LAMBEAUX, Jef (1852-1908) : le sulfureux ‘Rodin’ belge

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[RTBF.BE, 22 avr. 2023] Certes, Jef Lambeaux n’est pas resté dans la mémoire collective comme le plus grand artiste de sa génération. N’est pas Horta qui veut. Mais le sculpteur belge a néanmoins marqué son temps avec des œuvres à la fois traditionnelles et d’une modernité flagrante. Présentes dans de nombreuses grandes villes de notre pays, les sculptures de Jef Lambeaux ont fait couler beaucoup d’encre.

Jef Lambeaux (Anvers 1852 – Bruxelles 1908) n’a pas le parcours traditionnel des célébrités de son époque. Il n’est pas d’un milieu aisé, n’a pas fait de grandes études. Né en 1852 dans une famille ouvrière, Jef est le fils d’un chaudronnier namurois et d’une Anversoise. Des origines modestes que les critiques d’art n’auront de cesse de lui rappeler par la suite. Son sens artistique est vite repéré et le jeune homme a l’opportunité d’entrer à l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers. Il y parfait son talent pour la sculpture. Sa toute première œuvre, intitulée Guerre est exposée en 1871, mais ce n’est pas pour autant son heure de gloire.

Lambeaux part à Paris, capitale mondiale de l’art, et tente en vain d’y percer. Il y sculpte plusieurs œuvres, dont Le baiser, qui sera plus tard considéré comme son chef-d’œuvre. De retour à Bruxelles, il fait partie des fondateurs du groupe des XX, un club d’artistes avant-gardistes qui compte quelques grands noms : James Ensor, Fernand Khnopff, plus tard Félicien Rops, Henry Van de Velde, Anna Boch (rare femme à être reconnue dans le monde artistique) et un certain Auguste Rodin.

Mais Lambeaux ne restera pas longtemps un “vingtiste”. Il quitte le groupe l’année qui suit sa création, trouvant les œuvres de ses confrères trop… avant-gardistes. Il faut dire que Lambeaux puise son inspiration dans un certain traditionalisme. Les thèmes qu’il travaille sont issus du folklore, de l’histoire ou de la mythologie. C’est le cas, par exemple, de la fameuse fontaine de Brabo, inaugurée en 1887 sur la Grand-Place d’Anvers. Puisqu’elle représente la légende fondatrice de la ville, la fontaine en devient le symbole. Grâce à ce monument, c’est enfin la consécration.

Brabo sur la Grand’Place d’Anvers © antwerpen.be

Les commandes vont alors s’enchaîner. Il expose dans les salons, à Bruxelles, à Berlin, à Paris, et enchaîne les récompenses, dont la Légion d’Honneur. Ses bronzes de petites tailles décorent toutes les demeures bourgeoises. Pourtant, Lambeaux, en artiste de son temps, est loin de faire l’unanimité.

Le “Rodin” belge

En matière de sculpture fin 19e-début 20e, impossible de ne pas comparer avec la référence en la matière, Auguste Rodin. Les deux hommes se connaissent, et tous deux s’inspirent l’un de l’autre. L’expressivité des sujets et le travail des corps dénudés en mouvement sont autant de points communs de leurs œuvres respectives, signe d’une incontestable modernité. Lambeaux entre même en possession de certaines œuvres du maître français, qu’il léguera à la commune de Saint-Gilles après sa mort. Un autre trait commun caractérise les deux hommes : le goût pour le sulfureux.

Les deux amies © drouot.com

Si Rodin choque les milieux bien pensant avec plusieurs de ses réalisations, c’est son monumental chef-d’œuvre La Porte de l’Enfer, d’où sont extraites ses plus célèbres statues comme le Penseur ou le Baiser, qui déchaîne les passions. Lambeaux, lui, semble s’amuser à choquer la morale de son époque. Franc-maçon notoire, il n’hésite pas à provoquer les esprits conservateurs. Lorsque la ville de Liège lui achète Le faune mordu pour l’installer dans le parc de la Boverie, la polémique éclate. L’œuvre, admirée par Rodin, représente une femme nue tentant de se défendre, avec rage, de l’agression sexuelle d’un faune en lui mordant l’oreille. Le sujet choque tellement, que le vicaire de Liège, outré, fait renvoyer l’œuvre à son auteur.

Le faune mordu (1903, parc de la Boverie à Liège) © Micheline Casier

Les Passions humaines

Mais avant même l’affaire du faune, s’il y a une œuvre emblématique de Lambeaux qui aura fait les choux gras de la presse de l’époque, c’est bien le pavillon des Passions humaines, inauguré à Bruxelles, dans le parc du Cinquantenaire, en 1899. Le monumental relief est sculpté l’année précédente, d’après une commande du gouvernement. Pour abriter ce monument, on commande à un jeune architecte la construction d’un pavillon néoclassique, aux allures de temple grec. Victor Horta est alors presque inconnu, et ce pavillon, qui par certains éléments préface son style Art Nouveau, va lancer sa carrière.

Large de 11 m et haut de 6, le relief a tout ce qu’il faut pour choquer la bien pensance. On y voit notamment les plaisirs de l’humanité, comme la maternité, la débauche ou la séduction. Mais aussi ses tourments : le viol, le meurtre, le suicide ou la guerre. Les femmes nues sont âgées ou dodues, loin des canons de beauté d’alors. Les corps sont tourmentés, contorsionnés. De loin, on aurait presque l’impression de regarder une orgie géante. Ultime affront, un Christ décharné est crucifié dans cette cohue, relégué dans un coin. C’est l’ange de la mort, presque sanctifié, qui occupe la place centrale.

Lambeaux ne donne pas de nom à son œuvre, qui sera appelée de différentes manières avant que Passions humaines entre dans les habitudes. Trois jours seulement après son inauguration, le pavillon est fermé au public et obstrué par une palissade.

Les passions humaines © MRBA

Ce n’est pas tellement la pudibonderie qui en est la cause, mais plutôt un désaccord entre le sculpteur et l’architecte. Horta n’a pas prévu de fermer le pavillon avec un 4e mur. La colonnade est ouverte, car il veut que la lumière entre frontalement dans le bâtiment. Lambeaux est contre, il veut une lumière indirecte, qui éclaire son relief de marbre depuis la verrière du plafond. L’architecte sera donc contraint de cloîtrer le pavillon.

Lambeaux ne verra jamais le pavillon tel qu’il est aujourd’hui, puisque les modifications seront amenées après sa mort. Il décède le 5 juin 1908, à 56 ans à peine. Il demande à être inhumé sous le pavillon, ce qui lui sera refusé. Le bâtiment ne sera d’ailleurs que rarement ouvert au public par la suite.

Aujourd’hui encore, les œuvres de Lambeaux trônent dans les rues de Bruxelles, Anvers, Liège, dans le parc de Mariemont, dans les musées de Gand ou de Louvain. Son nom est toujours couru dans les salles des ventes et chez les antiquaires. Jef Lambeaux, par son style et son impertinence, aura marqué l’art sculptural belge de son empreinte.

Johan Rennotte, rtbf.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : entête, Le Baiser ©  drouot.com ; © antwerpen.be ; © Micheline Casier ; © Musées Royaux des Beaux-Arts.


Plus de sculpture en Wallonie-Bruxelles…

“Digital Benin” ouvre un nouveau chapitre dans la saga des restitutions

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[MONDAFRIQUE.COM, 13 novembre 2022] Le lancement du projet numérique Digital Benin – le premier catalogue complet de plus de 5 240 bronzes béninois connus à travers le monde, mis en ligne cette semaine – aurait été pris jusqu’il y a peu comme la preuve que la restitution était inutile.

Lorsqu’il a été imaginé il y a environ cinq ans par Barbara Plankensteiner au musée MARKK de Hambourg, en réponse à des demandes de chercheurs nigérians, et même lorsque le projet a démarré en 2020 grâce à un financement sans précédent de 1,2 million d’euros de la Fondation Ernst von Siemens, il aurait semblé fantaisiste que le gouvernement allemand s’engage bientôt à restituer au Nigeria tous les bronzes du Bénin conservés dans ses musées.

Il l’a fait en avril 2021, et un accord avec le Nigeria pour le transfert légal de la propriété a été signé en juillet de cette année. Digital Benin pourrait bien avoir été de loin le projet le plus ambitieux, mais néanmoins le dernier d’une longue série de projets qui ont cherché, avec la perspective de restitutions physiques apparemment politiquement impossible, le compromis de rendre les ressources en ligne plus facilement accessibles à ceux qui se lamentent sur les trésors perdus. Aujourd’hui, alors que le paysage de la restitution a irrévocablement changé depuis le discours de Ouagadougou d’Emmanuel Macron en 2017, ce projet est un au revoir salutaire à une époque de surdité par rapport aux demandes  des peuples africains.

Une réalisation remarquable

Par un curieux coup du sort, Digital Benin devrait être une consolation pour ceux qui, en Occident, continuent de décrier la perspective de céder la propriété des bronzes. Il s’agit d’une réalisation remarquable ; les ressources proposées offrent un engagement plus profond, plus riche et plus gratifiant avec l’histoire et la signification de ces artefacts que tout ce que peut offrir un musée occidental. Le catalogue peut être filtré par catégorie en anglais et en edo (le royaume du Bénin se trouve dans l’actuel État d’Edo au Nigeria), ainsi que par provenance et par institution. Une section distincte est consacrée à la provenance, où il apparaît immédiatement que le mode d’acquisition le plus courant est, de loin, l’expédition punitive britannique de 1897, au cours de laquelle Benin City a été mise à sac et l’Oba (roi) déposé. Cette provenance est partagée par 1 427, soit environ un tiers, de tous les objets béninois compilés ici. Parmi les autres noms figurant sur cette liste, on trouve des marchands, des diplomates, des officiers coloniaux, des ethnographes et des dignitaires de la cour du Bénin. Chacun d’entre eux est accompagné d’informations biographiques qui permettent aux utilisateurs du site de retracer les itinéraires complexes par lesquels les objets ont fini par être dispersés dans le Nord. Il existe deux cartes interactives, l’une donnant un aperçu des sites importants de l’ancien royaume du Bénin et l’autre indiquant l’emplacement de tous les bronzes du Bénin connus dans les musées du monde entier. (Cinq institutions détenant des œuvres béninoises se trouvent dans l’hémisphère sud – trois en Australie et deux au Nigeria. Les 126 autres se trouvent dans le nord).

© Digital Benin Project
Une vision équilibrée entre les sources anglaises et Edo

Des efforts précédents, notamment par Kathryn Wysocki Gunsch dans The Benin Plaques : A 16th Century Imperial Monument (2017) et Dan Hicks dans The Brutish Museums (2020), ont été faits pour reconstituer un catalogue des bronzes. Ni l’un ni l’autre n’est aussi complet, ni ne se vante d’une telle richesse de matériaux supplémentaires que celui-ci. Mais ce qui distingue vraiment Digital Benin, c’est l’équilibre qu’il a réussi à trouver entre les matériaux anglais et ceux d’Edo. Il y a une page consacrée aux témoignages oraux de sources Edo, et une autre intitulée “”Eyo Oto” – une expression utilisée par les Edo lorsque les fondations d’un nouveau bâtiment sont posées. Les chercheurs font preuve d’une certaine modestie en qualifiant ce projet de “recherche fondamentale sur la dénomination des objets historiques dans leur contexte Edo”.

Chaque plaque de bronze que vous voyez ici était une page de l’histoire de Benin city

L’une des causes de regret les plus souvent citées par les historiens d’Edo est qu’avec la mise à sac de Bénin, une grande partie de la mémoire culturelle du royaume, inhérente à la position relative des plaques et autres sculptures dans le palais de l’Oba datant du XVe siècle, a été perdue – les volumes d’une histoire auparavant cohérente étant éparpillés comme dans la bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges. Lors d’un événement de lancement mercredi soir, le responsable de la recherche du projet, Osaisonor Godfrey Ekhator-Obogie, a déclaré : “Chaque plaque de bronze que vous voyez ici était une page de l’histoire du Bénin”. Le plus grand héritage de Digital Benin dépendra de sa capacité à aider les Edo à entamer sérieusement le processus laborieux de reconstitution de ces pages, en préparation de l’arrivée tant attendue des objets physiques eux-mêmes. Plus ces efforts avancent – plus la perspective d’un musée à Benin City capable de restaurer la cohésion de l’un des plus grands ensembles artistiques du monde se rapproche – plus la position du président du British Museum, George Osborne, qui s’est rétracté cette semaine en déclarant que le musée refusera d’être pris “dans le maelström du moment [de la restitution]”, apparaîtra comme une pétulance face au progrès.

Un modèle pour les marbres du Parthénon ?
© dl-additive

Il a été suggéré que le projet pourrait servir de modèle pour négocier le sort d’autres objets contestés – par exemple, les marbres du Parthénon. Avec 5 millions d’euros, cinq ans et le personnel adéquat, Anne Luther, l’experte en humanités numériques à la tête de Digital Benin, a déclaré au Financial Times qu’elle pourrait suivre “tous les objets dans toutes les institutions”. On peut comprendre que ce type de projet puisse jeter de l’huile sur le feu des arguments en faveur de la restitution de certains objets, tels que les trésors Maqdala d’Éthiopie ou l’or pillé par les Britanniques aux Asante de l’actuel Ghana, mais le contexte est essentiel, surtout dans un environnement où le refus de restituer les bronzes du Bénin est souvent justifié par le sophisme de la “pente glissante”. Le cas du Parthénon a bien plus de chances d’être réglé par l’avènement des répliques en 3D que par ce type de plateforme de partage des connaissances.

Pour sa part, Barbara Plankensteiner a souligné que Digital Benin est un “processus parallèle” à la restitution. “Nous l’appelons une plateforme de connaissances parce qu’elle va créer de nouvelles connaissances”, a-t-elle déclaré. La plateforme est avant tout un triomphe de la collaboration sur la confrontation, et en tant que telle, elle indique un changement de paradigme. Alors que le “musée universel” du 20e siècle tentait d’abriter l’histoire du monde dans un seul bâtiment, peut-être que Digital Benin jette les bases d’un nouveau type de musée universel – un musée qui apporte les perspectives et l’expertise du monde entier pour élucider le patrimoine mondial comme jamais auparavant.

d’après MONDAFRIQUE.COM


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