compère, ceux de David Bee et Peter Packay, celui de la formation belgo-hollandaise Excellas Five, etc.
Entre-temps, quelques musiciens belges, professionnels ceux-là, sont en train de se faire un nom hors de nos frontières. Ainsi, au milieu des années 20, il existe à Paris une véritable colonie de jazzmen belges (comme ce sera le cas dans les années 50) : le trompettiste Léon Jacob en réunira la plupart au sein du fameux Jacob’s Jazz qui sera pendant quelques temps le band de Joséphine Baker, et enregistrera avec elle quelques plages aujourd’hui familières : on y trouve notamment le saxophoniste Oscar Thisse, les pianistes Marcel Raskin et José Lamberty, le violoniste / saxophoniste / trombone Charles Lovinfosse, etc. Jean Paques voyagera énormément lui aussi, travaillant de manière régulière à Londres pour la firme de disques Edison Bell, tournant avec l’orchestre “russe” de Grégoire Nakchounian, etc. Autre pianiste plus “novelty” que jazz, Clément Doucet qui formera à Paris avec Jean Wiener un tandem qu’il n’est pas besoin de présenter plus avant… Et on pourrait multiplier les exemples de musiciens belges s’étant alors illustrés en Allemagne, en France ou en Italie (sans parler de ces orchestres qui assuraient la partie musicale des voyages Anvers-New York et partaient donc à la rencontre directe des sources du jazz).
Cette profusion d’orchestres – dont on n’a pu donner ici qu’une idée approximative – ne doit pas faire illusion quant au statut culturel du jazz à cette époque. Danse ou divertissement, défoulement ou erreur de jeunesse, le jazz n’est en général nullement pris au sérieux par l’intelligentsia musicale ni par qui que ce soit d’ailleurs, à l’exception d’une poignée de convertis qui à eux seuls vont le porter à bout de bras jusqu’aux jours meilleurs.
Robert Goffin est évidemment le plus illustre d’entre eux. Homme de loi et poète, Goffin nous a laissé quelques superbes pages qui témoignent de son amour brûlant pour le jazz. Son rôle est déterminant dans le processus de gestation d’un statut du jazz – statut qui ne sera acquis que bien des années plus tard.
L’autre grand défenseur du jazz des années 20 est incontestablement Félix-Robert Faecq. Homme d’affaires et passionné, Faecq est dès le début des années 20 en contact avec la firme anglaise Edison Bell déjà citée, et on lui doit très probablement la diffusion en Belgique des trésors discographiques américains inscrits aux catalogues Gennett, Paramount, etc. Dès 1924, au départ de son Universal Music Store, Faecq publie une revue, Musique-Magazine (devenu Music peu de temps après), qui restera )’un des premiers magazines au monde – sinon le premier – à avoir consacré une partie importante de ses pages au jazz. Un peu plus tard, Faecq édite les compositions d’Ernest Craps et Pierre Paquet (alias David Bee et Peter Packay !). Enfin, en 1927, c’est encore lui qui met sur pied la légendaire session d’enregistrement londonienne des News Stompers dirigée par Chas Remue.
A ce propos, il faut bien dire que la Belgique n’a guère enregistré de jazz avant 1930. A l’exception d’une partie – énigmatique – du catalogue Chantal mentionné plus haut, tous les enregistrements impliquant des jazzmen belges sont effectués à l’étranger : à Londres (Jean Paques, Jean Lensen, New Stompers, etc.), à Paris (Jacob’s Jazz, Wiener et Doucet…), à Berlin (Excellas Five… ), etc. Quant aux disques à écouter, la Belgique est, comme les autres pays d’Europe, victime les premiers temps d’un malentendu tenace, un de plus : privés des disques les plus importants (ceux de King Oliver, de Louis Armstrong, de Jelly-Roll Morton, de Duke Ellington, etc.), les Belges que le jazz intéresse doivent se contenter de copies voire de copies de copies, en l’occurrence les disques des orchestres anglais (Ambrose, Jack Hylton, etc.) ou, au mieux, des orchestres blancs américains (Paul Whiteman, Red Nichols, Tommy Dorsey, Joe Venuti, etc., et, Bix Beiderbecke). Non seulement ils sont sous-informés, ils sont aussi mésinformés et prennent bien souvent vessies pour lanternes et fade variété sortie en droite ligne de Tin Pan Alley pour œuvre de jazz.
Considéré comme prétexte à bruit et représenté par des dérivés seulement, le jazz, on le comprend aisément, n’a pas de quoi inspirer confiance aux instances musicales officielles et aux médias spécialisés qui le méprisent neuf fois sur dix. La radio, quant à elle, encore tâtonnante, reste très discrète quant à la nouvelle musique : alors que les ondes anglaises, françaises, suisses, italiennes, tchèques, etc. s’ouvrent de manière régulière aux jazz-bands, ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’est diffusé de temps à autre un programme dû, par exemple, au Jazz Andrini ou au Jazz Aerts… Dans ce domaine également, il faudra attendre les périodes suivantes pour franchir quelques étapes essentielles.
Les années 30 : Swing et paillettes
Les premières années de la décennie sont bien tristes : le jazz qui a révolté, irrité, amusé ou passionné la génération précédente, est maintenant intégré aux mœurs et on le dit mourant, prêt à disparaître comme il était venu… “L’apparition du jazz symphonique”, écrit un journaliste belge, “n’aura été qu’un embaumement avant la mort…” Aux Etats-Unis même, suite à la grande dépression de 1929, les orchestres ont été décimés et l’enthousiasme est moribond… Mais, avec le recul, nous savons que ce n’est là qu’une parenthèse que le réveil de 1934 va refermer. Chez nous, alors que déjà l’après-guerre se mue en avant-guerre, les transitions sont moins marquées et la banalisation ne devra son enrayement qu’au côté paillettes et show que développent bientôt les grands orchestres de danse ; et aussi – quand même – à la ténacité des défenseurs invétérés du jazz qui vont remporter leurs premières batailles et ériger à la fois tout (pour les passionnés), rien (pour les musicologues classiques) et n’importe quoi (pour le grand public).
Certains écumeurs de dancing des années 20 avaient certes eu le coup de foudre pour le jazz ; quelques textes – très peu – témoignent de la compréhension profonde qui était, dès cette époque, celle des rares initiés de la nouvelle musique.
Il reste que c’est surtout pendant les années 30 (et plus encore pendant les années 40) que l’on commence à s’acheminer vers une reconnaissance du jazz et que seront jetées les bases de prestigieuses collections, témoins de la passion que le jazz engendre désormais. L’année 1932 est à plus d’un titre une année-pivot. C’est en effet cette année-là que paraît le livre de Robert Goffin, Aux Frontières du Jazz, premier ouvrage au monde consacré de manière documentée [N.B. 14] au jazz. C’est cette année-là que Félix Robert Faecq, encore lui, fonde le Jazz-Club de Belgique, une des premières associations de ce genre (le président en est… Louis Armstrong !) et qu’est organisé le premier Tournoi National pour Orchestres Jazz Amateurs qui sera remis sur pied chaque année jusqu’à la guerre.
Le disque devient à cette époque objet de collection et c’est parmi les collectionneurs, à qui obtiendra – en import évidemment – le plus rarissime des arrangements du Duke, le plus novateur des discours paresseux de Lester Young, le plus fougueux des soli de Louis Armstrong.
Il est clair qu’un des événements majeurs de la décennie est la venue du Roi lui-même en Belgique (à Bruxelles et à Liège) ; les réactions face aux concerts d’Armstrong sont à l’image même de la représentation du jazz pendant cette époque de transition : enthousiasme sans bornes pour les passionnés qui regrettent simplement le goût du maître pour le show ; mépris et délire verbal ordurier ou condescendance pour les critiques “bien-pensants” qui ne voient en Armstrong qu’un “pithécanthrope en smoking” (Journal de Liège), “incapable de faire une gamme proprement” (Wallonie) !
Très importante également pour la diffusion en direct d’un jazz authentique, est la présence régulière en Belgique pendant cette période du grand saxophoniste Coleman Hawkins qui donnera différents concerts dans les grandes salles (Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1937), jouera pour la danse ou en attraction dans différents cabarets (séjour au Bœuf sur le Toit, en 1939 : saison en petite formation au Casino de Namur, etc.), et animera à plusieurs reprises la saison d’été dans les casinos de la Côte (Blankenberge tout particulièrement).
Par ailleurs, en 1939, le grand orchestre de Jimmy Lunceford, très apprécié des jeunes jazz fans belges, est inscrit au programme de l’Exposition de l’Eau, à Liège ; malheureusement, l’Histoire en décide autrement et au vu des événements comme disent pudiquement les journalistes – la tournée est annulée.
N.B. 14 : Un ouvrage intitulé Le Jazz avait bien été édité auparavant par les français Coeuroy et Schaeffer, mais il s’agissait davantage d’ un traité d’ anthropologie africaine que d’un livre sur le jazz – dont les auteurs ne citent en tout et pour tout qu’ un nom : Paul Whiteman ! Quant au livre de Panassié, Le Jazz Hot, il ne paraîtra qu’en 1934.
Un cran en dessous, on notera encore que Willie Lewis and his Entertainers feront eux aussi danser la Bonne Société Belge (Knokke, Chaudfontaine… ) du milieu des années 30 au son d’une musique jazzy dans laquelle se glissent régulièrement les arrangements sublimes de Benny Carter et les soli de piano d’Herman Chittison.
Dans tous ces lieux où passent géants et artisans, il y a toujours quelques hommes, quelques femmes, venus non pour la danse mais pour la musique… Ceux-là vendraient leur âme au diable pour pouvoir arrêter le temps lors de ces moments d’indicible bonheur que leur dispensent les musiciens, pas toujours très conscients quant à eux de l’importance déterminante que revêtent leurs apparitions publiques. Si Armstrong donne trois concerts, les vrais convertis y seront les trois soirs ; s’ils n’ont pas assez d’argent pour entrer dans les casinos où se produit Hawkins, ils trouveront bien la fenêtre à travers laquelle des bribes de son seront audibles… Encore très rare en 1930, cette race nouvelle aura doublé en nombre ou triplé à la fin de la décennie et elle aura décuplé cinq ans plus tard !
Par le biais du cinéma nouvellement converti au parlant – et donc à la musique – le grand public, loin de cette passion ravageuse, assiste sans rechigner aux exhibitions romancées de quelques monstres sacrés de la musique de danse américaine (Benny Goodman, Duke Ellington, etc.). Les airs popularisés par ces films musicaux constitueront une part importante du répertoire des grandes formations qui vont bientôt être monnaie courante un peu partout dans le pays, faisant pour un temps du jazz (ou de la musique jazzy) la musique de danse et de divertissement par excellence.
L’ère des big bands
A l’image des machines dirigées par les dieux américains de la «swing craze» (Benny Goodman, propulsé King of Jazz après Paul Whiteman, Glenn Miller, Tommy Dorsey, Artie Shaw, etc.), vont en effet se constituer en Belgique un certain nombre de grandes formations, professionnelles ou – le plus souvent – amateurs, bientôt attraction indispensable des grandes salles de danse. A partir de 1935-1936, ces orchestres commenceront à fréquenter les studios d’enregistrement, inaugurant un processus qui connaîtra son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale lorsque, privés des “originaux” américains, les amateurs de jazz se rueront sur les productions nationales.
Parmi les innombrables big bands – de qualité variable – qui poussent comme des champignons aux quatre coins du pays, quelques-uns émergent dont la réputation va leur assurer un succès considérable en Belgique, et un large crédit à l’étranger. Mieux, à l’occasion, et sous les auspices des jeunes infrastructures qui se mettent en place, des concerts-galas seront organisés dans les salles les plus prestigieuses, concerts dont ces formations seront les vedettes! Prennent leur envol au milieu de la décennie (sur base de formations antérieures moins structurées), ceux qui vont s’imposer comme les grandes vedettes : notamment le pianiste Stan Brenders, déjà en activité depuis pas mal de temps aux côtés des pionniers et qui dirige depuis 1932 l’orchestre symphonique de l’I.N .R. ; lorsqu’en 1936, la décision est prise de monter, à l’image de ce qui se passe en Angleterre et aux Pays-Bas, un orchestre de danse affecté à cette même institution, c’est à Brenders que l’on en confie la création et la direction. Sont engagés dans cet orchestre une sélection de jeunes musiciens attirés par le jazz – et qui en constitueront bientôt l’élite : John Ouwerx (p), Jack Demany (ts), Josse Aerts (dm), etc. Le 19 janvier 1936, le jazz entre donc officiellement à la radio belge : une nouvelle ère de diffusion commence. La même année, un saxophoniste originaire de Tongres, acquis à la cause du jazz depuis longtemps, Fud Candrix – un des meilleurs solistes belges d’alors – monte lui aussi une grande formation, destinée à écumer les salles de bal et les galas ; une des vedettes en est le trompettiste Gus Deloof qui a fait un séjour dans l’orchestre de Ray Ventura. Enfin, un Nivellois, Jean Omer, instrumentiste brillant et chef accompli, complète le triumvirat qui va dominer la scène belge pendant une dizaine d’années : à partir de 1938, son orchestre sera pour l’essentiel attaché au Bœuf sur le Toit, un des principaux établissements bruxellois où il n’est pas rare de voir débouler l’un ou l’autre jazzman américain de passage (ainsi, peu avant la guerre, Coleman Hawkins, sera un habitué du Bœuf ; et Benny Carter écrira plus d’un arrangement pour l’orchestre d’Omer). La formation de Brenders, fonction oblige, s’ouvrira parfois au jazz symphonique en s’adjoignant une section de cordes ; Candrix, lui, suit une trajectoire plus strictement jazz et fréquente de manière plus assidue les studios d’enregistrement ; Jean Omer, enfin, peut se vanter d’avoir dans ses rangs des improvisateurs hors pair, tel le saxophoniste Jean Robert, un des premiers grands solistes belges qui se livrera avec Hawkins, lors de son séjour dans l’orchestre, à des joutes mémorables…
Dans la foulée des «trois grands», on trouve alors les formations de Jack Kluger, Eddie Tower, etc. En province, on retiendra l’orchestre de Lucien Hirsch, omniprésent dans les soirées de prestige dès 1930 (et un des premiers big bands à graver un disque cette même année), et dès 1935-1936, celui, nettement plus «jazz», de Gene Dersin qui connaîtra son apogée à Liège pendant l’Occupation et à Bruxelles dans l’immédiat après-guerre. De la même manière que les orchestres de Brenders, Candrix et Omer se présentent avec le recul comme d’authentiques “all-stars”, ces deux orchestres liégeois voient défiler les principaux musiciens locaux (Vic Ingeveld, Jack Kriekels, Bobby Naret, etc.), lesquels “monteront” pour la plupart à Bruxelles à un moment ou à un autre et s’en iront grossir les orchestres de la capitale.
Tous ces orchestres proposent dans l’ensemble un répertoire copié des orchestres américains ; pourtant, il existe une proportion importante d’œuvres et d’arrangements dus à des musiciens belges (Jack Demany, Peter Packay, Jean Delahaut, etc.).
Combos et jam-sessions
Il existe aussi en Belgique de nombreuses petites formations mais peu d’entre elles se maintiennent de manière stable à cette époque où la grande formation est la norme. On notera toutefois les combos gorgés de swing que dirigent des solistes comme l’Anversois Robert De Kers (Cabarets Kings) ou le Bruxellois Gus Deloof ; et on soulignera le cas du Rector’s Club, fixé à Liège, mais se produisant un peu partout en Belgique et en Europe et qui se maintiendra pendant douze ans environ avec un personnel presque inchangé, au centre duquel on trouve, sous les “ordres” du Lorrain Jean Bauer, un des principaux solistes belges d’alors, le trombone Albert Brinckhuyzen.
Pourtant, le cadre rigide de la grande formation ne manque pas de se révéler frustrant pour les musiciens suffisamment imprégnés de jazz pour désirer suivre les traces des grands solistes américains sur la voie de l’improvisation. A de rares exceptions près, pas davantage que les big bands, les combos se produisant en cabaret n’ont l’occasion de se défouler dans ce sens (il faut bien jouer pour le public qui n’a que faire de ces improvisations, pour lui le plus souvent indéchiffrables). Reste la jam-session. Aux Etats-Unis à la même époque, les solistes des grandes formations se retrouvent après leur travail (after hours) dans de petits clubs spécialisés – ou au domicile privé de l’un ou l’autre initié [N.B. 15] – et se lancent à corps perdu dans une musique débridée et expressive, très différente de celle qu’ils sont obligés de jouer pour gagner leur vie. Chez nous, cette pratique reste peu répandue – et il n’y a pas beaucoup de bons solistes avant 1940. Toutefois, quelques jam-sessions seront organisées à Bruxelles comme en province, notamment par les sections du Jazz Club de Belgique. Dommage que le walk-man n’ait pas encore été inventé à l’époque : faute de témoignages sonores consistants, nous en sommes en effet réduits aux conjectures quant à la densité de ces premières jams.
Parmi les solistes belges, on trouve encore, aux côtés de Jean Robert, Gus Deloof, Robert De Kers et Albert Brinckhuyzen, déjà cités, les quelques musiciens suivants : John Ouwerx, Omer de Cock et Coco Collignon (p), Jack Kriekels, Jack Lauwens, Jean Omer, Victor Ingeveld, Bobby Naret et Jack Demany (sax), Josse Breyre (tb qui joua longtemps dans les rangs de l’orchestre Ray Ventura), Arthur Peeters (b), Josse Aerts (dm) et Gus Viseur (ace), un des maîtres de l’accordéon-jazz, qui travailla à de nombreuses reprises aux côtés de Django Reinhardt [N.B. 16]. La plupart d’entre eux, rapidement rejoints par une nuée de jeunes musiciens, verront leurs talents de solistes paradoxalement reconnus pendant la période de l’Occupation.
N.B. 15 : Les fameuses «rent parties» par exemple, organisées par certains particuliers à leur domicile afin de payer leur loyer !
Géographiquement, le minuscule pays qu’est la Belgique occupe une position clé qui lui a valu, au fil de l’Histoire, bonheurs et malheurs divers. Sans doute cette situation a-t-elle favorisé la richesse culturelle qui caractérise ce bout d’Europe ouvert sur l’Océan.
C’est ainsi que la Belgique fut, avec l’Angleterre et la France, un des premiers pays à accueillir la nouvelle musique née aux Etats-Unis à la fin du siècle précédent, musique qui allait révolutionner littéralement la façon de voir, de penser et “d’agir” la Chose Musicale : le jazz !
Peut-être la réalité coloniale d’alors prédisposa-t-elle les Belges à accueillir une musique dont les racines profondes remontent en définitive à l’Afrique. Il n’était pas rare en effet que des “spectacles” directement importés du Congo Belge soient proposés à un public partagé entre la fascination et la condescendance. (On peut imaginer que l’intérêt pour la musique “cuivrée” : fanfares, etc. procédait du même sentiment complexe – n’oublions jamais que l’instrument-roi du jazz, le saxophone – fut inventé, en 1846, par le Dinantais Adolphe Sax !). Cependant, c’est sans doute d’abord et surtout grâce aux contacts privilégiés entretenus avec les Etats-Unis à la charnière des deux siècles que le nouveau “son” s’est imposé chez nous de manière particulièrement marquante (avec, dans les premiers temps, le même mélange ambigu de fascination et de mépris condescendant).
En réalité, la fin de la première guerre ne fera qu’accentuer et porter à son comble la vogue dont jouissaient depuis les premières années du XXe siècle les produits importés du Nouveau Monde. Quoique certains chroniqueurs s’attachent dès cette époque à de prémonitoires mises en garde contre les excès de ce phénomène, les journaux d’alors abondent en américanismes de tous genres : tout ce qui est marqué du label “made in U.S.A.” se pare d ‘un prestige particulier. L’imagerie populaire emprunte elle aussi avec régularité – et ce bien avant 1900 – certains clichés à l’univers référentiel d’outre-Atlantique… Avivée encore par la diffusion du célébrissime roman d’Harriet Beecher-Stowe (Uncle Tom’s Cabin – La Case de l’Oncle Tom, 1852) [N.B. 1] : une des “modes américaines” les plus prolifiques sur le sol européen est sans doute celle du “gay negro Boy”, ce petit noir rieur que l’on trouve dans les publicités, les programmes, etc. Et ceci nous amène très précisément au début de “l’ère préhistorique” de l’Histoire du Jazz en Belgique, en plein milieu du XIXe siècle.
N.B. 1 : En Belgique, l’influence de l'”oncle-tomisme” se retrouve dans le titre donné à différentes pièces musicales l’année même de la traduction du roman: Le Père Tom (quadrille pour piano de H. Marx), Plus d’esclavage : Tom’s Galop (de L. F. Revius), L’oncle Tom (Lefevre/Montelle), etc.
C’est bien avant 1900 qu’il faut remonter pour trouver les premières traces de “pré-jazz” [N.B. 2] en Belgique.
N.B. 2 : On entend par pré-jazz les différentes formes musicales ayant préparé l’avènement du jazz (minstrels, ragtime, mais aussi blues, spirituals, worksongs, etc.).
En 1851, en effet, une troupe américaine de “Minstrels” [N.B. 3], les Hooley’s [N.B. 4], effectue une tournée en Europe, visite Bruxelles, entre autres capitales, et offre à ses habitants le spectacle, nouveau pour eux, de ces personnages au visage passé au cirage, qui chantent le plus souvent en s’accompagnant d’instruments rythmiques (le banjo, par exemple) utilisés de manière tout à fait personnelle, avec de fréquents recours au rythme syncopé. Premier d’une longue série de spectacles – de qualité variable – qui auront à moyen terme le mérite de familiariser l’oreille du public belge à ce nouvel univers sonore qui va se trouver transcendé par le jazz quelques années plus tard.
N.B. 3 : Né aux Etats-Unis en 1842 (formation par Dan Emmen des Virginia Serenaders), le spectacle dit “Minstrel” a pour prétexte et pour axe la parodie de la vie des noirs par des comédiens blancs grimés ; ce qui fait l’importance du Minstrel, c’est que dans cette parodie entre en ligne de compte la “musique” des noirs ! N.B. 4 : Au sein desquels – pour la petite histoire – se retrouvera bien malgré lui embrigadé un certain professeur E. J. Cornu, chef d’orchestre belge sérieux en diable, qui accepta trop hâtivement un contrat pour le Hooley ‘s Opera House de New York ; rien n’a pu le consoler, dit-on, du déshonneur de s’être barbouillé le visage de cirage !
En 1878, lorsque l’on fonde à Bruxelles le Conservatoire Africain, l’uniforme et le maquillage type du Minstrel sont utilisés par les respectables membres de cette institution quand ils vont quêter “pour les pauvres” – et qu’ils préfèrent ne pas être reconnus ! – L’image est donc bel et bien entrée dans les mœurs… Il faut dire qu’elle est constamment réactivée par l’apparition, sur les scènes des music-halls des grandes villes (Bruxelles, Liège, Charleroi, Gand…) et au programme des cirques itinérants (Barnum, par exemple), de comédiens dont le numéro relève de près ou de loin du genre “Minstrel”.
Impossible de citer tous les “Minstrels Shows” (et assimilés) qui écument la Belgique entre 1851 et 1914. On retiendra à titre indicatif les noms colorés de “Monsieur Berleur” (1878), “Small and Long” (1893), “Monsieur Nowil’s” (1901), “John Tom” (1900), “Les Freeze Brothers” (1900), etc. Afin de bien préciser à qui l’on avait affaire, ces noms sont généralement suivis de mentions-types du genre : “Nègres burlesques”, “Nègres musicaux”, “Negro Musical Excentric”, “Minstrel Nègre”, etc., voire “Bric-à-brac musical “(Tom Hill, 1901) ! Parmi les troupes complètes ayant tourné en Belgique, on notera aussi le “American Negro Comic Scene”, le “Charlie Phoits Pinaud Troupe”, le “Ballet Noir : la Civilisation”, “Bum and Evans”, “The Elks”, “Les 17 Zouaves Américains” ainsi que le fameux “Buffalo Bill’s Wild West Show” qui en 1891 fait un tour de Belgique (Bruxelles, Liège, Charleroi, Mons, Namur) fort remarqué. A l’intérieur de ces troupes ou de ces tandems se trouvent à coup sûr d’excellents musiciens qui seront les premiers à apporter la bonne nouvelle au public belge : ainsi, au sein du “John Smith’s Piston Trio” œuvrent des instrumentistes dont la presse relèvera en 1901 “l’étonnante virtuosité” ; de même, le trombone du “Quartett Musica, virtuose Vinda Bona” en remontrerait, paraît-il, à “maints solistes de nos orchestres… sérieux !”
Le succès de ces “Minstrels” va déterminer de nombreuses vocations parmi les gens du spectacle en Belgique. Ainsi, pour le prix d’une boîte de cirage, de quelques syncopes, et d’un pseudonyme – en général assez banal – un Bruxellois, un Liégeois ou un Gantois se muent du jour au lendemain en “nègre rigoleur”, origine garantie. Les plus doués de ces apprentis-préjazzmen ne nous ont laissé que des noms de scène et – au mieux – leur photographie : on se souviendra ainsi de “John Tom”, nègre burlesque d’origine gantoise, dont la réputation s’étend jusqu’en Allemagne pendant les dernières années du XIXe siècle ; de “Bi-Bo” (parfois appelé également Bi-Bo-Bi!), surnommé “le roi des cloches” – à cause d’un numéro musical réalisé à l’aide d’un jeu de clochettes ; de “O’Sems”, qui, avec un maquillage imité de celui de la Star du Minstrel, Eugène Stretton, se produira un peu partout en Europe; de “Liette Dolis”, spécialiste – non grimée – du cake-walk [N.B. 5], qui jouera dans “Bruxelles Cake-Walk” et travaillera à plusieurs reprises en compagnie de Louis Frémaux, le plus célèbre ragtimer belge ; et de “George & Charlie”, un duo dont l’un des protagonistes n’est autre que le futur “as de la batterie”, Jos Aerts [N.B. 6]. Toutefois, si les “nègres rigoleurs” solitaires ou les tandems foisonnent, aucune troupe importante de spectacle Minstrel ne sera montée par des artistes belges.
N.B. 5 : Danse ombilicalement liée à la naissance du jazz, le cake-walk était une des scènes quasi obligées du spectacle de Minstrels. Autonomisé musicalement, il apparut ensuite au répertoire des fanfares… N.B. 6 : Qui se commettra également au sein des “Original Tady’s Musicaux Excentriques”. Pour mémoire, citons encore parmi les Minstrels Belges Mister Bobo, Ni No Ni, Billy & Georges, Les Tady’s, The Marcots, etc.
Ragtimes et fanfares…
Le message musical que véhiculent – parfois maladroitement – les Minstrels Shows, va s’exprimer de manière plus explicite dès le tournant du siècle, à travers partitions, cylindres et fanfares : même si le mot “ragtime” [N.B. 7] n’est que rarement mentionné tel quel, les accents de la nouvelle musique syncopée apparaissent à tous les tournants de la sphère musicale de l’époque.
N.B. 7 : “Ragged Time”, temps déchiré, locution utilisée aux U.S.A. pour désigner la nouvelle musique syncopée.
En 1878, le phonographe d’Edison est en démonstration au Panopticum de Monsieur Castan à Bruxelles. Un quart de siècle plus tard, toutes les grandes villes du pays auront leurs “disquaires”. Très vite, des cylindres puis des disques, sont pressés en Belgique même, mais il n’y aura pas de véritable studio d’enregistrement avant de nombreuses années… La principale firme belge d’alors, Chantal, se trouve à Gand ; elle fait connaître notamment sous couvert de dénominations passe-partout – orchestre de danse Chantal, jazz-band Chantal, etc. – des orchestres américains de qualité. Pour le reste, la diffusion de la nouvelle musique passe naturellement par l’importation et certains magasins spécialisés proposent à leur clientèle les catalogues Columbia, Zon-o-phone, Odéon, etc. spécifiant dans leurs publicités qu’ils mettent à disposition les “dernières nouveautés américaines”. En 1902 s’ouvre à Liège un Comptoir américain des phonographes, graphophones et gramophones Edison qui propose quelques 10.000 cylindres différents !
Sur les catalogues discographiques comme sur les nombreuses partitions qui circulent, on trouve assez régulièrement les mentions “danse américaine”, “two-steps”, “fantaisie américaine”, voire “ragtime”, le plus souvent rehaussées par une iconographie proche de celle de l’univers Minstrel. Aux éditions Schott (fondées en 1923), on vend une bonne partie de l’œuvre de Louis-Moreau Gottschalk, compositeur qui influença Scott Joplin.
Parmi les Minstrels “tournant” en Belgique, certains se révèlent de manière plus affirmée des “ragtimers” ; ainsi, en 1896, le banjoïste Edgar Allen Cantrell et le mandoliniste Richard Williams sillonnent l’Europe au son d’un ragtime caractérisé. Des fanfares américaines prestigieuses font bientôt leur apparition sur les scènes belges : ainsi, en 1878, le fameux Orchestre Gilmore (22e régiment d’infanterie de New York, 65 exécutants, “le seul rival de Sousa”) se produit à l’Alhambra de Bruxelles. Et John-Philip Sousa lui-même développe les fastes de son éléphantesque orchestre à Liège et à Bruxelles en 1900 ; dans son répertoire sont inclus des pièces syncopées (cake-walk, etc.) et des “featuring” permettant aux solistes (trompettistes, trombones…) de s’exprimer avec une puissance et une virtuosité qui laissent pantois les spectateurs. Sousa reviendra à Bruxelles en 1903 pour proposer cette fois une pièce sans équivoque : Piece of Ragtime ! En 1910, à l’Exposition de Bruxelles, les “Alabama Minstrels” jouent très vraisemblablement une musique spécifiquement “rag” (au sein de cette formation figure probablement le ragtimer Joe Jordan, ancien compagnon du fameux “Jim Europe”). La même année, les Bruxellois peuvent suivre les cours de danses américaines donnés par le “Professeur Mc Claim”, personnage haut en couleur, jadis associé aux Georgia Minstrels et créateur dès 1895 d’un spectacle “grandiose” intitulé “Black America” ! Pour mémoire, il existe aussi à Bruxelles dès le début du siècle un parc d’attractions américaines, le Kiralfy’s American Park ; et en 1900 a été inauguré, toujours à Bruxelles, le Café de Paris où, au sein de l’orchestre dirigé par le pianiste belge André “Andrini Gerebos”, on trouve le banjoïste américain Seth Weeks.
Comme on pouvait s’y attendre, la nouvelle musique ne tarde pas à faire des émules parmi les musiciens belges. Certains d’entre eux n’ont d’ailleurs pas attendu la vogue de la nouvelle musique pour émigrer aux Etats-Unis et s’y faire un nom (les musiciens belges sont alors réputés) dans les plus grands orchestres : ainsi, Jean Moeremans entre-t-il dès avant 1900 dans l’U.S. Marine Band et a-t-il le privilège de graver les premiers soli de saxophone jamais parus sur disque plat. Dans le catalogue Victor, on pouvait lire cet édifiant éloge du saxophoniste belge : “Mr Moeremans is considered the best saxophone player in America if not in the world !“. Et lorsque le Sousa’s Band vient en Europe, il compte parmi ses membres plusieurs musiciens belges !
En 1905, Geo Deltal compose le premier ragtime belge en date : We also Baby Cake Walk, de nombreux autres suivront, signés J.W. Paans, François Simon, Robert Guillemijn dont la réputation dépassera bientôt les frontières de la Belgique ; et encore Jules Delhaxhe, Emile Siroux, Jacques Bruske, etc. Mais le plus célèbre d’entre eux est assurément Louis Frémaux (1876-1937) qui, dès 1903, compose la musique de la revue Bruxelles Cake-Walk et publie en 1907 le fameux Toboggan qui fera le tour d’Europe et sera enregistré à plus de vingt reprises ; en 1909, un journal allemand écrivait : “… Toboggan est un scottische : son origine est nettement plus américaine qu’écossaise parce que le rythme rappelle beaucoup plus le cake-walk…“
Au chapitre “ragtime belge”, on pourrait encore inclure le nom d’Harry Fragson, originaire d’Anvers, superstar des scènes londoniennes et parisiennes d’alors ; il nous laissera une œuvre, malheureusement perdue, intitulée : Songs and operas in Ragtime. Et citer quelques instrumentistes typés comme ce “Jakson” (un pseudonyme évidemment) qui se livrait à “20 imitations augmentées de banjo et de xylophone” ; ou ce Harry Watson, xylophoniste virtuose de l’Olympia de Bruxelles – qui était en réalité un Liégeois nommé Eugène Billiard. Enfin le pianiste Jean Paques, quoiqu’il sorte du cadre chronologique de ce chapitre, est à mentionner ici : “condamné” à ne jamais vraiment franchir la barrière qui sépare la “Novelty Music” du jazz, il sera, pendant les années 20, un des plus brillants ragtimers européens.
La place manque pour esquisser un panorama complet de la scène syncopée belge du début du siècle ; la Belgique compte alors de très nombreux orchestres (en activité dans les dancings, dans les Casino-Kursaal et autres “Rinkings” (pistes de patinage) comme, à Bruxelles, le fameux Palais de Glace St-Sauveur et dans le répertoire de ces orchestres se glisse régulièrement l’une ou l’autre pièce syncopée. A l’aube de la Première Guerre mondiale, le monde du divertissement – il ne sera question de “culture” que bien plus tard – a donc pu s’imprégner, dans les grandes villes belges en tout cas, d’une musique qui, sans être du jazz, présente néanmoins certains caractères qui en préfigurent la fulgurance.
Michel HERR est né à Bruxelles, en 1949. Directeur musical de l‘Act Big Band depuis sa formation, arrangeur et compositeur prolixe, sideman dont le curriculum ferait pâlir plus d’une pseudo-star du clavier, Michel Herr est aussi et peut-être surtout un soliste bouillonnant et imaginatif, un des artisans de la relève singulière qu‘a connu le jazz à la fin des années 70 et un des grands pianistes européens des années 80.
Rien ne destine au départ Michel Herr à la carrière de musicien de jazz. Pourtant, la musique n‘est pas absente de la maison où il grandit ; on y trouve même un piano qui, très tôt, attire les regards et les doigts de l’enfant. Ses parents lui font alors suivre des leçons de piano, des cours particuliers donnés par un professeur avec lequel Michel ne se trouve, hélas, guère d‘atomes crochus. L‘aventure tourne court. Michel Herr continue à pratiquer le piano, d‘oreille surtout. Le premier tournant se situe au tout début des années 60. Il a alors douze ans et il découvre la musique classique qui lui inspire bientôt une véritable passion. Mais, vers les quinze ans, après avoir entendu un disque du trompettiste New Orleans Teddy Buckner, il va se passionner pour le jazz. Il découvre un univers musical aux dimensions insoupçonnées.
Très vite, Michel Herr passe du Traditionnelau Moderne, subissant, comme tout amateur de jazz débutant, le choc Parker, le choc Monk, le choc Coltrane. Bien entendu, il tente de reproduire sur son instrument cette musique qui le fascine, mais il se heurte à de sérieux problèmes en face desquels il se sent désarmé. Il voudrait prendre des cours de jazz. Mais de tels cours n’existent pas en Belgique à cette époque et c‘est donc en parfait autodidacte qu‘il continue sa formation, écoutant un maximum de disques, transcrivant note après note les chorus qui l‘intéressent, prenant ainsi la voie suivie avant lui par les jazzmen des générations précédentes qui n‘avaient pas eux non plus de formation musicale académique. Il sait qu‘il aurait bon nombre de choses à apprendre d‘un Léo Flechet, d‘un Jean Fanis ou d’un Tony Bauwens ; mais sa sensibilité musicale l’entraîne plutôt vers la musique de Bill Evans et surtout vers celle des Chick Corea, Herbie Hancock, etc.
Entretemps, Michel Herr – qui ne pense pas encore au professionnalisme – est entré à l’Université, où il va disposer de beaucoup plus de temps libre qu’à l’époque des horaires fixes du secondaire. Il le met à profit pour parfaire sa formation en jazz et fait ses premiers pas, non comme musicien, mais comme critique ! Il devient titulaire de la chronique musicale de la revue Amis du Film et de la Télévision. En ces sombres années, les médias ont tourné radicalement le dos au jazz et, ironie du sort, Amis du Film– que rien ne destinait au départ à ce statut – devient un des périodiques les mieux documentés en matière de jazz ! Un coup d’œil sur les chroniques de Michel Herr permet de mieux cerner les orientations que prend sa passion pour le jazz, de mesurer l’ouverture d‘esprit qui était la sienne – ouverture d‘esprit qui est en fait dans l’air du temps : la musique dite “pop”atteint alors son degré maximal de sophistication et parmi les musiciens de jazz il en est plus d’un qui, déçus par le free-jazz, envisagent de s’orienter vers une musique de “fusion” dont Miles Davis est en train de fixer les règles.
Au menu des articles du critique Michel Herr, on trouve aussi bien les disques de Frank Zappa que ceux de Mingus, et les noms de Chris Mc Gregor, Keith Jarrett ou Phil Woods voisinent sans heurts avec ceux de Traffic, Emerson Lake and Palmer ou Jeff Beck, le tout dessinant un mouvement centripète au cœur duquel cohabitent – fusionnent – jazz, rock et blues, jazz-rock et rock-jazz, Mahavishnu et Blood Sweat and Tears, Weather Report et Chicago, Larry Coryell et Nucleus, Jean-Luc Ponty et Matching Mole ! Ouvert à ce nouveau courant, Michel Herr n’en reste pas moins attaché à une tradition plus strictement jazz, plus acoustique aussi.
Entre les études et la musique, entre l’Université et les clubs de jazz, son choix est désormais fixé. Envisageant dès lors la musique avec un tout autre regard, il se met en quête à travers l’Europe de ces “jazz clinics”, ces stages d’été qui manquent en Belgique et qui pourraient lui donner le petit coup de pouce nécessaire. En Suisse (où il travaille notamment avec Fritz Pauer), en Allemagne et partout où le pousse le vent jazz, il parfait ainsi son écolage et fait du même coup la connaissance de nombreux musiciens européens de sa génération qui cherchent dans la même direction que lui. En 1971, il participe au Festival de jazz de Loosdrecht (Pays-Bas) et en revient porteur de la palme du meilleur soliste ! Dès lors, les dés sont jetés : adieu l’Université.
En 1972, Michel Herr passe le cap du professionnalisme à une époque où tout le monde s’accorde à trouver cette orientation suicidaire ! Pour compenser la rareté des contrats disponibles en Belgique, il décide dès le départ de jouer sur plusieurs tableaux à la fois, quitte à s’astreindre à la règle des jazzmen des générations antérieures : la Route ! En Allemagne, il se retrouve au sein d’un groupe composé de jeunes musiciens rencontrés lors des clinics : parmi eux, un saxophoniste qui deviendra un de ses compagnons de route les plus réguliers, Wolfgang Engstfeld. Le groupe s’appelle Jazz Tracks et tourne de manière assez régulière en Allemagne et en Hollande. C’est avec Jazz Tracks que Michel Herr gravera son premier disque important.
Dans le même temps, en Belgique, où il s’est entretemps introduit dans le milieu des jazzmen, il forme un groupe pour lequel il compose une bonne partie du répertoire : Solis Lacus. A ses côtés un presque vétéran, le saxophoniste liégeois Robert Jeanne, un musicien qui s’est révélé au sein du groupe de Marc Moulin, Placebo, le trompettiste montois Richard Rousselet, et encore les bassistes Freddy Deronde puis Nicolas Kletchkowsky et les batteurs Félix Simtaine puis Bruno Castellucci. La musique de Solis Lacus, quoiqu’assez nettement teintée de binaire et utilisant largement l’éventail offert aux musiciens par l’électricité (piano Fender, basse électrique, etc.) n’est pas limitée aux poncifs habituels du genre (Solis Lacus aura une longévité exceptionnelle pour l’époque : trois ans environ). Davantage que le disque sorti en 1975, ce sont les échos de concerts conservés sur bande qui permettent de se faire une idée de ce qu’était la musique de ce groupe et du degré d’énergie et d’inventivité qui animait ses musiciens. Michel Herr au piano acoustique ou au Fender y démontre déjà des qualités mélodiques et harmoniques incontestables et un solide sens du phrasé jazz. Quant aux compositions, elles affectionnent les changements de rythmes, les climats incertains d’où s’échappent soudain de torrides chorus, les arrangements précis et incisifs. Solis Lacus est un des quelques groupes-clés qui marquent les premiers jalons de la relève.
Entretemps, Michel Herr continue à entretenir des contacts avec les musiciens européens de sa génération : en 1975, il passe quelques mois au sein du Chris Hinze Combination. Le flûtiste hollandais Chris Hinze est à l’époque au sommet de sa popularité et l’expérience (“ma première expérience vraiment pro” dira Michel Herr) se révèle fructueuse . Mais il sait qu’il lui reste beaucoup à apprendre : en 1976, il décide de faire lui aussi le voyage vers la mythique école de Berklee (Boston). Seuls Philip Catherine, Charles Loos et Pierre Vandormael y ont jusqu’alors représenté la Belgique. Il y restera peu de temps : “Je ne suis pas un produit de Berklee contrairement au bruit qui a déjà couru : j‘ai à peine passé quelques semaines à Berklee, à un moment où j’étais déjà professionnel… Je ne suis donc pas, loin de là, fabriqué par Berklee. Je me suis fabriqué par mon travail personnel et dans la meilleure école qui soit, celle de la scène, avec des musiciens de haute tenue… “
Cette précision est révélatrice de l’état d‘esprit avec lequel Michel Herr aborde la musique et le métier de musicien. Des musiciens de haute tenue, il va en effet en côtoyer plus d’un. En 1976, il participe au groupe Solsticede Steve Houben. En 1977, on peut l’entendre dans son propre trio, trio acoustique au sein duquel son piano, la contrebasse de Freddy Deronde et la batterie de Félix Simtaine produisent les musiques les plus authentiques et les plus nouvelles du moment sur notre territoire. Le disque Ouverture Eclair(1977) est une excellente illustration de ce travail décisif pour la carrière de Michel Herr : évoquant à certains moments dans les compositions le trio (acoustique) de Chick Corea. Construit uniquement sur base de compositions signées Michel Herr (certaines sont d’ailleurs encore à son répertoire aujourd‘hui), ce disque est sa première grande réalisation. Il marque aussi le premier jalon important du renouveau du disque de jazz en Belgique. Cette Ouverture éclairouvre toutes grandes les portes du jazz à un nouveau maître du clavier.
A partir de ce moment, Herr se voit proposer avec régularité des engagements comme sideman. Tous les solistes belges auront recours à ses services à une occasion au moins. Et les visiteurs de prestige notent désormais son nom dans leur agenda. Il participe régulièrement aux concerts de Mauve Traffic, le nouveau groupe de Steve Houben et il enregistre avec eux l’album Oh Boyqui ne rend malheureusement pas vraiment compte du punch réel de l’orchestre. Il s’agit ici de jazz électrique. Depuis le départ, Michel Herr mène sa carrière sur deux fronts différents. Ainsi, parallèlement au trio d‘Ouverture Eclair et à certaines expériences en sideman auprès de géants de la bop, il participe à des orchestres électriques comme Mauve Traffic ou comme High Energy dont il est co-leader avec le guitariste John Thomas. Ce groupe est en réalité pour lui l’occasion de mettre en valeur plusieurs facettes de son talent : les compositions jouées par le groupe donnent aussi libre cours à des improvisations musclées balisées par le travail pianistique de Mc Coy Tyner… Interrogé sur ses influences jazziques, Michel Herr cite en général les pianistes de Miles (Hancock, Corea, etc., et les groupes constitués par ces derniers) et le quartette de Coltrane avec Mc Coy Tyner.
En 1978 se situe la création d’un quartette dont Michel Herr sera co-leader avec le saxophoniste allemand Wolfgang Engstfeld, et qui va définitivement assurer sa réputation à travers l‘Europe jazz. Le Michel Herr-Wolfgang Engstfeld Quartet s’avérera par ailleurs une des formations européennes les plus stables, les plus solides et les plus originales qui soient : formé en 1978, le quartette existe toujours dix ans plus tard et a à son actif une nuée de concerts, de participations à des festivals importants, ainsi que trois albums qui peuvent à divers égards être considérés comme des pièces majeures de la discographie jazz européenne. Pour Perspective(1978), enregistré sous le label belge B. Sharp, les deux leaders sont entourés du bassiste allemand Wim Essed et du batteur belge Bruno Castellucci. Sur Continuous Flow (1980), paru sous le label allemand Mood, les sidemenne sont autres que le bassiste suédois Palle Danielsson et le batteur américain Leroy Lowe dont la subtilité s’accordera tellement bien à la sensibilité musicale de Michel Herr qu’en 1989, ce sera encore lui qu’il choisira pour reformer un trio. Enfin, Short Stories (Nabel 82) est enregistré par Engstfeld, Michel Herr, Leroy Lowe et deux bassistes jouant chacun sur la moitié de l’album, Deltev Beier et Isla Eckinger. La musique du quartette oscille entre la tradition post-bop (influences coltraniennes, etc.) et une approche plus “européenne”(romantisme éthéré, climat “planant”). Cette oscillation est la principale richesse de ce groupe-phare, à l‘écoute duquel plusieurs types de publics se reconnaissent. Et contrairement à certaines des productions “européennes“, les réalisations d’Engstfeld et Herr prouvent que leurs concepteurs savent ce que swinguer veut dire !
Ce quartette n’occupe pas Michel à plein temps : très demandé comme sideman et comme arrangeur, il va vivre en quelques années un nombre impressionnant d’aventures musicales. Tandis qu’à l’occasion il écrit pour des orchestres de renom comme le BRT Jazz-Orkest, les formations de l’Eurojazz, le MOR de Hamburg, etc., il se retrouve au centre de plusieurs formations majeures de la scène belge. Ainsi, en 1980, il est un des arrangeurs et un des solistes de Saxo 1000, le groupe-événement monté à l’occasion du Millénaire de la ville de Liège en l’honneur de René Thomas et de Bobby Jaspar. C’est plus ou moins à la même époque que commence l’épopée du Big Band belge de la relance : Act Big Band (appelé d’abord Act 12), l’enfant de Félix Simtaine. Dix ans plus tard, Michel Herr est plus que jamais le directeur artistique de cet orchestre modèle au sein duquel ont travaillé et travaillent un nombre impressionnant de solistes (voir Félix Simtaine), des vétérans comme Nicolas Pissette ou Jacques Pelzer aux jeunes prodiges qui envahissent la scène belge de la seconde moitié des années 80 ; Simtaine ne manque jamais d’ailleurs de rappeler au cours des concerts de l’Act, la place centrale qu’y occupe Michel Herr en tant que compositeur, arrangeur et soliste.
Michel Herr apparaît également au sein de quelques unes des principales formations belges de petite ou moyenne importance, créées après 1980 : Steve Houben Plus Strings, Richard Rousselet Quintet, Bert Joris Quartet, etc. Et tous les Américains en séjour plus ou moins prolongé en Belgique ont recours à ses services (Lou Mc Connell, John Ruocco, Joe Lovano, etc.). Il est impossible de citer tous les musiciens belges aux côtés desquels il s’est produit. On soulignera néanmoins son intégration au quartette européen de Toots Thielemans depuis 1984, ce qui lui vaudra une ouverture sur la scène internationale (festivals, concerts, etc.), et sa collaboration au groupe acoustique de Philip Catherine en 1986.
Au sein des rythmiques, Michel Herr sera associé successivement (liste non limitative) aux nombreux tandems Deronde/Simtaine, Rassinfosse/Simtaine, Yan de Geyn/Simtaine, Yan de Geyn/Pallemaerts, etc. Sur le plan international, on retiendra une tournée aux côtés du trombone Slide Hampton et des prestations avec des artistes comme Johnny Griffin, Joe Lovano, Joe Henderson, Archie Shepp, Jimmy Gourley etc. Cette hyper-activité laisse des traces discographiques importantes, quoique sans commune mesure avec sa réelle intensité et son étonnant foisonnement. Ainsi on s’étonne de trouver au crédit de Michel Herr aussi peu de disques enregistrés en tant que leader. Si on excepte les trois réalisations du quartette Herr-Engstfeld, on ne compte à ce jour que trois disques signés Michel Herr : Ouverture Eclair (1977), Good Buddies (1979) et Intuitions (1989). Même si l’on ajoute à ces disques l’enregistrement réalisé en co-leader avec Steve Houben (Houben/Herr meets Curtis Lundy/Kenny Washington) on n’arrive qu’à un nombre étonnamment réduit de productions. Une “modestie” qui surprend en comparaison avec l’orgueilleuse prolifération discographique qui caractérise certains musiciens de seconde ou de troisième zone ! Discret, pudique et peu porté sur l’exhibitionnisme médiatique, Michel Herr est resté jusqu’à présent aussi peu explicite sur sa conception personnelle de la musique (mais quel talent pour s’exprimer aussi puissamment à travers l’univers de ses compagnons/employeurs) que sur son itinéraire biographique.
Une évolution importante se fait pourtant au début de l’année 90. Si jusqu’ici Michel Herr s’est surtout consacré à servir la musique des autres, il semble bien décidé désormais à mettre également en lumière l’autre aspect de sa personnalité : celui, précisément, de “créateur” d’un univers sonore personnel. C’est dans ce sens que vont et sa dernière production (Intuitions) et ses déclarations récentes : “Je regrette parfois que, lorsque je joue en trio, les critiques restent au bar en se disant : «Michel Herr, on le connaît depuis quinze ans». En réalité, je crois qu’il y a toute une face de ma personnalité musicale qui n’apparaît que dans mon travail en tant que leader, au sein des groupes que je forme moi-même. C’est ça que je voudrais mettre davantage en évidence dans le futur. Je ne veux pas être qu’un accompagnateur demandé : je crois que j’ai plus à dire que ce qu’il m’estpossible de dire en accompagnant les gens. J’ai cette dimension supplémentaire à sortir» (Jazz in Time, n° 8).
Pour l’aider dans cette nouvelle direction Michel Herr s’est jusqu’à présent adjoint les services de quelques musiciens parmi les plus subtils de la jeune génération, en particulier deux bassistes, le Hollandais Hein Van de Geyn, prodigieux instrumentiste révélé il y a quelques années et devenu un des piliers de la scène européenne et l’Italien Ricardo Del Fra, compagnon de route du Chet Baker des dernières années. En duo ou en trio, Michel a trouvé en eux les interlocuteurs qu’il cherchait, ceux qui pourraient l’aider vraiment à faire émerger cette “dimension supplémentaire” qui attendait patiemment son heure. Au-delà des influences (d’Evans à Jarrett, de Kelly à Tyner, de Miles à Coltrane) au-delà d’une première maturité atteinte depuis longtemps déjà, est en train d’émerger le Michel Herr des années 90. Un des rendez-vous décisifs du jazz de demain.
Né dans une famille de musiciens, Maurice SIMON commence l’étude du piano dès l’âge de trois ans. Doté d’une oreille étonnante, il fait une forte impression, dès 1936, au sein de petites formations amateurs. Au début de la guerre, ce sont ses débuts professionnels à Liège au sein du “noyau swing” d’alors (Raoul Faisant, Jean Evrard, etc.). En 1943, il donne des concerts aux Pays-Bas aux côtés de Faisant et du jeune René Thomas. Sa réputation est croissante à Liège où il est bientôt le meilleur pianiste, puis en Belgique dès la Libération, notamment grâce à une remarquable technique.
Il fonde le Rythmic Club Liégeois, trio rythmique à la Nat King Cole, très actif en 1946. Maurice Simon travaille également avec Henri Solbach. En 1947, il est considéré dans certains magazines comme un des meilleurs pianistes européens. Il commence à cette époque à “faire le nègre” (enregistrer incognito des passages difficiles à la place du musicien dont le nom figure sur le disque). En 1948, il entre dans les Bob-Shots (Jaspar, Pelzer, etc.), premier en date des orchestres bop européens. Il ne s’adaptera pourtant pas au be-bop et restera toujours un pianiste middle jazz.
Il continue en professionnel au moment où le jazz passe de mode ; tournée au Liban avec Larry Peeters, nombreuses prestations pour la danse, en Allemagne, radios etc. et surtout travail en cabaret ou en piano-bar à Liège (comme “pianiste de fantaisie” !). Pendant les années 60, quelques “descentes du Rhin” avec le trompettiste Jean Linsman, et des engagements au Club Méditerranée. Entre ces prestations alimentaires, Maurice Simon garde un contact avec le jazz, notamment grâce aux nombreuses jams de l’époque (Jazz Inn, etc.), avec Pelzer surtout. Dès 1964, il s’installe à demeure au Seigneur d’Amay liégeois où, seul ou avec son complice Georges Leclercq, il se confine dans le piano-bar. Miné par l’alcool, il termine sa carrière et sa vie en 1969, tristement méconnu, et sans avoir mené la carrière internationale à laquelle il aurait pu prétendre.
Témoignage d’un de nos lecteur : “…à propos du pianiste liégeois Maurice Simon, il […] arrivait que Pelzer et Chet Baker y fassent irruption vers minuit et entament une jam de derrière les fagots. J’ai travaillé, étudiant, les fins de semaine au Seigneur, d’où il m’arrivait de reconduire Maurice chez lui à l’aube dans ma vieille 2CV, et de le mettre au lit, handicapé qu’il était par l’absorption de nombreux verres de genièvre. Those were the days…“
Félix SIMTAINE, leader depuis plus de dix ans d’un big band connu sur la scène européenne et sideman des meilleurs musiciens belges, notre “capitaine Haddock” est incontestablement un des quelques noms qui comptent dans le monde du jazz belge.
Félix Simtaine est né à Verviers en 1938. Son père gérant une des principales salles de spectacle de la ville, il est dès son plus jeune âge en contact avec les milieux artistiques et notamment avec les musiciens. Verviers étant la ville “revivaliste” par excellence, rien d’étonnant que les débuts de Simtaine se situent dans le créneau dixie. C’est en effet en entendant un orchestre dixieland amateur, la Hot Session, qu’il est pour la première fois sensibilisé au jazz. Après avoir travaillé la batterie en solitaire, Simtaine se met à fréquenter les jams organisées à Verviers par le Hot Club de Belgique tous les dimanches matin : il y lie connaissance avec les principaux musiciens amateurs locaux : Pirard, Clément, Stoffels, etc. ainsi qu’avec le pianiste spadois Freddie D’lnvemo.
De temps à autre, débarquent de Liège quelques musiciens qui font tout à coup monter le niveau général de la séance. Simtaine a ainsi l’occasion de jammer avec Jacques Pelzer, ainsi qu’avec un jeune saxophoniste qu’il va bientôt côtoyer régulièrement. Robert Jeanne l’engage en effet dans son quartette en remplacement du batteur Pierrot Jowat. Davantage qu’un premier trio formé avec le pianiste Léon Renson, davantage que son travail au sein des Hot Students (formation dixieland), l’entrée dans ce quintette – et par la même occasion dans tout le milieu jazz liégeois – marque les vrais débuts de Félix Simtaine. Les bons batteurs ne sont pas légion à Liège à l’époque, surtout s’il s’agit de jouer du jazz moderne. André Putsage a décroché, José Bourguignon est parti s’installer au Canada avec René Thomas et Simtaine est rapidement adopté par les musiciens de tendance moderne. Il travaille régulièrement dans le trio de Léo Flechet, avec lequel il fera une partie des festivals de Comblain, avec le sextette des frères Lerusse etc.
C’est incontestablement au sein du New Jazz Quintet de Robert Jeanne qu’il va surtout s’affirmer comme le principal drummer de la nouvelle génération (sur le plan régional en tout cas). Fait non négligeable, la formation de Robert Jeanne passe bientôt de quartette à quintette en s’adjoignant le trompettiste Milou Struvay. Sous son impulsion, le répertoire du N.J.Q. se virilise et, avec le noyau constitué à Bruxelles par les jeunes Gebler, Demaret, Deronde, etc., devient une des premières et une des seules formations à tendance hard-bop du pays. Cependant, malgré Comblain – qui démarre en 1959 – la situation du jazz en région liégeoise ou verviétoise est devenue critique et il est pratiquement impensable de ne vivre que de la musique. Les compagnons de Simtaine sont soit étudiants soit semi-professionnels et ils tirent leurs revenus d’un autre métier. Simtaine naviguera pendant presque une décade entre ce statut intermédiaire et le “métier” proprement dit.
Pendant les années 60, il travaille pour l’essentiel avec le noyau Jeanne-Flechet, et à l’occasion avec leurs aînés Pelzer, Thomas, Quersin, etc. L’orchestre, affilié à la Fédération Internationale des Orchestres Amateurs, décroche de temps à autre un contrat pour l’étranger. Mais la situation n’est cependant pas idéale. A Comblain il a l’occasion de se produire avec plus d’un géant, mais le reste de l’année, la vie jazzique liégeoise se résume à des jam-sessions qui ne permettent pas à un musicien de vivre décemment de sa musique. En 1969, résolu à franchir le pas, il s’installe à Bruxelles où il trouve bientôt quelques partenaires privilégiés : le pianiste Jack Van Poli par exemple (avec qui il donne de nombreux concerts en Belgique et à l’étranger – en Pologne, en Tchécoslovaquie). Il fait partie du groupe Casino Railway (avec Philip Catherine, Marc Moulin et Freddy Deronde) au sein duquel il se produit notamment au First International Jazz Event de Liège en 1969 et, la même année, au Festival de Montreux.
Sa réputation s’étend désormais au plan national. Elle atteindra des dimensions internationales pour la première fois lorsque, de 1969 à 1973, l’organiste Rhoda Scott, alors au sommet de sa popularité, fait de lui son batteur attitré. Avec “l’organiste aux pieds nus” – comme l’appellent alors les médias – il participera à de nombreuses tournées en Europe, mais aussi en Afrique ; il aura l’occasion de se produire dans le cadre du Midem de Cannes et il enregistrera son premier album de jazz Come Back Home en 1970. A la même époque, Simtaine a eu l’occasion de remplacer le batteur Stu Martin au sein du groupe pop Jess and James et a participé en leur compagnie à quelques enregistrements. Une fois terminées les tournées avec Rhoda Scott, Félix Simtaine se trouve à nouveau confronté au choix : ne faire que de la musique, quoi qu’ il en coûte, ou se trouver une source de revenus à l’extérieur.
Après quelques temps d’hésitation et de sur-place, il décide une fois pour toutes en 1975 de se consacrer à la musique, et rien qu’à la musique (et aux trains électriques, sa seconde passion !) C’est l’époque où les premiers signes de la relance sont perceptibles : des groupes de jazz-rock apparaissent qui scellent en quelque sorte la fin de l’ère de la jam. Commence une période à l’issue de laquelle il sera désormais reconnu comme un des trois principaux batteurs belges (avec Bruno Castellucci et Freddy Rottier). Il participe aux aventures du groupe Cosa Nostra (Jack Van Poil, le trompettiste américain Charlie Green, etc.) avec lequel il se produira jusqu’en Tchécoslovaquie, et est également de la partie (en alternance avec Castellucci) lorsque Michel Herr fait de Solis Lacus un des meilleurs orchestres du pays.
Dans un contexte semblable, on le retrouve encore aux côtés du jeune Charles Loos dans le groupe Abraxis. Au sein de ces formations de tendance “jazz-rock” plus ou moins affirmées, nul doute que Simtaine améliore sensiblement technique et précision d’autant plus qu’il n’est qu’un fort modeste lecteur. Au cours de sa carrière, il a eu l’occasion de côtoyer les plus grands solistes de passage : Joe Henderson (notamment à Bilzen en 1973), Chet Baker, J. R. Montrose, Dave Pike, Lou Bennett, Jimmy GourJey, Dusko Gojkovich, Slide Hampton, Pepper Adams, Tete Montoliu… Tous eurent à l’occasion recours à ses percutants services. A partir de 1977, alors que le jazz commence vraiment à retrouver droit de cité, Félix Simtaine devient incontournable. Castellucci faisant parallèlement beaucoup de travail en studio, Félix Simtaine apparaît à tous les tournants de cette relève même si fondamentalement il n’a jamais tout à fait assimilé l’apport du jazz rock.
Avec Michel Herr, Jean-Louis Rassinfosse ou Freddie Deronde et Félix Simtaine à la batterie, la Belgique jazz a désormais une rythmique solide et inventive qui égale assurément l’espèce d’institution qu’est devenu pendant tout ce temps le Trio Vanhaverbeke (Bauwens, Vanha, Rottier) et qui, stylistiquement se permet davantage d’audaces. Il suffit d’écouter l’album Ouverture Éclair enregistré par Michel Herr en 1977 pour réaliser le niveau de ce nouveau trio. Simtaine travaille bientôt avec tous ces musiciens de la jeune génération qui le considèrent comme un des leurs : Steve Houben, Paolo Radoni, Charles Loos, etc. Plus étonnants et moins connus sont les contacts occasionnels qu’il entretient à cette époque avec des groupes plus expérimentaux (Aksak Maboul, etc).
Depuis longtemps, il nourrit un projet un peu fou qu’à l’aube des années 80, il va concrétiser, profitant du talent et de l’enthousiasme de tous ces nouveaux venus sur la scène du jazz : c’est en effet en mars 1979 que naît le fameux Act Big Band (qui s’appelle à l’époque Act 12 Big Band) et qui constitue dès le départ une solide alternative au Big Band de la BRT, de facture plus traditionnelle. On trouve au sein de l’Act l’élite du jazz belge d’alors (et, 10 ans plus tard, le personnel presque entièrement renouvelé, représente toujours l’élite du jazz belge !). “Félix est un grand rassembleur d’hommes…” disait Robert Jeanne. Et il est vrai que, toutes proportions gardées, le travail qu ‘il a effectué au sein de son big band, est comparable à celui des grands maîtres rassembleurs de l’histoire du jazz : Mingus, Ellington, Miles…
Il y aurait un livre à écrire sur l’Act Big Band, à la fois creuset et catalyseur, structure et liberté. Avant toute chose Simtaine insiste toujours sur ce point – il faut préciser qu’au cœur même de cet orchestre hors du commun, on trouve, fidèle à ses côtés, Michel Herr, qui depuis le départ assure la direction musicale de l’orchestre et en est un des principaux compositeurs, arrangeurs et solistes. Quant au reste du personnel de l’orchestre, les citer revient à énumérer les vedettes du jazz belge, à quelques exceptions près. Au pupitre des trompettes, on trouve dès l’origine – après un bref passage du vétéran Edmond Hamie – Richard Rousselet, toujours au poste aujourd’hui, et Nicolas Fissette ; lorsque la section s’élargit, Alain Devis et Bert Joris font leur apparition ; ce dernier deviendra bientôt une des grandes voix de l’Act. Par la suite, Fissette et Devis céderont la place à différents musiciens de section, Guido Jardon, Eric Verhaeghe et Serge Plume notamment, les deux derniers étant toujours fidèles au poste à l’aube des années 90.
Occasionnellement, le trompettiste américain John Eardley, Toots Thielemans et d’autres grands noms honoreront l’Act de leur présence. Côté trombones, le duo Paul Bourdiaudhy / André Knaepen sera renforcé au fil du temps par Jean-Pierre Pottiez puis Jean-Pol Danhier et Marc Godfroid (avec quelquefois en remplacement Michel Massot et plus récemment Phil Abraham). Plus encore que dans les sections de cuivres, les “vedettes” du saxophone se bousculent au portillon : Jacques Pelzer, Steve Houben, Robert Jeanne, John Ruocco, Henri Solbach sont les premiers appelés. Bientôt Pierre Vaiana remplacera Robert Jeanne et de nouveaux visages apparaîtront : les frères Vandendriessche (Peter et Johan), Fabrizio Cassol, Kurt Van Herck, Erwin Vanslembrouck formant aujourd’hui avec les Vandendriessche Brothers un quatuor que Félix aime à présenter – en référence aux Four Brothers bien sûr – comme ses “Four Van” !
Enfin, la rythmique : inutile de préciser que le pianiste et le batteur sont en 1989 les mêmes qu’en 1979. A la basse, Philippe Aerts a désormais remplacé Jean-Louis Rassinfosse (et il est arrivé que le jeune et talentueux Bart Denolf effectue des remplacements). Par ailleurs, Act s’est adjoint les premières années l’un ou l’autre guitariste. Par exemple Paolo Radoni et Serge Lazarevich, Bill Frisell encore peu connu à l’époque. Pour en terminer avec ce prestigieux livre d’or de l’Act, mentionnons le passage aux débuts de l’orchestre, de Guy Cabay et plus récemment du violoniste Jean-Pierre Catoul. Et la collaboration entre le big band et la chanteuse Christine Schaller et surtout le chanteur américain Joe Lee Wilson.
Les aficionados se souviendront également des fulgurantes joutes que se disputèrent au sein de l’Act John Ruocco et Joe Lovano, de passage en Belgique. Pour rappel, Act a gravé à ce jour deux LP et un CD, qui tous trois ont été accueillis chaleureusement par la critique qui s’est évidemment adonnée au petit jeu des références obligées : Thad Jones/Mel Lewis, etc. Le répertoire se compose pour l’essentiel de compositions originales (de Michel Herr, d’Amould Massart, de Jean Warland, Franey Boland, etc.) pimentées çà et là de reprises judicieusement choisies. Ce répertoire, Act l’a proposé lors de concerts tant en Belgique qu’à l’étranger (France, Quebec…).
Mais, si Act Big Band ne se réduit pas au seul Félix Simtaine, celui-ci existe, et comment, en de hors de son orchestre et demeure omniprésent sur la scène belge. Pendant les années 1979-1984, il est pratiquement sans rival ; depuis, une relève imposante est apparue (Pallemaerts, De Haas, etc.) ; il serait néanmoins fastidieux de passer en revue tous les orchestres dans lesquels Simtaine s’est produit et avec lesquels il a enregistré. Épinglons le fameux Saxo 1000 (1980-1981 ), le quintette Loos-Badolato, le trio de Charles Loos (avec Ricardo del Fra à la basse), le quintette de Richard Rousselet, le groupe Diva Smiles (Kris Defoort), le trio de Serge Lazarevich et surtout le Trinacle de Pierre Vaiana qui marque le début de la collaboration entre Simtaine et le phénoménal Hein Van de Geyn. Ce trio “piano-less” a donné pendant quelques années des concerts qui étaient autant d ‘exemples de liberté et de rigueur, de tradition et d’innovation.
Plus récemment, Simtaine a contribué, avec Charles Loos, à attirer en Belgique la jeune flûtiste américaine Ali Ryerson. Et à propos d’Américains, il reste évidemment un partenaire privilégié pour les visiteurs d’outre-Atlantique. Ceux qui ont eu la chance d’assister aux concerts donnés à Bruxelles par Félix Simtaine et Joe Lovano en savent quelque chose. Que dire encore de ce phénomène au curriculum pour le moins imposant et dont il n’a été possible dans ces lignes que de donner un bref aperçu ? Qu’il est doté d’un sens de l’humour manifeste qui transparaît régulièrement dans sa musique ? Qu’il est toujours aussi amoureux des trains électriques ? Que la légendaire puissance de son jeu n’empêche nullement la finesse et la subtilité. Aujourd’hui chef de file objectif d’une lignée de jeunes batteurs dont certains l’ont désormais rejoint aux approches des sommets, Félix Simtaine reste un des grands ambassadeurs du jazz belge à l’étranger et un de ceux par qui, chaque jour, se crée le jazz en Belgique.
Henri SOLBACH [parfois orthographié Henry] débute à Liège vers 1935 dans des orchestres de danse à coloration jazzy plus ou moins marquée : Jean Wery et ses Ric-Racs, Lucien Hirsch, Gene Dersin, Oscar Thisse. Il retrouvera Oscar Thisse après la guerre puis commencera à travailler en collaboration avec Jean Evrard et Coco Gonda.
Il joue à cette époque du ténor, de la clarinette, du violon, etc. Il ne se spécialisera dans le baryton que plus tard. Pendant les années 50, il travaille avec le pianiste Maurice Simon et surtout dans l’Equipe (Evrard, Gonda) et avec Roland Thyssen (l’orchestre de variété Henri Roland n’est en fait que l’association d’Henri Solbach et Roland Thyssen !). Parallèlement au travail en cabaret, il participe à de nombreuses tournées avec les orchestres de Jean Omer, Robert de Kers, et surtout Eddie de Latte avec lequel il parcourt toute l’Europe. A Barcelone, Solbach travaille avec Xavier Cougat qui lui enseigne la technique des tumbas.
Etant musicien professionnel, à cette époque, il a surtout joué de la variété jazzy, et occasionnellement du middle-jazz. Dans les années soixante, retrouvailles avec le jazz : il entre dans le Jump College. Il mène de front une activité d’artiste-peintre, réalisant des toiles à tendance surréaliste pour lesquelles il obtient plusieurs distinctions. En 1980, il fait partie de deux grandes formations de jazz moderne : Saxo 1000 et Act Big Band. Par la suite, il revient à un répertoire plus traditionnel en se produisant au sein du Jazz de Liège et du Jazz de Wégimont pour lesquels il réalise de nombreux arrangements.
Benoît QUERSIN est né à Bruxelles, en 1927, et décédé à Vaison-la-Romaine (F), en 1992. Personnage aux multiples facettes, Benoit Quersin est avant tout le bassiste de cette génération de mutants (Jaspar, Thielemans, Thomas, Pelzer) qui changea la face du jazz belge à la fin des années 40. Sur cet instrument ingrat – peu de musiciens belges s’y illustrèrent jusqu’il y a quelques années – il accompagnera un nombre impressionnant de grands maîtres américains ou européens ; il jouera un rôle déterminant dans la diffusion et dans la propagation du jazz en Belgique.
Benoît Quersin grandit dans un environnement musical particulièrement riche : sa mère est pianiste, sa grand-mère, violoniste amateur. Il rencontre ainsi d’éminentes personnalités comme Bela Bartok ou Stefan Askenase ; c’est avec ce dernier qu’il prendra quelques leçons de piano. Cet environnement privilégié aurait pu le déterminer à entreprendre des études classiques poussées (sa sœur deviendra d’ailleurs professeur de violon au Conservatoire de Bruxelles). Mais c’est dans une autre direction qu’il va s’orienter. Peu avant la guerre, Quersin découvre le jazz. Il se sent aussitôt “attiré invinciblement” vers cette musique reproduite d’oreille à l’écoute des disques de Fats Waller, Louis Armstrong, etc. Une de ses idoles est le chef d’orchestre belge Fud Candrix, qu ‘il a pu applaudir quelque fois aux Beaux-Arts.
A la Libération, il possède les bases suffisantes pour monter un premier orchestre ; avec quelques voisins, musiciens amateurs comme lui (un trio : clarinette, piano, guitare), il s’attaque à Honeysuckle Rose et autres “saucissons” millésimés. Petit à petit, il va pénétrer dans le milieu du jazz belge, alors en ébullition (les Américains sont là et le jazz, pour quelques temps, est à la mode). Il fait (1947) la rencontre, décisive, d’un certain Jean Thielemans – il ne s’appellera Toots que plus tard – avec lequel il va jouer quelque temps. A cette époque, il est toujours pianiste et lorsqu’il se met à la contrebasse, il a déjà derrière lui une forte connaissance harmonique qui l’aidera à donner à son jeu de basse une richesse peu commune.
C’est avec Candrix que Quersin se met à la contrebasse et que, bientôt, il abandonne le piano pour se consacrer exclusivement au “gros violon”. Il obtient ses premiers engagements comme bassiste dans les orchestres de Big John (Jean-Pierre Vandenhoute), Jean Leclère, puis Francis Coppieters (au Versailles). Il découvre les disques de Charlie Parker et Dizzy Gillespie qui ont tôt fait de le convertir au be-bop, déjà familier aux quelques musiciens liégeois qui deviendront rapidement ses compagnons de route (Bobby Jaspar, Jacques Pelzer). En 1948, il subit comme tant d’autres le choc Gillespie qui le fait pénétrer pour de bon -en tout cas en tant qu’auditeur- dans l’univers be-bop.
C’est encore dans le cadre du be-bop que va se passer le premier épisode marquant de sa carrière : en 1949, Toots l’emmène avec lui au fameux Festival de Paris où les têtes d’affiche étaient tout simplement Charlie Parker et Miles Davis ! Au programme également, un autre orchestre belge : les BobShots (avec Jaspar et Pelzer précisément), première formation européenne à s’être attaquée à la nouvelle musique. On imagine que ce séjour parisien aura dû fonctionner comme un incroyable voyage initiatique. Bien mieux que sur disques, Quersin comprend, en regardant jouer Tommy Potter et le batteur Max Roach, quel travail colossal attend les bassistes et les batteurs belges s’ils veulent arriver à maîtriser ce nouveau langage.
De retour en Belgique, il se remet à jouer dans des orchestres souvent plus proches de la variété que du jazz. Toutes les occasions sont bonnes pour passer quelques jours à Paris, où se concentre à l’époque toute l’activité jazzique européenne ; ainsi en 1950, il assiste avec Alex Scorier et Roger Asselberghs à la fameuse Semaine du Jazz. En Belgique, il joue quelque temps dans le Jump College et suit Jack Sels dans quelques unes de ses expériences : il participera ainsi au Chamber Music de 1951 , ainsi qu’à un quintette dans lequel Sels a également engagé René Thomas et Jean Fanis.
Pendant ses séjours à Paris, il retrouve Bobby Jaspar, Sadi, et fait la connaissance d’Henri Renaud ; au fil des rencontres, il obtient un engagement de trois mois aux côtés de la chanteuse Lena Horne. Mais, s’il lui arrive encore d’accompagner des musiciens de tous styles, il a désormais choisi sa voie : en 1952, lors d’une interview publiée dans Jazz Hot, Quersin fait cette déclaration, qui témoigne d’une lucidité peu commune à l’époque : “… Le public préfère telle musique parce qu’elle est plus à sa portée (et cela n’a rien d’étonnant); mais que des individus prétendument informés du sujet, voire des critiques, contestent à une musique le droit d’évoluer et prétendent arrêter le cours de l’histoire à 1930 me paraît saugrenu (…) Ce n’est pas faire du modernisme à tout prix que de s’exprimer dans une langue qui corresponde à l’état actuel de la musique et à la sensibilité contemporaine. Armstrong est peut-être la personnalité la plus marquante du jazz, bon ! Mais n’arrêtons pas l’histoire pour cela. Ou bien alors, Van Gogh est un barbouilleur et Stravinsky un escroc…“
En 1950, Benoît Quersin décide de s’installer définitivement à Paris. Il y deviendra en peu de temps, avec Pierre Michelot et Jean-Marie Ingrand un des bassistes les plus demandés. Jusqu’en 1957, il déploie une activité intense. Il côtoie non seulement l’élite du jazz européen, mais aussi de nombreux musiciens américains. Ainsi, il joue et enregistre avec Sidney Bechet, Jonah Jones, Lionel Hampton, Lucky Thompson, Jay Cameron, Zoot Sims, Jon Eardley, Allen Eager, Kenny Clarke, Sarah Vaughan, Dizzy Gillespie, etc. Et bien sûr Chet Baker qui l’engagera pour sa tournée européenne. Avec des leaders de natures aussi différentes, il est rapidement porteur d’un bagage musical particulièrement riche. Parmi les musiciens européens qu’il faut ajouter à ce palmarès, citons Henri Renaud, Bobby Jaspar, Bernard Peiffer, Sadi, Jack Dieval, André Persiany, Stéphane Grapelli, René Thomas, Bob Garcia, Maurice Vander, Sacha Distel, Jimmy Deuchar, etc.
Mais, après cette période faste du jazz à Paris, la situation va se dégrader. Jaspar et Thomas sont aux Etats-Unis ; les contrats se font rares. Quersin rentre en Belgique en juin 1957. Pas un seul engagement en Belgique. Après un premier séjour de quelques mois en Afrique (hiver 1957-1958), il redevient un sideman très actif. Avec Jack Sels, il rejoint Lucky Thompson à Cologne pour l’enregistrement d’une session aujourd’hui historique (Bongo Jazz) ; avec Jacques Pelzer – un de ses partenaires privilégiés – il participe à l’enregistrement de l’album Jazz in Little Belgium (1958). II écrit la musique de plusieurs films (notamment pour Henri Storck), et il effectue quelques excursions de l’autre côté de l’Atlantique.
L’année 1958 sera un tournant décisif dans la carrière de Quersin : exclusivement musicien “pratiquant” jusque-là, il va s’attaquer aussi à la production et à la diffusion du jazz. On le retrouve à la tête d’un club de jazz qui deviendra au début des années 60 le plus important du pays : le Blue Note (à ne pas confondre avec son homonyme parisien) où vont défiler pendant quelques années les meilleurs jazzmen internationaux. Le nom de Benoît Quersin est alors connu bien au-delà des frontières belges et françaises et son carnet d’adresses ressemble plutôt à un bottin jazzique international ! 1959 : c’est le début de l’aventure de Comblain-la-Tour. Il s’y produira à de nombreuses reprises; avec Pelzer, il joue aussi au premier Festival d’Antibes (1960) et en Italie (1961 ).
C’est également en 1961 qu’il ajoute une nouvelle corde à son arc, en animant pour la RTB diverses émissions (Jazz-Actualités, Jazz in Blue). Il fait de nombreux reportages (Etats-Unis, Afrique) pour différents journaux, et il écrit pour Jazz Magazine, Le Monde, Le Soir Illustré, etc. En tant que musicien, il fait partie du quartette monté par Bobby Jaspar et René Thomas à leur retour des Etats-Unis, un quartette qui fera notamment les beaux soirs du Ronnie Scott’s de Londres (comme en témoigne un album récemment publié), du Blue Note et de nombreux autres clubs européens. C’est encore avec Thomas et Jaspar que Quersin enregistre un superbe album en Italie, et qu’il retrouve Chet Baker, le temps d’enregistrer l’album Chet is Back (1962).
A partir de 1963, il va progressivement réduire ses activités de musicien, et s’investir davantage dans son travail “paramusical”. II enregistre encore quelques disques fameux (notamment Meeting avec René Thomas et Jacques Pelzer). Sa réputation de spécialiste du jazz est désormais bien implantée dans les domaines de l’animation et de la diffusion En 1963, il devient conseiller, pour une durée de deux ans, de la Société Philharmonique et de la Discothèque Nationale de Belgique ; la même année, il obtient de la RTB que les différentes productions liées au jazz soient réunies en une réelle “Section jazz” dont il est le coordinateur.
Il anime plusieurs émissions de jazz sur les différents programmes de la RTB radio et est conseiller technique pour la radio flamande. Il interviewe les “grands maîtres” (Coltrane notamment). Cette “défense et illustration” du jazz tous azimuts reste, comme au moment de l’arrivée du jazz moderne en Europe, ouverte à toute évolution. Ainsi, après avoir défendu les boppers contre leurs détracteurs (tout en continuant à aimer aussi le jazz plus classique), il va se faire le défenseur du nouveau jazz qui déferle sur le vieux monde dans les années soixante ; dès 1962, il écrit pour Jazz Magazine ces quelques lignes qui attestent sa profonde intelligence de ce qu’est réellement l’originalité du jazz : “… Le jazz évolue tous les jours et continuera d’évoluer. Le jazz est passé en cinquante ans par tous les stades possibles. Après la musique folklorique, la musique populaire, la musique de variétés, nous arrivons aujourd’hui à un moyen plus original d’expression, une forme autonome de la musique, plus intellectuelle, qui se libère du système harmonique. Mais l’essentiel reste sauvegardé : le jazz continue d’être une expression directe de la sensibilité. Il a conquis ses lois propres, il est devenu un langage esthétique cohérent et autonome, comme la peinture, mais à part quelques échecs expérimentaux, il a su préserver la fraîcheur d’inspiration des premiers temps. Le jazz, à la différence d’autres formes d’art même musicales, est d’une création immédiate, qui s’opère dans l’instant et qui engendre son propre renouvellement. C’est pourquoi j’attache tant de prix et d’intérêt à la musique d’un John Coltrane, d’un Charlie Mingus, d’un Miles Davis, d’un Omette Coleman…”
Et pourtant, malgré cette passion pour l’évolution du jazz, c’est vers les racines, vers les sources profondes du jazz que Benoît Quersin va bientôt se tourner, définitivement. Les quelques voyages africains qu’il a effectués, notamment avec Jacques Pelzer, l’ont bouleversé et lui ont donné envie de connaître en profondeur cette musique envoûtante. En 1966, il est présent à Dakar, au Festival Mondial d’Art Nègre. L’année suivante, il part en mission pour trois mois au Cameroun, pour le compte du Musée Royal d’Afrique Centrale(Tervuren). De plus en plus, l’Afrique l’appelle. Pourtant, il continue quelque temps encore à assurer les différentes tâches qu’il a entreprises, notamment sur le plan radiophonique. En pleine crise du jazz, il lance avec Marc Moulin les émissions Cap de Nuit, puis Now, qui feront date dans l’histoire de la radio belge. Si le jazz reste prédominant, Quersin et Moulin ouvrent leurs programmes à d’autres types de musique (rock, ethnique), en leur donnant par ailleurs une dimension sociologique.
Mais l’Afrique finira par gagner la bataille. Avant d’avoir pu assister à la relève du jazz en Belgique – une relève à laquelle il a indirectement participé-, il coupe enfin le cordon ombilical qui le rattachait à l’Occident et part s’installer au Zaïre (Congo) où il produit un travail musicologique remarquable. A partir de 1973, il s’occupe de la Section Musicologique des Musées Nationaux du Zaïre, parcourant l’Afrique de village en village, récoltant des documents sonores fascinants, œuvrant avec détermination à préserver le patrimoine africain et à défendre l’authenticité sous toutes ses formes. Disques, livres, articles, conférences, organisation de tournées (notamment avec une troupe issue de la tribu Pende). Le jazz passe à l’arrière-plan, la passion reste ! En 1987, Marc Moulin et Fred Van Besien lui ont consacré un hommage télévisuel largement mérité. A cette occasion, Benoît Quersin a repris la guitare basse pour accompagner Toots, son compagnon des débuts, le temps d’un soir d’émouvantes retrouvailles au Bierodrome à Bruxelles. Puis il est reparti vers ces sources grondantes du jazz dont il est aujourd’hui un des plus éminents spécialistes.
Discographie sélective : nombreux enregistrements, notamment avec Henri Renaud (Blue Star – 1952) ; Bobby Jaspar (1953, 1955, 1962) ; Jack Dieval (1953, 1955, 1956) ; Sidney Bechet (1954) ; Jay Cameron (1955) ; René Urtreger (1955) ; Stéphane Grappelli (Barclay – 1955) ; Martial Solal (Vogue – 1955) ; René Thomas (Barclay – 1955) ; Chet Baker et Bobby Jaspar (1955- 1956) ; Lucky Thompson (1956) ; Jacques Pelzer (Decca – 1958).
Lou Mc CONNELL est né à Liège en 1947 et y est décédé en 1980. Ce saxophoniste américain a effectué une bonne partie de sa carrière en Belgique, où il est né en 1947, d’un père américain et d’une mère belge. A l’âge de quatre ans, il suit sa famille aux Etats-Unis. Il y étudie la batterie, la guitare puis, enfin, le saxophone. Il fréquente deux des plus prestigieuses écoles de musique américaines : Berklee et la Manhattan School of Music, puis devient musicien professionnel. A Los Angeles, il joue au sein du Fifth Room Quartet et du groupe Chakra et travaille avec le pianiste Hampton Hawes ainsi qu’avec Frank Rosolino et Walter Bichop Junior.
En 1976, Mc Connell décide de rentrer en Europe et retrouve à Liège les musiciens américains qui y sont alors installés : Ron Wilson (piano), John Thomas (guitare), et surtout le grand drummer Art Taylor. Il s’intègre également aux musiciens locaux, et, l’habitude aidant, perd de son prestige de musicien américain pour rencontrer les problèmes communs à tous les jazzmen de cette sombre époque noire d’avant la relève. Il monte le groupe High Energy avec lequel il enregistre en 1979 un très bel album (avec Michel Herr et deux membres du Mauve Traffic de Steve Houben : Kermit Driscoll (basse) et Vinnie Johnson (drums)). Il exerce une influence considérable sur les jeunes musiciens de l’époque (Vaiana, Cirri, etc.).
Au départ Coltranien convaincu, Mc Connell se met bientôt à réétudier la musique de Charlie Parker dans laquelle il trouve une inspiration nouvelle. Il rencontre Chet Baker et est séduit par la profonde simplicité de sa musique. En 1980, il repart pour quelques mois aux États-Unis. De retour à Liège, il participe aux jams de l’Auberge de l’Ourthe, dans le petit village de Tilff. Miné par le peu de reconnaissance que lui vaut sa musique, épuisé physiquement, Mc Connell s’éteint – dans la misère ou presque – en 1980 à moins de trente-cinq ans. La presse locale titre : “Il n’a pas eu le temps de prendre la succession de Bobby Jaspar“.