REGO, Paula (1935-2022)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 9 juin 2022] […] Née à Lisbonne en 1935, Paula Rego s’est installée à Londres au début des années 1960, où elle a poursuivi jusqu’à aujourd’hui son œuvre figurative tourmentée. Une grande artiste injustement méconnue en France, dont plusieurs grandes institutions ont mis en lumière le travail ces deux dernières années. C’est le cas de la Tate Britain (2021) à Londres, du Kunstmuseum (2021-2022) de La Haye et du Museo Picasso Málaga en Espagne qui présente jusqu’au 21 août la plus vaste rétrospective de son œuvre. Certains de ses travaux sont également montrés dans l’exposition internationale The Milk of Dreams à la 59e édition de la Biennale de Venise jusqu’au 27 novembre mais aussi Tout ce que je veux. Artistes portugaises de 1900 à 2020 au CCC OD de Tours jusqu’au 4 septembre à l’occasion de la saison France-Portugal. En 2015, Paula Rego nous a reçus dans son atelier à Londres. Pour lui rendre hommage, nous publions ci-dessous son portrait paru à cette occasion.

L’univers tourmenté de Paula Rego

D’inquiétants mannequins assis dans des fauteuils, des masques de carnaval, des poupées amoncelées sur un canapé, un singe en peluche abandonné dans l’angle de la pièce. Du mobilier de toutes les époques, un échafaudage, des accessoires, des portants où sont suspendus différents costumes. Autant d’éléments qui évoquent des coulisses, où seraient entreposés les éléments de décor d’une étrange pièce de théâtre. Mais ici, dans l’atelier de Paula Rego, le spectacle se déroule sur des toiles immenses, alignées sur des chevalets. De ces créatures, personnages ou animaux qu’elle crée, transforme ou déguise depuis les années 1970, naissent des scènes composées qui lui inspirent des tableaux d’une grande puissance, où se croisent la réalité et la fiction, les rêves et les cauchemars, l’enfance et la mort, entre passé et présent.

Un travail mystérieusement méconnu en France

Si l’artiste est célèbre dans son pays natal, le Portugal, où elle bénéficie de son propre musée, et en Angleterre où elle est installée depuis le début des années 1960 (la National Portrait Gallery de Londres conserve deux de ses tableaux), son travail demeure mystérieusement méconnu en France. Saluons donc l’initiative de la galerie Sophie Scheidecker, à Paris, qui lui a offert en 2012 sa première exposition monographique française (en parallèle à la superbe présentation d’œuvres du Centre Calouste Gulbenkian) et qui a présenté en 2015 un ensemble de dessins, de gravures rehaussées et de pastels récents.

L’occasion de découvrir cette œuvre figurative marquée par la littérature du XIXe siècle (les romans de José Maria de Eça de Queirós), la poésie d’Edgar Poe, les légendes portugaises (La soupe de pierres), le théâtre et, bien sûr, l’histoire de l’art. En regardant ses tableaux, comment ne pas penser à Goya et à Zurbarán, à Max Ernst et, surtout, à l’univers peuplé de figures macabres et grimaçantes de James Ensor ?

La vie telle qu’elle est

À bientôt 80 ans, l’artiste parle volontiers de sa vie et de tout ce qui a pu, consciemment ou non, venir nourrir et enrichir ses images. Au-delà de ses multiples influences littéraires ou artistiques, elle puise la matière de ses tableaux au plus profond d’elle-même, en exprimant sur la toile ce qu’elle a vécu, ce qu’elle vit et ce qu’elle voit. Avec sincérité et lucidité. « Ma peinture n’est pas un “ théâtre de la cruauté ”, c’est la vie telle qu’elle est, assure-t-elle. Le monde et les hommes sont comme ça, tout est vrai. »

Paula Rego a grandi dans une famille de la classe moyenne, durant l’une des périodes les plus sombres de l’histoire du Portugal. « La dictature de Salazar a duré très longtemps. Il était déjà dictateur quand je suis née, il l’était encore quand j’étais adolescente et l’était toujours quand j’ai eu mes propres enfants. Petite, mon père me disait que le Portugal n’était pas un pays fait pour une femme et qu’il allait me sortir de là. Il m’a envoyée à l’école en Angleterre à 16 ans. Mon père était très anglophile, tandis que ma mère adorait a France. Ils s’y rendaient chaque année, elle y achetait ses chapeaux… »

Londres, terre d’adoption

Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Paula Rego a toujours aimé dessiner et a su très tôt qu’elle serait artiste. Soutenue par des parents aimants et compréhensifs, elle étudie à la Slade School of Fine Art, à Londres, où elle remporte le Premier Prix pour son œuvre intitulée Under Milkwood. « C’est là que tout a vraiment commencé », précise-t-elle. Sa première exposition est organisée aux Belas Artes, à Lisbonne, en 1963. L’artiste présente alors une série de collages inspirés par la situation politique de son pays, notamment l’éloquent Salazar vomiting the Motherland qui, comme tous les autres, sera censuré. Entre-temps, Paula a épousé le peintre Victor Willing, à Londres, en 1959.

Nous avons acheté une maison dans Albert Street House, en 1961. En Angleterre, il était très difficile d’organiser une exposition. Les galeries n’imaginaient pas une seconde que le travail d’une jeune femme pouvait valoir la peine d’être montré. Mais je ne cessais de peindre, c’est tout ce que je savais faire.

Loin d’être découragée, elle fait de Londres sa terre d’adoption. Et c’est dans le quartier de Camden qu’elle vit et travaille toujours aujourd’hui. « Mon atelier est l’endroit où je me sens le plus à l’aise », confie Paula Rego en parlant de ce vaste espace composé de deux pièces aux murs d’un blanc immaculé. Travailler est pour elle un plaisir, mais aussi un besoin. Elle se rend à l’atelier tous les jours de la semaine, sauf le dimanche. « Ce jour-là, je mets une jupe et je reçois ma famille qui vient prendre le thé à la maison ! »

Depuis plusieurs années, elle œuvre en collaboration avec son assistante Lila Nunes, qui l’aide à déplacer son matériel, à agencer ses mises en scène complexes, et qui pose volontiers pour elle, parmi les marionnettes, les masques, les jouets et autres figurines en papier mâché. « Elle est mon amie et ma muse. Je lui décris l’histoire que j’ai envie de raconter et, comme le ferait une actrice, elle l’incarne. »

De la chair et des tripes

Rien n’intéresse plus Paula Rego que l’être humain. Pas de natures mortes chez elle, encore moins de paysages. « Les paysages, c’est ce que l’on voit depuis les fenêtres des hôtels, affirme-t-elle. Pour qu’une histoire commence, il faut qu’il y ait des personnages. » Elle aime la narration, les récits et l’Histoire, comme en témoigne sa récente série La Mort du roi, en hommage à Manuel II, dernier roi du Portugal, couronné en 1908 et exilé deux ans plus tard en Angleterre après le coup d’État et la proclamation de la République. En revanche, elle déteste la simple illustration. Un tableau doit avoir de la chair, des tripes, et faire naître des émotions. Il y a quelque chose de Lucian Freud dans le réalisme froid de ses visages, dans sa manière frontale et sans concession de montrer le corps de ses personnages.

À travers ses peintures, ses pastels (sa technique de prédilection) ou ses gravures, Paula Rego évoque notre monde. Il y est fréquemment question de guerres, de souffrance, de domination, d’avortement, de viol et même d’excision. Une vision noire de l’humanité que viennent adoucir, ici ou là, quelques traits d’humour (Pregnant Rabbit telling her Parents) ou une pointe de tendresse, lorsque l’artiste représente sa mère en chou dans Weeping Cabbage.

Une histoire évolutive

Pour chacune de ses œuvres, Paula procède de la même manière. Elle part d’une idée qu’elle esquisse sur le papier, produisant parfois plusieurs dizaines de dessins et de croquis préparatoires. Puis vient le temps de la mise en scène dans l’atelier, en reprenant à l’infini les poses et les agencements des figures, jusqu’à ce que le ‘tableau’ définitif lui convienne. « Évidemment, au fil de la réalisation, l’histoire va évoluer et tout va changer, dit-elle. Sans compter que je peux finir par avoir de la compassion pour certains de mes personnages, aussi détestables soient-ils. Et si je commence à avoir de la compassion pour Salazar, il vaut mieux que j’arrête immédiatement de le peindre et que je passe à autre chose ! »


Paula Rego, “The Dance” © P. Rego

[FESTIVALDELHISTOIREDELART.FR] Au cours de sa longue carrière, Paula Rego, la grande peintre portugaise, a produit une œuvre qui interpelle. Qualifiées de ‘réalisme onirique’, ses compositions frappent par leur mise en scène recherchée et la présence physique des personnages. Dans un style direct et percutant, elles traitent des thèmes existentiels tels que la douleur, la sexualité, ou la violence.

Alors qu’aujourd’hui ces mêmes sujets sont souvent abordés par les artistes sur un mode documentaire en s’appuyant sur des documents d’archives et des images photographiques, Paula Rego tranche avec cette approche en privilégiant la fiction au-dessus du reportage.  Cela ne signifie toutefois pas un désintéressement pour la grande histoire, ni ne fait d’elle une artiste moins engagée. L’histoire du Portugal, son pays natal qu’elle quitte pour Londres à 17 ans, affecte autant l’œuvre de Paula Rego que la production des artistes portugais de la nouvelle génération, telle que Angela Ferreira ou Grada Kilomba, dont les installations dénoncent ouvertement le passé colonial du Portugal. Les allusions à l’histoire politique de l’empire portugais sont présentes : par exemple, dans O tempo-passado e presente, où le bateau à voile et l’hippopotame miniature renvoient discrètement aux missions du vieux marin sur les côtes africaines ; ou cette fois, plus explicitement, avec l’emboîtement d’un tableau dans le tableau du peintre brésilien Vítor Meirelles dans First Mass in Brazil, une œuvre peinte en 1993 par Rego à l’occasion de la célébration contestée de l’arrivée de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde.

La célèbre série de pastels et gravures sur le thème de l’avortement qu’elle dessine à la suite du refus du référendum sur la légalisation de l’IVG au Portugal, en 1998, montre de manière poignante comment son art révoque les injustices sociales qui continuent d’exister dans la société portugaise après la chute du régime dictatorial de Salazar. C’est d’ailleurs sous l’appellation d’artiste féministe engagée que le Kunstmuseum de La Haye, après la Tate Britain de Londres, lui dédie une grande rétrospective qui permettra au grand public de découvrir son œuvre du 15 janvier au 20 mars 2022.

Pour Rego, expériences et souvenirs personnels se greffent sur l’histoire collective. Contes populaires, légendes, faits réels et images se superposent et deviennent indissociables. Son œuvre majeure, The Dance, exemplifie peut-être plus que d’autres comment la ‘sédimentation’ structure le processus de création de l’artiste.  Destiné à devenir la pièce maîtresse de sa première rétrospective au Serpentine Gallery à Londres en octobre 1988, ce tableau aurait « tout lié ensemble, accroché au-dessus de tous les autres tableaux » selon les mots de Rego. Elle ne peut le finir que quelques mois plus tard, interrompue pas le décès de son mari, le peintre Victor Willing.  Une fois achevé, The Dance entre dans la collection de la Tate accompagné de onze dessins préparatoires au fusain et encre de chine.

Suivre l’évolution des premières études à la composition finale nous apprend beaucoup sur la pratique picturale de Paula Rego et l’extraordinaire maîtrise avec laquelle sa peinture fusionne histoire intime et histoire collective. Comme point de départ, elle choisit des scènes joyeuses. Un certain nombre de dessins représentent des familles de jeunes et plus âgés qui se sont donné rendez-vous en plein-air. Ils portent des paniers de vivres, le temps est dégagé, l’ambiance est gaie. D’autres esquisses évoquent les premiers pas d’une danse, des couples commencent à se former. D’autres encore expérimentent de manière étonnante la façon de rendre la force et l’énergie physique du saut de danse.

Ces images rappellent les illustrations de fêtes populaires, comme celles que Rego a connues dans son enfance ou qu’elle aime chercher dans des albums de folklore populaire. Elle dit aussi avoir puisé son inspiration dans une série de dessins sur le thème de Pulchinella (Polichinelle) du peintre italien Domenico Tiepolo, dont elle admire la dextérité et le mouvement. Plutôt que d’emprunter des motifs iconographiques, Rego compose des variations sur un thème. Puis peu à peu la composition se stabilise. Un paysage montagneux en bord de mer apparaît, avec en arrière-plan les contours pittoresques d’une ancienne forteresse militaire comme on en trouve fréquemment sur les côtes atlantiques portugaises près de Lisbonne où Rego est née.

Le contraste entre la légèreté initiale des dessins préparatoires et le ton grave de The Dance illustre la façon dont Rego cherche à condenser les formes jusqu’à trouver leur expression la plus forte. Transformée en paysage lunaire, la scène anecdotique s’est immobilisée.  Les silhouettes des deux couples et du trio de femmes et enfant jettent des ombres fantasques autour d’eux. Leurs pieds quittent à peine le sol, comme retenus par un pas de danse devenu à présent plus pesant. Dans un mouvement parallèle, la montagne surplombant le paysage et la forteresse sur son sommet sont prises dans une lumière sinistre. Le langage pictural a changé de registre. De scène narrative, la représentation a basculé en allégorie des trois âges. À gauche de la toile une figure féminine a fait son apparition. Sa valse n’est que danse macabre.  Sans partenaire, agitée, elle fixe son regard sur nous pour nous annoncer un message. L’expérience directe de la mort qui s’est produite dans la vie de l’artiste pendant qu’elle travaillait à The Dance est dorénavant inscrite dans l’œuvre.

The Dance raconte encore d’autres histoires qui ne se laissent pas immédiatement déchiffrer. Dans les dessins préparatoires, le motif de l’architecture militaire en arrière-plan ne semblait avoir d’autre rôle que de donner une touche locale au paysage. Or, la référence est plus précise. Identifié par l’historienne de l’art Maria Manuel Lisboa, le fort de Peniche, situé sur la côte d’Estoril, servait de lieu d’incarcération de militaires allemands pendant la Première Guerre mondiale, avant d’être transformé en prison politique de haute sécurité durant la dictature d’António de Oliveira Salazar. Il a ensuite accueilli les colons revenus au Portugal après la Révolution des œillets, qui venait mettre fin à l’empire portugais. Spectre de l’histoire, il plane sur la composition comme l’ombre d’un passé toujours présent.

Face aux événements de l’histoire, Paula Rego compose des fictions visuelles d’une densité picturale surprenante. Invention de scénarios, déguisement des personnages, jeux d’échelle, dramatisation de la couleur : Rego choisit résolument de déployer ses instruments de peintre.  L’artiste en tant qu’enquêteur : Paula Rego ne prend pas ce chemin. Son art revendique son propre langage.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  © arthive.com


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