MAHOUX : Irène. Légende urbaine (2022) | KAUFER : Pourquoi j’assume complètement mon pseudo-féminisme (2019)

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[Jean-Paul MAHOUX, sur FaceBook] Mars 1973, la gauche belge, radicale et libertaire, issue de Mai 68 fonde l’hebdomadaire Pour, héritier du sartrien Le Point. Pour ? Pourquoi ? Pour une gauche renouvelée à la base, pour les comités de quartier et les conseils d’usines, pour soutenir les grèves ouvrières, le combat féministe, le militantisme homosexuel, l’antimilitarisme, l’écologie naissante, l’antifascisme, bref pour une énergie verte et des idées rouges. Un hebdo sans concession. Et sans publicité.

Jean-Paul Mahoux © Babelio

Le journal et son imprimerie, la SA Offpress – évidemment déficitaires et gérés dans un joyeux bordel anti-autoritaire – doivent être financés par la vente d’œuvres d’art organisée par un collectionneur sympathisant, Isi Fiszman. Mais aussi par des emprunts personnels contractés par les membres de l’équipe. C’est là qu’arrive ma légende urbaine qui m’a été racontée par un ami très cher : une des militantes du journal travaillait au Crédit Communal et faisait passer d’invraisemblables petits dossiers de prêt pour faire vivre son hebdo militant. Elle s’appelait Irène Kaufer. Elle était née à Cracovie de parents survivants de la Shoah, arrivée en Belgique en 1958, diplômée de psychologie en 1968.

Je ne sais plus si Irène avait fait un passage par le Crédit Communal ou si c’était elle qui prenait les crédits pour faire publier son journal de combat. C’est con. Je n’ai croisée Irène qu’une seule fois et comme j’ignorais alors cette histoire, je ne lui ai pas demandé… On a bu un coup et pris des nouvelles d’une amie commune.

Irène était donc de l’aventure Pour. C’était l’anti-réseau-social : de l’info militante à partager, des reportages sur les mouvements de lutte, des scoops à foutre à poil les dominants et leurs manigances, des articles non signés (pas du vedettariat), des journalistes typographes (pas de séparation manuel – intellectuel), tous au même salaire et pas de fausse note. POUR s’exprime clairement à ce propos :

Nous sommes d’abord des militants et c’est en tant que militants que nous lutterons avec les gens, que nous vivrons avec eux leurs problèmes, leurs espoirs, leurs défaites ou leurs victoires, et c’est avec eux que nous écrirons ce qui s’est passé, les leçons à en tirer, et c’est avec eux que nous chercherons les moyens de riposte ou d’attaque.

POUR n°100 (23/3/1976)

Et le journal d’investigation attaque ! Il a révélé l’affaire des ballets roses, sombre histoire de partouze pour ministres, hauts fonctionnaires et gendarmes impliquant des mineures. POUR a dénoncé les camps d’entraînement paramilitaire de la milice flamingante et fasciste le Vlaamse Militanten Orde (VMO). POUR a révèlé la présence de membres du Front de la Jeunesse dans les cabinets ministériels du Cepic, l’aile de droite extrême de feu le PSC devenu CdH / Les Engagés. POUR a enquêté sur les agissements du baron noir, Benoît de Bonvoisin, trésorier du Cepic, escroc, receleur, fraudeur et argentier des groupes néo-nazis.

Comme l’écrit André Lange dans Les Braises : ce journalisme militant fait reculer l’appareil d’Etat ! Avec l’acquittement de l’avocat militant Graindorge, avec un PSC mis sur la touche à la Justice et à l’Intérieur, avec les groupuscules nazis condamnés au nom de la loi contre les milices, avec la révélation sur le fichage des militants de gauche par la Sûreté.

Les tirages du Journal explosent. Le journal informe et documente tant de luttes du monde rural et des bassins ouvriers. POUR n’arrête pas ; il dénonce le scandale de l’amiante, la supercherie humanitaire au Congo. C’est aussi un carrefour culturel qui publie la bande dessinée de Bilal et Christin, Les Phalanges de l’Ordre Noir. L’hebdo mènera encore l’enquête sur les tueries du Brabant.

Les locaux du journal 22 rue de la Concorde à Ixelles, furent incendiés par des militants d’extrême droite début des années 80. Le journal tentera ensuite de survivre atteignant même de gros tirage, mais disparaîtra.

Quinze ans plus tard, Irène Kaufer tirera une fiction de l’aventure du journal Pour : Fausses Pistes (1996). C’est con l’existence. Au lieu de jouer parfois au yo-yo avec elle sur les réseaux, j’aurais bien voulu l’entendre. Sur tout ça. Toute cette vie à combattre. Une vraie légende urbaine.

Respect, Irène.

Jean-Paul MAHOUX


[LESOIR.BE, 4 juin 2019] Carte blanche : Pourquoi j’assume complètement mon pseudo-féminisme – Réplique à la Carte blanche : Stop aux salauds et aux pseudo-féministes […] Il n’y a pas de “vrai” féminisme, conclut l’auteure, mais un juste combat, dans toute sa diversité, pour le droit des femmes.

Irène Kaufer © Le Carnet et les Instants

“C’est avec une certaine consternation que j’ai lu la Carte blanche signée par Aurore Van Opstal, Stop aux salauds et aux pseudo-féministes ! En réalité, il est assez peu question des “salauds” – catégorie déjà très réductrice de la domination masculine, car si seuls les “salauds” étaient responsables de l’oppression des femmes, que le monde serait simple : il suffirait d’écarter les “méchants” pour laisser la place aux “gentils”…

Mais en réalité, dans ce texte, il est surtout beaucoup question de “pseudo-féministes” et il me semble vraiment désolant qu’au lieu de reconnaître toute la diversité des féminismes (au pluriel), on se permette de décerner des brevets de “bon” ou de “vrai féminisme”, excluant une bonne partie de celles qui se battent, parfois depuis des décennies, pour les droits des femmes.

Un combat digne, avec ou sans voile

Je ne suis pas une femme voilée, mais je reconnais sans peine que celles qui se définissent comme “féministes musulmanes” (voilées ou non) portent un combat essentiel, car ce sont elles, et pas moi, qui peuvent trouver leur propre voie vers l’émancipation. Il est faux de prétendre qu’elles nient le “patriarcat arabo-musulman” ; si elles sont solidaires de leurs frères, leurs compagnons, quand ceux-ci sont victimes de racisme, de violences policières, de discriminations, elles savent aussi les remettre à leur place lorsqu’il est question de conquérir l’autonomie des femmes. Elles ont donc toute leur place dans le mouvement féministe, et s’il arrive que nous ayons des divergences, eh bien, c’est justement ce qui fait la richesse d’un “mouvement” qui n’est pas une secte, ni un parti avec un programme défini, mais (selon les termes de la philosophe Françoise Collin) un chemin qui se construit en marchant.

Les prostituées, premières victimes de la répression

Je ne suis pas une prostituée, pas plus qu’une proxénète vivant de la prostitution d’autrui, et je ne crois pas un seul instant à des “besoins sexuels irrépressibles” des hommes. Je constate simplement que certaines personnes, et en effet surtout des femmes, et en effet principalement pauvres et/ou migrantes, ne trouvent pas d’autre issue à des situations de vie inextricables, que ce soit à cause des politiques migratoires, de la précarité économique, de violences subies. En tant que féministe, je pense surtout qu’il faut prendre au sérieux la parole des femmes : aussi bien de celles qui ont voulu sortir de cette situation que de celles qui disent l’avoir choisie ou s’y être résignées, mais qui réclament en tout cas des conditions plus dignes d’exercice de leur activité. Car on a beau proclamer qu’on “combat la prostitution” ou “le système prostitutionnel”, ce sont bien les prostituées qui sont en première ligne des mesures répressives.

Une “idéologie trans” ?

Je ne suis pas non plus une personne transgenre, mais je sais les discriminations, les violences auxquelles ces personnes sont confrontées. Parler d’”idéologie trans” c’est faire preuve d’autant d’ignorance butée que ceux qui prennent pour cible une soi-disant “théorie de genre”, bête noire des réactionnaires de tout poil, d’Orban à la Manif pour tous. Il peut y avoir des tensions entre féministes et militant·es transgenres, comme il y en a avec les mouvements politiques ou gays : il n’empêche que la remise en question de la binarité rejoint les combats féministes. L’autrice réduit ici “transgenres” au “changement de sexe”, passage quasi obligé tant que ne sont reconnus que deux genres (voir tous les formulaires qui ne comprennent toujours que les deux catégories M et F). Aujourd’hui, grâce à la lutte des transgenres, des personnes peuvent justement refuser d’entrer dans ces catégories.

Pour toutes ces raisons, j’assume complètement mon “pseudo-féminisme”, qui est mon combat depuis les années 70 et qui restera le mien avec toutes celles qui veulent que nous partagions la construction de ce chemin, au-delà de nos divergences.”

Irène Kaufer, féministe


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KAUFER Irène, Dibbouks (Paris : L’Antilope, 2021) : “Après le décès de son père, rescapé de la Shoah, sa fille part dans une quête familiale désespérée. Elle découvre un film témoignage de son père dans lequel il raconte avoir eu une enfant avant la guerre, enfant disparue en déportation. Est-elle morte, se demande la narratrice qui, à partir de ce moment, n’a de cesse de la retrouver. Recherches et hasards vont la mener à Montréal où elle rencontre enfin sa demi-sœur, Mariette. Mais leurs souvenirs ne correspondent pas. Au fil du récit, l’histoire du père révèle un homme double. Le lecteur finit par en être totalement troublé. Ce roman renouvelle le genre de la recherche de l’histoire familiale : les doutes de la narratrice deviennent ceux du lecteur. Si les faits sont graves, la manière de les relater est légère, souvent drôle…


[RTBF.BE – BELGA, 6 novembre 2022] L’autrice et militante féministe Irène KAUFER (1950-2022) est décédée samedi [5/11/2022], annonce dimanche son profil Facebook. Irène Kaufer est née à Cracovie, en Pologne, de parents survivants de la Shoah. En 1958, elle et sa famille arrivent en Belgique.

Militante féministe et lesbienne, elle s’est également distinguée dans le combat syndical et a été active au sein de l’ASBL de prévention des violences basées sur le genre Garance. Elle collaborait régulièrement avec la revue féministe Axelle et à la revue Politique.

Elle a écrit plusieurs ouvrages, dont Parcours féministes en 2005, un livre d’entretiens avec la philosophe Françoise Collin ou plus récemment Dibbouks (2021). Dans la croyance juive, un “dibbouk” est l’âme d’un mort qui s’incarne dans le corps d’un vivant. Dans ce roman, inspiré de l’histoire familiale d’Irène Kaufer, la narratrice est envahie par le dibbouk de sa demi-soeur, Mariette, assassinée en Pologne en 1942.

La secrétaire d’État à l’Égalité des genres […], a évoqué la militante, sur Facebook, la remerciant pour “le rôle modèle que tu as joué pour ma génération et les suivantes avec ton féminisme, joyeux, lesbien, nourri d’intersectionnalité avant l’heure.” Sur le même réseau, le bourgmestre d’Ixelles […] a quant à lui salué Irène Kaufer, estimant qu’il ne pensait “pas que quelqu’un ait pu me faire autant réfléchir, douter, me confronter et je l’espère avancer qu’elle.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage et iconographie | source : facebook ; lesoir.be ; boutique.wallonica.org ; rtbf.be – Belga | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © lesoir.be ; © babelio ; © lecarnetetlesinstants.be | Remerciements à Christiane Stefanski


Plus d’opinions en Wallonie et à Bruxelles…

Hommage à Christine…

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Ce toit tranquille où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

J’ai pondu ça pour toi, ce matin, au petit-déjeuner. Je me suis arrêté quand, ô miracle, j’ai réalisé qu’on allait réussir à te coincer quelques quarts d’heure avec nous, ici au Trurlgrrlgtr. Je suppose que Valérie a dû te ligoter assez fermement pour que ne repartes pas à une manif, dans un jardin ou une bibliothèque et je remarque qu’on a décroché les lustres : tu ne pourras donc pas t’y suspendre dans la posture du yogi en fleur d’hiver, la numéro 666, si bien nommée…

Pour fêter ça, un haiku :

Christine est assise
Instant fragile et pourtant
Rhapsodie !

Je n’ai pas trouvé d’autre mot que rhapsodie pour t’honorer : un foisonnement généreux de variations, sur un thème central néanmoins, et dans le respect de l’harmonie. J’aime ça chez toi. Alors, brièvement, quelques variations rhapsodiques avec un sms (un authentique sms de toi !) en ouverture de jeu. Je cite :

Ce dimanche manif de la Citadelle à Vottem, départ 14h (enfin sans doute un peu après) à l’enclos des fusillés / ce lundi au Beau-Mur (19h30), séminaire sur​ Démocratie et internet / ce mercredi à l’art. 23 (18h30), audit citoyen de la dette à Liège et au Beau-Mur formation sur les organisations internationales…

C’est une plaisanterie mais c’est aussi un hommage : non seulement tu es descendue du perchoir de la salle Kurth (ou Gothot) pour marcher avec nous mais tu as marché devant nous, montrant l’exemple aux traînards politiques que nous sommes tous.

Marcher à côté de toi, c’est aussi traduire, et le plaisir n’est jamais très loin (in memoriam mon petit séminaire jubilatoire, si élégamment intitulé “comment assumer le fait effroyable que l’on ne naît pas traducteur professionnel ? ou pathologie de la capilligénose chez le traducteur mâle“).

Pour le plaisir des mots, donc, des extraits de souffrance et de plaisir partagés :

Le Sagrantino
Les Canaiolo, Cesanese et autres Ciliegiolo sont des cépages cultivés en grandes quantités dans des régions aussi étendues que tout le centre-ouest de l’Italie ; ce serait manquer de respect à leur égard que de déclarer le Sagrantino « deuxième cépage le plus prestigieux de la région » : les volumes produits dans cette variété restent trop limités. Jusqu’il y a peu, on ne trouvait du Sagrantino qu’aux abords de villages comme Montefalco et Bevagna ou à différents endroits dans les environs de Perugia, en Ombrie. A l’heure où nous écrivons, la surface totale plantée de Sagrantino n’excède pas les 120 hectares ; ce chiffre devrait néanmoins augmenter fortement dans l’avenir.

L’économique reste une vraie douleur rectale, mais il a aussi fait notre quotidien de gens du passage :

Huit milliards pour huit minutes
Liège pousse un soupir de soulagement. Le projet relatif à la construction d’une ligne à grande vitesse entre la “Cité ardente” et la frontière allemande verra bel et bien le jour, projet comprenant l’aménagement d’un tunnel de 12 milliards de francs à Soumagne. Que les Allemands ne soient pas disposés à investir dans une ligne en site propre entre la frontière et la ville de Cologne, c’est un fait et qui oserait encore revenir à la charge. Liège l’a voulu, Liège l’a eu, “son” TGV, gare comprise. Que la construction d’une ligne en site propre entre Liège et la frontière allemande coûte huit milliards de plus que la modernisation de la ligne existante alors qu’elle représente un gain de temps de huit minutes, c’est un fait et qui oserait encore s’indigner de la facture?

Pire encore que la macro-économie, la science à l’européenne :

Le rapport expose la méthodologie commune aux deux équipes, et présente ensuite les conclusions respectives pour chaque région. Cette démarche a été ado​ptée dans un souci de clarté. La situation propre à chaque région est déjà très complexe en soi, et elle exige que les détails soient examinés à des degrés différents en fonction des effets et des influences découverts. Les exigences inhérentes à une évaluation de ce type, examinant l’aide humanitaire sur un spectre de plusieurs années et en de nombreux endroits, sont très différentes de celles qui sont propres à un projet d’évaluation conventionnelle. Par conséquent, la méthodologie et son raisonnement sous-jacent sont expliqués de manière détaillée. Il était en fait nécessaire d’adopter une méthodologie qui soit modulable en fonction des contraintes et des occasions, ce que reflète sa présentation.

Rien compris ! Revenons à ce qui fait sens, avec la Grande Montagne :

Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et même quand je me promène solitairement dans un beau verger, si mes pensées se sont occupées de choses étrangères à la promenade pendant quelque partie du temps, une autre partie du temps je les ramène à la promenade, au verger, ​à la douceur de cette solitude et à moi.
La Nature a maternellement observé ce principe, à savoir que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent très agréables également, et elle nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par le désir…

Montaigne traduit en français moderne… au départ du japonais ! Il est de ces passages quelquefois surprenants.

Autre traduction du japonais qui fait sens, pour le plaisir encore, un des haikus les plus érotiques que j’aie rencontrés. Il est composé par une japonaise. Je te le livre

t’attendant
un, deux, trois pétales
sur le siège

Un des plus tragiques maintenant, écrit par un français rescapé des tranchées :

En pleine figure,
La balle mortelle.
On a dit : au coeur – à sa mère.

Mais, hauts les cœurs : le tragique, l’érotique, l’économique, le formel, le goûtu, le poétique, Christine est sur tous les fronts, du clavier à la rue ! J’en oublierais presque qu’elle nous a formés et, dans mon cas, à trois choses.

Pour la première, Montaigne encore :

Composer notre manière de vivre est notre devoir, et non pas composer des livres, et gagner non des batailles et des provinces, mais l’ordre et la tranquillité pour notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est de vivre à propos.

Pour la deuxième, Shakespeare pour qui le roi est nu :

Words, words, words…

OK, William, mais autant pour le jeu ; pensez à cette question qui nous taraude tous, nous linguistes : l’occis mort est-il un pléonasme ?

Même dans le silence des idées, j’entends le chant des signes.

Enfin, pour la troisième, les mots d’une amie burkinabée dont je n’ai plus de nouvelles depuis deux semaines : “ton amitié est gravée au revers de mon poumon“. Que dire de plus, Christine, que ton amitié est gravée au revers de mon poumon. Merci à toi

[prononcé à l’ULG, à l’occasion du départ à la retraite professionnelle de Christine PAGNOULLE]