NARET, Robert dit Bobby (1914-1991)

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NARET, Robert dit Bobby est né en 1914 à Loncin (Ans) et décédé en 1991 à Bruxelles. Il s’intéresse à la musique dès l’âge de dix ans, à l’écoute de la fanfare de son village et étudie le solfège avec le leader de cette formation. En 1925, il s’essaie à la clarinette à l’aide d ‘une méthode imprimée, puis se met au saxophone. Il commence à jouer au début des années 30. Il reçoit son premier engagement dans l’orchestre du saxophoniste Jo Magis, à la Laiterie de Bruxelles ; il entre ensuite dans l’orchestre de Lucien Hirsch, à Liège, et en devient le principal soliste.

En 1934, il quitte Hirsch pour rejoindre la formation de Fud Candrix à Bruxelles. Il se produit à l’Exposition de 1935, et dans nombre de dancings à Bruxelles et en province mais aussi à La Haye (aux côtés de Coleman Hawkins) et en Egypte. Il restera dans l’orchestre de Candrix jusqu’en 1943 (nombreux enregistrements) ; entretemps, il joue et enregistre également avec différents orchestres de pionniers : le Swingtette de Chas Dolne (1940- 1942), Gus Deloof (1941), Jeff de Boeck et son Metro Band (1941-1942) ainsi qu’avec Django Reinhardt et Hubert Rostaing en 1942.

La même année, il monte son propre orchestre où se retrouvent Janot Moralès, Albert Brinckhuyzen, Jo Magis et la chanteuse Martha Love ; il réalise de nombreux enregistrements de 1942 à 1944. Il travaille encore avec Aimé Barelli à Paris en 1943, ainsi qu’avec Robert de Kers, Eddy Christiani, Gus Clark et Ernst Van’t Hof. En 1945 et 1947, il tourne avec son orchestre pour les G.I.’s. Il est considéré à cette époque comme un des meilleurs, sinon le meilleur, saxophoniste alto belge avec Jean Omer ; il est classé n° 1 au référendum du Hot Club de Belgique en 1946, et n° l ex-aequo avec Van Bemst pour la clarinette.

Par la suite, il continue de se produire dans différents orchestres de moins en moins jazz. En 1953, il réalise quelques enregistrements avec son combo ; en 1956, il part en tournée au Congo (RDC) avec Rudy Bruder. En 1962, Bobby Naret joue à Comblain dans l’orchestre des vétérans puis disparaît de la scène du jazz.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : © discogs.com | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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BOLAND, Francy (1929-2005)

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Francy BOLAND est né à Namur en 1929 et décédé à Genève en 2005. Il étudie le piano dès l’âge de 8 ans et vient se fixer à Liège dans l’immédiat après-guerre pour y poursuivre ses études musicales au Conservatoire. Il découvre le jazz et se met à l’étude de la trompette, fait la connaissance des “modernes” liégeois (Pelzer, Thomas, Jaspar … ) et commence à jammer avec eux, se familiarisant rapidement avec le langage be-bop.

En 1949, il remplace Maurice Simon au sein des Bob-Shots (dernière mouture) qui se produit au Festival de Paris et enregistre quelques 78 tours dans la tonalité bop. En 1950, il participe aux jams de la Laiterie (Liège), à la trompette surtout. Passé professionnel, il travaille en piano-bar, à Liège, et fréquente régulièrement l’Exi-Club d’Anvers et les clubs bruxellois. Francy Boland part pour Paris et s’y fait bientôt un nom, surtout comme arrangeur pour les formations d’Henri Renaud, Sadi, etc. En 1954, il entre chez Aimé Barelli ; l’année suivante, il rencontre Chet Baker qui l’engage pour une tournée et quelques enregistrements. Commence ainsi une carrière internationale de pianiste et d’arrangeur.

Sa réputation grandissant, il se rend aux Etats-Unis, écrivant pour les orchestres de Count Basie, Benny Goodman et Mary-Lou Williams. De retour en Europe, il devient le pianiste/arrangeur de l’orchestre de Kurt Edelhagen en Allemagne. En 1962, il monte avec le batteur américain Kenny Clarke un des big bands les plus fameux de toute l’histoire du jazz : le Clarke Boland Big band. Nombreux seront les concerts et les enregistrements avec cet orchestre euraméricain au sein duquel sont périodiquement invités des vedettes comme Phil Woods, Johnny Griffin, Zoot Sims, etc. Cette formation durera onze ans.

En 1969, Boland est nommé lauréat européen du Down Beat Poll et enregistre un album avec les autres lauréats de ce référendum : Albert Mangelsdorff, John Surman, Karin Krog, Niels-Henning Orsted Pedersen et Daniel Humair. A la dissolution du Clark Boland Big Band, il se fixe en Suisse où il travaille notamment pour la radio dans le domaine du jazz et surtout de la variété ;  il retrouve de temps à autre ses anciens compagnons Sadi ou Kenny Clarke pour un enregistrement. Au début des années 80, il travaille comme arrangeur pour Sarah Vaughan et met en musique les poèmes du pape !

Discographie sélective : Avec les Bob-Shots (1949) pour la marque Pacific à Paris. De 1952 à 1956 (Paris) avec Henri Renaud, Sadi, Bobby Jaspar, Chet Baker.
A partir de 1960 en Allemagne avec Don Byas. De 1961 à 1971 , sous le nom de CBBB (Clarke-Boland Big-band), 26 albums chez Atlantic (U.S.A.), Sabam, Polydor, etc. Participation aux enregistrements : Toots Thielemans, Johnny Griffin, Sahib Shihab.

Jean-Pol SCHROEDER


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DOR, Nicolas (1922-1990)

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Nicolas DOR est né à Liège en 1922 et y décédé en 1990. Il reçoit son premier phonographe – un “portatif” – à l’âge de cinq ans. Précoce, il fouine avec une obstination déjà farouche dans la collection de 78 tours tous azimuts qu’a réunie son père. C’est de là, sans doute, que lui est venu ce goût particulier pour toutes ces “vieilles choses” qu’ont charriées jusqu’à nous les disques durs, même en dehors du jazz. Pendant son enfance, un homme va jouer un rôle important : il s’appelle Paul Lümmerzheim. Pianiste et ami de la famille, il débarque régulièrement chez les Dor avec sous le bras une pile de disques introuvables à Liège : des disques qu’il fait venir en importation des Etats-Unis ou de Grande-Bretagne. C’est ainsi qu’à une époque où Red Nichols et Bix Beiderbecke sont encore les seules références optimales en Belgique (on commence à peine à entendre parler d’un certain Louis Armstrong), il découvre en primeur les disques du Hot Five, les premiers Ellington, les Fletcher Henderson, etc. Cette musique éveille aussitôt en lui comme une passion incontrôlable. Et lorsqu’en 1934, Nicolas Dor, âgé alors de douze ans, se rend au Royal afin d’assister au concert unique de Louis Armstrong, il est déjà fortement imprégné de jazz. C’est vers cette époque qu’il commence à monter sa propre collection.

Pour ses compagnons de classe, il est d’ores et déjà catalogué dans la rubrique “phénomène” : il dit en effet, posséder, en 1940, quelques sept à huit mille 78 tours (sa collection atteint ensuite quelques 50.000 disques !). Précoce, Nicolas Dor le sera aussi quant aux liens qu’il entretiendra tout au long de sa vie avec l’univers radiophonique: “… A cette époque, Nicolas Dor était le plus zazou des zazous. Les radios libres étaient alors un phénomène naturel que le grotesque monopole d’Etat allait enrayer. Nicolas présentait tous les jours de 12 h 30 à 13 h 30 une séquence dont les plus fidèles auditeurs étaient Paul et Emile Sullon. Il émettait de la cuisine de ses grands-parents et avait pompeusement baptisé sa station Radio Cité Ouest…” (M. Danval, Pourquoi Pas ?, 28/05/86).

Pendant l’Occupation, il fréquente un petit club semi-privé où, au nez et à la barbe de l’occupant, on peut écouter les dernières nouveautés américaines arrivées à Liège via la Suisse. Nicolas Dor organise ses premières conférences. Aussi souvent qu’il le peut, il va écouter en live les musiciens locaux. Et l’idée lui vient évidemment de jouer lui aussi. Il choisit la batterie et travaille quelques temps, en amateur, avec l’un ou l’autre musicien liégeois : en 1942 et 1943, il est le batteur d’une formation intitulée Chas Heartbreaker (qui n’est autre que le trompettiste Charles Crèvecœur !), qui jouera notamment, de manière bénévole, pour les hôpitaux de la région. Il fait désormais partie du “milieu”, et il n’est pas rare que, en fin de nuit, les musiciens se regroupent après leur travail, toutes portes closes, autour d’un pick-up sur lequel Nicolas dépose délicatement les disques réputés les plus introuvables. Les musiciens se souviennent avoir puisé souvent à cette intarissable source d’inspiration et d’idées.

A la Libération l’audience du jazz se développe considérablement (pour un temps seulement, hélas). Des rubriques jazz apparaissent dans les magazines quand ce n’est pas une revue spécialisée qui démarre avec les moyens du bord : il en est peu pour lesquelles Nicolas Dor n’ait pas écrit à l’occasion. Sa signature apparaît en effet dans Jazz News, dans le Cyrano, dans Variété Magazine, dans le Bulletin du Hot Club de Belgique (y compris quand celui-ci sera absorbé par Jazz Hot). Le nom de Nicolas Dor passe également les frontières : il travaille en effet comme correspondant pour la Belgique, la France et les Pays-Bas, du magazine Record Changer. Avec Julien Packbiers, Jacques Meuris et quelques autres, il porte la bonne nouvelle de ville en ville par le biais de conférences et d’écoute commentée de disques, etc.

En février 1945, se situe un événement plus important encore : l’INR section Liège lui offre une heure d’antenne afin de diffuser de la “musique douce jazzy”. Ce n’est certes pas l’émission la plus jazz du moment, mais une brèche est ouverte qui ne se refermera plus. Nicolas Dor découvre le bop en même temps que les Bob-Shots. Il ne sera jamais l’homme d’un seul style et si la nouvelle musique l’intéresse, il ne rejette pas pour autant l’ancienne. Quoi que ce titre puisse avoir de paradoxal à l’époque où il apparaît, c’est sous le nom de “Jazz Pour Tous” que Nicolas Dor et son complice Jean-Marie Peterken, rencontré en 1950, vont créer l’événement dès 1956. C’est le 2 mai très exactement que démarre cette émission mythique : pour la première, on frappe fort : Roger Francel, troisième larron attitré, interviewe Stan Kenton ! Tandis que sont diffusés sur les ondes de larges échos du concert donné par ce même Kenton à l’Emulation quelques jours auparavant (le 29 avril).

Jean-Marie Peterken et Nicolas Dor (“Jazz pour Tous”) © jazzontherecord.blogspot.com

Jazz Pour Tous” durera quelques 13 ans ! Et dès 1959, l’émission deviendra télévisée ! Loin d’être de simples “passeurs de disques”, Dor et Peterken organisent en s’appuyant sur ce média des concerts, des jams, des séances de films-jazz, etc. Si le jazz garde pendant les années 50 un certain crédit, il n’en va plus de même dans la décennie suivante, celle des Golden Sixties qui voient l’image et le statut du jazz tomber au plus bas : la génération yéyé n’a que faire des croches pointées et des notes bleues. Pourtant, un îlot résiste aux envahisseurs ; avec ou sans potion magique, les producteurs de “Jazz Pour Tous” contribuent à créer l’événement, contre vents et marées : de plus en plus isolés dans le monde médiatique qui s’annonce, ils sont cependant assurés de l’appui de tout ce qui reste en Belgique comme amateurs de jazz.

Leur action au début des années 60 se résume en deux mots : “Jazz Pour Tous” déjà évoqué, et Comblain-la-Tour ! “Jazz Pour Tous” version TV est un phénomène unique dans l’histoire de la télévision belge : jamais auparavant et plus jamais par la suite, une telle qualité et une telle densité ne résisteront de manière aussi solide aux assauts du commerce ambiant. Chaque émission présente une vedette (souvent en rapport avec les événements qui se déroulent à Comblain) et une séquence intitulée “Ceux dont le métier n’est pas de faire du jazz” : cette dernière propose aux spectateurs de découvrir à chaque fois un de ces nombreux semi-professionnels qui font le jazz belge d’alors. L’émission atteint son rythme optimal en 1961 : au mois de février de cette année, il n’y eut pas moins de trois émissions en trois jours avec une affiche dont on n’oserait plus rêver aujourd’hui. Tous les grands jazzmen belges et européens – et plus d ‘un invité américain – passeront à “Jazz Pour Tous” qui, en outre, produira le film “Jazzboat“, organisera des concerts, des expositions, etc.

Parallèlement, Nicolas Dor et Jean-Marie Peterken ont lancé le Festival de Comblain-la-Tour en collaboration avec le journal “La Meuse” et l’imprésario américain Joe Napoli (disparu en 1989). Nicolas Dor présentera la plupart des concerts de Comblain (et on peut d ‘ailleurs entendre sa voix sur le disque de Cannonball Adderley enregistré à Comblain en 1962). Il est désormais incontournable sur le plan européen pour tout ce qui touche au jazz. Il est appelé aux quatre coins du monde à l’occasion de festivals ou de galas. Ainsi, en 1965, la célèbre chaîne américaine NBC l’invite à venir présenter deux shows internationaux. Nicolas Dor sera aussi producteur au Service Variétés de la RTB et s’occupera activement de diverses manifestations telles que le Festival de Spa et la Coupe d ‘Europe du Tour de Chant. Comblain se termine en 1966. “Jazz Pour Tous” en 1969. Nicolas Dor par contre, reste sur la brèche. “Focus Jazz“, “Contraste Jazz“… sont quelques-unes des émissions qu’il conduisit à travers l’obscurantisme jazzique des années 70.

Le Festival de Comblain-la-Tour sous la pluie en 1964 © La Meuse

A l’âge de la retraite, la RTB ne peut se résoudre à s’en séparer. Elle le sait irremplaçable. De samedi en samedi, dans “25. 50. 75“, et jusqu’à sa mort en juin 1990, Nicolas Dor continue à fouiller inlassablement les dédales de sa mémoire et de sa collection, y retrouvant les pièces les plus rares, les anecdotes les plus insolites, les détails les plus pointus. Une, deux, trois générations ont vécu le samedi après-midi au diapason de ce fou de musique, de ce diplodocus à l’intonation inimitable, à la diction soignée (n’oublions pas que pendant son enfance et son adolescence, il raflait tous les prix des concours d’éloquence !), au visage rond et plein comme est ronde et pleine la passion qui le liait à la cire et aux sillons. “Parfois avec l’espoir sournois de le désarçonner, raconte Marc Danval, je lui pose une question parfaitement insidieuse à propos d’un 78 tours fantomatique que les collectionneurs du monde entier s’échinent à retrouver. Un long moment de réflexion précède une riposte impitoyable d’exactitude : Je vois ce que tu veux dire. L’enregistrement a eu lieu à Hollywood le 18 février 1937. L’étiquette est jaune avec un palmier brun.”

Jean-Pol SCHROEDER


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SOURIS, Léo (1911-1990)

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Léo SOURIS est né à Marchienne-au-Pont (Charleroi) en 1911 et décédé à Liège en 1990. Tous ceux de ma génération qui ont touché au jazz, fût-ce d’une manière épisodique, ont entendu au moins une fois dans leur vie la voix de Léo Souris détailler le personnel d’un disque, mettre en garde contre la surprise qui attend l’auditeur à la 39e mesure et rappeler que le thème est une composition tirée d’une célèbre comédie musicale écrite en mars 1926 par… Léo Souris, c’était pour nous l’érudition, la précision, le classicisme, par opposition aux émotions fortes que nous réservait dans d’autres tranches horaires un Marc Moulin, par exemple, grâce auquel nous étions sûrs de rester aussi sur la crête de la vague.

Ce que nous ignorions à l’époque, c’est que cet homme qui personnifiait pour nous le classicisme, avait été en son temps un grand “révolutionnaire”, pire, nous ignorions tout de son passé musical pourtant prestigieux. Léo Souris est né en 1911 à Marchienne-au-Pont. Une région qui a produit peu de grands jazzmen en comparaison avec des centres urbains comme Bruxelles ou Liège. La musique occupait une place importante dans la famille Souris ; le père de Léo, marchand de charbon de profession, dirigeait à ses moments de loisirs des chorales ouvrières et on sait que son frère André Souris est devenu une sommité de l’univers musical classique.

On raconte qu’un jour, le père de Léo l’appela dans son bureau et lui dit : “Mon garçon, tu seras musicien ou marchand de charbon. Essaye la musique. Je te donne un an pour me fournir des preuves”. Léo Souris remplit évidemment son contrat et entreprend de sérieuses études musicales qui le mèneront aux Conservatoires de Charleroi puis de Bruxelles : prix de piano, d’harmonie et de contrepoint, il travaillera également la fugue et l’orchestration avec son frère. C’est donc porteur d’un solide bagage qu’il abordera la vie professionnelle. Mais, entretemps, une musique autre que la musique dite classique a attiré son attention pour finir par le subjuguer.

Tandis qu’il étudie au Collège de Thuin, il a l’occasion d’entendre quelques hurluberlus s’acharnant à tirer d’instruments qu’ils dominent mal, une musique qui, il l’ignore encore, va prendre dans sa vie une place prépondérante. Ce ne sont pas tant ces prétendus “jazzbands” qui le fascinent que la musique que ces amateurs essaient de reproduire. Une musique qu’il retrouve bientôt sur les ondes et sur les disques qui commencent à arriver timidement dans les bacs des disquaires. Léo Souris s’intéresse aux compositions de Peter Packay et aux arrangements qui caractérisent les orchestres anglais, attiré moins par la véhémence de l’improvisation que par la composante orchestrale et harmonique que sous-tendent le jazz et la musique jazzy.

En 1928 – il a alors dix-sept ans – il monte son premier orchestre. Tuba, trombone, clarinette, cornet, saxophone, piano, banjo, batterie, tous les ingrédients sont là. C’est à l’ occasion d’une soirée qui était à la fois une “Fête d’Anciens” et une soirée d’hommage à Beethoven que l’orchestre donne sa première représentation. Ce qu’il vise, c’est avant tout le jazz dit “sweet”, les combinaisons de sonorité, les ambiances. C’est en octobre 1929 qu’a lieu le second épisode, déterminant celui-là, de l’orientation prise par le jeune pianiste. Lors d’un concert organisé au Cercle de Musique de Chambre de Charleroi, concert précédé d’une conférence, Léo Souris va pour la première fois étonner ses confrères. Au programme en effet la Rhapsody in Blue de Gershwin (que très peu de pianistes européens ont jouée jusque là), deux Blues instrumentaux (Arlem et Blues) et un blues chanté, tous trois signés Jean Wiener – une de ses premières idoles – ; une adaptation du Bœuf sur le Toit de Milhaud; quelques “classiques” de Packay et Bee (Vladivostok, etc.). Bref, une soirée aux climats variés mais ayant en commun cette volonté de faire se rejoindre la tradition classique et cette nouvelle musique que les “académiques” considèrent toujours avec un royal mépris.

Une fois ses études terminées, il passe le jury d’Etat et peut ainsi enseigner la musique. Il commence à fréquenter les milieux musicaux et rencontre John Ouwerx, un des premiers noms importants du jazz belge. John l’écoute jouer et lui confie l’orchestration de deux de ses compositions :  Jazz in the Rain et surtout Workin Hard, une composition qui porte bien son nom et qui rebutera plus d’un instrumentiste de talent : “Y’en a qu’un qui sait jouer Workin Hard, répétera à loisir Ouwerx, c’est Souris”. En réalité, Léo Souris a travaillé dur à cette orchestration, mettant en relief les passages de piano et dotant l’œuvre d’un final “à la Stravinsky”…

La reconnaissance d’un géant comme Ouwerx est certes une étape importante de franchie. Désormais, il donnera aux formations qu’il dirige le nom de Souris Swing School (SSS). Dans la région de Charleroi, son seul concurrent, notamment lors des Tournois organisés par Félix-Robert Faecq, est un certain Jules Pilette, un trompettiste qui n’a guère laissé de traces. Lors d’ un de ces tournois régionaux organisés par le Jazz Club de Belgique, on peut lire dans la presse locale ce compte-rendu de la prestation de l’orchestre présenté par Léo Souris (Atlantique ADU) : “Une grande fantaisie marque l’arrangement de Dinah. Le Swing paraît régner avec une intensité plus marquée, aussi le public est-il littéralement emballé, tant par les fantaisies harmoniques de l’arrangement que par la mimique s’inspirant de la manière des Jazz étrangers les plus renommés venus en déplacement dans notre ville. Le pianiste Léo Souris, auteur des arrangements a eu le soin de réserver des soli très à découvert, faisant ressortir un talent qui n’est plus de l’amateurisme” (Gazette de Charleroi).

Entretemps, en 1932-1933, Souris fait son service militaire, au Premier Régiment de Carabiniers, à Bruxelles, où il a tôt fait d’être engagé dans l’harmonie, attiré davantage par la musique que par les fusils. L’année 1934 est une année décisive pour plus d’un jazzman débutant : c’est en effet cette année-là que la Belgique reçoit la visite du King en personne, Louis Armstrong ! Léo Souris est subjugué par Satchmo bien sûr, mais aussi par son pianiste, Herman Chittison (que la critique académique par contre démolira sans appel). Jusqu’à la guerre, il continue à diriger de petites et moyennes formations et à s’initier au langage du jazz. Mieux, il se sent des dons de prosélyte et il commence à donner à l’occasion des séances “éducatives” ou des conférences (ainsi en 1939, au Grand Café de la Bourse de Charleroi, une conférence intitulée “Connaissance du Jazz-Hot”).

Sa réputation a désormais franchi les frontières du Pays de Charleroi. Il participe non seulement aux Tournois régionaux mais aux Grands Tournois Nationaux au Palais des Beaux-Arts, où il obtiendra notamment à l’unanimité du jury dirigé par Stan Brenders le prix du meilleur pianiste. Et la guerre éclate. Léo Souris, au retour de l’évacuation, reprend quelque temps le travail peu emballant de musicien “de brasserie”, ainsi que ses cours de musique ; un jour, il reçoit un coup de téléphone de Willy de Corte, alors Président du Hot Club de Belgique qui lui propose de se produire à Anvers en première partie d’un gala dont la vedette est Charles Trenet. L’orchestre de Fud Candrix est aussi de la partie. Il se met au travail : il propose un programme intitulé “Léo Souris plays Peter Packay et David Bee“, qu’il termine par quelques thèmes à la Peter Kreuder, et notamment Only Forever, joué “à deux doigts” et que subitement la salle se met à reprendre en chœur. Souris faillit même avoir quelques ennuis avec les autorités allemandes pour cet air trop souvent joué à la BBC, cet air paradoxalement popularisé par un musicien allemand ! Nous sommes en 1941.

Désormais, il est introduit dans le “milieu”. Le 24 avril 1942, il participe à l’Ancienne Belgique à une soirée de gala au cours de laquelle se produisent également Robert de Kers, Django Reinhardt et le Quintette du Hot Club de France. Il effectue une tournée avec Gus Deloof, puis est contacté par Louis Bilien qui l’engage dans ses “mélodistes” pour un contrat Porte de Namur à Bruxelles. Musique chic pour public chic. Même topo au Train Bleu – où Souris a fait venir ses musiciens de Charleroi. Bien plus importants sont les deux engagements qui l’attendent. Il fait en effet dans l’orchestre fameux de Robert de Kers le tour des “Anciennes Belgiques” ; l’orchestre compte dix-sept musiciens et de temps à autre, De Kers réduit sa formation à un septette pour quelques séances d’enregistrement. Après De Kers, c’est Chas Daine qui fait appel à lui pour son orchestre de jazz symphonique (avec David Bee à la harpe).

Tout semble tourner plutôt bien. C’est pourtant à ce moment que les choses se gâtent. Léo Souris est réquisitionné comme tant d’autres pour le “travail obligatoire” ; il se retrouve enrôlé dans l’orchestre allemand de Robert Garden avec lequel il effectuera plus d’une tournée en Allemagne, bénéficiant d’un salaire tout à fait appréciable. 1944, les Américains débarquent. Léo Souris rentre à Bruxelles et commence à jouer, comme tous les musiciens belges, pour les troupes américaines et canadiennes. Après un séjour au Bœuf sur le Toit (Bruxelles) il part pour Spa où va se tourner une page importante de sa carrière. A Spa, en effet, il rencontre les membres de la Session d’une Heure, la principale formation amateur liégeoise sous l’Occupation, dont c’est le dernier engagement en tant que tel ; il y a là Roger Classen (clarinette), André Vroonen (trombone), Armand Bilak (trompette), Georges Leclercq (contrebasse), Bill Alexandre (guitare), Bodache (batterie) et un jeune altiste qui va devenir un de ses grands compagnons de route et un des géants du jazz européen, Jacques Pelzer, encore tout empreint à l’époque de la musique de Benny Carter et de Johnny Hodges.

Avec cette joyeuse équipe, Léo Souris part pour une tournée rocambolesque à travers l’Europe : Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie. La bonne humeur n’exclut pas le travail : l’orchestre – qui se fait parfois modestement appeler “The Best Band of the Continent” – répète le matin et joue tous les soirs. Le public marche à fond et les “signatures” de l’orchestre déclenchent le délire. De retour en Belgique, autres rencontres décisives : Léo Souris joue au Cosmopolite avec René Thomas et Toots Thielemans, puis au Corso, en trio avec le bassiste Cam Marchand et Bobby Jaspar et ailleurs encore avec Herman Sandy et tous les solistes belges alors en activité. Entretemps, il est passé à un jazz bien plus authentique que la musique “soft” que proposaient ses premiers orchestres.

Léo Souris au piano (à gauche) avec l’orchestre de Jack Say à l’Ancienne Belgique (1952) © DP

Bientôt c’est encore de tout autre chose qu’il va être question : en 1948, il reçoit en pleine figure cette musique que les jeunes Bob-Shots se sont déjà mis à jouer à Liège, le be-bop. Sur scène, Dizzy Gillespie et son big band explosif. Ne pouvant plus contenir son enthousiasme, il se lève sur son siège et crie “Je donne tout Beethoven pour ça !”. C’est pourtant dans l’esthétique qui suit chronologiquement le be-bop pur et dur que Léo Souris va surtout se révéler un étonnant orchestrateur/arrangeur/compositeur. La musique de Mulligan, du Nonet de Miles, les conceptions de Gil Evans, la symbiose Mulligan-Baker. Toute cette musique correspond mieux à son tempérament raffiné que l’hystérie géniale du be-bop.

La grande époque de Léo Souris commence. A la tête du “New Jazz Group”, il réunira à maintes reprises la crème des musiciens belges et des Américains de passage pour les intégrer à l’alchimie sonore qu’il est en train de créer. Outre de nombreux concerts et de fréquentes retransmissions radiophoniques, les années 50 seront marquées pour Léo Souris par des événements comme la création de l’Ebony Concerto écrit par Stravinsky pour Woody Herman, la création avec Sidney Bechet de La nuit est une sorcière, ballet jazz, etc. Il écrit souvent des arrangements aventureux qui l’ont parfois fait comparer à Stan Kenton. A l’Emulation, à Liège en 1952, il présente un étonnant Belgian All Star Bands (et dire que le film existe) avec Alex Scorier, Jacques Pelzer, Sadi, etc. Il s’agit en fait d’une soirée à géométrie variable, une espèce de mega-jam orchestrée et structurée de main de maître par Léo Souris. Un grand moment, et des formules instrumentales inédites chez nous.

Il commence aussi à cette époque à fréquenter les sphères radiophoniques belges, comme musicien d’abord (son New Jazz Group jouera régulièrement pour l’INR), comme programmateur plus tard. Il effectue pour la Sabena plusieurs tournées en Afrique, souvent avec Jacques Pelzer; il y cumule conférences d’initiation et concerts de démonstration pour un public africain étonné et souvent conquis mais qui en retour, une fois le spectacle terminé, étonne et conquiert les musiciens belges par sa propre musique. Lorsque sonne l’heure de Comblain, le jazz se meurt en Belgique. Pendant les années 60, Comblain sera l’exception lumineuse au centre d’un vide jazzique désolant. Suivant la courbe même du Festival, Souris sera actif surtout lors des premières éditions de cet événement ; en 1959 il reconstitue le New Jazz Group et en fait un somptueux Big Band dans les rangs duquel se trouvent de nombreuses vedettes. Il a écrit pour l’occasion un Comblain Concerto tout à fait original. En 1960, il amène plus modestement sur le Grand Pré les Five Cats (mais quels Cats : Pelzer, Sandy, Lennart Jonsson, Quersin … ) et en fin de soirée, il accompagne une série de films muets prêtés par la MGM. Enfin en 1963 son orchestre se réduira à un trio jugé trop intimiste pour Comblain par la plupart des critiques. Léo Souris accompagnera aussi sur les bords de l’Ourthe diverses vedettes comme la chanteuse Donna Hightower.

En octobre 1964, au Festival Adolphe Sax à Dinant, il dirige pendant la deuxième partie de la soirée une formation dont les invités sont les solistes leaders de la première partie : le saxophoniste flûtiste français Michel Roques, le trompettiste Roger Guérin, Jacques Pelzer, le saxophoniste suédois Lennart Jonsson et le jeune Jean-Luc Ponty, encore inconnu à l’époque. Mais pendant ces tristes années 60 – tristes pour le jazz en tout cas, Comblain excepté – il entre lui aussi de plain-pied dans le monde de la variété, écrivant notamment de nombreux arrangements pour les émissions télévisées, dirigeant des opérettes (notamment ce Na-No Nanette à travers lequel, pendant son enfance, il avait entendu ses premières notes de musique syncopée). Il continue pourtant son œuvre de diffusion du jazz (conférences, séminaires, etc.) et surtout devient un des piliers du jazz radiophonique, au même titre que Nicolas Dor. Ses émissions, fouillées et documentées, explorant tous les styles vont devenir célèbres. Parmi les plus importantes, on retiendra All that Jazz, et surtout Jazz en Chaud et Froid (RTB) à la longévité proprement sidérante (de 1962 à 1984) et Jazz Nocturne (RTB). C’est ce Léo Souris là que découvriront les jeunes amateurs de jazz. Reste à espérer que des archives de la RTB et de la BRT ressortiront bientôt des documents susceptibles de leur rappeler également que Souris fut un pianiste important et un des principaux arrangeurs du jazz belge.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : jazzinbelgium.com ; sweetandhotbrussels.blog4ever.com | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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DICKENSCHEID, Michel (né en 1945)

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Michel DICKENSCHEID est né à Ougrée (Seraing), en 1945.  Né dans une famille éprise de musique classique, il se familiarise pourtant avec le jazz dès sa petite enfance, après avoir entendu par hasard Duke Ellington à la radio. Après quelques essais à la flûte et à la batterie, il découvre les “saxophonistes hurleurs” qui jouent derrière Louis Prima et, sous leur influence, adopte le saxophone-ténor ; il fait la connaissance de Raoul Faisant, qui devient son professeur en même temps que son “idole”. Tournant le dos à la musique yé-yé qui sévit alors, il devient un jazzman affirmé.

Au début des années 70, il monte une petite formation jouant essentiellement de la musique latine et qui tourne principalement en Hollande. Suspicieux à l’égard du be-bop et de ses avatars, Dickenscheid fréquente assez peu les jam-sessions liégeoises. Il participe pourtant avec Steve Houben et Guy Cabay aux répétitions qui donneront naissance au groupe Open Sky Unit (Pelzer) et il travaille quelques temps avec Charles Loos et Jean-Louis Rassinfosse.

Entretemps, il s’intéresse au délicat problème de la prise de son dans le processus musical. Décidé à mettre en pratique ses théories sur ce sujet, il ouvre un studio qui sera l’un des premiers à enregistrer à nouveau des jazzmen belges (Michel Herr, Saxo 1000, Mauve Traffic, etc.) ou résidant en Belgique (Lou Mc Connell, par exemple). Il joue à ce titre un rôle important dans la relance qui caractérise le jazz à cette époque.

Absorbé par ce travail, Dickenscheid délaisse quelque peu son instrument. Au début des années 80, il décide de remonter une petite formation tout à fait insolite pour l’époque, strictement acoustique (ténor, deux guitares, une contrebasse). Il s’y révélera comme le seul héritier de Raoul Faisant sur son terrain de prédilection : le jazz swing (Django Reinhardt, Coleman Hawkins, etc.). Pendant quelques années, il travaillera avec cet ensemble de manière régulière – ses lieux de concerts privilégiés étant le bistrot, la place publique ou la rue plutôt que la salle ou le club.

En 1988, Dickenscheid ralentit ses activités avant de dissoudre cet orchestre unique en son genre (et très populaire dans la région liégeoise). Il demeure néanmoins au cœur du monde musical à deux titres au moins. Tout d’abord, soucieux depuis des années de mettre au point une méthode d’apprentissage de la musique mieux adaptée au phénomène d’improvisation, il s’intègre au travail de la Cool Music School montée par les Jeunesses Musicales. Ensuite, toujours passionné par les problèmes acoustiques, il invente un système d’enregistrement des instruments à vent, qui, s’il laisse indifférents ses compatriotes, a tôt fait d’intéresser les grosses firmes d’instruments de musique ainsi que de nombreux musiciens, qu’ils viennent du jazz ou de la musique classique (Michel Portal, Alexandre Ouzounoff, etc.).

Jean-Paul  Schroeder


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1991) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : cadencesmusic.com | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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VRANCKEN, Roger (1920-2004)

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Guitariste, né à Liège en 1920, il débute en amateur dans les orchestres de Gene Dersin (1937) et de Lucien Hirsch (1938-1939). Il se produit également au Cotton (Liège) dans la formation de Gus Deloof (1939). Puis, ayant décidé de faire de la musique son métier, il signe son premier contrat professionnel avec le Rector’s Club en mai 1940, contrat interrompu aussitôt par l’arrivée des troupes allemandes.

Au début de l’Occupation, Roger VRANCKEN travaille dans différents bars liégeois, notamment avec le pianiste Vicky Thunus. Il effectue ensuite un séjour au sein de l’orchestre de Jean Omer au Bœuf sur le Toit (Bruxelles) et enregistre ses premiers disques avec cet orchestre en 1941. La même année, alors qu’il commence à se faire une certaine réputation dans les milieux du jazz, il sera l’un des premiers guitaristes belges (avec Frank Engelen) à adopter la guitare électrique. De même, fasciné par Django Reinhardt et Eddie Lang, il fera partie de l’avant-garde qui, en Belgique, sortira la guitare du rôle de simple instrument d’accompagnement.

De retour à Liège, il travaille avec Gaston Houssa, Jean Paques, etc. et devient un des piliers du «noyau swing» qui s’est constitué autour du saxophoniste Raoul Faisant. Dans sa passion pour le jazz, il vit avec Faisant (au Mondial, à l’Observatoire, … ) les heures les plus intenses de sa carrière musicale. Il participe ainsi à l’initiation des jeunes Bobby Jaspar, Jacques Pelzer et surtout René Thomas, dont il est un des premiers – et seuls – professeurs. Sous son nom de guerre (Roger Hodge), Vrancken dirige à la même époque son propre quartette (Hodge-Franck Quartet). Il ralentit ses activités la dernière année de l’Occupation puis, à la Libération, il joue pour les troupes anglaises puis américaines, jusqu’en première ligne.

Il participe bientôt au groupe vocal Les Cherokees aux côtés de Bob Jacqmain, Yetti Lee et Luce Barcy, et enregistre avec cet ensemble en compagnie de l’orchestre d’Ernst Van’t Hoff. De retour à Liège, il travaille au Cotton dans une formation mixte jazz-tzigane. Il travaille encore à Anvers et à Charleroi pendant quelque temps puis décide d’arrêter le professionnalisme, ne se produisant plus que très épisodiquement (notamment avec Robert Grahame, dans le café qu’il reprend au cours des années 50).

En 1959, il décide de tenter un come-back à l’occasion du premier festival de Comblain-la-Tour (où il sera accompagné par les jeunes Jean Lerusse, Willy Donni, etc.). Ce sera pour retomber aussitôt après dans un anonymat dont il ne sortira plus, ne reprenant sa guitare que pour quelques répétitions, hélas sans suite, avec la petite formation swing de Michel Dickenscheid. Il décédera à Seraing, en 2004, à l’âge de 84 ans.

Jean-Pol Schroeder


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JEANNE, Robert (né en 1932)

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Robert Jeanne © Jean Schoubs

Robert Jeanne est né à Liège, en 1932. Musicien autodidacte, il découvre Charlie Parker à la fin des années 40 et se passionne pour le jazz, fréquente la Laiterie d’Embourg et, après y avoir assisté à quelques jams mémorables réunissant Jacques Pelzer, René Thomas et Bobby Jaspar, décide de devenir musicien. Il débute avec des orchestres amateurs locaux, notamment les Bop Lighters en 1952, entre en contact avec Thomas et Pelzer et, dès 1955, participe à plusieurs concerts en Belgique et en Allemagne en leur compagnie. Il découvre Stan Getz et Al Cohn qui deviendront ses principaux modèles.

A fin des années 50, il forme son propre ensemble (répertoire be-bop et cool), le New Jazz Quintet, avec Milou Struvay à la trompette. Réduit à un quartette (Robert Jeanne, Léo Flechet, Jean Lerusse, Félix Simtaine), ce groupe se maintiendra des années durant. Entretemps, Robert Jeanne participe à de nombreux festivals et tournois (Spa, Zurich, Comblain, Dunkerque, Vienne,… ). Il s’efface de 1962 à 1966 car il se lance dans la course automobile.

En 1966, il replonge de plus belle, avec son quartette mais aussi, assez régulièrement, en compagnie de René Thomas ou du trompettiste Richard Rousselet. De 1971 à 1973, il joue dans le groupe de Jack Van Poli, Cosa Nostra, avec notamment le trompettiste américain Charlie Green (prestation au Festival de Prague). En 1974, il est membre du Solis Laeus de Michel Herr. Il travaille aussi avec le pianiste flamand Koen de Bruyn (1976) et, en 1978, il se produit avec Jacques Pelzer dans la comédie musicale “No No Nanette”, au Centre lyrique de Wallonie.

Il s’intègre pendant un moment à l’Act Big Band de Félix Simtaine puis participe (1980) au groupe Saxo 1000, monté en hommage à René Thomas et Bobby Jaspar. En 1982, il forme un nouveau quartette avec Fléchet et des jeunes musiciens. En 1983, il enregistre son premier disque en tant que leader (“Second Live”) avec Léo Flechet, André Klénes et Stefan Kremer .

Peu à peu son quartet se modifie au gré du passage de musiciens tels que Pirly Zurstrassen, Erik Vermeulen, Sal La Rocca, José Bedeur, Frédéric Jacquemin. Nouveau disque en 1992, avec Mimi Verderame, Sal La Rocca (et Frédéric Jacquemin. En 1994, il entre dans le Chapuis Street Big Band et, en 1996, dans l’octet mis sur pied par Mimi Verderame, Jazz Addiction Band. En 1998, il participe au Festival de Jazz de Saint-Louis, au Sénégal, en quartet avec Mimi Verderame, Sal La Rocca et Ivan Paduart. Et, en 1999, une tournée au Nicaragua avec le même quartet. Musicien de jazz et architecte, il est l’exemple rare d’une double carrière, très riche, accomplie en professionnel exigeant.

d’après Jean-Pol SCHROEDER et IGLOORECORDS.BE 


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GRAHAME, Robert (1940-2018)

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Robert GRAHAME est né à Liège en 1940. Dès son enfance, il se met à l’harmonica, puis monte avec son frère un trio vocal. Il découvre le jazz, notamment en fréquentant la famille de René Thomas. Vers 1954, il se produit dans différentes formations de bal comme harmoniciste, puis comme bassiste. Lors de son premier engagement important, comme chanteur, dans l’orchestre de Fernand Lovinfosse, ce dernier lui apprend les premiers rudiments de guitare.

En 1958, il rencontre Jacques Pelzer et les “modernes” liégeois et devient vite un habitué des jam-sessions. Parallèlement, il travaille comme guitariste/chanteur dans l’orchestre de Pol Baud. Il joue dans différentes formations amateurs liégeoises et se produit à plusieurs reprises au Festival de Comblain, où il est remarqué par les critiques français (cité comme révélation dans Jazz Magazine).

Par l’intermédiaire de Jacques Pelzer, il fréquente bientôt les plus grands jazzmen (Lee Konitz, Chet Baker, Bill Evans, Stan Getz… ) et jamme en leur compagnie. En 1966, il monte un quartette avec le saxophoniste Eddie Busnello. Par la suite, il se partage entre le jazz et le “métier”, la variété, travaille comme musicien de studio et compose pour des chanteurs de variété. Il garde néanmoins un contact permanent avec le jazz à travers jams et petits concerts.

Pendant les années 80, il réapparaît plus régulièrement sur les scènes jazz, s’entourant soit de ses anciens compagnons (Bedeur, Liégeois, etc.) soit des musiciens de la jeune génération. Robert Grahame fut un des artisans de la relève du Festival de Comblain pour lequel il a assuré, chaque année, la programmation. Il décède en novembre 2018.

d’après Jean-Pol SCHROEDER


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FAISANT, Raoul (1917-1969)

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Si l’on n’y prend garde le nom même de Raoul FAISANT, que d’aucuns continuent de considérer comme le père du “jazz wallon”, sera bientôt passé définitivement dans l’oubli, lui que l’on tenait dans les années quarante comme l’un des ténors européens. Sic transit gloria….

Né à Flémalle-Haute, en 1917, il s’intéresse dès son plus jeune âge à la musique. Sa famille, une modeste famille ouvrière, ne s’opposait certes pas à cette inclination précoce : au début du siècle, le grand-père de Raoul avait joué au sein du célébrissime orchestre américain de John-Philip Sousa, celui-là même qui apporta aux Belges les premiers accents de musique syncopée en 1900. A six ans, les parents Faisant offrent à leur fils des leçons de piano avec un professeur particulier. Après la flûte et le hautbois, le jeune homme finit pas adopter le saxophone, alto d’abord, ténor ensuite.

Dès 1932, il se produit dans des orchestres de bal et laisse tomber ses études. Il entre pour un temps en usine – aux Tubes de la Meuse -, pour se retrouver bientôt dans la rue, après avoir participé à un piquet de grève. Doté d’une oreille et d’un sens harmonique et mélodique peu communs, il s’est mis à jouer cette musique américaine que diffuse au compte-gouttes l ‘I.N.R. : le jazz.

Raoul Faisant écoute le jazz avec une passion qui dépasse l’intérêt superficiel que lui portent la majorité des musiciens liégeois du moment. Exception faite de Victor lngeveld, déjà parti pour Bruxelles, d’Albert Brinckhuyzen, que Faisant a entendu au sein du Rector’s Club, et puis de Bobby Naret et de Jacques Kriekels avec lequel il va vivre, en 1937, une période de service militaire dont les nuits se passeront bien souvent en jam-sessions furieuses, les premières d’une longue série.

Démobilisé, de plus en plus absorbé par la magie de l’improvisation, il devient professionnel, se produisant à Liège, soit dans les bars du Carré (L’Enfer, par exemple), soit dans des orchestres de bal, celui d’Antoine Barzazzi entre autres. Mais, il n’a pas encore trouvé d’interlocuteurs partageant sa passion pour le jazz, car au bal, on n’improvise pas. Survient alors la guerre. A Liège, comme ailleurs, c’est le début de quatre longues années d’Occupation qui, paradoxalement, vont permettre à Faisant de faire exploser toute cette musique qui est en lui.

Les années de guerre

En 1940, il est au Caveau, dans un orchestre de femmes. Dans cette ambiance soyeuse et feutrée, Faisant prouve dès cette époque qu’il est le musicien le plus authentiquement jazz de la région. S’il est conscient de ses propres progrès, il n’imagine sans doute pas qu’il est déjà devenu le modèle d’une nouvelle génération. C’est en banlieue, à Jemeppe, dans un café appelé La Redoute, qu’il va enfin se trouver pour la première fois des accompagnateurs musclés, aptes à le faire avancer dans la voie du jazz . Willy et Johnny Stoffels, deux musiciens noirs qui ont échoué dans la région, lui donnent des ailes, l’un en lui fournissant un support harmonique enfin consistant à la basse, l’autre en créant pour lui le cadre rythmique qu’aucun batteur n’avait pu lui procurer jusque là.

La Redoute devient vite le lieu de rendez-vous obligé des rares amateurs de jazz, ou de bonne musique tout simplement. C’est à La Redoute que Faisant va rencontrer celle qui sera sa compagne, Reine, saxophoniste elle aussi. Mais c’est une autre histoire. Il reste que La Redoute est le point de départ de l’escalade de Faisant vers les sommets. En 1942 et 1943, entouré de quelques solides comparses avec lesquels il forme un noyau swing des plus percutants, il va faire le tour des établissements de Liège, y semant la bonne nouvelle du jazz contre vents et marées.

Sa sonorité est déjà remarquable par son ampleur et sa puissance, jointes à des dons exceptionnels pour l’improvisation. Entretemps, les Allemands ont interdit la danse; mais cette interdiction, outre qu’elle tolère bon nombre de dérogations, n’est pas de nature à décourager ni les musiciens du noyau swing ni les danseurs. Avec son ami Roger Vrancken, guitariste d’élite, il commence à “bricoler”, cherchant les combinaisons harmoniques les mieux appropriées, les arrangements rythmiques les plus percutants, toutes ces petites choses qui transforment une chansonnette en un morceau swing ! Pendant la soirée, bien sûr, on ne joue pas que du jazz, il faut satisfaire tout le monde. Mais, malgré cela, le noyau swing, de chorus sulfureux en blues lancinants, offre aux Liégeois plus de jazz qu’ils n’en ont jamais entendu.

Outre leurs prestations professionnelles dans des établissements comme L’Observatoire, le Mondial ou L’Etage, Raoul Faisant, Jean Evrard, Roger Vrancken, Victor Baselle, bientôt rejoints par les jeunes Maurice Simon et René Thomas (quinze ans à l’époque), se retrouvent également après journée (after hours) pour des jam-sessions torrides – chez la danseuse Mary Drom par exemple. Et là, plus question de concessions ! Quelques étudiants sont parfois admis dans ces cénacles, ils ont pour noms Jacques Pelzer ou Bobby Jaspar et ils ne perdent jamais une occasion de s’enivrer de la fascinante musique nouvelle.

Faisant est aussi amené, pendant l ‘Occupation, à se produire au sein de grandes formations : il jouera occasionnellement avec Gene Dersin, dès 1942 (mais le big band de Dersin a déjà un excellent ténor soliste en la personne de Jacques Kriekels). Il travaille dans l’orchestre de Gus Deloof qui l’emmène en tournée à Bruxelles et jusqu’en France et le fait participer à quelques séances d’enregistrements. Jusque-là, tout va plutôt bien. Les choses ne se gâtent que lorsque Faisant est réquisitionné pour le travail obligatoire en Allemagne.

Il imagine alors différents stratagèmes pour échapper à l’engrenage et il finit par se retrouver, sous un faux nom, en route vers la Hollande au sein de l’orchestre d’Hubert Simplisse. Et quel orchestre ! Un simple coup d’oeil sur les membres de cette formation donne à penser que, si le leader est accordéoniste, le musette ne doit pas être la seule musique au programme : il y là, outre Raoul Faisant, le trompettiste Jean Evrard, le pianiste Maurice Simon, René Thomas à la guitare, Clément Bourseault à la basse et le batteur hollandais Henk Van Leer. A Amsterdam vont avoir lieu quelques concerts où, malgré la censure allemande (pas d’improvisation, pas de musique anglaise ou américaine), le jazz est au premier rang.

A Liège, le climat général s’est refroidi : la tension est plus forte entre occupant et occupé. Bientôt, Jean Evrard est arrêté et déporté. Faisant ralentit ses activités, il joue encore au Caveau en 1944. Enfin, les Américains arrivent. Commence alors, pour Faisant et pour le jazz tout entier, un âge d’or de quelques années. Faisant – qui vient de passer de 72 à 120 kg – semble être partout à la fois : à Liège, à Bruxelles, en tournée pour les Américains. En 1944, pour Radio Heidelberg, version U.S., il joue avec Vicky Thunus. A Bad Norheim, il retrouve Jean Evrard et, ensemble, ils entreprennent un tournée des restcamps. René Thomas, plus “reinhardtien” que jamais, les seconde la plupart du temps.

Bruxelles et l’après-guerre

En 1945, Faisant s’installe à Bruxelles. On accueille à bras ouverts celui que la presse appelle “le crack liégeois”. Lui et son épouse hébergent pendant de longs mois René Thomas et Sadi. Faisant joue au Métropole dans l’orchestre de Dersin, monté à Bruxelles lui aussi ; au Cosmopolite, dans la formation du trompettiste Joe Lenski. En 1946, les Américains font à Faisant des offres alléchantes, qu’il décline : il vient de se marier et il ne désire pas compromettre déjà ce début de vie de famille.

Entretemps, sa réputation s’est établie dans toute la Belgique et jusqu’en Allemagne – où il est classé numéro un dans différents référendums – et en France : dans le numéro huit de la revue française Jazz Hot (nouvelle série), Faisant est présenté comme “un extraordinaire virtuose du saxophone, s’exprimant aussi bien au soprano qu’au ténor et jouant remarquablement de la clarinette”. En 1947, Don Byas, classé deuxième saxophoniste après Coleman Hawkins au célèbre référendum américain “Esquire”, est à Bruxelles : lui et Faisant vont se livrer une nuit entière à un véritable “combat des chefs” dont Faisant sortira vainqueur. Il est, pense-t-on, à l’aube d’une toute grande carrière.

Pendant tout ce temps, Faisant n’a jamais perdu le contact avec Liège : il y est revenu à différentes reprises, notamment en avril 1946 pour une  monstre organisée par le Hot Club de Belgique au Mondial, jam au cours de laquelle Faisant avait partagé l’affiche avec ses anciens élèves réunis au sein des Bob Shots ! Il y était revenu également pour deux engagements importants, l’un aux Dominicains (avec d’autres élèves : Sadi, Jean Fanis, Maurice Simon), l’autre au Cotton. Il avait effectué une nouvelle tournée avec Gus Deloof. Mais, au moment de la rencontre avec Byas, les beaux jours sont presque finis pour lui et c’est définitivement, et plus en vedette, qu’il va bientôt revenir à Liège.

En effet, le jazz est à un tournant décisif de son histoire : déjà, la parole de Charlie Parker a frappé de plein fouet les jeunes Pelzer, Jaspar, Sadi, Thomas. Le grand public, qui n’avait accroché au jazz que comme à une mode passagère, sans le comprendre, s’émoustille désormais à l’écoute de rengaines pseudo-exotiques. Ceux qui veulent vivre du jazz se condamnent à la bohème ou à l’exil. Les autres arrêtent le métier ou se contraignent à jouer, de mode en mode, d’autres musiques. Faisant alternera entre ces deux dernières options, exerçant tantôt un autre métier (commerçant, cafetier), se produisant à d’autres moments dans les orchestres les plus ringards pour gagner sa vie. Mais, toujours, il parviendra à pimenter une soirée musicale fade de traits fulgurants et inattendus.

Le déclin

Pendant les années 50, il jouera dans les orchestres de Jean St-Paul, Jimmy Cordy, Maurice Bastin, Jean Sauer et bien d’autres. Malgré l’incompréhension croissante qui l’entoure (les amateurs de jazz ne jurent que par le moderne, les autres ne veulent que du cha-cha-cha puis plus tard du rock’n roll, du twist, etc.), il est toujours aussi perfectionniste. Exigeant pour lui-même, il ne l’est pas moins avec ses partenaires ou avec ses élèves. En 1957, la chance lui tend les bras une seconde fois : un organisateur de spectacles s’étant souvenu de lui ou l’ayant découvert lors d’un des rares concerts qu’il donnait encore pour des associations, lui fait signer un contrat de quatre mois pour la Finlande. Il se produira principalement à Helsinki, à la Cabane du Pêcheur, un cabaret chic pour diplomates et hommes d’affaires.

Soudain, c’est comme si tout était à nouveau possible : on lui propose un contrat pour Moscou, un autre pour Calcutta et Bombay. Mais Faisant décline, pour des raisons familiales. Dès lors, la vraie descente aux enfers va commencer. Ironie du sort, au Festival de Knokke en 1958, c’est Raoul Faisant, venu pour y gagner sa vie dans un orchestre commercial (pour la danse), qui sauvera au pied levé le concert de Coleman Hawkins, trop ivre pour pouvoir s’en sortir seul. Un moment de triomphe pour mieux replonger dans l’oubli au début de ces années 60 qui furent, pour le jazz, les plus tristes et les plus accablantes.

Pas une seule fois le nom de Faisant n’apparaîtra à l’affiche du Festival de Comblain, de 1959 à 1966. “On prenait Raoul Faisant pour un vieux con, je ne m’en mordrai jamais assez les doigts” avoue Milou Struvay, étoile montante de cette même époque. Et pendant que bons et mauvais jazzmen jouent dans le Grand Pré de Comblain, Faisant, bougon, travaille au Casino de Chaudfontaine, refusant bien souvent de se lever pour prendre un solo. Après avoir assisté, étrangement indifférent, à la révolution bop, il entend, sans les écouter vraiment, les premiers débordements free, lui qui avait sans doute été le premier musicien européen à maîtriser vraiment les harmoniques supérieurs.

En 1965, Faisant sera pour la dernière fois le héros de la fête dans cette ville de Liège qu’il n’a jamais quittée : le gala des “25 ans de jazz en Wallonie” organisé au Trocadéro, c’est un peu un hommage à celui que Nicolas Dor présente, quand il entre sur scène, comme le «père spirituel de tout le jazz wallon». Faisant prouvera ce soir-là qu’il est toujours un grand musicien : point d’orgue de cette soirée, un “Body and Soul” qui en étonna plus d’un dans la salle, où beaucoup de spectateurs entendaient le nom de Faisant pour la première fois !

Après ce dernier soir triomphal, il rentre dans l’ombre pour de bon. Et comme les juke-boxes ont remplacé un peu partout les orchestres, il connaît des jours de plus en plus difficiles. Une triste journée de 1969, il assiste aux obsèques de Maurice Simon, tué lui aussi par l’indifférence. Quelques semaines plus tard, alors qu’il joue à la frontière française – et le saxophoniste italien Gianni Basso se souvient que certains soirs, il pouvait encore jouer comme un dieu – Raoul Faisant meurt. Jusqu’à la fin, il aura combattu pour cette musique qui l’avait séduite 30 ans plus tôt. La presse locale évoquera discrètement la disparition d’un des plus grands jazzmen européens, qui ne laissa même pas derrière lui, en guise de consolation, quelques disques-témoins à la mesure de son génie.

 Jean-Pol Schroeder


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HOUBEN, Steve (né en 1950)

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Steve Houben, avec le Rhoda Scott Quartet (2016) © Jean-Louis Piraux

Steve HOUBEN est né à Liège, le 19 mars 1950 dans une famille de musiciens (une mère pianiste classique, un père jazzman amateur et un cousin qui se trouve être un des géants du jazz belge, Jacques Pelzer). Houben commence par tapoter sur le piano de la maison, puis se met à l’étude de la flûte traversière à l’âge de douze ans. Il chante aussi (son idole est alors Frank Sinatra !) dans un petit orchestre amateur. Bientôt, il découvre le jazz.

A l’âge où les adolescents de cette époque écoutent les groupes pop, Steve Houben se plonge dans l’univers de Chet Baker, Gerry Mulligan, Lee Konitz, Ray Charles. Il décide de faire plus ample connaissance avec son illustre cousin. C’est au Jazz Inn, à Liège, en 1966, qu’il entend pour la première fois le quartette Thomas-Pelzer. C’est le coup de foudre, tant pour la musique elle-même que pour ce milieu jazz qui le fascine d’emblée. Dès ce moment, il commence à fréquenter la maison du Thier-à-Liège où l’attendent les rencontres les plus colorées et les plus passionnantes. Pendant l’hiver 1968-1969, Steve Houben accompagnera son cousin à Paris, il y rencontre Archie Shepp, Ornette Coleman, Cal Massey, la crème des musiciens free américains.

C’est donc baigné de free-jazz (Pelzer lui-même donne dans la “New Thing” à cette époque) qu’il rentre à Liège. Et quand son cousin lui prête son saxophone en plastique (la grande mode à l’époque), c’est tout naturellement en jouant ce type de jazz éclaté qu’il va faire ses débuts au saxophone. li décide d’approfondir ses connaissances musicales et entre à cette époque au Conservatoire de Verviers où il décroche, quelques années plus tard, un premier prix de flûte et de musique de chambre.

Entretemps, lassé du free, il s’est remis à écouter les musiques les plus diverses, passant des nuits entières avec Guy Cabay à s’imprégner bien entendu de jazz mais aussi de musique technique, de musique classique, de soul music, etc. Il découvre également le jazz-rock de Weather Report. C’est du brassage de ces diverses influences que va naître le premier groupe important auquel va participer Houben : Open Sky Unit, qui démarre fin 1973. Autour de Steve Houben et de Jacques Pelzer, on trouve quatre musiciens de la jeune génération : Guy Cabay (vb), Janot Buchem (b), Micheline Pelzer (dm) et le pianiste américain Ron Wilson.

L’ère des jams est passée et Open Sky Unit est un groupe fixe, sérieux, qui prend le temps de mettre en place un répertoire de compositions originales (de Ron Wilson surtout). Le groupe – auquel se joint quelquefois le percussionniste Papa Oye Mc Kenzie – tiendra plus d’un an, une performance pour un orchestre jazz à cette époque. C’est avec O.S.U. que Steve Houben effectuera ses premières tournées (notamment en Tunisie) et enregistrera son premier disque. A la dissolution de l’orchestre, il monte avec Guy Cabay un nouveau groupe, orienté cette fois vers l’univers des standards : Merry-Go-Round.

A l’époque, Houben pense surtout à apprendre encore et encore. Le 31 décembre 1975, il s’envole vers les USA afin d’y suivre les cours du fameux Berklee College of Music, considéré alors comme le nec plus ultra de l’apprentissage du jazz. Boston sera pour lui l’occasion non seulement d’étudier (essentiellement l’arrangement et la composition) mais aussi de jammer, tous les soirs, en compagnie de dizaines de musiciens venus de tous les horizons. C’est avec quelques-uns d’entre eux qu’il monte le groupe Solstice, avec lequel il revient en Belgique en 1977. On y trouve trois musiciens belges : Michel Herr (p), Janot Buchem (b) et Steve Houben, et trois Américains : John Thomas (g), Eddie Davidson (dm) et Greg Badolato (ts, ss). Avec eux, Houben enregistre au studio Dickenscheid son premier album en tant que leader, invitant même Chet Baker en personne à se joindre au groupe pour un des morceaux.

Après une série de concerts en Belgique et en Hollande, Houben et Badolato repartent pour Boston. Nouvelles leçons (il aura notamment l’occasion d’étudier avec Michael Gibbs, Herb Pomeroy, Steve Grossman, etc.), nouvelles jams (notamment en compagnie du guitariste Mike Stem, encore inconnu à l’époque, et d’aînés comme George Coleman) et nouveau retour au bercail en 1978 avec un groupe constitué cette fois de 80 % d’Américains : il s’agit de Mauve Traffic où l’on retrouve Houben et Badolato entourés du bassiste Kermit Driscoll, du batteur Vinnie Johnson et de Bill Frisell, qui deviendra par ses idées nouvelles un des grands noms du jazz des années 80.

Mauve Traffic connaîtra un succès considérable, succès personnel aussi pour Steve Houben. Le groupe propose un jazz fortement coloré de funk, inspiré de la musique des Brecker Brothers, une musique pleine de punch et d’énergie qui va séduire toute une frange nouvelle du public, hostile au jazz jusque là. Le groupe se maintiendra pendant deux ans environ, avec quelques interruptions et quelques renforts : Michel Herr ou Denis Luxion, par exemple. Entretemps, en 1979, Houben a mis à profit son expérience des écoles de jazz américaines pour créer, avec Henri Pousseur, le Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège, une première en Belgique. Les premiers instructeurs du Séminaire seront d’ailleurs les musiciens de Mauve Traffic, Steve Houben se réservant les cours de saxophone et d’harmonie.

Steve Houben et Jean-Pierre Froidebise © Foyer culturel de Sprimont

Parallèlement à cette activité pédagogique, il entamera, après Mauve Traffic, une période free-lance qui va asseoir sa réputation, non seulement en Belgique mais à l’étranger. Il se produit simultanément dans une multitude d’orchestres belges : Saxo 1000, Act Big Band, Rousselet Quintet (tournée en Afrique), New Bop Friends, Lemon Air, Tenth Gate, etc. Hors de Belgique, il joue dans le Big Band de Peter Herboltzheimer, dans l’orchestre de l’U.E.R. dirigé, à Londres, par Kenny Wheeler, à Prague aux côtés du pianiste Emil Vicklicky, en Tunisie avec Safi Boutella, etc. C’est pendant cette période d’activité intense qu’il enregistre un superbe LP en compagnie de Chet Baker, et que, à l’autre bout du spectre, il pratique une musique plus expérimentale en duo avec Bill Frisell à Paris, ou avec Garett List à Liège et Bruxelles.

A l’occasion, il reforme l’un ou l’autre quartette éphémère à son nom mais il faut attendre 1983 pour le retrouver au centre d’un projet personnel d’envergure : Steve Houben+Strings apparaît d’ailleurs comme l’événement de cette année 1983. Ce vieux rêve de presque tous les solistes de jazz – se faire accompagner par un orchestre à cordes – Steve Houben le réalise avec, d’une part les pianistes/compositeurs Michel Herr et Dennis Luxion, le vibraphoniste Guy Cabay, le bassiste Michel Hatzigeorgiou et le batteur Mimi Verderame, et d’autre part, un ensemble de 14 violons et violoncelles dirigés par Georges Elie Octors. L’entreprise est couronnée de succès, et ce, auprès d’un public assez large, ce qui achève de faire de lui un des seuls musiciens de jazz belges dont le nom soit connu au-delà du cercle des aficionados.

Steve Houben © lesfestivalsdewallonie.be

Bientôt, il commence à travailler en duo avec le pianiste Charles Loos, produisant un jazz de chambre intimiste qui lui aussi séduira un large public. Houben fréquente également avec régularité les studios d’enregistrement, s’y affirmant tantôt comme un bopper averti (Houben/Herr meets Lundy/Washongton), comme un partisan de l’aventure musicale (B. Mottart : Weirdo’s Dance) ou comme un défenseur de l’esthétique européenne (Juvia de Diederick Wissels, Paolo Radoni, etc.). Il accompagne les chanteuses Maurane (Trio Houben/Loos/Maurane) et Viktor Laszlo puis, en 1986, il se lance dans un nouveau méga-projet : Cocodrilo concrétise son désir de se frotter aux synthétiseurs. Avec les claviéristes Olivier Truan (Suisse) et Diederick Wissels et de nouveau Hatzigeorgiou et Verderame, il met au point un répertoire soigné et policé, reposant sur une infrastructure électronique sophistiquée où l’improvisation n’a pour ainsi dire pas de place. Cocodrilo, qui avait tout pour plaire aux amateurs de fusion, n’eut cependant pas le succès escompté ; Houben doit annuler une tournée au Japon et il revient bientôt à une formule plus traditionnelle.

En 1987, il monte un des meilleurs groupes qu’il ait jamais eu jusque là : avec Diederick Wissels au piano (acoustique cette fois), Hein Van de Geyn (le prodigieux bassiste hollandais) et le jeune batteur Dré Pallemaerts, il produit une musique néo-bop de haut niveau. En tant que soliste, il est désormais un des seuls spécialistes européens de la flûte (avec Nicolas Stilo et quelques autres) et remarquable par un phrasé hérité de Parker via Cannonball Adderley, mais actualisé d’une façon européenne et déjà très personnelle. On le retrouve encore dans diverses combinaisons en compagnie du pianiste français Michel Graillier, puis aux côtés du trompettiste yougoslave Dusko Goykovich, du contrebassiste italien Ricardo Del Fra et du batteur américain Al Levitt, pour l’enregistrement d’un très bel album de standards encore inédit à ce jour. Fin 1988, après un engagement à Bangkok avec Jacques Pirotton, Sal La Rocca et le jeune batteur américain Rick Hollander, il est invité, signe de reconnaissance suprême, à se produire dans le big band de Gerry Mulligan.

d’après Jean-Pol SCHROEDER

“An American Songbook” © orcw.be

A l’occasion de l’année Adolphe Sax, en 1994, Steve Houben a enregistré “Steve Houben invite…” avec un septet comprenant 4 saxos. Il a également enregistré avec le Pirotton/Houben/Pougin Trio ainsi que d’autres groupes dont il est le leader. Il apparaît notamment aux côtés d’Ivan Paduart dans True Story.

En 2000, Steve Houben reçoit le “Django d’Or” du jazz belge. En février 2001, Toots Thielemans l’invite à ses côtés au Théâtre de la Monnaie, à l’occasion de sa “carte blanche”. En compagnie de Michel Herr, de la soprano Julie Mossay et de l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie, il crée le projet “An American Songbook”. Steve Houben est élu à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en mai 2010. En 2016, il reçoit le titre d’officier du Mérite wallon.

Steve Houben a également toujours manifesté un grand intérêt pour les musiques du monde. Avec Alain Pierre, il est notamment membre du groupe belgo-tunisien Anfass, avec lequel il a enregistré et joué de nombreux concerts en Europe et en Tunisie. Il a également formé, avec le percussionniste Didier Labarre, le groupe Cuban Breeze. Son travail avec le groupe Panta Rhei ou avec le compositeur brésilien Marito Correa sont d’autres exemples de son ouverture vers d’autres styles musicaux.

d’après JAZZINBELGIUM.BE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Jean-Louis Piraux ; Foyer culturel de Sprimont ; lesfestivalsdewallonie.be ; orcw.be | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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RASSINFOSSE, Jean-Louis (né en 1952)

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Jean-Louis Rassinfosse © D.R.

Le jazz belge n’a jamais manqué de cuivres. Par contre, il fut un temps où, pour trouver une rythmique solide et efficace, il fallait souvent chercher en dehors de nos frontières. Jean-Louis Rassinfosse fut le premier représentant d’une nouvelle et prestigieuse génération de bassistes tous azimuts (du coup de pouce électrique de Michel Hatzigeorgiou ou Benoît Vanderstraeten au profond traditionalisme de Philippe Aerts, Hein Van de Geyn ou Sal La Rocca).

Né à Bruxelles en 1952, il commence à jouer de la guitare au début des années 60. Dès cette époque (où le yé-yé est roi), le jazz l’intrigue et l’intéresse. Il décide bientôt de passer de la guitare à un instrument qui le fascine: la contrebasse. Il s’associe d’abord à des “dixielanders” (André Knappen, Pol Closset…) puis rencontre Charles Loos et commence à travailler avec lui (1975), un jazz plus moderne.

Il devient un bassiste apprécié de visiteurs de marque comme Bill Coleman, Slide Hampton, Sal Nistico ou Carmel Jones. Il commence à voyager et, lors d’un engagement au Festival d’Antibes-Juan-Les-Pins, il travaille dans une espèce d’orchestre-maison chargé d’animer les jams post-festival. Il accompagne ainsi des musiciens comme Martial Solal ou Sam Rivers. C’est également à cette époque que Rassinfosse fait la rencontre, décisive, de Chet Baker dont il sera pendant plus de dix ans un des partenaires privilégiés. En 1976, il accompagne Chet lors d’une tournée en Italie et en Sicile : il goûte pour la première fois aux charmes (et à la profondeur) du jazz intimiste que dégage le trio sans batterie du trompettiste. Chet Baker apprécie le travail de Rassinfosse et plusieurs albums scelleront leur collaboration.

De retour en Belgique, Jean-Louis Rassinfosse devient un des bassistes les plus actifs de la scène belge, avec Roger Vanhaverbeke et Freddie Deronde. Il travaille avec Sadi, Etienne Verschueren, Jacques Pelzer, Philip Catherine, Michel Herr, Richard Rousselet, Bruno Castellucci, etc. A l’occasion, il accompagne – souvent avec Félix Simtaine – des musiciens comme Chet Baker, Tete Montoliu, Pepper Adams, Kay Winding, etc. Après avoir enregistré avec Chet Baker un premier disque (“Two A Day”), il le suit à nouveau en tournée (1979).

Parmi les autres participants à ce périple européen, qui durera plus d’un an, figurent le pianiste Horace Parlan et le guitariste Doug Raney. Ce voyage assied la réputation de Rassinfosse qui, à son retour, devient omniprésent sur la scène belge, jouant et enregistrant dans les orchestres les plus marquants de l’époque (Act Big Band, Saxo 1000, Loos-Badolato Quintet) ainsi qu’aux côtés de Paolo Radoni, John Ruocco, Richard Rousselet, Steve Houben, Dennis Luxion, Jack van Poil, Toots Thielemans, etc.

Jean-Louis Rassinfosse © Saskia Vanderstichele

Il fait également ses débuts dans l’enseignement, au sein du fameux “Séminaire de Jazz” du Conservatoire de Liège et il participe aux activités des “Lundis d’Hortense” dont il est un des membres fondateurs. En 1983, il forme un trio à son nom avec Dennis Luxion et Fabien Degryse et entame une longue série de concerts en Europe avec Chet Baker et Philip Catherine d’une part, avec Philip Catherine et Aldo Romano d’autre part.

Il se produit aussi au Zaïre (aujourd’hui RDC) avec Rousselet et Herr (1984 et 1986), au Festival de jazz de Singapour ( 1985) et participe à la tournée européenne de Philly Joe Joncs et Clifford Jordan. Il joue en Espagne avec Deborah Brown (1987), au Zaïre et au Bénin avec Charles Loos, tandis qu’en Belgique, il continue à accompagner en free-lance les musiciens de passage (Barney Wilen, Michel Petrucciani, George Coleman, Joe Lovano, Bob Mover, Sal Nistico, etc.) comme les Belges (Jacques Pelzer, Jean Linsman mais aussi les jeunes Pierre Bernard, Phil Abraham, Dré Pallemaerts, Diedrick Wissels, etc).

Il s’associe au vibraphoniste américain Dave Pike et au pianiste Klaus Ignatzek avec lequel il accompagne Joe Henderson. Entretemps, après l’expérience du “Séminaire”, il poursuit son activité pédagogique lors de différents stages d’été (Dworp, Floreffe, etc.) ainsi qu’au Conservatoire de Bruxelles.

La notice biographique d’un bassiste ou d’un batteur se réduit le plus souvent à l’énoncé, quelque peu fastidieux,  des musiciens qu’ils 0nt accompagnés. Jean Louis Rassinfosse mérite mieux que ce catalogue : musicien lucide et intelligent, il est non seulement un des grands solistes des années 70-80, profondément ancré dans la tradition, mais ouvert aux nouvelles émergences du jazz, comme en témoigne son travail dans un trio avec Eric Legnini et Stephane Galland.

Il reste aussi un amoureux du jazz, soucieux de sa diffusion, un grand “écouteur” (capable aujourd’hui encore d’apprécier Jimmy Blanton comme Scott La Faro, Red Mitchell, Niels Pedersen ou John Patitucci) et un musicien conscient des dimensions humaines du jazz : “(…) Ce qui me paraît important, c’est le sens «démocratique» du jazz (…), une des seules musiques de ce monde, qui approche la démocratie : les individus sont importants mais aussi le groupe qui est plus que la somme des individus. Chacun a un temps de parole, chacun a le droit d’être écouté par les autres. (…). Dans le jazz, chaque instrument a sa liberté dans la contrainte, a la liberté de ses moyens, et la contrainte est la même pour tout le monde…” (extrait d’une interview publiée dans le Jazz in Time n° 5, en 1989).

d’après Jean-Pol SCHROEDER

Il fait actuellement partie de différents groupes dont le trio L’Âme des poètes, le duo avec le pianiste classique Jean-Philippe Collard-Neven, le quintette de Bart Quartier, l’European Swing trio, le trio avec John Ruocco et Félix Simtaine, le trio de Claudio Roditi avec le pianiste allemand Klaus Ignatzek, Jordi Rossy, Gustavo Bergalli, et la regrettée chanteuse roumaine Anca Parghel. Il a enregistré sous son nom l’album “Crossworlds” qui réunit ses deux groupes phares : L’Âme des poètes et le quintette de Klaus Ignatzek. D’autre part, ses talents d’humoriste sont mis en valeur dans un spectacle parodique, “Le Reliquaire des Braves”, et dans sa collaboration à l’écriture des deux derniers spectacles de la “Framboise Frivole“.

[source : JAZZINBELGIUM.BE]


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LALLEMAND, Pol Sadi dit SADI (1927-2009)

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Sadi © J.Knaepen

Sadi est né à Andenne le 23 octobre 1927. Chanteur, bongoïste, showman, arrangeur-compositeur, «Fats» Sadi Lallemand, alias Sadi, fut surtout le premier Européen à s’imposer comme vibraphoniste. Il fait partie de cette poignée de musiciens belges connus dans le monde entier. Sadi affronte le public dès l’âge de neuf ans : avec l’aide de son père, il a mis au point un numéro de music-hall dans lequel il joue du xylophone. C’est vers 1938 qu’il découvre le jazz, à travers les disques de Louis Armstrong. Enthousiasmé, il essaie d’adapter les phrases d’Armstrong à son instrument, mais il comprend rapidement que, s’il veut arriver à un résultat valable, il lui faut faire l’acquisition d’un vibraphone.

Entretemps, il a découvert les enregistrements de Lionel Hampton auquel il va s’identifier pendant quelques années. C’est ainsi qu’en 1941, à l’âge de quatorze ans, Sadi est un des premiers musiciens belges, sinon le premier, à adopter le vibraphone comme instrument principal. Pendant l’Occupation, il s’applique à domestiquer son instrument, en parfait autodidacte, tout en continuant à collectionner les 78 tours de Hampton. De sorte que, à la Libération, c’est un musicien d’un niveau plus qu’honorable qui fait son apparition dans le monde du jazz belge. Devenu professionnel, il joue pour les Américains ; il a monté son propre combo, le Sadi ‘s Hot Five dans lequel il engage bientôt un jeune pianiste, Jean Fanis, qui sera, bien des années plus tard, un de ses fidèles compagnons de route.

Il part ensuite pour Bruxelles où il retrouve Raoul Faisant. Celui-ci l’avait entendu jouer du xylophone quelques années auparavant et lui avait dit qu’il l’engagerait dès qu’il saurait jouer du vibraphone ! Sadi habite quelques mois chez les Faisant (qui hébergent également René Thomas) et il parfait son éducation musicale au contact de celui qu’il appellera toujours “Le Père”. A cette époque, Sadi, qui travaille aussi avec le pianiste Vicky Thunus, est déjà un musicien coté et le périodique “Jazz” parle de lui dès 1945 comme du “Hampton belge”. En 1946, il suit Faisant à Liège et joue avec lui ; en même temps, il se mêle de plus en plus à une bande d’étudiants fous de jazz (Jacques Pelzer, Bobby Jaspar,… ) en train de devenir la coqueluche de la ville.

Sadi est bientôt membre à part entière des Bob-Shots, jouant du vibraphone (mais aussi du piano de temps à autre) sans négliger à l’occasion de chanter l’un ou l’autre thème, son plus grand plaisir étant de pasticher Louis Armstrong ou Fats Waller, comme en témoigne un acétate récemment redécouvert. Les membres des Bob-Shots étant encore étudiants pour la plupart, Sadi ne peut se contenter de ce seul orchestre et il travaille parallèlement avec Vicky Thunus, Gus Deloof, Raoul Faisant, René Thomas, etc. un peu partout en Belgique et aux alentours. Mais c’est au sein des Bob-Shots qu’il se sent vraiment chez lui ; c’est avec eux qu’il reçoit, en 1947, le choc du be-bop !

Stupéfaction, sur certains des disques de Parker et de Gillespie, on entend un vibraphoniste et quel vibraphoniste ! Milt Jackson séduit presque immédiatement Sadi. Comme Pelzer s’attaque à la tâche épuisante (mais passionnante !) de comprendre et de reproduire les chorus du Bird, Sadi suit à la trace la moindre idée de Milt Jackson, partageant avec ses compagnons le mérite d’avoir été un des premiers Européens à oser s’attaquer au bop : c’est la période de l’Océan (club où se produisaient les Bob-Shots version bop). Hélas, l’ère des Bob-Shots touche à sa fin, et la musique qu’ils jouent désormais ne plait pas à tout le monde, c’est le moins qu’on puisse dire.

En 1949, Sadi se produira encore en leur compagnie (avec Franey Boland au piano) au Festival de Paris, au même programme que Charlie Parker et Miles Davis, et il enregistre quelques 78 tours qui permettent de se faire une idée de la richesse et de la fluidité auxquelles était parvenu son jeu dès avant 1950. Mais, en réalité, les Bob-Shots n’existent déjà plus en tant qu’orchestre régulier. Sadi joue surtout en Allemagne, avec Thunus notamment, une musique qui n’a plus grand chose à voir avec le jazz et moins encore avec le bop. L’éphémère popularité du jazz, suite à la Libération, n’est déjà plus qu’un souvenir.

En 1951, Sadi part pour Paris, espérant pouvoir s’y consacrer au jazz, comme Bobby Jaspar et Benoît Quersin quelque temps auparavant. Ses débuts dans la capitale française seront plutôt difficiles : le vibraphone n’est pas le genre d’instrument qu’on transbahute sans problèmes d’une jam à l’autre, là où se font et se défont les amitiés et les contrats. Sadi se retrouve isolé et sans travail. Il finit par trouver un engagement dans un orchestre “typique”, mais pour y jouer des bongos. Il a néanmoins un pied dans l’étrier et, en 1952, il entre dans la formation d’Henri Renaud au Boeuf sur le Toit, cette fois comme vibraphoniste.

Petit à petit, il s’intègre au milieu du jazz parisien et, en avril 1953, il est appelé par Django Reinhardt pour une séance d’enregistrement (qui sera en fait la dernière du grand guitariste, mort quelques semaines plus tard). La même année, il travaille au fameux Ringside, lieu de passage des grands jazzmen U.S. Puis il part pour Monte-Carlo avec Jack Dieval ; il y retrouve Bobby Jaspar, revenu en France depuis peu, et il le rejoint dans l’orchestre d’Aimé Barelli pour une longue tournée des villes françaises. C’est le départ d’une période faste. La réputation de Sadi est désormais bien établie : il est le meilleur vibraphoniste européen! Son nom apparaît dans presque tous les numéros de Jazz Hot et il se retrouve premier dans les référendums, catégorie “autres instruments”.

Sadi

Pendant deux ou trois ans, il est de tous les coups, de tous les enregistrements, jouant aux côtés de Martial Solal, Kenny Clarke, Don Byas, Bobby Jaspar, Christian Chevalier, Stéphane Grapelli. Il travaille également dans la formation-laboratoire d’André Hodair et chante dans les Blue Stars, le groupe vocal de Blossom Vearie. En 1955, il monte pour la Rose Rouge un big band hors du commun (avec entre autres Jaspar, JeanLouis Chautemps, Jay Cameron, Roger Guérin) ; big band qui, chose rarissime en Europe, se produit tous les soirs. Cette nouvelle expérience révèle à ceux qui l’ignoraient encore ses qualités de compositeur et d’arrangeur. Sa réputation s’étend désormais jusqu’aux Etats-Unis où son disque obtient quatre étoiles dans la revue Metronome et est publié sous le label Blue Note ; il est classé dans le poll de Down beat.

A la fin des années 50, il joue et enregistre quelques très belles plages avec Lucky Thompson à Cologne et il revient en Belgique, en 1959, pour le premier Festival de Comblain-La-Tour. Mais, de nouveau, les temps changent : Paris voit sa grande époque jazz se terminer peu à peu et le jazz en général se prépare à la chute libre. De plus en plus, les jazzmen doivent se “reconvertir”, dans la variété surtout. En 1961, Sadi quitte Paris et revient à Bruxelles où, peu de temps après, il entre dans l’orchestre d’Henri Segers à la RTB ; il y restera jusqu’à sa dissolution en 1965.

Entretemps, Sadi a renoué avec ses anciens compagnons et a monté un quartette à son nom, avec Jean Fanis, Roger Van Haverbeke et Vivi Mardens ou Al Jones à la batterie. Encore très présent dans les studios d’enregistrement, il grave quelques plages avec un European All Stars (Solal, Mangelsdorff, Goykovich,…), avec Don Byas et en dirigeant également plusieurs séances à son nom. En 1965, il retrouve le temps d’un concert son vieil ami Raoul Faisant, tristement confiné lui aussi dans la variété. Dès 1965, Sadi envisage de monter un show à l’américaine ; ce n’est qu’en 1969 que la RTB diffusera le premier “Sadi Show”. De 1969 à 1974, quatre shows seulement seront montés et Sadi abandonne la partie.

Toujours aux frontières de la variété, il est engagé par Caterina Valente pour une tournée mondiale (Amérique, Afrique, Japon, Russie). Entretemps, il est passé de la RTB à la BRT, dans l’orchestre dirigé par Etienne Verschueren. Il y restera de nombreuses années, participant aux tournées des solistes de l’orchestre. Parallèlement, il garde toujours un quartette qui grave quelques beaux disques. Sur l’un d’eux figure une composition de Sadi qui sera utilisée par Claude Nougaro pour sa chanson “Maîtresse”.

Mais, de plus en plus, la lassitude s’empare de lui. Découragé par le peu d’intérêt que suscite la musique pour laquelle il s’est battu toute sa vie, déçu de la manière dont les pouvoirs publics et les médias négligent le jazz, ébranlé par la mort de son épouse, il se retire tout doucement de la scène, limitant ses apparitions au strict minimum. Lorsqu’il reçoit le questionnaire initial envoyé aux musiciens en préparation de ce dictionnaire, à la question “Quels sont vos projets ? “, il répond amèrement : “Dormir. Cette époque ne me convient plus”. Triste conclusion d’une des trois ou quatre plus brillantes carrières de jazzmen belges.

Il reçoit un Django d’Or en 1996 et est élu “vibraphoniste européen de l’année” en 1998, à l’issue d’un référendum organisé par les radios de la RTBF et de la VRT. Mais il décide néanmoins, cette même année 1998, de ne plus se produire sur scène. Affaibli par la maladie d’Alzheimer, il meurt à l’hôpital de Huy d’une infection nosocomiale, le 20 février 2009.


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RADONI, Paolo (1949-2007)

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Paolo Radoni © Igloo Records

Le jazz belge n’a jamais manqué de guitaristes de talent. Dans la génération née aux alentours de 1950, deux noms se détachent dans le monde des cordes : Philip Catherine et Paolo Radoni. Si le second est moins connu, il n’en reste pas moins un musicien d’une grande solidité et un personnage clé de la scène jazz belge : enseignant, animateur, compositeur et avant tout soliste, Paolo Radoni a également joué un rôle prépondérant dans l’expansion des “Lundis d’Hortense”.

Né à Montenotte, en Italie, en 1949, Paolo Radoni se passionne pour la musique dès son adolescence. Sensible aux divers environnements musicaux que lui proposent son Italie natale, puis la Belgique où ses parents s’installent alors qu’il n’est encore qu’un enf anant, il s’intéresse à différents genres (classique, folklore, variétés,… ) avec une prédilection pour l’univers sonore lié au rock, au jazz et à leurs satellites. A l’âge de 13 ans, il étudie la guitare en autodidacte et, lorsqu’il entre en contact avec d’autres musiciens et monte ses premiers groupes, c’est tout naturellement vers une musique mixte de jazz, de rock et de blues qu’il se dirige.

De 1968 à 1971, Paolo Radoni fait partie du mythique Here and Now, formation que l’on pourrait difficilement rattacher à une étiquette précise : il s’agit d’une espèce de blues-rock progressif assez corrosif produit par de futurs champions de la musique “parallèle” (Marc Hollander, Denis Van Hecke, Vincent Kenis, Daniel Denis) dont aucun, Radoni excepté, ne fera de carrière dans le jazz, mais qui se retrouveront aux premières places dans des formations expérimentales comme Aksak Maboul par exemple.

Après  Here and Now, nouveaux groupes, nouvelles légendes : Kleptomania (1971) puis Arkham (1972), avec Daniel Denis et Jean-Luc Manderlier. Si Kleptomania propose une musique plus franchement rock, la démarche d’Arkham se situe plutôt dans la lignée de groupes comme Soft Machine, ancrés aux frontières du Progressive Rock et du Jazz-Rock… Les phrases se rapprochent désormais d’un tempérament jazz que Radoni commence à ressentir de manière plus précise : de 1972 à 1974, il oriente d’ailleurs son étude de la guitare vers les notes bleues, cherchant à comprendre les mécanismes techniques et harmoniques par lesquels se libère la pulsion jazz, réalisant que ce n’est pas là une simple affaire de “mécanisme” précisément, mais que l’approche du jazz implique une vision de la musique radicalement autre.

L’heure de la relève n’a malheureusement pas encore sonné et, Paolo Radoni le découvre rapidement, le jazz ne paie pas ! Ayant depuis longtemps décidé de se consacrer entièrement à la musique, il se remet donc à travailler dans la variété, accompagnant la chanteuse Ann Christy et le chanteur jamaïcain James Lloyd. En même temps, il poursuit diverses expériences musicales (en 1977, il enregistre avec Aksak Maboul). C’est en 1978 que se situent ses débuts dans la sphère jazz proprement dite, alors en pleine réorganisation : il travaille bientôt avec Félix Simtaine, Jean-Louis Rassinfosse,… et découvre par la même occasion le milieu jazz bruxellois, puis européen.

Aux Pays-Bas, il forme un groupe avec le pianiste Nol Sicking ; en Suisse, il s’associe à la pianiste/chanteuse Christine Schaller, qu’il fera bientôt connaître au public belge. Le groupe s’appelle Travelers et il tiendra trois ans environ ; aux côtés de Radoni et de Schaller, on trouve le bassiste Pavel Pesta et le batteur Philippe Steahli. En 1978 est publié sous le label suisse KBL – au nom de Paolo – l’album “Vento”, enregistré en majeure partie à Genève, à l’exception de deux faces gravées aux studios Shiva à Bruxelles. Belgo-suisse, cet album l’est également par les musiciens qui s’y font entendre : le personnel de base est celui de Travelers, exception faite du bassiste qui est pour l’occasion Jean-Louis Rassinfosse.

Sur les deux titres enregistrés en Belgique, on trouve, outre le saxophoniste Maurice Magnoni, d’autres noms familiers : Freddie Deronde, Marc Hollander, Félix Simtaine. Au menu, rien que des compositions signées Paolo Radoni et un ensemble de couleurs explorant les divers territoires situés aux marges du jazz et du jazz-rock. La guitare de Radoni sonne tantôt comme celle des grands maîtres “classiques” de l’instrument (dans le superbe Travelers par exemple), tantôt comme celle des musiciens issus du rock (dans Vento). A plus d’un endroit, on perçoit bien plus que des prémisses du son et des climats à travers lesquels va s’exprimer Paolo dans le futur : lyrisme contenu, allusions aux musiques ethniques, mélodisme raffiné.

Paolo Radoni © Igloo Records

De mieux en mieux intégré au milieu du jazz belge, Radoni entre en 1979 dans l’ Act Big Band de Simtaine, all-stars permanent et mouvant de tout ce que la Belgique compte de jazzmen de talent. Le disque de Christine Schaller, “Real Life” enregistré en 1980 apparaît comme le lieu symbolique de la transition qui s’effectue alors dans la carrière de Radoni : en effet, une face présente la musique de Travelers (Schaller, Radoni, Pesta, Steahli) à travers deux compositions de la chanteuse et deux du guitariste, compositions qui tissent ensemble un univers sonore plus proche encore de la référence “jazz” que dans l’album précédent. Sur l’autre face, Christine Schaller et Paolo Radoni sont entourés de l’ Act Big Band au grand complet (dont c’est le premier enregistrement) : tous les futurs compagnons réguliers de Paolo sont là : Rousselet, Houben, Loos, Simtaine, Ruocco… Le ton d’ensemble (malgré la couleur qu’apporte évidemment l’Act) est surtout le ton Schaller/Radoni (ils sont d’ailleurs les deux seuls musiciens à apparaître sur les deux faces).

Dès cette époque, soucieux de développer sa propre musique, Radoni va diriger de plus en plus régulièrement ses propres formations. Un trio, tout d’abord, composé du batteur Ernst Bier et du bassiste Rüdi Schroder ; un trio qui tourne en Allemagne surtout (mais aussi en Belgique bien sûr), qui se produit au Festival de Montréal (1983) et qui nous a laissé un album, “Funny Ways”, enregistré en 1981. Parallèlement à ce travail suivi avec le trio et avec Act Big Band, Paolo Radoni joue dans d’autres contextes et a l’occasion de rencontrer quelques personnalités particulièrement marquantes de la scène internationale, avec lesquelles il va faire un bout de chemin.

Ainsi, en 1979, il effectue une tournée en Afrique avec le chanteur Joe Lee Wilson, travaille avec le bassiste sud-africain Johnny Dyani, avec le saxophoniste Robin Kenyatta, ainsi qu’avec le mythique trompettiste américain de l’ère free, Clifford Thomton. Un autre aspect de sa personnalité commence à se développer à cette époque : présent dès le début dans le projet des “Lundis d’Hortense”, il va s’y investir de manière intensive (jusqu’à en devenir président) et y animer de nombreux stages. Dans le même ordre d’idées, il travaillera aussi dans le cadre des Jeunesses Musicales, du Conservatoire de Bruxelles, sans délaisser pour autant sa création de soliste, de compositeur-arrangeur et de leader.

En 1983, nouvelle étape importante avec le groupe formé pour l’album “Hotel Love” (enregistré en 1982, quelques mois plus tôt). Ici encore, il s’agit d’un all-stars puisqu’aux côtés du guitariste, on peut entendre le trompettiste Richard Rousselet, les saxophonistes Steve Houben et John Ruocco, Charles Loos au piano et Jan de Haas à la batterie, la basse étant aux mains tantôt de Nicolas Fiszman, tantôt de Ricardo del Fra, alors établi en Belgique. A une exception près, toutes les compositions et tous les arrangements sont signés Radoni. Mais la musique est assez différente : plus “européenne” (comme plusieurs albums LDH d’ailleurs), plus ouverte aux différentes influences. Musique de fusion sous certains égards, marquant une prise de distance beaucoup plus nette par rapport au jazz “traditionnel”, bop et post-bop. Dans cette musique, la composition et l’arrangement ont un rôle tout à fait prépondérant et l’accent est mis davantage sur les climats que sur l’improvisation et l’expression individuelle.

Avec une formation dérivée du personnel d’Hotel Love, Radoni écume les festivals et les clubs de jazz pendant des mois. Un tournant ? Pas vraiment. Un embranchement nouveau plutôt, une nouvelle corde à l’arc de Radoni, qui, à d’autres occasions, pointera à nouveau son viseur sur un jazz plus énergique, moins esthétisant. La même année (1983), il enregistre un troisième album en compagnie de Christine Schaller (ici leader et chantant en français !) et de musiciens belgo-suisses. Puis, sans doute parce que son travail au sein des “Lundis d’Hortense” lui prend de plus en plus de temps, on commence à voir moins souvent le nom de Radoni aux affiches des concerts.

En réalité, à partir de 1984, il cherche à monter un nouveau trio qui soit vraiment le véhicule idéal pour ses idées musicales. Recherche concrétisée en 1986 : le nouveau trio se compose, outre du guitariste, de Jean-Louis Rassinfosse (b) et de Bruno Castellucci (dm). Les concerts reprennent et bientôt, Igloo publie un CD intitulé “Storie Vere” qui va recevoir un très bon accueil de la critique. Un CD qui témoigne d’une superbe maturité, acquise au fil d’expériences multiples et variées. On l’a vu, une maturité qui suffit à le classer aujourd’hui au nombre des incontournables du jazz belge.

Parmi les dernières réalisations de Paolo Radoni, on épinglera le travail effectué avec l’accordéoniste français Francis Varis, travail dont les manifestations live font souhaiter la parution future d’un disque scellant cette collaboration peu banale, un disque qui serait une pièce supplémentaire à verser au dossier de ce musicien original, soucieux de cohérence et de continuité autant que de novation et de recherche, tant dans sa propre trajectoire de musicien que dans la musique qu’il nous propose.

A propos de l’interprétation par Radoni du répertoire classique, Jean-Marie Hacquier écrivit un jour ces lignes qui nous serviront de conclusion : “Dans les bagages de (ses) mélodies, se glissent avec nostalgie quelques échos du jazz traditionnel. Mais à y regarder de plus près, le feeling du jour emporte le ton vers de nouvelles aventures. Car les improvisations (de Paolo Radoni) ont tant d’imagination en poche que les blues et les thèmes bop s’en étonnent encore…”. Personnalité riche et chaleureuse, Paolo Radoni s’est hélas éteint prématurément, en décembre 2007, à l’âge de 59 ans.

Discographie sélective
  • Radoni Paolo, “Vento”, 1978 K.B.L. 0778
  • Act Big Band, “Act Big Band”, 1981, LDH 1002
  • Radoni Paolo, “Funny Ways”, 1981 (02) LDH 1003
  • Radoni Paolo, “Hotel Love”, 1982 (oct) LDH 1005
  • Loos Charles, “Compositeurs Belges”, 1983 (07) IGLOO IGL 023
  • Schaller Christine, “Peter Zee Cat”, 1983 (novembre) Igloo IGL 084
  • Radoni Paolo, “Storie Vere”, 1988, Igloo IGL CD 057.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Igloo Records  | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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ABRAHAM, Philippe alias Phil Abraham (né en 1962)

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Tromboniste et chanteur belge, Phil Abraham s’affirme comme un des meilleurs solistes au trombone. Il maîtrise les différentes formes du jazz grâce à son itinéraire naturel : ayant débuté par le dixieland, il apparaît ensuite (1986) comme un tenant du middle jazz; actuellement il s’exprime dans un style post-bop et touche parfois au style fusion. De plus, c’est un agréable vocaliste au timbre feutré et scat détendu.

Biographie

Cours de piano, de guitare et d’harmonie à l’Académie de La Louvière. A quinze ans, il est au piano dans divers orchestres amateurs, avant de s’initier au trombone. Il joue d’abord avec des musiciens et des groupes de jazz traditionnel : le Retro Jazz Group, Willi Donni, Albert Langue, Claude Luter, Herman Sandy, le Victoria Jazz Band, les Feetwarmers et le Brussels Big Band.

Il se tourne vers le jazz moderne en 1984 au contact de Jacques Pelzer, Jean-Louis Rassinfosse, Guy Cabay, Steve Houben et Richard Rousselet. Soliste à l’occasion dans l’Act Big Band et le BRT Big Band, il se consacre davantage au quartette qu’il fonde la même année avec Guy Raiff (g), Marc Rosière (b) et Luc Van Den Bosch (dm). Ce groupe se produit dans les clubs de jazz ainsi qu’aux festivals de Loppem et Villers-Sainte-Gertrude.

En 1986, il enregistre le premier album à son nom, “Phil Abraham quartet”; il y apparaît surtout comme un excellent interprète de middle-jazz. Pendant la saison 1987-1988, son quartette participe à la tournée des Jeunesses Musicales dans les écoles de Wallonie et de Bruxelles. Le Phil Abraham Quartet collectionne les distinctions : Prix du meilleur orchestre de jeunes au Brussel’s Jazz Rallye (mai 1988), premier prix au Concours international de jazz de Sorgues (juin 1988) ; en juillet 1988, il représente la Belgique au festival de I’U.E.R. à Montpellier, est sacré Meilleur orchestre belge au Concours international de Hoeilaart (septembre 1988) et reçoit un prix du meilleur soliste au concours de la Défense à Paris (Juin 1989). Il est aussi à l’affiche de nombreux festivals : au Belga Jazz Festival en première partie de Monty Alexander et Art Blakey, au festival de Sorgues en première partie de Lester Bowie, aux festivals de Milan (août 1989), Ostende, Comblain, Rossignol (Gaume Jazz Festival), Spa, Gouvy, Middelheim 1989, Radio France, Amiens et Paris (CIM).

En tant que soliste de studio, il enregistre avec Isabelle Antena, Robert Cordier, Jacques Hustin, etc. Phil Abraham s’affirme comme un des meilleurs solistes au trombone. Il maîtrise les différentes formes du jazz grâce à son itinéraire naturel : ayant débuté par le dixieland, il apparaît ensuite (1986) comme un tenant du middle jazz; actuellement il s’exprime dans un style post-bop et touche parfois au style fusion. De plus, c’est un agréable vocaliste au timbre feutré et scat détendu.

Phil Abraham a joué aux côtés de Michel PETRUCCIANI, Charles AZNAVOUR, Claude NOUGARO, Clark TERRY, Hal SINGER, Toots THIELEMANS, Klaus IGNATZEK, John SURMAN, Art FARMER, Michel HERR, Andy EMLER, Paolo FRESU, John ENGELS, Dusko GOYKOVICH, Benny BAILEY, Bart VAN LIER, Henri TEXIER, Klaus WEISS, Deborah BROWN, Maria SCHNEIDER, John LEWIS, Lou BENNETT, Claudio RODITI, William SHELLER, Didier LOCKWOOD, Dee Dee BRIDGEWATER, Michel LEGRAND, Lucky PETERSON, Mino CINELU…

Oeuvres
​Comme “Leader”
  • 1986 : Phil Abraham Quartet, Multimix (MM86001)
  • 1990 : At the Sugar Village (Aurophon, AU31604)
  • 1991 : Phil Abraham Quartet, Stapler (Igloo, IGL091)
  • 1997 : Phil Abraham Quartet, En public (Lyrae, LY9703007)
  • 1999 : Phil Abraham Trio, Fredaines (Lyrae, LY99020-C)
  • 2003 : Phil Abraham Quartet, Surprises (Lyrae, LY0311-C)
  • 2003 : Jazz Me Do (Lyrae, LY0313-C)
  • 2006 : Phil Abraham Quartet, From Jazz to Baroque, ou l’inverse ! (Mogno, J019)
  • 2006 : Phil Abraham Quartet, K.Fée Live (K.Fée)
  • 2007 : Jazz Me Do 2 (Alone Blue Records, @017)…
Participation aux enregistrements de…
  • ​1983-1984 : Albert Langue et ses Dixie Stompers (New FIy Records, NF125)
  • 1985 : Creole Memories Jazz Band (Eustachuis, EJ006)
  • 1986 : Robert Cordier Ensemble, Magic Moods in a Mellowtone (Igloo, IGL049)
  • 1989 : Guy Cabay Lemon Air (B. Sharp, 1006)…
Faits & dates
  • Tromboniste et chanteur belge
  • Formé à l’Académie de musique de La Louvière (BE)
  • Né à Mons (BE) en 1962
Voir aussi

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : ​transcription (droits cédés) et réécriture | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1991) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Patrick Thonart |  crédits illustrations :  philabraham.com Remerciements à Jean-Pol Schroeder


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ZURSTRASSEN, Pirly (né en 1958)

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Pirly Zurstrassen (PiWiZ Trio) © P.Zurstrassen

Né à Verviers en 1958, Pirly Zurstrassen débute le piano en autodidacte. Il parfait sa formation au Conservatoire de Liège en suivant les cours du Séminaire de Jazz et de la Classe d’Improvisation. En 1983, il crée son premier groupe, le PZ Quintet ; suivront “H” Septet, Les Visiteurs du Soir, Chromo Sonore, Musicazur

Il aime le travail interdisciplinaire ce qui l’amène à composer pour le théâtre, la danse, la télévision (“Quick et Flupke”). La musique l’a emmené dans différentes régions du monde et il a sorti une vingtaine d’enregistrements à son nom. Depuis quelques années l’accordéon a pris une place de plus en plus importante dans sa carrière de musicien. Son dernier projet, “le Chant des Artisans”, réunit “Tric Trac Trio” et le chroniqueur Paul Hermant. En outre, il enseigne le solfège jazz, l’harmonie pratique et la lecture dans la section jazz du Conservatoire Royal de Bruxelles.  [Lire plus sur CONSERVATOIRE.BE…]


De 1979 à 1981, Pirly Zurstrassen est élève du Séminaire de Jazz et de la Classe d’improvisation du Conservatoire de Liège (avec comme professeurs Karl Berger, Butch Morris, Garrett List, Steve Lacy). Parallèlement il forme son premier quartette (Debrulle, Danloy, Vaiana, Zurstrassen) et joue dans des formations occasionnelles. Il commence bientôt à jouer ses propres compositions, d’abord en trio avec J.-P. Danhier (tb, tu) et Pierre Vaiana (sax), puis en quintette (les mêmes avec Antoine Cirri (dms) et Michel Hatzigeorghiu (b) en plus) ou en sextette (avec en supplément le trompettiste Richard Rousselet).

En 1984, enregistrement d’un LP avec le quintette (Hein Van de Geyn et Jan de Haas remplaçant désormais Hatzigeorgiou et Cirri). En 1984 et 1986, travail intense pour la télévision : peu d’activités en tant que leader; néanmoins de nombreux concerts en «sideman» aux côtés de musiciens comme John Ruocco, Serge Lazarevitch, Steve Houben, Jacques Pelzer, etc.). En 1987, il monte avec les saxophonistes Steve Houben, Erwin Yann et Philippe Leblanc, le trombone J.-P. Danhier, le bassiste Benoît Vanderstraeten et le batteur Jan de Haas un nouveau septette, H dont la musique originale se situe dans le style du jazz européen moderne. Pirly Zurstrassen travaille comme arrangeur et compositeur, aussi bien pour des big bands (BRT, Act, Mimi Verderame) que pour des chanteurs de variété. Il compose régulièrement pour des films d’animation (Casterman et Studio Graphoui : Quick et Flupke, Nouba Nouba, etc.).

d’après Jean-Pol Schroeder

En savoir plus sur le site officiel de Pirly Zurstrassen :


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THOMAS, René (1926-1975)

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René Thomas  © Jo Verthe

René Thomas est né le 25 février 1926 à Liège. A l’âge de la maternelle, il joue de la batterie dans une sorte de café-concert de la région liégeoise, avec pour partenaire et imprésario son propre père. Quelle que soit la part de légende, cette anecdote a au moins le mérite de situer d’emblée Thomas dans le clan qui est le sien : celui des enfants de la balle (même si ses parents ne sont nullement des “artistes” au sens habituel du mot : son père s’occupera de longues années durant d’une fabrique de sacs en toile de jute).

Les débuts

Attiré très tôt par l’univers des cordes, il subtilise régulièrement la guitare d’un jeune Italien qui vient courtiser sa sœur aînée. De bon cœur, celui-ci lui apprendra quelques accords de base, ceux qui suffisent à accompagner une chansonnette. Thomas aurait pu en rester là mais, au cinéma de quartier où il se rend le dimanche après-midi, il dévore des yeux les “Broadway Melodies” américaines qui, très tôt, le sensibilisent à la musique swing et au jazz. Qui dit jazz et guitare dit immanquablement, à l’époque, Django Reinhardt. Et René Thomas entreprend le travail titanesque devant lequel reculent presque tous les guitaristes professionnels : reproduire d’oreille les chorus de Django ! Il fait alors la rencontre de deux guitaristes liégeois, Léon Lani et surtout Roger Vrancken, futur compagnon de Raoul Faisant et qui, à l’époque, joue dans l’orchestre de Gene Dersin. “After you’ve gone” et “Sweet Sue”, version Reinhardt, sont les premiers standards (les “saucissons” comme on les appelait alors) auxquels il se frotte.

Au début de la guerre, Lani s’engage pour un gala, dans le quartier dit de la Bonne Femme. C’est là qu’aux côtés de Lani et de la chanteuse Mary Drom, René Thomas donne sa première prestation publique. Au milieu d’un programme genre salade mixte – une pièce classique, une chanson, un air d’opérette, un fox-trot, etc. – il se lance dans un intermède de “jazz pur” qui fait tendre l’oreille à plus d’un spectateur. Il est à son affaire. Il sait que sa place est là plutôt que sur un banc d’école. N’ayant de toute manière qu’un intérêt très relatif pour les études, il décide de devenir musicien professionnel.

Il rencontre bientôt Maurice Simon, un autre enfant prodige, pianiste celui-là, qui joue d’oreille comme lui, avec un sens déjà aigu de l’improvisation. Les deux gavroches mettent quelques morceaux au point et quand Raoul Faisant, alors en passe de devenir LE musicien swing liégeois, les entend, il leur propose aussitôt un engagement à l’Observatoire, un des deux principaux laboratoires du jazz à Liège sous l’occupation. Nous sommes en 1942, René Thomas a quinze ans… Vraisemblablement introduit par Faisant, Thomas entre ensuite dans les orchestres de Gus Deloof puis de Gaston Houssa. En 1943, toujours aux côtés de Faisant, il enregistre une série de disques pour la firme Olympia, dans l’orchestre de l’accordéoniste Hubert Simplisse. Tous ne seront pas publiés et, de toute manière, il ne s’agit que de documents anecdotiques sans grande consistance sur le plan du jazz.

Autrement intéressants sont les enregistrements que le même groupe, à peu de choses près (sans le leader et avec Maurice Simon au piano), réalise aux Pays-Bas quelques mois plus tard. Faisant a eu du mal à convaincre les parents Thomas et les parents Simon de laisser leur progéniture partir sur les routes, en pleine guerre, avec des musiciens… Tout s’est finalement arrangé et tous les soirs, en alternance avec le programme de variété que propose Simplisse, le public hollandais peut entendre Raoul Faisant, Jean Evrard, René Thomas, Maurice Simon, Clément Bourseault et Henk van Leer dans une “exhibition de jazz pur” qui, bien souvent, dépasse de loin le temps généralement imparti à ce genre d’attraction.

Les chorus de René Thomas, à l’époque, sont évidemment fortement influencés par la musique de Django Reinhardt. Le jeune Thomas rencontre son idole et les deux guitaristes sortent leur instrument. Quand Thomas rentre à Liège, il a, dans l’étui de sa guitare, une photo sur laquelle Django, en guise de dédicace, a inscrit (avec une conception assez personnelle de l’orthographe) : “Au futur Django belge” ! Rencontre unique de deux êtres ne vivant que pour et par la musique, hors des normes et des usages, ne comptant que sur leur oreille pour produire une musique profondément harmonique et mélodique. En effet, à cette époque, René Thomas est un excentrique au sens étymologique du terme. Son comportement, bien souvent, étonne, choque. Il y aurait un livre à écrire à partir des 1001 anecdotes, drôles ou moins drôles, tendres ou cruelles, qui se racontent à propos du seul guitariste au monde qui, pour répéter, ne trouvait l’acoustique idéale et l’inspiration optimale que dans… son W.C. !

L’après-guerre

A la Libération, il peut déjà être considéré comme un des meilleurs guitaristes belges. Il participe à l’explosion musicale qui suit l’arrivée des Américains. Avec Faisant et Evrard, il entreprend la tournée des “restcamps” en Belgique et en Allemagne. Dans son propre quartier (le Longdoz), un local a été réquisitionné pour servir de club à l’usage des Noirs. René Thomas aura toujours le don de s’infiltrer là où il y a de la musique. Il devient un habitué de cet endroit privilégié, théâtre de quelques jams étonnantes. Est-ce dans ce club qu’il rencontre James R. Wilson et Ralph Sandige ? Toujours est-il qu’en leur compagnie, il franchit, un après-midi, la porte du studio de “Liège-Expérimental” afin de graver quelques acétates qui constituent le premier témoignage consistant (en tout cas tant que les enregistrements hollandais n’ont pas été retrouvés) de sa première “manière” strictement reinhardtienne.

A Bruxelles, où il loge chez Raoul et Reine Faisant, en compagnie de Sadi, il travaille au Métropole, à la Malmaison, à l’Heure Bleue, … Le trio rentre ensuite à Liège et Thomas est engagé dans l’orchestre de Gene Dersin. Nous sommes en 1947 et la grande époque de Dersin est derrière lui. De toute manière, René Thomas n’est pas vraiment à sa place dans un big band de ce type, qui ne lui laisse guère de place pour s’exprimer en soliste. Il décide alors de former son propre trio. Il engage pour cela deux jeunes musiciens liégeois, le pianiste Léo Flechet encore débutant et le batteur José Bourguignon. Formule orchestrale inhabituelle entre le trio à la King Cole (g, b, p) et le trio aujourd’hui classique (g, b, dm). Formule que l’on imagine mal, maintenant que la basse est devenue la base même de l’harmonie et de la régularité rythmique et joue donc un rôle mélodique très important. Avec ce trio, René Thomas grave quelques acétates. Quoique le soutien de ses jeunes compagnons soit plutôt approximatif, on y entend déjà l’émergence d’une personnalité et d’une sonorité qui se révéleront inégalables.

Robert Jeanne, René Thomas, Jacques Pelzer © Jazz Around

En 1947, il ne connaît évidemment pas Jimmy Raney et il y a peu de chances qu’il ait entendu Billy Bauer. Et pourtant, par delà les bases reinhardtiennes, son phrasé sonne déjà “moderne” ! Tandis que le trio tourne pour les Américains, René Thomas joue encore épisodiquement avec Faisant, mais, comme son style s’éloigne de Django, lui-même se détache de son maître. Il y a à Liège, à cette époque, un orchestre d’étudiants qui l’intéresse davantage : élèves de Faisant comme lui, Bobby Jaspar et Jacques Pelzer (qu’il a déjà croisé à l’une ou l’autre reprise lors des jams organisées par son amie Mary Drom dans le grenier de ses parents) sont en train de faire des Bob-Shots un des meilleurs orchestres belges et, surtout, le premier orchestre be-bop européen.

A leur contact, Thomas découvre lui aussi la nouvelle musique, qui le subjugue aussitôt. Jaspar et Pelzer sont, quant à eux, proprement sidérés par l’aisance avec laquelle René retrouve d’instinct les harmonies sophistiquées du bop. Et une complicité s’installe aussitôt entre les deux étudiants et leur nouveau partenaire. Cependant, René Thomas ne fera jamais partie intégrante des Bob-Shots, ceux-ci ayant leur propre guitariste, Pierre Robert, le leader du groupe. Néanmoins, Robert, bon prince, l’invite régulièrement à monter sur la scène pour le remplacer pendant quelques morceaux. Ce sera particulièrement vrai à l’époque de l’Océan : Jaspar, Thomas et Pelzer vont désormais former une espèce de trilogie, symbolique du jazz liégeois, symbolique également du changement radical qui affecte le métier de musicien de jazz à cette époque.

Un soir de 1948, Carlos de Radzitsky décide de réunir à Bruxelles, autour de Django Reinhardt de passage en Belgique, les trois guitaristes de pointe du jazz belge : Pierre Robert, Toots Thielemans et René Thomas. Premier concert de prestige à une époque-charnière où le jazz va subitement changer de statut. Entre-temps en effet, le grand public, qui n’avait accroché au jazz que de manière très superficielle et à cause de la présence américaine, le boude maintenant. Les engagements se font rares, surtout pour ceux qui ne se sentent pas doués pour la musique commerciale et alimentaire. Pourtant, dans la saga du jazz liégeois, prend place en 1950 un épisode hors du commun : un orchestre – qu’on appelle encore Bob-Shots par commodité seulement – chauffe à blanc, chaque semaine, les après-midi de la Laiterie d’Embourg, un grand café où s’entasse un public hétéroclite et particulièrement dense. Mais la Laiterie ne sera qu’une lumineuse exception sans lendemain. Et la seule voie pour les jazzmen irréductibles sera bientôt celle de l’exil.

L’exil parisien

Jaspar est le premier à se jeter à l’eau, une fois ses études terminées. Sadi le rejoint bientôt, puis Quersin, Boland,… René Thomas et Jacques Pelzer sont attirés comme un aimant vers Paris où une petite colonie belge est en train de se constituer. C’est le début d’une période de navettes incessantes entre Liège, Bruxelles et Paris. En Belgique, il joue régulièrement avec Jacques Pelzer mais aussi avec l’Anversois Jack Sels, très pris à l’époque par de savantes explorations musicales sans négliger pour autant de swinguer. Quelques documents privés et quelques radios – ses premiers disques n’apparaissent qu’en 1954 – nous donnent une idée de la maturité à laquelle il était parvenu dès cette période (sur certains de ces documents, on peut même l’entendre chanter, à la King Cole, des airs comme « Embraceable you » ou  « Three Little Words » ).

Alors qu’il est censé s’occuper de la fabrique familiale de sacs, René Thomas passe de plus en plus de temps à Paris, où il finit par se fixer en 1954. Il y fait rapidement la connaissance du gratin des musiciens français (René Urtreger, Martial Solal, Henri Renaud) et des Américains de passage, tout particulièrement du guitariste Jimmy Gourley. On a tout dit des rapports d’influence existant entre René Thomas et Jimmy Raney (qu’il découvre via Gourley). On a, par contre, sous estimé l’influence, pourtant déterminante, du guitariste Billy Bauer. On a surtout négligé l’inclination naturelle qui, depuis 1948 environ, a amené René à « sonner moderne ». Il reste que le jeu de Raney va le fasciner et radicaliser davantage encore cette « inclination naturelle ». D’autant que, comme il le dit lui-même :  « A Paris, dans les années cinquante, pour bien jouer, il fallait jouer comme Jimmy Raney … Raney a innové sur le plan harmonique, c’est incontestable. Il a été très écouté et pas seulement par des guitaristes ».

Mais Thomas, en jouant du Raney, joue plus que du Raney ! Il ajoute au jeu un peu « froid » de l’Américain, des inflexions issues en droite ligne de Django, créant sans le savoir le « son Thomas », reconnaissable entre mille et qui, pour l’essentiel, se maintiendra tel quel à travers les années : un style beaucoup plus chantant, moins de notes, moins d’arpèges, d’accords et de stéréotypes be-bop, mais de longues notes tenues, beaucoup de variations rythmiques comme le développeront Philip Catherine et George Benson. René Thomas est maintenant un habitué du club Saint-Germain, du Tabou et de tous ces hauts lieux qui font de Paris la capitale européenne du jazz pendant une décennie. Les revues françaises commencent à mentionner, distraitement d’abord, puis avec de plus en plus d’enthousiasme, la présence dans cette capitale d’un jeune guitariste belge un peu farfelu certes, mais remarquable musicien. Une appropriation qui ne trompe pas : certains journalistes parleront de Thomas comme d’un musicien français.

En 1954 et 1955, il apparaît sur au moins 4 albums 25 cm : le premier avec Henri Renaud, le deuxième et troisième à son nom (sur l’un d’eux figure la fameuse composition « L’imbécile »), le quatrième, belge celui-là, au sein du Modern Jazz Sextet de Jacques Pelzer. Ces quatre albums – où chacune de ses interventions est en elle-même un petit bijou – auraient pu suffire à installer René Thomas au premier plan de l’actualité musicale. En réalité, apprécié jusqu’à l’idolâtrie d’une minorité d’initiés, il restera toute sa vie « méconnu comme il n’est pas permis de l’être ». En 1955, il revient à Liège pour un concert à l’Émulation. Mais si ses amis sont évidemment présents pour saluer son retour « en vedette », son nom n’évoque pour ainsi dire rien pour le grand public.  « Un des meilleurs guitaristes sur le plan mondial ne s’appelle pas Big Boy Mc Machin, mais René Thomas tout simplement (et) c’est sans doute à Liège qu’il est le moins célèbre ». L’orchestre qui vient à Liège en 1955 (Bib Monville, R. Ronchaud, Quersin, etc.) enregistre la même année un album qui peut être le point culminant de la période « française » de Thomas : « René Thomas Modern Groups ».

La critique, dans son ensemble, s’enthousiasme, mais le public ne suit toujours pas. Si en 1955-1956, le référendum des critiques de Jazz Hot le classe premier guitariste, les lecteurs lui préfèrent nettement Sacha Distel. Pendant sa période parisienne, René Thomas revient fréquemment en Belgique, à Bruxelles et à Liège où il retrouve ses anciens partenaires, ainsi que les jeunes musiciens apparus entre-temps. Lors de ses séjours belges, il a pour partenaire privilégié Jacques Pelzer, et leur association d’alors les fait parfois comparer au tandem Konitz/Bauer. Ensemble, Pelzer et Thomas ouvrent d’éphémères clubs de jazz, notamment un Birdland (!) et, en janvier 1956, un étroit local baptisé The Jazz scene.

Le Nouveau Monde

Mais la place laissée au jazz en Europe est de plus en plus limitée au fil des années 50. Thomas décide alors, au même moment que Jaspar, de s’embarquer pour le nouveau monde. Sa destination première est le Canada où quelques amis pourront l’héberger et l’introduire dans le milieu du jazz. Mais le destin est d’humeur capricieuse et ce printemps 1956 et à la suite d’une avarie de machines, le bateau qui emmène René est obligé de faire escale quatre jours à… New-York. René Thomas débarque donc plus tôt que prévu dans cette Mecque du jazz convoitée par tous les musiciens d’Europe. Et lorsque que Bobby Jaspar, à peine arrivé à New York, se rend au Birdland, il y retrouve, sidéré, son ami qu’il vient à peine de quitter de l’autre côté de l’Atlantique !

Comme pour Jaspar, le miracle va opérer et bientôt, Thomas devient le compagnon de quelques-uns des plus grands musiciens américains. Il côtoie Tal Farlow, Wes Montgomery, Jimmy Raley, ainsi que le jeune Jim Hall. Au cœur du New York du jazz, il se mêle au clan des jeunes loups qui seront bientôt les nouveaux maîtres : Herbie Hancock, Freddy Hubbard, Wayne Shorter, etc. Au Canada, il joue avec Jackie Mc Lean, Cecil Payne. A New York, il enregistre avec la pianiste japonaise Toshiko Akiyoshi, le fameux album « United Nations » (sur lequel joue aussi Jaspar), et puis fait la connaissance, décisive, de Sonny Rollins. Rollins a déjà entendu parler de Thomas et il a même eu l’occasion de l’entendre à l’une ou l’autre reprise. Il en a gardé un tel souvenir que lorsqu’il le retrouve à New York, il décide de l’inclure dans son trio pour un engagement à Philadelphie (1957).

Lorsque Leonard Feather interroge Rollins quant au sidemen qu’il souhaiterait avoir pour son prochain enregistrement, le grand saxophoniste lui répond :  « I know a belgian guitar player that I like better than any of the Americans I’ve heard ». C’est ainsi qu’il grave, le 10 juillet 1958, quelques faces avec Sonny Rollins et un big band dirigé par Erwie Wilkins pour l’album Brass/Trio. De ce séjour aux côtés de Rollins, il dira :  « Rollins m’a engagé à une époque où je jouais comme Jimmy Raney, mais il a vu en moi un musicien qui avait quelque chose à dire, un type qui était porteur d’un message qui l’intéressait. Sonny m’a beaucoup influencé. A son contact, j’ai appris à rester plus longtemps sur une note simple, à ne pas rechercher systématiquement le ‘fini harmonique’, (…) il faut, à l’occasion, savoir ne pas s’en servir et utiliser d’autres éléments ». Entre-temps, il a rencontré John Coltrane, Miles Davis, tout le gratin new-yorkais. Il a joué avec Al Cohn et Zoot Sims. Zoot Sims qui, en 1956, déclarait :  « Je n’ai pas entendu de révélation dernièrement en Europe, sauf un guitariste, René Quelque Chose, j’ai oublié son nom ». Il fait désormais partie de la famille.

En 1960, il travaille avec le saxophoniste J.R. Monterose, qu’il engage pour l’enregistrement du seul album qu’il réalisera jamais à son nom aux Etats-Unis  « Guitar Groove » (pour Jazzland-Riverside). La rythmique se compose de Hod O’Brien (pianiste dont on a pu apprécier le comme-back en 1988), du bassiste Teddy Kotick et du batteur Albert « Tootie » Heath. Du beau monde et un disque superbe. Thomas joue sur une guitare dont Orrin Keepknews estime alors qu’il n’y en a plus guère que quatre ou cinq de cette sorte au monde. Le modèle, en fait, dont jouait… Charlie Christian, le père des guitaristes modernes.

René Thomas (1960) © Freddie Jazz
Retour au pays et nouveau(x) départ(s)

Mais René Thomas a la nostalgie de l’Europe et en 1961, il rentre au pays. Il y est reçu par les quelques rares  « happy few » qui se souviennent de lui et ont suivi son évolution pendant ces longues années d’exil. Il joue à Comblain (avec Benoît Quersin et José Bourguignon) et y remporte un triomphe. Il joue à Antibes, à Ostende et, surtout, monte avec Bobby Jaspar – de retour au pays lui aussi, quoique très provisoirement – un petit orchestre qui va devenir, au fil des semaines, la meilleure formation européenne du moment. Benoît Quersin et Daniel Humair forment une rythmique efficace qui permet aux deux grands solistes de donner le meilleur d’eux-mêmes. Basé à Bruxelles, au Blue Note de Benoît Quersin, le quartette commence à sillonner l’Europe et se produit même au fameux Ronnie Scott’s de Londres, un club réservé aux formations anglo-saxonnes.Par bonheur, un  « pirate » était sur place et un disque est sorti en 1987 pour témoigner de ces chaudes nuits londoniennes du Thomas-Jaspar Quartet.

La suite de l’histoire, pour cet orchestre pas banal, se passe en Italie, en 1962. Et s’articule autour de trois moments forts : l’enregistrement d’un superbe disque pour la firme RCA, dans lequel le tandem Thomas-Jaspar Quartet est accompagné d’une rythmique italienne (Amedeo Tommasi, etc.). Au répertoire figurent plusieurs compositions de René Thomas (car depuis le départ ou presque, il ne faudrait pas l’oublier, il est un soliste hors pair mais aussi un compositeur fécond) :  « I remember Sonny » au titre transparent, et le fameux  « Theme for Freddy » que Thomas, avec Jaspar ou avec Jacques Pelzer, interprétera tant de fois et qui deviendra un peu son « hit » aux différentes éditions de Comblain. Deuxième moment fort : Chet Baker, qui séjourne en Italie à cette époque, invite Thomas et Jaspar à le suivre dans les mêmes studios RCA pour l’enregistrement de son disque « Chet is back », un classique aujourd’hui. Il y est comme presque toujours remarquable. Enfin, un autre Américain de passage, le pianiste John Lewis, engage le tandem pour l’enregistrement de la musique du film  « Una storia Milanese ». Une musique curieuse pour laquelle l’orchestre de jazz type se voit renforcé d’un quatuor à cordes hongrois ! John Lewis se montre lui aussi particulièrement enthousiaste quant au jeu de René : « René (Thomas) is a Belgian, one of the bet guitar soloist I have ever heard ».

Le retour sur le continent s’effectue donc sous les meilleures auspices. Alors que Jaspar décide de repartir pour les États-Unis, Thomas, lui, semble bien vouloir rester en Europe. A Comblain, il jouera pratiquement chaque année. A Liège et Bruxelles, il redevient l’homme de tous les coups et de toutes les jams. A Paris, où il se rend régulièrement, il joue avec Johnny Griffin, Kenny Clarke, etc., ainsi qu’avec Bud Powell, une de ses idoles. Entre-temps, dans les différents festivals européens, il est encensé par la critique internationale. Ainsi, Claude Michel Jalard parlera de lui comme de la « grande vedette européenne » du festival d’Antibes en 1962. Un festival au cours duquel, l’année suivante, il sera d’ailleurs convié par l’organiste Jimmy Smith, alors au sommet de sa popularité, à venir le rejoindre sur la scène. L’association orgue/guitare est alors fort prisée du public et c’est avec un autre organiste américain, installé en Europe celui-là, Lou Bennett, que Thomas va s’associer pour divers enregistrements et de nombreuses tournées.

Ils enregistrent ainsi l’album  « Meeting ». Pour cet album (plusieurs fois réédités), Thomas a fait également appel à Jacques Pelzer et le disque est une réussite : aux thèmes enlevés ( « Dr Jackle » ou ce  « Meeting », composition signée René Thomas et qui est presque devenu un standard) succèdent de superbes moments lyriques ( « Harnie’s dream » avec un des plus beaux soli de flûte de Jacques Pelzer). Et, quel que soit le climat, les envolées de Thomas sont autant de petits chefs-d’œuvre de goût, d’invention… et de risques ! Car, sensible aux innovations de musiciens progressistes (Coltrane notamment, qui le fascine), il se laisse volontiers emporter par son attirance naturelle pour l’aventure et sort des sentiers battus et rebattus des harmonies et du phrasé hard-bop/cool. Avec toujours une pointe de Django qui donne à l’ensemble une sorte de constante et sauvage émotion. Par ailleurs, humainement, René Thomas demeure un personnage peu banal. Martien irrécupérable pour ceux qui ne le connaissent que superficiellement, il reste, même pour ses proches, comme isolé derrière les énormes verres de ses lunettes d’écaille qui lui donnent cet air perpétuellement ‘ailleurs’. “Perdu dans une sorte de rêve sans fin, l’homme aux lunettes d’écaille ne reprend vie qu’au moment où s’allument les feux de la rampe. Alors, cet étrange personnage s’anime et le swing jaillit sous ses doigts agiles” (J.-L. Ginibre, Jazz Mag n°86, 1962).

Imprévisible dans le quotidien – et ce jusqu’à sa présence à l’heure et au lieu convenus pour un concert – « son incorrigible insouciance » (Laurent Goddet) ne se dissipe, en effet, que lorsqu’il joue. Et là, plus rien ne peut l’arrêter. C’est sans doute pour toutes ces raisons qu’il restera toute sa vie un musicien adulé de ses pairs et de la critique, mais boudé par les organisateurs, par les firmes de disques et par le public. Ce qui ne l’a jamais inquiété outre mesure : “Je joue comme je joue et je ne veux pas, sous prétexte de le séduire, m’adresser vulgairement au public. La reconnaissance des musiciens me suffit pour l’instant (…) j’ai le temps, le public me reconnaîtra un jour ou l’autre”.

En 1963 (l’année de l’enregistrement de “Meeting“), il se rend dans les studios aux côtés du saxophoniste américain Sonny Criss (les quelques témoignages de cette nouvelle association ont été récemment réédités). L’année suivante, il retrouve, à Paris, Lou Bennett et Kenny Clarke avec lesquels il donne plusieurs concerts (notamment à la salle Gaveau) et enregistre quelques titres supplémentaires. Tandis qu’à Liège, où il passe encore en fin de compte pas mal de temps, il est plus souvent qu’à son tour fidèle aux jams du “Jazz Inn” des frères Darmoise : avec Barney Wilen, avec Jacques Pelzer, avec son vieux complice des premiers temps, le pianiste Maurice Simon, avec Chet Baker, avec tous les invités prestigieux des nuits d’après Comblain, Thomas y dispense sans compter (et généralement sans autre salaire que les consommations) une musique généreuse qui ravit notamment tous les jeunes guitaristes (Robert Grahame, Jo Verthé, etc. L’un d’eux, Gustave Smeets, en est entiché au point de se faire appelé “Samoht”, Thomas à l’envers !). De ces soirées privilégiées, des échos ont été vaille que vaille préservés et, à les entendre, on comprend que le “Jazz Inn” n’était pas un club de jazz au sens presque sacré du terme : des bandes montent, en effet, enrobant la musique, un étonnant bruit de fond – verres cognés, rires alcoolisés, altercations ponctuées d’encouragements familiers aux musiciens. Mais c’est cela aussi l’univers de René Thomas, cet espace clos où tout un chacun, radicalement inconscient de la place qu’occupe en fait sur la scène mondiale du jazz ce guitariste qui fait partie des meubles, le tutoie et l’apostrophe sans ménagement.

Puis, soudain, sans crier gare, d’un jour à l’autre, René Thomas, le jammeur liégeois, redevient concertiste international, si par hasard un géant de passage l’emmène à sa suite. Ainsi, au milieu des années 60, il travaille à plusieurs reprises avec le saxophoniste Lee Konitz, à Comblain, Bruxelles, Paris, aux Pays-Bas où la radio hollandaise eut la bonne idée d’enregistrer, le 21 octobre 1965, une demi-heure de musique. Lui et Konitz y sont accompagnés par deux futurs princes de la musiques free européenne : Misha Mengelberg (p) et Han Bennink (dm). Entre-temps, l’association Thomas-Pelzer se poursuit par intermittence, renforcée de rythmiques diversent où défilent les bassistes Benoît Quersin, Alby Cullaz, Michel Finet, etc. et les batteurs Jacques Thollot, Vivi Mardens, Peter Littman, etc. Les deux Liégeois (que la mort de Jaspar en 1963 a peut-être encore rapprochés) se produisent avec succès dans les divers festivals et clubs européens. Leur répertoire, au milieu des années 60, s’est enrichi de pièces plus aventureuses (de compositions d’Ornette Coleman par exemple).

Et leur musique témoigne d’une solide complicité : “René sentait quand j’étais perdu et en un coup de pouce, il me donnait la note qui me remettait sur les rails. Et j’en faisais autant pour lui. A Comblain, nous avons joué notamment avant Bill Evans, qui est venu sur scène nous féliciter. Nous n’avions en fait répéter qu’un seul morceau, pour le reste, nous savions que ça viendrait tout seul, d’après l’ambiance du moment. On se connaissait tellement bien. (…) Une autre fois, toujours à Comblain, le public ne voulait pas nous laisser descendre de scène et Memphis Slim attendait pour jouer ! Ce sont de fabuleux souvenirs. René, c’était l’oreille, le feu, la technique, l’idée…” (interview de J. Pelzer, 1986). Témoins de cette période, un fougueux ‘live’ pirate (avec Finet et Littman) sorti sur Giganti del jazz, ou l’enregistrement – inédit à ce jour – du concert donné à Liège par Thomas, Jaspar, Quersin et Thollot, alors en soirée d’hommage à Raoul Faisant en 1965.

Les dernières années

Après 1966 (cette année-là, il est cité dans Down Beat comme “le meilleur guitariste méritant une large reconnaissance”), René Thomas, comme tous les jazzmen, subit plus encore la rigueur de la crise qui frappe le jazz pendant les “années pop”. Malgré l’un ou l’autre temps fort (quelques disques, notamment avec l’organiste allemande Ingried Hoffman, quelques tournées – en Espagne entre autres -, quelques concerts importants avec le pianiste Vince Benedetti), c’est une période plutôt creuse. Il passe des journées à jouer de la guitare devant sa télévision, dans sa petite maison rue des Maraîchers à Liège. Cependant, sous l’impulsion de quelques amis, il refait surface, entouré le plus souvent du quartette de Robert Jeanne. Jean-Marie Hacquier lui procure quelques contrats dans le Nord de la France tandis qu’en Belgique, il recommence à jouer avec Pelzer et qu’en Allemagne, en 1969, il enregistre un album avec Lucky Thompson. L’épisode décisif de ce retour étant, sans aucun doute, son association, en France, avec l’organiste Eddy Louiss, dès 1970. A la batterie, on trouve, selon les moments, des musiciens comme Daniel Humair (cfr “Au Privave” sur l’album Surrounded d’Humair), Kenny Clarke ou Bernard Lubat avec qui le trio accompagne le chanteur Léon Thomas. Ce dernier fréquente, aux États-Unis, aussi bien les milieux du blues que ceux du free-jazz et surtout, se produit dans un club parisien ce fameux soir où Stan Getz, de passage à Paris, est séduit par cette musique puissante et colorée. Séduit à un point tel qu’il décide tout simplement d’engager le trio pour une vaste tournée européenne en 1971. A Chateauvallon, le nouveau “Stan Getz Quartet” fait un malheur et René Thomas, dont le nom était bien oublié du public français, redevient pour un temps l’objet d’éloges souvent dithyrambiques.

Ainsi, à propos de ce concert à Chateauvallon, un journaliste féru de rugby écrira ce commentaire enflammé : “… Soudain, René Thomas, tel Cantoni, aperçoit le ‘trou’ et s’y engouffre. Crocheté Stan Getz, en débandade le quartette, semé en route le ‘New Sound’ : il n’y a plus sur la scène qu’un monstre de l’esquive et du contre-pied qui remonte, guitare au vent, tout le terrain et va marquer, seul, l’essai” (J. R. Masson, Jazz Mag, 196, 1971). Quand à Getz, qui n’avait pas touché son saxophone depuis des mois, il est revigoré par ses nouveaux partenaires et il joue avec une force et un lyrisme rarement atteints. Les vagues telluriques de l’orgue d’Eddy Louiss (dont la musique se démarque fortement de celle des organistes avec lesquels il a joué jusqu’alors) lui fournissent une assise exemplaire et il trouve en René Thomas un interlocuteur idéal avec lequel il rivalise d’invention et en qui il voit bien plus qu’une réplique de son ancien associé Jimmy Raney : “René est une sorte de ministrel de la guitare (…) il est comme un gitan (…). Une de ses premières idoles était Jimmy Raney (…) maintenant, il joue comme René Thomas, le seul et unique” (P. Culle, Jazz Mag, 168, 1975). On possède de ce quartette étonnant un témoignage aujourd’hui promu au rang de ‘classique’, et dont la récente sortie en CD met mieux encore en relief les inépuisables richesses : “Dynasty” a été enregistré au Ronnie Scott’s de Londres, 10 ans après les prestations du quartette Thomas/Jaspar, et le répertoire se révèle particulièrement apte à pousser les quatre musiciens à donner le meilleur d’eux-mêmes.

Parmi les compositions de Thomas (“Theme for Leo”, etc.), on retiendra le superbe “Theme for my dad” signé Getz, mais écrit en réalité en grande partie par lui à la demande du leader dont le père est mort pendant la tournée. L’interprétation qu’en donne le quartette est bouleversante et fait de cette courte pièce un des quelques chefs-d’oeuvre du jazz enregistré. On y trouve également un art dans lequel Thomas excellera tout au long de sa carrière : celui de l’introduction à un thème (“Invitations”). On aurait pu penser que René Thomas allait profiter de ce nouveau tremplin pour s’installer enfin aux premières places. Pourtant, après l’épisode Getz, il se ‘reprovincialise’ presque aussitôt. Il reprendra encore épisodiquement la route pour de ponctuelles tournées en Italie, en Allemagne et même au Mexique.

Thomas Pelzer Limited (René Thomas et Jacques Pelzer) au Jazz Middelheim, 1974 © Studio Hugo

Chaque année, il rejoint Lou Bennett en Espagne. A Paris, il enregistre avec Louiss et Kenny Clarke un disque qu’on a un peu trop rapidement qualifié de mineur à l’époque. Et il forme avec Christian Escoudé un duo de guitares précurseur des célébrissimes associations à cordes des années à venir. En Belgique, il joue au Festival de Coronmeuse au sein de T.P.L. (c’est désormais le nom qui désigne les groupes Thomas/Pelzer. TPL : Thomas Pelzer Limited) et enregistre sous ce label un dernier album pour la petite firme belge Vogel. Au Festival de Middelheim à Anvers, il rejoint sur la scène son ancien employeur, Sonny Rollins et fait de même avec Getz à Ostende. Mais entre ces points chauds, s’écoulent de longues périodes d’inactivité pendant lesquelles il se réinstalle dans une vie liégeoise qui, à l’époque, ne laisse plus guère de place au jazz. Il se mêle volontiers aux jeunes musiciens – ceux-là même qui assureront bientôt la relance – et assiste, enthousiaste, aux répétitions d’Open Sky Unit, le groupe de jazz-rock monté par Pelzer avec les jeunes Steve Houben et Ron Wilson. Il forme un nouveau trio, mettant à profit la présence à Liège d’un géant de la batterie : Art Taylor ! On a du mal à imaginer, avec le recul, qu’un orchestre dans lequel se trouvaient René Thomas et Art Taylor n’ait pas fait salle comble à chaque concert. En réalité, c’est parfois devant une poignée de spectateurs seulement que se produit le trio. Et du coup, la vie devient difficile pour la famille Thomas (il a deux enfants). Comme beaucoup d’autres jazzmen hélas, René Thomas a fini sa vie dans un état proche de la misère. Usé prématurément – quoique ayant résisté quelque dix ans de plus que son ami Jaspar – il s’éteint lors d’une de ses tournées annuelles en Espagne avec Lou Bennett, en janvier 1975.

Des dizaines de musiciens des quatre horizons du jazz joueront bénévolement pour récolter l’argent nécessaire au rapatriement de son corps. Par la suite, les hommages se répètent, Saxo 1000 sera créé en 1980 en souvenir de Jaspar et Thomas… En 1985, nouvelle soirée en l’honneur de René Thomas, à l’occasion de la parution du livre “Histoire du Jazz à Liège“. De nombreux disques parus depuis 1975 comportent des thèmes écrits à la mémoire de Thomas (“Song for René” par Pelzer, Grailler, etc., “René’s Theme” par John Mc Laughlin et Larry Coryell, “René Thomas” par Philip Catherine, etc.). Les disques de René, par contre, restent rares dans les bacs des disquaires belges. Et au bout du compte, combien de Belges connaissent-ils simplement le nom de ce musicien d’exception qui, lorsqu’on l’interrogeait sur les progressions harmoniques qu’il utilisait, répondait sans sourciller  : “Je ne sais pas, moi, je fais des formes géométriques, des carrés, des triangles…”.

Une dernière anecdote donne la mesure du malentendu gigantesque que fut la carrière de René Thomas : pendant les années 60, alors qu’il était déjà reconnu par les plus grands musiciens comme un maître-guitariste, il se rend avec ses enfants à l’aéroport où doit débarquer Sacha Distel, en pleine période “scoubidou”. Quand Sacha apparaît, Thomas se précipite sur lui et, s’excusant presque, lui demande s’il accepterait de lui signer un autographe. Distel racontera plus tard qu’il fut rarement aussi mal à l’aise que cet après-midi-là tandis qu’il signait le disque tendu par celui que lui-même considérait comme un des plus grands guitaristes au monde.

Jean-Pol Schroeder


[INFOS QUALITE] statut : actualisé (1ère publication par wallonica sur agora.qc.ca) | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1991) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Jo Verthe ; Jazz Around ; Freddie Jazz ; Studio Hugo | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

THIELEMANS, Jean-Baptiste dit “Toots” (1922-2016)

Temps de lecture : 16 minutes >

Apparu sur les scènes belges à la même époque que Jaspar ou Thomas et s’intéressant d’emblée à la même musique qu’eux, prêt comme eux à tout quitter pour cette musique, Toots Thielemans aura un parcours tout à fait différent. Tandis que Jaspar et Thomas sont aujourd’hui oubliés, Toots est une des seules vedettes internationales de la sphère du jazz.

Une jeunesse bruxelloise

Jean-Baptiste Thielemans voit le jour dans le quartier des Marolles, au coeur populaire de Bruxelles. 65 ans plus tard, dans le living de Toots, vedette internationale, on trouve une plaque avec cette mention, fièrement mise en valeur : “… Je suis un authentique marollien de la rue Haute…”. Dès sa petite enfance, le petit “Jeanke” Thielemans (Toots n’apparaîtra que bien plus tard) se frotte à la musique, à la musique populaire précisément : au “Trapken Af”, le café que tiennent ses parents rue Haute, se produit tous les dimanches un accordéoniste dont l’enfant imite bientôt les gestes et les mimiques. Il le fait avec une telle conviction que, pressentant que ce “ketje” veut jouer de l’accordéon, son père lui achète, alors qu’il n’a que deux ans, son premier instrument. Caché derrière cet accordéon aussi grand que lui, Jean donne bientôt de petites représentations qui lui valent, on s’en doute, un franc succès auprès des clients qui ont alors droit à quelques airs issus des opérettes de Franz Lehar.

En 1927, la famille Thielemans quitte les Marolles pour Molenbeek-Saint-Jean et au décor quotidien du café, succède celui d’un magasin appelé “Au palais du cache-poussière” ! Comme tous les enfants, Jean passe le plus clair de son temps sur les bancs de l’école, primaire d’abord, secondaire ensuite, à l’Athénée de Koekelberg. Et c’est désormais pour ses copains de classe qu’il donne de temps à autre quelques petits concerts d’accordéon. En 1929, il participe à un premier tournoi pour accordéonistes. La même année, il commence à s’intéresser tout particulièrement à un instrument plus commode à transbahuter d’un endroit à l’autre : l’harmonica (la “musique à bouche”), instrument bien plus répandu à l’époque qu’aujourd’hui. C’est, semble-t-il, à la suite d’une maladie que s’est opérée cette mutation : alité pendant de longues semaines, il ne peut que difficilement manier son accordéon. En 1939, Jean Thielemans s’achète son premier “vrai” harmonica chromatique.

Peu avant la guerre, on le retrouve inscrit à l’Université Libre de Bruxelles, section mathématiques. Etudes interrompues par les  « événements » et pour lui comme pour tant d’autres, commence le scénario classique : évacuation en France, puis retour au pays après la capitulation, et adaptation au nouveau mode de vie de l’Occupation. C’est à cette époque que sera abordé le tournant décisif : Thielemans devient un auditeur assidu des émissions de jazz diffusées par les radios françaises et anglaises. Sans cette découverte du jazz – d’autant plus passionnée que le jazz fait un peu office alors de musique  « maudite » dans l’idéologie allemande – Thielemans serait sans doute devenu ingénieur et le monde de la musique aurait été privé d’un de ses plus grands interprètes. Tout au long de l’Occupation, il va chercher à en savoir toujours davantage sur cette musique sulfureuse. Il rencontre quelques-uns des personnages qui font autorité à Bruxelles en matière de jazz : Carlos de Radzitsky et Albert Bettonville, détenteurs d’une collection qui fait rêver les nouveaux venus.

Toots Thielemans à la guitare
De Jean-Baptiste à Toots

En 1941, se situe un autre événement déterminant : alors que Django Reinhardt est devenu son idole, un de ses amis, propriétaire d’une guitare mais piètre guitariste, lui lance un jour en guise de défi :  « Quand tu pourras jouer l’intro de ‘Sweet Georgia Brown’ comme Django Reinhardt, ma guitare sera à toi… ». Jean Thielemans ne se le fait pas dire deux fois et se retrouve bientôt possesseur d’une guitare, qui deviendra son second instrument. Il commence à jouer avec d’autres jeunes musiciens, comme lui férus de jazz. On possède deux acétates, probablement enregistrés en 1943, qui sont en fait la première trace discographique du futur Toots. Dans les studios Polyvox (Bruxelles), sont ainsi gravés  « Les yeux noirs » « Solitude »« Dixieland Detour » et  « Saint-Louis ». Absorbé de plus en plus par la musique, Jean ne terminera pas ses études. A la fin de la guerre, son choix est fait : comme son  « collègue » liégeois René Thomas – dont il fera bientôt la connaissance – comme le jeune vibraphoniste d’Andenne Sadi Lallemand, il se consacrera à la musique et rien qu’à la musique (à l’époque, Jaspar et Pelzer sont toujours étudiants). A la Libération, il se retrouve plongé dans le tourbillon musical que suscite la présence des Américains. Comme tout le monde, il joue pour eux dans les restcamps, officier’s clubs, etc. Puis en 1945, le trompettiste Herman Sandy lui propose de remplacer André Meersch au sein de son orchestre, un orchestre qui, sous le nom de Jazz Hot va devenir une des trois meilleures formations du pays (avec les Internationals et les Bob-Shots). On y trouve le saxophoniste Raymond Lauwers, le pianiste Gene Kempf et le batteur Jackie Thunis.

Le Jazz Hot sera au centre des folles nuits du “Duc de Buckingham” à Blankenberge, et du “Grand Siècle” à Bruxelles. Estimant que le prénom de Jean-Baptiste n’était pas ce qu’on pouvait trouver de plus swinguant, Jackie Thunis lui propose de s’appeler désormais Toots (comme les Américains Toots Camarata et Toots Mondello). Jean accepte et bientôt, dans le milieu du jazz en tout cas, on ne le connaît plus que sous le nom de Toots Thielemans, réputé comme l’un des bons guitaristes de la capitale et un des seuls jazzmen à essayer de produire des phrases jazz à l’harmonica. En janvier 1946, il est membre de l’orchestre de Robert De Kers, une des formations « pros » les plus en vue. Marcel Colbrant et Henri Winkeler ont alors la formidable idée de filmer l’orchestre pour la société anversoise “Animated Cartoons“. Et c’est ainsi qu’un court métrage intitulé “Modern Mood” nous permet, 40 ans plus tard, de voir Toots jouer aux côtés de Jean Robert, Fernand Fonteyn, etc., dans le contexte swing tout à fait réjouissant. Un joyau ! La même année, il enregistre quelques titres avec l’accordéoniste Rudd Wharton, avec l’orchestre d’Yvon De Bie (les fameux “Rose Room” et “Berceuse Nègre“) et il entre dans la formation de Ruddy Bruder, alors basée à la Malmaison. Parmi ses premiers enregistrements, on peut encore rappeler le disque Olympia réalisé avec Fud Leclerc en février 1947 et sur lequel était enregistré le célébrissime “Hey ! Ba-be-re-bop” qui fit la gloire de Lionel Hampton.

Le rêve américain

Mais déjà, dans sa tête, une idée folle, démesurée commence à prendre de plus en plus de place : tant qu’à jouer du jazz, pourquoi ne pas essayer de le faire au pays même du jazz, aux Etats-Unis ? En 1947, trois ans avant le départ de Jaspar pour Paris, neuf ans avant que ce dernier ne parte lui aussi pour la Mecque, Jean “Toots” Thielemans, considéré dès cette époque comme l’un des meilleurs instrumentistes jazz en Belgique, accompagne son oncle qui doit effectuer un voyage d’affaires aux Etats-Unis. Arrivé à New York, il fait le tour des clubs, son harmonica en poche et, introduit par un photographe dont il avait la connaissance, découvre ainsi la magie des lieux saints du jazz : le “Three Deuces” entre autres. C’est le début des grandes rencontres : le trompettiste Howard Mc Ghee, le guitariste Chuck Wayne, les pianistes Billy Taylor et Lennie Tristano deviennent ses premiers partenaires américains – car, on le devine, l’harmonica ne reste pas longtemps dans la poche de Toots. En 1948, il écrit pour la revue belge “L’Actualité Musicale”, une série de lettres. Dans l’une d’elles, on peut lire : “ … Après avoir joué huit jours à New York, me voici à Miami. Ai entendu Chuck Wayne. J’ai joué sur sa guitare et il n’en revient pas qu’on puisse jouer du be-bop rien qu’en entendant des disques…”. Billy Shaw, l’impresario de Benny Goodman, l’entend et lui promet de “faire de lui le roi belge du be-bop”. Toots a en effet entre temps découvert les harmonies et les entrelacs du bop et, séduit, s’est attaqué à cette musique nouvelle, tant à la guitare qu’à l’harmonica – qu’il est alors le seul au monde à orienter dans cette voie ! De retour en Belgique, il enregistre donc, à ses frais, quelques acétates (“Laura”, “Stardust”, etc.) qu’il envoie aussitôt à Billy Shaw, pour recevoir en fin de compte une réponse de Benny Goodman lui-même. Le “King of Swing” lui propose en toute simplicité d’entrer dans le nouveau combo qu’il monte pour le Paramount Theatre à New York ! Malheureusement, quand on est européen, on ne devient pas facilement musicien aux Etats-Unis. Des questions de visa et de permis de travail empêchent Toots de rejoindre le fameux orchestre.

Toots Thielemans (Chicago, 1957)

En Belgique, auréolé malgré tout par ces propositions et ses contacts new-yorkais, Toots Thielemans est devenu une vedette. Il est acclamé lors des fameuses jams de l’Onyx Club, et le Hot Club Magazine en parle dès cette époque comme d’une des “plus grandes figures du jazz belge actuel”. Il franchit encore un jalon important au Festival de Nice en 1948 où il se produit avec les solistes des Bob-Shots dans une formation dirigée par Jean Leclère. C’est là qu’il a l’occasion d’entendre pour la première fois en direct Louis Armstrong qui lui arrache ses premières “larmes musicales”. L’année suivante, autre festival, autres lauriers, autre consécration, il se retrouve à l’affiche du Festival de Paris (1949) au même programme que Charlie Parker et Miles Davis (l’autre formation belge présente au Festival étant les Bob-Shots). Sur le disque rendant compte de la jam-session qui clôtura ce festival, on trouve les noms de Charlie Parker, Sidney Bechet, Miles Davis et… Toots Thielemans ! Comme les Bob-Shots, Toots a d’ailleurs l’occasion, lors de ce premier séjour parisien, de graver également, le 13 mai exactement, quelques disques pour le label Pacific. A ses côtés, Francis Coppieters (p), Jean Warland (b) et John Ward (dm), les deux derniers cités jouant aussi sur les disques des boppers liégeois. Le 22 août 1949, Toots Thielemans se marie avec Netty et la même année, lors d’une tournée en Italie, il participe à une séance d’enregistrement en compagnie de Flavio Ambrosetti, Gilberto Cuppini, Hazy Osterwald, Ernst Hollerhagen, etc. A Rome, il rencontre… Benny Goodman ! Celui-ci se souvenant des disques que Billy Shaw lui avait fait entendre, lui propose de le rejoindre sur la scène du Palladium à Londres. C’est le début de l’engrenage au terme duquel l’attend un succès qu’il n’aurait jamais osé espérer.

Les concerts scandinaves

La formation de Goodman compte alors quelques prestigieux musiciens : le trompettiste Roy Eldridge, le saxophoniste Zoot Sims (avec qui Toots enregistrera quelques faces à Stockholm en avril), le pianiste Dick Hyman, le batteur Ed Shaughnessy, etc., au milieu desquels, loin de détonner, il s’intègre parfaitement. Le sextette tourne au Danemark, en Suède, etc. et partout, l’accueil est enthousiaste : lors de son passage au Casino de Knokke et au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, la presse belge réserve une place importante à l’événement et tout particulièrement à la présence de Toots Thielemans au milieu des grandes vedettes américaines.

Mais pour la carrière de Thielemans, les concerts les plus importants ont peut-être été ceux effectués en Scandinavie. Le courant passe dès le premier abord entre le Marollien et les Suédois. Dans les années qui suivent, Toots séjournera de nombreux mois à Stockholm où il aura l’occasion de lier connaissance de manière approfondie avec Charlie Parker, rencontré sur scène de la salle Pleyel en 1949. En 1950-1951, le Bird lui aussi se sent comme chez lui en Suède, où il vit peut-être ses derniers mois de bonheur. Un soir de novembre, alors que Toots se produit avec l’organiste Reinhold Svensson dans un hôtel de Stockholm, il voit entrer Charlie Parker. Aussitôt, il entame, suivi par son partenaire, le célèbre Lover Man, reproduisant note pour note le chorus de Parker qu’il a évidemment écouté mille fois. Bird s’approche, sidéré et, à la fin du morceau, serre la main de Toots et lui dit que ce qu’il vient d’entendre est le plus grand hommage qu’on puisse rendre à sa musique… et d’ouvrir son portefeuille afin de récompenser Toots à coup de dollars. Moment particulièrement intense pour un jazzman européen, faut-il le dire, que cet enthousiasme du maître lui-même !

Par la suite, Toots et le Bird auront l’occasion de passer ensemble plus d’une nuit nordique. Et lorsqu’ils se retrouvent aux States, Parker engagera notamment son ami pour une semaine au Earl Theatre de Philadelphie à une époque, hélas, où Charlie Parker était au bout du rouleau. “Quelques fois, nous devions soulever Bird afin qu’il tienne debout, et lui mettre son saxophone aux lèvres. Mais même dans ces moments-là, il jouait admirablement bien”. Pendant un certain temps, Toots va aussi “navetter” entre Stockholm (où il enregistre plusieurs disques, dont un supervisé par Léonard Feather, avec Arne Domnerus et Rolf Ericson) et Bruxelles (où il retrouve, toujours avec plaisir, au détour d’un studio, ses amis Bill Alexandre, Billy Desmedt, Gus Deloof, Jean Warland, etc.). Mais l’appel des States se fait de plus en plus pressant et fin 1952, il s’embarque à nouveau en direction de New York, espérant bien que, cette fois, c’est la bonne.

Back to the USA

Pour se conformer à la réglementation américaine sur l’immigration, il commence par travailler pour la Sabena, puis décide de prendre la nationalité américaine. Le pas décisif est franchi. Toots se trouve un appartement à Manhattan, dont l’écrivain Arthur Miller est le voisin. Un nouveau musicien américain est né. Très vite, il séduit le public, “les” publics car – et c’est une constante dans sa carrière – il joue désormais sur les deux tableaux : admiré des amateurs de jazz pur et des musiciens pour sa musicalité et sa virtuosité, il est également prisé du grand public auquel il délivre régulièrement des pièces plus commerciales, plus proches de la variété que du jazz. Sa réputation l’a d’ailleurs précédé dans certaines sphères. Ainsi, plusieurs de ses disques commerciaux réalisés en Belgique (“Happy go lazy”, “Latin Quartet“, etc.) ont été adoptés aux Etats-Unis par les fameux Harmonicats !

Les grandes rencontres ne tardent pas à s’effectuer. La première année de son émigration, il se produit au Down Beat Jazz Club avec Charlie Parker et le groupe de Max Roach. A Philadelphie, il travaille avec Jackie Davis au Show Boat. Il enregistre son premier disque américain – sous le nom de Jon Tilmans – le 6 décembre 1952 (avec Dick Hyman et Harry Reser). Quelques semaines plus tard, il rentre en studio, en sideman cette fois, avec Dinah Washington et Wardell Gray ! Mais c’est surtout sa rencontre avec Georges Shearing, alors très populaire auprès du public américain, qui lui vaudra sa véritable et définitive intégration au monde du spectacle U.S. Shearing lui propose d’entrer dans son fameux quintette. Il y restera environ sept ans !  “C’est le seul travail vraiment fixe que j’aie eu de toute ma vie” dira Toots avec un clin d’œil.

Les premiers enregistrements avec Shearing datent de mars 1953, amorçant une série au terme de laquelle le nom de Toots sera connu aux quatre coins du monde jazz. “Au début, j’ai eu un petit coup de feu à la guitare que je n’avais pas touchée depuis la tournée Goodman. Après une quinzaine de jours, j’ai eu tous les arrangements dans les doigts, quoique certains soient assez compliqués. Shearing a été charmant avec moi et n’a cessé de m’encourager. Dans les band, j’ai retrouvé le bassiste Al Mc Kibbon, venu en Belgique avec l’orchestre de Dizzy, le drummer Bill Clark et le vibraphoniste Joe Roland, tous d’excellents musiciens et copains parfaits” (Act Mus. 1992). Aux côtés de Shearing, Toots fait le tour des grandes villes américaines : New York, Boston, Chicago, Pittsburgh, Los Angeles, San Francisco, et pousse même jusqu’à Toronto et Haïti.

Amené parfois à se produire dans un orchestre renforcé, il adopte, pour pouvoir se faire entendre, un système d’amplification particulier qui fait de son harmonica un instrument à part entière, un instrument auquel Shearing décide d’ailleurs de consacrer un concerto ! Au hasard de ses tribulations, Toots rencontre de vieilles connaissances : Jack Kluger à New York, Jackie Thunis à Spokane, Malou Honey et Joe Lenski lors d’une jam chez Marian Mc Partland. Et les années passent. 1955, lorsqu’on l’interroge sur ses souvenirs, Toots finit toujours par évoquer – et on le comprend – une certaine tournée à travers les Etats-Unis avec le “Birdland All Stars” : “Pour moi, ce voyage tenait du prodige. Nous étions tous dans le même autocar : Count Basie et John Williams, Billie Holiday avec ses chihuahuas sur les genoux, Lester Young toujours à l’arrière. Toutes mes idoles étaient bel et bien là et je pouvais leur tenir compagnie : Philly Joe Jones, Miles Davis, Cannonball Adderley, Tommy Flanagan, … Et j’étais toujours assis à côté d’Eddy Jones, le gros bassiste de Count Basie, parce qu’on était en plein hiver et qu’il avait un long manteau en cuir, bien fourré, contre lequel nous essayions tous deux de rester au chaud. Le vibraphoniste de Shearing et moi, nous étions les seuls blancs à bords”. Pour réaliser l’émotion que devait représenter ce genre d’expérience, il faut se souvenir qu’à l’époque, Toots Thielemans était loin d’être aussi connu qu’aujourd’hui ; côtoyer les géants était encore nouveau pour lui. Et à propos de “reconnaissance”, rappelons que cette même année 1955 est celle de l’enregistrement de l’album “The Sound”. Un album qui nous semble presque “banal” aujourd’hui qu’il nous a donné mille autres preuves – souvent bien plus intenses encore – de sa puissance expressive et de son talent. Mais en 1955, ce disque marque un tournant dans sa carrière : enregistré sous son nom avec des musiciens comme Ray Bryant, Oscar Pettitford, Toots Mondello, etc., il reçoit quatre étoiles dans le magazine Down Beat !

Toots Thielemans
Vers la naissance de “Bluesette”

En 1956, autres rencontres de taille : le quintette de Shearing joue au légendaire “Basin Street Club”, en alternance avec la formation de Max Roach dans laquelle se trouvent alors… Clifford Brown et Sonny Rollins ! Toots Thielemans reçoit à cette occasion, de la bouche de Clifford Brown, un compliment qui restera à jamais gravé dans sa mémoire, le grand trompettiste lui signifie qu’à son avis, joué comme il en jouait, l’harmonica était un véritable instrument de jazz et ne devait plus être noyé, lors des référendums, dans la catégorie floue “instruments divers”

35 ans plus tard pourtant, c’est toujours dans cette catégorie qu’est classé Toots (en tête bien sûr). En 1957, Toots enregistre un album décisif pour Riverside : “Man Bites Harmonica“, avec comme sideman, rien moins que Pepper Adams (bs), Kenny Drew (p), Wilbur Ware (b) et Art Taylor (dm). Il fait désormais partie du Cénacle Majeur. Pendant les années 1957-1958-1959, il enregistre sans cesse avec Shearing (plus de vingt albums !). En 1959, il signe l’album “The Soul of Toots Thielemans” avec les frères Bryant (Ray au piano et Tom à la basse) et le batteur Oliver Jackson, et il enregistre avec un autre Européen américanisé, l’altiste Arne Domnerus. En 1960, il rentre en Europe pour quelques temps, travaillant à Berlin avec Kurt Edelhagen, à Stockholm avec Harry Arnold (pour un album étonnant dans lequel la radio suédoise a invité différents solistes : Nat Adderley, Benny Bailey, Coleman Hawkins, Lucky Thompson, et… Toots), à Paris avec Georges Arvanitas, en Italie, etc.

C’est sans doute pendant ce séjour qu’il ajoute une nouvelle corde à son arc : il produit en effet un nouveau “sound” qui va faire fureur et qu’il obtient en doublant ses phrases de guitare en sifflant ! C’est avec cette même formule qu’un soir de 1962, lors d’un concert donné à l’Université Libre de Bruxelles en compagnie de Stéphane Grapelli, il chantonne pour la première fois, dans sa loge, la mélodie qui le rendra riche et célèbre : “Bluesette”. Grapelli l’entend et l’encourage à développer cette mélodie. Quelques temps plus tard, probablement en juin 1963, Toots grave dans un studio suédois, pour l’album “The Whistler and his guitar“, la première version de son “tube”, la première d’une longue série. “Bluesette” deviendra non seulement l’indicatif de Toots, mais un véritable standard, repris au répertoire des plus grandes vedettes de jazz et de variété (Sarah Vaughan, Ray Charles, …). C’est l’étape ultime au-delà de laquelle Toots Thielemans figure désormais parmi les Grands du show-business international.

De retour aux Etats-Unis (1964), il fréquente tant le milieu du jazz que le milieu “variété”, travaillant avec de géants tels que Quincy Jones, Phil Woods, Freddy Hubbard, J.J. Johnson, Mc Coy Tyner, Clark Terry, Herbie Hancock, Astrud Gilberto, Peggy Lee, etc., devenant un habitué des studios new-yorkais et une “guest-star” souvent sollicitée. Les albums enregistrés à son nom – souvent dans un contexte commercial – se multiplient. Dans les bandes sonores des films produits tant aux Etats-Unis qu’en Europe, on entend monter la plainte de l’harmonica de l’homme des Marolles : “Midnight Cowboy“, “Sugarland Express“, “The Gateway“, “Salut l’artiste” et des dizaines d’autres. Du lot, se dégage la bande sonore bouleversante d’un film néerlandais à petit budget, “Turks Fruit“, sur laquelle figurent quelques-unes des plus belles plages enregistrées par Toots.

Toots Thielemans et Philip Catherine
Les années 70 et 80

Impossible, dès cette époque, de faire le détail d’une activité aussi débordante, Toots lui-même en serait bien incapable. Au début des années 70, il enregistre plusieurs albums avec Quincy Jones, côtoyant une fois encore le gratin des musiciens américains. En 1972, c’est au violoniste Svend Asmussen qu’il s’associe le temps d’un disque. L’année suivante, il est invité comme “instrumenteur” à la fameuse Eastman School of Music. En 1975, il fait un pas de plus vers la reconnaissance internationale tous publics en “tournant” et en enregistrant avec Paul Simon.

Mais toute cette activité ne lui fait pas oublier le jazz, le vrai. En témoignent, par exemple, les trois albums “live” (1974, 1975, 1976) enregistrés avec son groupe européen (Rob Franken, Niels Pedersen, etc.), un disque intitulé “Captured alive” enregistré aux Etats-Unis avec le pianiste Joanne Brackeen (1974), le contrebassiste Cecil Mc Bee et le batteur Freddy Waits, un “Toots and Friends” avec Philip Catherine et Joachim Kühn (74), et quelques disques Pablo (avec Oscar Peterson, 1975-1980 ; Dizzy Gillepsie, 1980 ; Joe Pass, 1980 ; etc.). Mais plus que tout autre, s’agissant du jazz, c’est l’album “Affinity“, enregistré en 1978 avec Bill Evans, qui représente le sommet de l’art de Toots. “Affinity” témoigne d’une bouleversante connivence entre les accents déchirés de l’harmonica et les harmonies souvent douloureuses de Bill Evans, qui enregistre là un des albums les plus achevés de sa dernière période.

Quand on l’interroge sur ses souvenirs les plus intenses, Toots Thielemans évoque toujours cette session magique aux côtés d’un des grands maîtres du piano moderne, session hélas sans lendemain, Evans devant disparaître quelques années plus tard. Entre ces enregistrements “strictement jazz”, qui lui valent des nominations dans les divers “polls” américains, Toots continue à enregistrer de la musique grand public. Dans cette production, une perle : enregistré à Londres avec son quartette européen renforcé d’un grand orchestre à cordes, l’album “Slow Motion” est un concentré superbe de la musique de Toots, une musique dans laquelle l’émotion, omniprésente, ne se fait jamais sirupeuse, et ce n’est pas son moindre mérite.

Il semble en réalité que Toots, en ces années 70-80, loin de décliner comme l’ont fait tant de musiciens de sa génération, ait atteint une maturité prodigieuse. Ses chefs-d’œuvre, c’est maintenant qu’il les signe. On croyait tout savoir sur lui, on ne savait encore rien ! Sans doute le fait de ne plus être préoccupé par le souci alimentaire lui a-t-il permis de se consacrer bien plus pleinement qu’auparavant au jazz, à cette musique qui l’avait bouleversé dans l’après-guerre et qu’il n’a cessé de servir depuis lors. En 1981, hélas, des ennuis de santé viennent ternir quelque peu le paysage de Toots Thielemans.

Mais fermement décidé à ne pas se laisser dominer par la maladie, il reprend la route. Se partageant entre Bruxelles et New York, il apparaît dans les contextes les plus divers : aux côtés du monstre sacré du jazz-rock Jaco Pastorius au Lincoln Center de New York (1982), puis dans un studio d’enregistrement, aux côtés du maître de l’intimisme et de la profondeur, Chet Baker, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (1984), et encore à Los Angeles, avec Ella Fitzgerald, Stevie Wonder, Dizzy et tant d’autres. Tournant énormément, Toots s’entoure bientôt de deux formations régulières, une européenne et une américaine : Michel Herr, Michel Hatzigeorgiou, Bruno Castelluci d’un côté, Fred Hersch, Marc Johnson, Joey Baron de l’autre. Il obtient un regain de succès en adaptant avec un goût peu commun le “Ne me quitte pas” de Brel et interprète ce titre avec l’une et l’autre de ses formations. Deux albums, “Ne me quitte pas” (Milan, pochette réalisée par Jean-Michel Folon) et “Only trust your heart” (Concord), achèvent de convaincre les derniers sceptiques que le travail commercial de Toots avait déçus. Toots est bel et bien (re)devenu un des grands jazzmen de son temps !

Un seigneur de l’émotion

Aux quatre coins du monde, du Congo à Hong Kong, le mot “harmonica” est plus que jamais associé à son nom. Un nom qui devient un nom commun en 1989, lorsque l’Association des Critiques de Jazz belges décide de décerner chaque année, en plus des Sax, un… Toots !  En 2001, Toots est anobli par le roi Albert II et reçoit le titre de baron. En 2009,  la plus grande distinction pour un jazzman américain: le Jazz Master Award, lui est décernée. Mais, en mars 2014, il annonce qu’il met un terme à sa carrière. Toots Thielmans décède deux ans plus tard, le 22 août 2016. La Bibliothèque Royale conserve un fonds Toots Thielemans qui rassemble des centaines d’enregistrements sonores et des milliers de documents. Au-delà des anecdotes, des honneurs et des discographies, Toots Thielemans restera un des grands seigneurs de l’émotion faite jazz. Tout le personnage est en réalité dans cette formule qu’il aime employer lorsqu’il parle de musique : “L’accord parfait que je préfère, c’est le Mineur Septième : mineur en dessous, majeur au-dessus. Ce doux territoire entre le sourire et les larmes… “.

Toots Thielemans (Jazz à Vienne, France, 1994) © Pascal Kober

[INFOS QUALITE] statut : actualisé  (1ère publication par wallonica sur agora.qc.ca) | mode d’édition : transcription (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Pascal Kober | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

CABAY, Guy (né en 1950)

Temps de lecture : 4 minutes >
Guy Cabay © Igloo Records

Musicien de jazz belge, Guy Cabay pratique le vibraphone, le chant et le piano. Musicien autodidacte, il s’essaie d’abord à la batterie puis au piano; il rencontre ensuite Raoul Faisant et Maurice Simon et apprend les premiers rudiments de jazz. En 1966, après avoir vu Gary Burton à Comblain, il tombe amoureux du vibraphone, instrument qu’il adoptera deux ans plus tard.

Biographie

Dès avant 1970, Guy Cabay a participé à quelques petits groupes Dixieland ou middle-jazz. En 1973, il termine une licence en musicologie à l’Université de Liège. La même année, il participe aux débuts du groupe Open Sky Unit (Pelzer, Houben…), mais quitte l’orchestre peu de temps après et part pour l’Italie : il prépare un doctorat sur la musique médiévale. En 1975, il forme avec Steve Houben le groupe Merry-Go-Round (répertoire de standards) qui jouera notamment aux Pays-Bas à plusieurs reprises.

Avec Jean-Louis Rassinfosse et Félix Simtaine, il accompagne le chanteur Jean Vallée, notamment en U.R.S.S. Guy Cabay met ensuite le jazz en veilleuse et commence à enseigner dans le secondaire. Il collabore à une émission dialectale à la RTB, se met à écrire, puis à chanter des chansons en wallon sur des rythmes de bossa avec une coloration jazz évidente. Le succès est considérable auprès du grand public. Il enregistre plusieurs albums selon cette formule, invitant chaque fois de grands musiciens de jazz à participer à l’entreprise (Bill Frisell, Toots Thielemans, Steve Houben, Larry Schneider).

Parallèlement, il joue dans l’Act Big Band de Félix Simtaine (dès 1979) en quartette avec Bruno Castellucci (dms), Evert Verhees (b) et Kevin Mulligan (g), en sideman aux côtés de Jacques Pelzer. En 1981, il fonde le groupe Lemon Air (jazz latin avec Herr, Houben, Mulligan, Rousselet…). Fin 1982, début 1983, il joue dans Steve Houben Plus Strings, pour lequel il écrit plusieurs arrangements. Il enseigne au séminaire de jazz du Conservatoire de Liège, monte le groupe Mysterioso avec le pianiste américain Dennis Luxion, enregistre de nouveaux disques, instrumentaux cette fois, dirige un trio avec Benoît Vanderstraeten (b) et André Charlier (dms) et enseigne au Conservatoire de Bruxelles. Il écrit également pour le cinéma, pour la scène et pour la télévision.

En 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, il adapte avec Daniel Droixhe des chants révolutionnaires wallons de cette époque. La même année, il monte un nouveau quintette avec le trombone Phil Abraham, le claviériste Benoît Sourisse, le guitariste Yannick Robert et sa rythmique habituelle (Vanderstraeten / Charlier).

Elu “meilleur vibraphoniste belge” en 1998 et 1999, Guy Cabay, devant l’insistance de ses fans wallons, sort en 1999 un nouvel album de chansons en wallon (“The Bièsse Tof), mélangeant nouvelles compositions et réarrangements d’anciennes, et combinant toujours textes en wallon sur des rythmes jazz et brésiliens. En 2000, à l’occasion de la reconstitution éphémère du chœur de la Cathédrale Saint-Lambert à Liège, il publie un album intitulé “De la pierre à la toile, les misères de la Cathédrale, en quatre tableaux et deux rawètes”.

En 2005 sort l’album “On the jazz side of my street” pour lequel il est entouré, entre autres, de Jacques Pirotton, Benoît Vanderstraeten, Bruno Castellucci, Steve Houben, mais aussi le quatuor à cordes Héliotrope. En 2013, Guy Cabay crée un spectacle piano-voix qu’il présente dans son village natal de Polleur (“Carrousel Village, djazzeries et brésileries autour de mon clocher“). L’année suivante (2014), il sort l’album Wah-Wah Samba, toujours fidèle à son double ancrage wallon et brésilien. En novembre, il se produit au Festival de Stavelot Jazz avec le Spa-Sao Paulo quartet qui inclut son fils, Arnaud. En 2015, il compose des musiques additionnelles pour le film Problemski Hotel de Manu Riche (sorti en DVD en 2016).

Discographie non exhaustive
  • 1980 : Christine Schaller, Real Life (ML Car80062)
  • 1981 : Act Big Band, Act Big Band (LDH 1002)
  • 1981 : Guy Cabay, Tot-a-fêt rote coû d’zeur cour d’zos (MD 0027)
  • 1982 : Guy Cabay, Li tins, lès-ôtes èt on pô d’mi (MD 0047)
  • 1984 : Guy Cabay, Gardens of Silence (MD 0109)
  • 1985 : Guy Cabay, Miroirs d’ailleurs (MD 87)
  • 1986 : Guy Cabay, Balzin’rèyes (AA AALP3600)
  • 1987 : Guy Cabay, Lemon Air (CD B. Sharp CDS 072)
  • 1992 : Guy Cabay et al., Brussels Jazz Promenade (CD LM 001/92)
  • 1995 : Guy Cabay / Fabian Fiorini, Fasol Fado (CD IGL 114)
  • 1997 : Guy Cabay, Guy Cabay & Li Grand Cayon (CD Amon Laca 97004)
  • 1999 : Guy Cabay, The Bièsse Tof (CD Amon Laca Alac22)
  • 2005 : Guy Cabay Quartet, On the Jazz Side of my Street (CD IGL 181)
  • 2006 : Guy Cabay Quartet et al., Artists from Wallonia and Brussels : That’s all Jazz ! (CD WBM 156)
  • 2007 : Chrystel Wautier Trio : Between Us (CD EG031)
  • 2014 : Guy Cabay, Wah-Wah Samba

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Plus de jazz…

PELZER, Jacques (1924-1994)

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Jacques PELZER (à droite), en répétition avec Michel Herr et Jean-Pierre Gebler, à Liège (1983)

Jacques PELZER apprend, dès l’âge de sept ans, le solfège et le piano, qu’il est obligé d’abandonner à la suite d’un accident bénin. Il s’essaie alors à la clarinette, à la flûte, à la guitare, avant d’arrêter son choix, pour un temps du moins, sur l’harmonica. A la fin des années 30, il découvre le jazz et devient un fidèle auditeur des quelques rares retransmissions radiophoniques à tendance jazz, et surtout des disques de Nat Gonnella, Ambrose, puis Benny Goodman et Jimmy Lunceford. Alors qu’il étudie chez les Pères Jésuites du Collège Saint-Servais, il s’intègre à d’éphémères formations d’étudiants ; l’une d’elle s’appelle Swing and Sway et Pelzer, toujours à l’harmonica, y joue aux côtés du saxophoniste Paul Alexis. Mais entretemps, dans un autre établissement scolaire de la ville, à l’Athénée plus précisément, quelques étudiants (Pierre Robert, Roger Claessen, Georges Leclercq…) ont eux aussi découvert le jazz et décidé de monter leur propre orchestre, un orchestre qu’ils appelleront la Session d’une Heure et dont l’influence sera déterminante dans la carrière de Jacques Pelzer.

Lorsque la guerre éclate, Jacques Pelzer suit sa famille à Toulouse ; c’est là qu’il se fait offrir son premier saxophone : un alto, comme Pete Brown, comme Willie Smith (Jacques racontera plus tard qu’il s’est “fait les lèvres” en jouant et rejouant le solo de Smith sur Margie de Jimmy Lunceford), comme Johnny Hodges surtout, qui sera son premier modèle.

De retour à Liège, il devient membre de la Session d’une Heure. Le répertoire de la Session va du dixieland (qu’il n’apprécie pas vraiment, d’autant que dans la formule orchestrale orléanaise type, il n’y a guère de place pour l’alto !) à Duke EllingtonDjango Reinhardt ou Gus Deloof, et là, il est à son affaire.

En 1943, la Session, uniforme impeccable, cravates en cachemire, petite casquette anglaise, remporte le tournoi organisé au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, tandis qu’à Liège, elle devient la seule formation amateur qui puisse concurrencer les orchestres professionnels. Surprise-parties (qui, à cause du couvre-feu, se prolongeaient jusqu’au matin), galas, cours de danse, se multiplient ; Pelzer grave avec la Session ses premiers acétates (et notamment un On the sunny side of the street comprenant un très beau solo d’alto “à la Hodges”). Mais Roger Claessen reste un grand amateur de dixieland, et lorsque la Session s’oriente davantage dans ce sens, Pelzer reprend ses billes. Entretemps, il a trouvé son maître à Liège même : Raoul Faisant alors au centre d’un “noyau swing” percutant (au sein duquel Jacques rencontre un adolescent de son âge, guitariste, qui deviendra son alter ego bien des années plus tard : René Thomas !). Pelzer, comme Thomas, comme Jaspar, comme Sadi, a tout à apprendre de Faisant : phrasé, colonne d’air, inflexions. Pour lui aussi, Faisant sera le “Père” ! En même temps, toujours grand consommateur de disques, il découvre Benny Carter qui supplantera chez lui Johnny Hodges en influence.

Quand les Américains arrivent en 1944, Pelzer est prêt à les recevoir. Il en épatera plus d’un, blanc ou noir, qui retrouve dans la musique de ce jeune Européen un peu de son pays : “…Quand il jouait pour les Noirs (soit à la Croix-Rouge américaine, soit dans leurs cantonnements), on les voyait s’approcher peu à peu de lui, l’entourer, oubliant même la danse, et ne quittant la scène qu’à la dernière note. Et pourtant, Dieu sait si ces gens-là s’y connaissent.” (Rythme Futur, décembre 1946). C’est alors l’époque des premières tournées pour les Américains – pendant les vacances scolaires, car Jacques est toujours étudiant. Le plus lointain de ces voyages, il l’entreprend avec Léo Souris, direction Plsen, Tchécoslovaquie ! Déjà presque une vedette à Liège, Pelzer commence à se faire un nom sur le plan national, surtout après avoir intégré les Bob-Shots (en 1945, il rejoint Bobby Jaspar, Pierre Robert, André Putsage, etc.). Le premier acétate des Bob-Shots permet d’entendre un Pelzer cartésien et visiblement fort heureux de l’être : pourtant, l’heure du grand tournant est proche. Quand Pierre Robert reçoit de son frère Cyril, installé aux États-Unis, les premiers disques bop, Pelzer est envoûté par la nouvelle musique : pendant de longs mois, il s’évertue à comprendre ce que joue Parker, à décortiquer ces envolées magiques, passant et repassant, pour ce faire, les disques de Bird à vitesse ralentie ! A force de travail, il méritera bientôt ce titre de “premier alto be-bop européen” que lui décernera Django. Dans ses tentatives de jouer bop, il est soutenu par le batteur André Putsage qui s’essaie, lui, aux débordements de Kenny Clarke et rend ainsi plus crédible encore l’image sonore du nouveau style produite par l’alto. Les concerts des Bob-Shots suscitent bon nombre de commentaires dont la plupart concernent Pelzer. A la fin de la période Bob-Shots (vers 1948), il jamme aussi souvent que possible avec René Thomas, mais avant de songer à une nouvelle association, il faut terminer ses études. Il se fait plus rare aux répétitions comme aux jams et un beau jour, il se retrouve pharmacien ! Moins assuré que Jaspar, qui devient professionnel dès la fin de Bob-Shots, il fera un début de carrière dans “sa” branche et ouvrira une pharmacie au Thier-à-Liège. Mais très vite, il comprendra que “sa” branche, désormais, est bien davantage faite de blue notes que de tubes d’aspirines.

En 1950, Bobby Jaspar est à Paris, bientôt rejoint par de nombreux musiciens belges (tous ceux, en fait, qui ont choisi de ne jouer que du jazz, chose impensable en Belgique). Jacques Pelzer, s’il n’émigre pas vraiment, séjourne très fréquemment à Paris lui aussi, où il fait le tour des clubs. Il rencontre tous ceux qui seront ses partenaires et ses amis dans les années qui vont suivre. Entretemps, il découvre Lee Konitz et se met à explorer l’univers cool avec la même passion que l’univers bop quelques années auparavant. Un enregistrement de 1953 rend compte de cette nouvelle orientation. Loin d’être le signe d’un manque de personnalité, elle témoigne d’une recherche constante de matériaux propres à faire émerger, une fois réunis, un style original. Paris, Liège (et les fameuses jams de la Laiterie d’Embourg !), Bruxelles, Anvers, les Pays-Bas, l’Allemagne : Jacques Pelzer devient bientôt davantage que “l’indétrônable saxophone-alto belge”, une des figures marquantes du jazz européen en pleine expansion. Il grave plusieurs disques (avec René Thomas, Jean Fanis, Herman Ssandy, etc.), participe à de nombreux galas, jams, radios, se lie avec Kenny Clarke et Chet Baker et, en Belgique, fait office de leader pour la nouvelle génération (Robert Jeanne, Felix Simtaine, etc.). En 1955, à la demande de Léo Souris, il effectue un premier voyage en Afrique : il en revient fasciné ! L’Afrique exercera dès lors sur lui une attraction telle qu’il y retournera à de nombreuses reprises, se ressourçant à la musique noire, en particulier à la musique des pygmées qu’il découvre avec Benoît Quersin. “Il y avait deux endroits au monde où on pouvait aller : New York et l’Afrique : la jungle en béton et la jungle naturelle. Bobby a choisi la jungle en béton, moi j’ai fait l’Afrique…” (Histoire du jazz à Liège, Médiathèque de la Province de Liège, 1987). Jouant le jeu jusqu’au bout, Pelzer enregistre même quelques disques avec des musiciens et des chanteurs africains, à Léopoldville (Kinshasa).

Comme Jaspar, il s’est mis à un second instrument : la flûte, et il est devenu incontournable sur la scène belge, au même titre que Jack Sels et quelques autres. A la Rose Noire de Bruxelles comme au Ringside d’Anvers ou au Seigneur d’Amay de Liège, l’école moderne s’est désormais imposée dans le milieu – de plus en plus clos – du jazz. Les vieux maîtres (Faisant, Ingeveld, Robert, …) sont déjà presque oubliés. Pelzer ouvrira lui-même certains clubs (le Birdland à Liège, par exemple), répliques éphémères des temples new-yorkais. Parmi les jeunes musiciens belges, il s’associera volontiers au trompettiste Milou Struvay, au pianiste Joël Van Droogenbroeck, au bassiste Freddy Deronde.

En 1959, commence l’aventure de Comblain dont Jacques Pelzer sera l’un des plus fidèles participants. “Si un jour, je ne pouvais pas jouer à Comblain, j’en serais malade” confie-t-il à un journaliste. C’est également l’époque où il travaille de plus en plus en Italie (où il enregistre d’ailleurs quelques disques avec Amedeo Tommasi et Dino Piana), et où il s’associe de manière plus régulière encore avec René Thomas, de retour des U.S.A. dès 1961 ; le quartette Thomas-Pelzer, auquel participent alternativement des musiciens comme Benoît Quersin, Daniel Humair, René Urtreger, Jacques Thollot, Vivi Mardens et d’autres musiciens français, italiens ou allemands, fait les beaux soirs de Comblain (certaines versions de Theme for Freddy restent dans toutes les mémoires). Comblain est aussi l’occasion définitive de rencontrer les plus grands maîtres américains ; Bill Evans, Canonball Adderley, Coltrane, Lee Konitz. Pelzer les accueille volontiers chez lui, les amitiés se nouent et Liège devient une ville plutôt bien fréquentée. Parmi les grands moments de cette période, on retiendra un concert à Gand avec Bud Powell, un autre au Ringstad avec Thelonious Monk, la soirée des 25 ans de jazz en Wallonie, l’enregistrement de l’album Meeting (René Thomas), les jams au Jazz In de Liège, dont il est le maître d’oeuvre, et bien sûr le premier voyage aux États-Unis dans le quintette de Chet Baker ! Chet (qui a auparavant joué avec Bobby Jaspar, René Thomas, Francy Boland, etc.) apprécie en effet de plus en plus le style de Pelzer qui, en retour, vénère la musique du trompettiste.

1964 : Chet Baker (Flugelhorn, Vocal), Jacques Pelzer (Alto Sax, Flute),  Rene Urtreger (Piano), Luigi Trussardi (Bass) & Franco Manzecchi (Drums). 

C’est le départ d’une tournée de trois mois qui est pour lui l’ultime consécration : combien d’Européens peuvent se vanter d’avoir joué au Plugged Nickel de Chicago ? Depuis quelques temps, il s’exprime sur un troisième instrument, le soprano, remis à l’honneur par John Coltrane et sur lequel il dispense une musique plus moderne encore, plus libre. Pendant son séjour aux U.S.A., il est en admiration devant la nouvelle école free et la musique d’Ornette Coleman : “C’est génial, racontera-t-il, pour créer une musique semblable, qui prenne un tel essor, il fallait être un génie. Je me reporte vingt ans en arrière à l’apparition du Bird“. Et une nouvelle fois, Jacques Pelzer change de cap et pendant quelques années, il entre carrément dans la New Thing avec une sincérité qui fait parfois défaut à certains adeptes du free de l’époque (et surtout avec derrière lui un background musical qui lui permet de jouer “libre” sans pour autant jouer n’importe quoi).

Ses expériences les plus profondes dans la sphère free, c’est à nouveau en Italie qu’il va les vivre, aux côtés du grand Steve Lacy ; il révèle au public belge le trompettiste Mongezi Fesa et le bassiste Johnny Dyani lors du First International Jazz Event à Liège en 1969 ; il rencontre à plusieurs reprises Don Cherry, Kent Carter, Archie Shepp et quelques-uns des plus authentiques musiciens free, dans ce Paris soixante-huitard ouvert à l’esthétique libertaire. Cependant, Pelzer va s’écarter du free, il en gardera une certaine “souplesse d’esprit” et une profonde expérience humaine. Ce qui motive son retrait, ce ne sont pas seulement les diatribes de Chet Baker contre le free (“They call that music !“) ni le désastre financier que représente pour un musicien le fait de jouer cette musique qui met en fuite public et organisateurs, c’est aussi et peut-être surtout la difficulté de se trouver des partenaires capables de vraiment jouer le jeu.

Les années 70 sont là : c’est l’époque de Weather Report et de la première génération jazz-rock. Les jeunes reprennent un premier contact avec les sons du jazz via Chick Corea et John Mc Laughlin. A l’anarchie succèdent l’hyperorganisation et les groupes fixes. Pour Pelzer, ce nouvel état d’esprit se concrétise à travers le groupe Open Sky Unit. En effet, tout en renouant avec la tradition aux côtés de Chet Baker, de René Thomas (c’est l’époque Thomas-Pelzer Limited) ou de Vince Benedetti, il partage l’itinéraire de quelques jeunes musiciens (son cousin Steve Houben, sa fille Micheline, le pianiste américain Ron Wilson et quelques autres) qui l’entraînent dans un univers musical nouveau, influencé par les rythmes binaires, la musique soul et l’électricité. Fini le saxophone en plastique et l’improvisation sauvage : Open Sky Unit joue un répertoire structuré, programmé, où la place de chacun est bien définie (même si l’improvisation et la spontanéité restent au rendez-vous). C’est avec O.S.U. que Jacques Pelzer rend, en janvier 1975, un dernier hommage à son alter ego René Thomas, mort de jazz comme Bobby Jaspar 12 ans auparavant, comme Raoul Faisant en 1969. Lui seul sort rescapé de ce naufrage. Au milieu des années 70, il entreprend une nouvelle tournée aux U.S.A. avec Chet Baker (et ils donnent ensemble un concert au Carnegie Hall). Pelzer a retrouvé alors une musique de sa génération, il ne la quittera plus : un “mainstream” mitigé de bop et de cool et, dans son cas, parsemé d’évocations de Benny Carter.

A Liège, qu’il n’aura jamais quitté vraiment (ce qui lui aura peut-être valu d’être moins connu que Jaspar et Thomas, mais également, comme il le dit lui-même, d’être toujours en vie !), il se produit avec ses anciens compagnons Robert Grahame, Jean Linsman, Jon Eardley ou avec des musiciens plus jeunes. En 1980, il participe, bien entendu, au projet Saxo 1000 mis sur pied en hommage à Jaspar et Thomas à l’occasion du millénaire de la ville de Liège, et il fait partie du premier contingent d’instructeurs du Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège. Cette période (qui va de la mort de Thomas au milieu des années 80) est jalonnée de hauts et de bas surprenants, de tristes moments où l’on pourrait penser que Jacques Pelzer est au bout du rouleau, et de lumineux démentis où réapparaît le “premier saxophone alto be-bop européen“.

En 1982, il s’associe au guitariste Jacques Pirotton qui devient son partenaire privilégié : en duo, “The Two J.P’s” proposent une musique faite d’équilibre, tantôt exubérante, tantôt recueillie, qui permet à Jacques de retrouver un peu de sa complicité passée avec René Thomas. Invité à participer à diverses séances d’enregistrements (Stella Levitt, Jean-Pierre Gebler…), honoré par la RTBF d’un superbe film de montage réalisé par Michel Rochat (“Sax en fugue“), il n’a cependant pas dit son dernier mot : petit à petit, il reprend du poil de la bête dès 1986, c’est un Pelzer proprement régénéré qui, malgré de nombreux problèmes, notamment d’ordre économique – une vie consacrée au seul jazz n’a jamais été le gage d’une retraite aisée ! – redevient le grand musicien qui avait conquis le monde du jazz au cours des quatre décennies précédentes. En free-lance, en duo avec Jacques Pirotton ou à la fête de son quartette (avec Pirotton et le plus souvent Bart de Nolf (b) et Micheline Pelzer (dm)), assisté ou non de ses amis de toujours (Chet jusqu’à sa mort en 1988, Barney Wilen, Dave Liebman et tant d’autres aux quatre coins du monde des notes bleues), ayant retrouvé cette vigueur qui est une de ses “lignes de conduite” d’aujourd’hui, il part reconquérir l’Europe : Italie, France, Suisse, Finlande, Jack The Hipster n’a pas fini d’étonner un monde qui est peut-être en train de redécouvrir le jazz, ce jazz pour lequel tant de ses amis sont morts.

Jean-Pol Schroeder


Oeuvres
  • Jacques Pelzer enregistre en 1943 et 1944 avec la Session d’une Heure (Acétates), de 1946 à 1949 avec les Bob-Shots (enregistrements privés, Olympia, Pacific).
  • Leader ou co-leader :
    • Jacques Pelzer, Marionette / Lady Bird / How high the moon (acetate, Bxl, 1952)
    • Jacques Pelzer, I only have eyes for you / You go to my head (acetate, Bxl, 1952)
    • Jacque Pelzer / Bobby Jaspar, Out of Nowhere / Pennies from heaven (acetate, 1953)
    • Jacques Pelzer, Modern Jazz Sextet (Innovation ILP2, 1955)
    • Jacques Pelzer / Herman Sandy, Jazz for Moderns (Fiesta IS10043, 1956)
    • Jacques Pelzer and his Young stars, Jazz in Little Belgium (Decca 123259, 1958)
  • Fin des années 50, Jacques Pelzer enregistre une série de 78 tours en Afrique, avec des musiciens autochtones : “Tu es la plus belle, ma doudou
  • Jacques Pelzer, All stars à Antibes (Barclay BLP84081, 1960)
  • Jacques Pelzer, Featuring Dino Piana (Cetra LPP6, 1961)
  • René Thomas / Jacques Pelzer : Giganti del Jazz vol.*** (1961)
  • Pelzer, Sadi, Toots : Europe Jazz (film de Paul Davis, Sofidoc, 1961)
  • Thomas / Pelzer : T.P.L. (Vogel 003, 1974)
  • Jacques et Micheline Pelzer : Song for René (Duchesne DD8003, 1975)
  • Participation aux enregistrements :
    • Helen Merril (Comblain-la-Tour 1960)
    • Léo Souris (Comblain-la-Tour 1960)
    • Amadeo Tommasi (1960)
    • René Thomas (1963)
    • Georges Joyner (1964)
    • Freddy Sunder (1968)
    • Jon Eardley (1969)
    • Chet Baker (1977)
    • Saxo 1000 (1980)
    • Jean-Christophe Renault (1981)
    • Jean-Pierre Gebler (1981)
    • Guy Cabay (1987)

[INFOS QUALITE] statut : validé, à actualiser | mode d’édition : transcription, droits cédés | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Michel Herr | remerciements à Jean-Pol Schroeder


Jam Jazz Jacques Pelzer

© Fred Delsemme

Chaque dernier dimanche du mois ! Une jam réalisée par un bouquet de musiciens sur un thème choisi par leur soin et ponctuée d’interventions de musiciens du public désireux de se joindre à eux. Concrètement ; un musicien sera invité par le club à venir expérimenter une formation élaborée par ses soins, sur un thème précis tel qu’un artiste spécifique, ou encore un style, une année, un album…

En savoir plus sur JACQUESPELZERJAZZCLUB.COM…


Plus de jazz…

CATHERINE, Philip (né en 1942)

Temps de lecture : 7 minutes >
© De Standaard

Philip CATHERINE est un guitariste de jazz belge. Né à Londres en 1942, d’un père belge et d’une mère anglaise, Philip Catherine n’est pas le premier musicien de la famille : son grand-père s’est fait un nom comme premier violon à l’Orchestre Philharmonique de Londres. Il n’est donc pas étonnant que Philip, qui passe la majeur partie de sa jeunesse en Belgique, ait reçu dès son plus jeune âge des leçons de piano. A l’âge de quatorze ans, il découvre la guitare et la musique de Django Reinhardt qui le bouleversent et le font basculer dans l’univers du jazz. A peine adolescent, il commence à fréquenter les musiciens belges et à se joindre, encore timidement, aux jam sessions. En 1958 -l’année de l’exposition- on le retrouve à la Rose Noire, le poumon du jazz belge d’alors ; il y entend tous les grands maîtres américains et il participe à 16 ans à une jam aux côtés du saxophoniste Sonny Stitt et du batteur suisse Daniel Humair. A dater de ce jour, on sait dans le milieu du jazz belge, qu’un nouveau musicien est né, avec lequel il va falloir compter.

L’année suivante (1959), quand commence la grande aventure de Comblain, on peut lire dans le programme du festival, à la rubrique “Grandes vedettes du jazz belge” en dessous des noms de Jacques Pelzer, Christian Kellens, Sadi, etc… celui de Philip Catherin (sic), le plus jeune guitariste belge.

En 1960, il jouera au premier Festival d’Ostende et sera de nouveau à l’affiche de Comblain. Après avoir remporté divers tournois amateurs et joué aux côtés de musiciens chevronnés, il fait désormais partie intégrante du” milieu” jazz. Il n’a pas encore 20 ans !

En 1960, il entre pour la première fois dans un studio d’enregistrement afin d’y graver, en compagnie de Frans André, Roger Vanhaverbeke, Rudy Frankel et Jack Say un Nuages bien évidemment inspiré de Django.
En 1961, Jazz Hot et Jazz Magazine signalent la prestation à Comblain d’un “jeune talent prometteur”. Mais un autre guitariste belge est au programme cette année-là (et les suivantes). René Thomas, qui revient des Etats-Unis où il a joué avec Sony Rollins et avec le gotha du jazz new-yorkais.
Thomas sera après Reinhardt, le second grand inspirateur de Philip Catherine, et, comme il va désormais rester en Belgique la plupart du temps, son jeune disciple aura maintes fois l’occasion de s’abreuver au lyrisme fougueux qui caractérise son jeu.
1961 sera une année décisive à plus d’un titre. En effet, c’est alors que Philip Catherine est remarqué par l’organiste Lou Bennett (fixé alors à Paris et qui jouera très régulièrement avec René Thomas également). Bennett l’engage dans son trio pour une tournée européenne qui étendra sa réputation hors des frontières de la Belgique.
Avec ce trio (dont le batteur sera selon les circonstances Billy Brooks, Oliver Jackson, Vivi Mardens, etc.), Philip jouera notamment en première partie de Thelonius Monk, en tournée en Europe ; et c’est encore au sein de ce trio qu’il réapparaîtra à Comblain en 1962.
Entretemps, il continue à jammer à Bruxelles et à Anvers notamment, avec les meilleurs jazzmen belges. Ainsi, il rencontre le saxophoniste Jack Sels, avec lequel il enregistre en 1961 et en 1963 et Sadi, pour qui il éprouvera toujours une vive admiration. Parmi les (trop rares) musiciens de sa génération, Philip Catherine travaillera notamment avec le pianiste Jack Van Poll (Comblain 1963 : “belle association guitare/piano de deux garçons qui, d’année en année, se rodent et font des progrès sensibles” pourra-t-on lire dans Jazz Mag). A cette époque il est toujours étudiant et obtiendra une licence en Sciences Economiques.
La seconde moitié des années 60 sera pour lui une période de labeur intense : en plus de ses études et de son travail sur l’instrument, il se met à la composition. Son nom apparaît moins fréquemment sur les affiches et dans la presse, mais il a décidé de travailler afin de donner à sa musique une consistance que la seule fréquentation des jam ne peut lui apporter. Et puis c’est le service militaire. Lorsqu’il en sort enfin, il est bien décidé à se consacrer exclusivement à sa musique. Il se sent prêt et n’a guère plus d’attirance pour le monde de l’économie. Il passe donc le cap du professionnalisme à une époque où ce choix suppose un sérieux goût du risque, le jazz n’étant pas alors une musique particulièrement lucrative !
A la fin des années 60, il travaille avec Marc Moulin dans le groupe Casino Railways, un des premiers orchestres montés par la nouvelle génération et, en 1970, il enregistre pour Warner son premier album (produit par Sacha Distel) pour lequel il fait appel au trombone Jiggs Wiggham, rencontré lors d’un séjour dans l’orchestre de Peter Herboltzheimer ; pour compléter la formation, trois musiciens belges, Marc Moulin (p), Freddy Deronde (b) et Freddy Rottier (dm). Ce disque, composé exclusivement de compositions originales, porte déjà les marques d’un nouvel esprit musical ; passionné par le jazz, Philip n’est cependant pas insensible à la nouvelle musique qui “branche” les jeunes depuis quelques années déjà, le rock. Et lorsque apparaîtra une forme musicale mélangeant jazz et rock, au moment où, précisément, il devient musicien professionnel, il y adhérera presque aussitôt.
Tandis qu’il jouait avec Lou Bennett, il avait été remarqué par un jeune violoniste français qui allait rapidement devenir une des figures de proue du jazz et du jazz-rock européen, Jean-Luc Ponty. Lorsqu’il monte son groupe Expérience, Ponty prend contact avec Philip Catherine : “Quand j’ai décidé d’ajouter un guitariste à mon groupe, j’ai pensé à lui parce qu’il était un des rares musiciens possédant un” background” jazz à avoir assimilé également ce que la musique pop avait apporté au son et à l’approche de l’instrument“.
C’est ainsi que Philip Catherine se retrouve au centre d’un des groupes-clés du début des années 70, aux côtés de Ponty (vln), Joachim Kuhn (keyb), Peter Warren (b) et Oliver Johnson (dm). Le jazz-rock de l’Expérience est une musique relativement libertaire.
L’album “Open Strings” qu’il enregistre en 1971 avec ce groupe le fait accéder définitivement au peloton de tête des jeunes musiciens européens.
Mais, soucieux d’aller plus loin encore, il décide en 1972 d’aller suivre les cours de la fameuse école de Berklee, à Boston (US). Il s’embarque pour les Etats-Unis où il travaillera notamment avec le compositeur Michael Gibbs qui modifiera sensiblement sa conception de la musique.
A son retour, il s’associe à un noyau de musiciens avec lesquels il va jouer pendant de longues années, dans des formules”à géométrie variable”…
La première de ces formules c’est tout simplement le groupe Pork Pie, une des formations les plus importantes du jazz-rock européen des années 70. Avec le saxophoniste américain Charlie Mariano (musicien de tendance bop au départ mais qui a modifié son jeu au contact notamment de la musique indienne), avec le pianiste hollandais Jasper Van’t Hof (le premier spécialiste européen du synthétiseur), et avec une rythmique composée soit des Français Jean-François Jenny-Clarke et Aldo Romano, soit des Américains John Lee et Gerry Brown, Philip Catherine va, au sein de Pork Pie, sillonner l’Europe et enregistrer plusieurs albums dans lesquels se reconnaît une génération lassée des standards et du bop. Pour lui, c’est vraiment le grand départ ; on va le retrouver désormais aux quatre coins du monde discographique jazz : dans les albums de Chris Hinze, de Peter Herboltzheimer, de l’European Jazz Ensemble, de Marc Moulin, d’Erb Geller (version fusion), de Placebo, de Joachim Kühn, de Toots Thielemans, mais aussi dans ses propres albums : September Man en 1974, avec le personnel de Pork Pie augmenté du trompettiste Palle Milkkelborg et Guitars, avec au second clavier Rob Franken, qui, en 1975 sera le premier gros succès discographique de Philip Catherine ; on y trouve la composition “Homecoming” qui conforte sa réputation de compositeur, et un hommage à René Thomas intitulé tout simplement…René Thomas !
Il ne perd toutefois pas le contact avec le jazz pur : au contraire, il retrouve l’univers des standards et du swing dans quelques albums enregistrés sous le label Steeplechase aux côtés de pointure comme Dexter Gordon (Something Different, en 1975 : cet album est également remarquable en ce que Dexter utilise ici pour la première fois un guitariste comme sideman), Kenny Drew (Morning en 1975-un trio sans batterie avec notamment une version quintessenciée d’Autumn Leaves et In Concert en 1977), Niels-Henning Oersted Pedersen – un de ses partenaires privilégiés (Jaywalkin en 1975, Double Bass en 1976 – avec Sam Jones et Billy Higgins, Live vol. 1 et 2, puis plus tard, The Viking en 1983, etc.).
Si ses albums personnels et son travail dans le cadre du jazz-rock lui valent l’adhésion du public jeune, ses prestations comme sideman jazz lui garantissent l’estime du public jazz traditionnel. Mais évoluer ainsi dans deux univers parallèles n’est pas de tout repos : le public n’aime guère le changement et quand Philip Catherine – non sans quelque provocation – sert à l’un la nourriture de l’autre, rien ne va plus : ainsi on se souviendra de l’accueil pour le moins mitigé réservé aux standards joués dans un esprit très jazz avec NHOP au festival rock de Bilzen, comme aux compositions quasi hendrixiennes servies au public jazz de Gouvy l’année suivante ! Ce n’est de toute façon pas cela qui l’arrêtera, bien décidé qu’il est à jouer sur deux tableaux les musiques qu’il aime.
Début 1976, il fait une incursion plus précise encore dans la sphère rock en remplaçant pour une tournée le guitariste Jan Akkerman au sein du groupe Focus. La même année, retour inattendu à la musique acoustique au sein d’un duo aujourd’hui historique avec le guitariste Larry Coryell. A travers toute l’Europe, mais aussi aux Etats-Unis ou au Brésil, le duo parfois renforcé du pianiste Joachim Kühn, fait un malheur : cinq étoiles dans le Down Beat pour l’album Twin House. Le duo est considéré comme le “duo le plus prometteur” dans le Record World 1977 Jazz Winners aux USA (un deuxième album de ce même duo sortira en 1978 sous le titre Splendid). Le succès remporté par l’association Coryel/Catherine attire l’attention d’une des deux ou trois légendes du jazz encore en activité. Charlie Mingus, qui décide d’engager les deux guitaristes pour l’enregistrement de son album Three or Four Shades of Blues, dans lequel intervient également un troisième spécialiste des nouvelles cordes du jazz, John Scofield
[à suivre]

[INFOS QUALITE] statut : en construction | mode d’édition : transcription, droits cédés | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Sophie Adans | crédits illustrations : De Standaard | remerciements à Jean-Pol Schroeder

JASPAR, Robert alias Bobby Jaspar (1926-1963)

Temps de lecture : 12 minutes >

Robert “Bobby” Jaspar est né dans ce qu’il est convenu d’appeler une “famille d’artistes” (un grand-père musicien, un père artiste peintre). Enfant, il étudie, sans grande conviction, le solfège et le piano. Mais c’est seulement au début de la guerre, alors qu’il est étudiant à l’Athénée, qu’il a le coup de foudre à la fois pour un nouvel instrument – la clarinette – et un nouveau genre de musique – le jazz. Un week-end de la fin 1942, aux “sports nautiques”, une salle des fêtes parmi d’autres, la soirée est animée par un orchestre d’étudiants qui, en deux ans, est arrivé à de surprenants résultats : la “Session d’une heure” est devenue la meilleure formation amateur de la région. Dans la salle, Bobby Jaspar, André Putsage et quelques autres lycéens ont les yeux rivés sur ces garçons à peine plus âgés qu’eux – Pelzer, Leclercq, Mottart, Classen, etc. – qui jouent cette musique, “comme sur les disques”. Dès le lundi matin, les jeux sont faits. Jaspar et Putsage ne parlent plus que de leur projet : ils seront musiciens eux aussi, ils monteront un orchestre et ils joueront du jazz, quoi qu’il arrive ! Après quelque temps de mise en train solitaire, à la clarinette pour Jaspar, à la batterie pour Putsage, les deux apprentis musiciens commencent à travailler ensemble, s’efforçant de reproduire ce qu’ils entendent sur disque. Bientôt, le guitariste Pierre Robert, le promoteur de la Session d’une heure qui jouait déjà en milieu professionnel, les entend et décide de se joindre à eux. Ce qui revient à cette époque à les prendre en charge et surtout à leur apporter la base harmonique qui leur fait défaut. Le bassiste Charles Libon se joint au trio de base. Le groupe ainsi constitué se donne le nom de “Swingtet Pont d’Avroy”, et met au point quelques morceaux du répertoire de Benny Goodman.

En octobre 1943, il décroche un premier enregistrement, au Mondial, à l’occasion d’un de ces pseudo-cours de danse qui permettaient de contourner l’interdiction de la danse décrétée par l’occupant. Ce sera d’ailleurs un des seuls engagements du Swingtet puisque, dès avril 1944, on retrouve cette formation sous le nom de “Bob-Shots”, ce qui signifie approximativement “les coups de Bob”.

La grande aventure des Bob-Shots ne commencera pourtant qu’en 1945, car entre-temps, Pierre Robert a été arrêté et déporté. L’orchestre se dissout provisoirement. Le seul témoignage de ces Bob-Shots première mouture, un acétate enregistré à Liège Expérimental, semble avoir malheureusement disparu. Survient la Libération. En quelques années, Jaspar est devenu un clarinettiste tout à fait honnête. L’arrivée des Américains – et de leurs V-Discs ! – le ravit bien évidemment. Il commence, tout en poursuivant ses études, à “jammer” un peu partout, à Liège (notamment dans l’orchestre d’Armand Gramme) et à Bruxelles où il se produit aux côtés du pianiste Vicky Thunus (au Cosmopolite) ainsi qu’avec Bobby Naret et Léo Souris. Rentré de déportation en avril 1945, Pierre Robert décide de réunir les Bob-Shots et le 21 juillet, le groupe est à nouveau sur la brèche. Jacques Pelzer, Armand Bilak, Jean-Marie Vandresse puis Georges Leclercq, transfuges de la Session d’une heure, viennent renforcer le quartette initial. La grande aventure commence, pour de bon cette fois. Petit à petit, les Bob-Shots deviennent non seulement le numéro un des orchestres liégeois, mais également une des meilleures formations du pays (avec le Jazz Hot et les Internationals, le quartette de Raoul Faisant et le groupe de Jack Sels). Leur découverte précoce du be-pop fera des Bob-Shots un orchestre aux dimensions historiques. En 1945 et 1946, leur répertoire reste néanmoins celui des petites formations swing (Reinhardt, Teddy Wilson, Ellington, Goodman). Bobby Jaspar joue toujours de la clarinette mais, progressivement, notamment sous l’influence de son maître Raoul Faisant alors à son apogée, il optera pour le ténor et délaissera son premier instrument. Impossible de rendre compte en quelques lignes du phénomène Bob-Shots ; retenons ici que cette période est pour Jaspar celle de la première maturité. Davantage impressionné par Faisant, par Don Byas – qu’il héberge en 1947, lors de son séjour en Belgique – puis par Lucky Thompson (avec qui il joue à Nice en 1948), que par le bop pur, il s’est créé une sonorité et un phrasé solides et ancrés dans la tradition, à partir desquels il développera son propre style dans les années qui suivront. Si Pelzer et Putsage sont plus spécifiquement des boppers, Bobby Jaspar est passé du côté des “modernes” et il sera un des premiers à intérioriser l’esthétique cool. L’époque “revivaliste” est loin derrière… Absorbés par leurs études universitaires (Jaspar est à l’époque à l’Institut Polytechnique de Liège), les Bob-Shots espacent leurs prestations. S’ils gardent leurs fans et continuent à jouir de l’estime de personnalités comme Boris Vian, ils ne réussissent pas davantage que leurs collègues américains à convaincre le grand public de les suivre sur les voies du bop.

Fin 1948, on peut estimer que les Bob-Shots en tant que tels ont vécu, même si leur nom apparaît encore de temps à autre sur les affiches de concerts ou de festivals. Leur chant du cygne – mais il ne s’agit plus vraiment des Bob-Shots ! – sera ce concert de 1949 au Festival de Paris, au même programme que Charlie Parker et Miles Davis !

Entretemps, Jaspar est devenu ingénieur chimiste, Pelzer pharmacien, au moins sur parchemin. Car l’heure du choix a sonné. A la fin des années 40, après quelques tâtonnement, Bobby Jaspar choisit définitivement la musique. On le retrouvera d’abord en Allemagne, aux côtés de Vicky Thunus, Sadi et quelques autres. Mais la musique commerciale qu’on attend dorénavant des musiciens professionnels aura tôt fait de le dégoûter. Il choisit de tenter sa chance à Paris, alors capitale européenne du jazz.

Le milieu du jazz parisien compte dans les années 50, un nombre important de musiciens belges : Benoît Quersin, Sadi, Francy Boland, Christian Kellens, René Thomas. Tous ont connu dans la capitale française des débuts difficiles. Jaspar, descendu à l’hôtel du Grand Balcon, a beaucoup de mal à vivre de sa musique : il joue bien quelques temps avec Henri Renaud (il enregistre avec lui, en 1951, quelques faces pour le petit label Saturne, dont une partie sortira sous forme de “picture 78rpm !” aujourd’hui rarissimes !) ; il lui arrive, à l’occasion, de remplacer Hubert Fol dans le groupe de Django Reinhardt ; mais sa situation reste précaire. Régulièrement, il rentre à Liège, notamment pour participer aux fameuses jams de la Laiterie d’Embourg, en entraînant à sa suite quelques uns de ses nouveaux amis français. Passablement découragé, il accepte en 1952, de suivre Maurice Vandair, Bernard Hullin et quelques autres à Tahiti ! L’orchestre a un contrat de six mois au dancing “Les Cols Bleus” à Papeete ; hélas, le public tahitien n’est pas plus sensible que le public européen au jazz moderne. Une fois de plus, il faut mettre de l’eau dans son vin. Le contrat tourne court et les musiciens, pour payer le voyage de retour, se voient contraints de prolonger leur séjour – ce qui, vu le climat et le paysage, n’est pas si désagréable. Entre deux pêches au requin, Bobby Jaspar se remet à travailler comme chimiste, en plein archipel Tuamotou ! Ses amis belges et français le croient bel et bien perdu pour le jazz.

En 1953, il rentre au bercail. Le climat semble plus favorable au jazz moderne et pendant quelques années, surtout de 1954 à 1956, Bobby Jaspar va, d’engagements en engagements, de disques en disques, devenir une des vedettes du jazz “français” et européens, se retrouvant bientôt aux premières places des polls annuels. Après quelques errances du côté de chez Barelli et Diéval, commence pour lui une période plus faste, Henri Renaud, André Hodeir, Jimmy Raney, Dave Amram, Sadi (et son big band de la Rose Rouge !), Jay Cameron, René Urtregger, Jimmy Gourley, Christian Chevalier, Bernard Peiffer, Chet Baker enfin : tous veulent Jaspar dans leur orchestre. Lui-même dirige ses propres formations, la plus connue étant ce quintette de 1955 au club Saint-Germain, avec le guitariste Sacha Distel. Il compose énormément : Sanguine, Awèvalet, Jeux de Quartes, etc., qui figurent sur ses propres albums : “Bobby Jaspar New Jazz”, “Gone with the wind”, etc. Il nage alors en pleine esthétique cool/west coast (y compris, au contact d’Hodeir, dans ce que le courant a de plus expérimental). Il a trouvé sa voie quelque part entre Getz et Lester ; son jeu est aérien, souple, délicat ; il entretient avec les guitaristes (comme Getz d’ailleurs), une relation contrapunctique précise et légère, riche d’entrelacs complices et d’émotion retenue. A cette époque, il écrit pour Jazz Hot, des études dont la pertinence doit faire rougir plus d’un critique professionnel. Il est vrai que l’homme ne correspond en rien à l’image-type du “jazzman sauvage”, tout dans l’instinct, peu dans la tête : doté d’une intelligence supérieure, pressent-il qu’une telle escalade, pour un écorché de son espèce, peut mener tout droit à la chute ? En novembre 1955, il rentre à Liège, accueilli triomphalement pour un concert à l’Émulation avec Don Byas. “Deux des plus grands ténors au monde” annonce le Hot Club de Belgique !

La même année, il épouse Blossom Dearie, chanteuse et pianiste américaine qui dirige alors un groupe vocal, les Blue Stars. Ce mariage facilitera le grand saut ! Il y pensait depuis quelques temps déjà (comme y pensent tous les jazzmen du monde) ; maintenant, sa décision est prise : il faut aller de l’avant. Si ça a marché à Paris, pourquoi ne pas affronter la Mecque du jazz, la vraie : New York. En avril 1956, Bobby Jaspar, qui a tout juste trente ans, s’embarque pour les États-Unis, pour ce New York où des centaines de saxophonistes attendent déjà leur heure !

Bien plus encore que les débuts parisiens, les premiers pas à New York sont difficiles ; “je me demandais ce que je faisais ici” dira-t-il, “et j’étais prêt à abandonner la musique”. Il s’est inscrit dès que possible au tout puissant syndicat des musiciens et il arpente la ville à la recherche d’un concert. Par chance, il rencontre Mort Herbert (à l’époque bassiste dans l’All Stars de Louis Armstrong) qui l’engage pour un enregistrement, deux mois à peine après son arrivée, et qui, surtout, l’introduit dans certains cénacles de la Grosse Pomme. C’est ainsi que, de rencontres en rencontres, il atterrit dans le big band de Gil Fuller, aux côtés d’Oscar Pettiford, Hans Jones et Gil Evans. C’est le début d’une ascension fulgurante ; de Gil Evans à Miles Davis, il n’y a jamais qu’un pas, qu’il franchit lors d’une jam-session. Miles Davis, pourtant avare de compliments, surtout à l’encontre des blancs, le recommande à Jay Jay Johnson qui cherchait un nouveau sax pour son groupe. Et Jaspar (“Jasper” comme disent et écrivent les Américains !) se retrouve dès 1956, membre à part entière d’une des plus prestigieuses phalanges hard-bop des années 50 : J. J. Johnson (tb), Bobby Jaspar (ts, fl), Tommy Flanagan (p), Wilbur Littel (b), Elvin Jones (dm) ! Quatre noirs pétris de swing et un petit blanc qui, et c’est là le miracle, ne détonne pas le moins du monde ! J’ai dit “hard-bop”, en effet, dès son arrivée à New York, le jeu de Jaspar s’est durci et au fil des enregistrement du quintette, on peut suivre les étapes de ce durcissement. Par ailleurs, Jaspar ajoute une corde à son arc en choisissant un second instrument, la flûte, encore peu utilisée en jazz et qu’il a commencé a pratiquer peu avant son départ. Bobby Jaspar deviendra une des voix les plus marquantes et les plus originales de la flûte-jazz.

Premier, catégorie “New Stars” dans le Down beat Poll dès le mois d’août 1956, il va parcourir les U.S.A. de long en large avec Jay Jay Johnson, à un rythme infernal qui non seulement l’épuise physiquement mais renforce vraisemblablement des tendances déjà plus que latentes à consommer diverses drogues. En 1956 et 1957, Bobby Jaspar joue et enregistre avec Hank Jones, André Hodeir, Herbie Mann, Billy Verplanck ainsi qu’au sein d’un All Stars détonnant (Coltrane, Webster Young, Idrees Sulieman, Mal Waldron, Kenny Burrell, Paul Chambers et Art Taylor, tous issus de la firme de disques “Prestige”). Il enregistre également deux albums à son nom, l’un en 1956 (le plus personnel, qui contient les fameux “Clarinescapade” et “In a little Provincial Town” – ce dernier titre en hommage à Liège), l’autre en 1957, pour Prestige précisément, plus musclé, plus strictement new-yorkais !

Deux albums complémentaires qui suffiraient à eux seuls à le placer parmi les grands du jazz. Toujours avec Jay Jay Johnson, il part en tournée en Europe. C’est à son retour aux États-Unis, après de courtes vacances au pays natal, qu’il va vivre une expérience peu commune : un séjour de quelques semaines dans le quintette de Miles Davis ! Bobby Jaspar et Barney Wilen (à la même époque d’ailleurs) sont les seuls Européens – et pour ainsi dire les seuls blancs jusqu’à Liebman, Grossman et les autres – à pouvoir se vanter d’une telle performance. Performance qui les situe au rang de John Coltrane, de Sonny Rollins, de Wayne Shorter. Malheureusement, ce séjour au coeur même de la “locomotive” du jazz des années 50 ne sera pas vraiment une réussite. Jaspar ne peut s’intégrer à l’esprit du quintette, d’autant que Miles Davis ne lui permet pas de jouer de la flûte. Les relations avec Miles et sa cour ne sont d’ailleurs pas des plus aisées ; Bobby racontera plus tard ces soirées où il se retrouvait atrocement seul et malade, assis sur les marches de l’arrière-cour sordide d’un club new-yorkais, vivant à l’envers les affres du racisme, payant pour les crimes que d’autres avaient commis.

Il reste que ce séjour, si pénible soit-il, marque une nouvelle étape dans son intégration au milieu new-yorkais. De 1958 à 1960, il se produit dans les quintette de Jay Jay Johnson et de Donald Byrd (avec qui il effectue une nouvelle et triomphale tournée en Europe) ; il enregistre aux côtés de Barry Galbraith, Toshiko Akiyoshi (avec René Thomas), Wynton Kelly, Milt Jackson, Kenny Burrell, jouant également avec Toots Thielemans, Bill Evans, Jimmy Roney, dans les lieux les plus mythiques : le Birdland, le Village Vauguard. Pendant tout ce temps, Bobby Jaspar reste un “pur” qui préférera toujours vivre mal du jazz que vivre bien d’une musique alimentaire qu’il méprise. Le corollaire de ce credo est une lutte permanente pour la survie, dans cette jungle new-yorkaise qui, impitoyablement, mine sa santé. Quand il rentre en Europe en 1961, chacun s’accorde à penser qu’il était grand temps ! A Comblain, devenu entretemps un des premiers festivals au monde, il est sans force et peut à peine jouer.

Ses amis le persuadent de ne pas retourner là-bas, pas tout de suite en tout cas. Lentement, il se rétablit, même si ceux qui le connaissent bien pressentent que ce n’est qu’un sursis. René Thomas est rentré au pays lui aussi et, ensemble, ils montent un orchestre qui va conquérir l’Europe en 1961 et 1962.

Benoît Quersin (b), Daniel Humair (dms), et à l’occasion les pianistes René Urtregger et Amadeo Tommasi, entourent les deux Liégeois. Cette formation est la première à être engagée au Ronnie Scott de Londres, alors qu’elle n’est constituée que d’Européens, de surcroît non britanniques ! A Rome, le quintette enregistre un superbe album ; puis un autre encore, avec Chet Baker ! Depuis leur première rencontre dans un studio d’enregistrement en 1955, beaucoup de choses ont changé, pour l’un comme pour l’autre. Et leur musique en porte la marque. En 1962, Bobby Jaspar effacera le pénible souvenir de sa prestation à Comblain l’année précédente, en participant à des concerts et à différentes jams dans sa “little provincial town”. Il repart alors subitement pour les États-Unis. Sans doute la vie plus calme qu’il connaît en Europe ne lui suffit-elle plus. On songe aux derniers voyages de Bud Powell tel que l’a superbement décrit Francis Paudras : dans les deux cas, l’issue sera fatale. Dès le mois de septembre, Jaspar est hospitalisé. Il apparaît bientôt qu’une opération à cœur ouvert est indispensable. Tandis que ses amis américains s’activent pour trouver la quantité de sang nécessaire à l’opération, en Belgique, un “benefit concert” est organisé pour payer les frais d’hospitalisation, Jaspar n’ayant évidemment pas le sou. L’opération a finalement lieu, mais son état s’est encore aggravé et désormais, rien ne pourra le sauver. Le 4 mars 1963, Bobby Jaspar meurt à l’Hôpital Bellevue, dans ce New York qui l’a consacré puis tué. Parmi les hommages que lui rendent les divers périodiques spécialisés, on retiendra celui de Pierre Bompari, dans l’éphémère revue Jazz Hip : “… Il ne m’appartient pas – et à personne – de parler de la façon dont Bobby a choisi de nous quitter. Il ne m’appartient pas – et à personne – de disserter sur ce long et pénible suicide. Non, il ne m’appartient pas de parler du départ de ce musicien d’exception, surtout au moment où quelques tristes imbéciles de la presse parisienne se complaisent à déblatérer sur un sujet trop, beaucoup trop délicat et complexe sur le tas de boue qui leur sert de cervelle. Bobby Jaspar possédait en lui l’idéal des choses bien faites et avec cœur. Il était honnête et bon et c’est tout ce que je veux savoir de lui. Il faisait partie de ces hommes à la sensibilité et à la sincérité exaltantes. Il était de la lignée des Boris Vian, se moquant parfois tendrement de lui-même pour nager dans un monde un peu moins conventionnel que celui qui nous est offert chaque jour. La pataphysique aurait pu lui suffire pour passer, pour enjamber le pont de la médiocrité quotidienne. Elle ne l’a pas fait…”.

Le 14 mars 1963, Bobby Jaspar est enterré au cimetière de Robermont (Liège, BE) ; il venait d’avoir trente sept ans ! Quelques jours plus tard, Jacques Pelzer et Maurice Simon joueront l’Agnus Dei de Bizet et All the things you are à la messe-jazz célébrée en son honneur. Vingt cinq ans plus tard, on commence à réaliser quelle perte la mort prématurée de Bobby Jaspar a représenté pour le jazz.

Extrait de Jean-Pol Schroeder dans Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990, 175 à 180)

Oeuvres

Bobby Jaspar est un des musiciens belges ayant enregistré le plus. Au début des années 50, en France avec Henri Renaud, Bernard Peiffer, Jimmy Raney, André Hodeir, Jay Cameron, Don Rendell, Dave Amran, Christian Chevalier, Chet Baker, ainsi que de nombreux enregistrements sous son nom. A partir de 1956, aux U.S.A., avec Jay Jay Johnson, Hank Jones, Herbie Man, Tony Benet, Helen Merrill, Toshiko Akiyoshi. En France (1958) avec Donald Byrd, Michel Hausser. A nouveau aux U.S.A. à partir de 1959 avec Wynton Kelly, Chris Connor, Milt Jackson, Kenny Burrell, John Coltrane (Prestige All Stars), Chet Baker, John Lewis.

Faits & dates
  • Né à Liège (BE) le 20 février 1926
  • Mort à New-York (US) le 4 mars 1963
En savoir plus
  • Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990, 175 à 180)
  • Maison du Jazz (Liège, BE)
  • Jazz in Belgium (EN)