Il y a des auteurs précieux qui, longtemps, se sont couchés de bonne heure après avoir livré des textes divins, longs et sinueux qui, par là-même qu’ils exhumaient les détails les plus éloquents de notre existence, les contradictions les plus éclairantes et les non-dits les plus bavards de notre quotidien, nous ont permis d’entrevoir l’entrevoyure, quelquefois au creux des striures les plus infimes d’une fantaisie patissière.
Il y a aussi des auteurs ou des critiques d’art pédants, à la réthorique circonvolutoire et à l’élégance de comptoir. Il y a des pisseurs de copies ciselées, aussi pétri de suffisance que le Droogstoppel de Max Havelaar, aussi dandy qu’un Oscar Wilde en sur-régime, l’humour en moins.
Dans le registre, Stéphane LAMBERT joue avec le feu quand il rédige avec autant de délicatesse son magnifique Mark Rothko. Rêver de ne pas être (Bruxelles : Les impressions nouvelles, 2011). Son texte se déroule sans accroc mais lentement, précisément, au fil de phrases pleinement muries (comme ses propres stations devant les toiles de Rothko). Les sauts de perspective (il s’adresse à Rohtko ou parle de lui à la troisième personne sans transition), l’intimité présumée avec le peintre tout au long de sa vie, les termes choisis ou les images convoquées, les métaphores et les sentences, les citations : autant de dispositifs mis en oeuvre par Stéphane Lambert, qui auraient pu le faire condamner -avec son texte si raffiné- à la réclusion perpétuelle, dans des limbes où il aurait voisiné Bouvard et Pécuchet avant leur rédemption, l’un ou l’autre critique d’art qui sévit encore sur nos ondes, voire un de “ces gens-là qui n’auraient rien à dire, si les autres n’avaient rien dit” (Cotin, 1655)
Il faut saluer le sens du risque de Stéphane Lambert, qui ose un phrasé complexe, réfléchit à chaque mot choisi et s’implique personnellement dans l’éclairant commentaire qu’il nous livre sur la vie et l’oeuvre de Mark Rothko. Rothko avait lui-même déjà écrit sur Rothko. Tant de catalogues d’expo, de beaux livres de Noël ou de packs de cartes postales sont déjà disponibles à propos de cette oeuvre dont persone n’a pu encore dire l’indicible message. Jusqu’à ce texte dont la lecture requiert un travail qui n’est pas étranger à celui que demande également l’appropriation d’une toile de Rothko.
Je suis assis sur un banc en bois brun à l’intérieur de la Chapelle. J’entends le battement profond et régulier du lieu. Un bruit sourd de machinerie qui occupe tout l’espace. Il n’y a personne. L’idée d’être ici m’accompagne depuis si longtemps qu’entré dans la réalité de l’image je n’ai pas l’impression de m’être déplacé pour y être. Comme si j’étais passé du désir à sa réalisation en un clin d’ oeil. Mon regard s’est posé sur les murs recouverts de plâtre incolore. Au plafond, un déflecteur occulte l’oculus vitré, obligeant la lumière à se répandre indirectement
dans la salle, créant une atmosphère hors du jour. En un instant, j’ai oublié le quartier où je viens de passer une heure. Mes yeux qui n’osent pas encore se fixer sur l’un des panneaux de Rothko survolent la salle avant d’ atterrir sur le carrelage sombre, aux tons irréguliers. Au fond de moi, l’ombre d’une menace. Aucune pensée claire ne se manifeste à mon esprit, sinon celle bien sûr, obsessionnelle, que je dois commencer. Commencer quoi ? Ce qui arrive, même de plus abstrait, ne peut exister sans les mots. Satanée croyance. Ainsi le silence est-il sans cesse menacé par la tentation de l’intellectualité. Reconstruire ses repères dans le vide de l’inconnu. Ceci est mon seul remède pour évacuer l’angoisse. J’y souscris à contrecoeur sachant combien, en se déployant, les phrases s’écartent de leur épicentre. L’union parfaite renonce à tout entendement. Mais où vais-je commencer ? Doux parjure. Un carnet de notes entre les mains. Parviendrai-je à tirer une seule pensée de l’ineffable ?
Ces mots que l’auteur s’interdit d’abord, lors de sa visite à la Chapelle Rothko de Houston (pour laquelle, en 1971, Morton Feldman a composé le Rothko Chapel pour soprano, contralto, double choeur et trois instruments qui est aussi dans nos pages), sont le pont, le passage enfin ouvert, enfin formulé, vers cet ineffable qui, chaque fois, submerge devant les…
…noirs de Rothko [qui] sont le contraire de la mort épouvantable. Les noirs de Rothko sont un chant qui berce l’appel de l’inconnu. Mais ce n’est pas la terreur. Le cœur est scindé en deux. Vivre ou mourir. L’art est-il autre chose qu’un pont jeté entre ces deux rives ? Vous étiez parvenu à ce point de liaison où la vie passe le relais à la mort. Ceux qui ne verraient que du noir n’auraient-ils jamais compris que votre œuvre était devenue votre vie ?
“L’œuvre une fois accomplie, retire-toi, telle est la loi du ciel”. Précepte du Tao.
“Hemingway de l’indicible” (un label qui fait très classe dans les soirées mondaines), l’aventureux Stéphane Lambert nous livre ici un opuscule (une centaine de pages) riche de fulgurances textuelles, de celles qui disent enfin ce que l’on ne pouvait que ressentir. Merci pour ces mots nés du Mystère, merci d’avoir décrit l’oeuvre de Rothko comme “un buvard où le temps s’abreuve“. Personnellement, je n’aurais pas osé. Et pourtant…
“Mark Rothko est né en 1903 à Dvinsk dans l’Empire Russe – aujourd’hui Daugavpils dans le sud-est de la Lettonie – sous le nom de Marcus Rothkowitz. À la fin des années 30, il abandonne le suffixe de son patronyme et adopte la nationalité américaine. C’est après la Seconde Guerre mondiale que va s’affirmer ce qui fera la notoriété internationale de sa peinture : ses célèbres écrans de couleur. Dans le courant des années 60, il réalise son oeuvre maîtresse : un ensemble de panneaux obscurs pour une chapelle qui portera son nom à Houston. Il se suicide en 1970. Troublé par l’apparent effacement de ses origines dans son oeuvre, Stéphane Lambert a cherché à reparcourir le fil gommé de ce déracinement. L’auteur a donc fait le voyage en Lettonie et à Houston, deux destinations que tout semble opposer, et surtout s’est beaucoup promené dans les peintures de Rothko. Il ressort de cette confrontation un texte qui, partant de l’expérience vécue du peintre, peu à peu se plie à l’absence de forme de l’oeuvre observée et en sonde l’incommensurable profondeur : un lieu où se seraient amalgamés tous les lieux, où s’allient les contraires.” [LESIMPRESSIONSNOUVELLES.COM]
“En 1998, après des études de lettres, Stéphane LAMBERT anime à Bruxelles des rencontres littéraires qui deviennent un livre d’entretiens avec 17 auteurs belges et français (Amélie Nothomb, Olivier Rolin, René de Ceccatty…). En 1999, il dirige le lancement d’une collection de livres de poche (Ancrage) et cofonde en 2001 le Grand Miroir, une collection de littérature contemporaine.
Il a reçu différentes bourses d’écriture et de résidence d’auteur (Rome, Berlin, Vilnius, Winterthur, Paris), a été primé par l’Académie Française (prix Roland de Jouvenel) et l’Académie Royale de langue et littérature françaises de Belgique (prix Lucien Malpertuis, prix Franz De Wever). Il a obtenu le prix André Malraux pour son livre Visions de Goya. Il a enseigné à l’Université Charles à Prague. Il a collaboré régulièrement à la presse écrite entre 2000 et 2013, et a été responsable de la programmation francophone à Passa Porta, la maison internationale des littératures à Bruxelles. Il se consacre de plus en plus à des écrits sur l’art. Il se partage entre la nécessité d’enracinement et le besoin d’être ailleurs.” [STEPHANELAMBERT.COM]
En contempler encore…
- BONNARD : Nu à contre-jour (1908)
- Le Metropolitan Museum of Art diffuse 375 000 œuvres en accès libre
- BREITNER : Geesje Kwak (détail, 1894)
- LAMBERT : Mark Rothko. Rêver de ne pas être (2011)
- LA TOUR : La diseuse de bonne aventure (1630)
- RAMBOZ : Le Jardin des délices à 360 (2014)
- BRICARD : Nu au bracelet vert
- WEGMAN : Polaroïds
- PICASSO : La buveuse d’absinthe
- UBAC : La Nébuleuse (1939)
- TOULOUSE-LAUTREC : Rosa la rouge (1886-1887)