SERRA, Richard (1938-2024)

Temps de lecture : 9 minutes >

[RTBF.BE, 27 mars 2024] L’artiste américain Richard Serra, figure majeure de l’art contemporain avec des œuvres monumentales constituées de plaques d’acier CorTen, est mort mardi [26 mars 2024] à 85 ans, selon le New York Times qui cite son avocat.

Il s’est éteint chez lui dans l’État de New York des suites d’une pneumonie, selon le quotidien américain. Exposé des grands musées américains au désert du Qatar, Richard Serra a livré des œuvres massives, arrondies, à l’aspect pourtant minimaliste, poussant la réflexion sur l’espace et l’environnement.

Né à San Francisco d’une mère d’origine juive russe et d’un père espagnol, il se forme à Paris puis s’installe dans les années 1960 dans un New York en plein bouillonnement artistique. A la fin de cette décennie, il publie un manifeste puis révèle une œuvre fondatrice, One ton prop (House of cards), quatre plaques de plomb de 122 x 122 cm, maintenues en équilibre par leur propre poids, à la manière d’un château de cartes.

Les quatre plaques d’acier de l’artiste américain Richard Serra, qui font partie de l’installation “Est-Ouest/Ouest-Est”, dans le désert du Qatar, à environ 70 kilomètres de Doha (2022) © Guiding Architects

Il passe ensuite à de grandes plaques d’acier CorTen d’un brun-orangé, comme rouillées, exposées à New York, Washington, Bilbao, ou encore Paris. En 2014, il plante même de sombres tours dans le sable du Qatar, si loin qu’il faut un 4×4 et une bonne carte pour s’y rendre, à 70 km de la capitale, Doha. “Quand on voit mes pièces, on ne retient pas un objet. On retient une expérience, un passage”, disait-il en 2004.

L’acier CorTen : un matériau détourné

Ce matériau, habituellement réservé au monde de la construction et de l’architecture, a la particularité de changer de couleur au fil du temps. Il passe du gris à l’orange, jusqu’au marron foncé après quelques années. Et si l’artiste voue un tel intérêt aux pièces immenses, c’est parce que son matériau principal n’est pas l’acier mais bien l’espace, qu’il aime exploiter dans ses dimensions les plus démesurées. Pour arriver à un tel résultat, Richard Serra conçoit d’abord des maquettes, puis, il fait des tests grâce à un logiciel de calcul, pour finalement faire appel à des usines qui produisent ces grandes plaques singulières. Un monde qu’il connaît bien, car il a lui même travaillé dans une aciérie pour financer ses études.

Richard Serra s’inscrit comme l’un des fondateurs du minimalisme, une branche de l’art contemporain qui voit le jour dans les années soixante aux États-Unis. La spécificité de ce courant artistique réside dans la “soustraction”. Les formes brutes et épurées embrassent la doctrine du “less is more” caractéristique principale du mouvement.

Rédaction / Belga


© arch daily

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 27 mars 2024] Richard Serra est décédé ce mardi 26 mars à 85 ans. Connu pour ses œuvres monumentales en acier Corten, l’artiste était un des plus grands sculpteurs de notre époque.

“Je considère l’espace comme un matériau. L’articulation de l’espace a pris le pas sur d’autres préoccupations. J’essaie d’utiliser la forme sculpturale pour rendre l’espace distinct”, disait Richard Serra. Hier, le sculpteur est décédé à l’âge de 85 ans des suites d’une pneumonie, à son domicile dans l’État de New York, selon les informations du New York Times. Il était un des plus grands artistes contemporains, dont les œuvres monumentales ont été exposées de New York au désert du Qatar, en passant par Paris. Retour sur la vie de celui qui a poussé l’art minimal à son paroxysme et qui a fait de l’acier Corten des sculptures labyrinthiques à vivre.

Remettre à l’honneur le matériau

Richard Serra est né en 1939 à San Francisco. Aujourd’hui encore, il se souvient de sa passion précoce du dessin qui le conduit, dès 4 ans, à s’abandonner avec bonheur au plaisir de créer. “Ma mère avait décidé très tôt que mon frère serait avocat et moi artiste. Ce qui s’est passé.” La première rupture date de 1961, année où il intègre la section art de Yale. L’université est alors un formidable pôle de confrontation entre différentes disciplines artistiques, invitant chaque semaine les artistes new-yorkais à venir enseigner. Ses professeurs seront Philip Guston, Frank Stella, Robert Rauschenberg, Ad Reinhardt et Josef Albers. Son horizon s’élargit.

Quelques années plus tard, en 1966, ses premières pièces sont encore marquées par l’activisme de Yale. Il expérimente, s’interroge sur la définition du geste artistique. Son environnement, ses amis l’encouragent. À la fin des années 1960, dans cet incroyable creuset artistique qu’est New York, il croise toute la jeune génération d’artistes. Robert Smithson, Donald Judd, Philip Glass, Steve Reich deviennent ses amis. Il faut tout remettre en question, détruire pour reconstruire. Bruce Nauman, Eva Hesse produisent des sculptures sans véritables formes. Il découvre Yvonne Rainer et ses performances dansées, la manière dont elle interroge le temps, la position du corps et de l’objet, la façon dont elle ouvre ou ferme l’espace.

Jeter, suspendre, enrouler

L’expérience, voilà sans doute le moyen de se dégager de l’art minimal qui règne en maître dans les débats artistiques. Un temps, le film lui permet cela. Hand Catching Lead (1968), par exemple, voit sa main tenter de saisir au vol un morceau de plomb. L’œuvre est sans statut, oscillant entre performance et répétition d’un geste jusqu’à l’absurde. La rupture intervient vraiment en 1967 avec To Lift, sculpture constituée d’une plaque de caoutchouc dressée par un pieu. La matière molle répond à une forme élémentaire s’affirmant dans l’espace comme pur mystère. La logique de remettre à l’honneur le matériau, de le plier à sa volonté trouve son aboutissement dans Verb List, série de verbes recopiés sur une feuille : rouler, marquer, jeter, suspendre, enrouler, couper, retourner, empiler, arranger, localiser… Dès lors, son œuvre sera placée sous le signe de ces actions simples. Bulle ou Double Roll (toutes deux de 1969) se présentent sous la forme d’une feuille de plomb roulée sur elle-même.

© Guggenheim Museum Bilbao

One Ton Drop (House of Cards) de la même année marque un autre tournant. Quatre plaques de plomb sont dressées les unes contre les autres dans un équilibre précaire. Dès lors, ses œuvres joueront de ce paradoxe : une sculpture vaut pour sa forme mais également par la connaissance que nous avons des matériaux et de la gravité. One Ton Drop (House of Cards) est aussi un affranchissement des conventions de la sculpture. Serra cherche à séparer l’œuvre de son contexte, à détruire jusqu’à l’idée même de socle. Or, même posée directement au sol, une sculpture se sert de ce dernier comme socle. Telle une peinture, elle est une figure sur un fond, celui de son environnement. Elle reste image. Cette “convention picturale”, il convient de la détruire pour qu’enfin la sculpture trouve son autonomie. En 1970, deux expériences cruciales le convainquent de la validité de ses intuitions.

Arpenter et regarder

En aidant Robert Smithson pour la réalisation de la fameuse Spiral Jetty, il découvre qu’une forme simple peut générer une expérience forte pour peu qu’elle intègre des dimensions qui excèdent le corps humain. Le visiteur est au coeur de l’oeuvre et ne peut, par le regard, en saisir toutes les composantes. L’œuvre ne doit plus (et ne peut plus) être fabriquée par les mains de l’artiste. L’atelier devient simple bureau où des assistants ingénieurs calculent les contraintes techniques des quelques esquisses. L’importance du dessin, de la lithographie et de l’édition dans l’œuvre de Serra trouve là son origine, dans sa volonté de produire lui-même des oeuvres, de poursuivre par d’autres moyens les joies d’une activité d’atelier.

La seconde expérience, encore plus cruciale, est sa découverte des jardins zen japonais avec en leur centre le Ma, cette fameuse idée entremêlant vide et énergie. Pulitzer Piece: Stepped Elevation (1970- 1971) sera l’une de ses premières vastes interventions dans le paysage, constituée de trois immenses lames d’acier. Avec ce matériau capable de s’incarner dans des formes monumentales, Serra enrichit son vocabulaire. Il n’est alors pas le premier à mettre l’accent sur le matériau. Rodin, en son temps, avait inauguré ce mouvement. La représentation intégrait et exposait les données physiques de la matière, sa lourdeur, son refus de se laisser creuser, d’obéir au geste de l’artiste. Mais c’est vers Picasso que s’était tourné le jeune Serra au début 1964, attiré notamment par les assemblages en métal de 1912-1913 comme Guitare, alors exposée au MoMA, à New York. De son séjour en France et en Italie en 1965, il avait aussi retenu de Brancusi ses formes élémentaires et sa capacité à jouer des surfaces, opposant par exemple le poli au rugueux.

Organiser l’espace avec l’acier

Avec l’acier, Serra allait trouver une qualité de rendu sans équivalent, ni particulièrement beau, ni dépourvu d’intérêt. En cela, il s’opposait d’une certaine manière à Carl Andre et ses damiers de métal posés à même le sol. Bien que brut, le matériau chez Carl Andre garde une certaine sensualité, renforcée par l’effet de composition. La sensualité, Serra la trouvera dans l’acier Corten, alliage spécifique rendant la matière inoxydable. Avec le temps, la surface se couvre automatiquement d’une couche protectrice passant du vert à l’orange, puis au rouge ou au brun foncé. Mais l’acier reste pour lui une manière d’organiser l’espace, comme il ne cessera de l’affirmer.

Ses grandes interventions du début des années 1980 dans les espaces publics marquent ce changement d’échelle. Tantôt courbes et sinueuses, tantôt verticales et anguleuses telles des tours, elles activent l’espace public en le perturbant et en contraignant le visiteur à les intégrer dans son expérience. Au contraire des sculptures produites à la même époque par Bernar Venet, elles s’opposent également à l’architecture et à son formalisme. Le concept n’est pas du goût de tous. Commandé par le gouvernement américain, Tilted Arc, installé sur Federal Plaza à New York, se retrouve sous le feu des projecteurs : une pétition des habitants du quartier entraîne le gouvernement à ordonner sa destruction. Un procès très médiatisé s’ensuit, Serra défendant sa propriété morale sur l’œuvre.

C’est dans ce contexte qu’il installe la double ellipse Clara-Clara dans le jardin des Tuileries à Paris. L’exemple ne lui sera d’aucune utilité. Tilted Arc est finalement détruit en 1989 alors qu’il enchaîne les commandes à travers le monde, posant même en France quelques œuvres imposantes (Philibert et Marguerite à Bourg-en-Bresse, Octagon for Saint Eloi à Chagny, Single Double Torus pour LVMH à Paris). La création en 1996 des premières Torqued Ellipse démontre sa volonté d’intégrer plus intimement le temps propre à chaque espace. Conçues comme des ellipses en apesanteur, ces formes contraignent le spectateur à se perdre entre les parois courbes d’un espace clos sur lui-même.

Le contenu c’est votre propre expérience alors que vous marchez dans, à travers, et autour de l’ensemble du champ sculptural.

Richard Serra

Le temps s’étire, la matière enserre, se referme sur le corps du visiteur avant de l’expulser dans le noyau central, vide. Le succès est immédiat. L’installation au Dia: Beacon est un tel succès que le Guggenheim de Bilbao commande à l’artiste pas moins de huit sculptures monumentales similaires. L’installation The Matter of Time (2005) est immédiatement saluée comme une œuvre charnière dans l’art contemporain. La rétrospective au MoMA en 2007 confirme cet engouement du public, enfin conquis par ces sculptures accélératrices d’expérience.

Marcher dans le champ sculptural

En 2008, pour la seconde édition de Monumenta, Richard Serra propose une Promenade dans la nef du Grand Palais. Constituée de cinq éléments imposants, dressés verticalement, décalés les uns par rapport aux autres et légèrement “décadrés”, cette installation monumentale invite le visiteur au déplacement et à la découverte de multiples points de vue. De ce mouvement surgissent divers questionnements sur le regard, la mémoire, la compréhension d’une œuvre, la construction d’une expérience cognitive et sensible.

“Vous n’avez pas besoin de connaître quoi que ce soit sur l’histoire de la sculpture ou sur l’histoire de l’art pour comprendre, voir et percevoir ce travail conçu en relation avec l’espace. […] Il ne s’agit pas juste de grandes plaques en l’air, mais le contenu c’est votre propre expérience alors que vous marchez dans, à travers, et autour de l’ensemble du champ sculptural. […] Il n’y a de contenu ni dans les plaques, ni dans l’acier, ni dans le rythme des cinq plaques”, avouait Richard Serra. La présentation, sous l’impulsion d’Alfred Pacquement s’enrichissait de nombreuses intervention extérieures, laissant cinéastes, écrivains, philosophes exprimer leur relation à Serra. En parallèle, les œuvres Clara-Clara et Slat étaient respectivement réinstallées dans le Jardin des Tuileries à Paris et à la Défense.

En 2012, il plante une immense sculpture heptagonale de 24 m de haut composée de sept plaques d’acier convergentes, sur le port de Doha (Qatar). L’œuvre imite un minaret et reflète la culture islamique, au bord du golfe. Deux ans plus tard, l’artiste installe des tours dans le désert qatari, à 70 km de la capitale, pour la sœur de l’émir, cheikha Al-Massaya Bint Hamad Al-Thani. Après la crise sanitaire due au Covid-19, Richard Serra revient à Paris pour présenter Transmitter (2020) dans le vaste espace d’exposition de Gagosian au Bourget. En parallèle, le Centre Pompidou présente une rétrospective de trois jours de films et de vidéos de Serra tirés de la collection du musée ainsi que de celle du Museum of Modern Art de New York.

Du Guggenheim Museum au Reina Sofía de Madrid, en passant par le Kunstmuseum Basel, de nombreuses institutions ont rendu hommage à Richard Serra sur les réseaux sociaux. Jusqu’au 30 avril, la galerie Lelong & Co. à Paris présente quant à elle Casablanca (2022) une suite de six œuvres graphiques réalisées en collaboration avec le maître imprimeur Xavier Fumat à l’atelier Gemini G.E.L. de Los Angeles et montrées pour la première fois dans la capitale. Dans ces œuvres gravées, l’artiste a poussé l’estampe à ses limites en les recouvrant de matière noire. Pour Larry Gagosian “Richard Serra était un titan qui a transformé la définition même de la sculpture et du dessin. Plus que cela, il nous a changé, notre façon de voir et de ressentir notre chemin vers une expérience élémentaire et sublime. Il nous a mis au centre de son art. Avant le matériau, l’espace, le poids et la mesure, c’était notre expérience qui lui tenait le plus à cœur.”

Agathe Hakoun & Damien Sausset


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  “The Matter Of Time” © edition.cnn.com ; © Guiding Architects ; © Guggenheim Museum Bilbao ; © arch daily.


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…