[PHOTOTREND.FR, 1er novembre 2024] Tina Barney compte sans doute parmi les plus grandes portraitistes du 20e siècle. Née en 1945 d’une mère mannequin et décoratrice d’intérieur, et d’un père banquier et collectionneur d’art, c’est tout naturellement qu’un certain héritage se retrouve visuellement sur ses photographies d’une grande singularité. Des portraits pensés comme des tableaux, volontiers chorégraphiés et collectifs, dont l’art de la mise en scène témoigne d’une grande connaissance de l’histoire de l’art.
Portrait de la famille
Tina Barney est-elle une photographe de la haute société ? Au vu de ses images, la question pourrait se poser. Mais cette vision des choses s’avère assez réductrice. Pourtant il est vrai qu’elle dépeint uniquement ce milieu, son milieu. Ses mots disent beaucoup de l’artiste qu’elle est, de sa démarche et sans doute de ses contradictions :
Sans doute les gens pensent-ils [que je consacre mon travail] à la haute société ou aux riches, ce qui me contrarie. Ces photographies traitent de la famille, de personnes de la même famille qui se côtoient d’ordinaire au sein de leur propre maison. Je ne sais pas si le public se rend compte que c’est de ma famille qu’il s’agit.
Tina Barney
Oui, Tina Barney est une photographe de la famille, du collectif, c’est indéniable. Mais Tina Barney ne parle pas de n’importe quelle famille. Il s’agit de sa famille, dans tous les sens du terme. Issue d’une longue lignée de banquiers d’affaire et collectionneurs d’art, sa propre famille devient dès ses débuts son premier sujet – se plaçant parfois au sein même de ses mises en scène –, avant de s’intéresser aux riches familles américaines et européennes.
Tina Barney photographie ce qu’elle connaît, ni plus ni moins, et c’est probablement ce lien qui lui permet de dépeindre avec une grande acuité les classes sociales aisées – souvent, d’ailleurs, avec une certaine ironie. Au-delà des individus et de leur singularité, c’est leur appartenance sociale et tous les signes, les rites et les traditions qui les caractérisent qu’elle souhaite dépeindre.
Gestes, attitudes, décors, vêtements, interactions sociales… tout passe derrière son objectif, en grande observatrice (et sociologue) qu’elle est. Les cérémonies familiales tiennent une place importante, des préparatifs jusqu’aux rangements ; il est d’ailleurs frappant à quel point les hommes sont alors absents de ces photographies-là. Si Tina Barney est une grande photographe de la famille, elle est une photographe de la famille au féminin, se concentrant sur les mères, les filles, et les sœurs.
Tina Barney photographie ce qu’elle connaît, et en ce sens n’apparaît jamais derrière son objectif autre chose que la famille traditionnelle occidentale. Elle construit un paysage, une sociologie de la bourgeoisie blanche dans des situations d’oisiveté. À ce titre, sa démarche ne s’inscrit dans aucun regard critique de classe, sinon parfois dans ce qu’on peut considérer comme de l’humour.
Du pluriel au singulier : portrait et espace
Les années 1990 marquent un tournant dans la carrière de Tina Barney : elle abandonne peu à peu les groupes pour se consacrer au portrait individuel. Moins de monde à l’image : on (se) concentre, on se rapproche. Exit les interactions sociales – hormis entre le modèle et la photographe –, il s’agit désormais de capturer l’essence d’un moment et d’une personnalité.
C’est dans ces photographies-là que Tina Barney a su exploiter au maximum son sens de la composition et du cadrage. S’il est difficile de créer une composition dynamique avec plusieurs personnes dans le cadre, l’art du portrait individuel, paradoxalement, paraît encore plus complexe. Cadre dans le cadre, couleurs clivantes… Avec ses portraits au singulier, Tina Barney donne toute la place à ses modèles – et parfois à elle-même.
La question de l’espace est centrale dans son travail. Il ne s’agit jamais d’isoler ses modèles avec un fond neutre, des éclairages de studio travaillés. Comme dans ses portraits collectifs, le décor est toujours chargé, surchargé même, enfermé et encombré, constitué d’éléments plus ou moins signifiants. Comment créer de l’espace, alors, sur cette surface plane qu’est la photographie, et faire de la place là où il n’y en a pas ?
Cet enfermement de la photographie se justifie par la volonté de la photographe de faire figurer ses modèles dans leur intimité, et donc dans leurs intérieurs. Pour dynamiser ses compositions, structurer le cadre et réfléchir à la notion d’espace, Tina Barney s’est inspirée des plus grands peintres italiens de la Renaissance, ainsi que des peintres hollandais du 17e siècle : n’oublions pas qu’elle a grandi entourée de collectionneurs d’art !

L’esthétique picturale à son comble : jusqu’au moindre détail
Si le travail de Tina Barney est aussi important aujourd’hui, c’est particulièrement grâce à son esthétique. Il y réside une forte dimension théâtrale, voire burlesque, dans son sens de la mise en scène qui touche à la perfection. Il y a l’observation, longue et précise, de chaque scène, qui donne l’impression que les modèles posent depuis des heures – photographie, ou peinture au chevalet ?
Le sens de la rigueur laisse toute la place à l’improvisation, aussi, quand on voit parfois certains gestes qui deviennent des mouvements, des zones floues à l’image. On touche alors à quelque chose de presque cinématographique. Comme un certain naturel, finalement.
L’image est vivante bien qu’elle soit figée. Bien réelle et authentique bien qu’indéniablement fausse – disons plutôt fictionnelle – faite de toutes pièces. Elle rentre en dialogue constant avec la peinture classique, notamment par une attention particulière accordée au détail. Son emploi de la chambre photographique grand format est inévitable dans cette démarche, apparaît. Elle apparaît comme une nécessité pour de grands tirages bien nets, seuls capables de donner à voir une telle précision.
Chaque poil de barbe, chaque bouton de chemise apparaît comme agrandi devant nous. Si bien qu’il est facile de s’approcher pour porter notre attention sur un détail en particulier, de recadrer avec nos yeux – ou avec nos téléphones – une partie de l’image pour en créer une autre. On se focalise sur une partie de la photographie, subtilement mise en lumière ou d’une grande netteté, exacerbée par le regard de la photographe.
À ce titre, les tirages conçus par la photographe – exposés par le Jeu de Paume en cette fin d’année 2024 – sont tout aussi intéressants à étudier. La réflexion autour du format est constituante de sa pratique et de sa démarche, de sa manière de concevoir la photographie.
Les agrandissements, dépassant la plupart du temps le mètre de largeur, permettent d’appréhender chaque photographie dans toute sa grandeur – tout en modifiant la relation qu’on peut entretenir avec le médium. On s’éloigne, on se rapproche… avec des tirages de ce format on ne peut pas simplement passer devant, indifférent. On revit l’expérience de la photographe : on l’imagine, au sein de ces familles ou ces groupes de gens, on se projette avec elle au milieu de ces intérieurs, de ces scènes. Et c’est ainsi qu’elle va jusqu’à interroger la place du spectateur ; comme si on l’accompagnait, comme si elle nous accompagnait, aussi. Comme si l’on faisait la photographie ensemble.
Je veux qu’il soit possible d’approcher l’image. Je veux que chaque objet soit aussi clair et précis que possible afin que le regardeur puisse réellement l’examiner et avoir la sensation d’entrer dans la pièce. Je veux que mes images disent : “Vous pouvez entrer ici. Ce n’est pas un lieu interdit.” Je veux que vous soyez avec nous et que vous partagiez cette vie avec nous. Je veux que la moindre chose soit vue, que l’on voie la beauté de toute chose : les textures, les tissus, les couleurs, la porcelaine, les meubles, l’architecture.
Baptiste Thery-Guilbert

[LEFIGARO.FR, 11 octobre 2024] […] Née en 1945, Tina Isles, épouse Barney, s’est nourrie du rêve américain, mais pas exactement celui des diners et des Chevrolet Bel Air, trop prêt-à-porter, trop candy… Un grand-père photographe amateur et prosélyte, un grand-oncle donateur du Metropolitan Museum, une mère mannequin, flashée à la une du Harper’s Bazaar… l’univers familial la portait plutôt aux régates de Newport et aux neiges diamantines d’Aspen. Cette Amérique privilégiée, Tina Barney en a tenu la chronique du bout de l’objectif, tout au long des années 1980 et 1990.
L’artiste – car c’en est une, et une grande – s’est mise à la pratique assez tard, vers 1976, comme pour tromper l’ennui d’un exil loin du charnier natal, à Sun Valley, une station de ski alpin de l’Idaho, au pied de laquelle Hemingway a mis fin à ses jours. Elle prend des cours au Sun Valley Center for the Arts and Humanities et se frotte aux artistes de passage. Elle portraiture sa progéniture, son mari, d’autres encore, “parce qu’il n’y avait rien à photographier”. Et rien qu’en noir et blanc, ce qui était pour elle “comme parler une autre langue”. Plutôt cela que de sombrer dans les névroses d’une desperate housewife. Son ménage n’en vacille pas moins. En 1983, elle rentre à New York et divorce.
Un langage propre
Le retour sur la Côte Est marque plus un envol qu’une rupture. Musées et galeries new-yorkais la repèrent ; ils ne tarderont pas à l’exposer. Des magazines d’art de vivre comme Connoisseur la sollicitent…. Au cœur des années Reagan, le monde de Tina croquerait la planète. Il peaufine ses codes loin des extravagances subversives de la Côte Ouest. Quand elle n’enflamme pas le marteau des commissaires-priseurs de la vieille Europe, cette élite tout de Ralph Lauren vêtue se grille des homards – et des chamallows – face aux crépuscules de Martha’s Vineyard. Elle gagne tout : les élections, les JO, la guerre froide et, pour quelques temps encore, les sommets du Dow Jones.
C’est elle, dans toute la banalité de son quotidien, que fixe Tina Barney, en couleur cette fois, à la chambre et, surtout, en grand format. Car la photographe a beaucoup appris ; elle a développé son propre langage qui n’est en fait que celui des siens. Elle utilise en effet son médium comme un instrument d’exploration, d’auscultation de ses propres mœurs mais aussi de celles de ses proches, de ses semblables. L’instantané familial n’y suffit plus. Avant même son retour à New York, elle a troqué son Pentax 35 mm, avec son méchant flash qui crame les chairs, contre une chambre Toyo et un objectif 90 mm. Le simple fait pour elle de plonger la tête sous le voile noir, la projette dans “un processus de méditation” qui l’amène “à réfléchir”. Comme le résume Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, “la chambre formalise et ralentit l’acte de prise de vue.”
Dès lors l’instantané tient moins du rapt que du ballet. Car l’irruption de Tina et de son matériel professionnel parmi sœurs, filles, fils et neveux bouscule les rondes et les pavanes de l’intimité bourgeoise. Il faut aux modèles se déplacer, se replacer, rejouer le geste fugitif – mais lequel, for Christ’s sake ? – ou en inventer un autre… Selon l’aveu même de leur auteur, il résulte de ces images imposantes, 122 par 152 cm, d’authentiques “tableaux chorégraphiés”. The Reception, par exemple, ne relève que partiellement du hasard. Dans cette diagonale tendue de trois profils, seul celui de Jill, la sœur de Tina, est capturé par surprise: happée par on ne sait quelle apparition, elle se lève et inscrit son impayable chapeau dans l’orbe d’un bouquet qui lui fait des cornettes. L’imprévu demeure, la chance, voilà pourquoi ces “tableaux” ne sombrent jamais dans le simulacre.
Mauvais reproches
Des commentateurs ont longtemps déploré son refus de toute approche critique. Ah ! Pourquoi faudrait-il nécessairement écorner les photos-souvenirs ? Lorsque, au crépuscule de la Belle Époque, Jacques Henri Lartigue capture les gamineries dorées sur tranche de ses compagnons de vacances, Zissou ou Bouboutte, on n’en retient pas le spectre de toute la misère du monde. On sourit. On sourit non sans un picotement nostalgique, si l’on veut bien songer que ces garnements au comble de leur bonheur égoïste n’ont pour horizon que les cratères de la Somme ou de Verdun.
Lorsque les gens disent qu’il y a une distance, une rigidité dans mes photographies, que les gens ont l’air de ne pas communiquer, je réponds que c’est le mieux que nous puissions faire
Or, on a encore reproché à Tina Barney un défaut de sentiments, une certaine froideur : ses modèles du quotidien ne s’étreignent pas ni ne se touchent (Tim, Phil and I, par exemple). Leur perfection sociale proscrit le moindre soupçon de sensualité (Jill and Polly in the Bathroom). “Lorsque les gens disent qu’il y a une distance, une rigidité dans mes photographies, que les gens ont l’air de ne pas communiquer, je réponds que c’est le mieux que nous puissions faire. Cette incapacité à montrer de l’affection physique est dans notre héritage.” Et toc ! Voilà pour les tactiles et les pleureuses ! “Faut vous dire, Monsieur / Que chez ces gens-là / On ne vit pas, Monsieur / On ne vit pas, on triche“, chantait Brel. Eh bien non ! Ils ne trichent pas, ils contrôlent. À commencer par eux-mêmes.
Il peut arriver néanmoins que Tina et son bastringue interrompent un conciliabule et dérèglent son ballet millimétré. Alors c’est le repli, la débandade, même : on se détourne, on se masque le visage (The Young Men)… Mais la plupart du temps, presque invariablement, c’est dans l’acuité d’un regard perdu parmi d’autres, dans un geste minuscule, relégué au second plan, qu’il faut aller chercher l’âme et peut-être les angoisses de ces preppys gavés de corn flakes et de certitudes. “Approchons un peu“, comme nous y invitaient les films pédagogiques de l’enfance. La famille finit son petit déjeuner, l’aîné téléphone déjà, les cadets comptent les miettes. Et Maman est là, en retrait, qui rentre du tennis… Quelle menace pèserait-elle sur cette saynète idyllique (Graham Crackers Box) ? Il n’est pas 10 heures, et Maman se tape en douce un ballon de blanc.
Rites immuables
Car tout ne tourne pas parfaitement rond sur la planète Barney. Et notre regard rétrospectif charge davantage l’haleine du gouffre. De notre côté de l’Atlantique, on glisserait ainsi de Lartigue à Claude Sautet : la bourgeoisie toujours, mais alors saisie de la prémonition de son déclassement. À quoi se préparent-ils, les protagonistes de The Reunion ? À une cérémonie funèbre ? Ils sont vêtus de noir, et la statuette sur la table basse ferait une parfaite maquette de monument funéraire.
En revanche, ils ne pleurent pas (on vous l’a dit, ils ne pleurent jamais). Alors à quoi ? À une messe ? Il semble qu’ils prient, déjà. Mais pour qui ? Pour quoi ? Pour l’Amérique du doute, pressentant qu’elle devra laisser à d’autres les guides du char-monde ? N’est-ce pas ce sombre présage que chuchote le masque fardé de blanc, ce crâne flottant sur le noir d’une composition murale, juste au-dessus de l’impeccable mise en plis du personnage central ?
Rien ne manque à la fresque fin de siècle de Tina Barney. Les rites demeurent, et avec eux une certaine oisiveté, robes à smocks et bermudas à fleurs, et puis les bijoux, les tableaux aux murs, les meubles précieux, européens pour la plupart… Reste une impression de tristesse, un je-ne-sais-quoi de mollesse dans les chairs et les sourires. “C’était notre âge d’or”, semblent proclamer ces clubbers tirés à quatre épingles. La bannière étoilée claque bien, mais à faux, atone, comme si elle flottait au-dessus du volcan. […]
Nicolas Chaudun
[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Tina Barney, “The Daughters” (2002) © Tina Barney. | Pour consulter le site de Tina Barney
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