VIONNET, Corinne (née en 1969)

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[FISHEYEMAGAZINE.FR, 29 mars 2025] Jusqu’au 4 mai 2025, le musée de Pont-Aven présente Écran total de Corinne Vionnet. L’exposition rassemble plusieurs séries de l’artiste franco-suisse. Toutes ont en commun d’interroger la répétition des images que nous générons ainsi que le tourisme de masse qui les favorisent.

Pourquoi avons-nous recours à la photographie ? Pourquoi connaissons-nous certains lieux sans jamais y être allés ? Pourquoi n’avons-nous de cesse de reprendre les mêmes tirages ? Est-ce là un rituel moderne auquel nous nous adonnons sans même en avoir conscience ? Toutes ces questions se trouvent au cœur de l’œuvre de Corinne VIONNET (née en 1969). Celle qui se décrit comme une faiseuse d’images” travaille avec les écrans depuis maintenant deux décennies. Sa pratique consiste à glaner des clichés diffusés par les internautes, par centaines, avant de les recadrer pour mieux les superposer. En résultent des compositions nimbées de flou qui nous emmènent dans un voyage autour du monde, allant de la Bretagne – où ont été réalisés deux créations inédites – vers des territoires plus lointains, comme les États-Unis ou l’Inde. La texture crémeuse des couleurs évoque le pastel ou le dessin et achève de nous faire prendre du recul sur ce sujet d’actualité qui intéressait tout particulièrement le musée de Pont-Aven.

De fait, le tourisme se révèle être l’une des préoccupations de cette petite ville bretonne qui est connue comme “la cité des peintres” en raison des grands noms qui y ont séjourné par le passé. En quarante ans d’existence, le musée n’avait jusqu’alors jamais exposé un artiste contemporain. Écran total fait à la fois écho à la crème solaire et à un ouvrage signé Jean Baudrillard, dans lequel le philosophe et sociologue menait une réflexion sur ce qui forge l’événement, au moment où tout le monde plonge dans le virtuel”, explique Sophie Kervran, la directrice du lieu. La rétrospective a ainsi valeur de question. Le voyage ne s’avère pas uniquement géographique. Il mène également et surtout vers cette mémoire commune à laquelle nous participons par l’entremise des innombrables témoignages que nous laissons derrière nous. Les impressions comme les émotions surgissent finalement de ces traces de notre passage avec poésie.

Le conditionnement des prises de vue

C’est un voyage à Pise, en 2005, qui a inspiré cette vaste démarche à Corinne Vionnet. Sur place, la tour emblématique s’impose comme la muse toute trouvée des touristes qui se plaisent à l’immortaliser seule ou à prendre la pose devant elle. À l’époque, les boîtiers numériques se démocratisent. Au contraire de l’argentique, ils garantissent des clichés réussis. Les surprises sont moindres. Face à ce constat, l’artiste songe alors que tous ces vestiges de vacances doivent se ressembler à peu de choses près. De retour chez elle, elle se rend sur Internet et cherche le monument. À l’époque, les réseaux sociaux n’avaient pas l’importance qu’ils ont aujourd’hui et le tourisme de masse n’était pas aussi visible. Pourtant, son hypothèse se vérifie déjà et la pousse à en collecter les preuves. Ce que nous souhaitons figer n’a rien d’anodin et les compositions de l’autrice permettent de mettre en lumière ce que nous photographions le plus. En creux, les représentations qui alimentent notre imaginaire collectif, une notion qui lui est chère, se dévoilent.

Il est vrai qu’avant de découvrir une nouvelle destination, nous nous projetons toujours. L’architecture de la ville ou le paysage naturel se dessine déjà dans nos esprits. Ces contours symboliques – que nous retrouvons au gré de notre déambulation de salle en salle – proviennent des visions éculées qui circulent dans les médias, quels qu’ils soient. À l’évocation de Paris, la tour Eiffel ou encore la cathédrale de Notre-Dame nous viennent volontiers en tête. Les États-Unis nous font penser aux gratte-ciel new-yorkais ou aux parcs nationaux, quand l’Inde semble indissociable du Taj Mahal. Lorsque nous visitons ces régions, revenir avec un tirage montrant ces éléments si caractéristiques devient un réflexe, si ce n’est un passage obligatoire. Tandis que le trait imprécis des tableaux de Corinne Vionnet matérialise des souvenirs déliquescents, l’altération de certains lieux – comme les montagnes qui perdent peu à peu leur manteau de glace – et le conditionnement des prises de vue, les silhouettes et les voitures apparaissent ou se devinent tels des spectres qui surgissent entre les strates du temps. Le public est ainsi confronté au tumulte des images, à leur flux incessant face à des édifices qui ont l’air immuables. Seules les variations climatiques modifient leurs nuances.

Un couloir du musée, recouvert de la même perspective du Grand Canyon, le démontre tout à fait. Le ciel oscille de l’azur au bleu nuit en passant par le gris perle selon les moments de la journée et les saisons. Ici, les photographies sont côte à côte. Corinne Vionnet déconstruit sa technique. En face se révèle le processus d’accumulation progressive de prises de vue de la pointe de Pen-Hir, qui se trouve non loin de Pont-Aven. Découvrir les dessous d’un tel procédé interroge d’autant plus celui ou celle qui contemple. L’abstraction laisse place à une profusion évidente qui nous rapproche des questionnements de l’artiste. Si, d’ordinaire, les images tendent à s’épuiser par leur abondance, dans ce travail, elles rendent compte que nous faisons partie d’un tout hétérogène, d’un ensemble où l’individualité véritable n’est sans doute qu’un leurre.

Apolline Coëffet

Corinne Vionnet, “Budapest” © C. Vionnet
Comment êtes-vous venu à la photographie ?

[GALERIE-PHOTO.COM, 2021] La photographie a toujours été très présente dans ma famille. J’ai reçu mon premier appareil photo quand je devais avoir 8 ans. Mon père dessinait et peignait aussi beaucoup. Architecte et passionné de géographie, il partageait volontiers ses connaissances. Si je cherche une explication, je peux certainement la trouver là. La décision de mon orientation pour la photographie vers l’âge de 35 ans est une décision du jour au lendemain.

Comment ont été constituées ces images ?

Avant d’expliquer la constitution de ces images, j’aimerais raconter l’origine de ce travail. Je pense que ça expliquera les raisons de leur réalisation. L’idée de cette série Photo Opportunities fait suite à un voyage à Pise avec mon mari en 2005. Durant cette visite dans cette ville, nous sommes allés voir bien sûr la tour de Pise où il y avait déjà beaucoup de touristes. Nombre d’entre nous étions dans le parc pour faire une photo de la Tour ; le choix de cet emplacement était certainement dû à l’inclinaison de la Tour mais aussi à l’espace qui permettait de prendre la Tour facilement dans son entier. Je me demandais si ces photos faites par ces différentes personnes, durant l’heure que nous étions là, se ressemblaient. L’appareil photo numérique était déjà bien présent. De retour à la maison, j’ai regardé sur Internet les images que je pouvais trouver par simples mots clefs comme “Tour de Pise”. Tout en faisant dérouler sur l’écran une quantité d’images, je me demandais si l’on essayait de reproduire une image que l’on connaissait déjà ; à quel point notre regard est-il influencé, que ce soit par des films, publicités, cartes postales, Internet… Essayons-nous de reproduire l’image d’une image ?

Afin de retraduire mes diverses questions, j’ai superposé une multitude de clichés d’un même lieu trouvés sur Internet par effet de transparence. Pour une image, je visualise plus d’un millier d’images du même lieu pour comprendre la similarité et la répétition de la forme d’un monument et d’un lieu. Je collectionne plusieurs de ces images, de jour, de nuit, selon différentes saisons, différents cieux, etc. J’utilise un seul segment que je trouve important en tant que point de rencontre pour aligner toutes ces images. Pour le reste, vient ce qu’il vient.

Le choix des lieux sont d’abord basés sur des statistiques touristiques, puis j’ai également examiné les brochures de agences de tourismes afin de connaitre les images qui symbolisait une destination. J’ai bien sûr aussi été influencée par ma propre culture visuelle.

Votre travail rappelle l’esthétique des photographies d’architecture de Sugimoto, et les fameuses cathédrales de Rouen de Monet. Aviez-vous ces références en tête en constituant la série ?

En ce qui concerne les photographies de Sugimoto, non, je n’y avais pas pensé. Par contre, la peinture oui. Je voulais également que ce travail ait un lien avec la peinture étant donné qu’elle a contribué à notre connaissance des monuments et paysages. Elle a eu une influence certaine sur mon travail.

Diriez-vous que votre travail est d’abord un travail esthétique ou d’abord un travail sociologique ? Pourquoi ?

Je pense que pour le visiteur ou “regardeur”, l’esthétique est juste le premier filtre qui devrait faire suite à une réflexion ou une émotion. Pour l’artiste, c’est le contraire qui se produit, l’esthétique n’est que le résultat visuel d’un long cheminement.

Je ne suis pas intéressée par la manipulation digitale, mais la façon dont ces images sont disséminées sur Internet. L’évolution du numérique ces 10 dernières années amène à une consommation d’images et une modification de notre comportement. Je balance entre l’inquiétude et la fascination à propos de ce phénomène.

En rassemblant cette multitude de clichés d’un même lieu, Photo Opportunities essaie de parler de notre mémoire collective et l’influence de l’image sur notre regard. Ce travail essaie aussi de soulever les questions de nos motivations à faire une photo du lieu où nous sommes allés et de notre expérience touristique. Il essaie de montrer l’omniprésence des images et leur consommation.

Lors de l’assemblage de ces images multiples, qu’est-ce qui vous amène à la pensée que l’image est suffisamment constituée et qu’il ne faut plus y toucher, que l’accumulation est suffisante ?

Photo Opportunities reste une interprétation personnelle. Cette série a aussi à voir avec ma propre relation aux images. Je n’ai pas travaillé de façon systématique pour le nombre total de photographies pour une image par exemple, mais j’ai utilisé ces photos en tant que palette pour réaliser ces images impressionnistes. La sélection des photographies sur Internet puis le travail par couches successives de tous ces clichés, ont une influence sur le résultat d’une image. Lors de sa fabrication, des moments se fusionnent, des gens se rencontrent, des cieux se forment, des histoires se créent. Tous ces éléments font l’image. De travailler sur chacun de ces lieux a été fantastique. Chaque image me prend beaucoup de temps, mais il en ressort des moments magiques lors de sa transformation.

Diriez-vous pour vous-même que l’image obtenue est la façon dont vous aussi vous voyez le lieu ou le monument en question ?

Oui vous avez certainement raison. La réalisation de chaque image est en lien avec ma propre culture visuelle. Elle parle aussi du souvenir et de mon propre souvenir aussi, un peu vague, de moments pas très précis. Une idée du lieu plus que le lieu lui-même. Et le sentiment du temps qui passe…

Ce travail a fait l’objet d’un livre récent [2012]. Voir ces photographies en livre ou en réel est assez différent. Est-ce important que ces images soient vues en grand, perdent-elles du sens à être offertes en plus petit dans un livre ?

Cette série existe en 3 différentes tailles. Elle est présentée de façon différente suivant le lieu. Des petits tirages seront plutôt présentés en série et auront un autre impact et une autre approche par la quantité que de grands tirages. Un livre a sa propre existence. L’expérience de tourner les pages, le toucher, l’odeur de l’encre… Sa lecture semble plus intime et intense. Peut-être même qu’il est plus facile d’approprier ainsi les images à notre propre histoire et expérience. Une exposition est un début d’histoire. Un livre peut devenir un récit…


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Corinne Vionnet, Chutes du Niagara © Corinne Vionnet | visiter le site de Corinne Vionnet…


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