KLINKENBERG : Culture libératrice ou culture libertarienne ? (2025)

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[LALIBRE.BE/DEBATS, 12 mars 2025] La rubrique Débats de La Libre vient de publier un texte intitulé “La culture ne devrait pas grimper par subsides, mais s’élever par plébiscite” (8 mars 2025). La culture a sauvé sa vie, nous explique son auteur, en lui permettant de comprendre le monde. Comment ne pas applaudir ? Nous sommes nombreux à avoir fait les mêmes expériences, et j’ai eu le plaisir tout personnel de constater que j’ai vibré aux mêmes textes que lui. Mais on est bien étonné quand il nous explique ce qui relie secrètement ceux-ci : serait-ce la passion du style ? la pénétration psychologique ? le coup d’œil sociologique ? Non : “Ces œuvres n’ont pas eu besoin d’un gouvernement ou d’un ministre de la culture pour exister.

© tract-linguistes.org

À partir de ce constat, l’ode à la culture se mue en une véritable charge contre la “culture subventionnée” : une culture élitiste “arrosée par l’argent public” ; une culture dont les acteurs vivraient “dans un entre-soi confortable“, “se félicitant mutuellement d’être financé par l’État plutôt que d’être acclamé par le public.” Et se profile ainsi un monde où l’artiste doit pour percer “ajuster son œuvre à des critères politiques et idéologiques“, séduire “un comité ministériel” et obéir à un “cahier des charges bureaucratique.” Je dois commencer par rassurer l’auteur. Ce qu’il décrit n’existe tout bonnement pas dans le pays où nous vivons, lui et moi : la Belgique francophone.

Je ne puis certes témoigner que de quelques modestes expériences de la “culture subventionnée” de ce pays : dix années à la Commission d’aide à l’édition, vingt autres à la Commission des lettres, quarante au Conseil de la langue française. Toutes charges exercées bénévolement, à titre de service à la communauté, en marge de ma carrière de chercheur.

Prenons pour seul exemple la Commission des lettres. Son travail consiste principalement à attribuer des bourses permettant à des écrivains et écrivaines d’être soulagés, un mois ou deux et quelque fois davantage, de leurs charges quotidiennes de façon à leur permettre de mener à bien leur œuvre dans les meilleures conditions ; à sélectionner les textes qui représenteront la littérature de notre Communauté dans les pays où l’on s’intéresse à nous ; à évaluer des projets éditoriaux risqués.

Sont-ces des “fonctionnaires” qui opèrent ces choix ? Non : on ne trouve dans cette Commission que des citoyens comme moi, représentant un éventail de profils et de sensibilités très diversifié : des auteurs et autrices ; des représentants des associations professionnelles (d’écrivains, de l’édition), des universitaires ayant fait de la culture leur objet de recherche et offrent leur expertise à la collectivité… À elle seule, cette diversité interdit que la créativité encouragée puisse être orientée par quelque critère idéologique. Au contraire, elle rend les membres de la Commission et celles et ceux qu’elle soutient témoins et acteurs des tensions inhérentes à la création. Elle les préserve de l’encroûtement et les pousse à être sensibles aux “attentes culturelles de l’époque“, qui seraient parait-il boudées par la culture subsidiée. Et, loin de les inciter à vivre dans un entre-soi, tend à les rendre pleinement acteurs de la société. Et jamais — je dis bien : jamais — un ou une ministre de la culture n’a interféré dans notre travail pour imposer ses vues.

On devrait donc sourire devant le tableau brossé, en l’attribuant généreusement à un enthousiasme frôlant la naïveté. Comme on devrait sourire devant une certaine conception romantique de la création, où l’artiste est génial parce que maudit, innovant parce que misérable : “L’histoire nous enseigne que c’est la contrainte et la nécessité qui forcent la créativité.

Mais non : nous ne pouvons pas sourire.

Derrière les critiques adressées à une culture vivant de subventions se profile en effet une conception politique de la culture. On se souviendra qu’un président de parti belge a récemment fait savoir qu’il verrait bien disparaitre chez nous le Ministère de la culture (il n’y a pas de tel Ministère aux États-Unis, et la culture étasunienne domine pourtant le monde, nous expliquait-il…). Dans cette conception, on verrait la culture débarrassée de la “tutelle étatique“, ses ressources pouvant à la rigueur provenir du mécénat privé, mais on verrait surtout ses critères de qualité désormais définis par le seul audimat.

Non, nous ne pouvons pas sourire. Car une révolution culturelle a lieu, des deux côtés de l’Atlantique. Elle correspond à un plan cohérent, où les secteurs publics se voient dénier toute légitimité, que ce soit dans la culture ou dans la science. Des deux côtés de l’Atlantique, on oppose les prétendus privilèges d’une “poignée d’initiés” au vrai peuple. Ce peuple à qui les oligarques prétendent rendre sa dignité, mais en lui vendant ce temps de cerveau disponible qui lui permettra d’audimater à qui mieux mieux.

His dark Materials (2019) d’après Philip Pullman © imdb.com

Bien sûr, c’est du côté occidental de l’Atlantique que cette révolution culturelle se manifeste aujourd’hui de la manière la plus spectaculaire. Nous y voyons, éberlués, un gouvernement sabrer chaque jour dans les programmes culturels, mais aussi dans les programmes de recherche, les programmes d’éducation, les programmes alimentaires ; on l’y voit mettre en place une chasse à la science, sœur de la culture, et à l’esprit scientifique tout court. Et tout cela toujours au nom de la liberté, cette liberté qu’invoquait J.D. Vance pour critiquer une Europe ne s’ouvrant pas assez aux partis liberticides. Et s’il est trop facile d’évoquer 1984, cette terrifiante parabole où les mots sont pervertis, on ne peut être que frappé par le fait que la trumpienne traque aux sorcières (“Prendre les mesures appropriées pour corriger les fautes passées du gouvernement fédéral“) est programmée dans un décret prétendant “Rétablir la liberté d’expression et mettre fin à la censure fédérale.” On frémit donc quand on voit la notion de culture être associée à celle de liberté, quand on sait comment ce mot est aujourd’hui détourné de son sens noble, dans un tour de passe-passe orwellien.

Car si c’est du côté américain que cette révolution culturelle-là se fait le mieux voir, elle a commencé aussi chez nous, et l’opposition que d’aucuns établissent entre la culture qui sait se vendre et une culture élitiste déconnectée du réel participe de cette acclimatation. Au moment où le président des États-Unis demande à la nouvelle ministre de l’Éducation, Linda McMahon, de démanteler son ministère — ce qui pourrait donner des idées plus grandioses encore à ceux qui entendent démanteler chez nous celui de la culture —, il est temps de nous opposer, à notre niveau, à un mouvement dont l’aboutissement, l’histoire nous l’a appris, est l’abolition du savoir, de la culture et, in fine, de la vraie liberté : non celle de quelques-uns, mais celle de toutes et tous.

Jean-Marie Klinkenberg, Membre de l’Académie royale de Belgique


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : lalibre.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © cultures.fr ; © tract-linguistes.org ; © imdb.com | Merci à Jean-Marie Klinkenberg.


Plus de presse d’opinion en Wallonie…

KLINKENBERG : Les langues nationales sont injustement boudées

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“On croit trop vite que l’anglais est un passe-partout estime Jean-Marie KLINKENBERG, éminent linguiste et professeur émérite de l’Université de Liège. Or la demande pour les langues de proximité est très forte. Pour celui qui a été durant des années président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique, être polyglotte est un plus.

Quelle place ont les langues sur le marché de l’emploi ?

Ça a toujours été important, mais ça l’est davantage à partir du moment où il y a beaucoup de mobilité. L’Europe, la libre circulation des personnes, tout ça joue énormément. Mais il ne faut pas non plus fantasmer cette connaissance des langues. On constate par exemple qu’aux deux extrémités de l’échelle sociale, on peut parfaitement rester unilingue et bien réussir. Je pense au petit commerçant qui vend des tomates dans un quartier, il peut parfaitement rester arabophone par exemple, tout en demandant à son fils de l’aider dans la comptabilité. A l’autre extrémité, vous avez les immigrés de luxe des grandes multinationales américaines qui arrivent et qui repartent en ne parlant qu’anglais. Mais entre les deux, la connaissance des langues est un plus, c’est évident.

Un plus qui peut influencer une carrière ?

Une enquête a été faite il y a quelques années en Fédération Wallonie Bruxelles sur le régime des langues dans le marché du travail. On s’apercevait que le minimum pour un cadre pour progresser, c’était d’être trilingue néerlandais, français, anglais. Et évidemment, avec une langue supplémentaire, l’espagnol par exemple, c’est encore un plus. L’enquête est assez ancienne, mais je pense que les conclusions n’ont pas dû changer beaucoup.

Et côté salaire, un polyglotte gagne plus ?

Chez nous, on ne dispose pas de données qui permettent de croiser la pratique des langues et le salaire. Ce type d’enquête est interdit. Par contre, ça existe en Suisse et au Canada. En Suisse, des enquêtes montrent que l’anglais est utile, mais que la connaissance des autres langues nationales est nettement plus avantageuse. Un Suisse francophone qui connaît l’allemand bénéficiera d’un supplément de salaire plus élevé qu’avec la connaissance de l’anglais. Même chose pour un Suisse germanophone. Connaître le français lui permettra de faire évoluer son salaire beaucoup plus qu’avec la seule connaissance de l’anglais. L’anglais est utile, mais les langues nationales proches sont peut-être injustement boudées, à cause de ce fantasme d’un marché où l’anglais permettrait tout. Au Canada, on constate que celui dont la langue maternelle est une langue moins performante sur le marché de l’emploi peut espérer une plus grande progression salariale. Ainsi, l’anglophone qui apprend le français ne gagnera pas beaucoup plus, contrairement au francophone qui apprend l’anglais, car le français est la langue minoritaire dans ce cas-là. Certes ces études ne se déroulent pas en Belgique, mais elles donnent quand même une idée sur la manière dont fonctionne le régime des langues dans les pays développés occidentaux.

Chez nous aussi, il faut donc relativiser le rôle de l’anglais…

Le marché de l’emploi est fantasmé. On croit que c’est l’anglais qui peut être partout un sésame, alors que notre partenaire économique le plus important, c’est l’Allemagne. Il est certain qu’aujourd’hui, des compétences en allemand permettent de trouver des parts de marché dans toute l’Europe centrale. Là, il y a vraiment une inadéquation. Je sais aussi qu’en Flandre, il manque de francophones, car il y a de moins en moins de personnes qui font des études de français. Il y a une inadéquation entre les grandes représentations qu’on a du marché et les véritables attentes.

Aujourd’hui, la croissance économique se trouve en Chine, doit-on se mettre au chinois ?

Je n’ai pas de chiffres précis sur le sujet. Mais je peux dire de manière grossière que, par exemple, le développement de l’économie japonaise a certainement déclenché un intérêt pour le japonais, il y a des centres d’études japonaises dans nos universités, etc. Mais cet intérêt n’est pas proportionnel à la croissance économique du Japon. C’est aujourd’hui la même chose avec le chinois. On s’intéresse de plus en plus au chinois via des demandes de formations et les universités en offrent toutes, mais ce n’est pas proportionnel à l’importance économique de la Chine. Il n’y a quasi pas de chinois dans les écoles secondaires par exemple.

On peut de plus en plus s’aider d’outils digitaux comme Google Translate. Est-ce qu’ils vont changer notre rapport aux langues ?

Un intellectuel français a dit qu’un jour qu’on ne devrait plus apprendre les langues puisque le digital devient tellement performant qu’on pourra parler grâce à des traducteurs simultanés. Je constate que Google translate s’améliore d’années en années. Il est certain que ça aura une répercussion sur la demande d’apprentissage en langue, mais je ne sais pas si c’est dans dix, vingt ou trente ans. En tout cas, ce n’est pas encore pour demain.”

  • l’entretien original de Jean-Marie KLINKENBERG avec Cécile DANJOU (et les pubs) est disponible sur PLUS.LESOIR.BE (23 décembre 2020)
  • l’illustration de l’article représente Jean-Marie Klinkenberg sous son meilleur jour © DR

Plus de presse…

Terme français : apophtegme

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Apophtegme, s. m. : C’est un sentiment vif, et court sur quelque sujet, ou une réponse prompte et subtile qui cause le ris et l’admiration. Un bel apophtegme, un apophtegme grave, sérieux, plaisant, agréable, nouveau, beau, admirable. Monsieur d’Ablancourt a fait un joli recueil des Apophtegmes des Anciens.

Richelet (1680)

Proche de la sentence, l’apophtegme est une locution au sens concis, le plus souvent d’origine historique pour exprimer la sagesse d’une situation. C’est une parole remarquable, courte, énergique et instructive, prononcée par quelqu’un de poids et de considération ou faite à son imitation. De fait, c’est une parole prononcée par un (ou des) personnage identifié et respectable…

Montandon (1992)

Distinct des sentences, des proverbes et autres aphorismes énoncés à propos, si l’apophtegme est “un précepte, une parole mémorable ayant valeur de maxime“, il se définit également comme “une formule concise sur un sujet considéré comme important par celui qui parle, mais en réalité banal“. Reste que son dévoiement constitue aussi un sport linguistique savoureux. Pour preuve quelques exemples de ‘sagesses express’ dont une lettre ou un mot changé crée un absurde délectable… ou un jeu de mot lourdaud :

  • L’homme descend du songe (Georges Moustaki)
  • Elle était belle comme la femme d’un autre (Paul Morand)
  • L’enfant est un fruit qu’on fit (Leo Campion)
  • C’est curieux, se faire refaire les seins, ça coûte la peau des fesses (Vincent Roca)
  • Quand il y a une catastrophe, si on évacue les femmes et les enfants d’abord, c’est juste pour pouvoir réfléchir à une solution en silence.
  • La tolérance, c’est quand on connaît des cons et qu’on ne dit pas les noms.
  • Vous connaissez l’histoire du mouton qui court jusqu’à perdre la laine ?
  • Si vous m’avez compris, c’est que je me suis mal exprimé (Alan Greenspan)
  • L’ennemi est bête, il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui (Pierre Desproges)
  • Si l’amour confine, c’est un amour qu’on feint (Thonart)
  • Parfois je regarde la télé toute la journée. C’est chiant. Mais quand je l’allume, c’est pire ! (Patrick Timsit)
  • Vous n’êtes pas responsables de la tête que vous avez, mais vous êtes responsables de la gueule que vous faites. (Audiard ?)
  • Le jour où Microsoft vendra quelque chose qui ne se plante pas, je parie que ce sera un clou.
  • Elle est tellement vieille, qu’elle a un exemplaire de la Bible dédicacé.
  • Quand Rothschild achète un Picasso, on dit qu’il a du gout. Quand Bernard Tapie achète un tableau, on demande où il a trouvé les ronds.
  • Si la Gauche en avait, on l’appellerait la Droite (Reiser)
  • De nos jours, l’assistance à personne en danger se résume à… assister au danger.
  • N’attendez pas la solution de vos problèmes des hommes politiques puisque ce sont eux qui en sont la cause (Alain Madelin)
  • Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir.
  • Le tango, ce sont des visages tristes, et des fesses qui rigolent.
  • Quand un couple se surveille, on peut parler de “communauté réduite aux aguets”.
  • Les moulins, c’était mieux à vent ?
  • Quand on voit beaucoup de glands à la télé, faut-il changer de chêne?
  • Si le ski alpin, qui a le beurre et la confiture ?
  • Je m’acier ou je métal ? Que fer?
  • Un prêtre qui déménage a-t-il le droit d’utiliser un diable ?
  • Est-ce que personne ne trouve étrange qu’aujourd’hui des ordinateurs demandent à des humains de prouver qu’ils ne sont pas des robots ?
  • Est-ce qu’à force de rater son bus on peut devenir ceinture noire de car raté?
  • Est-ce qu’un psychopathe peut être embauché comme psychologue chez
    lustucru ?
  • Si Gibraltar est un détroit, qui sont les deux autres ?
  • Lorsqu’un homme vient d’être embauché aux  pompes funèbres, doit-il d’abord faire une période décès ?
  • Je n’ai jamais compris pourquoi le 31 mai est la journée sans tabac, alors que le lendemain c’est le premier joint…

Et pour ceux qui sont dans un jour moins guilleret mais néanmoins généreusement neuroné, je conseille l’article suivant de Bérengère Basset sur les apophtegmes : Introduction : l’apophtegme, polysémie d’un mot, polymorphisme d’un « genre » [CAIRN.INFO, 2014].


S’amuser encore…