SERRES : L’espèce humaine est constituée de braves gens

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“Le populaire philosophe et historien des sciences Michel SERRES est décédé le samedi 1er juin 2019, à l’âge de 88 ans. Nous [LETEMPS.CH] reproposons une ample interview de 2017, lorsqu’il publiait “C’était mieux avant”. Il nous lançait, en argumentant: “J’assume de passer pour un imbécile“.

Il avait 87 ans lors de notre rencontre, avait écrit 65 livres, reçu toutes les distinctions, et siégé à l’Académie française. Et pourtant, Michel Serres restait cet homme merveilleusement espiègle, qui a pu conclure un entretien d’un: “L’essentiel, c’est de s’amuser”. Il se désolait surtout de tous ces “grands-papas ronchons” qui “créent une atmosphère de mélancolie sur les temps d’aujourd’hui”, au point de nous offrir un nouveau voyage pour énumérer toutes les plaies cautérisées par le progrès. Et s’il se présentait dans cet essai comme un vieillard, il conservait l’enthousiasme de cette nouvelle jeunesse à qui il rêve que les grands-papas ronchons cèdent enfin la place.

Le Temps: Votre livre s’adresse aux «grands-papas ronchons», vous pensez qu’ils sont nombreux?

Michel Serres : Ce livre n’est pas une critique des vieux, dont je fais partie, mais j’entends une parole très négative sur les jeunes et le monde tel qu’il est devenu. J’ai voulu rappeler qu’il y a un peu plus d’un demi-siècle, nous avions Hitler, Staline, Franco, Mussolini, Mao Zedong, qui ont fait quarante-cinq millions de morts. Evidemment, je m’incline avec beaucoup d’empathie et de pitié devant les victimes des attentats et guerres civiles d’aujourd’hui, mais par rapport à ce que j’ai vu pendant la Seconde Guerre mondiale ou durant les crimes d’Etat tels que la Shoah ou le goulag, il n’y a pas de comparaison possible. Un chercheur américain l’a d’ailleurs confirmé, nous assistons à une baisse tendancielle de la violence. Et si beaucoup sont persuadés que notre monde est violent, nous n’avons jamais connu une telle paix.

Les anciens ne sont pas les seuls à ronchonner. On voit de plus en plus de jeunes contester le progrès, comme celui des vaccins, par exemple.

M.S. : La notion de paradis perdu est une constante de l’humanité. Durant ma jeunesse, certains de ma génération disaient déjà c’était mieux avant. Le monde a radicalement changé sous l’influence des sciences exactes: la biochimie et la pharmacie, qui ont fait progresser la santé, et les mathématiques, qui ont développé les nouvelles technologies. Or ceux qui ont la parole aujourd’hui, des administrateurs aux politiques, sont formés aux sciences humaines. Ce qui provoque un décalage entre la vérité des sciences humaines, qui est relative, et la vérité scientifique. Par conséquent, le problème n’est plus de savoir si l’aspirine est efficace, mais de savoir combien de gens pensent que l’aspirine est efficace. Et ce glissement est dangereux. C’est dramatique de ne plus croire aux vaccins. Par exemple si les gens peuvent se montrer presque nus sur la plage, c’est parce qu’en 1974 la petite vérole qui avait défiguré tant de corps a été éradiquée par les vaccins. Aujourd’hui, on ne meurt d’ailleurs plus que de maladies pour lesquelles on n’a toujours pas de vaccin.

Il semble pourtant y avoir eu un âge d’or: les Trente Glorieuses, période de paix, prospérité et plein emploi…

Durant les Trente Glorieuses, il y avait aussi Mao Zedong, Pol Pot, Ceausescu, le Rideau de fer… Et ces Trente Glorieuses étaient quand même très localisées, alors qu’aujourd’hui le confort est plus général. Ce que l’on peut effectivement interroger, c’est la croissance du chômage. Car le travail a beaucoup évolué avec les outils, qui nous ont dispensés de nombreux travaux pénibles. Mais plus il y a d’outils, moins il y a de travail. Nous dirigeons-nous vers une société sans travail ? Si cela arrive, il faudra repenser complètement la société qui reste entièrement organisée autour de celui-ci. Et personne ne peut dire si c’est une bonne ou mauvaise nouvelle.

Vous rappelez en tout cas qu’avant, ça puait, car l’hygiène était déplorable.

Vous n’imaginez pas à quel point ! Dans les années 50, le magazine Elle a même fait scandale en recommandant de changer de culotte chaque jour. A l’époque, évoquer l’hygiène intime était non seulement tabou, mais oser imaginer changer quotidiennement de sous-vêtement était folie. Avant, il y avait aussi beaucoup de maladies que la pénicilline a éradiquées. Et sur dix patients dans une salle d’attente médicale avant-guerre, on croisait trois tuberculeux et trois syphilitiques. C’est terminé. La médecine et l’hygiène ont même fait bondir l’espérance de vie. Aujourd’hui, une femme de 60 ans est plus loin de sa mort qu’un nouveau-né en 1700…

Alors d’où vient ce pessimisme ambiant?

Les riches savent rarement qu’ils sont riches, et plus on est dans le confort, plus on est sensible aux petits moments d’inconfort. D’ailleurs pendant les Trente Glorieuses, peu de gens avaient conscience de vivre une période de prospérité. On râlait déjà. C’est une affaire de tempérament, surtout français. En France, on ne dit jamais “c’est bien”, mais “c’est pas mal”. Cette culture fondée sur la critique date de Voltaire. L’optimiste est resté un candide, et donc un imbécile, alors que le pessimiste serait celui qui voit clair. J’assume de passer pour un imbécile…”

Lire la suite de l’interview menée par Julie RAMBAL sur LETEMPS.CH (article du 1 juin 2019)

Plus sur Michel SERRES dans l’encyclopédie de l’Agora (2012)


Plus de discours pour dénoter notre humanité…