TOKARCZUK, Olga (née en 1962)

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[BNF.FR] Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018. Largement reconnue non seulement dans sa Pologne natale mais aussi à l’étranger, l’écrivaine Olga Tokarczuk est lauréate du prix Nobel de littérature, décerné en 2019 au titre de l’année 2018. Cette haute distinction s’ajoute à un palmarès impressionnant qui englobe Niké, le plus prestigieux prix littéraire polonais, qui lui a été attribué à deux reprises (2008 et 2015), et The Man Booker International Prize (2018). L’Académie suédoise a su reconnaître “une imagination narrative qui, avec une passion encyclopédique, symbolise le dépassement des frontières comme forme de vie.” Olga Tokarczuk rejoint ainsi quatre auteurs polonais nobélisés : Henryk Sienkiewicz (1905), Władysław Reymont (1924), Czesław Miłosz (1980) et Wisława Szymborska (1996).

UNE PSYCHOLOGUE INFLUENCÉE PAR JUNG

Née en 1962 à Sulechow à l’ouest de la Pologne dans une famille d’enseignants, Olga Tokarczuk a fait des études de psychologie à l’université de Varsovie, couronnées par une thèse de doctorat sur Carl Gustav Jung. L’écrivaine reconnaît explicitement sa fascination pour les idées de ce psychiatre suisse dont son œuvre se fera l’écho. Une fois diplômée elle a exercé pendant quelques années en tant que psychothérapeute avant de se consacrer entièrement à l’écriture.

Ses débuts littéraires remontent aux années de lycée avec la publication de petites formes en prose puis des poésies. Par la suite, elle écrira des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et même un livre pour la jeunesse. En 1993 paraît son premier roman, Podróż ludzi Ksie̜gi (Voyage des gens du Livre, non traduit en français pour le moment), qui met en scène une expédition fantastique à la recherche d’un livre mystérieux dans la France du XVIIe siècle. Ce roman à l’intrigue étrange, avec une galerie de personnages extravagants, à la forme un peu naïve, aborde déjà les thèmes chers à Olga Tokarczuk qui seront développés dans ses œuvres ultérieures : le mystère, le mythe, l’irrationnel, le voyage.

UNE ŒUVRE MYSTIQUE ANCRÉE DANS LE RÉEL

Plusieurs de ses œuvres s’inscrivent dans la convention du réalisme magique où le quotidien s’entremêle avec le magique, la réalité avec le mythe, ces deux mondes s’interpénètrent et la frontière entre eux s’estompe. L’écrivaine explore cette frontière presque invisible entre le réel et le mythique dans Dieu, le temps, les hommes et les anges (1996), son premier grand succès artistique et commercial, ainsi que dans le recueil de récits Maison de jour, maison de nuit (1998). Elle sonde le mystère du psychisme humain dans son deuxième roman, E.E. (1995), où une jeune fille manifeste des dons de medium dans la Wroclaw de l’entre-deux-guerres.

Les Pérégrins, œuvre primée par Niké (2008) et The Man Booker International Prize (2018), symbolise une situation existentielle de l’homme en voyage, à travers plusieurs histoires humaines liées au leitmotiv du mouvement, de la mobilité, du voyage et de l’évasion.

Son opus magnum, Les Livres de Jakób (prix Niké 2015), est une sorte d’épopée monumentale à plusieurs strates. L’auteure y déploie sur près de mille pages l’histoire de Jacob Frank fondateur d’une secte hérétique au sein du judaïsme, le frankisme. Ce roman peuplé de nombreux personnages historiques, avec des trames multiples, brosse l’image de la Pologne des confins orientaux au XVIIIe siècle où coexistaient le christianisme, le judaïsme et l’islam. Il dépasse néanmoins la convention du roman historique et aborde également des sujets d’actualité et importants au XXIe siècle.

Le roman Sur les ossements des morts a été adapté au cinéma par Agnieszka Holland sous le titre Pokot (“Spoor”). Le film a remporté le prix Alfred-Bauer à la Berlinale 2017.

MILITANTE ET FEMME ENGAGÉE

Olga Tokarczuk est aussi une femme engagée. Féministe, écologiste, végétarienne, elle s’implique dans la défense des droits des femmes, des animaux, des minorités sexuelles et ethniques. Elle n’hésite pas à exprimer ses positions critiques sur la Pologne actuelle, mais aussi sur la construction du mur entre les États-Unis et le Mexique. Les œuvres d’Olga Tokarczuk ont été traduites en vingt-cinq langues.

Pour une première approche

      • Les livres de Jakób : ou le grand voyage à travers sept frontières, cinq langues, trois grandes religions et d’autres moindres (trad. du polonais Księgi Jakubowe par Maryla Laurent : Paris : les Éditions Noir sur blanc, 2018).
        Couronné de nombreux prix étrangers et polonais dont Niké (2015) cet « opus magnum » a nécessité de nombreuses années de recherches minutieuses. Dans cette épopée de près de mille pages, riche en personnages et événements, on suit l’histoire de Jakob Frank, le « messie » autoproclamé au sein de la communauté juive aux confins orientaux de la Pologne du XVIIIe siècle. Ce roman aux nombreuses strates dépasse la convention du roman historique et se prête à de multiples interprétations.
      • Les pérégrins (trad. du polonais Bieguni par Grażyna Erhard. Lausanne : Noir sur blanc. Paris, 2010. 380 p.).
        Récompensée en 2008 par Niké, le plus prestigieux prix littéraire polonais et par The Man Booker International Prize en 2018, cette oeuvre invite le lecteur à un voyage extraordinaire à travers divers lieux et époques. C’est un patchwork des histoires et de vies humaines ayant pour point commun le voyage qui permettrait d’échapper au mal à l’instar des pérégrins nommés dans le titre. Effectivement, cette branche orthodoxe de vieux croyants espéraient apprivoiser le mal par le mouvement.
      • Dieu, le temps, les hommes et les anges (trad. du polonais Prawiek i inne czasy par Christophe Glogowski. Paris : R. Laffont, 1998. 340 p.).
        Premier succès artistique et commercial d’Olga Tokarczuk, ce roman publié en 1996 s’inscrit dans la tradition du réalisme magique. C’est une sorte de saga de deux familles dans un village imaginaire nommé Antan, ancrée d’une part dans la réalité mais imprégnée des mythes anciens.

d’après bnf.fr


Le temps du Jeu

Dans le petit livre Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur, voici comment commence la description du troisième monde :
“Entre la terre et le ciel s’étendent huit mondes. Ils pendent dans l’espace comme des taies d’édredon qu’on aurait mises à aérer.
Dieu a créé le troisième monde il y a très longtemps. Il a commencé par les mers et les volcans et Il a terminé avec les végétaux et les animaux. Mais comme le processus de la création n’est que travail et peine, sans contrepartie sublime, Dieu se lassa. Le monde fraîchement créé lui parut insipide. Les animaux ne comprenaient pas l’harmonie qui sous-tendait cette oeuvre, ils ne l’admiraient pas, ne louaient pas Dieu, se contentaient de manger et de se reproduire. Ils ne demandaient pas à Dieu pourquoi il avait donné au ciel une couleur bleue et rendu l’eau humide. Le hérisson ne s’étonnait pas de ses propres piquants ni le lion de ses crocs, les oiseaux ne posaient pas de questions au sujet de leurs ailes.
Ce monde dura très longtemps et il inspira à Dieu un ennui mortel. Dieu descendit donc sur terre et commença à doter chaque animal rencontré de doigts, mains, visage, peau délicate, raison, capacité d’étonnement – bref, Il entreprit de transformer de force les animaux en hommes. Mais les animaux ne souhaitaient pas être métamorphosés de la sorte, les hommes leur semblaient monstrueux. Ils se concertèrent, attrapèrent Dieu et le noyèrent. Et les choses en restèrent là.
Dans le troisième monde, il n’y a ni Dieu ni hommes.

Dieu, le temps, les hommes et les anges (1996)


L’ouvrage est dans notre bibliothèque idéale. Cliquez sur l’image…

[MLASCENE-BLOG-THEATRE.FR] SUR LES OSSEMENTS DES MORTS : UN PLAIDOYER POUR LA VIE. Les animaux victimes de la violence des hommes peuvent-ils décider de se venger ? Les événements macabres qui surviennent dans le village isolé au sud de la Pologne où elle vit, amènent l’héroïne à se poser cette question. Janina Doucheyko est une ancienne ingénieure qui passe désormais son temps entre ses cours d’anglais auprès d’écoliers et les horoscopes qu’elle établit. Cette femme d’une soixantaine d’années collectionne les dates de naissance et de mort. Elle dresse des schémas censés déterminer l’heure du décès à venir d’une personne. Des voisins et des responsables locaux meurent de façon mystérieuse. Janina, fervente défenseure de la cause animale, se persuade alors que les bêtes châtient ceux qui les chassent et les massacrent.

© DR

L’enquête commence entre humour et effroi.

Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tel que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit.

C’est par cet aveu teinté d’intime dérision que s’ouvre le roman, Sur les ossements des morts, d’Olga Tokarczuk, autrice polonaise, prix Nobel de littérature en 2018. Le titre s’inspire d’un vers du poète anglais William Blake : “Drive Your Plow Over the Bones of the Dead” (“Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts“). Celui-ci est extrait des Proverbes de l’enfer, dans The Marriage of Heaven and Hell (1793).

Marie-Laure Barbaud


[INFOS QUALITE] statut : mis-à-jour | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : bnf.fr ; mlascene-blog-theatre.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, portrait d’Olga Tokarczuk © Indicateur des Flandres ; © librel.be | L’équipe de wallonica.org est enthousiaste : un trésor d’intelligence, une incroyable habileté de conteuse, un mandala de finesse psychologique et philosophique. Qui plus est, le texte est traduit dans une langue jubilatoire. Il y a un avant et un après chaque livre de Tokarczuk (et nous en avons dévoré plus d’un) ! Pourquoi n’en a-t-on pas plus parlé en Wallonie-Bruxelles ? On nous cache tout !


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

THONART : Penderecki. Voyage aux frontières de la tradition contemporaine (Prologue n°246, 1992)

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Grandeur et misère de la Musique Contemporaine, vol. II, chapitre Krzysztof PENDERECKI. Douxième prise. Silence. On tourne : “Artiste maudit parmi les maudits, né avec un prénom impossible à orthographier, Krzysztof errait dans le petit matin de Cracovie. Son regard perdu dans les brumes s’anima un bref instant lorsqu’il revit en rêve un violon cassé, cadeau que son grand-père Penderecki, soliste de renom, lui avait offert avant de partir pour les Camps de la Mort…”  Coupez, c’est mauvais et puis… intégralement faux :  Krzisztof PENDERECKI a eu un cursus honorum d’une linéarité à faire pâlir d’envie un ingénieur des ponts & chaussées.

Né le 23 novembre 1933 à mi-chemin entre Cracovie (PL) et la frontière russe, Krzysztof Penderecki est un petit garçon polonais exemplaire et sans histoire. Son père, avocat, touche un peu le piano et, violoniste amateur, il réunit souvent des proches pour faire résonner la maison familiale de mouvements de quatuors ou de brillants duos. Le petit Krzysztof, lui, s’essaie sans grand succès au piano, avec plus de bonheur au violon. La guerre éclate, années entre parenthèses pour le père Penderecki qui doit abandonner son travail, première confrontation avec la liberté pour le futur compositeur qui, encore enfant, rappelons-le, voit des dizaines de Juifs polonais entassés en troupeaux et emmenés sans ménagement vers des horizons plus sordides. Après les troupes nazies, c’est l’Armée Rouge qui entre en scène. Attribuera-t-on à ces événements le goût de Penderecki pour l’intégration des bruits parmi les sons musicaux et pour les violents contrastes sonores ? Arrêtons-là la psychologie de bas-étage. La guerre se termine et Krzysztof finit des études secondaires tout ce qu’il y a de plus normales (à l’exception d’une punition pour avoir gribouillé des slogans anti-stalinistes sur les portes des toilettes). Juin 1951, Krzysztof Penderecki part étudier la musique à Cracovie, fils d’avocat, il n’a pas la chance -époque oblige- d’être descendant de paysan ou d’ouvrier et ne peut donc être admis de plein droit comme étudiant dans la vénérable Alma Mater. Il pourra néanmoins s’y consacrer à une passion : la musique ancienne (N.B. une autre passion qu’il avoue bien volontiers est son goût plus que prononcé pour les grosses voitures…). 1954, entrée à l’Académie de Musique de Cracovie. 1958, sortie de l’Académie de Musique de Cracovie et… retour à l’Académie de Musique de Cracovie : l’élève est tellement brillant qu’on en fait illico un professeur de composition. Ses connaissances en musique religieuse ancienne lui permettent également d’enseigner dans un collège religieux. L’enseignement restera d’ailleurs l’une des trois activités privilégiées de Penderecki, tant que les deux autres -composition et direction d’orchestre- lui en laisseront le loisir. Comme tout étudiant en art, il se fait la main en attendant la célébrité et compose des pièces plus virtuoses qu’inspirées. C’est l’époque des Trois miniatures pour clarinette et piano (1956). Bartok n’est pas loin. La mort d’un de ses vénérés professeurs le pousse à composer Epitafium, un requiem pour cordes, orchestre et percussions. On parlera de “violence expressive”, on évoquera Honegger, et on saluera l’arrivée d’une voix nouvelle, sans encore parler de voie novatrice. De concours en concours, Penderecki gagne des galons et des voyages, dont un en Italie où il rencontre Luigi Nono. De cette époque datent les Psaumes de David (1958) pour chœur mixte, cordes et percussions, les Emanations (1958-59) pour deux orchestres à cordes et les Strophes pour soprano, récitant et 10 instruments (1959). Krzysztof Penderecki gagne également sa vie en écrivant des musiques de film et de la musique de scène pour théâtre de marionnettes, pratiques peu fréquentes parmi les musiciens de notre Europe de l’Ouest.

Couverture du Prologue n°246, où cet article a paru en janvier 1992 © ORW

1956 avait été pour la Pologne musicale une année marquante : la fin du stalinisme libérait la nouvelle génération du carcan du réalisme socialiste et d’une certaine insistance sur le folklore. Le Festival d’Automne de Varsovie, créé cette même année, ne fut néanmoins pas ce creuset tant attendu où les nouvelles générations auraient pu s’épanouir. L’arrière-garde post-romantique et l’influence néo-classique en direct de France -notamment représentée par ces jeunes compositeurs qui avaient eu la chance de recevoir une bourse d’Etat pour étudier à Paris auprès de Nadia Boulanger- entravaient encore le monde polonais de la composition. En 1958, l’avant-garde vient d’ailleurs, de Darmstadt plus exactement, où règnent Boulez, Stockhausen et Cage. C’est l’époque du sérialisme le plus strict, Schönberg y fait déjà figure d’ancêtre et son dodécaphonisme initial qui ne sent plus le soufre est condamné, trop de liberté y reste possible pour ces nouveaux puritains du sériel.

Série : une succession des douze demi-tons de la gamme chromatique présentés dans un ordre déterminé par le compositeur, et qui, moyennant divers aménagements (transposition, renversement, récurrence, transformations rythmiques, etc.), engendrera toute la composition.”

PINCHERLE M., Petit lexique des termes musicaux (Paris, 1973)

Krzysztof Penderecki compose Anaklasis pour 12 cordes et percussions (1959-60), Thrénodie pour 52 cordes (1960) et expérimente de nouvelles techniques de notations. L’élève Penderecki connaît ses classiques et il est aisé de dépister ses références : Stravinski dans les Psaumes, les maîtres du sériel dans Emanations et Thrénodie, Nono et Boulez dans Strophes. Mais le sevrage n’a pas l’air trop douloureux : les sonorités, entrecoupées de bruits, lui sont propres, les contrastes de couleurs qu’il affectionne tant sont autant de sceaux dont il marque ses compositions, les différentes attaques au sein de la même pièce sont enfin typiques d’un style et d’un son “Penderecki fecit”. A cet univers nouveau, il fallait une notation adéquate. Qu’à cela ne tienne, Penderecki invente de nouveaux codes… conférant à certaines partitions des airs d’électro-encéphalogrammes ; mais non, c’est bien de musique qu’il s’agit. Faut-il transcrire des tempi fluctuants ? Penderecki trouve le vocabulaire graphique pour les dire : trois lignes parallèles aux portées représentent trois repères de tempo (l’inférieure, le tempo le plus lent -♫ = c.48 par min.- et la supérieure, le tempo le plus rapide -♫ = c.66 par min.), un gros trait passant de l’une à l’autre indique clairement les changements ou, plutôt, les glissements de tempo. Non content d’innover le langage écrit, Penderecki bouscule le langage sonore en attribuant autant de valeur aux sons qu’au bruit proprement dit : Anaklasis sera l’événement du Festival de Donaueschingen de 1960 ; Heinrich Strobel, l’âme du festival, l’avait prévu, qui avait commandé l’oeuvre à Penderecki après l’audition de ses Strophes. Dans les Dimensions du temps et du silence, le chœur ne chante pas des mots mais des sons. L’électronique, très en vogue à l’époque, n’est pas négligée non plus : dans Psalmus 1961, la voix d’une soprano est retravaillée avec force effets d’écho et de filtres. Réactions mitigées : “choc sonore”, “dérangeant”, “désespérément cataclysmique” (à propos de sa Thrénodie dédiée aux victimes d’Hiroshima), “grandeur primitive” ou “son libéré”. Le fort-en-thème-du-premier-rang n’est pas exactement le gentil petit garçon que l’on attendait…

1962, l’année de tous les dangers, l’année de la trahison : c’est du moins ce qu’affirment les avant-gardistes du moment car, comme on peut le voir, il n’est de pires conservateurs que des révolutionnaires qui ont pignon sur rue. La parole est au Procureur du Roi. Le 27 novembre de cette année-là, Varsovie entend la première d’une pièce pour trois chœurs mixtes : un Stabat Mater (il sera par la suite incorporé dans la Passion). Penderecki est alors adoré des foules, les Polonais le saluent en rue (même ceux qui n’ont jamais entendu ses œuvres, d’ailleurs), il sera bientôt (en 1972) nommé Principal de l’Académie où il enseigne toujours (quand il est en Pologne) et il partage désormais son existence entre sa famille, ses cours et ses compositions. La voie est toute tracée pour un succès mondial, les lauriers sur terre. Est-ce pour cela que Penderecki quitte la ligne pure et dure de ses premières années ? Est-ce en vue de cette satisfaction terrestre qu’il livre ce Stabat Mater à son public, atterré de ne plus être choqué ? On lui a reproché, au nom de l’avant-garde, au nom de l’intellect, de courtiser les masses. Qu’avait-il donc de si terrible, ce Stabat Mater ?

Pour en prendre connaissance, il faut aujourd’hui écouter la totalité de la Passion selon Saint Luc dans laquelle Penderecki a intégré l’objet du litige. Créée en 1966 dans la cathédrale de Münster (sous la baguette de Henryk Czyz, fidèle de toujours), la Passion est considérée comme la première grande oeuvre de Penderecki. La déconfiture du “mécano sériel”, annoncée dans le Stabat Mater, est ouvertement prononcée dans cette oeuvre où Penderecki, fort de ses connaissances en musique religieuse ancienne, incorpore des éléments de chant grégorien et de polyphonie vocale traditionnelle. Par sensationnalisme, a-t-on-dit, le compositeur y mélange organiquement les matériaux sonores les plus hétérogènes, les couleurs y éclatent en contrastes vertigineux. Penderecki avait choisi Luc parce que les autres Passions avaient déjà été trop bien servies : la série B-A-C-H (Sib-La-Do-Si) exprime clairement son hommage. Sa Passion selon Saint Luc sera jugée par la postérité. Comme chef d’accusation : sa complaisance. Pour sa défense, l’accusé plaidera le jeu avec la tradition (pour peu que la musique de Penderecki puisse avoir un caractère ludique !) ou la redécouverte de l’authenticité de certaines sources marquantes pour la suite de l’oeuvre religieuse de Penderecki. Le public, lui, est séduit et la Passion aura pour premier mérite de servir de porte d’accès à des œuvres réputées plus difficiles. Son second mérite, et non le moindre, est de faire de Krzysztof Penderecki un compositeur mondialement apprécié. Désormais, de festivals en rétrospectives, de commandes prestigieuses en créations retentissantes, de la musique sacrée aux concertos virtuoses, Penderecki est un globe-trotter, traversant l’Atlantique dans les deux sens, au gré des concerts et des cours qu’à présent il donne également à Yale. Resnais lui confie la musique de son film “Je t’aime, je t’aime”. 1967, Pittsburgh Overture, première américaine. 1968, voyage en Bulgarie pour collecter le matériel vocal des futurs Utrenia 1 et Utrenia 2 (Enterrement du Christ, Résurrection), première du Capriccio pour Sigfried Palm (violoncelle solo)…

1969, première des Diables à Hambourg (Rolf Liebermann) : premier opéra de Penderecki, basé sur la traduction allemande de la pièce de John Whiting “Les Diables”, elle-même inspirée des “Diables de Loudun” d’Aldous Huxley. Le succès est mitigé. Le public s’est ennuyé et maintenant, il hue. Quelques jours plus tard, seconde “première” à Stuttgart ; le producteur Günter Rennert s’est déchaîné, c’est un succès : le ton narratif utilisé à Hambourg s’est mué ici en une plongée vertigineuse au cœur de l’action, la violence macabre entre enfin en scène, les sœurs “possédées” se dépoitraillent sans pudeur et le Père Grandier flambe devant les yeux du public. Rennert a réussi à trouver le pendant dramatique des explorations sonores de Penderecki.

Que dire encore de KP ? Son oeuvre continue à vivre, à se nuancer, à explorer le tréfonds du sonore ; à ses carrières parallèles de professeur et de compositeur, il a ajouté celle de chef d’orchestre (première direction en 1971). EMI a gravé la plupart de ses œuvres. Il compose pour les plus grands  (le pape, des princes, des organismes internationaux, des festivals). Il a même goûté au jazz avec son Actions pour big band (1971). Aux Diables succéda Paradise Lost, moins dramatique, presque post-wagnérien, dira-t-on. Après la Passion et Utrenia vint sa Cosmogonie (1970), oeuvre non-religieuse qui permit à l’Etat polonais de remercier officiellement Krzysztof Penderecki, catholique de gauche, pour avoir “fait de la musique polonaise un concept mondial” (l’événement, postérieur au putsch, n’a pas suscité que des applaudissements). Autre rebondissement politique, Penderecki compose un Lacrimosa en mémoire des grévistes tombés en 1970 à Gdansk. L’oeuvre, commandée par Lech Walesa, a failli empêcher Penderecki de revenir en Pologne après l’arrivée au pouvoir des militaires. Après quoi, on relèvera encore un Requiem polonais (1984), un opéra, Le Masque noir (1986), et quelques concertos.

Le compositeur est aujourd’hui connu du grand public, il a sa place dans tous les bons dictionnaires (et dans wallonica.org) ; sa musique, autrefois juste bonne à faire fuir un abonné, figure au programme de tous les festivals de musique contemporaine ; il est de bon ton de connaître quelques anecdotes sur la vie de Penderecki, d’être amusé par ses premiers essais (“péchés d’adolescence” ?), d’être intéressé par ses œuvres les plus inaudibles et de saluer avec complaisance son retour dans le giron de la musique “normale”.

Mais que conclure de ce long cheminement musical quand on veut écouter sincèrement l’oeuvre de Penderecki ? Il y a-t-il un message dans ce cabotage aux confins de la tradition ? S’il est vrai qu’il n’est de rite que le rite vécu, celui par lequel le novice, vierge, pressent le passage, pour Penderecki, il n’y a eu de tradition musicale qu’une fois revisitée, où l’auditeur, d’abord apeuré mais curieux d’une culture sonore qui est la sienne, se voit ouvrir les voies de résonances essentielles, au cœur des racines authentiques de la musique de son continent. Jeune intellectuel, Penderecki a dû plonger jusqu’au sources de la culture paneuropéenne pour s’affranchir des exaltations adolescentes (visibles dans la virtuosité pure de certaines pièces) et retrouver l’essence des sonorités qui nous sont propres. A travers e.a. sa musique sacrée, Penderecki nous livre son Graal, hic et nunc : des sons qui ne peuvent nous laisser indifférents.

Quelle belle leçon d’humilité intellectuelle que de déterrer de son propre jardin les fruits que d’autres cherchent encore sous les tropiques.

Patrick Thonart


Cet article est paru en janvier 1992, dans le n° 246 de Prologue, le magazine de l’Opéra Royal de Wallonie, et ce, alors que l’ORW accueillait Les Diables de Loudun les 21-23-27-29 février 1992, au Théâtre Royal de Liège (BE) :

LES DIABLES DE LOUDUN
Opéra en trois actes
Livret et musique de Krzysztof PENDERECKI
Edition B. Schott fils, Mayence (partition)

Direction musicale de Robert Satanowski
Mise en scène d’Albert-André Lheureux
Décors et costumes de Serge Creutz

Production de l’Opéra Royal de Wallonie
Avec Helia THEZAN (Soeur Jeanne), Nicolas CHRISTOU (Urbain Grandier)
Orchestre et choeurs de l’ORW


A lire absolument, pour ne pas assister idiot à une représentation des Diables de Loudun : l’Appendice des Diables de Loudun d’Aldous Huxley. Le penseur anglo-saxon y analyse les différents “succédanés de la grâce”, de la transcendance… vers le bas. Autrement dit : “comment oublier que je ne suis que moi et que je n’adore pas ça ?” Et ce, en trois leçons. Leçon 1 : l’alcool et les drogues. Leçon 2 : la sexualité sans âme (pas la sexualité élémentaire de D.H. Lawrence, dite ‘de l’Eden’, mais celle sans amour et perverse de Genêt, dite “de l’égout”). Leçon 3 : le délire des foules (contrairement au deux précédents, ce genre de délire a rarement été interdit par le Pouvoir). Le texte est brillant et clair, incisif et provocateur ; de ces textes qui laissent le lecteur pensif, longtemps après qu’il a fermé son livre.


A lire également : la fiche très détaillée de SCHOTT-MUSIC.COM (éditeur musical) ; on y trouvera l’intégralité de l’oeuvre de Penderecki par catégorie ; la biographie du compositeur y est publiée en anglais mais elle est traduite en français sur le site de l’IRCAM – Centre Pompidou (BRAHMS.IRCAM.FR).


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | source : collection privée | commanditaire : wallonica.org | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © polityka.pl ; © ORW | remerciements à l’ORW et, spécifiquement, à Martine van Zuylen


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