FRANCE, Anatole : On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels (L’Humanité, 18 juillet 1922)

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Cher citoyen Cachin,

Je vous prie de signaler à vos lecteurs le récent livre de Michel Corday, Les Hauts Fourneaux, qu’il importe de connaître. On y trouvera sur les origines de la conduite de la guerre des idées que vous partagerez et qu’on connaît encore trop mal en France ; on y verra notamment (ce dont nous avions déjà tous deux quelque soupçon) que la guerre mondiale fut essentiellement l’œuvre des hommes d’argent, que ce sont les hauts industriels des différents États de l’Europe qui, tout d’abord, la voulurent, la rendirent nécessaire, la firent, la prolongèrent. Ils en firent leur état, mirent en jeu leur fortune, en tirèrent d’immenses bénéfices et s’y livrèrent avec tant d’ardeur, qu’ils ruinèrent l’Europe, se ruinèrent eux-mêmes et disloquèrent le monde.

© DP

Écoutez Corday, sur le sujet qu’il traite avec toute la force de sa conviction et toute la puissance de son talent. — “Ces hommes-là, ils ressemblent à leurs hauts fourneaux, à ces tours féodales dressées face à face le long des frontières, et dont il faut sans cesse, le jour, la nuit, emplir les entrailles dévorantes de minerai, de charbon, afin que ruisselle au bas la coulée du métal. Eux aussi, leur insatiable appétit exige qu’on jette au feu, sans relâche, dans la paix, dans la guerre, et toutes les richesses du sol, et tous les fruits du travail, et les hommes, oui, les hommes mêmes, par troupeaux, par armées, tous précipités pêle-mêle dans la fournaise béante, afin que s’amassent à leurs pieds les lingots, encore plus de lingots, toujours plus de lingots… Oui, voilà bien leur emblème, leurs armes parlantes, à leur image. Ce sont eux les vrais hauts fourneaux !

Ainsi, ceux qui moururent dans cette guerre ne surent pas pourquoi ils mouraient. Il en est de même dans toutes les guerres. Mais non pas au même degré. Ceux qui tombèrent à Jemmapes ne se trompaient pas à ce point sur la cause à laquelle ils se dévouaient. Cette fois, l’ignorance des victimes est tragique. On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels.

Gillam Bernhard, Les protecteurs de nos industries (Puck, 1883) © DP

Ces maîtres de l’heure possédaient les trois choses nécessaires aux grandes entreprises modernes : des usines, des banques, des journaux. Michel Corday nous montre comment ils usèrent de ces trois machines à broyer le monde. Il me donna, notamment, l’explication d’un phénomène qui m’avait surpris non par lui-même, mais par son excessive intensité, et dont l’histoire ne m’avait pas fourni un semblable exemple : c’est comment la haine d’un peuple, de tout un peuple, s’étendit en France avec une violence inouïe et hors de toute proportion avec les haines soulevées dans ce même pays par les guerres de la Révolution et de l’Empire. Je ne parle pas des guerres de l’ancien régime qui ne faisaient pas haïr aux français les peuples ennemis. Ce fut cette fois, chez nous, une haine qui ne s’éteignit pas avec la paix, nous fit oublier nos propres intérêts et perdre tout sens des réalités, sans même que nous sentions cette passion qui nous possédait, sinon parfois pour la trouver trop faible.

Michel Corday montre très bien que cette haine a été forgée par les grands journaux, qui restent coupables, encore à cette heure, d’un état d’esprit qui conduit la France, avec l’Europe entière, à sa ruine totale. “L’esprit de vengeance et de haine, dit Michel Corday, est entretenu par les journaux. Et cette orthodoxie farouche ne tolère pas la dissidence ni même la tiédeur. Hors d’elle, tout est défaillance ou félonie. Ne pas la servir c’est la trahir.”

Gaza © unicef.fr

Vers la fin de la guerre, je m’étonnais devant quelques personnes de cette haine d’un peuple entier comme d’une nouveauté que l’on trouvait naturelle et à laquelle je ne m’habituais pas. Une dame de beaucoup d’intelligence et dont les mœurs étaient douces assura que si c’était une nouveauté, cette nouveauté était fort heureuse. “C’est, dit-elle, un signe de progrès et la preuve que notre morale s’est perfectionnée avec les siècles : la haine est une vertu ; c’est peut-être la plus noble des vertus.” Je lui demandais timidement comment il est possible de haïr tout un peuple : “Pensez, madame, un peuple entier c’est grand… Quoi ? Un peuple composé de millions d’individus, différents les uns des autres, dont aucun ne ressemble aux autres, dont un nombre infiniment petit a seul voulu la guerre, dont un nombre moindre encore en est responsable, et dont la masse innocente en a souffert mort et passion. Haïr un peuple, mais c’est haïr les contraires, le bien et le mal, la beauté et la laideur.

Quelle étrange manie ! Je ne sais pas trop si nous commençons à en guérir. Je l’espère. Il le faut. Le livre de Michel Corday vient à temps pour nous inspirer des idées salutaires. Puisse-t-il être entendu ! L’Europe n’est pas faite d’États isolés, indépendants les uns des autres. Elle forme un tout harmonieux. En détruire une partie, c’est offenser les autres. Notre salut c’est d’être bons Européens. Hors de là, tout est ruine et misère.
Salut et fraternité,

Anatole FRANCE


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Anatole France : un écrivain notoire de la IIIe République

[GALLICA.BNF.FR, 10 décembre 2024] À l’occasion du centième anniversaire de la disparition d’Anatole France (1844-1924), ce billet revient sur son œuvre et son parcours. Écrivain engagé et auteur majeur de la IIIe république, il subit cependant lors de son décès des attaques portant ombrage à la postérité de son œuvre.

De son vrai nom, François Anatole Thibault, il est né le 16 avril 1844 à Paris et est mort le 12 octobre 1924 à Saint-Cyr-sur-Loire (Indre-et-Loire). Dès les origines, déjà les livres et la littérature : son père était libraire. Anatole France est à la fois romancier, nouvelliste et critique. D’abord icône de la Nation – voir quel pseudonyme (“France”) il s’est justement choisi ! – il n’échappe pas, de son vivant, à la verve satirique et au crayon caricatural [l’article original propose des caricatures d’Anatole France, voir ici…]

L’écrivain et critique Jules Lemaître (1853-1914), membre de l’Action française, évoque ainsi en 1909 cet esprit libre, sa marque la plus sûre, dans Les Hommes du jour. Il devient toutefois par la suite la cible des Surréalistes, notamment de Louis Aragon et d’André Breton. Ce tract surréaliste publié à la mort d’Anatole France constitue une publication à charge […]

Anatole France est l’image même de l’homme engagé, témoin de son temps. Ainsi dénonce-t-il le génocide arménien. Il soutient alors l’écrivain et poète Archag Tchobanian (1872-1954) : “M. Tchobanian partage, avec le père Charmetant, l’honneur d’avoir dénoncé au peuple français cet épouvantable égorgement qui demeurait depuis de longs mois un secret diplomatique.” Il s’engage ardemment dans le camp dreyfusard ce qui participe à sa postérité. Au lendemain de la publication de J’accuse d’Émile Zola en janvier 1898, il signe la première pétition, dite des intellectuels qui réclamne la révision du procès de l’officier. On retrouve cet engagement dans Monsieur Bergeret à Paris. Il exprime également son admiration pour Jean Jaurès, dans la préface à l’ouvrage de Charles Rappoport, Jean Jaurès : l’homme, le penseur, le socialiste (1915) : “Je viens de lire votre livre sur Jaurès. Je l’admire et l’approuve du commencement à la fin. Vous seul pouviez embrasser ainsi les aspects de ce vaste génie.

Publié en 1881, Le crime de Sylvestre Bonnard est le premier roman d’Anatole France. Sylvestre Bonnard est un érudit menant une vie austère entouré de livres. Son principal compagnon est un chat nommé Hamilcar, “prince somnolent de la cité des livres.” Il cherche un manuscrit du XIVe siècle de la traduction française de La Légende dorée, de Jacques de Voragine. L’auteur donne à réfléchir ici sur un certain type de fanatisme : l’amour absolu de l’érudit bibliophile pour les livres. À travers une enquête passionnante, il rend son personnage attachant en le confrontant à des dilemmes éminemment humains. Anatole France reçu pour cette œuvre le prix Montyon de l’Académie Française en 1882.

Son Histoire contemporaine est parue entre 1897 et 1901 en quatre volumes. Cette œuvre est une satire de la France de la IIIe république, à travers une peinture de mœurs. Le fil conducteur est la personne de M. Bergeret, professeur de lettres classiques. Le premier volume, L’Orme du mail, décrit des milieux ecclésiastiques bien éloignés des principes qu’ils sont censés prêcher. C’est un monde d’intrigues. L’anticléricalisme point dans certains passages. Il y décrit des esprits faibles, manipulables par les supérieurs ecclésiastiques, en vue d’accroître leur pouvoir et dénonce leur dogmatisme. Parfois, il met en avant la dureté de ces milieux cléricaux. Notamment quand l’Abbé Lantaigne renvoie Firmin Piédagnel du séminaire : “Vous ne faites plus partie de cette maison.” Dans la deuxième partie, Le Mannequin d’osier, M.Bergeret est comme enfermé dans sa vie étroite. La description de son cabinet de travail semble une métaphore de sa vie. Il oppose ses pensées à la réalité bien moins glorieuse : “Ce cabinet de travail où le maître de conférence aiguisait ses fines pensées d’humaniste n’était qu’un recoin difforme.” M. Bergeret semble vivre dans ses rêves, afin d’échapper au réel. La description d’une villa idyllique personnifie le rêve qui se heurte au réel : “M. Bergeret attristé par l’inélégance de sa vie étroite, rêva de quelque villa où, sur une blanche terrasse, au bord d’un lac bleu, il mènerait de paisibles entretiens.

Les dieux ont soif, roman publié en 1912, narre l’histoire d’Evariste Gamelin qui devient juré au Tribunal révolutionnaire. Cette histoire se passe sous la Terreur de 1793-1794. Le principal protagoniste semble emblématique du personnel des sections révolutionnaires. Evariste Gamelin paraît se penser comme moral, dans le camp de la vérité, par opposition à l’ancienne société pensée comme immorale : “Il y reconnaissait la dépravation monarchique et l’effet honteux de la corruption des cours.” L’ambiance de soupçon et de délation propre à la Terreur est présente. Evariste Gamelin affirme que “La Révolution fera pour les siècles le bonheur du genre humain.” Il incarne en cela les excès, la rigidité et la médiocrité de celui qui fait preuve d’une foi sans borne en la Révolution et qui, pour finir, enverra à la mort nombre de ses semblables. C’est ce que le personnage de Maurice Brotteaux, son opposé, a pour fonction de mettre en lumière : “J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme […] La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera, et vous persuadera des crimes.” À l’inverse de Gamelin, Brotteaux fait preuve d’une prudente mesure face aux fanatismes à l’œuvre dans cette époque troublée. Evariste Gamelin finit d’ailleurs guillotiné à la suite du 9 thermidor an II.

France est élu à l’Académie française en 1896 et obtient le prix Nobel de littérature en 1921. C’est un sceptique, et les personnages qui peuplent ses romans le prouvent : nous pourrions prendre pour exemple l’Abbé Lantaigne dans L’Orme du mail, ou Evariste Gamelin dans Les dieux ont soif. C’est bien cette propension au doute que relève l’écrivain René Jeanne, dans un article publié dans La Herse. Paul Verlaine, dans la revue littéraire Les Hommes d’aujourd’hui du 1er janvier 1890, lui rend un hommage. Autre prestigieux admirateur : Marcel Proust, qui le rencontra dans le salon de Madame Arman de Caillavet. Il lui demande de préfacer Les Plaisirs et les jours. Puis il s’inspirera de l’écrivain pour créer le personnage de Bergotte, dans À la recherche du temps perdu. À ses obsèques, le 18 octobre 1924, la foule fut immense à rendre un dernier hommage au grand écrivain.

Thierry Pastorello, BnF


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Plus d’engagement en Wallonie…

CONLANGUES : Les langues elfiques de Tolkien, plus populaires que l’espéranto

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[LIBERATION.FR, 30 janvier 2017] L’écrivain britannique Tolkien et le médecin polonais Zamenhof ont créé les deux langues imaginaires les plus populaires au monde. Cent ans après, le Dothraki, inventé par David J. Peterson pour la série Game of Thrones, trouve sa source à la fois dans l’espéranto et les langues de Tolkien.

JRR Tolkien a commencé à écrire la Chute de Gondolin après la Première Guerre mondiale, tandis qu’il tentait de se remettre de la fièvre des tranchées, contractée au cours de la bataille de la Somme, il y a cent ans de cela. La Chute de Gondolin est la première histoire de ce qui deviendra son ‘legendarium’ soit toute l’œuvre consacrée aux aventures elfiques, une mythologie qui sous-tend les trois romans du Seigneur des Anneaux. Mais au-delà de la fiction, JRR Tolkien était également passionné par une autre forme de création : la construction de langages imaginaires.

En cette même année 1916, à l’autre bout de l’Europe, Ludwik Zamenhof mourait dans son pays d’origine, la Pologne. Lui aussi avait été obsédé toute sa vie par l’invention de nouveaux langages, et en 1887, il sortait un livre pour présenter la langue qu’il avait créée de toutes pièces. La méthode était signée du pseudonyme Doktoro Esperanto (“docteur qui espère“, en espéranto !), qui par extension devint le nom de la langue elle-même.

La création de langues imaginaires, ou ‘conlangues’ est riche d’une longue histoire, qui remonte au XIIe siècle. Tolkien et Zamenhof sont sans aucun doute ceux qui ont remporté les plus grands succès en la matière. Pourtant, leurs objectifs étaient très différents ; leurs inventions respectives mènent à deux pistes diamétralement opposées.

Zamenhof, un juif polonais qui a grandi dans un pays où la xénophobie était monnaie courante, pensait qu’avec un langage universel, on pourrait enfin aspirer à une coexistence pacifique. Il écrit ainsi que si le langage est “le moteur essentiel de la civilisation“, “la difficulté à comprendre les langues étrangères cause de l’antipathie, voire de la haine, entre les gens.” Son projet était de créer un langage simple à apprendre, sans lien avec une nation ou une culture particulière, qui aiderait à unir l’humanité.

En tant que ‘langue auxiliaire internationale’, l’espéranto a connu un franc succès. Tout au long de son histoire, plusieurs millions d’individus l’ont pratiqué. Et même s’il est difficile de faire des estimations exactes, aujourd’hui encore, jusqu’à un million de personnes le parlent. Il existe un grand nombre de livres en espéranto, et il y a même un musée de l’espéranto en Chine. Au Japon, Zamenhof est honoré comme un dieu par une branche du shintoïsme dont les adeptes parlent l’espéranto. Pourtant, le rêve d’harmonie mondiale de Zamenhof est resté utopique. Et à sa mort, tandis que la Première Guerre mondiale déchirait l’Europe, son optimisme n’était plus du tout d’actualité.

Langues imaginaires

JRR Tolkien était lui-même un fervent supporter de l’espéranto ; il pensait qu’une telle langue pourrait aider les pays d’Europe à cheminer vers la paix après la Première Guerre mondiale. Mais sa motivation pour créer de nouveaux langages était toute autre. Il ne cherchait pas à améliorer le monde, mais plutôt à en créer un nouveau, un univers de fiction. Il qualifiait son intérêt pour l’invention linguistique de ‘vice secret’, et disait que son but était esthétique plutôt que pragmatique. Il se plaisait avant tout à faire correspondre le son, la forme et le sens de façon originale.

Pour donner corps aux langues qu’il inventait, il avait besoin de les appuyer sur une mythologie. En tant qu’entités vivantes, toujours en évolution, les langues tirent leur vitalité de la culture de ceux qui les utilisent. C’est exactement ce qui a conduit Tolkien à créer son univers de fiction. “L’invention des langues est à l’origine de tout“, écrit-il ainsi, “Les histoires ont été inventées plutôt pour fournir un monde aux langues et non l’inverse.

Qu’en est-il des ‘conlangues‘ aujourd’hui ? Cent ans après la mort de Zamenhof, à bien des égards, l’art de la construction linguistique est plus populaire que jamais. Citons le Dothraki, dans Game of Thrones. Cette langue a été inventée par David J Peterson pour la série tirée des romans de George RR Martin. Or, le Dothraki trouve sa source à la fois dans l’espéranto et dans les langues imaginées par Tolkien.

C’est en prenant un cours sur l’espéranto à l’université que Peterson s’est d’abord intéressé aux conlangues. Martin, de son côté, admet que sa saga est, à bien des égards, une réponse au Seigneur des Anneaux. Il inclut d’ailleurs mille références linguistiques au monde de Tolkien, comme autant d’hommages : le mot ‘warg’, par exemple, qui signifie “une personne qui peut projeter sa conscience dans les esprits des animaux“, est un mot que Tolkien emploie pour désigner une espèce de loup.

Il semble donc que la tradition tolkienienne de construction d’un monde fantastique ait mieux fonctionné que l’espéranto. Il y a peut-être deux raisons à cela.

La première est linguistique. Paradoxalement, le concept de Tolkien est plus proche de la façon dont les langues fonctionnent dans le monde réel. Ses langues elfiques, telles qu’elles sont représentées dans son œuvre, sont vivantes et évolutives. Elles reflètent la culture des communautés qui les parlent.

Le principe d’une langue auxiliaire internationale est de fournir un code stable, qui peut être facilement appris par n’importe qui. Mais les langues humaines ne sont jamais statiques ; elles sont toujours dynamiques, toujours diversifiées. Donc, l’espéranto comporte un défaut fondamental dans sa conception même.

Et la deuxième raison ? Eh bien, peut-être que de nos jours, nous avons plus envie de nous consacrer à la création de mondes fantastiques, plutôt que de chercher comment réparer le monde réel.

Philip Seargeant, The Open University


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Traduire encore en Wallonie…

BOUMAL : textes

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[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Homme de lettres, Louis BOUMAL (Liège, 1890 – Saint-Michel-Lez-Bruges, 1918) attire très tôt l’attention sur sa production littéraire. Avant que n’éclate la Grande Guerre, il n’a pas vingt-cinq ans et pourtant il compte déjà plusieurs ouvrages édités (la Renaissance septentrionale au XIVe siècle et Diderot et ses amis wallons, 1912) et de nombreux poèmes dans des revues, notamment Wallonia. Membre actif de la section liégeoise de l’Association des Amis de l’Art wallon (1912), ce docteur en Philosophie et Lettres formé à l’Université de Liège est professeur de rhétorique à l’Athénée de Bouillon quand la Grande Guerre éclate.

Mobilisé, le soldat poète publie quelques articles dans La Nouvelle Revue wallonne et dans L’Opinion wallonne (1917-1918). Avec Marcel Paquot, il lance en juin 1918 un périodique du Front consacré à la littérature, aux arts et à la musique, sous le titre Les cahiers et portant en exergue “Pour la défense et l’illustration de la langue française“. Promis à une belle carrière dans les lettres, Boumal est emporté par la grippe espagnole un mois avant la signature de l’Armistice. Depuis août 1914, il n’avait pas quitté le combat, gagnant sur le champ de bataille les étoiles de lieutenant et la Croix de Chevalier de l’ordre de la Couronne.

Paul Delforge, Encyclopédie du Mouvement wallon (2011)

© AML

Ne rouvre pas ce livre, il fait mal. Il ressemble
Aux fruits cueillis trop verts que l’on goûte par jeu.
À l’heure où le grand vent soufflera dans les trembles
Il ne faut pas le lire assise auprès du feu.

Observe la flambée et son rire dans l’âtre ;
Écoute la saison qui frappe à tes volets ;
Surtout ne mêle point ma douleur opiniâtre
Au rêve si léger de tes premiers regrets.

Et s’il te souvenait des étranges paroles
Qu’un soir j’ai pu te dire au temps clair des lilas,
Oh ! ne les redis pas ! Les feuilles étaient folles
Et le chagrin trop lourd hallucinait mes pas.

Mais plus tard, quand au vent s’égrènera ta vie,
Quand tu t’arrêteras lasse d’avoir souffert,
Et que tu sauras bien que ne t’ont pas suivie
L’amour et l’amitié jusqu’au seuil de l’hiver,

Alors, ô mon amie, assise au coin du feu,
Relisant ce poème où notre amour fut sage,
Tu connaîtras le sens profond de mon aveu
Et l’acide saveur des airelles sauvages.

Alveringhem, 3 août 1917

J’écoute passer l’heure et la brume glisser
Le long des arbres nus que l’hiver a cassés.

Le vent s’agite et court parmi le paysage
Et mon rêve avec lui se soulève et voyage.

Tant de chagrins mauvais se sont mêlés à lui
Que, l’ayant bien connu, je l’ignore aujourd’hui.

Plus jeune, il s’émouvait des fillettes ornées
Et du ciel et des eaux et des courtes années

Et de l’automne agile à dépouiller les bois,
Mais ce soir hivernal, je m’attriste et je vois

Sur la mer de mon cœur que la passion soulève,
Aux vents se déchirer les voiles de mon rêve.

Calais, 25 décembre 1916

Louis Boumal est dans la POETICA…

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Plus de poésie en Wallonie-Bruxelles…

VIVIER : Écrits sur la Grande Guerre (anthologie, 2020)

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“Si Robert VIVIER (1894-1989) était l’académicien, le poète, le romancier et l’analyste de quelques grandes œuvres de la littérature française – L’originalité de Baudelaire (1924), Et la poésie fut langage (1954) ou Lire Supervielle (1972) –, il n’en demeure pas moins qu’il fut, comme tant d’autres, lors de cette Grande Guerre, un simple fantassin sur le front de l’Yser. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, confronté au désarroi, à l’angoisse, à la mort et au vide que laissaient ces journées dans la boue et les tranchées. La Plaine étrange dont il est beaucoup question ici, c’est d’abord, comme l’écrit Robert Vivier lui-même, sa manière personnelle de “conserver des paysages” mais surtout de donner un écho à sa vie intérieure. “J’étais trop près du sang et de la mort, écrivait-il, pour vouloir les enclore dans des mots.” On l’aura compris : ces Écrits sur la Grande Guerre, à nouveau accessibles, ne sont pas de simples témoignages historiques, ils sont d’abord de la littérature à part entière.”

Yves Namur,
Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue
et de littérature françaises de Belgique


VIVIER Robert, Les écrits sur la grande guerre de Robert Vivier, académicien (Bruxelles : De Schorre, 2020)

“C’est une excellente initiative des éditions De Schorre et de la Fondation Max Deauville de Bernard Duwez que d’avoir republié les écrits de Robert Vivier sur la Grande Guerre, tant pour leur valeur documentaire que pour leur qualité littéraire.

Xavier Hanotte note fort justement que l’image que l’on s’est forgée de la guerre, côté belge, a été fortement, et injustement, voilée par l’imagerie populaire (et littéraire) française, alors que les mentalités, les jugements portés sur la guerre et nos soldats, étaient très différents. Et c’est vrai aussi que les textes des auteurs belges francophones sur le sujet sont difficiles à trouver.

Mais l’essentiel de notre propos, c’est la personnalité même de Robert Vivier, écrivain, poète. Il appartient à une lignée de nos auteurs caractérisés par leur retenue, leur limpidité, leur clarté: Fernand Séverin, Odilon-Jean Périer, Hubert Krains, une part d’Edmond Glesener, bien d’autres encore. Une sentimentalité un peu voilée, nuancée souvent par l’humour. Pas de grandes idées, de grandes théories, seulement cette présence constante, dans leur prose comme dans leurs vers, d’une perception aiguë de la beauté de la nature, et d’une profonde pitié pour le malheur et l’incomplétude de la condition humaine.

Robert Vivier, comme le souligne Yves Namur sur la quatrième de couverture, était un jeune homme d’une vingtaine d’années quand il fit la guerre, en tant que simple fantassin. Sont repris ici des poèmes tirés de la Route incertaine (1921), dont Pluie aux tranchées, dont voici les deux tercets. Un bel exemple du regard aigu porté sur les détails matériels, l’image qui fait mouche, la justesse de l’expression et du sentiment, sans la moindre grandiloquence :

Le froid et l’abandon pétrissaient nos vies nues,
Comme on pétrit de la neige à demi fondue,
Par jeu, en y moulant la forme de ses doigts.

A nos fusils, rongés de morsures ténues,
La rouille pullulait comme un poison sournois.
-Taciturnes, nous attendions, sans savoir quoi.

Notons encore ce beau passage, dans Ballade, p.37, avec une sorte d’écho lointain des Trois sœurs de Maeterlinck :

Alors, nous avons pris trois églantines.
Nous les avons mises
A nos bouches vides
Comme trois baisers.
Puis, sans nous reposer,
Nous nous sommes remis à suivre
A la cadence indifférente de notre pas,
Vers la poussière et le hasard et la misère et les combats,
La grand’route, maîtresse fidèle et lasse des soldats.

Nous retrouverons les mêmes notes de sensualité profonde, de pitié et de pessimisme à peine souligné, dans le récit d’une brève rencontre amoureuse avec une jeune Flamande, dans Avec les hommes, p.293 et suivantes. Par contre, dans le poème Un rayon de soleil (1917), p.22, bâti tout entier sur l’opposition entre le paysage de guerre des deux quatrains, et le paysage intime et très 1900 des deux tercets, avec rejet de l’apostrophe au Soleil – qui gouverne ici les couleurs tant des quatrains que des tercets – nous voilà en plein style artiste, très différent des textes en prose de cette anthologie :

Un rayon poussiéreux torture le sommeil
Des soldats affalés sur la paille dorée
Avec l’abandon lourd de barques amarrées,
Par un soir étouffant, plein de meurtres vermeils.

La fatigue et la mort attendent leur réveil,
Et le reflet sanglant des heures effarées
Jaillit encore du bloc d’armes enchevêtrées
Qui grimace au-dessus de leurs têtes…Soleil,

Est-il vrai que ta joie flambe
Sur la chair des rideaux lointains, et que tu sèmes
Des fruits d’ambre aux tapis roux des chambres heureuses
Où des femmes, riant d’être celles qu’on aime,
Ivres de leur fraîcheur que nul remords ne creuse,
Boivent de tout leur corps l’or qui les éclabousse?

Est-il vrai que là-bas la vie ose être douce?

On remarquera ici le nombre élevé des adjectifs, tous très évocateurs, sauf celui du dernier vers, détaché, qui nous ramène en pleine prose, loin de l’atmosphère un peu étouffante, des métaphores poussées jusqu’à l’allégorie, des vers très parnassiens qui précèdent (Delacroix et Baudelaire, sur qui Vivier a travaillé, ne sont pas loin). Mais ceci, vu la date – contemporaine d’autres textes beaucoup plus âpres, plus quotidiens – ne constitue-t-il pas une sorte d’adieu à une vie dont le luxe et la volupté constituent un élément déterminant? Ecoutez seulement cette strophe de Revenant, paru dans un hommage à Marcel Thiry de 1967 :

Les ans s’effondrent et les murs
Car l’insomnie a remis tout en place,
L’infini froid contre la face
Et, sous les songes, le sol dur…

… ou bien encore, dans les Chansons d’un temps, tiré de S’étonner d’être, paru en 1977 :

Pour retrouver Tipperary
Il nous faudrait bien du chemin !
De ces hivers sans lendemain
Nous ne serons jamais guéris.

Ah! la Madelon sur la route
Regardait s’éloigner les hommes
Qui riaient, qui buvaient leur goutte
Ou mouraient, c’était tout comme…

Nous voici proches, ici, de Cendrars et de Mac Orlan, qui ont vécu, eux aussi, durement, ces réalités de la guerre.

Les œuvres en prose ici reprises comprennent d’une part des extraits des Souvenirs de guerre, La plaine étrange (1923) et Avec les hommesSix moments de l’autre guerre (1963). Ces extraits de La plaine étrange définissent assez bien le propos de l’auteur, ainsi à la page 51 :

A la place de ce qui aurait dû être, je n’ai que ces pages où s’affirme le regret d’un tel vide, et où j’ai fixé le cadre de mon attente. Telles quelles, ces notes attestent l’effort fait par mon être d’alors pour prolonger en lui une vie consciente et pour la soustraire, si minime qu’elle fût, au néant. La mort était derrière mon épaule, et j’écrivais vite, sans trop choisir, tout ce qui était dans mes yeux et dans mon cœur, pour en sauver le plus possible. Ce que j’ai sauvé, il faut que je vous le donne. Un fruit qui n’est pas cueilli éclate et se dessèche.. Il fait défaut à son destin.

Voilà. Tout est dit, ou, si pas tout, du moins l’essentiel. Comme nous le disions plus haut, le quotidien, les corvées patates, les relèves, les obus, les tirs de mitrailleuse, les diverses corvées, les jeux de cartes au repos, les granges, les maisons dévastées, les disputes entre les hommes, tout cela, qui est bien peu de chose, prend toute la place, ou presque. Il y a bien ces demi-confidences, ces conversations à fusils rompus, un clin d’oeil parfois, un air d’harmonica… C’est au travers de tout cela que passent ces quelques moments d’éternité qu’il cherche à sauvegarder et à nous transmettre. Cet homme, par exemple, qui se plaint de n’avoir pas vu sa femme depuis sept mois, et de n’en avoir reçu que de maigres nouvelles.

A part cela, il y avait le mal du pays. Étouffé, presque doux, il était notre nourriture de poésie. Le reste de nous-mêmes était englué dans des soucis de gamelle et de paillasse. J’avais aussi, à considérer des jeux de lumière et des effets de couleur, des moments de vie solitaire très intenses.

Et c’est vrai qu’il nous décrira souvent cette sorte de fête des couleurs propagées par les fusées éclairantes, mais aussi les blessures ou la mort de ceux dont la présence était ainsi révélée à l’ennemi. Il nous dira aussi, à la page 64: Depuis longtemps, chacun de nous s’est fait assez élémentaire pour pouvoir entrer par la porte basse de l’âme collective. Et il dit bien: chacun de nous, aussi bien les plus intelligents que les plus humbles. La démarche est la même. Il nous dira aussi, p.63 :

Il m’est arrivé, en rencontrant dans l’ombre l’odeur des haies, de m’étonner comme si je sortais d’un songe.

Faites-y bien attention: c’est qu’ici, en ce moment, pour lui, la réalité même était devenue un songe, éloigné et muet. Et page 74 :

André me dit: Va voir ce qu’il y a. J’arrive. Les fusils contre le parapet Cinq ou six hommes penchés et, à terre, le petit lieutenant, couché, tout pâle, la figure fine comme celle d’une petite fille ; il reniflait doucement. C’était comme s’il reprochait de lui avoir fait du mal.

Voyez comme ici les phrases sont courtes, comme les figures de style, ici, seraient déplacées. Où est donc la réalité? Dans cette vie quotidienne toute banale, où les mots, les simples noms, les noms communs, parlent d’eux-mêmes, sans qu’ils aient presque besoin de verbes. Oui, tout va de soi, la vie s’en va de son corps sans avoir besoin de belles phrases, de périphrases, de paraphrases. C’est seulement la même veste, que l’on retourne, l’envers, et puis l’endroit. Mais qui peut dire où est l’envers, où est l’endroit? Et c’est cela, cette simplicité même, que Robert Vivier a trouvée en cette guerre. L’essentiel. A condition de sauvegarder en nous cette petite étincelle qui si facilement se perd au milieu du reste. Dépêche-toi, Prométhée.

Mais il faut que je m’arrête, je vous citerais toutes les pages de ce livre, qui n’est pas un livre de guerre, mais un livre de vie. Il y aurait tant à dire…

Il y a encore ces extraits de deux ouvrages d’imagination, la mise en scénario de ce que nous venons de dire, avec beaucoup d’art et de sincérité. Fabrice, cette étrange amitié née de la solitude, la volonté de percer un secret, et de se dire. Et puis, le secret n’était qu’un trompe-l’oeil, une illusion d’optique. Avec les hommesSix moments de l’autre guerre, de 1963. Un titre qui dit bien ce qu’il veut dire, encore une fois, le refus de se distinguer, de voir les autres comme des autres. Six moments, et non pas six leçons, ou six paraboles. Les relations entre les hommes et les officiers, entre les Flamands, soldats aussi bien que civils, et les Wallons ou Bruxellois y sont simplement décrites, sans vouloir en tirer de leçons. Et enfin, une belle étude sur trois écrivains de 1918 : Louis Boumal, Marcel Paquot, Lucien Christophe, qui est ici tout à fait à sa place.

Un maître livre. Que les maîtres d’oeuvre en soient remerciés, il était temps, après les multiples célébrations du centenaire, de rappeler ces écrits qui permettront peut-être à quelques-uns de se recentrer au milieu d’une actualité parfois étouffante. Non, la guerre n’est jamais ni fraîche, ni joyeuse, ni éveilleuse d’idéal. La guerre, c’est l’envers de la vie. La vérité de la vie, peut-être.” [AREAW.BE : Association Royale des Écrivains et Artistes de Wallonie-Bruxelles]

Joseph Bodson


VIVIER Robert, né à Chênée (16/05/1894), décédé à Paris (06/08/1989). “Poète, essayiste et romancier, romaniste professeur à l’Université de Liège, Robert Vivier a été frappé par la Grande Guerre dont la violence marquera durablement les questionnements de l’écrivain et de l’humaniste. Ami de toujours de Marcel Thiry avec lequel il partage le goût de la poésie, Robert Vivier a donné à ce genre littéraire ses lettres de noblesse tant auprès des nombreux étudiants qu’il a formés qu’auprès des lecteurs qui se régalaient de ses recueils : Déchirures (1927), Au bord du temps (1936), Chronos rêve (1959), Dans le secret du temps (1972), S’étonner d’être (1977), J’ai rêvé de nous (1983). Grand connaisseur de Baudelaire comme de la Chanson de Roland, spécialiste de la littérature médiévale et moderne de l’Italie, le romancier Vivier a connu deux très gros succès de librairie avec Folle qui s’ennuie (1933) et Délivrez-nous du mal (1936). En épousant Zénita Tazieff, Vivier devint le père adoptif du vulcanologue Haroun Tazieff.” [CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE]


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