Fondé en 1963 dans la région germanophone de l’Est belge, à quelques kilomètres seulement d’Aix-la-Chapelle, le Musée de la Poterie de Raeren s’inscrit dans un cadre patrimonial singulier : un ancien château fort du XIVe siècle, le Burg Raeren, dont les douves et le donjon confèrent au lieu un caractère à la fois pittoresque et historiquement pertinent, nombre de potiers ayant jadis établi leur atelier à proximité immédiate.
Raeren fut, entre les XVe et XVIIe siècles, l’un des principaux foyers de production de grès cérame en Europe, aux côtés de centres rhénans tels que Siegburg, Frechen ou Cologne. Ces différentes villes ont en commun la fabrication d’un grès dit ‘de Rhénanie’, dont la qualité technique et esthétique était unanimement reconnue. Le grès de Raeren est issu d’une argile locale riche en silice (principalement du quartz) et en alumine, conférant à la pâte une excellente résistance au feu et une aptitude à la vitrification lors de cuissons à très haute température, généralement comprises entre 1200 et 1300 °C. Sous l’effet de la chaleur, les composants de l’argile fondent partiellement et se soudent, produisant un matériau dense, imperméable et extrêmement résistant, sans nécessité d’un émaillage préalable.
À la Renaissance, les potiers appliquaient toutefois une glaçure au sel : du chlorure de sodium était jeté dans le four à l’approche du point de fusion ; en réagissant avec la silice de l’argile, la vapeur saline formait une couche vitreuse, légèrement granuleuse et brillante, que l’on qualifie souvent de peau d’orange. Après cuisson, la couleur du grès variait du gris bleuté au brun, selon la composition exacte de l’argile et la maîtrise du feu. Chaque pièce portait ainsi l’empreinte de son environnement de cuisson, tant technique qu’humain.
Comme dans les autres centres rhénans, la production à Raeren reposait largement sur l’usage de moules et de décors par estampage, favorisant une certaine standardisation tout en conservant un degré élevé d’ornementation. Certains potiers, à l’instar de Jan Emens Mennicken, n’hésitaient pas à apposer leur marque ou à développer des motifs distinctifs, aujourd’hui précieusement recherchés par les collectionneurs et les historiens.

Le musée de Raeren documente avec précision l’évolution stylistique des pièces. Les plus anciennes se reconnaissent aux rainures grossières tracées sur la panse et le col des cruches, marques laissées par la pression des doigts sur l’argile tournée. Le pied, festonné, était réalisé par l’apposition d’un anneau d’argile appliqué à la base de la pièce. Certaines cruches dites à nez pointu représentent un visage stylisé où le nez, les yeux et la barbe sont modelés sur le flanc de l’ustensile au forme en forme de poire. Les joues sont représentées par des lignes et des points incisés et sont parfois décorées de rosaces estampées. Ces modèles datent des années 1470-1520.
Dès le XVIe siècle, apparaissent aussi des cruches aux formes plus raffinées : les parois et les pieds sont alors lissés, les rainures plus fines, les décorations plus précises.
Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les potiers de Raeren mirent au point une nouvelle typologie : à la panse sphérique traditionnelle se substitue une forme architecturée, composée, du bas vers le haut, d’un pied, d’une partie centrale cylindrique, d’épaules et d’un col. Ce cylindre, plus régulier, permettait de recevoir des frises figurées, là où l’on plaçait auparavant médaillons et armoiries.
Ces frises en relief, imprimées dans l’argile encore humide, contribuèrent à la renommée de cette production. Elles représentaient aussi bien des scènes bibliques que des motifs grotesques, des portraits, des banquets ou encore des devises moralisatrices et satiriques. Les danses paysannes connaissent un succès retentissant. Il en existe une trentaine de variantes, dans un esprit très proche des gravures sur cuivre de Hans Sebald Beham, artiste de Nuremberg actif au début du XVIe siècle. Le modèle le plus fascinant reste la cruche de type Bartmann, au visage barbu, en vogue dans les années 1550-1610.
Certaines pièces, notamment les célèbres cruches à losanges, témoignent d’un savoir-faire plus rare : leur décor n’était pas moulé mais gravé à la main au couteau, trait par trait, ce qui en faisait des objets plus coûteux. D’autres, rehaussées de montures en étain ou en argent, entraient dans la catégorie des artefacts de prestige.
Ces objets luxueux reflètent aussi une évolution des mentalités. Ils attestent que le travail est devenu une valeur morale suprême, reléguant la paresse et la bêtise au rang des vices. Cette éthique est présente dans la pratique religieuse : l’accent s’est déplacé de la récompense céleste vers la réussite matérielle sur terre. Le christianisme a évolué vers un code de conduite terrestre qui se manifeste notamment dans les objets du quotidien, comme les grès de la Renaissance richement décorés, qui participaient à une nouvelle culture matérielle où l’on exposait sa richesse, notamment à travers les ustensiles de table. Cette évolution paraît avec le recul inévitable dans un pays comme les Pays-Bas où le commerce international florissant enrichit considérablement la bourgeoisie qui doit tenter ainsi de concilier ses gains avec les préceptes de la Bible, tout en justifiant et en assumant de nouveaux comportements édonistes, fruits de ce commerce colonial.
Les potiers de Raeren se sont à leur tour énormément enrichis. L’essentiel de leur production était constitué de cruches à boire et de pichets à vin ou à bière (Krüge), répandus dans la quasi-totalité des foyers d’Europe du Nord. Les peintures de l’époque reflètent d’ailleurs l’immense usages de ces ustensiles qui apparaissent dans les scènes de genre, banquets, intérieurs bourgeois, natures mortes ou tableaux à message moral des grands maîtres du XVe au XVIIe siècle : on les retrouve de Jérôme Bosch à Pieter Brueghel, de Pieter Aertsen à Clara Peeters, de Jan Steen à David Teniers le Jeune, en passant par Joachim Beuckelaer ou Adriaen Brouwer. Les productions de Raeren y deviennent des marqueurs silencieux du quotidien et de la convivialité à la Renaissance.

Outre ces contenants à boisson, les potiers fabriquaient également toute une gamme d’ustensiles domestiques : jarres pour la conservation, mesures à grains, lampes et cruchons à huile, écuelles, coupes, puisoirs, pots à lait et même des pots de chambre.
Au XVIe siècle, Raeren comptait environ cinquante fours. Les vapeurs et la lumière qu’ils dégageaient étaient visibles à grande distance. Les maîtres-potiers, experts dans la conduite du feu, savaient interpréter les nuances de couleur des flammes pour ajuster leur cuisson avec une précision remarquable — savoir-faire que partageront plus tard, de façon anecdotique, les chauffeurs de la Vennbahn.
Dès la fin du XVIe siècle, le grès rhénan se diffuse bien au-delà de l’Europe : jusqu’à 2000 charretées par an quittaient Raeren à l’apogée de sa production. Les Anglais, les Espagnols ou les Hollandais l’utilisaient pour conserver les denrées à bord de leurs navires, puis le revendaient dans leurs colonies d’Amérique du Nord, d’Asie du Sud-Est et d’Australie. Des fragments de grès de Raeren ont été retrouvés sur des épaves, dans les fonds marins ou lors de fouilles archéologiques sur des sites coloniaux.
Le XVIIe siècle marque cependant le début du déclin, lent mais irréversible, de la poterie à Raeren. La guerre de Trente Ans, les conflits menés par Louis XIV et la concurrence de la porcelaine européenne — inventée à Meissen en 1709 par Johann Friedrich Böttger — précipitèrent la désaffection pour le grès d’apparat. Au fil du temps, les potiers se recentrèrent sur des productions utilitaires. Sous l’occupation française (1794–1814), la réglementation de l’exploitation des ressources naturelles, notamment l’argile et le bois, accentua encore cette chute. Le dernier four de Raeren s’éteignit en 1850.

Il fallut attendre le XIXe siècle pour que le grès de Raeren suscite un regain d’intérêt. Dans le sillage du romantisme, de riches industriels — fascinés par le passé médiéval et en quête d’authenticité — entreprirent de restaurer châteaux et demeures anciennes, qu’ils meublèrent d’objets d’art d’époque ou d’inspiration historiciste. Le grès de Raeren, perçu comme un témoin majeur de cette Europe artisanale disparue, devint dès lors objet de collection. L’un des pionniers de ce renouveau fut l’avocat gantois Joan d’Huyvetter (1770–1833), dont la collection attira jusqu’au roi Guillaume Ier d’Orange. Le mouvement de redécouverte était amorcé : Raeren entrait dans l’histoire des arts décoratifs.
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | auteur : Stéphane Dado | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Stéphane Dado.
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