BARONIAN : Maigret, un héros très variable

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[LE CARNET & LES INSTANTS, n°212, été 2022] Mis en scène par Georges SIMENON dans septante-six romans et vingt-six nouvelles publiés de 1931 à 1972, le commissaire Maigret est, fort probablement, le héros le moins figé de toute la littérature policière, ne serait-ce que par rapport à ses plus illustres concurrents, Sherlock Holmes et Hercule Poirot.

Et d’abord, d’une histoire à l’autre, il n’a pas toujours le même âge : il a tantôt vingt-six ans (l’âge de ses débuts à la PJ), tantôt quarante-cinq, tantôt encore plus de soixante, et il lui arrive de s’occuper d’une affaire criminelle alors qu’il est déjà à la retraite ou ne dispose d’aucun pouvoir légal pour mener une enquête en bonne et due forme, que ce soit à Paris, en province et à l’étranger (jusqu’aux États-Unis). Surtout, son attitude, ses humeurs et sa psychologie varient à des degrés divers, selon l’époque à laquelle Simenon a écrit son roman ou sa nouvelle.

Dans la plupart des dix-neuf premiers romans édités par Fayard de 1931 à 1934, puis dans les six suivants chez Gallimard de 1942 à 1944, on voit ainsi Maigret beaucoup s’agiter, aller et venir sans répit de gauche à droite et de droite à gauche comme dans La nuit du carrefour (1931), râler tant et plus comme dans Signé Picpus (1944), être un emmerdeur, un casse-pieds et un type collant comme dans L’inspecteur Cadavre (1944). Et même, carrément, maltraiter un suspect comme au dernier chapitre de La maison du juge (1942), où, sortant de ses gonds, furieux, exaspéré, il hurle “Ta gueule !” à un brave et inoffensif boucholeur de L’Aiguillon-sur-Mer, qu’il est en train de passer sur le gril.

Dans La danseuse du Gai-Moulin (1931), qui se déroule à Liège, Simenon prête à Maigret des méthodes de déduction à la Sherlock Holmes, et dans Un crime en Hollande (1931), il n’hésite pas à l’assimiler à Hercule Poirot. Dès le début de ce roman, en effet, Maigret établit la liste de sept personnes, toutes susceptibles d’avoir pu assassiner un professeur de l’école navale d’une petite ville portuaire, Delfzijl, au nord-est de la Frise (c’est là que Simenon a écrit Pietr-le-Letton, la première enquête de Maigret), et étudie en détail leur emploi du temps, à la minute près, les déplacements qu’ils ont effectués la nuit du crime, au mètre près. Jusqu’à procéder à une reconstitution minutieuse des faits et, par là, à éliminer objectivement les suspects, avant de démasquer le coupable. Sa placidité et sa patience légendaires sont, en revanche, mises à rude épreuve dans des romans, dont les titres sont révélateurs tels que Maigret se fâche (1947), Maigret a peur (1953) ou encore La colère de Maigret (1963).

© Jacques de Loustal

Ce qui frappe aussi, c’est que Simenon suit l’évolution de son héros non seulement à travers les années qui passent, mais en outre à travers les modes de vie quotidiens de la société française, de 1931 à 1972, l’année de Maigret et M. Charles, l’ultime enquête du commissaire. Quelques exemples parmi des dizaines d’autres : le bureau qu’occupe Maigret au Quai des Orfèvres possède un gros poêle à charbon dans les premières aventures, mais un chauffage central dans les dernières. Où, on ne s’en étonnera pas, Maigret a troqué son vieux chapeau melon, qu’il aimait porter renversé sur la nuque, contre un chapeau feutre, et son large et pesant pardessus noir au col de velours contre une modeste gabardine… Et dans Liberty Bar (1932), après être descendu du train à la gare d’Antibes, son faux-col lui serrant le cou, il prend place à bord d’un “fiacre surmonté d’un taud en toile crème, avec de petits glands qui sautillaient tout autour“, tiré par cheval hennissant, dont on entend “le bruir mou des sabots sur le bitume amolli” ! Il y est notamment question de phonographe, de TSF, de Rudolf Valentino, de gentiane…

Les dernières aventures ont toutes pour cadre l’époque à laquelle Simenon  les a écrites. En témoigne en particulier Maigret et le fantôme, qui a paru en 1964 et où, par contraste, il est cette fois question de réveil pourvu de “chiffres phosphorescents” indiquant les heures et les minutes, de télévision et de soirées que des couples passent devant leur téléviseur, de tourne-disque, de scooter, de cafetière électrique, de cuisine “ressemblant davantage aux cuisines modèles des expositions qu’à celles qu’on trouve d’habitude dans les vieilles maisons de Paris“, du métier d’esthéticienne, lequel ne s’est réellement développé qu’après la Seconde Guerre mondiale…

Sans oublier qu’on dispose “maintenant d’un spécialiste de la balistique dans les laboratoires de la PJ, sous les combles du Palais de Justice“. Sans oublier non plus que Maigret, qui a alors vingt-huit ans de carrière, est secondé par une cohorte d’inspecteurs et d’adjoints, alors qu’ils n’étaient que quelques-uns autour de lui, au cours de ses premières enquêtes.

Ce sont le cinéma et la télévision, ce sont Jean Gabin, Jean Richard, Michael Gambon, Bruno Cremer et Rowan Atkinson, qui ont figé, presque pétrifié, le personnage de Maigret, lui ont conféré une image immuable. Ce n’est pas Simenon.

Jean-Baptiste Baronian


EAN 9782363712981

“En 1987, Jean-Baptiste BARONIAN est un des cofondateurs de l’association internationale Les Amis de Georges Simenon, dont il est nommé président et qui édite, entre autres, les Cahiers Simenon. Par la suite, il publie de très nombreux articles sur le romancier liégeois et lui consacre six livres : Simenon, l’homme à romans (2002), Simenon ou le roman gris (2002), Portrait du romancier au dictaphone (2011), Le Paris de Simenon (2016), Simenon romancier absolu (2019) et Maigret docteur ès crimes (2019)…”

La biographie complète de Jean-Baptiste Baronian (né en 1942) est disponible sur le site de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique dont il est “Membre belge littéraire”…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | sources : Le carnet & les instants | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : entête de Jacques de Loustal © loustal.com | Le carnet et les instants fait partie des magazines préférés pour notre revue de presse.


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CEGS – Centre d’Études Georges Simenon de l’ULiège (Fonds Simenon)

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Né à Liège en 1903 et mort à Lausanne en 1989, Georges SIMENON est un écrivain majeur du vingtième siècle, à propos duquel il est devenu banal de multiplier les superlatifs. L’auteur est en effet d’une fécondité exceptionnelle : il a signé de son nom 192 romans (dont 75 Maigret), 158 nouvelles, 176 romans populaires sous pseudonymes, un bon millier d’articles de presse et une trentaine de reportages ainsi que 21 dictées, réflexions à caractère autobiographique enregistrées sur magnétophone. Il a vendu plus de 550 millions de livres et est l’auteur francophone du siècle passé le plus traduit dans le monde (3500 traductions dans 47 langues). Il est également l’écrivain de langue française le plus adapté au cinéma et à la télévision. Son œuvre a su conquérir un vaste public tout en séduisant les écrivains les plus exigeants, d’André Gide à Patrick Modiano, pour ne citer que deux prix Nobel de littérature.

C’est en 1976 qu’a été créé à l’Université de Liège, sous l’impulsion du Professeur Maurice Piron, le Centre d’études Georges Simenon, qui s’est donné pour objectif de développer les études concernant le romancier et son œuvre, de rassembler toute la documentation utile et d’aider les chercheurs dans leur démarche. Touché par l’intérêt qui lui était manifesté, Georges Simenon a décidé de faire don à ce centre d’études de toutes ses archives littéraires : c’est ainsi qu’est né ce qu’on appelle communément le Fonds Simenon. Il s’agit là d’une donation exceptionnelle, que l’université s’attache à conserver et à étudier depuis près d’un demi-siècle […]

[…] UNE JEUNESSE LIÉGEOISE

Georges SIMENON est né officiellement à Liège, rue Léopold, le jeudi 12 février 1903 : c’est du moins ce qu’a déclaré Désiré Simenon, le père de l’enfant. En réalité, Henriette Simenon a accouché à minuit dix, le vendredi 13 février 1903, et a supplié son mari de faire une fausse déclaration pour ne pas placer l’enfant sous le signe du malheur… Malgré cet incident, l’arrivée de ce premier enfant comble les parents et tout particulièrement le père qui pleure de joie : « Je n’oublierai jamais, jamais, que tu viens de me donner la plus grande joie qu’une femme puisse donner à un homme » avoue-t-il à son épouse.

Désiré Simenon et Henriette Brüll s’étaient rencontrés deux ans plus tôt dans le grand magasin liégeois L’Innovation où la jeune fille était vendeuse. Rien ne laissait prévoir cette union entre Désiré, homme de haute taille et arborant une moustache cirée, comptable de son état, et la jeune employée aux yeux gris clair et aux cheveux cendrés. Désiré est en effet issu d’un milieu wallon implanté dans le quartier populaire d’Outremeuse où son père, Chrétien Simenon, exerce le métier de chapelier. En revanche, Henriette Brüll, dernière d’une famille de treize enfants, a une ascendance néerlandaise et prussienne. Les Brüll ont connu une période faste lorsque le père était négociant en épicerie ; malheureusement, de mauvaises affaires et un endettement croissant conduisent Guillaume Brüll à la misère, tandis qu’il sombre dans l’alcoolisme. Choc qui ébranle Henriette et oblige la jeune fille à travailler très vite dans le grand magasin.

Georges Simenon naît donc en 1903 dans une famille apparemment unie et heureuse, et trois ans et demi après, Henriette accouche de Christian. La mère marque alors sa préférence pour le cadet car Georges n’obéit pas et semble assez indépendant. Tout le contraire de Christian, qui se voit doté de toutes les qualités : intelligence, affection, soumission à la mère… Très vite donc, une scission va être sensible dans la famille Simenon : d’un côté Georges, rempli d’admiration pour son père Désiré, de l’autre Christian, l’enfant chéri d’Henriette. Situation très vite insupportable pour le futur auteur de Lettre à ma mère. Alors âgé de 71 ans, Georges Simenon se souvient de cette époque lorsqu’il écrit : « Nous ne nous sommes jamais aimés de ton vivant, tu le sais bien. Tous les deux, nous avons fait semblant… » (Lettre à ma mère, Chap. I). Ce terrible aveu écrit en 1974, trois ans et demi après la mort de sa mère, est révélateur du climat de tension qui règne dans cette famille apparemment unie, mais où le père heureux, mais résigné, courbe la tête dès qu’Henriette fait une réflexion. Cette mère dominatrice imposera très vite un mode de vie à toute la famille : hantée par le manque d’argent, déçue par le salaire de Désiré qui n’augmente pas, elle va prendre l’initiative d’accueillir des pensionnaires sous son toit. Dès son plus jeune âge, Georges Simenon va par conséquent vivre avec des locataires, des étudiants étrangers notamment .

L’enfance de Georges Simenon c’est aussi l’école, avec tout d’abord l’enseignement des frères de l’Institut St-André, tout près de chez lui, rue de la Loi… Georges est un élève prometteur, d’une piété presque mystique : il est le préféré de ses maîtres et fait ses débuts d’enfant de chœur à la chapelle de l’Hôpital de Bavière dès l’âge de huit ans.

L’Hôpital de Bavière à Liège

Alors que ses parents ne lisent jamais de littérature, le futur romancier est fasciné par les romans d’Alexandre Dumas, Dickens, Balzac, Stendhal, Conrad ou Stevenson. Après l’enseignement des Frères des Ecoles Chrétiennes, Georges est inscrit chez les Jésuites à demi-tarif, grâce à une faveur accordée à sa mère.

Au cours de l’été 1915, c’est la révélation de la sexualité qui va précipiter la rébellion de cet adolescent précoce : pendant les vacances à Embourg, près de Liège, il connaît sa première expérience avec Renée, de trois ans son aînée. Dès lors, Georges n’est plus le même et va rompre progressivement avec l’église et l’école. Il renonce en effet à l’enseignement des humanités pour s’inscrire au collège St-Servais, plus moderne c’est-à-dire à vocation scientifique. Georges restera trois ans dans l’établissement, mais abandonnera avant l’examen final en 1918.

Cet élève particulièrement doué, notamment dans les matières littéraires, achève donc sa scolarité à l’âge de 15 ans pour des raisons qui restent encore un peu mystérieuses. Si on en croit ses propres souvenirs évoqués lors d’un entretien, c’est l’annonce de la maladie de son père par le docteur Fischer qui a déterminé sa décision. Selon le médecin, Désiré, qui souffre d’angine de poitrine de façon chronique, a une espérance de vie limitée à deux ou trois ans. C’est du moins la version admise par les biographes de Simenon, mais le plus récent —Pierre Assouline— se demande si cet événement, souvent relaté par l’écrivain, n’est pas un alibi qui cache d’autres raisons plus profondes. Le jeune homme supporte de plus en plus mal la discipline du collège et son tempérament marginal s’affirme. En 1918, la page est donc définitivement tournée : Georges Simenon ne reprendra plus le chemin de l’école.

Janvier 1919. Le jeune homme cherche du travail en arpentant les rues de Liège et entre, à tout hasard, dans les bureaux de la Gazette de Liége, le grand quotidien local. La guerre est finie depuis quelques mois et beaucoup d’hommes ne sont pas revenus du front : Simenon tente sa chance et demande au rédacteur en chef un emploi de… reporter. Cet épisode qui paraît aujourd’hui assez incroyable est pourtant authentique. Engagé sur-le-champ comme reporter stagiaire par Joseph Demarteau, Simenon commence son apprentissage dans ce journal ultraconservateur et proche de l’évêché. Il doit ainsi parcourir Liège à la recherche de nouvelles, faire le tour des commissariats de police, assister aux procès et aux enterrements de personnalités. A seize ans, Georges Simenon a trouvé, sinon sa vocation, du moins une activité qui lui convient particulièrement : toujours en mouvement, il apprend très vite à taper à la machine, rédiger un article et rechercher l’information partout où elle se trouve. L’expérience durera près de quatre ans, et au cours de cette période, il trouvera la matière de nombreux romans.

1921, c’est l’année où Georges va se fiancer avec Régine Renchon, une jeune fille rencontrée quelques mois plus tôt au sein d’un groupe d’artistes plus ou mois marginaux. Pourtant la fin de l’année est un tournant : il y a d’abord le service militaire qui s’annonce au mois de décembre, mais surtout un drame —certes prévisible— la mort brutale de Désiré le 28 novembre 1921. Et c’est l’armée qui l’attend le lendemain de la disparition de Désiré. Simenon a devancé l’appel pour en finir au plus tôt avec cette formalité qui nuit à ses projets professionnels et va faire ses classes à Aix-la-Chapelle. La corvée ne dure pourtant pas longtemps car le cavalier Simenon revient à Liège au bout d’un mois, grâce à ses relations. Cependant le jeune homme se sent de plus en plus à l’étroit dans sa ville natale mais aussi au sein de la rédaction de La Gazette de Liége, malgré les tentatives de son rédacteur en chef pour le retenir. Dégagé de ses obligations militaires, selon la formule consacrée, Simenon a pris sa décision : il part tenter sa chance à Paris…


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