Femmes-artistes belges vers 1900 : 9 Femmes, 9 Artistes (exposition, 1998)

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Pourquoi pas de grands noms féminins dans les arts plastiques ?

[avant-propos du catalogue de l’exposition, téléchargeable dans notre DOCUMENTA] Cette exposition est un hommage au talent de femmes qui se sont distinguées dans les arts plastiques.

Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes de grande renommée dans les arts plastiques ? Voilà une question qu’on ne cesse de poser avec une grande sincérité, avec un soupçon d’étonnement mais surtout en se disant que “les femmes ne sont tout de même pas égales aux hommes“. La réponse est qu’au cours des siècles passés et au début de ce siècle, les femmes, quel que soit leur milieu social, n’avaient pas l’occasion de cultiver leur intellect ou leur talent. Elles étaient traitées et élevées comme des enfants et des incapables. “L’une des premières conditions de l’instruction chez la femme, c’est d’être profondément cachée“, écrivait Balzac. Chez Jules Michelet, nous lisons dans son ouvrage La Femme, publié vers 1859, la phrase suivante: “Elle ne crée pas l’art, mais l’artiste. La femme est la principale source d’inspiration de l’artiste, elle le soutient moralement, l’encourage et surtout l’admire“. A l’homme, Jules Michelet dit: “Elle est ta noblesse, à toi, pour te relever de toi-même… Tu seras forcé d’être grand.”

A propos de la femme comme artiste, J. Michelet entretient des idées très particulières. Il prétend qu’une femme, aussi longtemps qu’elle n’a pas été déflorée, ne peut approcher l’émotion de l’artiste et de ses œuvres. Comment peut-elle ou oserait-elle, étant vierge, produire ou copier des œuvres d’art aussi bouleversantes ? Elle admettrait ainsi qu’elle sait déjà trop de la vie. Il dit: “C’est sous les yeux de son amant, c’est dans les bras de son mari, qu’elle peut s’animer de ces choses et s’en approprier la vie… c’est par l’amour que la femme reçoit toute chose. Là est sa culture d’esprit… le mari et non le père, peut faire son éducation.

Dans son ouvrage Tagesfragen, le philosophe allemand Edouard von Hartmann (1842-1906) s’exprime dans le même sens: “Das Weib wird erst ais Gattin zur Halfte Mensch und erst ais Mutter ganz Mensch.

Ces idées ont eu cours pendant tout un siècle. Un grand nombre de femmes de ma génération ont d’ailleurs encore entendu raconter de pareilles absurdités. Le changement de mentalité n’a commencé qu’avec la seconde vague d’émancipation.

Malgré tout, il y eut dans le passé un certain nombre d’artistes féminins tout à fait remarquables. Les rares femmes qui avant le XIXe siècle sont devenues des peintres de tout premier plan étaient généralement des filles d’artistes. Leur formation leur était donnée dans l’atelier de leur père. Même les femmes issues de l’aristocratie avaient très rarement accès à une formation aux arts plastiques.

Peu de femmes peintres jouissent d’une certaine notoriété auprès du grand public. On connaît Berthe Morisot (France, née en 1841 ), Mary Cassat (Etats-Unis, née en 1844), Sonia Delaunay (France, née en 1885) ainsi que Käthe Kollwitz (Allemagne, née en 1867).

De nombreuses autres, pourtant appréciées et honorées par leurs contemporains, restent inconnues, bien qu’elles méritent d’être découvertes. Dans l’histoire internationale de l’art, nous songeons notamment à Sofonisba Anguissola (Italie, 1535-1625), louée par Michel-Ange ; Angelica Kauffmann (Autriche, 19e siècle), amie de Goethe et fondatrice de l’Académie royale à Londres ; Elisabeth Vigée Lebrun (France, 1755-1842), portraitiste de Marie-Antoinette ; Rosa Bonheur (France, 1822-1899), un des peintres animaliers les plus appréciés ; ou encore Suzanne Valadon (France, 1865-1938), animatrice des styles révolutionnaires de la fin du 19e siècle, et d’autres comme la Flamande Clara Peeters (17e siècle), qui peignait surtout des natures mortes. Quatre de ses œuvres sont exposées au Musée du Prado à Madrid.

Cette année, l’UNESCO et les Nations unies entament une décennie du développement culturel. Le Nationale Vrouwen Raad a voulu, dans le programme des manifestations organisées à l’occasion du centenaire du Conseil international des femmes, faire une large place à la femme en tant qu’artiste. Cette exposition et trois concerts, au cours desquels seront interprétées des œuvres de compositrices, constituent en même temps la contribution du Nationale Vrouwen Raad aux efforts de l’UNESCO et des Nations unies.

Lily BOEYKENS, Présidente du Nationale Vrouwen Raad


Rosa Bonheur (1822-1899), Chat sauvage (1850) © Erik Cornelius, / Nationalmuseum Stockholm

[introduction du catalogue] De très nombreux auteurs ont déjà mis en lumière le lien entre société et production artistique : l’art comme miroir de la société, comme symptôme, comme symbole de la réalité sociale, comme précurseur aussi. En étudiant les œuvres d’art, on s’efforce également de sonder les causes les plus profondes de l’évolution sociale. A noter que ce parallélisme, simultané ou non, entre l’évolution de la société et l’histoire de l’art existe aussi entre l’histoire de l’émancipation de la femme et celle de la production artistique des artistes féminins.

Marie a enfanté le Christ, mais l’église est un monde d’hommes par excellence. Selon une légende ancienne, Kora a exécuté le premier dessin en silhouettant sur un mur l’ombre de son bien-aimé avant qu’il parte à la guerre, mais toute l’histoire de l’art est dominée par les hommes. Comme dans l’histoire politique, les exceptions confirment la règle. A partir du milieu du 20e siècle, des génies féminins sont enfin reconnus dans le monde artistique ; pourtant, leur condition de femme reste pour beaucoup
d’artistes un obstacle à leur carrière.

Force est de constater que parmi les femmes on ne trouve pas de Rembrandt ou de Picasso, mais on peut aussi se demander pourquoi. Comme le dit le professeur Linda Nochlin (Art and Sexual Politics, 1975), il n’y a pas non plus de grands pianistes de jazz lituaniens ni de champions de tennis esquimaux et “… in the arts as in a hundred other areas, things remain stultifying, oppressive and discouraging to all those – women included – who did not have the good fortune to be born white, preferably middle class and, above all, male.” Parallèlement à la deuxième vague d’émancipation, dans différents pays on s’est intéressé de plus en plus au travail d’artistes féminins et on a commencé à l’étudier.

Ainsi existe-t-il depuis 1977 à Amsterdam un centre de documentation actif et richement doté (Stichting Vrouwen in de beeldende kunst) qui a édité de nombreuses publications et organisé des expositions. Tout récemment encore (18.12.1987 – 7.2.1988), une double exposition a eu lieu à Berlin : d’une part, des œuvres d’artistes féminins, découvertes dans les réserves de dix musées berlinois, Das verborgene Museum ; d’autre part, des œuvres d’artistes contemporains, Dein Land ist morgen, tausend Jahre schön.

Il convient donc que le Conseil national des femmes participe à ce courant international ; son centième anniversaire est une occasion unique de montrer les tableaux de nos meilleurs artistes féminins de la période 1888 à 1938. Il est intéressant de lire leurs biographies, car leur condition féminine a déterminé dans une large mesure l’évolution de leur carrière. Les plus anciennes ont débuté à une époque où les femmes n’avaient pas encore accès aux classes de nu dans les académies, où il n’était absolument pas admis que des femmes gagnent leur vie comme artistes. Leur oeuvre est souvent étudiée et jugée par rapport à celle de leurs collègues masculins. Peu de publications y sont consacrées. Leurs tableaux mêmes sont encore difficiles à repérer de nos jours.

A-t-on jugé leur travail de façon objective ? Quand on étudie les textes des critiques d’art, on constate qu’ils utilisent souvent un autre langage que lorsqu’ils traitent du travail des artistes masculins, manifestement avec les meilleures intentions du monde, mais cela trahit incontestablement leurs idées préconçues. Marthe DONAS n’est pas la seule femme à avoir changé son prénom ou à ne pas l’avoir divulgué afin qu’on ne sache pas que l’auteur était une femme. Après avoir jugé aussi objectivement que possible – un élément subjectif intervient toujours dans l’appréciation d’œuvres d’art – les œuvres réalisées par des femmes, on peut se demander s’il y a des traits propres aux artistes féminins.

Il est très difficile de répondre à cette question, car cela exige de longues recherches. Tout artiste – homme ou femme – a son propre tempérament, son propre style : il y a des hommes qui produisent des œuvres d’art “typiquement féminines” et des femmes qui en réalisent de “typiquement masculines”!

Toutefois, l’étude des thèmes choisis, la manière dont ces thèmes sont représentés, en d’autres termes la recherche iconologique sur le travail des femmes donnera incontestablement des résultats. Il y a en effet des sujets traités par des femmes, qui ne seraient jamais représentés par un homme. Tenter de trouver des explications à ce choix relève de la recherche scientifique: un terrain encore inexploré !

Je me réjouis donc de voir que le Conseil national des femmes, en organisant cette exposition, contribue à encourager cette recherche. Nous devons dès lors lui en être extrêmement reconnaissants.

Lydia De Pauw-Deveen, Professeur d’Histoire de l’Art
Directrice du Centrum Vrouwenstudies van de VUB


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, édition, correction et iconographie (l’article original contient plus d’illustrations et de références) | sources : Catalogue de l’exposition | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Anne Montigny, Le jardinier (1913) © MSK Gent.


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