PIERRE, Alain (né en 1966)

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Grâce à des noms tels que Kurt Rosenwinkel, Bill Frisell et Jakob Bro, la guitare électrique est plus que jamais à l’honneur dans le jazz. Alain PIERRE (né en 1966) s’en tient à la guitare acoustique classique et à la guitare à douze cordes. “Pour moi, c’est le moyen idéal pour incorporer mes sentiments personnels de la façon la plus optimale dans ma musique.”

Il étudie tant au Conservatoire de Liège qu’à celui de Bruxelles et donne lui-même cours depuis de nombreuses années. En tant que compositeur, il travaille pour les formations les plus diverses, allant de duos et trios aux ensembles vocaux et quartets à cordes. Il est surtout un musicien très demandé sur des projets extrêmement variés.

Voici quelques-unes de ses récentes collaborations :

Citons aussi de nombreux projets et/ou enregistrements en duo avec entre autres Peter Hertmans, Steve Houben et Guillaume Vierset, sans oublier qu’il a fondé groupe belgo-tunisien Anfass. Et pour finir, il y a bien entendu son tout dernier groupe Tree-Ho! avec le bassiste Félix Zurstrassen (LG Jazz Collective, David Thomaere Trio, Urbex) et le batteur Antoine Pierre (Taxi Wars, Urbex, Philip Catherine, LG Jazz Collective). [lire la suite sur JAZZ.BRUSSELS]

Alain Pierre © Arnaud Ghys (recadré)

Alain PIERRE joue en duo avec Peter Hertmans dans un répertoire constitué de compositions personnelles ainsi que de musiciens des années 70. Il donne également des concerts en solo (dernier CD paru : “Sitting In Some Café” – Spinach Pie Records SPR 103).

Il est membre du projet “Les 100 Ciels de Barbara Wiernik” qui réunit le noyau dur et le répertoire des groupes dans lesquels chante Barbara : “Barbara Wiernik Soul of Butterflies“, “PiWiZ” de Pirly Zurstrassen, “Acous-Trees” d’Alain Pierre et “Murmure de l’Orient” de Manu Hermia agrémentés d’un quatuor à cordes et d’un clarinettiste de l’Ensemble “Musiques Nouvelles”. La direction artistique et les arrangements sont confiés à Pirly Zurstrassen et Alain Pierre.

Il a formé “Alain PIERRE Special Unit“, jouant ses propres compositions avec Barbara Wiernik (voix), Toine Thys (Saxes, Clarinette Basse), Félix Zurstrassen (Basse) et Antoine Pierre (Drums). Il a également fondé “Acous-Trees”, jouant ses compositions avec Barbara Wiernik (Voix), Pierre Bernard (Flûtes), Olivier Stalon (Basses électrique et acoustique), Frédéric Malempré (Percussions) et Antoine Pierre (Drums).

En 1999, il a fondé le groupe belgo-tunisien Anfass avec le guitariste tunisien Fawzi Chekili, Steve Houben et le joueur de ney tunisien Hichem Badrani (CD “Anfass” – Igloo IGL 148) avec les compositions d’Alain Pierre et de Fawzi Chekili. Il figure aussi sur le CD “Dolce Divertimento” avec ses compositions en duo avec Steve Houben.

Alain Pierre a effectué plusieurs tournées avec ces différents projets en Europe mais aussi Tunisie, Maroc, Nigéria, Bénin, République Démocratique du Congo, Inde et Vietnam. Il enseigne la guitare et l’improvisation et la composition au Conservatoire de Huy depuis 1987 et lors de stages d’été (AKDT de Libramont, Tunisie, République Démocratique du Congo). Il enseigne la lecture jazz et le jeu d’ensemble jazz au Conservatoire royal de Bruxelles depuis 2015. [d’après CONSERVATOIRE.BE]

  • image en tête de l’article : Alain Pierre © Arnaud Ghys

Visiter le site d’ALAIN PIERRE…

 


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Arnaud Ghys


 

LAUREYS : l’expérience de mort imminente est une réalité physiologique

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“L’étude menée par des scientifiques des universités de Liège et de Copenhague, vient d’être publiée dans la revue Brain Communications [The evolutionary origin of near-death experiences: a systematic investigation, by Costanza Peinkhofer, Charlotte Martial, Helena Cassol, Steven Laureys, Daniel Kondziella]. Elle propose l’hypothèse que ces expériences de mort imminente chez l’humain seraient un mécanisme de défense, de survie, en cas de danger de mort. Ce mécanisme ressemblerait aux comportements de simulation de mort, de thanatose (expérience de mort imminente chez les animaux, ndlr), observés chez de nombreuses espèces animales quand elles sont confrontées à des prédateurs et en danger.

Mais qu’est-ce qu’une expérience de mort imminente ? “Pour moi, c’est une réalité physiologique. Elle se passe classiquement quand on est en danger de mort“, explique Steven Laureys, neurologue et responsable du Coma science group et Centre du cerveau de l’université de Liège. “Elle s’accompagne d’un sentiment de bien-être. On ne ressent plus son corps comme s’il y avait une ‘décorporation‘. Le phénomène est fascinant, il mériterait davantage de recherches scientifiques.

Ces expériences se manifestent de façon différente chez les personnes qui en font l’expérience. Mais le mythe de la lumière blanche ne serait pas nécessairement un mythe. Nombreux sont ceux qui en font état.

Malgré tout ce phénomène reste un mystère. Pour certains, ce phénomène pourrait être dû à un manque d’oxygène dans telle ou telle partie du cerveau. D’autres comme Steven Laureys ne sont pas d’accord avec toutes ces hypothèses. D’autant que c’est encore un phénomène qui nous échappe.

Un phénomène qui reste à ce point fascinant que les scientifiques ne sont pas les seuls à s’y intéresser. D’ailleurs, d’autres personnes y voient des explications religieuses, y voient une preuve d’une vie après la mort ou de l’âme qui quitterait notre corps. Il manque clairement une théorie pour l’expliquer ajoute Steven Laureys et pour comprendre à quoi il sert.

Pourquoi ce fascinant phénomène serait-il limité à l’homme ?
L’âge de glace © Blue Sky

Quand un animal fait face à un danger, par exemple un prédateur, en dernier recours, il peut se battre, fuir ou avoir une troisième réaction fascinante. Il va tomber et simuler sa mort. Ce qui se passe dans son cerveau est difficile à savoir. L’animal ne parle pas mais les scientifiques belges et danois pensent que les animaux ont une conscience comme nous. Ils ont donc épluché la littérature “animale” et ont exhumé 32 articles sur ce phénomène de simulation de la mort.

A chaque fois, il y avait cette sensation de bien-être, de ne plus sentir leur corps comme s’ils en étaient dissociés

Parallèlement, les chercheurs ont lancé un appel à témoins. 600 personnes des quatre coins de la planète qui avaient vécu cette expérience, leur ont raconté leur histoire. “Récits de confrontations avec des lions, des requins“, nous détaille le scientifique liégeois, “sept témoignages concernaient des agressions physiques ou sexuelles, mais il y avait aussi beaucoup d’accidents de voiture. A chaque fois, il y avait cette sensation de bien-être, de ne plus sentir leur corps comme s’ils en étaient dissociés.

L’expérience de mort imminente remonte peut-être à la nuit des temps

Ce sont ces témoignages et les publications sur les animaux qui les ont conduits à formuler leur hypothèse. Peut-être que la mort imminente fait partie de notre évolution depuis des millions d’années. Elle est observée de la même manière chez les humains et chez les autres mammifères. Et pas seulement, chez les poissons, les reptiles et même les insectes, on retrouve aussi cette réaction paradoxale de rester immobile, de ne plus réagir aux sollicitations tout en gardant tout de même une conscience.

D’un point de vue biologique, neurologique, tous les animaux ont eux aussi des pensées, des perceptions, des émotions, même si, je le concède, le sujet reste tabou. Il est complexe, il faut poursuivre les investigations.

Notre neurologue est clair : “Pour moi, cela pourrait être un mécanisme de défense qui permet de nous protéger dans une situation d’extrême danger et qui serait encore là aujourd’hui. Pas seulement en cas de traumatisme ou d’accidents de voitures mais aussi après un arrêt cardiaque avec manque d’oxygène global dans le cerveau.

Cherche de nouveaux témoins qui ont vécu cette expérience de mort imminente
BOSCH Hieronymus, Ascension des bienheureux au paradis (détail, 1500-1504) © Palais des Doges de Venise

La recherche est loin d’être finie. Aujourd’hui, l’équipe du Coma Science Group du CHU de Liège, est à la recherche de nouveaux témoins. Alors si, vous aussi, vous avez vécu cette expérience de mort imminente, vous pouvez la partager en envoyant un mail avec votre histoire. NDE@Uliege.be (Near Death Experience).

Nous voulons écouter ceux qui l’ont vécu. Il faut l’avoir vécu, moi je ne sais pas de quoi je parle, je n’ai jamais vécu pareille expérience. Pas trop d’arrogance scientifique, juste de la curiosité et la méthodologie d’essayer de confronter ce que l’on pense comprendre avec ce que l’on pense mesurer“, conclut, avec humilité, Steven Laureys.” [RTBF.BE]


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

LAMBERT, Michaël (né en 1975)

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“Né le 23 octobre 1975, Michaël LAMBERT écrit du théâtre, de la poésie, des nouvelles, des scénarios de courts-métrages, de bandes-dessinées et des romans. Sa pièce Ali, l’invincible a obtenu le Prix de l’Aide à la Création et le Prix de la SACD lors du Concours de l’Union des Artistes 2005. En 2006, il a participé à l’écriture collective de la pièce Microsouft World, mise en scène par Alexandre Drouet. Sa pièce Achille et Sarabelle a été sélectionnée au Rencontres Jeunes Publics de Huy en 2007. Sa dernière pièce Buiten, quand j’ai démissionné j’ai embrassé ma femme et ma fille a été présentée à Liège en 2012 dans une mise en lecture de Luc Baba.

Sa nouvelle Pachyderme Péril a obtenu le deuxième prix du concours 2010 de la Maison de la Francité. Des extraits de son recueil de poésies Extinction de l’espace humain ont été lus en 2010 au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris.

Michaël Lambert a travaillé dans la production de théâtre jeune public et animé des ateliers d’écriture pour l’asbl ImaginAction. Il a co-organisé pour le plaisir des soirées littéraires décontractées et familiales : les bolos-lectures. Il s’implique toujours dans plusieurs initiatives qui fédèrent des artistes liégeois dont le Comptoir des Ressources Créatives et le Collectif des Ecrivains Liégeois.

Depuis 2009, il participe régulièrement à des performances poétiques et à des scènes slam. Le 28 mars 2014, il a donné une lecture-performance de son recueil de poésie Ma petite boucherie (éditions Maelström). Le 17 octobre 2015, il était finaliste du championnat de Belgique de slam à Bruxelles. [d’après LIEGE-LETTRES.BE]

© Marie Jérôme

J’écris des récits inspirants pour celles et ceux qui veulent rendre le monde meilleur, en reprenant le contrôle de leurs propres histoires.


Le site LIEGE-LETTRES.BE propose également la bibliographie de l’auteur, que nous avons mise à jour :

Théâtre
  • Microcosme éthique, œuvre de jeunesse, inédit (1993)
  • Génération caoutchouc, sur le thème du sida et de l’exclusion, 1e version (2002) déposée à la Médiathèque de Vaise (Lyon) et 2e version (2003) au Centre d’Ecriture Dramatique – Wallonie-Bruxelles
  • Marx et Dingo, sur le thème de la société de consommation, déposée au Centre d’Ecritures Dramatique – Wallonie-Bruxelles (2003-2004)
  • Le cirque aux alouettes, sur le thème de la filiation, déposée au Centre d’Ecritures Dramatique – Wallonie-Bruxelles (2003-2004)
  • Graine de pistache, pièce jeune public, sur le thème de l’exil, déposée au Centre d’Ecritures Dramatique – Wallonie-Bruxelles (2005)
  • Bourse de relecture de la SACD avec Stanislas Cotton pour Espérance, sur le thème de la lutte contre l’extrême droite (2005)
  • Ali, l’invincible, pièce jeune public, sur le thème de l’enfance maltraitée, déposée au Centre d’Ecritures Dramatique – Wallonie-Bruxelles (2005)
  • Participation à l’écriture collective de Microsouft World de Macamada, sur le thème de la mondialisation (2006)
  • L’arbre à lait, pièce jeune public, sur le thème de l’alimentation, inédit (2006)
  • Les Autres, pièce jeune public, sur le thème de l’exclusion, inédit (2006)
  • Achille et Sarabelle, pièce jeune public, sur le thème de la solidarité, déposée au Centre d’Ecritures Dramatique – Wallonie-Bruxelles (2007)
  • Buiten, quand j’ai démissionné, j’ai embrassé ma femme et ma fille, sur le thème de l’aliénation, inédit (2012)
  • Du futur faisons fable rase, sur le thème de la tuerie de la place St Lambert (projet en cours)
Scénarios
  • Léo, scénario BD pour la dessinatrice Delphine Hermans, inédit (2005)
  • L’enveloppe jaune, aide à l’écriture du scénario de court-métrage de Delphine Hermans, Caméra-etc (2006)
  • Avec ou sans sel ; Le Carnet de Chico, aide à l’écriture de scénarios de court-métrage, Caméra-etc (2006-2007)
  • Papa et moi ; Bono, séries d’albums jeunesse, inédits (2011-2013)
  • Bourse de relecture de la SACD avec Frederik Peeters pour Génération
  • Standard de Liège : au coeur de Sclessin, scénario de BD avec David Rosel (2019)
  • Standard de Liège : tous ensemble !, scénario de BD avec David Rosel (2021) ; également traduit en Néerlandais, Allemaal Samen !
  • scénario de BD, avec le dessinateur Sébastien Godard (projet en cours).
Poésies
  • Le Croque-vivant, inédit (2003), extraits parus dans la revue Le Fram n°19 (hiver 2008-2009)
  • L’aube des oiseaux, inédit (2005),
  • Raisonnance, inédit (2008)
  • Extinction de l’espace humain, inédit (2009), extraits parus dans La nouvelle poésie française de Belgique, Le Taillis Pré (2009)
  • Déraison d’espérer, inédit (2012)
  • Ma petite boucherie, Bookleg #103, éditions Maelström (2014).
  • L’homme chouette et l’ours qui danse (projet en cours)
  • Habiter le monde (projet en cours)
  • Des humains chouettes, recueil (n.d.)
  • L’aube des oiseaux, éditions Boumboumtralala (2021), illustré par Bénédicte Wesel
Nouvelles et romans
  • Se fier aux apparences, recueil de nouvelles, inédit (2010)
  • Sans mentir, roman jeunesse, inédit (2011)
  • Mad, Murmure des Soirs (2016)
  • Femmes de Rops, Murmure des Soirs (2018)
  • Chamane – Tome 1 : Les esprits de la colline, roman jeunesse (à paraitre)
  • Sauver Fély (projet en cours)
  • Se fier aux apparences, nouvelles (n.d.)

Enfin, aujourd’hui, je mets mon expérience au service de celles et ceux qui cherchent des récits inspirants ou qui souhaitent en écrire en créant la communauté de l’arbre qui marche. J’y développe la notion de bionarration et les laboratoires de récits inspirants !

 

Plusieurs œuvres de Michaël Lambert sont présentes dans notre boutique, parmi lesquelles son dernier recueil de poésie : L’aube des oiseaux (2021)

 

 


Lire encore…

CREVECOEUR, Jean-Jacques (né en 1962)

Temps de lecture : 6 minutes >

Jean-Jacques CREVECOEUR est un conférencier, formateur en développement personnel, consultant et vidéaste web belge, connu pour son conspirationnisme et son militantisme anti-vaccins. Né en 1962 en Belgique, à Tirlemont, il vit depuis 2004 au Canada et est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Sur son site personnel, il se définit lui-même comme un “accoucheur du potentiel humain et catalyseur de changements durables“, Jean-Jacques Crèvecœur est un coach en développement personnel aux idées décriées par la communauté scientifique et aux comportements surveillés en France par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Il s’est illustré par ses prises de position tout à la fois anti-vaccination et complotiste à la faveur de la pandémie de grippe A H1N1 en 2009 puis, de nouveau, lors de la pandémie de Covid-19 en 2020, relayant également la théorie du complot sur les attentats du 11-Septembre, la rumeur selon laquelle Barack Obama n’aurait pas la nationalité américaine, et laissant entendre que les responsables de la secte du Temple Solaire auraient été assassinés par les autorités.” [d’après BABELIO.COM]

Jean-Jacques Crèvecœur est un youtubeur efficace et ses vidéos constituent un excellent corpus didactique pour qui veut étudier les techniques d’influence et de persuasion dans le contexte des réseaux sociaux. Cet influenceur est habile et met en œuvre des techniques verbales, non-verbales et para-verbales dignes des meilleurs formateurs-animateurs. Le problème reste qu’il ne vend pas du shampoing mais des opinions préformatées… et des séminaires payants. A voir avec un recul critique, donc.

La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter.
– Aldous Huxley (1958) –

Autre chose est de visionner ses “Conversations du lundi” (récemment retirées de la plateforme YouTube) et de se pencher sur leur contenu au premier degré. A titre d’exemple, un chef-d’œuvre du genre, à propos d’un complot “qui serait lié” au projet Blue Beam de la NASA américaine, auquel un certain Serge Monast a consacré un ouvrage, que son éditeur présente comme ceci : “La religion du Nouvel Âge est le fondement même de ce Nouveau Gouvernement Mondial, religion sans laquelle la dictature du Nouvel Ordre Mondial est totalement impossible. Le projet Blue Beam comporte quatre étapes différentes, dans le but de mettre en œuvre la religion d’une Nouvelle Ère, avec l’Antéchrist à sa tête : réévaluation de toutes les connaissances archéologiques (tremblements de terre artificiellement, nouvelles prétendues découvertes, etc.) ; un gigantesque “space show” grâce à des hologrammes à optiques tridimensionnels, des sons, des projections laser de multiples images holographiques dans différentes parties du monde (chacune recevant une image correspondant à la foi religieuse prédominante régionale) ; ”communication télépathique électronique bidirectionnelle” pour le contrôle de l’esprit (aidé par la propagande dans la publicité, la télévision, l’éducation moderne et divers types de pressions sociales) ; manifestations surnaturelles par des moyens électroniques (faire croire à l’humanité qu’une invasion ovni est à venir, propager en abondance des ondes à hautes fréquences sur la terre, mettre en place sur chaque individu des puces intégrées). “Même si ma vie est en danger à cause de la diffusion d’informations comme celles-ci, la vôtre l’est encore plus par l’ignorance de ces mêmes informations”, déclare Serge Monast.”

Et vous, qu’en pensez-vous ?


Cliquez pour télécharger la brochure du CIAOSN

“Régulièrement interrogé par le public, le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) a consacré sa dernière fiche d’information à une organisation nommée Emergence International Inc. et à son fondateur, le controversé Jean-Jacques Crèvecœur, détenteur d’une chaîne Youtube consacrée à la santé et dont certaines vidéos culminent à plus de 500 000 vues. Emergence International Inc., qui se donne pour but la production et la diffusion de produits et services en rapport avec le bien-être et la santé, fait l’objet de plusieurs controverses en Belgique et à l’étranger. “Nous sommes sollicités pour des demandes d’informations la concernant depuis plusieurs mois, nous avons donc décidé de nous intéresser à son organisation“, explique Kerstine Vanderput, directrice du CIAOSN. En lisant la fiche du CIAOSN, on comprend pourquoi Emergences International Inc. et son président suscitent l’intérêt des organisations de lutte contre les dérives sectaires belges et françaises, mais également canadiennes.” [DHNET.BE]

Le CIAOSN est le centre fédéral belge [attaché au SPF Justice] créé par loi du 2 juin 1998 donnant suite à une des recommandations de l’enquête parlementaire “visant à élaborer une politique en vue de lutter contre les pratique illégales des sectes et le danger qu’elles représentent pour la société et pour les personnes, particulièrement les mineurs d’âges.


L’Etat belge ne reconnaît pas de religions mais des cultes. Les sept cultes  reconnus sont les cultes catholique, protestant, anglican, orthodoxe, israélite et musulman. L’Etat belge reconnaît, avec des effets semblables, la laïcité comme organisation philosophique non confessionnelle. D’autres “religions” actives en Belgique, minoritaires, ne bénéficient pas de cette reconnaissance formelle. Cela ne signifie toutefois pas qu’elles n’ont pas le droit d’exister. Ces religions minoritaires non reconnues bénéficient de la liberté de penser, de croyance et de religion. Seule une étude préalable peut mener à une qualification éventuelle de certains de ces mouvements comme sectaires. La loi du 2 juin 1998 définit les “organisations sectaires nuisibles” comme étant “tout groupement à vocation philosophique ou religieuse, ou se prétendant tel, qui, dans son organisation ou sa pratique, se livre à des activités illégales dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine” (art. 2). Cette définition est une notion intermédiaire entre celle de “secte“, dans sa signification neutre, et celle d'”organisation criminelle“, évidemment nuisible. Le critère fondamental pour pouvoir parler d'”organisations sectaires nuisibles” est l’infraction à la loi ou la violation des droits de l’homme : “Le caractère nuisible d’un groupement sectaire est examiné sur base des principes contenus dans la Constitution, les lois, décrets et ordonnances et les conventions internationales de sauvegarde des droits de l’homme ratifiées par la Belgique” (Ibid., art. 2).


Dans notre charte figure le soutien indéfectible à la liberté absolue de conscience. C’est pourquoi, la phrase de Simone Weil (“Accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement“) nous invite à parler de Mein Kampf, des intégrismes de tous bords ou de Jean-Jacques Crèvecœur au même titre que de Jacques Dufresne, de laïcité ou d’Umberto Eco. Si notre sympathie individuelle va aux seconds, il nous est important aussi de susciter le débat sur les premiers : c’est sur le secret et les non-dits que se nourrit l’obscurantisme et… l’intolérable.

Si nous parlons donc de Jean-Jacques Crèvecœur sérieusement (en utilisant d’ailleurs plusieurs de ses dispositifs d’influence : référence à des autorités, imagerie, liens vers sites officiels…) et nous veillons à documenter le débat à propos de ses agissements, nous vous offrons aussi le plaisir jubilatoire de sa caricature concoctée par les Snuls : il en va de notre liberté d’expression !

Du coup, pourquoi ne pas appliquer aux vidéos (sérieuses ou parodiques comme celle-ci) le filtre qu’un magazine pour ados propose à ses lecteurs ?

“On parle de 1 O à 15 % de Français qui seraient complotistes. Bref, les complotistes étant nombreux, tu as une forte chance d’en rencontrer. Heureusement, certains indices permettent de repérer un complotiste pour éviter d’entrer dans des discussions qui peuvent vite virer au vinaigre :

      1. On ne peut pas discuter de façon rationnelle avec lui ;
      2. De toute façon si tu n’es pas d’accord avec lui, c’est que tu fais partie du complot ;
      3. Il répond à côté des questions qu’on lui pose, jamais sur le fond ;
      4. Il abuse de formules de type “c’est prouvé”, “la science le dit”, “on a effacé les preuves” et de chiffres farfelus ou qu’il interprète à sa façon ;
      5. Il te dit que c’est à toi de prouver qu’il a tort (ce qui est quasi  impossible) ;
      6. Il est obsédé par la question “à qui profite le crime ?” ;
      7. Il accumule des détails qui pourraient bien être des coïncidences, comme si chacun était une preuve accablante ;
      8. Il fait partie d’une communauté soudée, qu’il cite régulièrement ;
      9. Il est fier de ne pas penser comme tout le monde, affiche même un petit sentiment de supériorité…” [d’après SAVOIRDEVENIR.NET]

  • L’illustration de l’article est extraite du blog l’EXTRACTEUR, site édité par un “collectif informant sur les dangers de certaines pseudo-alternatives en matière de santé, de médecine, d’alimentation. Soutien aux victimes avant tout.

D’autres discours ?

CHENG : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

“S’il a d’abord été connu du public français par ses ouvrages sur la pensée, l’esthétique et la calligraphie chinoises, ses méditations et ses romans, François CHENG a commencé par publier des poèmes et la poésie n’a cessé d’être l’alpha et l’oméga de son œuvre. Le succès éditorial exceptionnel de ses deux derniers recueils (La vraie gloire est ici et Enfin le royaume) s’explique assurément par l’évidence de leur lyrisme généreux, l’élan et la limpidité de l’écriture, son chant profond qui donne accès à une haute spiritualité imprégnée du taoïsme et cependant proche du cœur et des préoccupations de tout un chacun.

Car vivre
C’est savoir que tout instant de vie est rayon d’or
Sur une mer de ténèbres, c’est savoir dire merci

Ces vers par exemple qui expriment un optimisme foncier et lucide résument parfaitement une position existentielle qui apparaît comme un point d’appui pour la conscience occidentale égarée par ses doutes.” [d’après GALLIMARD.FR]

La rhétorique chinoise conçoit le quatrain comme une dramaturgie à quatre temps : le premier vers qui est l’exorde, le deuxième vers qui est le développement, le 3ème vers qui doit marquer un tournant ascendant et le quatrième vers qui doit aboutir à une perspective ouverte.” (François Cheng)


Consens à la brisure
C’est là que germera
Ton trop-plein de crève-cœur
Que passera un jour
A ton insu la brise.

Nous ne te suivrons pas jusqu’au bout, ô chemin !
Le soir nous tient auprès du feu couleur de vigne.
L’horizon des oiseaux migrateurs est trop loin,
Vers l’ouest nous irons, où un lac a fait signe.

 

A l’apogée de l’été
Revient ce qui a été :
Tous les fruits hauts suspendus,
Toute la soif étanchée

 

Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brulée
Nous sait bon gré d’être vivants

in Enfin le royaume (2018)


Grâce à la beauté, le monde n’est nullement un espace neutre, insipide et insignifiant ; l’existence humaine, non plus, n’est nullement un séjour aveugle, sans but ni visée, fermée au devenir et à la possibilité de dépassement. Au contraire, le monde est plein d’attraits et d’appels, plein de signes et de sens. Et notre existence, elle aussi, est chargée de désirs et d’élans, elle va dans un sens et elle a un sens. Déjà en nous-mêmes nous poussons dans un sens, c’est-à-dire, comme je l’ai dit tout à l’heure, nous tendons vers la plénitude de notre présence au monde, à l’instar d’une fleur ou d’un arbre. Et de plus, nous tendons vers d’autres présences de beauté, vers une chance d’ouverture et d’élévation. C’est bien grâce à la beauté qu’en dépit de nos conditions tragiques nous nous attachons à la vie.
Tant qu’il y aura une aurore qui annonce le jour, un oiseau qui se gonfle de chant, une fleur qui embaume l’air, un visage qui nous émeut, une main qui esquisse un geste de tendresse, nous nous attarderons sur cette terre si souvent dévastée.

Œil ouvert et cœur battant :
Comment envisager et dévisager la beauté (2011)


Lire pour dire…

Un projet Freinet : Dans l’air du temps (roman, 2015)

Temps de lecture : 97 minutes >

Sur les hauteurs de Liège, le Groupe scolaire Célestin Freinet – Naniot-Erables ou, plus simplement l’école communale Naniot, pratique la pédagogie Freinet. Ce qui veut dire ? Vous en saurez plus en lisant la suite de cet article. Le projet de fin d’études (primaires !) d’une élève de 11 ans de cette école est transcrit ensuite : un vrai petit roman…

La pédagogie Freinet

“Pédagogie alternative mise au point au début du XXe siècle, la méthode Freinet place les élèves comme acteurs de leurs apprentissages. Elle les invite à chercher, inventer et apprendre par eux-mêmes. Cette pédagogie est reconnue par les responsables de l’enseignement en Belgique comme en France. On y compte un nombre important d’établissements 100% Freinet… et des milliers de professeurs qui s’en inspirent au quotidien. Alors que la pédagogie traditionnelle est centrée sur la transmission des savoirs, la pédagogie Freinet place l’élève au cœur du projet éducatif. Elle prend en compte la dimension sociale de l’enfant, voué à devenir un être autonome, responsable et ouvert sur le monde :

  1. Le tâtonnement expérimental : “C’est en marchant que l’enfant apprend à marcher ; c’est en parlant qu’il apprend à parler ; c’est en dessinant qu’il apprend à dessiner. Nous ne croyons pas qu’il soit exagéré de penser qu’un processus si général et si universel doive être exactement valable pour tous les enseignements, les scolaires y compris“, écrivait Célestin Freinet. Avec la pédagogie Freinet, l’élève apprend grâce à l’expérimentation et non par la reproduction de ce qu’on lui inculque. Il émet ses propres hypothèses, fait ses propres découvertes, construit ses propres savoirs et savoir-faire. S’il y a échec, celui-ci devient formateur, les réussites favorisent la confiance en soi et en sa capacité à progresser par soi-même. La mémorisation, qui ne s’appuie pas sur du par cœur, mais sur l’expérimentation, se fait aussi sans effort.
  2. Un rythme d’apprentissage individualisé : la pédagogie Freinet porte une attention particulière au rythme d’apprentissage de chaque élève. Si dans un premier temps l’enseignant fixe avec la classe une feuille de route collective pour la semaine, ensuite chaque élève définit les tâches et activités qu’il accomplira individuellement, en fonction de ses capacités et de ses objectifs. Il progresse à son rythme.
  3. L’autonomie favorisée : en élaborant son propre planning hebdomadaire, l’élève se prend naturellement en charge, développe son autonomie et se responsabilise. Cette plus grande souplesse encourage à travailler davantage, l’enfant ne comptant pas ses heures pour finaliser un travail qui le passionne. Le professeur établit parallèlement des plannings pour s’assurer que tous les points du programme scolaire ont été travaillés. Toujours dans le sens de l’autonomie, des fichiers de travail auto-correctifs, établis dans les différentes matières, permettent aux élèves de se corriger par eux-mêmes.
  4. La coopération entre pairs : la coopération est au cœur de la pédagogie Freinet. Les travaux de groupes sont ainsi favorisés, quelles que soient les disciplines. Les bénéfices sont nombreux : développer le dialogue, la capacité d’organisation, le sens du respect et de la solidarité, l’autonomie et la responsabilisation. Les élèves peuvent former librement leurs groupes de travail. L’enseignement peut également veiller à ce que les groupes soient assez hétérogènes pour donner toute sa place à l’apprentissage entre pairs.
  5. L’organisation coopérative de la classe : plus généralement, la classe s’organise de façon coopérative. Les entretiens du matin et les nombreux temps d’échange collectifs permettent l’élaboration des règles de vie commune, la régulation des conflits, la mise en place de projets, le partage autour des travaux réalisés. Ces activités de communication développent l’écoute, les compétences orales et la construction de l’esprit critique. Une boîte à idées est souvent déposée dans la classe pour favoriser le dialogue.
  6. La place du professeur : au milieu du XXe siècle, quand Célestin Freinet a expérimenté sa pédagogie alternative, celle-ci s’est symbolisée par la disparition de l’estrade dans la classe. Le professeur ne doit pas dominer la classe, mais se mettre à son niveau. L’autorité n’est plus considérée comme incontournable pour la transmission des connaissances et l’enseignement n’est plus basé sur une relation hiérarchique. L’enseignant est là pour accompagner et donner aux enfants les moyens de se construire un savoir personnel. Il peut même déléguer certaines de ses responsabilités aux élèves.
  7. L’expression libre : dessin, peinture, textes, expression orale ou corporelle… il ne s’agit pas d’imposer un sujet ou un modèle à l’enfant. Pour produire, il va puiser dans ses propres ressources créatives, choisir les sujets et les émotions qu’il souhaite exprimer. La confection d’un journal scolaire est un outil privilégié d’expression libre, tout comme la correspondance scolaire. Les exposés et conférences, dont les thèmes sont choisis par les élèves, trouvent également toute leur place dans la pédagogie Freinet.
  8. L’évaluation formatrice : Célestin Freinet contestait le principe de l’évaluation finale et des examens qui apparaissaient comme l’objectif unique de l’enseignement. L’évaluation doit être formatrice et valoriser les progrès de l’enfant. Le suivi individualisé permet de proposer des consolidations de connaissances et compétences, par le biais de travaux collectifs ou personnalisés.
  9. Quelles différences avec la méthode Montessori ? La méthode Montessori, c’est l’autre grande pédagogie alternative née fondée au début du XXe siècle. Freinet et Montessori ont de nombreux points communs : pédagogies actives visant à développer l’autonomie, elles rendent l’enfant acteur de ses apprentissages et suscitent sa curiosité. Mais elles ont aussi leurs différences. Avec Montessori, l’enfant construit son savoir à travers le jeu. Freinet considère au contraire que le travail est naturel à l’enfant, qui est capable de construire un plan de travail personnel. Nous l’avons vu, avec la méthode Freinet, les élèves apprennent notamment grâce à la coopération, ils se nourrissent les uns les autres. Avec Montessori, l’apprentissage est individuel et se fait grâce à du matériel spécifique, mis à sa disposition.
  10. Un aménagement de l’espace conçu pour favoriser la coopération : l’organisation spatiale d’une classe est intimement liée à la pédagogie mise en œuvre. Avec la pédagogie Freinet, la classe est généralement découpée en 4 aires. Une aire de travail coopératif accueille les projets de groupes. Agencée en îlots, elle est équipée de matériel pour les sciences, le bricolage ou les activités créatrices. Une deuxième aire permet aux élèves de se réunir en classe entière, sans pupitres alignés face au professeur. Placés les uns face aux autres, ils communiquent plus facilement pendant les temps collectifs quotidiens. Un espace de recherche d’information peut aussi être installé. Equipé d’ordinateurs et d’un mobilier destiné à recevoir brochures documentaires, fiches auto-correctrices et autres ressources, il favorise l’apprentissage en autonomie. Dernière aire, la bibliothèque de la classe rassemble des romans, albums, contes, selon l’âge des élèves. L’espace est structuré de manière à faciliter la circulation. L’agencement et le choix du mobilier doivent ainsi être réfléchis en amont pour créer une ambiance conviviale, contribuant au plaisir de se rendre à l’école et d’apprendre.” [d’après CLASSE-DE-DEMAIN.FR]

Dans l’air du temps (roman, 2015)

Publié par l’école en 2015, le roman transcrit ci-dessous est le chef-d’oeuvre d’une élève de 11 ans. “Chef-d’oeuvre” est à prendre au sens donné par la pédagogie Freinet, comme dans le vocabulaire du compagnonnage. Les Compagnons du Tour de France le décrivent ainsi : “Son Tour De France terminé, l’Aspirant doit faire la preuve de sa valeur et de son habileté professionnelle en réalisant un chef-d’oeuvre, c’est-à-dire une maquette de dimensions variables où les difficultés techniques sont volontairement accumulées ; il montre ainsi la possession parfaite de son métier.” Dans le cas qui nous occupe, l’enfant a annoncé le roman comme n’étant que le tome 1 (à quand le tome 2 ?) : la méthode par projet peut avoir du bon…

© Bruno Wesel

Chapitre 1 : Bon, on le fait ou pas ?

– Bon, on le fait ou pas ?! s’impatienta Avril.
– Je sais pas… j’ai peur, répondit Kay. On va voir la couleur que la planète voit le plus rarement ! J’ai pas l’habitude…

Trois adolescents de quinze ans étaient réunis ensemble dans une petite maison abandonnée. Kay, Glani, et Avril.

– Kay ! rétorqua Glani, c’est ça qui est trop génial ! On va voir une couleur exceptionnelle ! Que seules les personnes qui ont l’audace de s’ouvrir assez peuvent voir ! Des personnes comme nous ! Tu ne vas pas renoncer au dernier moment, quand même ?! Du « rouge » ! Tu imagines ?! Allez, fais pas ta chochotte!
– Bon, bon ! Mais on pourrait pas plutôt se faire une simple ligne au lieu de ce signe bizarre ? parce qu’il est drôlement grand…

Avril se pencha vers lui en fronçant les sourcils.

– Kay, dit-elle, ce signe, c’est nous qui l’avons inventé. Tu ne peux pas te contenter d’une simple ligne ! Fais-le pour notre amitié, au moins !

Kay hésita quelques secondes puis, finalement, tendit le bras.

– Chouette-chouette ! dit Glani, ça devient de plus en plus excitant!

Elle tendit le bras à son tour. Avril sortit son petit couteau de poche. Kay déglutit. Avril approcha le canif de son bras. Elle enfonça sa lame tranchante dans sa peau, dessinant le signe. Il poussa un petit cri aigu avant de regarder sa blessure pour constater que la couleur du liquide qui en sortait était magnifique.

– Waouw ! C’ est… c’est woaw ! C’est donc ça du « rouge » ?! Je… waouw ! C’est tellement… Je… peux pas décrire ça… !

Avril et Glani étaient tout aussi subjuguées. Elles ouvraient la bouche comme deux poissons dans un aquarium.

– Mammamia… fais-le moi aussi, Avril !! s ‘exclama Glani.
– Oui, oui. Passe-moi ton poignet !

Glani, elle, ne poussa pas un seul cri mais ressentit un grand froid passer dans sa tête et son dos. Mais peu importe, elle voulait voir cette mystérieuse couleur sortir d’elle-même.

Quand Avril eût fini, Glani fixa pendant deux bonnes minutes le rouge puissant qui coulait abondamment de sa peau. Quand elle décrocha enfin le regard de sa blessure, elle regarda Kay et ricana :

– T’as vu ?! j’ai pas poussé de petits cris stupides, moi !

Avril et Glani virent que la couleur de peau de Kay se fonça. Il était affreusement gêné.

– Glani ! s’exclama Avril, j’ai peut-être tout simplement poussé la lame un peu trop fort dans sa peau, c’est tout ! Laisse-le tranquille !
– C’était pour rire… grogna Glani.
– Bon, allez, lança Kay, visiblement plus à l’aise, à toi Avril !

Avril, elle, ne pensait pas trop au mal que cela lui procurerait, ni à la couleur qui jaillirait de sa peau (même si elle la trouvait exceptionnellement belle).

Elle pensait au signe. Au lien d’amitié qu’elle allait avoir avec ses amis, et cela, pour toujours. Dès que leurs signes se seraient touchés et que les paroles auraient été prononcées, elle savait que ce signe tracé dans sa chair serait très important pour elle.

Elle tendit le bras à Kay. Quand il eut fini, Avril frissonna d’excitation.

– Je vous promets de ne jamais vous faire du mal volontairement. Et si par mégarde, je vous en fais, je m’en excuserai directement. Vous aurez pour toujours, de maintenant à ma mort, de l’importance pour moi.

Ils récitèrent cela, tous ensemble en se collant le symbole dégoulinant de sang les uns contre les autres.

Chapitre 2 : En rang !

– En rang !

La maîtresse de Kay, Avril et Glani n’était pas de bonne humeur. Comme toujours. Comme toutes les maîtresses. En fait, c’est comme si elles n’avaient pas d’humeur. Elles se ressemblaient toutes. Sévères, sérieuses, autoritaires comme le demandait le règlement universel.

– Miss Mawa ! Vous croyez que je ne vous ai pas vu sautiller ?! Vous me recopierez vingt fois “je me tiens droite dans un rang” ! À la prochaine remarque, je ne serai pas aussi tolérante !
– Oui, Mme Penoc. Merci, Mme Penoc, répondit Avril, timidement.

Et ils commencèrent donc à marcher, comme des petits soldats vers leurs salle de classe. Avril ne l’aimait pas. Il n’y avait jamais eu que des punitions avec cette maîtresse. Mais elle savait aussi qu’elle lui devait respect et obéissance. Pourtant, est-ce que sautiller était manquer de respect ? Apparemment, il ne fallait pas se poser toutes ces questions, comme le lui avaient souvent dit ses parents. Bref, sa maîtresse s’appelait Mme Penoc et n’aimait personne. Comme toutes les maîtresses. Leur apparence était très importante aussi. Robe droite et noire, cheveux gris toujours attachés en chignon serré, jamais plié, toujours les mains derrière le dos et surtout, jamais de sourire. Une fois, dans le deuxième pays, un petit garçon avait surpris sa maîtresse esquisser un sourire. Pas un sourire narquois, qui veut dire “n’essaye même pas de dire quoi que ce soit“. Non. Un amical, celui qui réchauffe le cœur, celui qu’on aime voir. Mais elle avait été punie par la loi pour mauvaise éducation ! Mme Penoc, on pouvait lui faire confiance. Jamais elle n’esquisserait ni même, ne penserait à faire le moindre sourire !
D’ailleurs, en parlant d’elle, elle venait de faire une déclaration qui réveilla Avril de ses pensées.

– Pour honorer la découverte de M. Onsonn, qui n’est autre qu’une grande grotte souterraine, nous allons nous rendre dans celle-ci. Attention, cela ne se produira qu’une fois dans votre vie alors je vous conseille de profiter. Et surtout, ne touchez à rien ! C’est un endroit extrêmement salissant. Voilà, nous partirons demain. Préparez votre tenue “anti-salissant” !

Les trois amis échangèrent un regard enthousiaste. Les sorties scolaires étaient extrêmement rares. De plus, c’était dans un endroit non-civilisé, ce qui voulait dire qu’on l’avait laissé dans son état naturel. Et, ça aussi, c’était rare !

Le lendemain, ils se retrouvèrent donc tous devant l’école, équipés de leurs tenues spécialisées. Avril ne put se retenir de sautiller pendant le trajet en car a-g (anti-gravité) en essayant de ne pas se faire repérer par Mme Penoc. Glani, elle, lui serrait le poignet pour l’empêcher de commencer à danser ou autre chose du genre dans le car. Elle en serait capable, elle le savait ! Même sous le regard scrutant de la maîtresse tant détestée, elle en serait capable. Kay, quant à lui, restait dans son coin. Il n’aimait pas beaucoup ça, les sorties scolaires. Surtout si c’était pour s’enfoncer à cinquante mètres de profondeur sous la terre. Il préférait être en sécurité. Mais il trouvait tout de même ça chouette !
La petite sautilleuse arborait un large sourire.

– Vivement là-bas ! YOUPIIIII ! cria Avril, ne pouvant retenir sa joie.

Glani devint toute rouge et serra la bouche pour se retenir de péter un câble.  Voyant son visage, Avril voulut lui demander ce qui se passait. Mais elle se tut immédiatement quand elle remarqua tous les regards braqués sur elle. Tous les élèves s’étaient tu, s’attendant à entendre d’une minute à l’autre Mme Penoc lui infliger une punition à couper le souffle, comme à chaque fois. Mais, à la grande surprise de tous, rien ne se produisit. Avril tourna lentement la tête vers l’extrémité du car, là où se trouvait normalement Mme Penoc.
Mais non. Rien.
Elle leva le cou pour scruter le car du début à la fin mais aucun signe de Mme Penoc. Tout à coup, des murmures s’élevèrent dans tout le car.

– Où est-elle passée ?
– J’en sais rien !
– Mais enfin, elle n’est plus là ?
– Elle a disparu !
– Misère !
– J’y crois pas… vous pensez qu’elle est morte ?

Ils continuèrent de s’inquiéter se demandant ce qu’il fallait faire. Quand, tout à coup, un élève cria tout bas :

– Eh ! Elle est là!

Ils se retournèrent tous en même temps pour vérifier si ce n’était pas une mauvais blague.

– Qu’est-ce qui vous prend ? dit Mme Penoc, visiblement de retour.
Avril essaya de voir par où sa maîtresse était arrivée si soudainement. Quand elle le devina, elle rit dans ses mains pour que personne ne l’entende.

– Glani, Kay ! leur chuchota-t-elle, elle était aux toilettes !!!

Les autres visiblement soulagés de voir qu’elle n’était pas morte comme l’avait supposé un certain Forg, ne cherchaient pas à savoir d’où elle était arrivée bien qu’ils trouvaient ça intrigant.
Mais celle qui fut le plus soulagée, ce fut Avril ! Pour la première fois de sa vie, une institutrice laissait ses élèves deux minutes tous seuls et ce fut pendant ces deux minutes qu’elle décida de crier sa joie ! Elle était vraiment destinée à y aller à cette sortie scolaire ! Gla ni lui donna des coups de coude, qui la réveillèrent de ses pensées.

– Eh ! Avril ! dit elle, on est arrivé !

Chapitre 3 : Le car a-g émit un vrombissement…

Le car a-g émit un vrombissement avant de déployer son escalier par terre.

– En rang ! cria Mm. Penoc avec son air sévère habituel, et plus vite que ça!

Bien évidemment, elle ne faisait pas cette remarque à Avril qui, elle, ne  s’était jamais autant dépêchée pour faire un rang. Pendant que tous les élèves suivaient Mme Penoc en descendant les escaliers, Kay – qui était rangée avec Avril – lui prit le bras et le serra très fort dans sa main. Quand ils entrèrent dans la grotte, un monsieur vint à leur rencontre.

– Bonjour et bienvenue dans une des plus anciennes grottes de l’histoire. Je serai votre guide tout au long de notre expédition. Je vous conseille de retrousser vos manches si vous voulez toucher la terre ou les roches. Ce serait un privilège pour vous de pouvoir sentir entre vos doigts de telles matières ! Tous étaient estomaqués, même Mme Penoc. Toucher de la terre? À main nue? Ce qui était sûr, pensa Avril, c’est que si cela dépendait de sa maîtresse tant détestée – et d’ailleurs, de toutes les maîtresses – jamais on ne leur laisserait toucher quelque chose d’aussi salissant que la terre, et surtout pas à main nue!
Mais ce qu’il proposa ensuite fut carrément inimaginable.

– Vous pouvez également prendre des appareils photos qui vous seront distribués. Pour cela, il faut faire la file derrière la table, juste ici, derrière moi !

Mme Penoc poussa un grognement pendant que tous s’extasiaient et chuchotaient entre eux.

– Magnifique ! dit Glani, qui était rangée derrière Avril et Kay. Des appareils photos! On va pouvoir en faire plein !!!
– Vous avez vu la tête de Mme Penoc? ricana Kay, tout bas, elle a l’air vraiment fâchée !

Avril, elle, ne disait rien. Elle fixait le vide, comme si elle ne pouvait pas décrire ce qu’elle ressentait et qu’elle cherchait les mots. Ses doigts se mirent à frémir. Ses amis savaient que cela n’allait pas tarder.

– Magnifique ? s’écria-t-elle, mais c’est mille fois mieux que ça ! Vous n’imaginez pas la chance qu’on a ?!

Elle continuait de s’extasier pendant que tous ne cessait de pousser des “Magnifique !” ou des “Démentiel !” ou des” Wow !“jusqu’à ce que Mme Penoc, n’en pouvant plus de tant d’ondes positives, dise froidement :

– Je pense que si vous ne vous taisez pas i-mmé-dia-te-ment, je vous infligerai à tous une punition digne de moi.

Elle avait dit ça d’un ton si sec, du genre qui coupe le souffle, qu’on entendit un silence qui, lui aussi, coupa le souffle.

– Bien, dit le guide, troublé lui aussi par la froideur expérimentée de Mme Penoc, je voudrais une file par ordre alphabétique, de A à Z, pour ceux qui veulent prendre des appareils photos. Tous les élèves se ruèrent pour former une file. Quand ils eurent tous leurs appareils en main, le guide leur fit un signe de la main pour qu’ils se rangent devant lui. Et la visite commença.
Ils avancèrent d’abord dans une grande grotte puis s’engouffrèrent dans une autre, plus en profondeur. C’était très étroit mais cela ne semblait déranger personne à part peut-être Mme Penoc et les institutrices des autres classes. Elles, bien au contraire, semblaient regretter d’être venues. Dès qu’elles devaient toucher de la terre, ne serait-ce que pour s’appuyer dessus avec la main pour ne pas tomber, elles fronçaient leur nez et serraient la bouche comme pour ne laisser sortir aucun grognement.
Avril prenait soin de tout photographier dans les plus petits détails. Kay, lui, regardait attentivement et photographiait rarement. Il semblait embarrassé et répétait sans cesse “il y a vraiment trois kilomètres de terre juste au dessus de nous ?” Il parlait à voix haute… Parce que oui, le guide avait autorisé les écoliers à parler ! Mme Penoc, Mme Gourdain, Mme Ortille et Mme Martyr semblaient de plus en plus se sentir mal. Avril était certaine que les professeurs se feraient renvoyer si la direction de l’école apprenait comment se passait cette sortie scolaire.
Enfin, ils débouchèrent dans une salle immense, remplie de stalactites et de stalagmites. Cela formait parfois d’ immenses statues d’argile. Mais le plus impressionnant, ce fut de voir les trous creusés partout. On aurait dit des passages secrets. Il y en avait vraiment énormément. Pas au sol, seulement au “mur” et au “plafond”.

– J’imagine que vous avez remarqué toutes les minis grottes au-dessus de nous, commença le guide. Elles sont encore à explorer. Chacune d’elles contient sûrement l’objet de nouvelles recherches !

Le guide les laissa admirer longtemps pour photographier cet endroit hallucinant de cinquante mètres de haut. Ainsi, ils s’éparpillèrent un peu partout.

– J’y crois pas les amis ! souffla Glani à Kay et Avril, tout excitée. C’est super chouette-chouette !
– C’est surtout, très, très, très impressionnant, dit Kay d’une voix mal assurée. Vous avez vu tous ces… passages ?!
– C’est vrai que cet endroit est vraiment impressionnant, rétorqua Avril, sans quitter des yeux la magnifique salle ornée de tous ses passages secrets. De plus, continua-t-elle, le guide est vraiment… enfin… il laisse beaucoup de liberté !

Elle avait dit ça en empoignant son appareil photo et prenant son trentième cliché.

– Il faut ab-so-lu-ment que je prenne en photos toutes les minis grottes ! dit-elle sérieusement.

Glani et Kay se regardèrent.

– Tu sais, commença Glani, tu ne pourras pas photographier tout ce que tu vois. Et encore moins tous les trous qui se trouvent ici. Il y en a plus de cent!
– Rhoo, mais c’est pas grave! protesta Avril, je photographierai la moitié !

Ses deux amis, toujours pas convaincus, décidèrent d’aller un peu voir autre part. Tout le monde était dispersé un peu partout dans la grande salle. Puis, le guide, à l’aide de son sifflet, leur demanda de le rejoindre. Avril, qui n’avait pas entendu le sifflet et non plus remarqué que les autres partaient, resta seule, continuant de prendre des clichés de tout ce qu’elle voyait.

– Kay, elle est où Avril ? questionna Glani qui était rangée dans le rang, d’un ton paniqué.
– Je pense qu’elle est devant, lui répondit ce dernier en levant la tête pour vérifier.

Mais il y avait des garçons – et d’ailleurs, des filles aussi ! – plus grands que lui dans le rang.

– Je vois rien ! s’exclama-t-il.

Glani le regarda avec insistance. Mais il se contenta de répondre :

– Et puis, elle a quinze ans tout de même ! Elle sait se débrouiller !

Glani ne sut que répondre à cet argument et décida de penser qu’elle était devant.
Retournons à présent auprès d’Avril. Elle avait fini par comprendre qu’elle était en retard mais avait décidé que cet endroit méritait plus d’attention. En plus, pour la première fois, les institutrices n’avaient même pas vérifié si
quelqu’un ne suivait pas. Elles avaient trop hâte de sortir de ce “trou“, comme elles l’appelaient. Elle chantonna un petit poème tout bas en continuant de photographier.
Ce fut alors qu’elle entendit un bruit répétitif. Un bruit qu’elle n’aurait pas pu entendre si elle avait suivi le troupeau. Elle regarda autour d’elle.
Cela venait d’un des passages secrets.

Chapitre 4 : Un petit “bip” se répétait…

Un petit “bip” se répétait sans cesse. Avril s’approcha doucement de la  mini-grotte d’où provenait ce bruit. Elle remarqua qu’elle était légèrement plus profonde que les autres. Et plus basse de plafond également. Si elle se mettait sur la pointe des pieds, elle pouvait juste avoir ses yeux dans l’encadrement. C’est ce qu’elle fit. Alors, en plus d’entendre le bip, elle vit une petite lumière rouge clignoter.
Puis, elle prit tout simplement une photo du passage et partit en trottinant rejoindre le groupe.

Chapitre 5 : Les trois amis…

Les trois amis étaient installés sur le lit de Kay et papotaient de leur journée.

– Franchement les gars, je trouvais cette journée géniale ! dit celle qui n’avait pas arrêté de prendre des clichés, quelle chance on a eu !!!
– Mouais, tu nous as tout de même fait une de ces peurs tout à l’heure ! dit Kay, grognon. On se demandait si tu étais devant ou toujours dans cette immense salle. Heureusement, tu nous as vite rejoints ! Qu’est-ce que tu faisais?

En pensant à cela, Avril regarda l’appareil photos qui lui avait été offert en se demandant si elle devait leur montrer la mystérieuse photo qu’elle avait prise pendant qu’ils s’inquiétaient. Mais elle se ravisa. Elle préférait d’abord en parler à ses parents, par précaution.

– Heu… ben… je prenais des photos, dit-elle en s’empressant.

Les deux autres ajoutèrent quelques “non, sans blague” puis il fut l’heure de rentrer chez eux, sous peine de punition. Enfin, Avril pouvait parler à ses parents. Sa mère était installée dans le divan, buvant sa tisane. Ses yeux regardaient dans le vide. Comme tout le monde, elle avait des yeux bleus perçants mais ceux-ci lui allaient particulièrement bien. Ceux de son père passaient le journal en revue.

– Heu… papa, maman ?

Les deux concernés levèrent la tête vers elle, intrigués.

– Oui ? Quelque chose ne va pas ma chérie? demanda d’abord sa mère.

Son père, lui, ne dit pas un mot mais la fixa intensément. Comme s’il sentait une nouvelle grave. Sa fille cherchait ses mots en tortillant une mèche de ses cheveux. Qu’allait-elle dire? Qu’elle n’avait pas suivi le groupe? Qu’elle était
restée toute seule dans une salle qui lui était inconnue? Elle n’avait pas le choix.

– Et bien voilà, commença-t-elle, j’ai photographié une lumière que j’ai vue dans une entrée souterraine. Elle était accompagnée d’un” bip“. Et… je me demande ce que c’était…

Elle vit ses parents se jeter un bref regard puis ils lui ordonnèrent d’aller chercher son appareil.
Quand elle revint, l’objet concerné dans la main, sa mère lui prit aussitôt.

– C’est celle-là, dit Avril. Vous ne trouvez pas ça bizarre ?

Le front de son père s’était plissé ainsi que ses yeux.

– Lanou chérie, dit-il, apporte-moi ma machine pour détecter les objets volumineux dans le noir.

Il n’avait pas cessé de regarder le cliché une seule seconde. Avril, elle, c’était son père qu’elle n’arrêtait pas de regarder. Était-ce grave ? Cailloux – c’était le prénom de son père – passa la main dans ses épais cheveux fer. Mais quand il releva la tête, il ne paraissait pas inquiet. Au contraire, il semblait plutôt content.

– Voilà.

Sa mère, Lanou, avait dit ça comme si une chose en même temps excitante et grave allait se passer. Avril, plus inquiète à présent mais plutôt curieuse, se pencha vers l’objectif du D.O.V.N (détecteur d’objets volumineux dans le noir). Elle y distingua une forme étrange, comme une “petite” cabine de téléphone. Et la lumière qu’elle avait vue provenait du coin de l’objet presque invisible.

Ses parents regardèrent à leur tour dans l’objectif. Une lueur d’excitation se lisait dans leurs yeux. Mais leurs visages étaient sombres.

– Tu crois que… ? commença la mère d’Avril.
– J’en suis sûr, répondit Cailloux, ferme.

Ils se tournèrent alors vers leur fille. Celle-ci était troublée par les  événements et surtout par la réaction de ses parents à la vue de la photo. Elle cherchait le sens de tout ça quand ils lâchèrent :

– Il faut qu’on parle.

Chapitre 6 : Ils étaient tous les trois…

Ils étaient tous les trois assis autour de la table de la salle à manger. Avril attendait impatiemment les explications de ses parents. Son père la fixait, sans la quitter des yeux. Comme s’il essayait de lui transmettre quelque chose par la pensée.

– Ce n’était pas comme ça, avant, dit-il.

Elle chercha à comprendre. Sa mère continua avec plus d’explications.

– Notre quotidien, nos habitudes, nos méthodes de travail… tout ça, tout ça.

Elle avait l’air embarrassé. Avril était de plus en plus perdue.

– Venez-en droit au but, je ne comprends pas.

Lanou et Cailloux échangèrent un regard inquiet, puis son père se tourna vers elle et commença à parler longuement :

– Nous savons que tu éprouves un grande passion pour tout ce qui sort de l’ordinaire…

Elle approuva d’un signe de tête.

– Eh bien, justement, l’extraordinaire de maintenant, c’était l’ordinaire, avant.

Avril cligna des yeux.

– Tu veux dire qu’ils se scarifiaient tout le temps pour voir couler leur sang et voir la couleur… rouge ?

Sa mère soupira.

– Je crois qu’il faut que tu lui expliques vraiment clairement, Cailloux.
– Bien. Avant, tout était en… couleur. Tout. Mais pas seulement les couleurs qu’on a ici. Pas seulement le noir, le gris, le blanc, le bleu perçant de nos yeux et le rouge. On pouvait mettre des habits comme on voulait, le rouge – comme des autres couleurs inimaginable – se voyaient partout, sur les bonnets, les armoires, les lampes…

Il n’eut pas le temps de finir que sa fille éclata de rire.

– Franchement, j’y ai cru une bonne milliseconde ! Vous devez encore un  peu vous entraîner pour faire une farce à votre fille ! HAHAHAHahaha…

Mais, voyant que ses parents ne rigolaient pas le moins du monde, elle arrêta immédiatement de rire et devint livide.

– Quoi ?! s’exclama-t-elle, en bondissant de sa chaise.

Ses yeux cherchaient plus d’informations. Elle respirait vite, les poings serrés. Pourtant, son père restait toujours impassible.

– Oui. Et même, il y a des couleurs dont tu ne connais même pas l’existence. Des couleurs encore moins accessibles que le rouge. Avril voulait poser des milliers de questions mais quand elle ouvrit la bouche, son père continua de parler, sans y prêter attention.

– Des couleurs, si puissantes que si tu en voyais une pendant quelques secondes puis qu’elle disparaissait ensuite, tu deviendrais folle de ne plus pouvoir l’observer. Des couleurs… inimaginables !

Il y eut un silence de mort. Avril en profita pour enfin parler.

– Pourquoi toutes ces couleurs si magnifiques, comme tu les appelles auraient disparus ?! Ça n’a pas de sens !

Nouveau silence, pas plus joyeux que le dernier.

– Justement, commença Cailloux, cette cause, on la connaît bien. Même très bien…

Avril voulut lui sauter au cou pour qu’il aille plus droit au but. Quant à sa mère, Lanou, elle ne l’avait pas regardée depuis sa dernière repartie. Elle tenait sa tasse nerveusement en tapant sans cesse ses ongles dessus. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle n’était pas à l’aise. Mais pour le moment, Avril regardait son père avec insistance, tremblant un peu.

– Dis-moi tout ! C’est quoi la cause ?! C’est quoi ?!
– Il ne faut pas dire quoi, dit Cailloux, mais plutôt, qui…

Là, la moutarde de l’impatience montait au nez d’Avril.

– Alors QUI ?! QUI ?!
– On les nomme les Blackmen.

Chapitre 7 : Les quoi ?

– Les quoi ?! demanda Avril, intriguée.
– Les Blackmen, lui répondit sa mère.

Sans perdre de temps, l’intriguée posa encore une de ses nombreuses questions.

– Qu’est-ce qu’ils ont fait?

Cailloux et Lanou échangèrent un regard et hochèrent la tête.

– Évidemment, j’imagine que tu connais les Colors Of Life et leur célèbre chef, Malvéni ? dit son père, avec ses yeux d’azur, ces scientifiques qui nous guident et nous dictent ce qu’on doit faire ou pas ?

– Heu, oui, évidemment… Tout le monde les connaît et les respecte.

Nouveaux regards entre ses parents. Sa mère prit une énorme inspiration et déclara :

– Ce sont eux.
– Je ne pense pas. Tu sais, maman, il nous ont conseillé à tous d’utiliser la pollution. Ils disent que c’est très bien pour la planète !
– C’est bien la dernière chose à faire pour la planète, tu sais !

Sa mère avait dit ça avec colère, comme si c’était de sa faute. Mais elle continua :

– Ce sont des personnes maléfiques qui n’ont qu’un seul mot à la bouche : argent, argent, argent et argent ! D’après toi, est-ce que le monde est joyeux !?

Avril ne savait pas quoi répondre. Elle ne trouvais pas ce monde triste. Sévère, mais pas triste. Sa mère la regardait comme si, si elle ne donnait pas la bonne réponse, elle lui en voudrait. Elle bafouilla quelques mots.

– Ben, heu… oui.. enfin… oui… heu… je… oui.
– Eh bien, figure-toi que non ! pesta sa mère. Il est horriblement triste ce monde !

Soudain, elle se leva de sa chaise. Sa fille crut d’abord qu’elle allait crier ou pester quelque chose mais, bien au contraire, elle prit un air plus doux et continua :

– La Terre manque beaucoup trop de ses couleurs, de ses parfums, de ses justices… Tout ça existait bel et bien il y quelques milliers d’années. Mais plus maintenant. Plus en trois-mille-quatre-cent-vingt-deux.

– Peut-être que le monde a changé mais… c’est en bien, non ?!

Avril regretta d’avoir posé la question. De toute évidence, cela n’était pas en bien. Son père poussa un soupir tandis que sa mère regardait encore dans le vide, comme si elle préparait ses mots. Mais Cailloux interrompit le cours de ses pensées.

– Tu n’as pas besoin de tout lui expliquer en détails. Elle comprendra bien quand elle le verra .
– Pardon ? Qu’est-ce que je verrai ? demanda leur fille précipitamment.

Juste après qu’elle eut posé la question, Lanou la prit dans ses bras. Et sanglota.

– Ecoute, dit-elle, nous… nous n’en avons pas la certitude mais nous pensons, ton père et moi que… la mystérieuse chose que tu as vue pourrait peut-être… empêcher tout cela… mais, mais… oh, Cailloux, dis-lui la fin!

Avril n’avait jamais vu sa mère dans un tel état. Son cœur tambourinait comme jamais. Comme elle l’avait compris, il s’agissait de quelque chose de vraiment important. Elle se tourna alors vers son père.

– Bien, soupira-t-il, je vais te la dire, la fin. Tu ne te rends sûrement pas assez compte, mais le monde a vraiment changé en mal. Tout ce que tu aimes ici, était habituel, avant. La concernée essayait d’imaginer dans sa tête ce qu’il voulait décrire mais n’y arriva pas. Elle ne voyait que son monde à elle, celui qu’elle ne trouvait pas si triste que ça… Son père, prit une grande inspiration, ferma les yeux et dit :

– Nous allons t’envoyer dans le passé pour que tu répares tout ce qui s’est passé.

Avril sentit son cœur s’arrêter de battre.

– Quoi ?! s’exclama elle. Je peux savoir comment et pourquoi ?
– Comment ? Par la machine que tu as aperçue…
– Mais je ne vais tout de même pas…
– Pourquoi? Parce que même si c’est à cause des Blackmen que notre Terre est noire, les premiers gestes destructeurs de la Terre viennent du passé. On appelait ça des guerres. Mais celles dont je vais te parler sont plus précisément des guerres mondiales. Il y en a eu cinq en tout. Nous voulons que la quatrième et la cinquième ne se produisent pas. Et toi, TU vas les empêcher d’advenir.

Chapitre 8 : Il y eut toute une affaire au tribunal…

Il y eut toute une affaire au tribunal pour que la famille Mawa puissent visiter seule la grotte découverte par Mr Onsonn. Le chercheur ne voyait pas pourquoi cette famille ne pouvait pas attendre, comme tout le monde, jusqu’à ce que la grotte soit bien fouillée et inspectée. Finalement, il décida d’accepter mais à la seule condition que la famille Mawa le paye. Bien évidemment, les parents d’Avril payèrent sans broncher. Même s’ils devaient y verser tout leur argent, ils le feraient. Lanou, Cailloux et Avril s’en fichaient pas mal. Entre sauver leur planète ou sauver leur argent, ils n’hésitaient pas une seule seconde. Cependant, tout ne pouvait pas être parfait. Les parents d’ Avril avaient bien fait promettre à celle-ci de n’en parler à personne. Elle cachait donc un lourd secret à ses amis. Avril avait beau supplier ses parents de pouvoir leur dire, rien n’y fit. Mais elle pensait également au voyage. Elle ne se voyait pas du tout le faire seule.
Mais aujourd’hui, sa petit famille et elle allaient vérifier si c’était bien ce qu’ils pensaient : qu’une machine à remonter dans le temps était dans la grotte.
Avril reconnut tout de suite la grande entrée de celle-ci. Elle avait pris tellement de photos, avait tellement regardé dans chaque recoin les moindres détails, qu’elle pourrait refaire tout le chemin sans aucune aide. Mais par précaution, ils avaient tout de même pris une carte.

– Quelle immensité ! s’exclama sa mère. OOooooh… j’ai tellement hâte !

Elle prit les épaules de sa fille en laissant couler une petite larme. Avril ne savait distinguer si c’était une larme de joie, de tristesse ou, encore, les deux.

Son père, lui, avait les mains sur les hanches et admirait, comme sa fille,  chaque détail qu’il voyait.

– Bon, commença-t-il, il faudrait peut-être y aller. Lipip (c’était un surnom que Cailloux avait donné à sa fille), tu es certaine que tu pourrais nous retrouver l’endroit exact où tu as pris la photo ?
– Sûr, répondit celle-ci.
– Alors, c’est parti !

Et ils s’engouffrèrent tous les trois au fond de la grotte. Avril reconnut tout de suite le chemin et fut même vexée qu’on ait douté d’elle.

– C’est par là ! Puis après, on tourne à gauche !
– Tu as une fameuse mémoire pour une fille de quinze ans ! dit sa mère en rigolant.

Mais son rire s’interrompit pour remplacer un cri d’exclamation. Ils venaient d’arriver dans la grande salle.

– Mon Dieu… que c’est… magnifique… immense… impressionnant.

Lanou commença à sauter en poussant des petits cris en s’agrippant au cou de Cailloux tandis que celui-ci étendait un large sourire au milieu de son visage. Il prit ensuite sa ” petite ” Lipip – quinze ans, tout de même ! -dans ses bras.

– Maintenant, c’est à toi.

Elle avala sa salive. Maintenant qu’elle était devant ces centaines d’entrées, elle n’était pas sûre à cent pour cent de savoir montrer la bonne. Heureusement qu’elle avait pensé à prendre son appareil photo, là où était mémorisé le cliché. Elle le sortit de son gros sac et se pressa de le retrouver parmi tant d’autres.

– C’est celle-là ! dit-elle, en pointant son doigt sur la photo concernée. Donc, l’entrée est plus grande que les autres et plus près du sol aussi. Et…

Elle vit alors un détail qu’elle n’avait pas remarqué auparavant. C’est comme si le contour de la grotte avait été creusé à la pelle. Comme si des personnes étaient déjà venues… Mais bon, pour le moment, ça ne l’intéressait pas. Avril murmura un petit poème pour calmer son cœur qui tambourinait. Elle balaya alors toute la grande salle souterraine des yeux. Elle ne vit rien de ce qui ressemblait à la photo quand soudain… Bip, bip, bip…

– C’est quelque part par là ! s’exclama-t-elle en pointant du doigt le côté gauche de la salle. Écoutez le petit bruit ! Vous l’entendez?

Ses parents tendirent l’oreille puis hochèrent de la tête pour dire qu’ils avaient bel et bien entendu. Ils partirent ensemble vers la gauche explorer tous les coins. Quand soudain…

– Avril, Cailloux ! Venez voir !

lis coururent vers Lanou. Devant elle se trouvait l’entrée. Elle n’avait pas bougé d’un poil.

– C’est bien celle-là, non ?! s’enquit la mère d’Avril. C’est bien la bonne entrée ?

Avril s’empressa de ressortir son appareil photo et poussa un petit bruit aigu.

– Oui ! C’est bien celle-là !

Soudain, un terrible silence régna dans la grotte. Ils échangèrent des regards.

– Il ne nous reste plus qu’à y entrer… dit Cailloux en inspirant de l’air. Y entrer et sauver le monde !

Il prit sa fille dans ses bras et la monta dans l’entrée. Elle se recroquevilla pour arriver à s’y introduire.

– Tout va bien? demanda Lanou, inquiète.
– Oui, oui. Je dois juste me mettre à plat ventre et ramper pendant quelques secondes puis j’arrive près de la machine… si c’en est une.

Et sans attendre que ses parents aient le temps de dire quelque chose, elle se faufila à l’intérieur du trou. Il y faisait sombre et humide. Pendant qu’elle  s’était engouffrée dans le “passage secret ” le bip avait cessé. Les habits d’Avril étaient couverts d’argile et ses coudes endoloris. Les quelques secondes avaient duré plus de temps qu’elle ne le pensait. Au moins cinq bonnes minutes.
Mais maintenant, elle était dans une salle beaucoup plus petite que la précédente. Le sol était plat mais le plafond de la petite salle était voûté. Plongée dans le noir complet, elle cria à ses parents :

– Vous m’entendez !? Venez !!

Elle attendit quelques minutes puis entendit arriver Lanou et Cailloux, faisant la grimace, couverts d’argile.

– Ma Lipip ? demanda son père, les bras devant lui essayant de retrouver sa fille à tâtons. Où es-tu ?
– Ici, ici. Juste en face de toi.
– Heureusement que j’ai sorti ma lampe de poche avant de plonger dans la mini-grotte, se vanta sa mère, sinon, on était obligés de refaire le chemin en sens inverse pour pouvoir allumer la lumière ! Attention, j’allume ! Un, deux et… trois !

Puis on entendit un clic et soudain la lumière apparut. Toute la famille Mawa avait fermé les yeux, redoutant ce qu’ils allait voir ou, justement, ne pas voir. Avril retint sa respiration et ouvrit les yeux. Elle hoqueta.
La toute petite salle était décorée d’immenses peintures. Elles recouvraient absolument toute la salle. Mais la chose la plus impressionnante fut l’énorme machine qu’elle vit apparaître sous ses yeux. Une grosse boîte de métal avec deux longues antennes pointées vers le plafond. Bien sûr, elles n’avaient pas l’air neuves. Une couche d’argile recouvrait la boîte. Et des stalagmites y avaient fait leurs nids. Des petits plic ou ploc retentissaient toutes les trois secondes. Les deux parents d’Avril se décidèrent à ouvrir leurs yeux. C’est ainsi que la famille Mawa découvrit la machine à remonter dans le temps.

Chapitre 9 : Mon Dieu…

– Mon Dieu…

Cailloux avait la bouche entrouverte et semblait sur le point de pleurer. Pareil pour sa femme. Quand à leur fille, elle avait commencé à danser et sauter en chantant :

– On l’a trouvé, on l’a trouvé, on l’a trouvé, on l’a…

Mais sa chanson s’interrompit quand elle se souvint pourquoi il fallait tant cette machine. Elle allait devoir monter dedans, aussi seule qu’un chat errant. Et elle s’imaginait, toute seule dans le passé à ne rien connaître. Avril fixa le vide, s’imaginant dans quelle situation elle serait puis fondit en larme.

– Je ne veux pas y aller ! Ou alors, venez avec moi !! S’il vous plaît ! Jamais je ne serai capable de sauver le monde. Et encore moins seule ! Ne me laissez pas monter là dedans !

Ses parents la prirent aussitôt dans leurs bras en la serrant de toutes leurs forces.

– Ma Lipip, ma chérie, dit son père avec douceur, je comprends parfaitement. Et si nous pouvions y aller ensemble, nous le ferions. Mais nous sommes placés sous haute surveillance. Sous la surveillance des Blackmen. En fait… ils savent que nous savons. Normalement, nous aurions dû rejoindre leur camp mais ta mère et moi, nous avons pris une autre identité. Ils ont fini par nous retrouver et nous les avons supplié de rester avec toi. Le moindre geste pourrait nous être fatal. Autant pour nous que pour toi.
– Je suis aussi placée en surveillance ?
– Non, mais si nous faisons quoi que ce soit, ils pourront s’en prendre à notre famille. Et il est hors de question qu’on touche à toi.
– Mais…
– Il n’y a pas de mais. Et puis, si tu veux, tu n’es pas obligée de le faire maintenant, ce voyage. Tu peux attendre encore quelques années, le temps que tu grandisses encore un peu.

Mais l’idée de savoir qu’elle pourrait connaître son passé, vivre son passé ne la quitterait plus. Elle voulait partir cette année, ce mois. Mais Avril continua d’insister pour que quelqu’un l’accompagne.

– N’y a-t-il personne qui pourrait y aller avec moi ?
– Je crois que si, dit sa mère, songeuse. Mais alors, il serait hors de question de lui révéler pourquoi et où tu l’emmènes.
– Tu crois que je pourrais emmener Kay et Glani ?! s’exclama Avril en sautant de joie. Mais ce serait fabuleux ! Que dis-je, merveilleux !
– Tu es certaine que ce serait une bonne idée, Lanou chérie ? demanda Cailloux en se tournant vers sa femme. En plus, ils pourraient avoir tous les deux un choc émotionnel en découvrant où ils ont atterri. Et qu’est-ce qu’on dira à leurs parents? Non, désolé, cela ne va pas être possible.
– Mais si, je crois que… , commença Avril.

Mais son père l’interrompit d’un geste de main.

– Tout ça, on s’en occupera en dernier. Le plus important, maintenant, c’est de savoir si notre machine est capable de fonctionner.

Il tourna autour de l’objet en question. Cailloux observa trois petites lumières sur la machine. Éteintes.

– Lipip, tu avais vu une de ces lumières allumées et entendu un bip répétitif, c’est bien cela ? (Elle acquiesça) Cela voulait donc dire qu’elle était en état de marcher. Normalement, elle devrait toujours l’être !

Il se frotta le front. Et puis se tourna vers Avril en la regardant avec ses yeux azur.

– Avais-tu fait quelque chose de spécial pour que la machine se mette en marche ?

– Et bien, non. Rien de spécial. Je me suis juste tue. Et j’ai pris beaucoup de  photos. Peut-être que, subitement, elle s’est remise en marche, comme ça, par magie.
– Tu n’as rien fait d’autre ? C’est insensé…

Ils restèrent ainsi tout les trois là à essayer de trouver la solution. Puis Avril ajouta tout bas :

– J’ai aussi récité un poème tout bas. Un poème qui correspondait à la situation. Je parlais de beauté. De beauté du monde, de ce qui nous entoure. Bien évidemment, c’est ridicule. Un poème ne peut pas refaire marcher une machine à remonter dans le temps ! Absurde !

Et elle commença à rire d’elle même.

– Non, je ne crois pas que ce soit absurde, dit Lanou, encore une fois, le regard dans les nuages.

Avril déglutit.

– Je dois le prononcer?
– Pourquoi pas ? répondit sa mère.

Elle prit une profonde inspiration et se répéta le poème dans sa tête. Il ne fallait surtout pas qu’elle oublie une seule parole. Elle ouvrit la bouche et prononça :

Comment faire,
avec cette si jolie Terre,
comment faire
pour ne pas l’aimer?
L’abandonner ?
non
Nous savons qu’il n’y a rien de plus beau que la Terre.
Tout se joue dans l’air,
dans l’atmosphère.
Chaque partie,
chaque endroit compte.
Et j’espère que personne n’est contre…

Un silence affreusement lourd tomba dans la grotte. Rien ne se produisit.

– Je vous l’avais dit, dit Avril en soupirant c’était trop beau pour être vrai.
– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Lanou. On ne va tout de même pas abandonner !

Cailloux et Avril échangèrent un regard qui voulait dire “que faire d’autre ?!
Puis… “bip, bip, bip” Une des trois lumières sur l’engin s’alluma. Une lumière rouge clignotante.

– Alléluia ! s’écrièrent-ils tous en cœur.

Cailloux prit Avril dans ses bras musclés et sa femme sous son épaule. Il y eut subitement une sacrée fête dans la grotte.

– Elle marche ! Elle marche ! dit le père d’Avril, la larme à l’œil. Tu te rends compte, Avril ? Ce qu’on avait attendu, ta mère et moi, il y a tellement longtemps est enfin sous nos yeux !

Chapitre 10 : Depuis une semaine déjà…

Depuis une semaine déjà, la famille Mawa avait trouvé l’engin. Bien sûr, Avril n’en avait pas dit un seul mot à ses amis. Et chaque instant passé avec eux lui donnait l’impression qu’il fallait vraiment qu’ils viennent avec elle.

– Je vous en supplie. Je ne pourrais pas partir sans eux.

Chaque jour, Avril se lamentait en suppliant ses parents d’emmener Glani et Kay. Mais rien n’y fit… Jusqu’au jour où ils étaient tranquillement installés  dans leur salon, chacun lisant son livre.

– Cailloux, mon amour, demanda Lanou en levant la tête de son livre, tu ne voudrais pas aller deux minutes dans la bibliothèque avec moi ?
– Bien sûr. À quel sujet ?
– Tu verras bien.

Avril avait également levé la tête de son livre et regardait sa mère d’un air interrogateur.

– J’imagine que je ne peux pas vous accompagner ?
– Tu as tout compris, lui répondit sa mère avec un ton doucereux.

Et elle empoigna la main de son mari et ils se dirigèrent vers la bibliothèque. Lanou ouvrit les grosses portes lourdes de la salle pleine de livres et les referma derrière elle et son mari. À l’intérieur, il la regarda de son regard habituel, ferme et calme.

– Que voulais-tu me dire de si important ? Évidemment, je me doute que ça a rapport avec notre projet de remonter Avril dans le temps ?
– Oui… heu… effectivement, lui répondit Lanou, quelque peu intimidée par son regard. D’ailleurs, je voulais te parler d’Avril. Je sais bien qu’elle est forte mais pas assez pour… enfin…
– Pas assez forte pour y aller toute seule ? Tu sais bien ce que je pense. C’est impossible qu’elle soit accompagnée. Impossible.
– Je ne crois pas que tu comprennes, lui répondit la mère d’Avril, sèchement. Ce qui est impossible, c’est qu’elle soit seule ! Et puis, ce n’est pas toi qui décides. Enfin, c’est nous deux. Et j’ai changé d’avis, je veux qu’elle soit accompagnée. Et par un de ses amis.

C’était une des premières fois qu’elle tenait vraiment tête à son mari. À présent, c’était elle qui le regardait avec ses si beaux yeux azur. Son mari, ne sachant que répondre, se contenta de :

– Mais comment allons-nous faire? Il y a l’école et leurs parents
dans l’histoire ! On ne peut pas les supprimer !?
– C’est vrai que tout cela est compliqué mais personne ne se doute de rien ! Ni l’école, ni leurs parents ! Nous n’avons qu’à inventer un mensonge gros comme la lune et ils nous croiront ! Tu ne crois pas ?

Cailloux réfléchit, la main dans ses cheveux gris ferraille. Il soupira et ajouta :

– Tu as sans doute raison. Demain, on ira parler à Kay et Glani.

Le lendemain, c’était le lundi dix-sept avril, Avril se précipita vers ses amis et leur demanda haletante :

– Vous vous souvenez du cours sur l’électro-magnétique ? (ils répondirent oui, en se demandant pourquoi cette question) On pourrait aller en savoir plus ! J’ai vu l’annonce d’un stage ! Ce serait trop cool !

Elle sourit autant qu’elle put quand elle se souvint que le cours d’électro-magnétique, ses amis détestaient cela. Ils la regardaient d’ailleurs en grimaçant.

– L’électro-magnétique ? demanda Gay, en fronçant le nez. Désolée, il n’y a que toi pour aimer ça !
– Je confirme, continua Glani, ce sera non merci pour nous.
– Ha-ha-ha, c’était une blague, se rattrapa leur amie, en fait – elle se rapprocha d’eux et chuchota – c’est un stage où on teste toutes les nouveautés interplanétaires. Mais il faut faire croire à Mme Penoc que c’est pour quelque chose d’intelligent, qui nous servira plus tard : l’électro-magnétique.

– Wow ! s’exclama Glani qui remplaça vite sa grimace par un visage  rayonnant, je ne savais pas que tu pouvais être aussi rebelle, Avril ! Tu sais que si un maître ou une maîtresse est au courant de cela, on sera renvoyé sur le champ ? Mais bon, moi je ne suis pas contre…

Yes ! Déjà Glani ! pensa Avril.

– J’aurais adoré, mais c’est vraiment trop imprudent. Vous avez pensé à nos parents, qu’est-ce qu’ils nous feraient subir? Je n’ose même pas imaginer.

Avril entendit ces paroles et pensa à quelque chose. Elle avait vu seulement une seule fois le père de Kay mais il n’était guère amical. Il l’ignorait proprement ou alors la regardait mais aucune réaction n’apparaissait sur son visage. Glani et Avril ne lui en parlaient pas. Par contre, elles lui demandaient parfois s’il avait une mère. Mais Kay trouvait toujours quelque chose pour éviter de répondre et ses amies avaient fini par abandonner la partie. Et quand ils parlaient des parents, ce n’était guère en termes agréables.

– Mes parents à moi sont d’accord. Ils n’auront qu’à mentir aux vôtres.

Avril avait dit ça avec assurance et Kay et Glani la regardaient, subjugués.

– Tes… tes parents sont d’accord ? lui demanda Kay. C’est quoi ça pour des parents ?

Mais Avril ne fit pas attention à sa remarque et continua :

– Alors vous venez ou pas ? Cela ne durera que…

Oui, c’est vrai ça, combien de temps cela durera ? Mais elle devait jouer le tout pour le tout.

– Cela durera environ deux mois !

Ils répondirent qu’ils allaient en parler à leurs parents. Glani avait un peu d’espoir, Kay aucun.

– Je vous le dis et redis, cela est impossible que mon père accepte. Mon père, c’est tout le contraire de tes parents, Avril.

Il avait essayé d’être impassible mais une pointe de tristesse s’entendait dans sa voix. Avril aussi, avait une pointe de tristesse. À vrai dire, elle n’avait pas non plus beaucoup d’espoir pour Kay. Mais elle préférait espérer. Et pour Glani, il y avait au moins une chance. Ses parents travaillaient dans une usine de fabrication d’électro-magnétique. Ils seraient sûrement content que leur fille s’y intéresse. Mais la partie n’était pas gagnée pour autant.

Chapitre 11 : Je ne peux pas…

– Je ne peux pas.

Ses deux amies s’attendaient un peu à cette réponse mais furent profondément déçues quand même. Et cela fendit le cœur d’Avril.

– On pourrait aller parler à ton papa ? suggéra Glani, peu convaincue elle-même par sa proposition.

Mais Kay fit un non énergique de la tête.

– Surtout pas ! Ce serait l’horreur de l’horreur ! En plus, ne faisons pas comme si c’était pour sauver le monde ce que nous faisons ! C’était simplement pour s’amuser un peu. Si je ne peux pas ce n’est pas si grave, dit-il en se tournant vers Avril.

Elle était sur le point de pleurer. Pas comme si nous allions sauver le monde ? Il ne croyait pas si bien dire ! S’il ne venait pas avec elles, elle aurait l’impression de l’avoir trahi. Soudain, elle se souvint que ce n’était pas sûr pour Glani non plus.

– Et toi ? dit-elle précipitamment en se tournant vers son amie. Tu viens?
– Hein, heu…

Avril prit une inspiration. Si Glani ne venait pas, elle serait seule. Quand ses parents lui avaient dit qu’elle pouvait emmener ses amis si elle voulait, elle pensait que tout s’arrangerait bien et qu’ils viendraient tous les deux avec elle. Mais les choses étaient plus compliquées que cela, apparemment.

– C’est bon, j’ai compris. Aucun de vous deux ne peut venir…
– Hein, quoi?! s’exclama Glani. J’ai jamais dit que je ne pouvais pas venir ! Moi, mes parents ont accepté !

Une grande chaleur s’empara d’Avril. Glani allait l’accompagner ! Elle sauta en l’air en poussant un grand “YEEES” mais se ravisa en pensant à Kay.

– Ho, je suis désolée, je… enfin…

Mais Kay n’avait pas l’air trop triste. Il secoua ses cheveux brun clair dans ses mains.

– Ne t’inquiète pas, Avril. Aller là-bas ne me réjouissait pas trop trop. Vous savez que je n’aime pas… enfin, je préfère être en sécurité.

Il étendit un grand sourire. Avril savait que si elle leur avait dit où ils allaient vraiment, il aurait été encore moins chaud. Elle savait que Kay n’aimait pas trop l’aventure. Il ajouta :

– La seule chose pour laquelle je suis triste, c’est que je ne vais plus vous voir pendant deux mois !

Glani poussa un petit “Ooooh !” signifiant qu’elle était touchée. Et tous les trois, ils se firent un gros câlin. Au bout d’un moment, Kay se retira de l’étreinte.

– Pas trop de câlins sinon des cons vont encore dire que je suis homo.

Ses amies levèrent les yeux au ciel et allèrent en classe.

Chapitre 12 : C’est quoi cette machine ?

– C’est quoi cette machine ?! Sérieux, tu peux m’expliquer Avril ?!

Glani avait la bouche entre-ouverte et les sourcils froncés. La famille Mawa avait un air sombre mais ne disait rien et ne répondait à aucune des questions de l’amie d’Avril. Ils entouraient tous la boîte métallique. Avril fit un pas vers celle-ci et y récita son poème, malgré la pointe qu’elle avait au cœur. Quand elle eut terminé, la lumière rouge s’alluma ainsi que le petit bruit répétitif qu’elle connaissait. Elle vit son amie la regarder, interloquée. Puis, Lanou prit la main de sa fille et la regarda dans le blanc des yeux.

– J’ai confiance en toi. Et tu n’es pas obligée de réussir. Tout peut arriver mais la seule chose que je veux, c’est que tu reviennes. Toi et Glani. À vous deux, vous allez y arriver.

Et elle embrassa Avril sur le front. Puis, Avril se tourna vers son père. Il avait le regard doux et encourageant. Cela soulagea un petit peu la nervosité qu’avait Avril. Depuis le départ de sa maison à la grotte, elle n’avait pas arrêté d’entendre son cœur battre la chamade pendant que Glani faisait des blagues sans se douter de rien. À présent, la fille qui ne se doutait de rien regardait sans cesse son amie et chaque recoins de la grotte voûtée en se mordant la lèvre.

– Expliquez-moi, s’il vous plaît, supplia-t-elle.

Avril regardait son père, intensément. Sans rien dire, elle le comprenait. Le visage de Cailloux avait un léger sourire, ses yeux étaient confiants et le reste de son visage paraissait fier. Mais Avril sentit soudainement un grand froid lui parcourir le corps. Kay n’allait pas les accompagner, il n’allait pas faire une grande aventure comme elle et son amie. Non, il allait rester seul, dans son petit monde triste. Mais avant qu’elles aient pu dire quoi que ce soit, elle ou Glani, les parents d’Avril posèrent les bras sur leurs épaules. Lanou, tenant celles de Glani ne cessait de lui répéter “tu es courageuse, nous avons confiance en toi, nous te soutenons et si tes parents savaient, ils te soutiendraient sûrement. Tu es une fille formidable, Glani, aie confiance…” et Cailloux, à sa fille “Tu prendras bien soin de Glani ? Et de toi ? Promets-moi que tu ne nous oublieras pas… Et n’oublie pas ta mission…“. Et il déposa un doux baiser exactement au même endroit où l’avait déposée sa mère, sur son front.
Avril voulut lui répondre que jamais elle ne les oublierait, qu’elle penserait à eux à chaque instant mais son cœur était tellement serré qu’elle n’avait plus de voix. Ce qui suivit se passa à toute allure. Lanou appuya sur un bouton que sa fille n’avait pas vu auparavant (il était tout en haut de la machine) et une partie de la boîte se décolla, formant une entrée pour Avril et Glani dans la machine. Avril avança, craintive, vers celle-ci et sentit tout à coup une main la faire avancer un peu plus vite. Glani et elle se trouvaient à l’intérieur quand les parents d’Avril leur firent un signe d’encouragement de la main. Mais le moment le plus tétanisant pour les deux jeunes filles fut quand, de nouveau, Lanou appuya sur le même bouton qui fit se refermer tout doucement l’entrée. Avril regarda sa mère lui sourire. Une larme coula sur sa joue. Cailloux la regarda une dernière fois. De ses yeux bleu. “Courage, disaient-ils. Courage ma chérie. On pensera aussi souvent à toi qu’on respire. On sera toujours là.

– Papa ! Maman ! cria Avril, le visage débordant de larmes, tandis que la porte se refermait.

Avril et Glani étaient plongées dans un noir d’encre quand elles entendirent des vrombissements, les mêmes que dans le car a-g, sous leurs pieds. À ce moment précis, Avril sentit qu’elle était plus prête que jamais à réussir sa mission.

Chapitre 13 : Avril était recroquevillée…

Avril était recroquevillée par terre et avait dormi quelques heures. Le froid du sol métallique transperçait son collant noir. Elle essaya de s’enrober dans sa robe noire (à vrai dire, toutes les filles de son âge portaient la même tenue tous les jours. Les collants et la robe étaient également accompagnés d’un chapeau noir et de petites bottines dont vous vous devinez très certainement la couleur). Elle était prête à s’assoupir quand elle sentit le souffle chaud de Glani sur sa nuque.

– Glani ?! Qu’est-ce que tu fais dans ma chamb…

Mais à l’instant où elle ouvrit les yeux, la faible lumière qui habitait sa chambre au petit matin était remplacée par un noir intense.

– Ho mon Dieu… comment ai-je pu oublier ?! Glani, Glani, Réveille- toi !
– Romprf…
– Aide-moi à trouver ma lampe de poche ! Il faut qu’on sorte d’ici !

À présent, Avril était debout et cherchait à tâtons sa lampe tandis que Glani se levait machinalement.

– J’ai fait un drôle de rêve, cette nuit. J’ai rêvé qu’on retournait dans la grotte puis, il y avait une machine bizarre et tes parents nous ont violemment poussés dedans et…
– Ils ne nous ont pas “violemment poussés” dedans ! Il ne fallait pas non plus qu’on y reste des heures sinon je me serais découragée à le faire et…

Mais elle se tut, devinant, malgré le noir, la mine effarée de son amie.

– Pardon ?! C’était donc vrai ?! Et là, on est où ? Toujours dans cette machine de malheur ? C’est un nouveau moyen de transport ?!
– Glani, hum… , commença Avril.

Mais elle sentit sous ses doigts quelque chose qu’elle recherchait justement.

– La lampe ! Je l’ai !

Et, en un clic, une lumière orange apparut dans l’endroit confiné.

– Argh… , s’étrangla son amie, c’est pas… c’est pas… possible!

Elles regardaient, toutes deux, l’intérieur de la machine. Ses quelques centaines (ou peut-être même, milliers) de boutons étaient impressionnants.

– Va falloir trouver quel bouton correspond à l’ouverture, dit Avril, en soupirant.

Glani leva les yeux vers elle, effrayée.

– Et qu’est-ce qu’il y aura dehors? On sera où?

Avril tortilla dans sa main une mèche de ses cheveux ondulés. Son sourire d’excitation de tout à l’heure s’était transformé en un visage embarrassé dont les yeux évitaient ceux de son amie.

– Oh, Glani… je sais pas si ce que je vais te dire va te réjouir, t’exciter ou si, au contraire, tu vas m’en vouloir toute la vie et que tu ne voudras plus jamais me parler… Promets-moi que tu me parleras encore un peu…

Soudain, au grand étonnement de la jeune fille embarrassée, son amie fit une mine compatissante et lui sourit.

– Bien sûr que oui, je te reparlerai tant que tu veux ! Tu crois quoi ?! Que parce que ma meilleure amie m’a emmenée dans une machine bizarre et envoyée je ne sais où, je vais te faire la gueule ! Je suis sûre que tout le monde a quelque chose à se faire pardonner !

Glani avait dit ça avec un peu trop de connaissance en la matière mais Avril ne jugea cela pas important. Elle savait tout de même que Glani ne savait pas qu’elle avait (normalement) atterri dans le passé, et qu’elle allait certainement réagir autrement dès qu’elle s’en apercevrait. Mais c’était mieux qu’Avril lui dise maintenant.

– Bon, alors je vais te dire où on est… nous sommes dans le passé…

Un silence lourd tomba dans la boîte en métal. Glani avait plissé les yeux mais ne regardait pas Avril. Elle regardait le plafond de la machine, qu’elle savait désormais, à remonter dans le temps. Pendant bien cinq grosses minutes elle resta ainsi, sous le regard inquisiteur de son amie. Mais au bout des cinq minutes, Glani ouvrit enfin la bouche.

– Cherchons le bouton pour ouvrir cette satanée porte.

Chapitre 14 : Avril avait d’abord ouvert…

Avril avait d’abord ouvert la bouche et écarquillé les yeux puis s’était mise au travail. Ensemble, elles appuyaient sur tous les boutons possibles. Il y en avait de toutes sortes. Certains boutons produisaient une alarme, d’autres servaient de l’eau et de la nourriture. Le plus étonnant pour les deux jeunes filles fut quand Avril appuya sur un gros bouton bleu azur (ils étaient tous de la même couleur) et que quelque chose de bizarre retentit dans leurs oreilles. C’était comme si quelqu’un parlait mais en même temps, d’une autre manière. Elles n’avaient jamais entendu quelqu’un parler de cette manière. C’était très doux, très agréable.

– Peut-être qu’on parle comme ça dans le passé, souffla Glani. C’est tout de même une bizarre manière de dire les choses…

Même si Avril aimait ça, elle appuya de nouveau sur le même bouton et la personne qui parlait se tut aussitôt. Glani était déjà partie “plus loin” (il n’y avait pas vraiment la place pour partir loin). Elle appela Avril.

– Eh, regarde ça. (Avril s’approcha de son amie) On dirait notre carte du monde mais il y a plein de lignes partout et d’écritures. On dirait qu’il y a plein de pays, c’est marrant. Certainement pour faire une blague… En plus, le nom de nos deux pays sont sur cette carte aussi ! Tu as vu ? L’ Angleterre
et la Russie !
– Je ne crois pas que ce soit une simple blague, Glani. Si ça se trouve, il y avait vraiment des millions de pays et… oh, mais regarde!

Elle pointa son doigt vers le plafond de la machine. Un gros bouton rouge qu’elle n’avait pas vu auparavant s’y trouvait.

– Tu as vu ? Il est rouge ! s’exclama Glani, qui avait eu l’attention attirée par le bouton. C’est trop génial ! Tu crois que quelqu’un a fait sécher du sang dessus ?

Avril, qui était plutôt de petite taille (un mètre soixante), essaya de toucher ce que Glani pensait être du sang séché. Mais le plafond quelque peu haut, l’empêcha de l’atteindre.

– Peut-être que toi, Glani… Tu peux essayer?

Evidemment, Avril savait très bien que ce n’était pas du sang séché. Comme le lui avait expliqué son père, dans le passé, il n’y avait pas que le sang qui était rouge. Son amie leva donc sa main et elle y arriva (un mètre soixante-cinq, tout de même !). Elle le toucha faiblement puis, d’un coup, appuya dessus. Une fumée grise qui piquait les narines arriva de tous les côtés de la machine. Paniquée, Avril laissa tomber sa lampe en l’éteignant en même temps. Les deux filles se recroquevillèrent l’une contre l’autre au fond de la machine. Avril ouvrit la bouche pour pousser un cri qui signifiait “à l’aide” mais la fumée lui piqua affreusement la gorge et elle toussa. Elle se contenta de serrer fort Glani contre elle. Et son amie faisait de même. Mais tout d’un coup, un vent frais vint frôler sa peau et elle sentit l’affreuse fumée disparaître. Elle ouvrit à moitié un œil et là… la porte était ouverte.

Chapitre 15 : À présent, Avril…

À présent, Avril avait les yeux grand ouverts, braqués vers la sortie. Glani aussi avait fini par les rouvrir. Elles étaient toujours entrelacées.

– Je n’y crois pas…

Avril avait les larmes aux yeux. Son père lui avait vulgairement menti. Effectivement, la porte de la machine était ouverte. Mais dehors, le néant était présent. C’était pire que dans son présent, chez elle. Dehors, on ne voyait qu’un noir profond et intense.

– Avril, commença Glani, si on essayait de… sortir ?

Sans lui répondre, Avril se leva et fit un pas vers la sortie. Glani fit comme elle. Mais Avril resta là, pétrifiée.

– Glani, tu pourrais me passer ma lampe de poche ?

Son amie s’abaissa et ramassa la lampe qui roulait par terre.

– Tiens.
– Merci.

Un nouveau petit “clic” retentit. Les deux amies aperçurent alors un sol.

– Avril, dit Glani, horrifiée, ce n’était pas le sol de la grotte… tu as vu ?! C’est… c’est de l’herbe !

Avril avait effectivement remarqué. Une boule surgit soudain dans son ventre. “Ça y est”, pensa-t-elle, “on y est… on est dans le passé…

– Tu croyais que c’était une blague ? Qu’on n’allait pas vraiment dans le passé ? demanda-t-elle à son amie.
– Non, non… c’est juste… impressionnant. Mais, tu as vu ?! Si on n’allume pas la lumière, c’est le néant total !

C’était vrai. Mais maintenant que la lumière était allumée, c’était exactement comme chez elles. Noir, gris et des reflets blancs.

– On avance?

Glani avait dit ça dans la terreur. Les deux filles étaient dans la terreur de mettre un pied sur “le passé”. Mais au bout d’un moment, elles se prirent la main, et avancèrent, avancèrent, avancèrent, jusqu’à la limite de la machine. Elles se regardèrent et sautèrent dans le passé.

Elles avaient enlevé leurs bottines et leurs bas pour avoir un vrai contact avec la Terre. L’herbe était bizarrement fraîche. Ensuite, sans un mot, elles s’étaient allongées et s’étaient profondément endormies.

Chapitre 16 : Avril Réveille-toi !

– Avril ! Avril Réveille-toi !

Glani la secouait pour la réveiller.

– Tu ne vas pas y croire ! J’ai l’impression que je suis folle ! Avril ! Réveille-toi ! Je t’en prie ! J’ai peur !

Avril entrouvrit les yeux avec mollesse. Mais quelques secondes après, ils étaient grands ouverts. Elle faillit faire un arrêt cardiaque. De même pour Glani qui n’arrêtait pas de parler et de pleurer.

– C’est quoi ce bordel ?! Je… je comprends rien ! C’est tellement différent ! C’est magnifique ! Je deviens folle ou quoi ? Dis-moi que je ne rêve pas ! Et puis… oh, Avril ! Explique-moi ! Pourquoi il y a tout… ça !?

Avril ne répondit pas, trop obsédée par ce qui se présentait sous ses propres yeux. Des collines vert vif à perte de vue noyées dans la faible lumière orange de l’aube, c’est ça qui se présentait sous ses yeux. Quelque chose que, même les personnes les plus habituées à la véritable couleur (peut-être vous), seraient choquées devant une telle beauté. Sans compter les oiseaux qui chantaient, le ruisseau qui coulait et le grillon qui grésillait. Tout était bien trop parfait pour les deux amies.

– Je crois que je vais devenir folle ! Comment a-t-on fait pour que cette si jolie Terre devienne aussi triste que ce que nous connaissons ?

Glani était en pleurs et Avril ne tarda pas à l’imiter.

– Tu ne m’avais rien dit ! s’écria Glani en versant un flot de larmes. Tu le savais ? C’est une aventure, qu’on soit dans le passé mais… aucune explication !? Tu te rends compte du choc que je viens d’avoir ?

Avril essaya de s’excuser de toutes ses forces mais elle se rendit compte qu’elle pleurait, elle aussi, à chaudes larmes.

– Glani, je… suis désolée. C’est vrai que je savais que c’était différent de chez nous mais jamais je n’aurais imaginé que ce serait à ce point… moi aussi j’ai eu un choc tu sais ?

Son amie qui était furax et qui marchait dans tous les sens en se serrant la tête dans les mains il y a quelques secondes, s’arrêta soudainement et ses larmes cessèrent. Elle prit une grand bouffée d’air et vint se poser près d’Avril (qui était toujours par terre) et se mit en boule.

– C’est vrai. On est toutes les deux choquées. Je ne… je ne voudrais pas manquer de respect à un adulte mais… Je crois que tes parents sont… un peu cinglés, non ?!

Il y avait une légère agressivité dans la fin de sa phrase, comme si Avril ne pouvait répondre que par “oui“. Cependant, cette dernière n’en fit rien.

– Ils ne sont pas cinglés. Ils nous ont envoyées ici pour une raison. Une vraie.
– J’espère bien pour eux et pour nous ! se révolta Glani, qui se mit illico la main sur la bouche. Ho, désolée, je suis un peu agressive. On est sous le choc. C’est normal qu’on se querelle, j’imagine ! Mais c’est tellement… comment en est-on arrivé là ? Je veux dire, à notre présent. Avril, je sais que tu sais. Tu ne pourrais pas me le dire ?

L’interpellée la regarda. Avril avait terriblement envie de lui dire. Mais encore une fois, ce n’était pas elle qui pouvait décider.

– C’est vrai que je sais. Mais… je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour le moment.

Toutes deux se turent et regardèrent le paysage. Quelques minutes s’écoulèrent.

– On fait quoi maintenant ? demanda Glani. On reste au milieu de ces collines ?
– C’est quoi des “collines” ? se contenta de lui répondre Avril, intéressée.
– Heu, c’est ce qui est juste devant nous. répondit timidement Glani. Les bosses que tu vois. C’est ça, des collines.
– Comment tu savais, toi?!
– Ho, heu comme ça.
– Ah. Ok. Mais tu as sûrement raison. On peut pas rester ici. Tu crois qu’il y des tours en métal comme chez nous, ici dans le passé ? Ou alors, c’est partout comme ça?
– Je crois que non… Ils ont sûrement des maisons et des grands bâtiments. Et des collines. Il faut juste aller voir un peu plus loin pour trouver la ville.

Avril acquiesça de la tête.

– On va faire ça. Par où on va ?

La question était bonne. Une vue panoramique d’au moins cinq kilomètres carrés s’étendait devant elles. Glani poussa un soupir de découragement.

– N’importe. De toute façon, ça nous amènera bien quelque part, non ?!
– Oui ! Allez, c’est parti !

Et les deux jeunes amies s’élancèrent vers quelque part, dans l’espoir que ça les mènerait vraiment vers quelque chose d’intéressant. Elles avaient remis leurs bas et leurs bottes et marchaient, malgré la chaleur qui tapait dans leur cou. Mais elles ne s’en souciaient guère, trop intéressées par les gouttes qui perlaient sur leurs front.

– J’ai jamais eu de l’eau qui surgissait de moi ! s’exclama Avril, surprise. Tu es sûre que j’en ai ? Et mais… toi aussi tu en as !

Avril et Glani ne cessèrent de suer et bientôt, une odeur nauséabonde leur arriva. L’eau commença à se répandre partout sur leur corps, de leur tête à leurs pieds. Et toujours accompagnée d’un parfum désagréable. De plus, Avril avait pris un sac avec tout que ses parents avaient jugé utile de prendre. Apparemment, bien des choses étaient utiles.

– Avril, je commence à en avoir marre, dit Glani en s’asseyant par terre. Cela fait plusieurs heures qu’on marche. Certes, le paysage est magnifique mais… tu ne crois pas qu’on devrait s’asseoir quelques minutes ?
– Tu as raison. Je me sens morte. Je n’avais jamais fait autant d’efforts de toute ma vie.

Et elle se laissa tomber à côté de son amie et enleva ses bas et ses bottes, ce qui lui procura un grand bien être. Pourtant, quelques minutes plus tard, quand il fut temps pour Avril et Glani de partir, elles entendirent un bruit sourd approcher. Il était rauque et puissant.

– Qu… qu’est-ce que c’est? s’inquiéta Avril en se relevant. Ça se rapproche! Vite, Glani, cachons-nous!

Mais l’étendue de collines n’offrait aucune cachette et les deux amies restèrent plantées comme deux poteaux. Le bruit se rapprochait… et, tout d’un coup, les amies virent apparaître un gros parallélépipède rectangle jaune décoré de fleurs roses avancer vers elles.

– Et mais… c’est pas le truc super ancien qui permet d’avancer un peu plus vite qu’à pied ? émit Glani.
– Ho ! Oui ! C’est vrai! Ça voudrait dire que, normalement… il y a des gens !!!! Faisons-leur signe !!

Avril étendit grand les bras en les faisant aller de droite à gauche. Mais Glani n’en fit rien.

– Ben, Glani ?! s’étonna Avril, lève les bras !

Mais Glani ne bougea pas d’un pouce.

– Il en est hors de question ! On peut se débrouiller toutes seules ! Tu veux faire confiance à des inconnus ?

Interloquée, Avril insista.

– Mais… c’est toi-même qui trouvais qu’on faisait beaucoup d’efforts ! Ils pourraient nous conduire à la ville sans qu’on fasse le moindre effort !
– Ça se voit que tu n’as jamais été dans ce qu’on appelle une voiture ! pesta Glani. Il faut faire plein d’efforts ! Les voitures prennent toutes les bosses possibles! Et tu crois sûrement que c’est très confortable ?! Qu’il y a des grands sièges ?! Mais non ! Ce sont des petits sièges miteux !

Avril regarda sombrement son amie.

– Je me demande où tu as appris tout ça. Et je m’en moque que ce ne soit pas confortable. Je vis une aventure, moi ! Je sors de mon nid !

Et elle leva de plus belle son bras. Le bruit se rapprochait, ainsi que la machine jaune. Et juste quand il arriva à la hauteur des filles, il s’arrêta. Une fenêtre s’ouvrit, laissant apparaître un vieux monsieur tenant un gros guidon, avec une petite casquette rouge (Avril la contempla) et un tee-shirt blanc trop petit pour lui. Il avait au bord des lèvres une cigarette. Juste à sa droite, une femme avec une grosse touffe de cheveux gris, pas plus jeune, qui louchait un peu, leur souriait. Avril était pétrifiée de voir des adultes dans un tel état. Mais trop excitée par l’aventure, elle se contenta de lui rendre son sourire. Puis, elle regarda son amie et lui fit un signe de la tête qui signifiait “allez, ils n’ont pas l’air méchant !” Et sans attendre sa réponse, elle se tourna vers les vieilles personnes.

– Bonjour, madame, monsieur. Nous sommes perdues et nous voudrions gagner la ville la plus proche… Pourriez-vous nous accompagner? Bien sûr, nous vous remercierons, dit-elle.

Et elle enleva le sac de son dos, l’ouvrit et le fouilla. Elle n’avait pas encore bien regardé dedans mais Avril s’était souvenue qu’il y avait de l’argent. Lanou et Cailloux lui avaient dit : “Nous sommes sûrs que tu en auras besoin un moment ou l’autre. C’est l’argent des ancêtres… fais-y extrêmement attention !” Elle dénicha une pochette et entendit le cliquetis de la monnaie. Mais le vieux monsieur leva les mains.

– Pas de ça, jeune fille, commença-t-il d’une voix rauque. Je ne sais pas d’où vous venez mais ici, c’est gratuit !

La femme à côté de lui fit oui de la tête et recommença à leur sourire.

– Bon, dit Avril, estomaquée. Vous êtes sûrs que… vous ne voulez rien ? Parce que j’ai plein de choses ! Regardez ! Des pommes, des couvertures…
– Taratatata ! dit la femme, déterminée en faisant “non” de la tête. Nous avons tout ce qu’il nous faut ! Bon, vous montez ou pas?

La fille au sac regarda Glani, pleine d’espoir. Et à sa grande surprise, Glani dit tout de suite :

– Oui ! Bien sûr ! Merci beaucoup, madame, monsieur !

Le vieux à la casquette rouge leur ouvrit la porte de derrière et les deux amies sautèrent à l’intérieur de la voiture jaune. Quelques minutes après, Avril comprit que Glani n’avait pas tort en disant que ce moyen de transport n’était pas des plus agréables. Elle mit sans arrêt ses mains devant sa bouche pour s’empêcher de vomir.

– Et bien, mam’zelle ! dit le conducteur, ça ne vous réussit pas trop la voiture ! Mais dites, vous ne nous avez encore dit vos petits noms !
– Moi, c’est Avril! dit cette dernière, et elle, c’est Glani !

Glani devint toute rouge et lâcha un petit rire.

– Ne l’écoutez pas, c’est un prénom imaginaire que nous avons inventé dans un bête jeu. Non, non en vrai je m’appelle… Jeanne! Je m’appelle Jeanne !

La femme tourna la tête vers elle.

– Très joli nom! Glani est… très… marrant! Vous avez une belle imagination pour inventer un nom pareil !

Avril, ne comprenant pas pourquoi Glani avait menti sur son prénom, s’indigna.

– Glani n’est pas un nom “marrant” ! C’est un nom très joli ! Jeanne, par contre, est très bizarre! Et je dois aussi dire que…

Mais son amie l’interrompit d’un coup de coude. Avril la regarda, choquée, en essayant de comprendre. Mais le regard de son amie, insistant, la fit taire.

– Bon, Joseph, commença la femme, d’une voix forte, tu sais où tu nous emmènes ?!
– Rhoo… moi, je suis la route !
– Bon, ben, tu prends la carte qui est… juste là (elle ramassa une carte qui se trouvait par terre) et tu suis !

Joseph grogna quelque chose comme “ben fais-le, toi” et ouvrit une grande carte.

– Nicole, tu t’es trompée ! C’est la carte du monde! Ralala…

Avril et Glani, aussitôt interpellées, levèrent les yeux vers la carte.

– La… la carte du monde ? demanda Avril. On peut la voir?
– Bien sûr, dit le vieil homme, vu qu’elle ne nous sert à rien !

Quand Avril l’eut en main, elle reconnut tout de suite la carte qu’elle avait vu dans la machine. Elle la tendit à son amie.

– Eh, tu as vu !? chuchota-t-elle, c’est exactement la même que celle qu’on a vue dans la machine ! Ça prouve que ce n’est pas une blague !

– Tiens, oui, c’est vrai. Bizarre!
– Bon, ben voilà mesdemoiselles ! Nous sommes arrivés à la ville de Washington !
– Non ! s’écria Glani si soudainement que Avril bondit de son siège. Enfin, je voulais… non, reprit-elle, d’un ton plus calme. On ne pourrait pas plutôt aller dans une autre ville, Avril ?
– Mais Glani, pourquoi pas dans celle-là ? lui demanda Avril. Nous n’avons pas le temps de choisir la ville qui serait la mieux pour nous !

Son regard était insistant. Pourquoi Glani était-elle si bizarre depuis qu’elle était dans le passé ? se demanda Avril. Son comportement avait changé. En même temps, être ici, dans un moment de l’histoire qu’on n’aurait pas dû connaître, ça fait un choc. Et il avait dû être encore plus intense pour Glani, parce que, elle, elle ne le savait même pas. Pourtant, elle ne s’était pas montrée plus choquée que ça. Elle ne l’avait sûrement pas montré mais peut-être qu’en fait… elle était choquée. Avril décida de la prendre avec douceur.

– Glani, hum, je comprends que tu aies envie d’aller dans une autre ville, peut-être plus belle mais… nous ne pouvons pas ! Je t’en prie, allons dans celle-ci ! Tu n’auras qu’à me dire ce qui ne te plaît pas ici et on essayera d’arranger ça !
– Rhoo… Avril tu ne… tu ne comprends pas…
– Alors explique-moi !
– Je… bon, d’accord, enfin, oui, d’accord.

Glani soupira et sourit tristement à son amie.

– Merci, Glani. Je sais que c’est dur pour toi. Monsieur, Madame, nous allons descendre ! Merci encore pour votre généreuse bonté !
– Mais de rien, mesdames ! dit Nicole, toujours avec son grand sourire. Au plaisir de vous revoir !

Après quelques au revoir, le voiture démarra et les deux amies restèrent à la regarder disparaître pendant quelques minutes. Enfin, quand la voiture eut disparu parmi les collines, Avril et Glani se retournèrent et là… elles virent une grande ville s’étendre sous leurs yeux : Washington.

Chapitre 17 : Des grands immeubles de briques rouges…

Des grands immeubles de briques rouges envahissaient Washington. Des bruits de klaxons tonitruants provenant de voitures grises, noires, rouges et blanches, s’entendaient d’ici et là, accompagnés de jurons que je vous tairai. De plus, l’air n’y était pas pur. De grands gaz gris volaient dans l’air.

– Mon Dieu, c’est magnifique ! s’enthousiasma Avril. Oh, Glani, c’est le début de l’aventure !
– Oui… keuf, keuf ! Par contre, il y a beaucoup de fumée, ici. Si on allait ailleurs ?
– On ne peut plus reculer ! On est obligée d’avancer !!! Regarde, c’est sûrement moins beau que dans les collines, mais il y a quand même des choses magnifiques à regarder !

Elle prit la main de Glani avec force et l’entraîna au cœur de l’agitation. Beaucoup de gens passaient, par ci, par là, souvent accompagnés de petites valises noires, de costumes noirs et de chaussures noires.

– Franchement pas très imaginatifs, déclara Avril, déçue. Ils ont pleins de belles autres choses à mettre et tout ce qu’ils trouvent à faire, c’est mettre la même couleur ! Hallucinant !
– C’est sûrement la mode, suggéra Glani. Ou alors ils ne peuvent pas faire autrement.
– La mode d’être comme tout le monde est bizarre. Je suis sûre qu’ils pourraient faire autrement… Oh ! Waouw ! La dame, là-bas ! N’est-elle pas magnifique !?

“La dame, là-bas”, était une petite vieille aux yeux rieurs et au visage souriant. Elle portait une petite valise rose à fleurs blanches. Sa robe était verte (exactement le même vert que sur les collines) avec de gros pois bleus. Sa tête était garnie d’un large chapeau jaune soleil, on pouvait dire qu’elle sortait vraiment du lot ! Avril, adorant cela, se rua vers elle.

– Ravie de vous rencontrer, Madame ! s’extasia Avril. Je vous trouve extrêmement ravissante !

La petite vieille ouvrit de grand yeux. Elle mit ses mains sur ses hanches avant de dire :

– Tu ne te moquerais pas de moi, par hasard ?
– Quoi !? Je… non ! Pas du tout ! Je… je suis désolée si… je vous ai offensée… !
– Pas du tout ma petite ! Cela me fait énormément plaisir ! Ho ! Bonjour, tu es l’amie de cette jeune fille ? dit-elle en se tournant vers Glani qui avait fini par rejoindre Avril.
– Oui, Madame. Bien le bonjour. Nous sommes perdues et nous voudrions trouver un endroit où dormir. Pourriez-vous nous conseiller des endroits ?
– Bien sûûûûr ! Vous voyez, tout au bout de cette longue rue? leur demanda-t-elle, en leur adressant son large sourire ridé. Et bien, il y a un hôtel pas mal. The dream within a dream : Les lits y sont très douillets, je peux vous l’assurer ! (elle regarda sa petite montre dorée) Oh ! Mon bus va bientôt partir. Je dois y aller. Tenez, prenez ça. C’est deux cent cinquante dollars. Ils vous serviront !

Avril et Glani n’en revenaient pas qu’un adulte ait une nature aussi peu radine.

– Ho, non, Madame, gardez-les, c’est beaucoup trop ! dit Avril. Vous en aurez besoin.
– Beaucoup moins que vous ne le pensez, rigola celle-ci. Et ne m’appelez plus Madame, je vous en prie. Pourquoi pas Odette, si c’est mon vrai prénom ?

Odette regarda Avril et Glani la dévisager avec stupeur.

– Je vois, vos parents préfèrent que vous appeliez les adultes Madame et Monsieur. Sans vouloir manquer de respect à vos parents, moi, je préfère que vous m’appeliez Odette. Dites-moi vite vos prénoms puis je vous laisserai tranquilles !
– Heu… m… moi, c’est Jeanne, dit Glani.
– Et moi c’est… c’est Avril.
– Bien ! Bien ! Au revoir chères amies ! J’espère vous revoir dans un avenir prochain !

Et, sans que les deux amies d’Odette aient pu dire quoi que ce soit, la vieille souleva sa robe au-dessus de ses genoux et courut dans la foule pour rattraper son bus.

– ” Dans un avenir prochain”… elle ne pensait pas si bien dire ! sourit Glani en la regardant partir. Drôle de vieille ! Quelle extrême gentillesse !
– Elle dégageait une si bonne énergie… dit Avril. Et dire que nous n’aurions pas dû la connaître. Quand nous retournerons dans le présent, elle sera déjà morte depuis longtemps.

Elles poussèrent toutes deux un soupir et se décidèrent à aller dans ce fameux hôtel.

– Bonjour Madame. Nous aimerions dormir ici.
– Une nuit, deux nuits ?
– On va prendre… trois nuits, dit Avril.
– Avec petit-déjeuner, dîner, souper, fêtes ?
– Seulement les repas, merci.
– Je note tout ça… ce sera tout?
– Oui, merci. Votre uniforme est magnifique. C’est exactement la même couleur que les yeux de mon père.
– Oh, hum, merci. Tenez, les clés de votre chambre. Cela fera quatre cent cinquante dollars.

Avril fouilla de nouveau dans son gros sac qu’elle portait toujours et trouva au passage quelques feuilles gribouillées. Elle reconnut aussitôt l’écriture de son père. Puis, enfin, elle dénicha l’argent.

– Voici Madame. Au plaisir de vous revoir.

La fille, ébahie, ouvrit de grands yeux.

– Moi aussi mesdemoiselles.

Puis, les demoiselles prirent l’ascenseur.

– Ils ne sont pas vraiment en avance, les Ancêtres, constata Glani en jetant des regards hésitant à l’ascenseur.
– Je trouve aussi ! confirma Avril.

Les autres passagers la regardèrent, interloquée.

– Le Musée sur les hommes préhistoriques était vraiment moyen ! se rattrapa Avril. Les hommes préhistoriques n’étaient pas en avance, comme tu dis !
– Oui, oui ! dit Glani, qui avait compris le malaise de son amie. Nous devons aller à l’étage trois. Nous sommes à l’étage deux… je crois que nous arrivons.

Mesdames et messieurs, l’étage trois.

Avril et Glani attendirent que les portes s’ouvrent pour s’engager dans un long couloir rempli de portes vert kaki.
– C’est beau ce qu’il y a sur cette porte !
– Ça s’appelle du vert, dit une voix derrière elles.

Avril et Glani se retournèrent et virent trois petites filles d’environ sept ans. Une d’elles avait sûrement un an de moins que les deux autres. Elles avaient l’air d’être les meilleures amies du monde : elles se serraient les coudes si fort que rien n’aurait pu les séparer.

– C’est du vert. C’est joli, non, le vert ? demanda la plus petite.
– Oui, très… ça s’appelle donc du vert ?! dit Avril, c’est très joli, le… vert.

Les trois petites la regardèrent en se demandent pourquoi elle portait tant d’intérêt à quelque chose d’aussi banal.

– Si vous ne connaissez pas encore bien les couleurs, commença une des trois dont la chevelure était brune, on peut vous les apprendre !
– Avec grand plaisir ! s’écria Avril. Par exemple, ce que tu portes, là, sur ta robe, c’est quelle couleur ? Ça ? demanda l’interpellée qui n’était ni la plus petite, ni la brune. Ça, c’est du rose, évidemment! Et mon bracelet, c’est du bl…
– C’est bien joyeux tout ça, commença Glani, mais il faudrait peut-être qu’on y aille !
– Mais non ! dit Avril. C’est très instructif !

Glani prit le poignet de son amie et lui chuchota à l’oreille :
– Ce ne sera pas très bon pour nous de connaître les couleurs.  Comme toi, je trouve cela très joli mais… je ne me vois pas connaître tout ça quand nous retournerons dans notre vrai présent ! Imagine, nous aurons les noms de ces couleurs en tête qui nous seront tellement difficiles à oublier… alors que des images… ça s’efface au fil du temps !

Avril aurait voulu protester, dire que quand elles retourneraient dans le futur, celui-ci serait complètement changé. Tout au moins, elle l’espérait. Mais comme lui avaient dit ses parents, il ne fallait pas lui en parler avant que tout soit parfaitement sûr.

– Oui, tu as raison, Glani. Merci, les filles ! Vous passez la nuit ici ?
– Oui ! répondirent-elles en chœur. On passe deux nuits ici.
– Magnifique ! Dites-moi vite vos petits noms puis nous nous en irons.
– La plus petite c’est Barbara, elle c’est Laura et moi c’est Sophie, dit la brune.

Puis, une voix de femme retentit derrière une des portes.

– Laura, Sophie, Barbara ! On descend manger !

Elles offrirent un large sourire à Avril et Glani puis partirent en courant rejoindre leur mère.

– Bon, nous c’est la chambre n°35, c’est ça ? demanda Avril à Glani. Alors, trente et un, trente-deux, trente-trois, trente-quatre, trente-cinq! C’est ici !

Elle passa la clé qu’elle tenait dans sa main dans la porte émeraude et l’ouvrit. Les murs étaient tapissés de papier peint orange. Une grande fenêtre carrée offrait une magnifique luminosité, exactement de la même couleur que celle du papier peint. Deux grandes armoires en bois brun et lisse étaient présentées sur deux façades. Et pour couronner le tout, un lit deux places était étendu, avec ses gros oreillers moelleux et son épaisse couverture rouge qui paraissait aussi douillette qu’un nid de plume. Le lit avait vraiment belle allure.

– Trop chouette! s’exclama Glani en sautant sur le lit.
– Waouw ! dit Avril en la rejoignant. C’est la plus belle chambre que j’ai jamais eue !

Toutes deux commencèrent à s’installer quand Avril retrouva le bout de papier griffonné par son père. Il y était inscrit des dates ainsi qu’un petit texte de l’autre côté de la feuille.

– Regarde, Glani. Mes parents nous ont écrit un petit mot. Je le lis ?
– Je ne sais pas si c’est très bon de lire des lettres de gens qui ne sont même pas encore nés… dit Glani, je te déconseille de la lire. Moi, en tout cas, je ne la lirais pas.

Avril regarda le bout de papier, quelque peu chiffonné puis le remit avec remords dans son sac.

– Tu as raison. Cela me fera sans doute du mal. Bon, je crois que je vais dormir, moi.
– Moi aussi, dit son amie, en étirant les bras. On a fait beaucoup d’efforts aujourd’hui.

Elles poussèrent des énormes bâillements, éteignirent les lumières puis allèrent se blottir dans les couvertures.

– Bonne nuit, Avril.
– Belle nuit, Glani.

Après quelques minutes dans le noir, Avril chuchota :

– Dis, Glani, pourquoi est-ce que tu as menti sur ton prénom aux adultes qui conduisaient la voiture ? Tu ne voulais pas qu’on t’appelle par ton véritable prénom? C’est joli, Glani. En plus, Jeanne, ça n’existe même pas.

Mais Glani ne répondit pas. Ses yeux était fermés et son souffle lent. Tu dors déjà, pensa Avril. C’est dommage, je voulais t’avertir que demain je partirai tôt pour visiter la ville. Mais ce n’est pas grave, bonne nuit, quand même. Et elle s’endormit profondément.

Chapitre 18 : Il était sept heures du matin…

Il était sept heures du matin quand Avril se décida à partir. Comme elle  l’avait imaginé, Glani dormait toujours profondément, emportée par le cours de ses rêves. Elle laissa tout de même un petit mot disant qu’elle était partie visiter un peu la ville et qu’elle serait de retour bientôt. Puis, elle mit son veston -noir, on s’en serait douté- et sortit de l’hôtel.

L’air froid du matin la fit grelotter mais pas assez pour qu’elle rentre au The dream within a dream. Les lumières étaient oranges, faisant apparaître de grandes ombres. Il n’y avait pas beaucoup de circulation, juste assez pour qu’on puisse tout de même respirer. Avril trottina en regardant les divers magasins. Mais un objet attira particulièrement son attention. Il était rempli de robes rouges, roses, vertes, bleues, mauves, jaunes, oranges et plus encore ! Elle décida finalement d’entrer. Une dame aux cheveux roses et aux habits noirs vint à sa rencontre.

– Bonjour, dit-elle machinalement. Puis-je vous aider?
– Ho, heu bonjour. Je… je…

Elle ne savait pas trop quoi demander quand elle entendit quelque chose qui lui était déjà parvenu à ses oreilles.

– Qu’est-ce que c’est la chose qu’on entend dans tout le magasin ? Une manière de parler ?

La vendeuse la regarda, stupéfaite.

– Ben… c’est une chanson, évidemment!
– Oh ! Bien, c’est joli ! Pourrais-je essayer vos robes ?

La vendeuse cligna des yeux et lui fit essayer toutes les robes qu’elle avait. Avril demandait sans cesse à Caroline -parce que c’était le prénom de la vendeuse- le nom des couleurs de ces robes malgré le conseil de Glani.

– Et cette robe ? Elle est de quelle couleur ? Vous savez ?
– Rose pétant, mademoiselle, s’amusa la vendeuse. Mais je vous conseillerais plutôt la bleue, étant donné que votre chevelure est blonde.

Avril sursauta. Sa chevelure ? Sa chevelure était blonde ? Elle fonça vers un miroir qui était dans le magasin et s’exclama. De longs fils doré ondulés glissait sur ses épaules.

– Comme c’est joli ! Vous avez vu ça ? Moi aussi, j’ai les cheveux de couleur particulière ! Comme vous !

La vendeuse rigola en voyant que cette fille avait l’air de découvrir le monde. Mais elle ne se moquait pas. Elle rigolait, simplement. Finalement, Avril prit une robe bleue et une jaune pour elle, et une rouge et une rose pour Glani.

– Ça fera quatre-vingts dollars dit la vendeuse.
– Hooo. Je n’ai pas assez, répondit Avril. Ce n’est pas grave, je vais  seulement prendre la rouge et la bleue.
– Vous m’avez amusée. Prenez donc les quatre à quarante dollars, personne n’en saura rien !

Caroline lui fit un clin d’œil et Avril prit donc les quatre. En sortant, elle décida de s’acheter à boire. Ça l’avait fatiguée tout ça ! Elle trouvait très excitant de se faire passer pour quelqu’un du passé alors qu’elle venait du futur. Elle regardait les grands bâtiments, les grandes affiches pour des produits, les grands magasins, tout ça en buvant son petit cappuccino.

– Que c’est beau… c’est magn… ! Oh !

Pendant qu’elle rêvassait, la distraite avait foncé droit dans quelqu’un, en faisant tomber son cappuccino sur sa nouvelle robe bleue.

– Hou la la ! C’est chaud ! dit Avril en regardant la grande tache sur sa robe.
– Ho ! Je suis vraiment désolé ! s’exclama un garçon, embarrassé. Je ne l’ai pas fait exprès ! Je peux faire quelque chose ?

Avril leva la tête. Un grand garçon au teint basané, à la chevelure noire et aux grands yeux bruns, faisait du vent avec ses mains pour que le café ne la brûle pas totalement.

– Ne vous excusez pas ! dit-elle, précipitamment. C’est moi qui vous ai foncé dessus !

Les grands yeux du garçons se détachèrent de la tache de café pour plonger dans ceux d’Avril.

– Très bien. Alors, si c’est de votre faute, je vous pardonne si vous m’autorisez à ce que je vous invite à prendre un café.

Avril devint rouge vif. Est-ce que ce monsieur venait de l’inviter à boire un verre ? Elle serait bien tentée… surtout qu’avec les yeux que lui faisait ce garçon, personne ne pourrait résister ! Mais elle savait aussi qu’elle devait refuser. Elle ne le connaissait absolument pas et il ne fallait surtout pas qu’elle noue des liens avec des gens de son passé… Ce serait mauvais pour l’âme, voilà ce qu’aurait dit Glani. Mais ce qu’elle savait également, c’était qu’elle en avait envie. Alors, elle accepta tout simplement d’aller boire un verre avec lui.

Chapitre 19 : La tache part ?

– Ça va ? La tache part ? demanda le garçon en s’asseyant sur une chaise du café.
– Je te répondrai seulement quand tu m’auras dit comment tu t’appelles! rigola Avril.

Il hocha la tête, se leva de sa chaise et se pencha en avant.

– Ravi de vous avoir rencontré, mademoiselle. Je me présente : Marco, Roi des États-Unis !
– En chantée, Mr. Roi des États-Unis, dit Avril en continuant la plaisanterie. Je trouve votre nom de famille un peu long !

Marco la regarda, un sourire aux lèvres.

– Votre plaisanterie ne m’atteint pas ! Faire comme si vous ne connaissiez pas les États-Unis est un peu fort, puisque nous y sommes !

Avril le dévisagea.

– Euh, nous… nous ne sommes pas à Washington ? risqua celle-ci.
– Évidemment, nous sommes à Washington, mais… nous sommes aussi aux États-Unis, vous le savez… ?! lui répondit Marco, interloqué. Washington  est la ville et les États-Unis sont… différents états réunis !

Une nouvelle fois, le rouge monta aux joues d’Avril. Elle venait de se risquer à faire soupçonner Marco qu’elle n’était pas là juste pour de simples vacances ou encore pour y habiter. Elle essaya de vite changer de sujet.

– Oui, oui, je le savais bien ! Donc, toi c’est Marco. Moi, c’est Avril ! Et, heu… je t’avais dit que je répondrais à ta question si tu me disais ton prénom ! La réponse est : oui, la tache part !

Elle avait dit ça vite. Trop vite. Marco avait vu son malaise et la regardait avec des yeux interrogateurs.

– D’où tu viens? demanda-t-il brusquement.
– Si je te le disais, tu ne me croirais pas, répondit Avril en soupirant.

Avril avait mis les coudes sur la table du café et regardait ailleurs, essayant d’éviter le regard de Marco quand celui-ci lui prit la main et la regarda sombrement.

– Avril, chuchota-t-il, dès que je t’ai vu, j’ai su que tu n’étais pas d’ici. Tu avais l’air de débarquer et maintenant que je vois que tu ne connais même pas les États-Unis… J’ai la capacité de lire dans les gens. Raconte-moi qui tu es. Si tu ne le fais pas, je le devinerai à un moment ou à un autre. Mais je préfère que tu me le dises toi-même.

Avril déglutit. Elle ne pouvait quand même pas faire confiance si facilement à quelqu’un qu’elle venait de rencontrer mais une lueur dans ses yeux faisait qu’elle se sentait extrêmement confiante.

– Qu’est-ce qui me prouve que tu n’iras pas le dire à plein de gens, hein ? On se connaît depuis à peine cinq minutes et tu me demandes déjà qui je suis ? Ça va pas la tête ?!

Elle avait voulu être marrante pour calmer un peu le sujet mais Marco n’en démordait pas et il la regardait toujours aussi sombrement.

– Avril. Tu veux qu’on fasse un pacte pour que tu aies confiance en moi ?
– Laisse-moi tranquille. J’aimerais plutôt que ce soit toi qui m’apportes des renseignements.

Paniquée, la jeune fille avait opté pour la fille non amicale. Pour que Marco s’éloigne.

– Comme tu veux, dit celui-ci, en soupirant.
– J’aimerais que tu me racontes pourquoi il y a eu des guerres mondiales, quelles étaient leurs éléments déclencheurs ? Et quand elles ont eu lieu. Je veux savoir, c’est très important.

Avril était déterminée à en savoir plus et décida de jouer à la plus forte.

– Je me demande à quoi cela pourra bien te servir de savoir tout ça. Mais je te le dis déjà, tu ne pourras jamais vraiment savoir ce que c’était. On sait ce que c’est qu’une guerre mondiale seulement quand on la vit. Je vais tâcher de tout de même bien répondre à tes questions.

l.a fille sourit et hocha la tête, pour lui dire qu’il pouvait commencer.

– Eh, bien voilà. La première guerre mondiale a eu lieu en 1914. Son élément déclencheur était l’assassinat d’un certain archiduc à Sarajevo. Cette guerre a été horrible. Beaucoup de gens y sont morts.

Marco regarda soudain dans le vide. Avril ne pouvait guère distinguer s’ il pleurait ou non car une de ses belles mèches brun foncé lui tombait sur les yeux, mais elle l’aurait parié. Puis, ne voulant pas mettre Avril mal à l’aise, Marco s’ébouriffa les cheveux et sourit.

– Tout ça, heureusement, c’est terminé ! Mais il n’y en a pas eu qu’une seule. La deuxième a débuté en 1940. Là, c’est plutôt à cause d’une personne un peu toquée dans sa tête (il regarda Avril et vit que celle-ci ne voyait pas du tout de qui il parlait). Il s’appelait Adolf Hitler. Ses doigts remuèrent et ses lèvres tremblèrent.

– Je n’ai pas envie de parler de tout ce qu’il a fait subir aux juifs, aux gens qui avaient plus de cervelle que lui.

Avril, très embarrassée de l’avoir mis dans un tel état, se leva de sa chaise et le serra dans ses bras. Elle était elle-même surprise de cet élan.

– Je suis désolée. Tout est de ma faute. Je n’aurais pas dû te demander ça !
– Non, non, la rassura Marco, je peux continuer.

Il inspira de l’air et enleva les mèches de son visage.

– La troisième s’est déroulée il y a peu. }’avais dix ans à l’époque. C’était il y a sept ans. En 2048. Beaucoup de pays râlaient sur la Chine car elle produisait beaucoup trop de gaz à effet de serre. Puis, au bout d’un moment, les Américains ont envoyé cinq bombes sur une grosse usine de Chine qui produisait beaucoup de G.E.S. Plus de trois cent civils chinois sont morts. Évidemment, le président de la Chine, hors de lui, n’a pas tardé à riposter ! Certains pays ont fait alliance et rapidement, c’est devenu la troisième guerre mondiale. Mais celle-là, elle fut plus spéciale que les autres.
– Pourquoi ? demanda Avril, intriguée.
– Les gens avait trouvé de nouvelles armes, plus destructrices les unes que les autres ! Et puis, surtout… , à cette guerre là, les hommes n’ont pas été envoyés à la guerre… des hommes politiques ont fait allusion à l’égalité entre les hommes et les femmes et ont trouvé que, cette fois ci, cela devait être le sexe féminin qui devait aller à la guerre… Ce fut un véritable massacre. Ma sœur est morte là-bas.

Avril nota, nota, nota et n’entendit guère ce qu’avait dit Marco. Quand elle relut les différentes dates, celles-ci lui rappelaient vaguement quelque chose. Elle se souvint alors que c’étaient les mêmes dates que son père avait inscrit sur les feuilles gribouillées. Elle n’avait plus besoin de demander à Marco, tout était déjà inscrit

– Ho, heu, merci Marco pour m’avoir dit tout ça, mais maintenant, je dois y aller !

Elle se leva d’un bond pour aller rejoindre son hôtel lorsque quelque chose lui retint le poignet : la main de Marco.

– Je t’avais dit que si tu ne me disais pas d’où tu viens, je le devinerais par moi-même. J’ai deviné. Tu viens du futur.

Chapitre 20 : Avril s’était enfuie en courant

Avril s’était enfuie en courant mais Marco la poursuivait en ne cessant de lui crier “Avril, attends !!! Avril!” Elle allait aussi vite qu’elle le pouvait, esquivait les gens qui marchaient tranquillement et essuyait les gouttes qui perlaient sur son front et qui commencèrent à se faire nombreuses.

– S’il te plaît ! Laisse-moi tranquille ! lui cria-t-elle, sans détourner ses yeux vers lui.

Mais ses jambes étaient plus petites que celles de son poursuivant et, en manque de souffle, elle s’arrêta dans une petite rue qui avait l’air à l’abandon. Marco ne tarda pas à la rejoindre.

– Laisse-moi tranquille, dit Avril une dernière fois en espérant que celui-ci s’en irait gentiment.

Mais il n’en fit rien et resta planté devant elle, en attendant qu’elle reprenne son souffle.

– Pourquoi es-tu partie ? demanda Marco, que la petite course n’avait nullement essoufflé. Je ne t’ai tout de même pas fait peur !?
– Tu m’as paniquée ! lui dit Avril qui avait à présent retrouvé son souffle normal. Quand un garçon débarque dans ta vie et te dit que tu viens du futur, tu fais quoi ? Tu pars en courant, évidemment !
– Ne continue pas à me mentir, soupira Marco en faisant “non” de la tête. Avril, ne va pas me cacher qu’il n’y a pas quelque chose de bizarre quand nous sommes tous les deux. Tu le ressens, toi aussi?

Avril lui répondit aussi sèchement que possible que, non, elle ne ressentait rien. Mais elle savait qu’elle mentait. Il y avait vraiment quelque chose d’étrange dans les yeux, de Marco, dans ses traits ou dans son caractère qui produisait un sentiment de confiance chez Avril.

– Bon, peut-être que si, il y a quelque chose, avoua celle-ci. Mais très franchement, je ne viens pas du futur ! Pas du tout, du tout, du tout, du tout ! “Venir du futur” ! Ah ! Complètement timbré celui-là ! Et toi, tu viens du passé, peut- être ?!
– Rhooo… Avril, arrête de mentir ! commença à s’énerver Marco. Surtout à moi, qui ai attendu si longtemps pour pouvoir faire quelque chose qui sauverait à jamais la planète ! Tu es là pour ça, non ?! Tu es là pour sauver l’humanité ?
Avril ne voyait vraiment pas comment se sortir de cette situation. Il paraissait bien trop sûr de lui pour qu’elle le contredise une nouvelle fois. Et elle ne pouvait pas non plus le laisser comme ça, partir avec des informations aussi importantes. La seule issue était de l’incruster dans l’aventure. De le prendre avec elle. Mais pour ça, il fallait d’abord tout lui expliquer. De A à Z.

Chapitre 21 : Et elle est où ?

– Et elle est, où, maintenant ?
– Dans l’hôtel “The dream within a dream“.
– Allons-y.

Avril hocha la tête et l’emmena à l’hôtel qui était quelques rues plus loin.

– Je crois juste qu’elle sera un peu fâchée, dit Avril à Marco en se mordant la lèvre.
– Ce n’est pas grave. On dira que c’est moi qui ai tout deviné ! Ensuite, on élaborera un plan.
– Je crois que j’ai eu raison de te faire confiance ! répondit-elle sérieusement. Tu nous seras utile.

Ils marchèrent encore un petit peu avant d’atteindre “The dream within a dream“.

– Puis-je avoir ma clé, s’il vous plaît? demanda Avril à une fille en uniforme bleu.
– Bien sûr, mademoiselle. Tenez.

Elle prit la clé qu’on lui tendait et alla dans l’ascenseur bondé de gens, comme d’habitude, avec Marco.

– Peu de gens sont aimables comme toi avec des dames de services ! s’étonna-t-il.
– Quand nous sommes venues ici, Glan… ( Avril regarda autour d’elle et vit beaucoup de gens qui l’écoutaient indiscrètement) Jeanne et moi, nous n’avons rencontré que des gens très agréables. J’ai donc pris leur exemple mais si personne ne le fait, j’imagine que je ne dois pas le faire non plus !

Marco la rassura en lui disant que c’était beaucoup mieux d’être agréable que l’inverse quand Avril tourna la clé de la serrure de la porte n°35.

– Glani… ? cria celle-ci. J’ai ramené quelqu’un ! Glani ? Ne t’inquiète pas, il est très gentil ! Glani ?

Affolée, Avril courut dans toutes les pièces de la chambre. Mais elle fit ça pour rien car, même sans regarder dans toutes les pièces, elle voyait bien que Glani avait véritablement disparu.

– GLANI !?!?! cria-t-elle pour une dernière fois.

Mais comme on l’aurait deviné, aucun signe de celle-ci.

– Marco, Glani a disparu ! dit précipitamment Avril. Je ne la trouve plus !
– J’avais remarqué ! dit le garçon. Elle n’a pas laissé un mot ou quelque chose comme ça?

Avril chercha des yeux un mot de Glani déposé sur le lit ou une étagère mais n’en vit guère. Dépitée, elle s’assit au bord de son lit, la tête dans ses mains.

– Qu’est-ce qu’on va faire, Marco ?
– A vrai dire, cela dépend de toi, répondit-il en s’asseyant à côté d’elle. Tu préfères d’abord la retrouver puis ensuite passer à l’action ou alors, passer à l’action pour ne pas perdre de temps et la chercher en même temps ?
– Dit comme ça, la réponse paraît évidente… Mais tu crois que c’est vraiment honnête de la laisser tomber ?
– C’est toi qui choisis. Mais es-tu sûre que ce n’est pas plutôt elle qui t’a laissée tomber ?
– Tu dis n’importe quoi, répondit Avril en soupirant. Mais… cela m’inquiète qu’elle n’ait pas laissé de mot comme quoi elle allait simplement, elle aussi, visiter la ville ou autre chose dans le genre.
– Bon… on fait quoi, alors ?!
– Je… je crois qu’on va passer à l’action… Mais alors, tous les jours, on reviendra à l’hôtel pour voir si elle n’est pas revenue, d’accord ?
– Bien sûr que je suis d’accord ! s’exclama Marco. Je te rappelle que c’est toi la cheffe ! Moi, je t’accompagne juste !

Avril sourit, se leva, mit les poings sur les hanches et dit :

– À présent, passons à l’action.
– Ouaiiiiiis ! cria Marco, en rigolant.

Premièrement, nous allons voir comment et pourquoi la quatrième guerre mondiale démarrera.

Chapitre 22 : Nous sommes en 2055

– Nous sommes en 2055, c’est ça ? demanda Avril, en fouillant dans son sac pour trouver le mot de son père.

– Oui. Le quatre avril deux-mille-cinquante-cinq, répondit Marco.

Avril sortit plein de choses de son sac dont trois pommes, une couverture  pliable, un détecteur de feu, de l’argent des Ancêtres, un chauffeur automatique d’ingrédients, une lampe de poche 360°, un sandwich au gruyère infini, de la poudre de nouille, un épais châle noir pour qu’elle se couvre et des lunettes pour voir à travers la matière. Mais aucun signe des feuilles recherchées.

– Tu n’aurais pas vu des feuilles un peu jaunes avec des trucs écrits dessus ?
– Heuh, non… dit Marco, les sourcils froncés. Pourquoi les veux-tu ?
– Mon père y avait marqué toutes les dates des guerres mondiales ! répliqua à Avril, angoissée de ne plus voir les feuilles de son père. Il nous faut absolument ces papiers !
– Mais pourquoi ?!
– Comme je t’ai expliqué, ce n’est pas seulement à cause des blackmen que notre monde est devenu aussi… sombre. Mon père m’a expliqué que la quatrième guerre mondiale, ainsi que la cinquième seraient fatales… Il faut absolument savoir quand elles vont se dérouler et pourquoi ! Ensuite, on fera tout ce qu’on pourra pour les empêcher d’exister… Mais si on n’a pas les dates ni les “pourquoi”, jamais nous n’y arriverons !!

Marco regarda Avril. Deux lueurs totalement différentes passèrent dans ses yeux. Une était grave et sombre, l’autre était rieuse et moqueuse.

– Je suis d’accord pour le fait que nous n’ayons pas les dates. Mais les “pourquoi “, pas tant que ça…
– Qu’est-ce que tu veux dire? bondit Avril.
– Toute la planète est au courant qu’il va y en avoir une quatrième, de guerre mondiale. On ne sait pas quand, mais c’est évident. Et on sait quelle en sera la cause.

Avril reconnut tout de suite un certain air de famille entre Marco et son père : ils aimaient tous les deux avoir les autres suspendus à leurs lèvres.

– Bon, ben tu peux me la dire, la raison ! lui dit Avril, au bord de l’impatience.
– Je croyais que tu savais… répondit Marco, tranquillement. Étant donné que tu viens du futur.
– Et bien, non, je ne sais pas ! répliqua Avril, agacée par une telle ressemblance entre son ami et son père. Donc, soit tu continues à jouer les mystérieux, soit tu me dis la raison et comme ça, c’est fait !

Marco soupira, s’assit sur le lit et dit :

– J’imagine que je vais devoir tout t’expliquer depuis le début…
– Tout compris, dit Avril, franche.

Nouveau soupir de la part de Marco.

– Bon… Il y a quelques dizaines d’années, un hacker a piraté quelques sites importants tels que la NASA, la NSA, le Pentagone ou encore l’Air Force. Il aurait dû aller en prison six mois seulement mais pour une raison mystérieuse, il subit six ans de prison. Avant d’aller dans la plus grande prison de la planète Terre, il avait révélé avoir trouvé une photo plus ou moins étrange qu’il avait trouvé dans le fichier “photos non-filtrées“. Il s’agissait de la Terre, vue de l’espace et, à côté de celle-ci, un objet volant non-identifié. Un OVNI. De plus, le hacker avait trouvé des dossiers qui laissaient à désirer… cette fois-ci, le fichier s’appelait “nom et prénom de PNI (Personne Non-Identifiée).” Il y avait aussi les dates de leurs morts… C’était vraiment étrange. Il n’a rien su dévoiler de plus… La police, déjà à ses trousses, l’en a empêché. Seulement, si tout ce qu’il avait trouvé était faux… Pourquoi l’avoir condamné à tant de temps de prison ? C’était la question que beaucoup se posaient. Il y avait quelque chose de pas clair dans cette histoire… mais c’était seulement le début. Il y a deux ans à présent, quelqu’un d’autre a piraté les mêmes sites. C’était une femme, qui connaissait bien le hacker et qui croyait vraiment ce qu’il disait. Elle a déclaré: “Je ne l’ai jamais connu menteur… Je ne vois pas pourquoi il commencerait maintenant avec des histoires d’extraterrestres !” On n’entendit plus parler de cette femme. Jusqu’au jour où on se rendit compte qu’elle avait passé tout son temps à essayer de finir le travail de McKinnon, le hacker, son ami fidèle. Et elle a très bien réussi son coup. Lucie -puisque c’est son prénom- avait beaucoup plus de moyens d’arriver à s’infiltrer dans des sites TOP SECRET. Elle trouva tellement de choses intrigantes, mystérieuses, étranges, qu’elle décida que le monde entier avait le droit de savoir. Elle avait tort… On vivait beaucoup mieux avant que…
– Que ? demanda Avril, qui buvait ses paroles, sourcils froncés.
– Avant que Lucie n’ouvre l’accès du site de la NASA, celui avec le plus d’informations, à toutes les personnes présentes sur Terre. Quand elle l’a annoncé en direct sur une émission télévisée, il y avait l’ambiance la plus glauque que je n’aie jamais connue. Personne n’osait aller regarder. Mais au bout de quelques jours tous les politiques, présidents, rois et autres hommes important, se ruèrent sur les sites. Puis, peu à peu, toute les populations allèrent voir l’inimaginable.
– Qu’est-ce qu’avait trouvé Lucie sur les sites ? demanda timidement Avril, intimidée par l’air si sérieux de Marco.
– Des photos si étranges… des gens se rassuraient en se disant à eux-mêmes et aux autres que ce n’était simplement qu’une très mauvais farce et que c’était n’importe quoi. Malheureusement, ils ne croyaient eux-mêmes pas ce qu’ils disaient. Pourquoi la NASA aurait pris des fausses photos dans leurs sites si importants ? Pourquoi les photos étaient-elles dans un fichier qui portait le nom de “non-filtrées” ? Et juste à côté, un fichier “filtré” ? Tout cela était incompréhensible. Lucie a été condamnée à la prison à perpétuité. Les extraterrestres viennent de très loin, et avec leurs technologies sûrement très avancées, ils ont pu venir ici. Tout le monde avait peur, bien entendu. Moi aussi, j’étais mort de peur. Quand est-ce qu’ils viendront ? Quand est-ce qu’ils décideront de venir pour posséder une petite planète en plus ? Je me posais et reposais cette question tous les jours, comme tout le monde.

À présent, Marco avait enfoui son visage dans ses mains. Ses lèvres tremblaient.

– Chaque époque a son défaut, dit il sombrement. Mais à chaque fois, c’est souvent pour le pouvoir que les gens s’entretuent, se torturent. Je n’ai jamais connu une époque sans guerre, sans injustice.
– Marco, ne dis pas ça, lui dit Avril, en lui serrant les épaules. Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as d’être dans cette époque. La mienne est sans couleurs, sans joie nulle part ! La vôtre est tellement vivante, joyeuse, active ! Et je peux te dire une chose… Jamais les extraterrestres n’ont débarqué sur cette Terre. Et je trouve que je suis bien placée pour le dire, tu peux avoir confiance en moi !

Elle souriait. Mais malgré ça, Marco avait l’air terrorisé par ce qu’il disait. Il se leva d’un bon, ce qui fit sursauter Avril et hurla à plein poumon.

– POURQUOI FAUT-IL QUE TOUT SOIT AUSSI COMPLIQUÉ ??? JAMAIS, AU GRAND JAMAIS, TOUT LE MONDE S’EST CONTENTÉ DE CE QU’IL AVAIT !

Il était tout rouge, les poings serrés et le souffle accéléré. Mais il ne s’arrêta pas là.

– TU VEUX QUE JE TE DISE? J’AIMERAIS PEUT-ÊTRE BIEN QUE LES EXTRATERRESTRES SE RAMÈNENT ET ENVAHISSENT NOTRE PLANÈTE, COMME ÇA, AU MOINS AVANT DE MOURIR, LES ÊTRE HUMAINS AURONT EU UNE SECONDE POUR SE RENDRE COMPTE QU’ILS AVAIENT DÉJÀ TOUT CE QU’IL LEUR FAUT ! UNE SECONDE POUR QU’ILS SACHENT QU’IL SUFFISAIT JUSTE D’ÊTRE ENSEMBLE, RÉUNIS ET ATTACHÉS !

A présent, c’était Avril qui était terrorisée. Elle regardait Marco tremblant de rage. Avril retint son souffle en regardant son ami qui, lui, fuyait son regard.

– P… pardon, dit-il, le regard toujours fuyant. Mais j’en ai tellement marre ! Faudra-t-il attendre vingt-mille ans pour que les humains sur notre planète se rendent compte qu’ils pourraient avancer beaucoup plus facilement dans la vie et ses mystères en cherchant, ensemble tout ce qui est possible de découvrir ? Si, nous tous, nous ne formons qu’un ? Si personne ne séparait la Terre en plusieurs pays ? S’il n’y avait plus véritablement de chef, que tout le monde pouvait émettre son avis dans n’importe quel sujet ? Je sais bien que c’est inimaginable. Il y aura toujours un chef.
– C’est sans doute vrai, soupira Avril. Mais on doit se contenter de ce qu’on a, non ? Je trouve que la Terre est magnifique. Ne prétends pas le contraire.
– Je ne…
– Tu te plains. On n’est pas là pour ça. On est là pour agir, et empêcher que le pire se passe. Crois-moi ou non, le pire ce n’est pas maintenant. Pas du tout. Alors on se secoue et on arrête de discuter !

Marco, bouche bée qu’Avril lui ait tenu tête, la regardait avec un mélange d’admiration et de stupéfaction. Puis, il sourit.

– Tu as raison. Totalement raison. Mais… la quatrième guerre mondiale, elle ne sera pas avec les extraterrestres, hein…
– Ah bon ? s’étonna Avril. Avec qui, alors?
– Je crois qu’on va devoir encore un peu discuter.
– Ce n’est pas grave. Explique-moi.
– Peu après que tout le monde ait regardé, fouillé le site de la NASA, comme je t’ai dit, beaucoup de photos beaucoup trop suspectes ont été trouvées. La planète entière était furieuse contre les États-Unis, eux aussi au courant. Plusieurs rois, présidents et scientifiques ont demandé à avoir en leurs possession les cadavres des Aliens. Et la cerise sur le gâteau, c’est que les États-Unis ont refusé. Depuis, chaque jour, tout le monde s’attend à une guerre. Les dirigeants d’Allemagne, d’Angleterre,…
– J’habite en Angleterre ! s’exclama Avril. Tu crois que ça veut dire que c’est l’Angleterre qui a gagné la guerre ?
– Je n’en s…
– Pas grave, continue.

Marco poussa un grognon qui voulait sans doute dire “faut savoir ce qu’on veut, dans la vie!” et continua.

– Je disais donc, les dirigeants d’Allemagne, d’Angleterre et de France ont déjà envoyé des bombes sur les hôpitaux d’Aliens. Alors, on se doutait bien que cela n’allait pas tarder à dégénérer dans les jours qui ont suivi !

Avril songea soudain à quelque chose.

– Marco, je crois que, s’il y avait vraiment eu des extraterrestres qui avaient débarqué, je le saurais, non ?
– Peut-être que dans ton époque, ils te le cachent… ?
– Non, mais, je veux dire, qu’est-ce qui prouve que c’était vraiment le site de la NASA et pas un site construit de toute pièce que Lucie avait dévoilé ?
– C’est beaucoup trop sérieux pour faire une farce là-dessus. Et pourquoi les États-Unis n’auraient pas protesté si c’était faux ?
– Peut-être parce qu’on ne leur a pas laissé le choix.
– Je ne crois pas… Avril c’est vraiment sérieux, pas le temps de discuter là-dessus !

Avril n’entendit même pas ce que venait de dire Marco. Elle pensait déjà à autre chose.

– Ça va te paraître absurde, mais je veux aller voir le président des Etats-Unis. Non, je ne veux pas, je vais aller le voir.

Marco en était plus qu’abasourdi.

– Pardon ?! Tu n’es pas sérieuse !? Et en quoi ça t’apporterait d’aller voir le président des États-Unis ?
– Je veux lui demander s’il y a vraiment eu cette histoire d’extraterrestres. Les yeux dans les yeux.
– Avril… ils sont sûrement venus sur Terre ! Je te l’ai déjà dit : pourquoi n’auraient-ils pas protesté ? Pourquoi se serait-il passé quelque chose d’aussi terrible ?

Avril songea une nouvelle fois à ce que Marco venait de dire. C’est vrai, pourquoi ? se demandait-elle. Puis, soudain, une idée lui traversa l’esprit.

– Je crois savoir, pourquoi, dit-elle. Mais sans certitude. En tout cas, ça tient debout.

Marco leva un cil, ce qui signifiait qu’il voulait en savoir plus.

– Et bien, commença Avril, je crois qu’on les a obligés. Forcés, menacés. Oui, oui, c’est sûrement ça…

Son acolyte, qui commençait à désespérer qu’Avril ne veuille absolument pas admettre le fait que des Aliens sont venus sur Terre, soupira et s’ébouriffa les cheveux – ce qu’il adorait faire quand il n’était pas de bonne humeur.

– Je sais que j’ai raison, Marco. Je sais aussi que, toi, tu y crois dur comme fer. Mais… je viens de ton futur, tu comprends, ça ? Je crois savoir mieux que toi ce qu’il va se passer… Et, tu imagines, si j’ai raison ?
– Quoi, si tu as raison ? grogna Marco, qui commençait un peu à douter -mais pas suffisamment pour changer d’avis, attention !
– Si j’ai raison, ça empêchera la quatrième guerre mondiale ! s’écria Avril, soudain prit d’un agacement extrême du manque d’énergie de Marco. Ça empêchera une guerre mondiale ! Mais, toi, tu dois prendre ça un peu à la légère, non ? Puisque tu ne sais pas ce qu’elle va produire ! D’ailleurs, je vais te dire, il y en aura aussi une cinquième ! Et, elle, elle sera la plus atroce ! Un massacre que tu ne peux même pas imaginer !
– Je… je sais très bien ce que c’est ! cria, Marco. Et… je ne prends pas ça à la légère, du tout. Je comprends même mieux que toi, ce que c’est qu’une guerre mondiale. Toi, tu n’en as même pas connue !
– Ah ! Et peut-être que tu en as connue, toi ?!
– Et bien, figure-toi que oui ! hurla Marco. OUI ! OUI ! J’AI CONNU LES TROIS !!!
– Comment ? dit Avril, qui avait soudainement repris son calme. Tu… tu… comment n’ai-je pas deviné plus tôt ?! Ho, mon Dieu ! Je… je suis désolée, Marco, vraiment !
– Au moins, comme ça, tu le sais, dit Marco en souriant. Quand je t’ai vue, j’ai tout de suite remarqué que tu venais d’un autre temps, comme moi. Tu viens du futur, je viens du passé !

Avril tendis l’oreille et ce fut au tour de Marco de lui expliquer tout de A à Z.

Chapitre 23 : Avril, je crois que tu as raison

– Avril, je… je crois que tu as raison ! chuchota Marco dans un lit à côté de celui de son amie.
– Quoi ?! répondit mollement celle-ci, qui était prête à s’endormir.
– Je crois que… enfin, justement, je ne crois plus que… que des extraterrestres ont jamais touché cette Terre. J’espère que tu m’entends parce que j’avoue que c’est dur pour moi d’avouer que j’ai tort !
– Mmmpffrroon…
– OK… j’ai compris, tu dors… Bon, ben… bonne nuit alors !

Et il s’endormit dans ses grosses couvertures.

– On se réveille !! cria Avril en secouant Marco dans son lit. Allez!
– Ronfmmpff…
– Je suis déjà habillée, regarde ! Comment tu trouves ma robe jaune ? Elle me va bien ?

Elle tourna sur elle-même, faisant voler les volants de sa robe.

– Heu… oui, c’est très joli, répondit Marco qui n’avait pas encore les idées très claires. Et, heu… au fait… tu te souviens de ce que je t’ai dit, hier ?

Avril se souvint qu’il lui avait parlé pendant la nuit mais elle ne savait plus à quel sujet… elle se souvenait également qu’il avait dit “c’est dur pour moi d’avouer… ” Et s’il lui avait dit qu’il l’aimait? Avril en devint rouge tomate.

– Oh, je… non, je ne me souviens pas, dit-elle en prenant le ton le plus détaché qu’elle pouvait. Mais je t’en prie, dis-moi.
– Et bien, voilà, je crois que tu as raison. Jamais des Aliens ou je ne sais quoi encore ont mis le pied sur Terre. J’ai repris raison. Mais seulement… comment va-t-on pouvoir convaincre le monde entier de la reprendre, la raison ? J’ai l’impression que les gens préfèrent avoir peur que d’être rassurés.

Avril était bien plus contente que si son ami lui avait déclaré sa flamme. Il venait de lui dire qu’il était avec elle. Ce qui voulait dire qu’ils allaient bientôt passer à l’action.

– Pour le comportement des humains, c’est sûr que tu t’y connais mieux que moi… étant donné que tu les connais depuis longtemps… mais moi, je crois que, si il y a des preuves, tout le monde les accompagnera, bras ouverts !

Marco eu soudain un large sourire, content de voir qu’il y avait de l’espoir.

– Je t’adore ! dit- il.

En entendant ces mots, Avril pensa soudain à son autre ami, celui qu’elle avait abandonné dans un monde horrible et miteux. Quand elle y repensait, à “son présent”, elle avait une terrible nausée, comme si on lui avait fourré une grosse poignée de poussière dans le ventre. Et dire qu’elle avait laissé Kay là-bas… en plus, Glani avait disparu juste quand l’action allait démarrer. Glani… elle aussi, elle l’avait en quelque sorte abandonnée. Mais c’était l’avenir du monde qui était en jeu, et elle n’avait pas jugé la disparition de son amie aussi importante que ça.

– Heu… ça va ? demanda Marco, qui avait remarqué que son amie était dans ses pensées. J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
– Hein, quoi ?! répondit Avril. Oh, je… non, ça va, ça va. Je suis super contente que tu te sois rangé à mon avis ! Mais, il faudrait quand même se rendre près du Président des États-Unis. Je juge cela important. Et puisque tu ne fais qu’être mon acolyte, c’est moi qui décide ! Nous allons devoir faire comme si nous savions que des gens l’obligent à garder le silence sur cette affaire. Comme si nous savions tout ! Ainsi, le Président… comment s’appelle-t-il, d’ailleurs ?
– Matthew Kigwsel, répondit précipitamment Marco. C’est un bon Président… nous avons de la chance de l’avoir lui et pas un autre ! On a évité Donald Trump Jr de justesse !
– Qui est-ce ?
– Aucune importance…
– Bon ! déclara Avril. Comme je disais, si nous faisions semblant d’être au courant de tout et d’avoir même des preuves, Matthew Kigwsel devrait pouvoir nous dire la vérité. J’en suis certaine.
– Et si…, commença Marco, et si la vérité était qu’il y a vraiment eu des Aliens sur Terre ? Si c’est toi qui te trompais ?

Marco paraissait inquiet. Tout comme Avril. Mais elle voulait avoir l’air d’être très sûre d’elle, pour ne pas faire douter Marco davantage.

– Je crois que ce ne sera pas si grave, dit celle-ci en faisant “non” de la tête. On sera juste, au pire, un peu ridicule ! Mais il faut tenter le tout pour le tout.
– Et comment tu comptes t’y prendre pour avoir une entrevue avec le Président, hein ?! Ce n’est pas si facile que ça ! Ils vont sûrement refuser ! On ne peut pas aller discuter avec un Président comme ça, tranquille !
– Je ne pensais pas vraiment le demander à quelqu’un… répondit doucement Avril.

Marco la dévisagea soudain.

– Tu… tu veux dire que tu pensais entrer dans la Maison Blanche par… par effraction ? Mais tu es complètement folle !
– C’est ce que tu viens de dire ! répliqua Avril. Personne n’acceptera… alors pourquoi ne pas le faire par nous-mêmes ? J’ai fait beaucoup de choses pour arriver jusqu’ici… ce n’est pas maintenant que je vais reculer, crois-moi ! En plus, tu viens de me dire qu’il était dans une maison… c’est pas bien compliqué d’entrer dans une maison ! Et puis, quand il verra que nous n’avons absolument aucune arme sur nous, il se dira bien que nous ne lui voulons aucun mal !

Elle paraissait décidée et cela désespéra Marco.

– Mais… il n’est pas tout seul, Avril ! Il y a une armée complète qui l’entoure pour qu’aucune personne inconnue ne touche à un seul de ses cheveux ! Et la Maison Blanche est… c’est la maison la plus protégée des deux Amériques ! Il y a des caméras dans toutes les pièces ! Si un garde voit une seule personne dans la Maison Blanche qui ne doit pas y être, il la prend et la met en prison ! Ou alors, il l’exécute, sur-le-champ

Avril déglutit. Ça n’allait certainement pas être aussi facile qu’elle l’imaginait mais elle s’y attendait un peu. C’est pourquoi elle ne se découragea toujours pas.

– Et bien nous ferons avec, dit-elle sombrement. Mais nous le ferons, ça, je peux te l’assurer !

Marco poussa un profond soupir.

– Alors, d’accord, si tu es si sûre de toi, je marche.

Et il lui tendit la main, qu’Avril ne tarda pas à serrer fort, heureuse qu’il accepte quelque chose d’aussi fou.

– D’abord, dit-elle, il faudrait avoir le plan exact de la Maison Verte !
– Blanche.
– Oui, pardon. Où peut-on trouver cela ?
– Sur internet, répondit simplement Marco. Et on peut même aller dans une imprimerie pour l’imprimer.
– Sérieux ?! s’étonna Avril. Il y a encore des imprimeries en deux-mille-cinquante-cinq ?! Ouh la la la la… on n’est pas dans la modernité, là !
– Rhoo… ça va… c’est tout ce qu’on a pour le moment !
– Je disais ça pour rire… bon, premièrement, aller imprimer le plan de la  Maison… Blanche, c’est ça? Deuxièmement, savoir le planning des journées du Président, pour savoir où il se trouve. Troisièmement, trouver un passage, une entrée sur la maison où il nous serait possible d’entrer. Quatrièmement, parler à Matthew Kigwsel, lui faire croire que nous savons tout. Absolument tout. Cinquièmement, si notre plan marche, déclarer à la Terre entière la vérité. Et sixièmement, retrouver Glani… ça, il le faut absolument !
– Je suis partant, dit-il. Mais avant que nous ne commencions toutes nos péripéties, je voudrais te poser une question… qu’est-ce que tu as sur le bras ?

Avril regarda son bras à l’endroit où Marco pointait son doigt et reconnu sa cicatrice. Elle l’avait complètement oubliée, avec tous les événements passés. Elle formait d’abord un “a”, un peu carré. Sur la ligne du “a”, se mettait deux lignes, toutes deux partant vers l’extérieur. Ce qui formait un “k”. Et au bout de la ligne du “a”, il y avait un “g”, lui aussi un peu carré. A-K-G. C’était le trio de l’enfer. Avril passa doucement sa main dessus, comme si sa cicatrice était sacrée. Mais cela lui fit un mal atroce, alors, elle arrêta. Avril sourit et se tourna vers Marco.

– C’est une marque de mon passé, de ton futur, et avant, de mon présent.

Chapitre 24 : Avril attendait patiemment

Avril attendait patiemment dans la chambre de l’hôtel quand elle entendit un bruit de clé dans la serrure. Marco arriva, chargé de grosses feuilles de papier plastifiées et d’une boîte de punaises.

– Voilà, regarde ! dit-il en déposant un feuille plastifiée sur le lit. Ce plan-là est le plus précis. J’ai aussi apporté des punaises pour qu’on puisse avoir des points de repère !
– Génial, dit Avril, mettons-nous tout de suite au travail ! Si je comprends bien, là, c’est la grande entrée. L’entrée principale.
– Oui, il ne faut pas entrer par là, c’est trop surveillé. Mais, théoriquement, nous pourrions peut-être passer par une fenêtre qui se trouve sur le toit. Mais seulement, il faudrait avoir du matériel pour pouvoir y monter !
– Nous ne devons pas perdre de temps. Donc, si tu es d’accord, nous ne passerons pas par là. J’ai moi-même fait certaines recherches. J’ai regardé des photos de l’intérieur de la Maison Blanche. Et j’y ai vu des trous d’aération.
– Heu… oui, et? demanda Marco en se passant la main dans les cheveux.
– Et ?! s’exclama Avril. Mais si il y a des trous d’aération, ils sont sûrement reliés avec des égouts ! Sauf si vous n’avez déjà plus d’égouts…
– Si, bien sûr que nous avons encore des égouts… dit Marco. Mais tu suggères d’entrer par une plaque d’égout qui se trouve dans la rue et de faire tout le chemin, toujours dans les égouts, faire tout le chemin jusqu’à la Maison Blanche ?!
– Bien sûr, répliqua Avril, dignement. Seulement, tous les égouts ne sont pas reliés. Il faut trouver le bon. Tu vas sûrement me demander si ça, ce n’est pas perdre du temps, mais vois-tu, je l’ai déjà trouvé, l’égout !
– Comment ?! s’exclama Marco, abasourdi. Tu as passé ton temps à chercher dans les égouts, sans même me demander mon avis ?

Avril lui sourit avant d’ajouter :
– Je voyageais tranquillement sur votre super vieux truc, là… internet, voilà. Puis, soudain, un article a attiré mon attention. Ça s’appelait “La vie dans les égouts“. On racontait le métier des chasseurs de rats. Eux, ils passent toute leur vie dans les égouts. Puis, à un moment, pendant que je descendais en bas de la page, une image a capté mon attention. C’était la photo d’un papier qui appartenait à un chasseur. Il montrait où menait chaque égout, pour ne pas qu’il se perde. Chaque entrée, chaque sortie. Mais après quelques secondes, l’image se brouilla et de grosses lettres rouges apparurent, disant que cette image avait été supprimée d’internet, car elle était susceptible de révéler des informations très confidentielles. Mais seulement, j’avais déjà repéré l’égout qui menait jusqu’à la Maison Blanche. Maintenant, je sais exactement où il se trouve. Voilà d’où m’est venue l’idée de, peut-être, y aller par un égout. Donc, voilà. Qu’est-ce que tu en penses ?

Avril regarda Marco avec malice, contente de voir qu’il la regardait avec admiration.

– Je pense que tu es formidable.
– Ça, je le savais déjà très bien, merci. Et pour l’idée de l’égout?
– Formidable aussi.
– Alors, ok ! Passe-moi les punaises ! Tu as pris une carte de la ville aussi ? (Marco acquiesça et lui passa la carte) Parfait ! L’égout se trouve… ici !

Elle enfonça énergiquement une punaise dans une coin de la ville, un peu abandonné, désert.

– Heu… , commença Marco en levant un sourcil, tu es sûre que c’est là ? Parce qu’il est drôlement loin de la Maison Blanche !
– Sûre et certaine. Et regarde, je me souviens qu’il y a un autre égout sur notre route, si jamais on veut respirer de l’air un peu plus frais. Il est juste au milieu du chemin qu’on doit parcourir.
– Pourquoi est-ce qu’on n’entrerait pas tout de suite dans cet égout-là, alors, s’il est plus près de la Maison Blanche que le premier ?
– Peut-être parce que c’est en plein centre ville. Et qu’il y a souvent beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens, non ?! Bon, comme je te disais tout à l’heure, j’ai trouvé des images de l’intérieur de la Maison Blanche. Et j’ai vu le trou d’aération dans un couloir, je ne sais pas lequel. Je sais juste que c’était un couloir, assez large pour mettre deux éléphants !

Avril lâcha la carte de la ville pour prendre celle de la Maison Blanche.

– Là, commença-t-elle en regardant la carte, là on dirait que c’est un grand couloir. C’est peut-être celui-là. Apparemment, c’est le couloir principal, ce qui n’arrange pas les choses.
– Maintenant, il faut trouver le planning du Président, soupira Marco. Et ça non plus, ça n’arrange pas les choses. Pour ma part, je sais juste que mardi, il va à une conférence de presse pendant toute la journée. Donc déjà, pas mardi.
– Mardi ? s’étonna Avril. Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Ah… tu ne connais pas les jours de la semaine ?
– Bien sûr que si ! s’offusqua Avril. Mais mardi ne veut rien dire !
– Bon, et bien, si on ne peut pas dire mardi, le deuxième jour de la semaine convient mieux ?
– Oui, ça, c’est plus clair! Donc, déjà pas le deuxième jour de la semaine. Ce serait justement bien d’y aller le premier jour de la semaine, si le Président a rendez-vous avec la presse ! Parce que s’il déclare la guerre, ça va pas le faire ! Mais, heu… quel jour sommes-nous ? J’ai un peu perdu la notion du temps.
– Je crois que nous sommes sam .. le sixième jour de la semaine. Oui, c’est ça, nous sommes samedi. Je crois aussi que nous devrions aller le lund… le premier jour de la semaine. Mais alors, il faut absolument savoir le planning du Président de ce jour-là.
– Je suis d’accord mais où trouver ça? demanda Avril. Encore sur internet ?
– Internet. Non, je ne crois pas que ça soit sur internet.

Avril poussa un profond soupir avant de s’affaler sur les couvertures douillettes du lit de l’hôtel.

– Je vais un peu sortir, dit-elle. J’ai besoin de prendre l’air.

Dehors, il faisait froid. Normal, on était au mois d’avril. Avril regardait les gens passer. Emmitouflée dans son châle mais les jambes nues, elle portait toujours sa robe jaune. Puis, elle décida d’aller dire bonjour à Caroline.

– Eh ! Salut Poulette ! dit celle-ci en voyant Avril entrer dans le magasin. Depuis le temps ! Tu as vu ? Je me suis teint les cheveux en toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ! Rouge, rose, jaune, bleu, vert, mauve !
– Joli ! mentit Avril.
– C’est toi qui m’as donné cette idée, la première fois que tu es venue ! s’enthousiasma Caroline. Tu trouvais les couleurs si belles, si magnifiques que tu m’as vite influencée ! Puis, je me suis dit, pourquoi pas ? Tu veux quelque chose ?
– Mmmmm… non ça va, je passais juste comme ça. Mais, heu, sais-tu où je pourrais trouver le planning du Président ? Ce qu’il fait, quand et où.
– Houla, non ! Pas tout le temps, en tout cas ! Je sais juste que mardi, il fait une conférence de presse.
– Ah! dit Avril. Bon, ben, à la prochaine, Caro !

Et elle sortit du magasin, dépitée. Avril décida d’aller se boire un petit cipiccino, comme elle croyait que cela s’apellait.

– Un cipiccino, s’il vous plaît, dit-elle à un serveur qui passait par là.
– Capuccino ? Très bien mademoiselle.

Et il partit derrière le comptoir. Avril enleva son châle, car dans le café, la température était bonne. Une dizaine de gens se trouvaient dans le bar, produisant une ambiance chaleureuse, avec des rires qui sortaient de temps en temps. Derrière Avril, une petite famille composée de trois enfants, un papa, une maman, une mamy et un papy papotait tranquillement. Le serveur réapparut et vint lui apporter sa boisson. Avril colla ses mains sur la tasse brûlante pour les réchauffer quand…

– Sérieusement, commença une voix de femme, vous ne trouvez pas ça un peu abuser que le Président reste avec ses enfants dans la grande salle de la Maison Blanche au lieu d’aller donner son avis au tribunal ?
– C’est vrai que c’est un peu abuser ! dit une autre voix, qui semblait provenir d’une personne âgée. Une affaire de meurtre ! Il pourrait tout de même y assister ! Mais non, monsieur préfère rester le samedi bien tranquille chez lui, avec ses enfants ! Heureusement qu’il n’y reste que deux
heures ! C’est la seule chose un peu raisonnable ! Avril bondit de sa chaise, ce qui fit bondir la petite famille.
– Excusez-moi de vous déranger, dit-elle précipitamment, mais samedi est le quantième jour de la semaine ?
– P… pardon? demanda la plus jeune femme, qui semblait être la mère.
– Samedi est le quantième jour de la semaine? répéta Avril.
– Le sixième ! s’exclama un des trois petits enfants, qui se trouvaient être tous des garçons. C’est le sixième jour de la semaine ! J’l’ai appris à l’école ! “Aujourd’hui, nous sommes le sixième jour de la semaine”, qu’elle a dit la maîtresse !

Avril lui sourit, puis partit en sprintant vers l’hôtel, sans faire attention au regard interrogateur et méprisant que la petite famille lui avait jeté. C’était maintenant. Maintenant, que l’action allait devoir commencer. Pas le premier jour de la semaine. Une chance incroyable qu’elle avait eu, elle n’allait pas la laisser passer ! Avril se rua à l’intérieur de l’hôtel, poussa tout le monde dans la file pour prendre ses clés, monta les escaliers quatre à quatre et ouvrit la porte de la chambre n°35 à la volée.

– MARCO ! NE TE CHANGE PAS, VIENS MAINTENANT TOUT DE SUITE AVEC LES CARTES QU’IL NOUS FAUT, ON Y VA, MAINTENANT ! MAINTENANT !

Marco, fit tout ce que venait de lui dire Avril, le souffle court.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, quand il eut toutes les cartes sous le bras.
– Je t’expliquerai quand il y aura le temps ! Il n’y a pas un moyen plus rapide que la marche pour aller jusqu’à la bouche d’égout ?!
– Heu… si, si ! s’empressa Marco. Il y a les bus, les taxis et les vélos !
– Il y a beaucoup trop de circulation, aujourd’hui, pas le temps d’attendre dans des embouteillages ! Où est-ce qu’on peut trouver des vélos ?
– Ju… juste devant l’hôtel, il y a des vélos qu’on peut prendre pour voyager gratuitement !

Avril ne répondit pas, empoigna le poignet de Marco et descendit à toute allure de l’hôtel. Elle faillit assommer quelques personnes en poussant les portes de l’hôtel tellement elle était pressée.

– Ils sont où ?! demanda-t-elle.
– Là-bas !

Il pointa du doigt un carré de pelouse -en plein milieu du trottoir où se trouvaient, effectivement plusieurs vélos. Avril lâcha le poignet de Marco et se précipita vers eux.

– Suis-moi !

Elle enfourcha un vélo -Marco fit de même- et s’élança sur la route, en esquivant toutes les voitures et les gros bus avec un virage serré. Elle n’avait jamais fait du vélo mais le mécanisme de l’engin lui était venu tout de suite à l’esprit, comme par magie. Marco, qui la suivait toujours, ne tarda pas à la rattraper.

– TU PEUX M’EXPLIQUER CE QUI SE PASSE ?! cria-t-il, pour se faire entendre avec tous les bruits de klaxon et l’ambiance générale de la route surchargée.
– NOUS AVONS DEUX HEURES POUR FAIRE CE QUE NOUS DEVONS FAIRE ! répondit Avril, en ne quittant pas la route des yeux. JE SAIS OÙ EST LE PRÉSIDENT EN CE MOMENT ET C’EST L’ENDROIT IDÉAL ! ET SURTOUT, LA SITUATION IDÉALE, AUSSI !

Marco comprit qu’il ne devait rien demander de plus et qu’elle lui expliquerait tout quand ce serait possible. Alors il se tut et se concentra sur la route jusqu’à ce que la circulation commence à se faire de plus en plus rare. Enfin, ils atteignirent une rue, avec de hauts bâtiments noirs, complètement déserte. Juste des bruits de rats qui rongeaient quelque chose se faisaient entendre de temps en temps.

– C’est quelque part par ici, normalement, dit Avril, qui avait quitté son vélo.

Elle le déposa par terre et alla s’enfoncer dans la brume grise de la rue. Marco quitta lui aussi son vélo, et la suivit, le pas hésitant.

– Marco ! appela Avril, je… je crois que c’est ça ….

Marco ne voyait que la petite silhouette d’Avril. Il y avait beaucoup trop de brume. Mais il s’approcha tout de même, les mains devant lui. Quand il ne fut plus qu’a quelques centimètres d’elle, il regarda par terre et vit une plaque d’égout.

– Tu es prêt ? demanda Avril, les poings fermés par le stress.
– Je… je ne sais pas. répondit Marco, qui n’avait aucune envie d’aller se mettre sous une plaque d’égout, très certainement infestée de rats. Il s’ébouriffa les cheveux pour se motiver. Avril avait très peur et se mordit la lèvre en fermant les yeux. Elle priait.

– J’entre la première ? demanda-t-elle.
– Si tu y tiens. répondit Marco.

Avril s’abaissa pour ouvrir la plaque. Une odeur nauséabonde en sortit, ce qui fit tressaillir ses narines. Elle engouffra d’abord son pied droit dans l’égout avant de le ressortir illico et de se planter devant Marco.

– J’ai… j’ai d’abord besoin d’un petit encouragement.

Et sans attendre la réponse de Marco, elle l’embrassa, les bras noués autour de son cou. Puis, elle retira ses lèvres de celles de Marco et plongea dans l’égout. Il ne fallait pas perdre une minute ! Marco, qui était beaucoup plus chaud pour l’aventure maintenant, ne tarda pas à rejoindre Avril. Ils étaient tous deux plongés dans le noir le plus obscur. Avril avait oublié de prendre une lampe de poche où quelque chose de semblable. L’odeur était que plus forte et quelque chose de poilu passa sur les pieds d’Avril. Celle-ci poussa un hurlement avant de se reprendre et d’analyser la situation.

– Bon, il y a un peu d’eau moisie avec des déchets flottant dessus, constata-t-elle. Ça va, rien de trop terrible ! Mais seulement, il va falloir peut-être ramper, des fois. C’est n’est pas haut comme ça partout.
– Haut ? dit Marco. On sait seulement se mettre à quatre pattes!
– Peut-être, mais ce n’est certainement pas le pire ! Bon, ben, nous devrions peut-être avancer…
– Heureusement que c’est bouché par là, commenta Marco en touchant la pierre incrustée de moisi qui bloquait le passage de droite, sinon, nous aurions été bien embarrassés de devoir choisir par quel chemin partir !

Avril avança d’abord ses deux mains, puis, prise d’un élan, s’élança vers la gauche, là où ce n’était pas bouché. Pendant au moins vingt minutes ils avancèrent à quatre pattes, faisant parfois des rencontres particulières, tels que des rats morts, ou ce qu’il en restait, du vomi séché ou encore de drôles de petites bestioles, rampant sur tous les côtés de l’espace étroit qu’offrait l’égout.

– Je te jure que, plus jamais, je ne remettrai les pieds dans un égout de toute ma vie ! grogna Marco qui avait de la nourriture mâchouillée sur ses mains.
– Désolée, mais maintenant, il va falloir ramper ! dit Avril, tout aussi dégoûtée.

Et juste au moment où ils durent se mettre à plat ventre, un drôle de son retentit.

– Oh, non… dit Marco, qui était soudain terrorisé.
– Quoi ? s’inquiéta Avril.

Le bruit se fit entendre de plus en plus fort et petit à petit, un bruit d’eau l’accompagna.

– Quelqu’un a tiré la chasse ! s’exclama Marco, qui était plus dégoûté qu’inquiété. On va devoir retenir notre respiration !

Plein d’eau surgit brusquement derrière eux dans l’étroit tunnel. Avril ferma les yeux et se boucha le nez à l’aide de ses doigts au dernier moment. Elle fut violemment projetée de quelques mètres en avant et sentit la main de Marco la cogner en plein le visage. Ses oreilles était remplies d’eau et elle n’osa pas ouvrir les yeux. Sa mâchoire endolorie par le coup que Marco lui avait donné en étant, lui aussi, propulsé en avant lui fit affreusement mal et elle avait l’impression que ses poumons allaient exploser. Non seulement parce qu’elle avait besoin d’air et qu’elle ne pouvait plus respirer, mais par le choc qu’elle avait reçu. L’eau continuait de glisser sur ses oreilles et de tourbillonner dans tous les sens possibles quand quelque chose de coupant lui passa sur la lèvre supérieure. Enfin, quelques secondes plus tard, l’eau disparut. À présent, les deux amis était couverts de détritus de la tête aux pieds et reprenaient leur souffle. Le sang de la lèvre d’Avril continuait de couler. Mais elle n’y prêta pas trop attention et se contenta de frotter deux fois dessus avec le bord de sa main. Marco ne semblait avoir aucune blessure, juste étourdi par ce qui venait de se passer et dégoûté, tout simplement, parce que les besoins d’une personne inconnue était passé sur tout son corps.

– Ç… ça va ? demanda-t-il, bredouille.
– Je crois… , répondit Avril, en enlevant de son visage ses mèches rousses, qui étaient devenues plutôt brunes avec la sorte d”‘eau”. J’ai juste un petit peu mal à la mâchoire mais sinon, tout va bien. Et toi ?
– Moi, je me suis un peu cogné partout, quelques bleus par-ci par-là…

Marco passa doucement sa main sur le visage d’Avril et il sentit sa coupure à la lèvre.

– Qu’est-ce que…
– Elle ne me fait pas mal, ce n’est pas grave.

Après quelques secondes, le temps de reprendre leur souffle, Avril et Marco continuèrent de ramper, avec toujours les mêmes petites surprises de temps en temps.

– Marco, il y a une plaque d’égout juste au-dessus de moi. On la soulève pour reprendre de l’air ou pas ?
– Je ne crois pas, répondit-il, on commençait justement à s’habituer à cette odeur infecte !

Alors ils passèrent leurs chemin. Après vingt autres minutes, l’égout se fit tout d’un coup plus grand. On pouvait même s’y mettre debout. De plus en plus, l’odeur désagréable disparut ainsi que l’eau pourrie, le moisi, et les rats, morts ou non.

– Marco… commença Avril, soudain prise d’une grande panique, on arrive…

En effet, à présent ils ne marchaient que dans une grande salle plongée dans la pénombre. La seule chose sale, c’était eux. Puis, Marco aperçu des lignes de lumière.

– Avril… regarde… c’est bien le trou d’aération… c’est super ! il est grand !

Pour un trou d’aération, c’est vrai qu’il était grand. Avril sentait bien le vent dans cette pièce qui surgissait de tous les côtés. Elle s’approcha de la grille métallique. Elle se souvint qu’elle avait gardé ses lunettes qui voient à travers la matière dans la poche de sa robe jaune, à présent ruisselante d’eau moisie. Espérons que l’eau ne la fasse pas tomber de ma poche, pensa-t-elle. Avril mit la main dans sa poche et pensa “ouf’ dans sa tête. Elle sortit les lunettes et les mit sur son nez.

– Qu’est-ce que tu vois ? chuchota Marco, qui voyait grâce à la faible lumière qu’offrait le grillage la silhouette d’Avril.
– À travers la matière, répondit simplement celle-ci. Tu as gardé la carte, j’espère ?

Marco se rendit soudain compte qu’il avait laissé les cartes à l’entrée de la première bouche d’égout.

– Je… non.

Marco devina qu’Avril venait de se mettre la main sur le front. Mais elle ajouta :

– Je ne crois pas que ce soit trop grave. J’ai une mémoire excellente. Et je me souviens que la grande salle, là où est normalement le Président, est juste en face du grand couloir. Mais, je ne sais pas pourquoi, il y a plein de gens, plus précisément des vieux bonshommes, dans le couloir. Ah ! Et mais… quelqu’un les a interpellés, là et… c’est un grand monsieur avec les cheveux roux et un sourire gentil… deux messieurs sont avec lui, deux gros costauds, un à sa droite, l’autre à gauche… et ils… ils ouvrent deux immenses portes en or et… je crois qu’ils vont tous dans la grande salle ! Mais… je pensais qu’il passait du temps avec ses enfants… ! Ça va être plus compliqué que je ne le pensais… C’est bon… ils sont tous entrés dans la grande salle….

Elle se tourna vers Marco.

– Maintenant.

Marco prit entre ses mains la grille du trou d’aération et la secoua comme un pruneau. Au début, la grille resta clouée au mur, dure comme fer, puis, petit à petit, les clous se dévissèrent et dans un grand bruit sonore qui fit sursauter Avril, Marco l’arracha. Ils restèrent d’abord tous deux silencieux, ayant peur que les gens dans la grande salle aient entendu le grand ” CRAC”, mais personne ne vint.

– Je crois que c’est bon, murmura Avril, le cœur battant. Allons- y.

Et elle enjamba le grand trou, toujours suivie de Marco. Avril sursauta quand elle vit à quel point les caméras étaient présentes dans ce couloir.

– Marco, il faut faire vite ! dit-elle, en pointant les caméras du doigt.

Ils se précipitèrent vers les grandes portes dorées et Avril lâcha les lunettes, prise de peur. Quand ils arrivèrent juste devant les immenses portes, Avril inspira d’abord tout ce qu’elle pouvait d’air et posa sa main sur la poignée de la porte dorée. Mais à l’intérieur de son ventre, il y avait une grosse boule. Comme si cette boule lui mangeait l’estomac. Elle était rongée par la peur, sa lèvre, dégoulinant de sang, commençait à la piquer affreusement et sa mâchoire endolorie lui donnait mal à la tête.

– Non… Marco… je… je ne peux pas, sanglota-t-elle soudain, la main toujours sur la poignée de l’immense porte. Imagine, dès… dès qu’on entre, ils… ils nous tuent ! Tous ces gens qui sont entrés… non, non, je ne peux pas ! Ils… ils ne vont pas nous croire et… et… peut-être…

Elle plongea sa tête dans sa main vide et pleura tant qu’elle pouvait.

– Avril, non ! supplia Marco. On n’a pas fait ça pour rien ! Tout ce que tu as abandonné pour te retrouver ici… Tu dois le faire ! Nous devons le faire, plutôt. Je suis là… je suis avec toi…

Avril continua de sangloter. Sa main sur la poignée de la porte commença à trembler… Elle baissa la tête mais la releva aussitôt quand elle entendit des bruits de pas arriver. Des gens était déjà là… accompagnés de gros chiens et de mitraillettes. Avril regarda Marco, fit un signe de la tête lui sourit et entra dans la grande salle en ouvrant la porte à la volée.

Chapitre 26 : Tout le monde les regardait

Tout le monde les regardait, elle et Marco, tous deux dégoulinant d’eau et de sang. Y compris le Président. On aurait dit qu’ils les attendaient. Car, toutes les chaises étaient tournées vers la porte, vers eux. Au milieu, le Président qui les regardait en souriant, comme si c’était de bons amis qui venaient prendre le thé. À sa droite, un monsieur avec un air pincé et des cheveux noirs. Et à sa gauche…
– Gia… JEANNE !!!!!! s’exclama Avril, la larme à !’œil. Jeanne ! Tu es vivante !

Glani lui sourit. Mais d’un sourire triste. Personne ne bougeait, pas même les policiers avec leurs chiens.

– Je crois que c’est le moment de faire notre déclaration, chuchota Marco à l’oreille d’Avril.

Elle hocha la tête et regarda le Président, droit dans les yeux.

– Désolée de vous importuner comme cela, Matthew.
– Ne l’appelez pas comme ça, vociféra l’homme à l’air pincé. Appelez-le monsieur le Prési…
– Cela ne me dérange pas qu’on m’appelle par mon nom, je vous assure, Auguste, dit Matthew avec bienveillance.
– Je disais donc, poursuivit Avril, que je sais tout. Absolument tout.

Des murmures s’élevèrent dans toute la salle. Avril remarqua que Matthew Kigwsel jeta un regard inquiet à Glani.

– Qu’êtes-vous censée savoir ? demanda-t-il, d’un ton amusé.
– Tout, tout simplement. répondit Avril, qui commençait à suer. Tout ce qui concerne les aliens, tout ça.
– Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez ! répliqua le Président, qui, lui aussi, avait des gouttes de transpiration qui perlaient sur son front. M… mais je sais que vous croyez qu’il n’y a jamais eu d’extraterrestres. C’est ce que nous a rapporté votre amie, Jeanne. Mais je peux vous assurer qu’il y en a eu !
– Nous savons aussi que des gens vous obligent à mentir à propos de ça… dit Avril sans le quitter des yeux.

Le Président devint soudain tout mauve. Glani lui chuchota quelque chose à l’oreille.

– Qu’est-ce qui nous prouve que vous savez quoi que ce soit ? demanda-il, avec quelque chose dans la voix qui paraissait terrorisé. C’est… c’est une affaire importante. Les aliens sont bien venus sur cette terre, morts, mais ils sont venus. Et ils vont bientôt revenir en masse pour massacrer la planète. Vous n’êtes pas voyante, vous ne pouvez pas vraiment dire s’ils viendront, oui ou non !

Avril sentit son pouls battre. Elle n’avait pas d’autre choix que de dire d’où elle venait vraiment.

– Justement, dit-elle sombrement. Je suis plus spéciale que les autres car… écoutez-moi attentivement, je vais faire une déclaration de la plus haute importance. Je viens du futur. Et je vous assure que jamais aucun alien n’est arrivé !

Il y eut un moment de silence puis le Président se mit à rire. Un rire faux.

– Vous ? Vous venez du futur ? Tiens donc ! Et moi, je viens de Mars, savez-vous ?
– Je sais que vous ne me croyez pas, et que c’est très dur à croire. Mais, voyez-vous, je viens bel et bien du futur et j’ai sacrifié beaucoup de choses pour arriver jusqu’ici. Croyez-vous que, dans le seul but de m’amuser un petit peu, je sois entrée dans la Maison Blanche comme ça, juste pour m’amuser ?! Je peux vous raconter tout un tas de trucs qui se passeront dans le futur, ami, il faut me croire.
– Désolé, mais je n’ai pas que ça à faire, dit le Président comme si Avril venait de lui proposer d’acheter un chat. Nous sommes dans la cour des grands, ici. Vous, vous faites encore partie de la cour des… petits.
– Mais je peux vraiment vous aider et…
– Vous ne me serez vraiment d’aucune utilité, surtout, pesta Matthew.

Avril sentit des picotements dans ses doigts.

– Tu m’avais dit que c’était un bon Président… , chuchota-t-elle à Marco.
– Oui… je ne le reconnais plus. Avoue qu’il n’était pas comme ça quand nous sommes entrés dans la pièce. Insiste, je suis sûr qu’à un moment ou à un autre, il voudra bien te prendre au sérieux.

Avril inspira une nouvelle fois une goulée d’air.

– Mr. Matthew, j’aimerais insister, dit-elle. Regardez dans quel état je me suis mise pour venir vous retrouver, vous ! Ne pourrions-nous pas… nous parler en privé ? Ce serait peut-être mieux pour vous et…
– Avril chérie, commença Glani, ne contrarie pas le Président. Je sais bien que tu as des problèmes mentaux mais de là à venir dans la Maison Blanche… je ne me doutais pas que c’était si grave !

Avril regarda son amie, consternée.

– Gia… Jeanne, qu’est- ce qui t’arrive ?! Je n’ai pas de problèmes mentaux ! Pourquoi dis-tu cela, je…
– Heureusement que votre amie est là pour vous car sinon, j’aurais pu vous croire, dit Matthew en regardant ses ongles de mains.
– Vous devez me croire s’il vous…
– Cessez de vous rendre ridicule ! dit le Président en rigolant d’un rire sonore. Vous m’humiliez avec ça !

Le picotement au bout des doigts d’Avril se répandit d’un coup dans tout son corps. Cela était insupportable.

– C’EST VOUS QUI M’HUMILIEZ ! hurla-t-elle, à plein poumons. ESPÈCE DE CRÉTIN ! À CAUSE DE VOUS, LA PLANÈTE ENTIÈRE VA SOUFFRIR ET VA DEVENIR LA PLUS ATROCE ET MALSAINE PLANÈTE DE TOUTE NOTRE GALAXIE ! VOUS VOUS CROYEZ MALIN, HEIN ?! VOUS ET TOUS VOS PETITS
ACOLYTES OU JE NE SAIS QUOI ! MAIS VOUS ÊTES PLUS IDIOT QU’UNE POMME HANDICAPÉE !

Le Président la regarda, comme si elle venait de raconter une nouvelle amusante. Elle n’avait pas remarqué que Marco lui serrait très fort le bras et que plusieurs mitraillettes étaient pointées vers elle quand elle ajouta :

– VOUS NE MÉRITEZ PAS DE COHABITER AVEC LA TERRE ! VOUS N’ÊTES QU’UN BOUFFON QUI NE PENSE QU’AU POGNON ET VOUS NE VOYEZ MÊME PAS QUE LA PLANÈTE SE DÉSINTÈGRE !
– Cela peut-il me faire quoi que ce soit qu’elle se désintègre? demanda simplement Matthew.

Avril sentit quelque chose exploser en elle. Elle se dégagea violemment du bras de Marco, courut vers le Président et sauta sur sa gorge.

– TU FAIS MOINS LE MALIN, HEIN ?! MR-JE-NE-PENSE-QU’A-MOI-MÊME-ET-SJ-LA-PLANÈTE-MEURT-C’EST-BIEN-FAIT!-MR-MOI-JE-PENSE-QUE-SI-TOUS-LES-HUMAINS-MEURENT,-C’EST-BIEN-FAIT-VOILÀ-CE-QUE-JE-PENSE !

Avril sentit que Marco et plusieurs autres bras musclés essayaient de la dégager de la gorge du Président. Mais celle-ci résistait et regardait Matthew Kigwsel avec des yeux rouges. Elle vit que celui-ci était devenu tout violet, étant donné que son sang ne lui montait plus à la tête.

– HA HA HA ! TU VAS MOURIR ESPÈCE DE…

Mais elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Un des policiers l’avait assommée à l’aide d’une batte.

Chapitre 27 : Quand elle se réveilla…

Quand elle se réveilla, Avril ne comprit pas tout de suite où elle était. Marco, resté près du lit de son amie pendant un petit temps, était ravi la voir se réveiller.

– Avril… dit-il doucement. Comment te sens-tu?
– Papa ? demanda-t-elle, les yeux à moitié ouverts.
– Non… c’est Marco.
– Marco ? Ah, oui… tu as trouvé le planning du Président pour qu’on y aille, le premier jour de la… lundi ?
– Non, Avril repose-toi, soupira Marco.

Elle reposa doucement sa tête sur son oreiller quand elle la releva brutalement.

– Oh, mon Dieu ! s’écria-t-elle. Le Président ! Je m’en souviens ! Glani ! Oui, je me souviens ! J’ai étranglé le Président ! Et maintenant ?! C’est quoi cette petite pièce ?

Elle regarda autour d’elle. Des murs blancs, une table de chevet blanche et une armoire brune. Rien de très réjouissant.

– Avril… ce que je vais te dire ne va certainement pas te faire plaisir… Tu es dans une maison de jeunes délinquants… je leur ai dit que tu n’avais plus de parents, qu’ils étaient morts tous les deux, alors ils vont te garder ici… mais je te jure que je vais te sortir de là, Avril, je te le promets.
– Tu… tu n’as pas peur de moi? demanda-t-elle, bredouille. Tu ne me prends pas pour un assassin ?
– Tu n’en es pas un, Avril. Je le sais, mieux que personne. Même les policiers ont affirmé que le Président avait eu un comportement bizarre. Bon, je vais devoir partir, apparemment, trois autres personnes viennent te rendre visite. Et c’est interdit qu’un jeune délinquant ait quatre visites en même temps. Bien que tu ne sois pas une jeune délinquante. Marco se leva de sa chaise et déposa un doux baiser sur le front d’Avril. Elle regarda disparaître son ombre sous la porte. Mais qui pouvait donc venir lui rendre visite ? Elle attendit quelques minutes, profitant de ce silence pour se remettre les idées au clair. Puis, la porte s’ouvrit. Une petite mamy avec une robe bleu marine et un parapluie jaune à fleurs vertes venait d’entrer dans la chambre blanche.

– Odette ! s’exclama Avril. Comment as-tu su que j’étais ici ?
– Par les journaux peut-être ! répondit-elle, en se mettant les mains sur les hanches. Ravie de voir que tu vas mieux ! Tiens, je t’ai apporté ça.

Elle lui tendit une grosse plaque de chocolat et un paquet de biscuits.

– Merci… dit Avril. Mais… que disent-ils de moi, dans les journaux ?
– Je dois t’avouer que c’est pas joyeux, soupira Odette. Mais moi, je sais bien que tu n’es pas la “petite meurtrière”, comme ils t’appellent !
– Ils m’appellent comme ça? demanda Avril, dépitée. Ho la la… c’est vrai que j’aurais pu l’être si ce brave policer ne m’avait pas frappé avec sa grosse batte !
– Tu sais, la scène est passée à la télé et… personne ne reconnaissait le Président. C’est un si brave homme! Et là… il était si… égoïste ! Enfin, bon ! Tiens, un dernier petit cadeau avant que je ne m’en aille ! Sinon, je vais rater mon bus !

Odette sortit de son sac une peluche. C’était un petit colibri, rempli de plumes de couleurs plus pétantes les unes que les autres. Autour de son cou était accroché un petit message. Avril le lut. On pourra m’emprisonner mais jamais on n’emprisonnera mon esprit. Elle releva la tête vers Odette, qui comme d’habitude, lui souriait avec bienveillance.

– Merci de tout cœur, Odette, vraiment…
– Mais ce n’est rien ma choupette ! D’ailleurs, j’aimerais pouvoir t’aider à te sortir de là. Tu n’es pas une jeune délinquante, je le sais autant que tu le sais !
– Vous êtes vraiment gentille avec moi…
– Tu me vouvoies encore ? Ralala… et, avant de partir, je voulais juste te dire que… beaucoup de gens y croient, que tu viens du futur, dont moi. Et je crois que la planète entière aura besoin de toi. Je te souhaite bonne chance, sauveuse de l’humanité !

Et elle s’en alla, tout comme l’avait fait Marco. Puis ce fut au tour de Caroline de lui rendre visite. Elle avait encore une fois changé de teinte de cheveux : elle avait décidé de se les remettre au naturel, c’est-à-dire, noir d’encre. Elle avait apporté quelques petits cadeaux à Avril dont quelques robes et des crêpes.

– J’espère que tu sortiras vite de cet endroit horrible et…

Caroline jeta des regards aux quatre coins de la chambre.

– Horrible et déprimant. Deux mots qui qualifient le mieux cet endroit. Je t’aiderai à t’en sortir, parole de vendeuse !

Et elle sortit de la chambre blanche. “Bon, Marco, Odette, Caroline… mais maintenant… qui ?” se demanda Avril. Elle entendit des pas arriver vers sa porte. Et quand la personne entra, le sang d’Avril se glaça.

– Tiens, bonjour, Glani, dit froidement Avril.
– Avril… , commença Glani, d’un ton suppliant, je peux vraiment tout t’expliquer… enfin, non, justement, je ne peux rien t’expliquer. Sinon, je mourrais sur place. Mais je veux que tu sache une seule chose : je n’y suis pour rien. Je n’ai rien fait pour.
– Glani, la dernière entrevue qu’on a eu m’a suffi pour savoir que tu n’étais pas dans mon camp, dit Avril, aussi glaciale que possible.
– Je comprends que tu ne comprennes pas mais…
– MAIS QUOI, GLANI ?! s’écria Avril. TU CROIS SÉRIEUSEMENT QU’ON VA DE NOUVEAU ÊTRE LES “MEILLEURES AMIES DU MONDE”, JUSTE PARCE QUE TU ES DÉSOLÉE ?! Tu vois cette cicatrice ? Tu t’en souviens, j’espère ? Je ne te raconte pas les remords que j’ai de l’avoir faite… et moi qui m’inquiétais pour toi! Quelle naïve j’étais !
– ET, MOI, ALORS, HEIN ? J’ai pas été un peu naïve de croire qu’on allait à un stage ou je ne sais quoi avec toutes les nouveautés du moment ???

Avril se tut.

– Non, Glani, parce que tu le savais, dit-elle sombrement. Tu savais qu’on allait dans le passé. Je ne sais pas pourquoi tu es si bizarre de temps à autre. Je ne sais pas quel est ton secret. Mais je le découvrirai. Je te le promets que je le découvrirai.

FIN DU TOME 1


Lire encore…

GYGAX : La masculinisation de la langue a des conséquences pour toute la société

Temps de lecture : 7 minutes >

Pour la grammaire, le masculin peut inclure les femmes. Mais les recherches du psycholinguiste Pascal Gygax montrent que notre cerveau ne l’interprète pas ainsi. Dans son livre Le cerveau pense-t-il au masculin ?, il soutient que la langue peut – et doit – évoluer, afin de rééquilibrer une société encore bien trop centrée sur les hommes. 

Un livre sur la langue inclusive. Vous ne craignez pas le débat !

C’est vrai, le thème est très chaud. Une motion a été récemment déposée au Parlement pour interdire la langue inclusive dans l’Administration fédérale [suisse]. Certaines personnes ne veulent même pas entendre les arguments sur ce thème : lorsque j’ai été invité à présenter mes travaux au sein d’un Conseil communal, deux factions politiques ont quitté la salle avant que je prenne la parole. A une autre occasion, un homme politique m’a dit ne pas vouloir assister à ma présentation, car il savait “déjà tout sur ces questions“. Je l’ai prié de rejoindre mon équipe, car nous, nous ne savons pas tout (rires) !

«Pourquoi tant de haine ?», vous demandez-vous dans votre livre. La réponse ?

La langue fait partie de notre identité et constitue une pratique quotidienne. Des études ont montré une corrélation entre le fait de se dire opposé à la langue inclusive et ne pas reconnaître facilement des formulations misogynes, être d’accord avec des affirmations sexistes ou encore accepter les inégalités de la société d’aujourd’hui.

Le refus de la langue inclusive nous définit donc comme sexistes ? Une telle affirmation risque de braquer les opinions encore plus …

C’est possible, en effet. Mais le but du livre est moins de convaincre que d’amener dans le débat des arguments factuels issus de recherches en psychologie, linguistique et histoire. Les gens seront alors en mesure d’en débattre en se basant sur les mêmes informations, plutôt que d’exprimer des opinions peu ou pas documentées comme c’est encore souvent le cas.

Vous soulignez que la place dominante, occupée par les hommes dans la société, se reflète dans la langue, notamment à travers le masculin.

Oui, et ceci de trois manières. D’abord, le masculin “l’emporte” sur le féminin lors de l’accord, comme dans “les verres et les tasses sont nettoyés“, et ceci même s’il n’y a qu’un seul verre et cent tasses ! On entend souvent dire qu’il s’agirait d’une règle absolue, mais d’autres règles ont existé. L’accord de proximité, qui était pratiqué jusqu’au XVIIe siècle, est d’ailleurs toujours vivant lorsque nous disons “certaines étudiantes et étudiants“. On utilisait aussi l’accord de majorité, c’est-à-dire avec le plus grand nombre, comme “le maître et les écolières sont sorties” ou encore celui du choix qui se base sur l’élément jugé comme le plus important (“les pays et les villes voisins“). La règle de l’accord systématique au masculin en est probablement issue : un grammairien du XVIIIe siècle affirmait pour le justifier que  “le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle“. Au moins, c’est clair !

Et les autres cas ?

Les paires, ou binômes, placent systématiquement l’homme d’abord – on dit “mari et femme“, “Adam et Eve“, “Tristan et Iseult“, avec comme seule exception les salutations telles que “Mesdames et Messieurs“. Et finalement, bien sûr, l’interprétation générique du masculin, qui décrète que le masculin peut inclure les femmes, comme dans “les participants” ou “profession : plombier“. La grammaire lui attribue ce sens, mais nous avons de la peine à le comprendre ainsi.

Vos études ont en effet montré que nous interprétons le masculin non pas comme générique, mais comme se référant aux hommes. Comment avez-vous procédé ?

Dans nos premières recherches, nous avons demandé de juger si une phrase qui inclut une forme masculine (comme “Les chanteurs sortirent du bâtiment.“) est compatible avec une autre qui indique la présence de femmes dans le groupe (“Une des femmes avait un parapluie.“) ou d’hommes (“Un des hommes…“). Les réponses des personnes interrogées étaient très différentes dans les deux cas, ce qui montre que le masculin pose clairement une difficulté de compréhension lorsqu’il est censé inclure les femmes. Nous ne nous attendions pas du tout à ce résultat, et nous avons réalisé de nombreuses expériences additionnelles pour le vérifier et l’affiner. Ces résultats négatifs se sont accumulés et, combinés avec d’autres études réalisées ailleurs, démontrent clairement que nous n’interprétons pas, ou très difficilement, le masculin comme incluant les femmes.

Avec quelles conséquences ?

La langue influence fortement notre manière de voir le monde, de penser et d’agir, et le fait que la langue a été masculinisée a des conséquences importantes pour toute la société. On peut notamment penser aux choix de carrières. Les filles grandissent dans un environnement fortement androcentré, c’est-à-dire qui donne une place dominante à l’homme. Non seulement les œuvres de fiction et le médias parlent majoritairement d’hommes, mais la langue décrit l’écrasante majorité des professions au masculin. Des études montrent que, dans ce cas, elles se sentent moins concernées et, c’est important, moins compétentes que si l’on utilise une double formulation telle que “politicienne ou politicien“. Cela crée un cercle vicieux : l’androcentrisme de la société mène à une langue qui favorise le masculin ; celle-ci exclut les femmes – entre autres –, ce qui consolide encore davantage la place dominante des hommes.

Que faire pour rétablir une langue plus équilibrée ?

Les possibilités sont nombreuses. On peut utiliser le passif ou la substitution par le groupe (“l’équipe de recherche” pour “les chercheurs“), utiliser des termes épicènes (“les scientifiques“) ou encore les doublets (“les chercheuses et les chercheurs“), sans oublier une forme contractée d’un doublet (“les checheur·ses“). On peut encore choisir l’accord de proximité, très facile à appliquer, ou mentionner les femmes avant les hommes.

Vous dites préférer le terme de langue «non exclusive» plutôt qu’«inclusive». Pourquoi ?

En favorisant le masculin, la langue n’exclut pas seulement les femmes, mais aussi les personnes qui ne s’identifient à aucun des deux pôles de genre. Je parle aussi de démasculiniser la langue, car cela rappelle le fait qu’elle a été masculinisée, et de la reféminiser, car certains féminins en ont été sciemment supprimés.

Que pensez-vous de l’utilisation du féminin générique ?

Il est intéressant, déjà simplement parce qu’il rend plus visible l’effet du masculin aux yeux des hommes, qui d’habitude en sont peu conscients. En 2018, l’Université de Neuchâtel a formulé ses statuts en utilisant uniquement le féminin, notant que ce dernier doit être compris dans un sens générique. Cela a fait baisser les réticences exprimées face au doublet qui, j’imagine, est soudainement paru bien plus acceptable à certaines personnes que ce féminin dominant…

La langue inclusive est souvent décriée comme fautive, inélégante et politisée. Que répondez-vous ?
Pascal Gygax © STEMUTZ

Il faut d’abord rappeler que certaines tournures de la langue inclusive ont toujours existé, comme les doublets. Ensuite, que la langue française a été fortement masculinisée au XVIIe siècle, avec la disparition de métiers déclinés au féminin, tels que “poétesse” ou “autrice“, reflétant des positions politiques qui voulaient placer la femme au foyer. Cela montre que la langue actuelle n’est, en fait, pas neutre: elle a toujours été politique, d’ailleurs ni plus ni moins que la langue inclusive. Toute langue évolue constamment, et c’est davantage son usage concret qui la modifie que les décisions d’une institution telle que l’Académie française. Le mandat de cette dernière, d’ailleurs, concerne le vocabulaire et non pas la grammaire française, celle-ci étant encadrée essentiellement par l’ouvrage Le bon usage qui est mis à jour par la famille Grevisse sans disposer d’un statut officiel. Par exemple, c’est par la pratique que les anglophones ont récemment réhabilité l’usage du “they” au singulier pour signifier une personne dont on ne connaît pas le genre, qui avait disparu au XIXe siècle. Et la population suédoise dit accepter de plus en plus le prénom indéterminé “hen“, apparu suite à son utilisation dans un livre pour enfants paru en 2012. C’est l’usage d’une langue qui la fait évoluer, pas les institutions.

Le débat tourne souvent sur la forme contractée, telle que les étudiant·es ou die Student*innen.

Oui, on reproche par exemple au point médian de poser des difficultés aux personnes dyslexiques. Mais l’argument semble peu crédible au vu des règles orthographiques très difficiles qu’il faudrait alors simplifier en priorité. Cette focalisation est dommage, car le français possède tous les outils pour être pratiqué de manière non exclusive, avec ou sans forme contractée.

D’autres disent que la langue inclusive n’est pas la question d’égalité la plus urgente …

Je l’entends parfois et je demande alors ce qu’il faut faire en priorité … Un homme m’a répondu: l’égalité salariale. Fort bien ! Je lui ai donc proposé d’aller avec lui aux ressources humaines pour demander une baisse de rémunération qui permettrait de rétablir un peu l’équilibre salarial (rires) ! Sérieusement: aucune mesure individuelle ne va révolutionner les rapports entre les sexes. Il faut travailler sur de nombreux fronts.

Pourquoi avoir publié ce livre maintenant ?

Cela fait plusieurs années que je m’implique dans la médiation scientifique. Je donne des conférences – elles ont touché autour de 5000 personnes –, écris des articles dans les journaux, participe à des débats. Avec mon collègue, Pascal Wagner-Egger, il nous a paru important de sortir de notre bulle académique, de redonner à la société. Les éditions Le Robert voulaient faire un livre sur la langue inclusive, un thème très débattu. Il y a beaucoup de linguistes en France, mais les responsables voulaient une perspective issue de la psychologie. Je suis l’un des rares psycholinguistes à travailler sur la langue française et j’ai été contacté. Le but du livre est d’amener un discours scientifique dans un débat parfois houleux et souvent mal documenté.

Le Robert est connu pour ses dictionnaires de référence. Est-il vraiment ouvert aux changements proposés par la langue inclusive ?

Je pense que oui. Mon livre paraît dans une nouvelle collection qui a justement été lancée pour débattre des évolutions de la langue.

Avec ce livre, vous faites un peu de politique …

Les résultats de mes expériences sont allés dans un sens, ils auraient pu aller dans un autre et j’aurais probablement aussi écrit un livre. Mais oui, publier un livre peut représenter un acte politique.

La recherche ne devrait-elle pas rester neutre ?

La manière dont nous menons nos expériences suit la méthode scientifique, qui tend à être objective. Mais le choix de ce que l’on va étudier et ce qu’on fait des résultats possède une composante politique, c’est clair. On reproche parfois à la langue inclusive d’être idéologique, mais il s’agit avant tout d’une réaction contre un status quo qui n’est pas neutre, mais le produit d’idéologies, et notamment de la vision androcentrée de la société. En pratiquant une langue moins exclusive, nous pouvons toutes et tous contribuer à faire évoluer la situation.”


EAN9782321016892

Pascal Gygax co-dirige l’équipe de psycho­­-linguistique et psychologie sociale appliquée de l’Unifr. Au bénéfice d’une thèse de doctorat en psychologie expérimentale de l’Université de Sussex (Angleterre) et d’une thèse d’habilitation de l’Université de Fribourg, il travaille principalement sur la manière dont notre cerveau traite la marque grammaticale masculine et sur l’impact social et cognitif de formes dites inclusives. Pascal Gygax intervient régulièrement dans les médias, lorsqu’il est question de langage inclusif ou de féminisation du langage. Son livre Le cerveau pense-t-il au masculin ? vient de paraître aux Editions Le Robert.


Parler, parler encore, débattre peut-être…

MANDRYKA, Nikita (1940-2021)

Temps de lecture : 3 minutes >

“Ce dessinateur qui s’est aussi fait appeler Kalkus à ses débuts s’est éteint dans la nuit de dimanche à lundi à son domicile de Genève (Suisse), a indiqué à l’AFP l’éditeur de ses derniers ouvrages, Alain Beaulet. Il avait reçu le Grand Prix de la Ville d’Angoulême en 1994 et le Prix du patrimoine du Festival d’Angoulême en 2005 pour son personnage du Concombre masqué, légume un peu dingue et philosophe.

Petit-fils d’un officier supérieur de la Marine russe chassé en Afrique du Nord par la Révolution de 1917, Nikita MANDRYKA était né à Bizerte en Tunisie le 20 octobre 1940. Sa vocation lui vient de la découverte de Spirou dans son enfance. Les soubresauts de l’Histoire font atterrir sa famille au Maroc puis à Lons-le-Saunier. Il montera à Paris pour étudier le cinéma à l’Idhec, mais optera finalement pour la BD.

Avec un papier, un crayon, et un pinceau, on fait soi-même son cinéma

 disait-il, cité par les éditions Dargaud.

Le Concombre naît en 1967 dans le magazine Vaillant. Ce personnage habite un désert du bout du monde, regarde “la télédérision” et s’exclame “Bretzel liquide!”, son expression favorite, dès que les choses partent de travers, c’est-à-dire tout le temps.

Après avoir quitté cette revue et collaboré avec Vaillant, cet avant-gardiste fonde, en 1972, L’Echo des savanes avec Claire Bretécher et Marcel Gotlib. Il en part pour devenir rédacteur en chef de Charlie Mensuel en 1982, puis de Pilote en 1983. Le Concombre masqué revient en album chez Dupuis dans les années 1990. En 1998, Mandryka devient l’un des pionniers de la BD sur internet, publiant des planches sur son propre site.” [d’après RTBF.BE]

Nikita Mandryka © Jean-Patrick Di Silvestro

Nikita Mandryka signe une nouvelle histoire de son héros le Concombre masqué dans un petit album qui offre la vision du monde de son auteur, toujours avec humour mais engagé depuis toujours à contester ce qu’il dénonce comme un monde du travail obligatoire…

“Le dessinateur Nikita Mandryka est mort à l’âge de 80 ans, ce lundi 14 juin 2021. Il était le créateur du personnage comique Le Concombre masqué, mais il avait également cofondé “L’Echo des savanes” avec Claire Bretécher et Marcel Gotlib. Il était en 2017 l’invité de Tewfik Hakem à l’occasion de la sortie de son dernier album. Nikita Mandryka, auteur de BD, pour “Conc et Chou : Lanceurs d’alerte !”, aux éditions Alain Beaulet.

“Dans ce dernier album, je parle notamment de la vision du monde actuel que je vois, un monde du travail obligatoire : on formate les esprits depuis l’école pour qu’ils deviennent des travailleurs-consommateurs et c’est l’idéal du monde qu’on leur donne.”

 

Au départ, mon trait vient de la copie des BDs que je lisais : Spirou en 1947, les dessins de Franquin qui ont un certain style, des courbes, des pleins et des déliés, ensuite j’ai été très intéressé par le trait du dessin-dessiné puis le trait de Walt Kelly dans Pogo qui me semble le plus simple et le plus vivant.

 

Avant mai 68, j’étais déjà dans mai 68, j’ai une vision du monde totalement différente de la vision commune qui est fabriquée par les médias, l’école, les spécialistes, les gens qui vous disent comment est le monde, cette vision-là pour moi n’est pas le réel, c’est une réalité fabriquée, une hallucination collective, je n’y crois pas du tout… Ce que j’essaye de faire c’est montrer ma vision.”

[d’après FRANCECULTURE.FR

  • image en tête de l’article : couverture de la bande dessinée “Les aventures potagères du concombre masqué“, de Mandryka © lesinrocks.com

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © lesinrocks.com ; Jean-Patrick Di Silvestro 


Plus de bandes dessinées…

 

VIERSET, Guillaume (né en 1987)

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“Guillaume VIERSET commence la guitare à l’âge de 7 ans sous l’influence de son père, guitariste de country. De 1996 à 2005, étudie la guitare classique et poursuit son cursus en étudiant le jazz avec Alain Pierre à l’académie de Huy ainsi qu’à l’académie de Amay avec Philippe Doyen. Parallèlement, il participe à plusieurs stages aux Lundis d’Hortense (Pierre van Dormael, Peter Hertmans, Ivan Paduart, Paolo Radoni…). Après avoir joué dans de nombreux groupes de pop et de rock, l’envie de se diriger vers une musique plus improvisée se fait ressentir. Il créa le trio Morning Warm Whisky qui lui permettra de se focaliser plus sur l’improvisation mais également sur la composition.

Il participe également à une session pour l’album électro jazz de Karl off. En 2007, il poursuit ses études au Conservatoire Royal de Bruxelles où il a eu la chance d’apprendre avec Arnould Massart, Pirly Zurstrassen, Fabrice Alleman, Fabien Degryse, Guy Cabay… En parallèle à ses études au Conservatoire de Bruxelles, il monte un premier projet The Green Dolphins et participe à de nombreux projets jazz aux alentours de Bruxelles. The Green Dolphins est repris par le collectif “ça balance pas mal…” et une de ses compositions est présente sur la compile “ça balance 2011“. En 2008, il participe à un stage de jazz en Italie avec notamment Kenny Baron et en 2010, participe au concours “Tuscia In Jazz” avec le Feel Trio avec lequel il arrive en finale.

Guillaume participe à de nombreuses masterclass et clinic dont celui de Kurt Rossenwinkel, Antonio Sanchez, Philip Catherine, Jonathan Kreisberg… Il a également eu l’occasion de jouer dans de nombreux festivals et salles de concert dont le Dinant Jazz Night, le Comblain Jazz Festival, Festival International Jazz à Liège, Mons en Jazz, Music Village, Jazz à Huy, Centre Culturel les Chiroux, Jazz At Home, Gaume Jazz, Jazz 04, Festival Eben-Emael

C’est un guitariste en constante recherche, tant au niveau de la manière d’improviser ou de composer. Amoureux des standards et de la tradition, il est également très attiré par le jazz moderne. La composition fait partie intégrante de son travail qu’il effectue pleinement avec la création de son quartet. Un projet d’écriture pour une grosse formation est en cours ainsi qu’un grand nombre de projets. Ses projets actuels sont Guillaume Vierset Quintet, Guillaume Vierset Standard Trio, LG Jazz Collective…” [d’après IGLOORECORDS.BE]


Guillaume Vierset © Oliver Lestoquoit

“On a découvert Guillaume Vierset, lors d’un “Jazz à Liège”, à la tête du LG Jazz Collective qui réunissait la jeune génération du jazz belge : Jean-Paul Estiévenart, Igor Gehenot, Antoine Pierre, Félix Zurstrassen ou Steven Delannoye… Un octet au réel sens du groove qui a enregistré successivement “New Feel” puis “Strange Deal“. Par la suite, Guillaume Vierset est revenu à ses amours de jeunesse, les songwriters tels que Nick Drake. Un quintet aux arrangements subtils avec Mathieu Robert au soprano et Marine Horbaczewski au violoncelle (albums “Songwriter” puis “Nacimiento Road“). Parallèlement, il est, avec Félix Zurstrassen, l’accompagnateur de la chanteuse pop-rock Typh Barrow et participe au Griboujazz destiné au jeune public. Il fait aussi partie du Random House du saxophoniste Thomas Champagne (“Sweet Day” enregistré en quartet et récemment, “Tide“, en quintet avec le trompettiste américain Adam O’Farrill). Guillaume Vierset ? Une vraie bouffée d’énergie !” [d’après JAZZMANIA.BE]

BARZIN : Planche 39. I. Briey, à travers des lunettes de soleil. II. Briey, sans lunettes de soleil. (s.d., Artothèque, Lg)

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BARZIN Michel, Planche 39. I.Briey, à travers des lunettes de soleil.II. Briey, sans lunettes de soleil.
(eau-forte, n.c., s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Michel Barzin © esperluete.be

Né en 1949, Michel BARZIN  est graveur, dessinateur, peintre, vidéaste, professeur et animateur de divers ateliers expérimentaux. Il a exposé depuis 1975 à de nombreuses occasions, seul ou en groupe, et a obtenu de nombreuses distinctions. Une mise en scène et un propos, à la fois drolatique et gentiment perturbateur, caractérisent le répertoire de Michel Barzin. (d’après LESAAC.NET)

Briey, petite commune de Meurthe-et-Moselle, est ici représentée sous forme de deux paysages champêtres. L’artiste joue ironiquement sur les représentations habituelles des cartes postales, les “lunettes de soleil” renvoyant justement à la mythologie des vacances estivales. L’ironie vient peut-être du fait que Briey n’est pas une destination de vacances particulièrement courue… Les deux images, eaux-fortes en couleurs, sont légèrement dissemblables, celle du dessus présentant des tons plus rougeâtres, effet des “lunettes de soleil”.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Michel Barzin ; esperluete.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

YALLAH : la neutralité n’est ni exclusive ni inclusive, elle est émancipatrice

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Le Collectif Laïcité Yallah a publié une carte blanche dans LESOIR.BE du la neutralité n’est ni exclusive ni inclusive, elle est émancipatrice” et que la complaisance politique envers des intégristes religieux de tous poils (dans leur cas, leurs préoccupations s’adressent aux religieux musulmans) est moins une option sociétale que l’expression d’une “chasse aux votes“. Le débat est ouvert…

Carte blanche

Aujourd’hui, des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux, soutenant de facto le patriarcat musulman qui n’a rien d’émancipateur. Comment certains politiques ont-ils pu laisser filer le débat sur la neutralité dans une si mauvaise direction ?

La saga judiciaire de l’ordonnance condamnant la STIB est devenue le symbole d’une Belgique confuse, sur le point de renoncer à l’absolu principe de la neutralité de l’Etat sous le fallacieux prétexte : du respect de la diversité. La position du PS, autrefois fer de lance d’une laïcité assumée, a pâli. Que restera-t-il de cette neutralité dépecée au gré des tractations d’arrière-boutique ? Que deviendra l’expression de la diversité réduite au seul voile islamique ? A-t-on pensé aux conséquences sur les autres femmes musulmanes ayant choisi de vivre leurs convictions dans la modération, en conformité avec leur époque ? Ah la diversité, mais laquelle ? Pas celle que nous incarnons, en tout cas, dont l’horizon se confond avec celui de l’émancipation humaine. Toutes et tous égaux en dignité et en droits ! La neutralité de l’État n’est ni plus exclusive ni moins inclusive. Elle se suffit à elle-même et ne peut être envisagée d’une certaine façon pour les uns et d’une autre façon pour les autres. C’est un principe constitutionnel tangible qui s’applique indistinctement à l’ensemble des employés de la fonction publique pour garantir son impartialité.

Un patriarcat renforcé

Alors, n’inversons pas les postures ! Ce n’est tout de même pas la neutralité qui établit une discrimination envers les femmes mais plutôt une interprétation rigoriste de l’islam qui postule que leurs cheveux et leurs corps réveillent la libido des hommes, incapables de se contrôler. Pures et impures, telle est donc la portée du voile islamique qui crée deux catégories de femmes y compris parmi les musulmanes elles-mêmes. Des musulmans dont nous sommes refusent d’être amalgamés à cette vision caricaturale d’un autre âge. C’est cette conception des rapports entre les femmes et les hommes qu’il s’agit de déconstruire et de dépasser en maintenant une frontière étanche entre le sacré et le profane. Pourtant en nommant Ihsane Haouach comme commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Sarah Schlitz entretient les pires stéréotypes, flatte la domination masculine et renforce le patriarcat musulman. Cette nomination est révélatrice d’un mal profond, le relativisme culturel, qui ronge une partie de la gauche depuis longtemps.

La courte échelle faite à des communautaristes religieux

Pour tout avouer, nous vivons avec le sentiment d’être des proies, et parfois même des proies faciles, sacrifiées, sur l’autel du communautarisme. Qu’importe, nous continuerons à exercer notre citoyenneté. Nous savons parfaitement ce qu’il en coûte pour une femme de choisir sa propre vie, ici même, dans la capitale européenne. Certaines de nos membres ont subi des mariages forcés à l’âge de 14 ans, la brutalité d’un père ou d’un frère, la violence conjugale, l’omerta de la famille vis-à-vis d’un conjoint violent, des menaces de mort en cas de divorce, le chantage affectif puis le rejet familial. Sur leurs lieux de travail tout comme dans leurs espaces de vie, certains parmi nous sont confrontés à un climat d’intimidation et de harcèlement du simple fait de vivre leur héritage musulman d’une façon paisible ou détaché. Nos enfants ne sont pas épargnés. Surtout lorsque certains de leurs camarades partageant les mêmes origines qu’eux se voient investis d’une mission ô combien importante : chasser les kouffar (mécréants) ! Une simple discussion dans une cour d’école peut tourner au vinaigre. “Ton père ne fait pas la prière, c’est un kafer (mécréant) ? Ta mère ne porte pas le voile : c’est une pute !” Dans certains quartiers de Bruxelles, la force du groupe est tel que sortir la tête nue, porter une jupe au-dessus des genoux, ne pas suivre le rituel du mois de ramadan publiquement sont des actes héroïques. Nous avons surmonté des menaces, des deuils et remporté des victoires. D’abord sur nous-mêmes. Dépassant peur et colère. Aujourd’hui, nous accompagnons des plus jeunes dans leur quête de liberté dont les vies sont ravagées par le communautarisme ethnique et religieux. On serait même étonné par l’ampleur de ces phénomènes tus, sous-estimés et sous-documentés.

Une fuite en avant politique

Comment peut-on envisager, aujourd’hui, que notre destinée collective puisse s’éloigner de ce mouvement de sécularisation de la société et de l’Etat dont les retombées positives, réelles mais certes, insuffisantes, ne cessent de contribuer à améliorer nos vies ? Une telle situation est le résultat, fort complexe, de toutes une longue série de renoncements et d’abandon. C’est l’histoire d’une fuite en avant politique, d’une double trahison, d’une angoisse (panique) électorale à peine dissimulée et d’une certaine tiédeur à incarner la laïcité. Il faudra bien, un jour, entreprendre l’analyse d’une telle dérive aussi vertigineuse. On y découvrira sans trop faire d’efforts qu’à force de flatter les pires égoïsmes, le sens du collectif s’est étiolé. Il n’y a que les intérêts qui comptent. Et ceux de certains partis politiques plus que d’autres. Tout compte fait, la comptabilité des voix est ce qu’il reste quand il ne reste plus rien d’autre à défendre.

Sommes-nous, déjà, soumis à notre insu aux aléas d’une infernale campagne électorale avec Bruxelles en ligne de mire ? Est-ce à dire qu’à l’approche d’une telle échéance, la chasse ouverte au vote musulman dispenserait certaines formations politiques du respect élémentaire envers l’ensemble des électeurs ? D’ailleurs, quel rôle pour un parlement alors que des élus manœuvrent pour court-circuiter ses instances, sans la moindre gêne, confiant ainsi aux tribunaux des responsabilités qui les dépassent et qu’eux-mêmes ont renoncé à assumer ? Dès lors, comment établir un lien de confiance entre le citoyen et l’élu ? Le décrochage serait-il en passe de devenir un moindre mal, un réflexe refuge ? Pourquoi s’étonner de la vertigineuse ascension des extrêmes lorsque des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux ? Comment s’y retrouver lorsqu’une commissaire à l’égalité entre les femmes et les hommes affiche ostensiblement un parti pris en faveur d’une interprétation rigoriste de l’islam. Le patriarcat musulman n’a rien de glamour, ni de progressiste. Même avec un verni écolo, le patriarcat musulman reste du patriarcat.”

  • L’illustration de l’article montre l’Iranienne Vida Mavahedi, 31 ans, qui brandit son voile devant la foule, le 27 décembre 2017, à Téhéran © Salampix/Abaca

COLLECTIF LAÏCITE YALLAH. “La Belgique, comme bon nombre de pays européens, souffre d’un mal profond, le communautarisme. Qu’il soit ethnique ou religieux, ses répercussions sont largement connues et documentées. Terreau fertile du délitement du lien social, force est de constater que le réflexe du repli identitaire gagne, de plus en plus de terrain, sans que des solutions viables ne soient envisagées. C’est comme si nous n’avions pas encore pris collectivement la mesure de cet enjeu de société. Pourtant l’ensemble du corps social est éprouvé par les dérives communautaristes et le clientélisme de certains partis politiques. Surtout ces dernières années, avec la montée du fondamentalisme musulman, du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme avec une percée des partis d’extrême droite et une interférence, néfaste et sans cesse grandissante, des États étrangers. Lorsque la communauté nationale n’est vue qu’à travers une juxtaposition de communautés ethniques et religieuses, le citoyen devient l’otage de sa supposée communauté d’appartenance. Comment exercer son libre arbitre? Que reste-t-il, alors, de la citoyenneté, seul moteur d’un vivre ensemble harmonieux? Comment ne pas être sensible à la solitude et à l’isolement de celles et ceux qui choisissent d’exercer leur libre arbitre, de rompre avec la norme imposée par l’assignation identitaire? Créé le 12 novembre 2019 à l’initiative du Centre d’Action Laïque, le Collectif Laïcité Yallah a pour objectifs de :

    • partager la vision de citoyens laïques, croyants et non croyants, ayant un héritage musulman,
    • proposer des mesures pour combattre le communautarisme ethnique et religieux,
    • lancer un large appel à la mobilisation à l’échelle européenne
      et exprimer la solidarité à l’endroit des personnes qui se battent courageusement dans le monde contre les mouvements et les régimes autoritaires ou absolutistes faisant de l’islam une religion d’État.”

Débattons encore autour du vivre-ensemble…

SOKAL, Benoît (1954-2021)

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“Né le 28 juin 1954 à Bruxelles, fils d’un médecin et d’une orthodontiste, le jeune Sokal entre à l’Institut Saint-Luc, et suit les cours de Claude Renard, en compagnie de François Schuiten. La bande dessinée belge est en pleine ébullition. C’est dans ce bouillonnement créatif que s’inscrit Sokal, qui publie ses premiers travaux dans la fameuse revue Le 9ème rêve.

Puis vient le temps de la création de la revue (À Suivre). En 1978, les Éditions Casterman lancent ce mensuel avec l’espoir qu’il fasse bouger les lignes et devienne une sorte de “Gallimard de la BD”. Didier Platteau et Jean-Paul Mougin s’appuient sur des valeurs montantes tels Jacques TardiHugo PrattDidier Comès, François Schuiten… et Benoît Sokal qui crée le personnage de l’inspecteur Canardo.

Un triple mélange qui fait des étincelles

Ce “Philip Marlowe palmipède” rend à la fois hommage au roman noir américain, de Dashiell Hammett à Raymond Chandler des années 1930-1940, en passant par Mickey Spillane et son Mike Hammer. Mais il s’inspire également de l’inspecteur Columbo, tout en empruntant son aspect visuel à Donald Duck. Ce triple mélange fait des étincelles. Dans la grande tradition des dessinateurs animaliers, Sokal crée un personnage au trench-coat usé (et taché), arborant une éternelle cigarette au coin du bec, des gants blancs comme ceux de Mickey, et une bouteille de whisky toujours à disposition dans l’une des poches de son imper mastic pas très frais… On le voit souvent dégainer son calibre 38, arme fétiche des privés.

Canardo traîne sa mélancolie désabusée, son regard fatigué et son flair de détective revenu de tout dans les endroits les plus mal famés de la terre. Ses enquêtes aboutissent souvent dans des milieux interlopes où Sokal imagine des adversaires tels que Raspoutine, un gros chat despote russe en exil qui devient son pire ennemi (une référence explicite au mauvais génie, et néanmoins ami, de Corto Maltese), ou encore un ours noir nommé Bronx à la rage meurtrière.

Passionné par les nouvelles technologies

Canardo va être amené, durant les 25 albums que compte la série, à visiter quelques pays fictifs, tels que le Belgambourg, une micro-monarchie européenne qui rappelle la Belgique et le Luxembourg. Ou encore une ancienne colonie africaine du Belgambourg appelée le Koudouland. Sans oublier l’Amerzone, pays tropical d’Amérique du Sud. Justement, c’est en 1986 que la carrière de Benoît Sokal commence à changer de cap.

L’auteur aurait souhaité faire L’Amerzone comme un album indépendant. Mais le rédacteur en chef d’(À Suivre) ne l’entend pas de cette oreille. Sokal l’intègre aux aventures de Canardo, mais prend conscience qu’il s’est laissé enfermer dans le genre très codé de la BD animalière. Il commence par s’en évader avec l’album Sanguine (1987) conçu avec le chorégraphe Alain Populaire. Puis ce sera Silence, on tue ! avec l’écrivain François Rivière en 1991, suivi du très beau Le Vieil Homme qui n’écrivait plus, en 1996, basé sur les histoires familiales racontées par son grand-père ayant participé à la guerre de 14-18.

Entre-temps, Sokal se passionne pour l’émergence des nouvelles technologies. Dans le sillage du jeu vidéo Myst, sorti en 1993, il conçoit lui-même L’Amerzone : Le Testament de l’explorateur, un jeu vidéo multimédia (chez Microïds-Casterman) innovant, présenté à Los Angeles, et qui reçoit un accueil public et critique très encourageant, générant des ventes à plus d’un million d’exemplaires. En 2002, sort dans la foulée un deuxième jeu-univers intitulé Syberia.

L’autre grand projet sur lequel travaillait Benoît Sokal avec son ami de toujours François Schuiten était Aquarica, destiné d’abord au cinéma. Finalement, voyant que l’histoire originelle actuellement en préproduction au Canada sous la houlette de Martin Villeneuve (le frère de Denis Villeneuve) s’éternisait, Sokal et Schuiten en ont fait un superbe album de BD sorti en 2017 aux Éditions Rue de Sèvres.” [d’après LEFIGARO.FR]

“Syberia” © Sokal / Microïds
De la BD au jeu vidéo…

“Sokal, qui n’est pas forcément gamer, aide néanmoins son fils à avancer sur sa Megadrive de Sega, et commence à élaborer les visualisations de L’Amerzone. Casterman, se trouvant en pleine tourmente financière au début des années 2000 (elle sera bientôt absorbée par Flammarion puis par Rizzoli avant de finir sa course chez Gallimard), vend le projet à la société Microfollies, elle-même reprise par Microïds.

En dépit de tous ces aléas, le jeu est présenté à Los Angeles et obtient un succès inespéré : il se vend à près d’un million d’exemplaires, rien à voir avec les ventes de la bande dessinée ! Le jeu récolte une multitude de prix à travers le monde et Sokal devient pendant quatre ans directeur artistique de Microïds, faisant l’aller-retour en permanence entre la France et le Canada.

Dans la foulée, Microïds publie Syberia en 2002 aux scores comparables, puis Syberia II, avant que Sokal ne fonde avec des anciens de Microïds et Casterman, la société White Birds qui produit ses jeux L’Ile noyée (2007) et Paradise (2008) mais aussi des jeux interactifs de la série pour enfants Martine chez Casterman (2006-2007), de même que le jeu Nikopol : La Foire aux Immortels, avec Enki Bilal (2008), puis L’Héritage secret : Les Aventures de Kate Brooks (2011), toujours dans le registre Point & Click, de même que divers jeux pour smartphones dont Last King of Afrika (2009-2010).” [lire l’article complet sur ACTUABD.COM

  • image en tête de l’article : Benoît Sokal © Le Goff / Andia.fr

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Le Goff / Andia.fr ; © Sokal / Microïds


Plus d’arts visuels…

RAXHON, Philippe (né en 1965)

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Né à Ougrée en 1965, Philippe RAXHON est docteur en histoire, professeur ordinaire à l’Université de Liège et chercheur qualifié honoraire du Fonds National de la Recherche scientifique (FNRS). Il dirige l’Unité d’histoire contemporaine de l’Université de Liège.

Il fut président du Conseil de la transmission de la mémoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles entre 2009 et 2019. L’historien s’est interrogé sur les processus mémoriels, sur les relations entre l’histoire et la mémoire, sur la présence du passé dans les sociétés, dès sa thèse de doctorat, dont l’ouvrage qui en est issu, La Mémoire de la Révolution française en Belgique (Bruxelles : Labor, 1996), préfacé par l’historien français Michel Vovelle, a reçu plusieurs prix, notamment de l’Académie royale de Belgique et de l’Académie française.

Il a publié une quinzaine de livres historiques comme auteur, coauteur, ou directeur éditorial, ainsi que deux recueils de poèmes et un roman épistolaire en 1989, Les Lettres mosanes, d’abord décliné en épisodes radiophoniques sur la RTBF.

Il enseigne notamment la critique historique, l’histoire des conceptions et des méthodes de l’histoire, et l’histoire contemporaine. On lui doit de nombreuses publications sur les relations entre l’histoire et la mémoire, sur des thèmes divers, de la Révolution française à la Shoah, en passant par Liège et la Wallonie, soit près de 150 articles de revues historiques et d’actes de colloques.

Il a participé à de multiples rencontres et colloques internationaux, et a développé des liens en particulier avec l’Amérique latine, dont il a enseigné l’histoire à l’Université de Liège. Il a été et est également membre d’une série d’institutions scientifiques au niveau national et international.

Il fut l’un des quatre experts de la commission d’enquête parlementaire “Lumumba“, une expérience dont il a tiré un livre : Le débat Lumumba. Histoire d’une expertise (Bruxelles : Espace de Libertés, 2002).

Il est aussi le concepteur historiographique du premier parcours de l’exposition permanente des Territoires de la Mémoire (Liège), et l’auteur du Catalogue des Territoires de la Mémoire (Bruxelles : Crédit communal, 1999).

Il fut également membre de la commission scientifique du Comité “Mémoire et Démocratie” du Parlement wallon, et du comité d’accompagnement scientifique pour la rénovation du site de Waterloo (Mémorial).

Il est le coauteur, en tant que scénariste et dialoguiste, des docu-fictions pour la télévision Fragonard ou la passion de l’anatomie réalisé en 2011 par Jacques Donjean et Olivier Horn, et de Les Trois Serments réalisé en 2014 par Jacques Donjean.

Conférencier, accompagnateur de voyages mémoriels, conseiller historique pour des manuels scolaires, des expositions et autres manifestations, membre de jury de prix, chroniqueur dans la presse, présent régulièrement dans les médias, il conçoit son activité d’historien dans l’espace public comme un complément indispensable à l’exercice de la citoyenneté.

Ses derniers livres sont :

  • Centenaire sanglant. La bataille de Waterloo dans la Première Guerre mondiale (Bruxelles : Editions Luc Pire, 2015) ;
  • Mémoire et Prospective. Université de Liège (1817-2017), en collaboration avec Veronica Granata, (Liège : Presses Universitaires de Liège, 2017) ;
  • La Source S (Paris : Librinova, 2018) ; La Source S a été éditée sous le titre Le Complot des Philosophes par City Editions en 2020 et est parue en édition de poche en avril 2021 ;
  • La Solution Thalassa (Paris : Librinova, 2019) ; La Solution Thalassa est parue en avril 2021 chez City Editions ;
  • Le Secret Descendance (Paris : Librinova, 2020) ; Le Secret Descendance est la suite du Complot des Philosophes et de La Solution Thalassa, les trois volumes constituent la trilogie de la mémoire mettant en scène Laura Zante et François Lapierre, des historiens confrontés à des sources qui imposent des défis à leur esprit critique.

Il écrit désormais des thrillers pour donner du plaisir à réfléchir, des romans à ne pas lire si vous êtes satisfait de vos certitudes…


S’engager encore…

CRÉAHM : une énigme vieille de 40 ans déjà (2020)

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Le Créahm a fêté ses quarante ans il y a peu. Au fil des ans, l’organisation s’est complexifiée, s’imposant peu à peu comme un acteur majeur tant social que culturel. Aujourd’hui, son importance ne fait plus aucun doute, ainsi qu’en témoignent par exemple les reconnaissances officielles dont il est l’objet. Pour autant, le Créahm demeure, à bien des égards, une énigme…

“On trouve, ici et là, des publications qui éclairent en partie son histoire et son fonctionnement. Mais à l’heure où le musée du Créahm, le Trinkhall museum, inaugure ses nouveaux bâtiments, reste encore à comprendre la radicalité du geste fondateur du Créahm, sa puissance initiale et ses enjeux.

À l’origine de ce geste se trouve la folle énergie d’un homme –un artiste– qui, dans les années septante, amorce, sans le savoir, ce qui constituera son œuvre la plus importante. Le Créahm est né de l’intuition de Luc BOULANGÉ, s’est développé et a perduré grâce à sa ténacité, ses convictions, son insolence sans doute, mais aussi grâce à des rencontres, des échanges et, surtout, grâce à la pertinence de son action.

Aussi ce livre est-il mû par une double nécessité. La nécessité, pour le musée, de réaffirmer l’identité singulière de sa collection et, partant, de mettre en lumière le processus de réalisation des œuvres ainsi que leur devenir. La volonté, en somme, de rester fidèle à l’esprit initial – le désir, l’engagement, la liberté – du Créahm. Comment ne pas se laisser piéger par l’institution du musée, sa structure et sa gestion lourdes ? Dans cette perspective, renouer avec l’ancrage historique des ateliers dont émanent les premières pièces du Trinkhall apparaît comme un devoir.

Le Trinkhall Museum © quatremille.be

Cette première nécessité rencontre celle de l’artiste créateur du Créahm : mettre en mots, enfin, sa création. Et quelle voie plus pertinente, en effet, pour tenter de comprendre une œuvre, le Créahm, que la parole de Luc Boulangé, son concepteur ?”

  • d’après BOULENGÉ Luc & SERVAIS Amandine, Etre avec – Une histoire du Créahm (Liège : Trinkhall éditions, 2020) ;
  • Le portrait de Luc Boulengé en tête d’article est de Joseph Rinzillo © Muriel Thies /Trinkhall museum.

Honorons encore les initiatives qui font du bien…

CHENG Xinyi (née en 1989)

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“Xinyi Cheng peint des corps étrangement ténus, indiciblement offerts et irrémédiablement baroques dans leur posture presque “bancale”. Née en 1989 à Wuhan, formée à la sculpture à Pékin et passée par les Etats-Unis (Skowhegan School of Painting and Sculpture et Mount Royal School of Art, Baltimore), Xinyi Cheng vit désormais à Paris où elle est représentée par la galerie Balice Hertling et réalise des toiles inspirées de ses rencontres, des hommes et femmes qui la côtoient au quotidien.

Profondément marquée par l’Impressionnisme dans sa jeunesse, elle développe durant sa formation aux Etats-Unis son vocabulaire pictural marqué par l’ambiguïté d’une utilisation de la couleur aussi douce qu’indiciblement étrange, créant une distance perpétuelle entre un réalisme de situation et une scénographie de son propre sentiment.

Doucement érotique et paisiblement intimiste, son univers multiplie les focales de l’immédiatement familier à la grande histoire de la peinture. Pétries de références artistiques (Degas, Picasso, Toulouse-Lautrec, etc.) ses compositions convoquent un herbier d’hommes et de femmes qui peuplent une vie dont on devine, sans voyeurisme, le spectre émotionnel. Les touches de peinture comme des flammes font frémir la naïveté apparente pour retenir émotion qui fait viscéralement vibrer la toile. Dans la retenue, c’est donc le précipité d’une double intimité qui agite la représentation. La sienne d’abord, ces silhouettes sont celles de ses amis, dans le secret de leurs relations, transfigurés par les sentiments affleurant à leur encontre, Xinyi Cheng glisse sur les peaux, rehausse les détails de la chair, coupant ou recomposant des membres de leurs corps (épaule, sexe, coude, cou…) pour en faire des motifs de scènes réelles ou imaginées.

À travers les corps, leurs représentations, c’est la vie parisienne même de Xinyi Cheng qui s’incarne, ce moment de la rencontre, de la découverte du corps synthétisé dans l’expérience de la proximité, dans sa coexistence construite au fil du temps avec la familiarité. Comme étrangers aux lois de la gravité, ces corps évoluent dans un monde de l’imaginaire qui les remet en scène sans délibérer, sans trancher entre le réel et la fantaisie. En flottant, dans tous les cas, sur le courant paisible et doucereux qui charrie en lui la gravité du médium peinture et la vanité de nos images, le jeu de l’amour, du hasard et de la représentation. [d’après SLASH-PARIS.COM]

North Brother Island (2017) © artviewer.org

Comment inventer une nouvelle peinture au XXIe siècle ? Ils ne sont pas nombreux à faire partie de ce groupe étroit qui réussit à imaginer de nouvelles alternatives, un pas de côté ou mieux un pas en avant dans l’histoire de la peinture en train de se faire. Le poids de l’histoire est lourd sur les épaules des artistes après cette déferlante de génies du XXe siècle qui se sont exprimés à travers l’abstraction, le surréalisme, l’expressionisme, l’art naïf, telle ou telle sorte de bad painting, le Pop Art sensuel ou glacé tout comme les inclassables, les monstres sacrés que furent Picasso ou Matisse ou plus près de nous Sol Lewitt dans sa période tardive et jouisseuse avec ses Wall drawings et encore Kerry James Marshall dans son mélange d’expressions politiques et chromatiques. Ces jours-ci, avant que le courant ne change, l’époque est à la figuration avec beaucoup d’art post-naïf, post surréaliste ou décoratif, un art-artisanal mais il n’y a quasi systématiquement pas d’invention si ce n’est le désir de réagir à une peinture glacée, issue de l’omniprésence de la technologie et de la tentaculaire data qui envahit notre vie quotidienne.

En 2017, l’année même de son arrivée à Paris, j’avais remarqué la très discrète Xinyi Cheng cette peintre née en 1989 à Wuhan. Elle a étudié l’art en Chine, à Baltimore, à la Rijksakademie d’Amsterdam avant de s’installer à Paris en 2017. A l’époque ses peintures déjà très singulières étaient marquées par une forte sensualité. Sa peinture ressemblait en fait à une expression qu’on pourrait rapprocher d’un désir homosexuel tel qu’on l’observe dans certains films, faits de frôlements et d’impudeurs ponctuelles entre hommes. On pouvait souvent voir deux personnages dans des arrêts sur image, nus ou dans des scènes d’intimité, de la vie quotidienne. Les compositions étaient émotionnellement intenses et à l’époque Xinyi m’avait expliqué que pour elle c’était une manière d’aborder le sujet de l’érotisme avec pudeur , d’une certaine manière, en se cachant derrière l’homosexualité qui la fascinait.

Depuis lors elle a grandi et vécu et son talent s’est affirmé, confirmé et ses centres d’intérêt se sont élargis. Elle continue à réaliser des compositions dépouillées, sans décorum, qui se caractérisent par la représentation de situations dans des couleurs contrastés qui constituent une bonne partie du “message”. Elle dit : “Le défi c’est la peinture elle-même. J’aime bien qu’on voit les couches de couleurs les unes sur les autres”. Chaque œuvre prend deux à six semaines pour être réalisée. Elle crée aussi des œuvres sur papier pour lesquelles elle utilise des teintes japonaises spécifiques, mélangées à de la colle d’origine animale. Sa peinture ne semble en rien inspirée de la tradition chinoise mais elle explique commencer à s’intéresser à l’art de son pays d’origine. Dans son atelier de Belleville, une ancienne boutique, ce jour-là il fait très froid . Au mur très peu d’œuvres mais on reconnait un paysage, qui ne la quitte pas, que sa mère a peinte au moment de son départ de Chine. Il n’y a pas beaucoup d’œuvres visibles car Xinyi est l’objet d’une demande intense.

A Paris, le Palais de Tokyo, pour l’instant fermé, Covid oblige, lui consacre un mini show en huit peintures dans son exposition “Anticorps”. L’année dernière elle a reçu le prix d’art de La Baloise à Art Basel et de ce fait, elle est l’objet d’une exposition en 29 peintures et quelques photos à la Hamburger Bahnhof de Berlin (pour l’instant fermée). Récemment, dans le magazine Beaux-Arts, le collectionneur et propriétaire de Christie’s, François Pinault a déclaré : “Je garde un souvenir très vif de ma rencontre avec Xinyi Cheng, formidable jeune peintre chinoise”. On peut donc imaginer qu’il l’exposera lors de l’ouverture de la Collection Pinault à la Bourse de Commerce à Paris, dès que les musées seront autorisés à rouvrir en France. Au printemps une exposition Xinyi Cheng est aussi programmée à Lafayette Anticipations, la fondation des Galeries Lafayette toujours à Paris. Sur Instagram, porte-voix inédit de la promotion de l’art, les posts relatifs à la peintre fleurissent, naturellement de la part de sa galerie française, Balice-Hertling, mais aussi d’opérateurs influents du marché comme le marchand privé installé entre Paris et New York, Philippe Ségalot.

Xinyi elle, reste placide et plutôt silencieuse. Elle joue avec maestria avec les paradoxes et lorsque par exemple on lui demande quelles sont ses références dans l’histoire de l’art elle parle d’abord de la sculpture ou en peinture de l’abstraction. Elle a écrit dans le catalogue de son exposition à Berlin : “Je peins des gens qui me fascinent. Ce sont mes amis et je les trouve beaux et excentriques (…) J’aime venir à l’atelier vers 11 heures du matin et y rester jusqu’au soir. La plupart du temps je suis juste assise comme ça. Je regarde la peinture jusqu’à un moment d’illumination. C’est comme cela que je reste connecté au présent. Par l’attente”. On attend nous aussi… la réouverture des expositions de Xinyi Cheng. [d’après LESECHOS.FR]


EXTREME-DROITE-EUROPE.BE

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Mieux connaître l’extrême droite pour mieux la combattre : la cavale de Jürgen Conings, terroriste d’extrême droite, et l’invraisemblable mouvement de soutien dont il fait l’objet montrent à quel point le danger de l’extrême droite reste présent. Encore une fois, l’actualité nous rappelle aux réalités. Les récents sondages électoraux également: en Flandre, si nous votions demain, un électeur sur quatre soutiendrait le Vlaams Belang. L’entrisme du fascisme dans les rouages des institutions censées défendre la démocratie (police, armée…) ou l’incarner (Parlements…) est profondément préoccupant.

Le Centre d’Action Laïque et l’une de ses associations constitutives, les Territoires de la Mémoire, ont de tous temps milité pour l’implication citoyenne dans la construction d’une société démocratique garante des droits et libertés fondamentales. Combattre l’extrême droite et résister aux dangers et à la propagation des idées liberticides passe notamment par le travail de Mémoire, pour éviter de reproduire les erreurs commises dans le passé, pour comprendre et décoder le monde qui nous entoure. Mais les deux associations appellent aussi à la vigilance et à la résistance. Et il y a urgence.

Afin de conscientiser à l’ampleur que prend l’extrême droite chez nous comme ailleurs en Europe, le Centre d’Action Laïque et les Territoires de la Mémoire ont conjointement développé un site internet didactique pour faire l’état des lieux de l’extrême-droite en Europe (extreme-droite-europe.be). Il s’agit en effet d’inviter chacun à mieux connaître l’extrême droite pour mieux la combattre.

Les projets d’extrême-droite comportent trois caractéristiques clés simultanées: l’inégalité, le nationalisme, et le radicalisme. Cette grille d’analyse simple et éprouvée sert à évaluer le niveau liberticide d’un discours politique.

Ce site, qui sera réactualisé régulièrement en fonction des évolutions politiques en Europe, offre aussi des pistes pour résister et agir, notamment en arborant le Triangle Rouge. Le Triangle Rouge est le symbole de la résistance aux idées qui menacent les libertés fondamentales depuis de nombreuses années. Porté sous forme d’un pin’s, il permet à chacun de rappeler discrètement que la plupart des citoyens refusent de céder aux idées haineuses, racistes, sexistes ou liberticides.”

d’après le communiqué de presse du Centre d’Action Laïque

Cliquez sur l’image pour accéder à EXTREME-DROITE-EUROPE.BE

Vivons ensemble le contrat social :

BROHEZ : Sans titre (s.d., Artothèque, Lg)

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BROHEZ Jean-Paul, Sans titre
(photographie, n.c., s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Jean-Paul Brohez © J-P Brohez

Jean-Paul BROHEZ a fait des études de photographie à l’Institut Saint-Luc à Liège. Ses œuvres seront montrées dès 1987 à l’Espace Photographique Contretype, Bruxelles.  La richesse, c’est ce qui frappe d’emblée dans ses photographies. Une richesse des humbles, des simples, à qui appartient le monde. C’est encore plus évident dans son livre Aplovou (“ceux qui sont arrivés avec la pluie“), paru en 2003 aux Editions Yellow Now. (d’après CONTRETYPE.ORG)

D’une apparente simplicité, cette photographie représente une scène du quotidien. Au centre une fillette rajuste une mèche de cheveux, elle porte une robe et des bottes en caoutchouc d’un vert éclatant, tranchant sur le vert plus sombre de l’herbe, qui contraste lui-même avec le bleu gris d’un ciel lourd. Derrière elle, un homme câline un enfant – manifestement pas très content – la tête enfouie sur son ventre. A l’avant-plan, un personnage découpé, presque hors-champ, flou, vient recadrer la scène. Regards, cadre et sous-cadres, couleurs : finalement rien ne semble être le fruit du hasard dans cette composition complexe et pourtant si évidente.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jean-Paul Brohez | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

SORTET, Gaëtan (né en 1974)

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Homme du verbe comme de l’image, Gaëtan SORTET s’autobiographise comme ceci : “Gaëtan Sortet est né le 15 janvier 1974, date importante dans l’histoire de la chanson française car c’est ce jour-là que Dalida a interprété pour la première fois le titre qui deviendra son plus grand succès: Gigi l’amoroso. Né à Namur, Belgique, comme Félicien Rops, Henri Michaux et Benoît Poelvoorde. Artiste pluriel, multiple et protéiforme dont les bases de travail sont l’image (photo, vidéo, peinture) et le langage.

Né d’un croisement entre une époque (révolue?) et d’un lieu (sans avenir?), son travail reflète… Une réalité ? Sa réalité ? La réalité ? Dans un brouhaha d’images et d’infos, l’homme se cherche, l’homme se perd. Gaëtan Sortet, dans sa barque en devenir tente de rejoindre le port. Salut ou d’Amsterdam.

Ce qui est important, ce n’est pas d’où l’on vient mais ce que l’on fait. La biographie d’un artiste se retrouve dans chacun de ses travaux. Sa personnalité, son être et son «moi» apparaissent en filigrane dans chaque œuvre et il n’y a nul besoin de s’étaler sur des détails qui pourraient polluer la relation public/artiste.

Voici quand même quelques repères biographiques… Avant ARTEMOT : 

    • A réalisé la couverture de la revue Matières à Poésie avec une photo intitulée Les Cris ;
    • A réalisé un documentaire, Panache Culture, Roots Experience et un clip A trip to Malagawi ;
    • A fait l’acteur dans Stuffed with outer space et Arrêt d’urgence ;
    • A réalisé la performance artistique Honorius van Mechoui ;
    • A participé à plusieurs expositions collectives en tant que photographe (notamment Sur la route au Tipi-Liège et 3regards, autour de la Biennale de la photographie, Le Hangar-Liège).”

Avec son acolyte, Martin COSTE, il a fondé ARTEMOT qu’il explique en 2 mots : “ARTEMOT est un duo composé de Martin Coste (peintre-sculpteur-vidéaste) et Gaëtan Sortet (poète-performeur-vidéaste) qui s’attelle à travailler la langue et l’art ou le rapport entre la langue et l’art via différents médiums (photo et vidéo notamment). Duo, fondé ab initio fin 2014 suite à une association éphémère initialement prévue pour le Festival O + O 2013 à Paris dont le thème était Sculpture et Poésie. Ils y ont présenté une performance dont le résultat final est une sculpture sonore. Premier opus artistique qui a lancé une association-symbiose indéfectible. Tels des sculpteurs avec leur ognette, ils taillent leurs œuvres-travaux comme des thaumaturges où se côtoient le melliflueux, l’exhilarant et le coruscant…

ARTEMOT se met à poêle (2021)

En avril 2021, Gaëtan SORTET a commis un nouveau livre (80 pages) : Mes prescriptions, édité chez Cactus inébranlable (sic). L’éditeur en question (“qui gratte et qui pique”) publie généreusement en 4e de couverture : “Les aphorismes de Gaëtan Sortet sont teintés de Poésie, d’humour, de candeur, de grâce, de charme, d’envoûtement, d’émotion, de beauté, d’harmonie, de finesse, d’élégance, de surréalisme, de lucidité, de ludicité, de sagacité, de droit de cité, de préposé à la caisse numéro 7, d’extraordinaire, de super pouvoirs, de jantes en alliage, d’Ali baba au rhum, de routes devant soi, de chemins intérieurs, de moments présents comme cadeaux, de références préférentielles, d’amour, de toi, de moi, de toute cette vie qui grouille et parfois chatouille, parfois gratouille.”

ISBN : 978-2-39049-035-7


Lire encore de tous nos yeux…

DELREE : Figures de pierre (2010, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

DELREE Agnès, Figures de pierre
(lithographie, 50 x 50 cm, 2010)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Agnès Delrée

Avec une préférence pour la lithographie, Agnès DELREE pratique également la linogravure et la xylogravure. Puisant l’inspiration dans ses photos, elle porte un intérêt particulier aux matières et aux lignes. Elle aime saisir la vitalité et la richesse de la diversité du sujet tout en se concentrant sur le contexte émotionnel. Ses recherches la poussent avant tout à induire une atmosphère afin de créer un dialogue psychologique intense avec le spectateur (d’après CULTUREPLUS.BE)

Cette grande lithographie est réalisée par l’impression juxtaposée de pierres de schiste polies. Il en résulte une succession de formes semblables, à la texture brute, évoquant une foule. Ces personnages fantomatiques, sans visages, expriment l’isolement de la vie contemporaine. Comme dit l’artiste : “Nous vivons les uns à côté des autres et allons de l’avant sans faire grand effort pour nous connaître ni pour nous comprendre. Nous sommes des sans visage dont on ne voit que le dos parce que nous courrons toujours après quelque chose.” (d’après ART-LIEGE.BE)

[INFOS QUALITE] statut : mis-à-jour | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Agnès Delrée | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

PONTHUS : A LA LIGNE – Feuillets d’usine (2019)

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Joseph PONTHUS (1978-2021) avait tiré de son travail d’ouvrier dans une usine agroalimentaire de Bretagne “A la ligne“, un ouvrage en vers libres et sans ponctuation qui a connu un grand succès en 2019. Il est mort à l’âge de 42 ans… L’usine, donc, écrit-il : “Je n’y allais pas pour faire un reportage / Encore moins préparer la révolution / Non / L’usine c’est pour les sous / Un boulot alimentaire / Comme on dit / Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur / Alors c’est / L’agroalimentaire / L’agro / Comme ils disent / Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes / Je n’y vais pas pour écrire / Mais pour les sous.” [LEMONDE.FR]


ça a débuté comme ça
Moi j’avais rien demandé mais
Quand un chef à ma prise de poste me demande
si j’ai déjà égoutté du tofu
Égoutter du tofu
Je me répète les mots sans trop y croire
Je vais égoutter du tofu cette nuit
Toute la nuit je serai un égoutteur de tofu

Je me dis que je vais vivre une expérience particulière
dans ce monde déjà parallèle qu’est l’usine
de dix-neuf heures jusqu’à quatre heures trente
ce qui en comptant la demi-heure de pause quotidienne me fera un bon neuf heures de boulot

Je commence à travailler
J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
Presque
Comme une formule magique
Sacramentelle
Un mot de passe
Une sorte de résumé de la vanité de l’existence du travail du monde entier de l’usine
Je me marre

J’essaie de chantonner dans ma tête
Y a d’la joie
du bon Trenet pour me motiver
Je pense aux fameux vers de Shakespeare où le monde est une scène dont nous ne sommes que les mauvais acteurs

Je pense que le Tofu c’est dégueulasse et que s’il n’y avait pas de végétariens je ne me collerais pas ce chantier de fou de tofu

Les gestes commencent à devenir machinaux
Cutter
Ouvrir le carton de vingt kilos de tofu
Mettre les sachets de trois kilos environ chaque
sur ma table de travail
Cutter
Ouvrir les sachets
Mettre le tofu à la verticale sur un genre de passoire horizontale en inox d’où tombe le liquide saumâtre
Laisser le tofu s’égoutter un certain temps

Un certain temps
Comme aurait dit Fernand Raynaud pour son fût du canon
J’essaie de me souvenir des sketches de Fernand Raynaud en égouttant du tofu
Je me souviens que ma grand-mère adorait me les montrer à la télé quand j’étais gamin
Je me souviens
je me souviens de Georges Perec
Forcément
J’égoutte du tofu

De temps en temps
Les grands sacs où j’entrepose mes déchets
cartons et sachets plastique
Je les emporte aux poubelles extérieures
C’est bien ça
Aller aux poubelles
ça change un peu

Celui qui n’a jamais égoutté de tofu pendant neuf heures de nuit ne pourra jamais comprendre
Il n’y a aucune gloire à en tirer
Pas de mépris pour les non-ouvriers
Le mépris
Je pense au chef-d’oeuvre de Godard

Les heures passent ne passent pas je suis perdu
Je suis dans un état de demi-sommeil extatique
Mais je ne rêve pas
Je ne cauchemar pas
Je ne m’endors pas
Je travaille

J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
je me dis qu’il faut avoir une sacrée foi dans la paie qui finira bien par tomber
dans l’amour de l’absurde
ou dans la littérature
Pour continuer
Il faut continuer
Égoutter du tofu
De temps à autre
Aller aux poubelles

La pause arrive à une heure dix du matin
Clope Café Clope Un Snickers Clope
Mais c’est l’heure
La pointeuse
C’est reparti

J’égoutte du tofu
Encore trois heures à tirer
Plus que trois heures à tirer
Il faut continuer
J’égoutte du tofu
Je vais continuer
La nuit n’en finit pas
J’égoutte du tofu
La nuit n’en finit plus
J’égoutte du tofu

On gagne des sous
Et l’usine nous bouffera
Et nous bouffe déjà
Mais ça on ne le dit pas
Car à l’usine
C’est comme chez Brel
“Monsieur
On ne dit pas
On ne dit pas”


Lire encore…

GRAHAM : La bourse et la vie (The Scale of Change, 2011, trad. Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 31 minutes >

Professeur de poésie honoraire à l’Université de Newcastle-upon-Tyne, Desmond GRAHAM a publié à ce jour (fin 2020) une douzaine de recueils de poèmes dont After Shakespeare en 2001, Milena Poems en 2004, Heart Work en 2007, The Green Parakeet en 2009, The Scale of Change en 2011, Unaccompanied en 2014, Brain Songs en 2016 et Safe as Houses en 2019. Le titre du recueil de 2011, The Scale of Change, témoigne de son attrait pour l’ouverture qu’offre l’ambiguïté. Un premier sens de l’expression serait ‘l’échelle du changement’, mais ‘scale’ c’est aussi la balance, ce qui permet la transaction marchande et ‘change’, pour peu qu’on le lise avec une élision, c’est aussi ‘exchange‘, ‘stock exchange‘, bref, la Bourse des valeurs ; les deux lectures sont d’ailleurs compatibles, sinon confortées par l’illustration en couverture : la cathédrale Saint Paul au cœur de la Cité, qui peut suggérer l’évolution sociale et idéologique depuis l’époque de Christopher Wren mais aussi le centre de la finance internationale. La deuxième lecture est particulièrement pertinente dans la première partie du volume, nourrie de souvenirs familiaux et d’excursions dans un passé plus lointain, où le thème récurrent est bel et bien la lutte des classes sur fond d’exploitation capitaliste, comme le suggère le titre monosyllabique. La seconde partie, Le dernier élève de Rembrandt, entièrement inspirée par le peintre Aert De Gelder, nous ramène davantage à la première lecture. Elle est divisée à son tour en deux parties, Une galerie de poèmes, où chaque poème recrée en mots un tableau de De Gelder, et Une question de lumière et d’ombre, où le rapport avec la peinture s’exprime dans l’intérêt pour les contrastes et les nuances, des poèmes qui nous emmènent dans une réflexion, parfois vertigineuse, sur des questions existentielles.

Desmond Graham est également très attentif aux effets sonores (allitérations, assonances) et à la façon dont ils contribuent à la cohérence d’un texte. Ceci est d’autant plus nécessaire qu’il s’est forgé une diction poétique faite de vers courts sans ponctuation ; ce sont les coupures de vers qui aident à dégager le sens, mais qui parfois, coquines, contribuent à la confusion du lecteur. Comme il l’explique dans une interview de septembre 2014, cette approche des mots est en partie la conséquence de son travail de traducteur de poèmes polonais, où une langue riche en inflexions grammaticales permet une grande liberté dans l’ordre des mots (comme le latin). Il a ainsi exercé son oreille à repérer le potentiel des coupures de vers en matière de structuration syntaxiques, ainsi que la richesse sémantique des ambiguïtés créées en anglais par l’absence de ponctuation.
De nombreuses références (historiques, sportives,…) représentent à la fois un obstacle à la compréhension pour des lecteurs francophones et une richesse en termes d’épaisseur de vie.
Chacun de ses poèmes est le produit d’un patient travail à la recherche de l’équilibre le plus étudié, pourtant, à la lecture, ils ont l’aisance d’une conversation à bâtons rompus. Un fameux défi pour le traducteur ! Il y a quelque chose de discret dans la poésie de Desmond Graham. Il utilise peu d’adjectifs et moins encore d’adverbes. Pourtant dans ce contexte d’une sobriété élaguée, en partie sans doute grâce à ces effets sonores soigneusement calculés, ses poèmes sont habités d’une sensualité furtive, dont j’espère avoir trouvé l’écho dans le plaisir de la transposition.

Christine Pagnoulle


Desmond Graham
The Scale of Change
La Bourse et la Vie

Traduit par Annette Gérard et Christine Pagnoulle

Classes
Mon enfance

temps de princes
et de monarques
quand le Shah
et l’impératrice Farah
c’étaient les bons

et un homme
comme le roi Farouk01
pouvait se transformer
quelques années plus tard
en excroissance verruqueuse

un truc qu’avaient
les filles Aldridge
ou l’une d’elles
et bien trop aristo
pour nous faire peur

comme les filles réussissaient
à attraper
de leurs tresses d’or
leur monarque
le petit Jordanien02

comme un batteur
de milieu de match
en costume ajusté
et des siècles
de paix et de civilisation

ou comme Rainier
et ce grand circuit
sur la colline
de Monaco

nous étions si multi
-raciaux –
Learie Constantine03
pouvait me sembler à demi
irlandais comme grand-maman

le Nabab
de Pataudi04
pouvait
batte à la main
venir à bout
d’un été anglais
fait de soirs d’automne

nous étions supérieurs
comme les Saoudiens
avec tous leurs haras
de chevaux de course
fracs et jumelles

de la main nous saluions
au temps d’avant les caméras
le carrosse de la reine
qui passait la ligne d’arrivée
tous les autres sur celle de départ

et si notre rôle
si nous nous risquions
à en avoir un
était sentinelle
regard fixe lanière au menton

femme de chambre
ou cocher
fier de ses chevaux
nous étions toujours
de leur monde

bien qu’eux
pas de doute
ne fussent jamais
du nôtre

Mon père

au club de cricket
venait toujours après
Mr Lee
et toute sa famille
et après
Neil Corker
Eric Staunton
Tony Nunn
et tous les jeunes
en petite casquette
et blazer rayé

il avait perdu son rythme
et perdu sa longueur
et recevait la balle
un pied en avant
peu importe le serveur
il assurait quand même
dans la nuit tombante
et le dernier over

dans les pièces
il jouait toujours le majordome
ou dans les dernières années
l’inspecteur en chef
qui recevait les ordres
du colonel du nobliau
et du médecin de famille
alors que le meurtrier
était toujours
l’un d’eux

mais à l’église
malgré la grande culture
de Miss Blow
et de Mrs Judd
il n’avait que Dieu
au-dessus de lui
et les grands compositeurs
et les règles apprises
dans son enfance
quand il chantait
en professionnel
Morales
Clemens (non Papa)05
Beethoven en ut Majeur06

*
enfant de Londres
il avait emmené
avec lui
à la campagne
tous ceux de Cheyne Walk
et Rotten Row
qui donnaient des ordres à son père
devenus gentlemen
ou spéculateurs en construction
banquiers courtiers
hommes d’affaires ou voleurs

tandis que valets de ferme
ou employés municipaux
s’amenaient tranquilles
et de leurs bras robustes
tenaient bon
deux douzaines d’overs07
et que Major Virtue
toujours en pads à fentes
genre Grace ou Trumper08
pour recevoir en trois
somnolait
derrière le batteur
ou s’agitait dans la même ligne
mon père rattrapait
où ça ne se voit pas
des deux côtés du terrain
encourageant le lanceur

il n’avait pas de chevrons
à ses couleurs
sur son pullover
tricoté main
au point torsade
par ma mère
portait la casquette du club
offerte aux membres
et n’a jamais compris
le mystère des classes

Je ne traversais jamais la rue

les enfants inconnus
et dangereux
de l’autre côté
et ce qui se passait
derrière la rangée de maisons
je ne l’ai jamais découvert

mais sur ma bicyclette
j’escaladais la colline
et au-dessus
je tournais à droite
et passais la grille du domaine

où j’attendais
Celia
une place à Leeds assurée
un gin tonic
comme un trophée
entre les doigts

pour être interrogé
par son père
pardonnez mon ignorance
je vous prie
mais Leeds
c’est Oxford
ou Cambridge

Tout comme nous

ce brave homme
le Dr Johnson
donnait à son domestique noir09
une livrée
ainsi on savait
que l’attaquer
avait peu de chance
de ne pas être
remarqué
juste comme nos Hawks
Meteors
et Vampires10
protègent pachas
princes arabes
et respectables dirigeants
face à la populace
bruyante et vulgaire
qui pourrait les renverser
pour moins que rien
tout comme nous

La Loi et l’Ordre

Günter Podola11
pendu par le cou
jusqu’à ce que mort s’ensuive
à la prison de Wandsworth

et les foules assoiffées de sang
là dehors
en silence
qui voudraient voir

capuchon noir
et sentence
horloge et glas
les signes de l’ordre

toutes les histoires de mon père
sur les rues de Londres
et les assassins célèbres
tournaient à l’aigre

*
les monstres Mau Mau12
façonnés de cauchemars
nos pauvres soldats
qui sauvaient des fermiers isolés

les tortionnaires
c’étaient toujours eux
nos hommes envoyés
pour mettre de l’ordre

proprement les ramener
dans le droit chemin
leur apprendre
la Loi et l’Ordre

et la cagoule
et la chute
que je mesurais
dans l’espoir

que le nœud
soit placé
avec une précision
miséricordieuse

notre Pierrepoint13
champion du monde
des exécutions
indolores

il a fallu des années
pour que ça sorte
comme des secrets
sortis d’un tiroir

comme si le classeur
près du lit de mon père
prouvait qu’il était
un adepte de Crippen14

ou que le sol de la remise
où je jouais au pilote
au chimiste à
l’explorateur darwinien

excavé révélait
une histoire
comme cette maison
à Gloucester15

et que la matraque
pendue derrière la porte
chez grand-maman
héritée de son mari

auxiliaire de police
avant la première
guerre mondiale
avait servi

Reich

mes condisciples de bonne famille
dans les Collèges d’Oxbridge
ont continué à administrer l’empire
quand j’arrivais pour le thé
des domestiques
pour la première fois
noirs
et entendais
comme on les rudoyait
tellement pire
que ceux de chez nous
qui servaient
tout comme ma mère
dans les restaurants
et les magasins

les bouches grossières
de ces tantes anglaises
en Afrique
et même des enfants
donnant des ordres
comme une peste
en pleine figure
comme si rien
d’important
ne s’était produit

pas de problème ici
la vieille énigme
résolue
que serait-il arrivé
aux Anglais
sous Hitler

Post colonial

qu’est-il advenu
de ‘London’
garçon de salle à l’université
qui nettoyait aussi en fait
chez moi

ou de la Bonne
installée
dans un appentis
à côté des résidences
pas plus grand
que la cabane
où je jouais
à combattre Hitler

six livres par mois
et la nourriture des boys
et tant de repas de gruau
– j’en gagnais environ cent –
avec son tout jeune enfant
sur les épaules
à surveiller les miens

nous leur avons donné
tout ce qui est arrivé
à Mugabe

*
qu’est-il advenu
de ‘Moses’
à Freetown
qui venait tous les jours
de neuf à six
et était déçu
de ne pas m’appeler
maître
ni servir à table
en grand uniforme

et la vendeuse de cacahuètes
qui louchait
à peine douze ans
à qui je donnais une pièce
chaque fois que je parquais l’auto

nous leur avons laissé
Rio Tinto
et notre amour des diamants

Monsieur

bien qu’à la maison
ce fût beaucoup mieux
j’étais encore
‘Monsieur le Professeur’
jusque dans les années quatre-vingt-dix
dîner
à la Table Haute
et d’autres
prenant les commandes
comme c’était naïf
de croire
que Thatcher n’avait détruit
que les mineurs
elle avait ouvert
la porte de derrière
ajouté
des trafiquants douteux
des courtiers criards
à la racaille de toujours
et ils se sont fort bien
entendus

nous laissant
à nous contempler
le nombril

Rentrer chez soi

oh vertes campagnes
et cottages
anglais
allées envahies
de carotte sauvage

où roses trémières
et pieds d’alouette
et bordures brodées
le long des pavés irréguliers
sur la carte
envoyée de Barrow
et accueillie
par les ‘Manchesters’
dans la boue des tranchées
de 1916
photographié
bras en écharpe
près de la grille du cottage

souriant

‘No Place
Like Home’

La grand’rue

où le chiffonnier
avec bidet et charrette chargée
agitait sa cloche
où ma mère
versait du thé
aux Yankees
arrêtés
sur Portsmouth Road
en convois
ils me jetaient
de petites boites de bonbons
au passage

Récupération

je me tenais à côté
de la ‘récupération’
cinq sacs
suspendus
comme cinq grâces
pour redistribuer
la richesse du pays
fadaises
pour les banquiers
pâte à papier
pour la presse
vieux fer
pour l’armement
vieux vêtements
pour se couvrir
et pour le reste
des os
pour notre colle
sociale

Le Nord

Nous ne dépassions jamais
Watford
et quand nous y arrivions
nous étions effrayés
un peu
et soulagés
de le trouver
presque normal

le Nord
quand nous en parlions
c’était Waltham Abbey
où mon arrière grand père
sculpta de nouveaux bancs
et fit ce miroir
dans le vieux bois
qu’il choisit
comme payement

notre famille
dans des fermes
qui leur appartenaient
autour de Northampton
était une espèce bizarre
ne connaissant pas les raids aériens
protestants
qui avaient leurs problèmes

cousine Phyllis
dans le Grail
que j’entendais
grille de prison
tante Lou aux cartes
à Monte Carlo

et le souffle
venant de l’arrière-cuisine
un lièvre mort disaient-ils
ou la mort par poison
dans la salle de bain
juste à côté

l’escalier de derrière
qui grinçait toute la nuit
l’obscurité
à l’intérieur
comme à l’extérieur
prouvait que c’était la campagne

et au plus loin au nord
que nous nous risquions
les gaz d’échappement
s’élevaient derrière nous
comme les gestes d’adieux
au départ d’un paquebot

voguant vers un endroit
où se réfugier
dans notre cas
deux heures plus tard
chez nous

Remise des diplômes

Mes parents
venus pour
la remise des diplômes
le mien
trouvaient Leeds
une ville crasseuse
les gens corrects
tout compte fait
et même sympathiques

la ville les faisait se sentir
encore plus déplacés
que chez eux
où ils étaient à peine
normaux
mais avaient leur place
et conservaient
leurs souvenirs
de Londres

comme une fanfare
une fois passée
dont le bruit
ne peut quitter
les rues animées
qu’elle a traversées

dont le pas cadencé
ne serait jamais
en désaccord
avec le vôtre
même si partout
c’était le silence

Classes

en fait
c’est comme une sonnerie
ringarde dans
une maison vide
qui teste
le genre de personne
qui va répondre
et les Anglais
souvent
ont cette sonnerie
dans l’oreille
peu importe s’ils
n’écoutent pas

la classe
c’est comme un
courant d’air
qui va vous
soulever
tout doucement
parfois
ou brutalement
en garder d’autres
en bas

*
la classe c’est un jeu
où les lettres
se réarrangent
pour former une phrase
qui vous apprend
où vous êtes exactement

et vous vous acharnez
tous les soirs
à arranger les lettres
en vous demandant
si avec ce que vous avez
reçu il n’est pas possible
de former au moins
un mot

*
et classe bien sûr
c’est un autre mot
pour l’arsenal
scolaire
le râtelier à fusils
du fermier
le chien du pauvre
flic

Qui possède

Purcell
qui possède Byrd
qui possède
le plafond
de la Chapelle de King’s College
le toit en blochet
de Westminster Hall
le vieux chêne impossible
de Winchester –
la nation

qui possède la nation

Cobham

comment ai-je pu
pendant des années
me sentir si honteux
d’être né à Cobham
Surrey
trouvant toujours
que les gens d’emblée
me trouvaient sympa
ou pas
sur de fausses hypothèses

seulement dans la soixantaine
le trajet vers l’école
sur mon vélo flambant neuf
– le prix de la bourse –
s’est transformé
d’un terrain golf
refuge pour les Beatles
et espace
impossiblement
enclos
en ce lieu où Winstanley
et ses Bêcheux16
‘True Levellers’
comme ils s’appelaient
ont décrété
l’égalité
pour tous

quelle plaque
marque cet endroit
‘Ici a vécu
Ringo Starr’
‘Soldat
de St George’
ou ‘Ici
avant tant d’autres
et presque tous
a été proclamé
en Angleterre
le droit
d’être humain’

j’y ai vécu
vingt ans
y suis allé à l’école
dans un rayon de cinq milles
et personne
n’a pensé que cela valait
d’être mentionné

Newcastle

John Lilburne17
‘Niveleur’ disait-on
lui préférait
porte-parole
‘Agitateur’

étudia à Newcastle
‘Royal Free Grammar School’
fut traîné par les mains
attachées à une charrette
jusqu’à Westminster
mis au pilori
bâillonné
persista
sa vie durant
à réclamer
des ‘droits égaux
pour tout humain’

Un bon nombre

La Royal Grammar School
de Newcastle
est fière
en ses propres termes18
que des jeunes gens
de toute condition
bénéficient
des possibilités
offertes
par son enseignement

aux dernières nouvelles
cent d’entre eux
reçoivent une aide
‘un bon nombre’
comme ils disent

les autres
peuvent acheter
ce qu’ils offrent
pour vingt livres
par jour

Clôture

installé
pour une fois
ou seulement pour un jour
ou deux
à Worcester
après Corpus Christi
juste l’année d’avant
et Magdalen
de l’intérieur

connaissant pareille splendeur
en visiteur
honoré
je demandai
à la femme de ménage
quel effet cela faisait
de vivre
dans tant
de beauté

j’en viens
répondit-elle
mais c’est presque tout
fermé

Le glaneur

John Clare
précurseur
resta de la campagne
sans son étiquette
poète paysan
pas très utile

mais là où ses oiseaux
trouvaient refuge
dans les haies

du Northamptonshire
d’immenses
moissonneuses-batteuses
aspirent

jusqu’au dernier
grain
du glaneur

Les poètes anglais

Le cockney Keats
célèbre pour sa consomption
et son goût atroce
selon les journaux

pas vraiment à la hauteur
de Shelley
qui l’a remis
à sa place

ou de Byron
qui faisait savoir
que Wordsworth
c’était la honte

au moins lui
avait enduré
Cambridge
parmi le ‘bavardage

de freluquets’
écrivait-il –
mais Keats
qui étudia la médecine

d’après nos critères
guère classe ouvrière
lisait Homère
en traduction

Virgile
par lui-même
éduqué
comme la mère

de Shakespeare –
un talent à laisser
aux femmes de l’avis
du père du dramaturge

à lui l’art plus noble
de vendre
des gants
aux plus hauts placés

Travail

Ma tante était
modiste ses chapeaux
d’une telle perfection
que Cecil B. de Mille
ou un autre de la même eau
l’invita à aller
de Londres
à Hollywood
sa mère
s’y opposa
à la place
elle travailla plus tard
chez Batey’s
fournisseurs
de ginger beer
et limonades
pour la haute

mon autre tante
on l’aurait appelée
comptable
si elle avait été un homme
elle équilibrait les comptes
pour toute L’Association
comme Pierre
avec sa balance

c’était Londres
et pour ma mère
de l’autre côté de la rue
chez Fortnums
il y eut des années
de formation
à comment au mieux
servir les riches
sans les froisser

et leur jeune frère
premier jour comme employé
rentra à la maison
la mère scandalisée –
‘tes mains
sont sales
aucun de mes fils
ne fait travail pareil’
il n’y est pas retourné
le lendemain

Piscine

nous avions une piscine
derrière le pavillon de l’école
où ceux qui s’étaient distingués
pouvaient aller plonger
par les jours de canicule
notre privilège
nous balader librement
côte à côte
comme dans un domaine
privé
où il faisait frais

nous prouvions
que nous étions
au dessus de tout ça
à rien d’autre
que le bruit
de nos brasses
jusqu’à ce qu’un
ennui
se creuse
nous submerge

et que nous sortions
sur le bord
et nous tenions là
comme un chien mouillé
sur la rive
cherchant quelqu’un
mais pas une âme en vue

Service militaire

les plus âgés
dans la famille
comme mon frère
ont découvert
comment nos pères
s’entraînaient au combat

cheveux rasés
visage tanné
par l’hiver
marchant
aux ordres

je les voyais défiler
dans l’Essex
sur quelque chose comme
des instructions de danse

voyelles
malmenées
ni mots ni syntaxe
juste une sorte
d’aboiement
ponctué

The Lit and Phil19

combien de Jacobins
aujourd’hui
s’en vont par Westgate Road

ils ont vendu l’ouvrier
socialiste
en aval

et des professeurs âgés
résistent encore à la marée
de mérule

plâtre écaillé
étagères affaissées
là où leurs prédécesseurs

aussi la plupart bourgeois
votèrent la révolution
contre leur roi

Geordies
des années dix-sept cent
soixante

non moins que
ceux aujourd’hui
qui donnent leur vie

pour sauver l’empire
des pères de leurs pères
à combien de milles de distance
*
Yeats demandait
‘qui hantait
la Grand Poste’20
et répondait
aussitôt
‘Cuchulaínn’

oh c’est facile ici
où Stephenson
allumait sa lanterne magique21

pas besoin
de chasser le fantôme
jour après jour

il suffit d’aller à Easington
de rechercher tous ceux
qui ont dû partir22

Thomas Bewick23

juste en aval sur la Tyne
Ovingham
son cimetière
Cherryburn
sa maison natale
notre Rembrandt
des fleuves traversés
sur des échasses
saut à la perche
presque raté
blagues de gamins
singes
au miroir
tout le monde
en train de pisser

défenseur
du vieux canasson
du chat à moitié étranglé
du chien maltraité
et du berger transi
ami du vagabond
vétéran
qui a perdu une jambe
de retour des guerres

il savait
qu’un cheval pouvait
aussi aisément
balancer son cavalier
dans la rivière
qu’attendre
un maître ivre
mais lui avait fait
enfoncer ses sabots
juste sous la potence
refusant de tirer
le tombereau

Le Duc

où la Mer du Nord
éclabousse les galets
entassés pour l’hiver
où l’eider à duvet
tel du soufre lent
rase l’eau calme

une vue parfaite
de la mer derrière elle
elle est assise contre
le mur
dans la panique
le chateau par ici
a encore des personnages de Kafka
son mari
jardinier
mort
leur cottage
ils en avaient besoin
elle a été déplacée
plus facilement
que les meubles

là où aucun bruit de la mer
ne pouvait emplir l’espace
épargné
par l’épine noire de la ville
les jardins du chateau
et les dernières nouvelles
des saisons

L’Embankment

Turner
dans son petit bateau
avec du rhum
et un rameur
le dos tourné à Londres
passa ses dernières années
à Chelsea Reach

on y a construit
la maison de l’espion
à la splendeur ostentatoire
où Carlyle se débattait
avec la révolution
– française –
où les millionnaires
texans
peuvent à nouveau
contempler
satisfaits
de leur perron vert
un bout de jardin
protégé
la maison de Thomas More
qui trouva l’Utopie
ici
avant
un peu plus loin
le bourreau
+
le trafic rugit
ses adieux émus
à Londres
par delà une cour de récréation
grillagée plus haut
qu’une cour de prison

sur le quai du fleuve
où la jeune Irlandaise
ruinée de Sickert
se terrait
comme des centaines d’autres
essayant de se décider

et maintenant à marée basse
la boue
où mes ancêtres
pouvaient librement chercher
quelque objet
abandonné

les mouettes impriment
leurs motifs
d’empreintes rayées
bien connues
des uniformes
portés par les forçats

Dans le noir

où le ciel de la nuit
n’était pas ciel
et le nuage pas nuage
mais fumée
de cigarettes
aspirées à fond
couvrant les premières
rangées du stade
où nous entendions
la plainte
d’abord
mise en garde
puis grondement étouffé
de rame de métro
entrant en gare
quand la foule
reprenait
le rugissement
que des mots isolés
se détachaient
comme des noms
et des visages
et la photo
flashait
l’arrivée
et des chiffons
étaient jetés
au premier
chien
des parieurs
comparaient
leurs résultats
une main serrant
leur Bovril
l’autre
l’œuvre d’art des bookies
hardiment illustrée
d’un nom exotique
et d’un numéro
désormais
sans valeur
sauf pour des gosses
comme moi
qui avec leur père
apprenaient le plaisir
de la foule
le brouillard de la nuit
et le brillant
et fugitif
répit
de titiller
la chance

Courses

Sandown
Kempton
Goodwood
et Prince Monolulu24
comme une estampe
du Douanier Rousseau
coiffe en plumes d’autruche
gilet magique
culotte orientale
suggérant le gagnant
‘j’ai un cheval
j’ai un cheval’

Stamford Bridge
où ils me soulevaient
sur leurs épaules
comme d’autres
trop petits
ou me faisaient passer
de l’autre côté de la clôture
pour m’installer
parmi des rangées de transat
sous la toile cirée
qui aurait du couvrir
les jambes d’un invalide de guerre

Bleus

j’étais bleu pour Oxford
mon frère bleu
pour Cambridge25
comme s’ils entendaient
nos clameurs
même d’à côté
de Putney Bridge

les logements sociaux
où le déversoir
puait
refoulait
le souffle
de tout ce qui
ne servait plus

les escaliers en pierre
il fallait les monter
dix volées
peu importe si
les jambes
protestaient
ou étaient vieilles
+
ma rose était rouge
celle de mon frère blanche
Plantagenet
et Yorkshire
CCC26
la mienne rouge
Lancaster
autant que Washbrook
notre lignée
un bombardier
au long cours
une histoire de célébrités
achetées avec des cigarettes
Richard le Bossu
Henry Tudor
et les Edouard
tous les mêmes
+
nous étions des cavaliers
pas des têtes rondes27
Chelsea pas Arsenal28
Churchill contre Attlee29
nos circonscriptions
toutes de couleur
bleue

combien plus colorée
une cause
pour laquelle mourir
même du mauvais côté
des grilles
toujours du bon côté
de la rue

Clapham Junction

où le nord
était toujours là
tout prêt
en attente
mais invisible
une seule couleur
moutarde Colemann
seule distraction
peint sur une façade
un cube Oxo

la brique grise
en manque de peinture
argentée shrapnel
brûlée
sur les bords

fenêtres impossibles
cassées noircies
bien pires que tout
ce qu’ils imaginaient
en disant le nord

et tout ceci
invisible
de la fenêtre
de leur wagon
en route pour Londres

où se poser
pour la journée
à Mansion House
au Strand
Cornhill Holborn

toutes les rues
chas de l’aiguille
où les riches passaient
plus facilement qu’un chameau30

Les églises de Wren

Je les aimais –
dépouillées
chêne massif noirci
qui garde la réflexion
pour soi

faites pour être vues
en toute discrétion
pour enseigner
ce qu’est la perspective

et si le grand orgue
faisait tonner ses tuyaux
et que la coupole répétait
dans le creux du plafond
en contre-point

vous compreniez
que dieu avait été
sorti de sa machine
converti en proportion
équilibre, échelle

que la mesure prenait le relais
angle et levier
structure profondeur poids
comme les phrases
de Pope

répètent développent varient
suspendent étendent
s’opposent
retournent et réaffirment
puis concluent

*
et au coin de la rue
comme le craignait le poète31
le papier monnaie
circulait
si peu matériel

bien avant le premier
ordinateur
toute la richesse du monde
est passée par ici
comme farine en un entonnoir

emballée entreposée
expédiée au delà des mers
puis renvoyée
multipliée
par millions

les Amérindiens
les captifs de la Gold Coast
quelques nobles sauvages
là près de Tahiti
en ont payé le prix

on l’entend presque
en tendant l’oreille
qui circule dans
le dôme de St Paul
en un murmure

La surprise

Haydn
montait jouer
en haut d’escaliers sombres
près de Covent Garden
un petit salon
et une foule
d’amis
bouchers
maîtres de musique

une surprise
en Europe
habituée à des hordes
de nobliaux
somnolant du début
à la fin
jusqu’à ce qu’il les éveille
de son fameux
Paukenschlag

aujourd’hui
l’Albert Hall
comme un colisée
romain
entasse
de pareilles foules
d’intellectuels en voyage
de banquiers
au rabais
d’amateurs en tout genre
et d’amoureux
jusqu’à ce qu’ils doivent
céder la place
à des drapeaux
déployés
des visages rougeauds
pas doués pour le silence
sauf s’ils en reçoivent l’ordre
pour deux minutes
en novembre

mais explosant
pour les gars de la Marine
orchestrés par
Henry Wood32
et l’instant solennel
du triste Elgar
Orgueil Pompe
Circonstance
et Guerre

Albert Dock

chamarrés
comme une pochette
de sergeant pepper33
la ziggourat
irako-aztèque
le Fort Rouge
ramené
en miniature
d’Agra
une sorte de dome de St-Pierre
avec une touche Tudor
et le Liver Building
un classique Walt Disney
mais ce n’est pas sa faute

un amour dingue
pour le côté
fouilli
trucs ramenés à la maison
étalés
comme dans un B&B
sur le buffet de famille
deux agneaux
et des castagnettes

une esthétique
parfaite
pour les Anglais
comme le goût
des bonbons à la réglisse
les couleurs acides
trop sucrés
un assortiment limité
tous avec des lanières de cuir
qui tiennent tout ensemble
à peine remarquées
juste comme le commerce
perdu
noté ici
pour que nous n’oublions pas
dans le nouveau musée
qui reconnaît
enfin
l’esclavage

Douvres

les fanions en plastique
collés au mur
comme des feuilles mouillées
fixées là
par le vent la pluie
proclame
que c’est la Saint George34

en petite toque de
boucher et enrubannés
de drapeaux anglais
ils criaient haro
par les rues
surtout
à Douvres

où Gloster
ne fut pas aveuglé
par les blanches falaises
et le Roi Lear
attendait l’aide
de sa fille
et des Français

et les collectionneurs
de perce-pierres
s’accrochaient
comme ils pouvaient
à ce que les panneaux appellent
les falaises
de Shakespeare

*
et au Eight Bells
comme le lunch du dimanche
dérive à nouveau
vers le soir
ils disent bonjour à maman
sur le portable
la meilleure maman du monde

pas encore tout à fait givrés
mais bientôt
comme les hommes
qui geignent
au bar à expliquer
que c’était pas
ce qu’ils voulaient dire

rien de personnel
et la High Street
Oxfam Save the
Children Mind
The Heart Foundation
RSPCA35
rappellent qu’ici
c’est l’Angleterre

et les pensions palissadées
où jadis Wordsworth
attendait transi d’amour36
où Matthew Arnold
venait écouter
le lent grondement
du ressac

sur les galets quittant la rive
pour y être ramenés
à la marée suivante37
où les sillons des vagues
offrent peu de réconfort
dépassant tout
ce qui passe

et la mouette
plonge
dans les déchets
s’élève
telle un phénix lourdaud
ajuste ses ailes
et s’ébroue

lance
le même cri perçant
que les noces
pour la mariée
et le marié
pour l’Angleterre
et Saint George

tapageurs
sentimentaux
et comme l’a remarqué
tout visiteur
depuis l’époque
de Shakespeare
portés sur la bagarre

Champs élyséens38

tous les pauvres de Benwell
changèrent
de forme
et de couleur
en une nuit

les feux aux carrefours
laissèrent passer
la rutilence
de saris
de shalwar kameez

des magasins abandonnés
envoyèrent
des messages triviaux
d’ici à tous les coins
d’un empire bien disparu

Jimmy le boucher
préparait des têtes de porc
pour les festivités philippines
accommodait des pieds de porc
pour les Angolais

toute la journée son employé
découpait assez de basses-côtes
pour construire en miniature
un nouveau chemin de fer
du Pacifique

Friture Halal
Cuisine de la Mama
Fou de Pizza
Vieux Teheran
comme les Fauves en France
apportèrent la couleur

et les pauvres aux joues pâles
illuminés de sourires
comme on n’avait pas vu
depuis que les Tommies
étaient rentrés au pays

ce n’était pas un rêve
juste un coup d’œil
sur un matin ensoleillé
où la Maison des Infirmières
devenait un nouvel Asile

et où les professeurs de langues
après des aprés-midis à expliquer
termes juridiques
arrêts des tribunaux
interdictions

regardaient par
des fenêtres aux rideaux en filet
bien au-delà de l’épuisement
un petit commonwealth
de possibilités

sans savoir
où il allait
ni s’il aurait le temps
de rester


Le dernier élève de Rembrandt

Né à Dordrecht en 1645, formé dans l’atelier de Rembrandt pendant six ans jusqu’à la mort du maître en 1667, Arent ou Aert de Gelder est communément appelé ‘le dernier élève de Rembrandt’, en effet jusqu’à sa mort en 1727 de Gelder continua à peindre dans le style qu’il avait appris de Rembrandt. Sa manière est plus limitée, plus douce, plus modeste que celle de son maître, avec des perspectives plus courtes, des bâtiments moins grandioses et des trios de personnages plus proches du spectateur. Il y a une réserve et une tendresse si constantes qu’elles ne semblent pas déterminées par l’humeur, mais sont constitutives de sa façon de voir les choses. Ses personnages sont généralement occupés à quelque chose qui les dépasse, ils essayent de se ressaisir ou de comprendre. Quand des anges arrivent, quelqu’un dort généralement profondément.

Dans ces poèmes, j’ai tenté de saisir cette tournure d’esprit, cette façon de voir. ‘Une galerie de poèmes’ a son origine dans ma réaction à l’un ou l’autre de ses tableaux. ‘Une question de lumière et d’ombre’ commence comme un dialogue, une série de couples et d’oppositions, de voix et de contre-voix, pour dérouler une conversation. J’ai été sélectif, choisissant mes points forts, écrivant à partir de mon époque et de mon point de vue, rendant ses thèmes séculiers, mais j’ai essayé de rester fidèle à ce que j’imagine être l’esprit de son art avec la fidélité non du traducteur mais de l’ami admiratif.

L’artiste en Joseph

Second père
de cette incertaine histoire
que Dieu a faite
lui donnant légitimité
et un visage humain

Galerie de poèmes pour Aert de Gelder (1645-1727)
Salle 1
‘Le festin de Balthasar’

il vacille
vers la table
comme un vulgaire ivrogne
quoiqu’avec plus de retenue
que d’habitude

un bon somme
est nécessaire
n’importe quoi
à ce moment
avant les mots
sur le mur

vous voyez
l’histoire
commence toujours
un peu plus tard

et ce qui se passe
ici
pourrait toujours
être autre chose39

‘Esther’

ce qu’elle voit
nous le voyons
dans ses doigts
étendus
juste au-dessus
de la table

main droite
comme à l’instant
soulevée
de quelque travail
achevé

main gauche
pas vraiment explicite
mais les doigts à un angle
qui accueille
tous les doutes

‘Vertumnus et Pomona’
Aert de Gelder : Vertumne et Pomone © Musée national de Prague

il n’y a qu’une vérité
et la vieille femme
la dit
démontre
avec tant de prévenance
ses conséquences
dans sa main ridée
au-dessus d’un si beau
bras

la jeune femme
dans le halo d’un chapeau
de rubans bleus
cadre suffisant
à son visage
pensif
se sent bien
dans sa peau

la vieille femme
c’est Vertumnus
garçon déguisé
par magie
plaidant sa propre cause

elle c’est Pomona
la fécondité
équilibrant légèrement
une pomme
entre ses doigts
juste au-dessus des genoux

regardant vers
une autre histoire
où la vieille femme
n’aura aucun rôle

‘Lot et une de ses filles’

il est déjà trop loin
il peut à peine atteindre
le baiser qu’elle lui offre

sa main gauche tripote
comme un violoneux ivre
sa lèvre et son menton

son bras droit
arrondit vers elle
son gobelet son archet

guidé par ses doigts
renversant le vin
sur ses genoux

ce solo
d’amour de soi
est presque fini

chaque note qu’il joue
elle l’a écrite

‘Deux portraits’

mieux vaut faire
les portraits par deux
même pas Dalila
ni Judith
avec sa tête en marque déposée
ni la femme
aux longs cheveux
qui lava et essuya
des pieds

des portraits par deux
avec le mur nu
entre eux
que chacun peut emplir
s’il le souhaite
du passage
de son regard

Salle 2
‘Le studio de l’artiste’

poudroiement constant
de lumière
et quelqu’un
presque invisible
mélangeant des pigments

un endroit où rester assis
tous deux en silence

l’un
montrant
ce que l’autre
essaye de voir

avec couteau palette
doigts
et pinceau

‘Homère dicte ses poèmes’

les jeunes
à leur pupitre
se penchent si bas
sur leur papier
qu’ils vont
se ruiner la vue

ce qu’il chante
si ténu et si ancien
dans sa cathèdre
qu’ils le transcriront
à la lettre
s’ils ont la patience
la force dans les doigts
et la capacité
d’entendre

longtemps après
qu’il ait glissé
dans le silence
ils continuent
à écrire

‘Portrait de l’artiste en Zeuxis’
Aert de Gelder : Portrait de l’artiste en Zeuxis © Musée Städel

c’est toujours la même histoire
la femme avec une pomme
qui regarde gentiment
et est vieille

lui
aspirant à la célébrité
prêt s’il le faut
à avaler une camera

le tableau
qu’il a fait d’elle
est derrière son épaule
bien droit

lui nous dit-on
meurt de rire
quoiqu’à l’évidence
pas encore

‘Dr Faustus’

son dernier tour
flambée de lumière
l’alarme lui-même
par sa réussite

d’autres
dans l’ombre
derrière lui
semblent moins impressionnés

plus à l’aise
peut-être
en forgeron
ou en carrier

au moins
il est un pas
plus loin
de son idée fixe

mi courbé
mi hésitant
le regard
prudent

il doit admettre
qu’il peut y avoir là
bien plus
qu’il n’y paraît

‘Le rêve de Jacob’

un ange solitaire
plus grand que nature
et trop éloigné
pour bien le voir
est déjà
sur l’échelon du haut

comme un voyageur fatigué
étendu de tout son long
ou un quelconque
ivrogne
il s’adosse à un talus

il est chez lui ici
les yeux fermés
même pas curieux
de savoir
si l’ange
arrive
ou s’en va

Salle 3
‘Repos pendant la fuite en Egypte’

attiré en avant
par le désir
de le faire rire
il se penche
sur le petit

l’enfant
tend les mains
pour prendre deux brassées
du sourire
qu’il apporte

reflétant
en miniature
ce qui maintenant
est seulement possible
dans ce bref répit
de la fuite

‘La circoncision’
Aert de Gelder, La circoncision du Christ © Musée d’histoire de l’art de Vienne

une tente de lumière
un grand prêtre
au visage bienveillant
travaillant
soigneusement

l’homme
avec un pigeon
pour distraire
le petit
s’est éloigné

il faut du temps
pour voir la femme
agenouillée
main sur le visage
ne supportant pas de regarder

‘Le cantique de Siméon’

comme le soleil
se reflétant
sur l’eau

comme la chaleur
que respire
le mur

son visage
simple miroir
incliné pour briser la chute de la lumière

protège
en réflexion
le sommeil de ce petit

‘Portrait de Herman Boerhaave et sa famille’

érudit docteur
ami de l’artiste
père à un âge avancé
un peu timide
pensif devant pareilles bénédictions
et pas habitué à
révéler autant de lui-même

sa fille
ne le quitte pas du regard
une main sur la sienne
une main encerclée
par celle de sa mère
comme un secret précieux
quoique depuis longtemps
révélé

la mère
regarde dans sa direction
le bras à moitié soulevé
les doigts écartés
comme pour commencer une phrase
qu’elle n’a pas trouvé nécessaire
de dire

‘Portrait de Hendrik Noteman : sculpteur’

il ne voudrait pas
être au centre
de la scène

un peu sur le côté
en observation
c’est simplement
naturel
dans son cas

maillet et ciseau
ses mains
qui savent si bien
leur poids
l’équilibre du coude
sont en évidence

et tout ce que
ses yeux absorbent
posément
sans faux-semblant
ses mains le livreront

Salle 4
Cinq scènes

1
le nombre
et leurs armes
leur agitation
pour un homme
sans arme
font de ceci
une arrestation
si familière

2
à côté de l’homme
aux mains liées
deux gardes de grande taille
font l’important
comme s’il y avait
un risque
qu’il tente
de s’échapper

3
un homme assis
ne se souciant même pas de regarder
son voisin casqué
vérifiant hauteur
et longueur de la corde
le prisonnier à moitié nu
ne les intéresse pas
ils font leur boulot

4
la foule
sera responsable
même les enfants
emmenés pour le spectacle

un homme en uniforme
attend les ordres

quand bientôt il y aura mouvement
si l’on voulait comprendre
un sentiment désespéré
de n’avoir pu arrêter ceci
se sera installé

5
comme c’est lourd
un corps mort
trois ou quatre aides
soutiennent son poids
dans une longueur de toile solide
le déposent

et avec tant de soin
qu’on penserait
à leur sollicitude
qu’il n’est pas mort

‘La première pierre’

ils affirment
leur bon droit
pas de doute
une question
d’ordre public

et la question
qui lance le premier

Une question de lumière et d’ombre
Une entrée

généralement
les gens se déplacent en oblique

continuant
leur longue conversation

ou fixent
un pas ou deux devant eux

ce à quoi conduit tout ceci
est dans l’ombre

derrière des rideaux
qu’on a ouverts

et il n’y a pas de doute
ceci est une entrée

Un synode de pasteurs

est-ce que Saint Pierre
tel un maître d’école
posté à l’intérieur des grilles
renvoie
chez le coiffeur
tous ceux
aux cheveux mal peignés

est-ce que l’archange
aux traits
des plus sévères
examine l’état
de leurs ongles

on croirait
tous les chœurs des anges
alignés
pour contrôler la perfection
de la coupe
de leur barbe
bien soignée

ils pourraient se lever
et chanter
même en chemise de nuit
souillée
si seulement ils lachaient
prise

Un dilemme

vaut-il mieux
être invisible
perdre forme
se dissoudre en ombre

vaut-il mieux
s’avancer
comme un messager
et dire ce qu’on a à dire

permettre
à ce qu’il y a de lumière
de vous
traverser

espérer qu’elle tombera
sur qui
l’attend le moins
et en a le plus besoin

Les encaisseurs de dettes

se parlent entre eux
de sommes
qu’ils ont réunies

ont plus d’un tour
vont à l’aveuglette
parlent dans leur cravate

l’un peigne les poils
sur le dessus
de ses doigts

un autre se nettoie
les oreilles
avec une épingle

ils grandissent
en cachette
comme des sarcoptes

ils peuvent ronger du plomb
ou pris au piège
faire le mort

au comble du bonheur
quand ils imaginant
les visages
qui s’assombrissent

la fureur inutile
à la lecture
de leurs astreintes

Expressions du visage

si vous rassembliez
l’ensemble
des expressions
du visage humain
en un seul livre
on l’appellerait
Apocrypha

car chaque pli
du front
nuage dans le regard
arrondi du menton
bord des cheveux
dit ce qu’il dit
sans que des mots
soient nécessaires

un art
du non dit
même quand il est
parfois
avec tant de force
et de précision
articulé

Au milieu des choses

une main tendue
ou un poing
fermé

une silhouette à la porte
qui entre
ou bloque
la lumière
extérieure

plancher et plafond
empoussiérés
d’ombres allongées

ou chaque petite chose
dorée
de lumière

la fenêtre est ouverte
personne n’a besoin
pour le moment
de regarder dehors

ils sont tous
courbés
à essayer de trouver
leur place
dans un livre

A l’école des tailleurs de pierre

le battement de marteaux
est si irrégulier
comme une compagnie
rompant le pas
pour passer sur
un nouveau pont

comme un chœur
d’horloges sur pied
sonnant l’heure
de chacun
de nous

et nous ne pouvons entendre
laquelle
même quand elle s’arrête
est la nôtre

Cinq femmes

Elle s’appuie
sur sa canne
lourdement
ses gants de cuir noir
serrent aux articulations

Elle est grande
dans le cone de son long manteau noir
une espèce nouvelle de feuillage
pour l’hiver

Elle
même ici
cueille ses mots
comme des plantes rares
là où les autres
ne trouvent que roc

Elle est prête
à élever la voix
bien que si souvent silencieuse
pour s’assurer
que même les feuilles mortes
comprendraient
si elles en étaient capables

et elle
est penchée en avant
pour laisser le moins d’angles possible
par où pourrait s’introduire
le chagrin

Une Trinité

ni un trou
perçant les cieux
ni le ciel entier
son cercle complet ouvert à l’œil

mais au-delà des nuages
au-delà du bleu
au-delà de la géographie
de la nuit

pas une chose
hêtre
canopée de saule
saison
ou pluie

mais la terre
ses créatures
et comment former
le puzzle
à partir de notre unique pièce

invisible
peut-être
impossible à dépasser
à lire
sur des pierres tombales

nos ancêtres
eux tous
et tout ce qu’ils ont fait
ou laissé
en nous

Une visite aux vieux et aux malades

elle est toute or
et cymbales
sauf le mouchoir
rouge qu’elle serre
sur sa poitrine

il est déjà
neige
sur les draps

l’angle de son visage
qui était gentillesse
semble désormais
absence de force

entre sa lumière à elle
et son ombre à lui
deux immobilités

la femme bride
pour l’instant
sa force physique

l’homme
est arrivé ailleurs
s’y repose

les bras
pas tout à fait étendus
mais soutenus par des oreillers

chaque main
séparée
à tenir ou soulever

plus capable
d’étreindre

Une question de lumière et d’ombre

tout est question de lumière et d’ombre
où la lumière tombe
où l’ombre s’accroche
et jusqu’où
et vers qui

et combien pénétrable
même l’éclat le plus brillant
rend l’ombre alentour

et combien
l’ombre peut
non pas aider
mais céder

parfois
même la moindre lueur
la couleur la plus infime
même fanée
c’est tout ce qui importe

mais parfois
il y a la plus éblouissante
des lumières
et le noir absolu

Les morts paisibles

ils sont bordés
dans de plus fines
robes de nuit
que jamais
ils n’auraient choisies

dans des bateaux
en planches
trop étroits
pour jamais
voguer

leur poids
désormais
est un poids mort
leur visage
fermé

pour qui connaît
les morts
les détails révélateurs
doivent révéler
toujours la même histoire

pour ceux qui connaissaient
leurs habitudes
l’apparence même
de cette statue humaine
prouve qu’ils sont partis

ils ont disparu
absorbés dans l’éther
envolés
seule certitude
ils ne sont pas ici

Une question d’échelle

pas d’équilibre
mais de proportion

grand
ou petit

tout ce qui est
tient dans le creux
d’un doigt

tout ce qui se passe
pas plus que poussière
au bord de la route

si grands nos visages
vus dans les miroirs
si petits
quand nous partons

pas besoin d’ajuster
l’échelle
elle se forme autour
il suffit de regarder

et savoir
si vous pouvez
combien de temps
le regard se pose

et quand
se détourner

Ce qui importe

si vous croyez comprendre
ce qui est important
retournez
au moment
avant le début

vous ne saurez pas
d’où ça venait
ni comment
ni ce qui
exactement
l’a provoqué

vous saurez
qu’auparavant
ce n’était pas là
qu’auparavant
tout
paraissait en ordre

l’échelle du changement
maintenant
vous devez la calculer
et ce qui importe
avant
que quoi qu’il arrive
puisse se produire

Un aperçu des cieux

deux serrures seulement
les clefs
dans un coffre-fort

mais il vous faut d’abord
demander à un étranger
puis attendre

qu’un autre étranger
se présente
avec des exigences impossibles

ce n’est pas
le sphinx
vous n’avez pas à répondre

ils partageront un rire peut-être
ou sérieusement
voudront aider

vous devrez revenir
quand tout le monde
sera parti

décider alors
d’attendre
encore

il ne faut que
de la persévérance
et peut-être la volonté de dieu

et ce que vous verrez
de vos propre yeux
vous pouvez le dire aux autres

bien que ce que vous avez vu
ne serait visible
sous aucun autre éclairage

vous pouvez leur dire
comment vous l’avez trouvé
comment la demeure

s’est ouverte
porte après porte
et vous avez vu

et le guide a attendu
patiemment
sans vous embarrasser
pendant que vous pleuriez

Au lieu de guérison

personne ne sait
ce qui se passe

surtout pas ceux
qui sont encore debout

si une main fait le geste
de montrer, explicative,

la personne à côté
bras croisés dans le doute

ce qui pourrait être arrière-plan ou myopie
est cafouillage

pas un de nous qui semble capable
de se remettre debout

mais nous tirons quand même
de toutes nos forces

les mains autour de la taille
de celui devant nous

dans l’espoir d’en redresser
au moins un


un poème pour dire merci
nous devons assumer
nos dettes
comme ceux qui apprennent
remercient
leur maître
comme je dois

non des remerciements
pour un refuge
non des remerciements
si consciemment
exprimés
tout à vous
tellement plus grand

mais non le silence
là où le silence
prend en charge
les questions sans réponse
et les dissout
dans un repos béat

mieux vaut essayer de toucher
en passant
comme un sourire
montre que l’on reconnait
ou des yeux baissés
en disent tout autant
et si vous devez
en dire davantage
excusez-vous


Notes
  1. Nous sommes au début des années 1950, quand le Shah (Mohammad Reza Palhavi) évince Mossadegh en Iran (1953) et le roi Farouk d’Égypte est démissionné par Nasser (1952).
  2. Hussein est devenu roi de Jordanie à 17 ans, en 1952. ‘Jordan’ en anglais désigne à la fois le roi et le pays ; ni l’un ni l’autre ne sont bien grands.
  3. Learie Constantine (1901-1971), originaire de Trinité-et-Tobago, était tout à la fois joueur de cricket, juriste, politicien, écrivain et militant contre les discriminations raciales (il a publié Colour Bar en 1954). (Note de l’auteur)
  4. Le Nabab de Pataudi (né en 1941), qui a étudié à Winchester et Balliol college, Oxford, a été le capitaine de l’équipe internationale indienne de cricket dans les années 1960. (Note de l’auteur)
  5. Cristobal de Morales (1500-1553), compositeur espagnol de musique sacrée ; Jacob Clemens non Papa (né entre 1510 et 1515, mort en 1555), compositeur franco-flamand très prolifique.
  6. Il s’agit de sa célèbre messe de 1807.
  7. Un over au cricket est une série de six lancers.
  8. William Grace (1848-1915) et Victor Trumper (1877-1915) sont des joueurs de cricket entrés dans la légende.
  9. Il s’agit de Francis Barber (1735-1801), qui avait vécu esclave en Jamaïque, et à qui Samuel Johnson a légué ses terres. (Note de l’auteur)
  10. Noms d’avions militaires.
  11. Günter Podola (1929-1959), accusé du meurtre d’un agent de police, avait plaidé l’amnésie ; il fut le dernier condamné à mort en Angleterre et fut pendu le 5 novembre 1959.
  12. Les Mau Mau, ou plus exactement les combattants de la liberté dans la lutte du Kenya pour son indépendance, étaient présentés comme des sauvages sanguinaires massacrant les familles de colons britanniques ; c’est seulement récemment que les atrocités commises par le pouvoir colonial ont été reconnues (sur cette période de l’histoire du Kenya, lire Ngugi Wa Thiong’o, notamment Dreams in a Time of War, 2010). (Note de l’auteur)
  13. Albert Pierrepoint (1905-1992) est souvent erronément présenté comme le dernier bourreau officiel de Sa Majesté. (Note de l’auteur)
  14. Hawley Harvey Crippen (1862-1910), médecin étatsunien établi à Londres qui a empoisonné sa femme et a caché ses reste dans la cave.
  15. La maison de Fed et Rosemary West, au 25 Cromwell Street à Gloucester, un couple de tueurs en série façon Marc Dutroux et Michèle Martin avec encore davantage de jeunes victimes ; les faits se sont déroulés entre 1967 et 1987.Ils ont été arrêtés en 1994. (En partie note de l’auteur)
  16. Gerrard Winstanley (1609-1676) s’est trouvé à la tête d’un mouvement pour l’égalité des droits appelé the Diggers (les Bêcheux). Ils ont voulu cultiver des terres communales sur St George’s Hill près de Cobham, au nom du droit de tous à posséder la terre qu’ils travaillent (1649). Ils sont considérés comme des précurseurs du communisme. (Note de l’auteur)
  17. John Lilburne (1614-1657), penseur radical, à la tête du mouvement pour les droits des ‘nés-libres’, étant entendu que pour lui tous les hommes naissent libres, dont les membres ont été moqués sous le nom de ‘Niveleurs’ (Levellers). (Note de l’auteur)
  18. Le titre et la formulation du premier paragraphe sont repris au site officiel de l’école en 2010.
  19. Désigne la Literary and Philosophical Society fondée à Newcastle en 1793 et accueillant des femmes comme membres dès 1804, s’inscrit dans la lignée d’une société similaire qui avait apporté son soutien à la Révolution américaine.
  20. Paraphrase de la question de W. B. Yeats dans le poème ‘Les statues’ : ‘When Pearse summoned Cuchulain to his side / What stalked through the post Office?’ (Quand Pearse a convoqué Cuchulaínn, qui hantait la grand poste ?) (Note de l’auteur) Patrick ou Pádraic Pearse (1879-1916), instituteur, avocat, poète et militant pour l’indépendance de l’Irlande.
  21. Allusion à la lampe de mineur inventée par George Stevenson en 1815.
  22. Easington Colliery, un village proche de Newcastle, était peuplé de mineurs, comme son nom l’indique. Ceux-ci ont dû partir après les grèves et les fermetures des années 1980.
  23. Thomas Bewick (1753-1828), graveur et ornithologue de la région de Newcastle-upon-Tyne.
  24. Prince Monolulu, un pronostiqueur des années 30 et 40, plein de verve et de gouaille, dont on a pu dire qu’il était le noir le plus célèbre en Angleterre à l’époque. De son vrai nom Peter Carl Mackay (1881-1961), il était originaire des Caraïbes et a adopté ce nom flamboyant en assurant qu’il était prince d’Abyssinie ; le titre de son autobiographie reprend son slogan ‘I Gotta Horse’ (J’ai un cheval, 1950). (Note de l’auteur)
  25. Bleu (blue) dans le contexte de ces deux anciennes universités désigne un athlète récompensé (généralement lors des régates d’aviron). Mais bleu est aussi la couleur du parti conservateur.
  26. Yorkshire County Cricket Club, fondé en 1863, champion national et mondialement connu… dans le monde du cricket.
  27. Allusion aux deux partis dans la Guerre civile au 17e siècle : les Cavaliers, partisans du Roi, arboraient une chevelure longue et bouclée, alors que les Têtes rondes, partisans du Parlement, portaient des cheveux courts et plats.
  28. Ces deux clubs de football renvoient à la même opposition, aristocratie vs. Plèbe.
  29. Ici ce sont deux figures politiques de l’immédiat après-guerre : Sir Winston Churchill, qui menait le parti conservateur et Clément Attlee, à la tête du parti travailliste, qui a remporté les élections de 1945.
  30. Les lieux mentionnés à la strophe précédente sont tous associés à une forme de pouvoir et d’aisance ; cette dernière strophe fait écho, en creux, à la parole de Jésus (Matthieu 19 : 24) : “il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux“.
  31. Alexander Pope (1688-1744) écrivait dans son ‘Épître à Lord Bathurst’ (‘De l’utilisation des richesses’) :
    Béni soit le papier-monnaie ! source en dernier ressort !
    Qui donne à la Corruption un bien meilleur essor !
    Un billet isolé transporte des armées . . .
    Un billet, tel la Sibylle, éparpille fortunes et sorts
    Selon que les vents soufflent ou non de tribord
  32. Le chef d’orchestre Henry Wood a fondé les Proms en 1895.
  33. Nous sommes à Liverpool, la référence aux Beatles s’imposait.
  34. Jour de grandes célébrations populaires en Angleterre.
  35. La ‘Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals’, notre SPA ; ces vers énumèrent, en en cassant les noms, différents magasins de charité, plus nombreux encore outre-Manche que chez nous.
  36. Amoureux d’une Française, dont il a eu une fille, Wordsworth (1770)1850) faisait des allers et retours entre l’Angleterre et la France révolutionnaire, mais comme la révolution laissait la place à la Terreur, il appréciait les retours sur le sol anglais, où, comme il l’écrivait dans son poème ‘Composé dans la Vallée près de Douvres le jour de mon débarquement’, il pouvait à nouveau respirer. (Note de l’auteur)
  37. Écho du poème de Matthew Arnold (1822-1888), ‘On Dover Beach’.
  38. Écho à l’‘Hymne à la joie’ de Schiller, utilisée par Beethoven dans sa 9e symphonie. (Note de l’auteur)
  39. Voir le livre de Daniel, chapitre 5.

Desmond Graham a réagi auprès de sa traductrice à la publication de ses poèmes dans wallonica.org, dès le lendemain. Nous partageons avec vous ses commentaires, dans la langue de Shakespeare et des Pussycat Dolls : “Dear Christine, That is lovely – I love the impressive St Pauls and the words that follow. Thank you both/all so much. I have read your good words of introduction too and Trude and I were struck by how much more accurately they describe the poems than criticisms here generally ! […] It really feels good to read words that say what I had hoped would be perceived. I’ve also started on your translations, and apart from being astonished about how riddlingly allusive those opening poems were, I am really impressed by how well you have made them come across. I have made a first glance at the de Gelder too, and I am delighted ith what you have achieved. I’ll keep in touch as I delve further, but thank you – it is really quite wonderful to read one’s work in another language and especially one I know something of, however little. The Wallonica publication is also impressive and elegant. Yours, a happy Desmond


Plus de littérature ?

LIBERT & KATTUS : Passage du Laitier (Cointe, Liège)

Temps de lecture : 5 minutes >

Dans le premier numéro (décembre 1989) de la revue “Altitude 125” éditée par la Commission Historique (CHiCC), Georges FRANSIS retraçait l’histoire de ce passage cointois :

LES CINQ PHASES D’UNE COMMODITE
  1. “Une prairie, entre la rue de Cointe (maintenant rue du Professeur Mahaim) et l’avenue des Platanes. Pour empêcher ses vaches de brouter la haie de la villa Dekaine, le fermier Tonglet dresse, en léger retrait, une seconde clôture. Une sorte de no man’s land large de 1.90 mètre en résulte.
  2. A hauteur de l’endroit où, en 1795, se dressait un fier moulin à vent, un laitier constate avec amertume – nous sommes aux environs de 1930 – qu’il est séparé de ses clients de l’avenue des Platanes, par la prairie, large de 65 mètres. Dire que, pour les servir, il doit se taper, palanche sur les épaules, porteur de ses lourdes cruches, un pénible détour de plus de 1.500 mètres par les rues du Batty, place du Batty, avenue de Cointe !
  3. L’astucieux Ardennais a une idée lumineuse : cisailler aux deux extrémités du no man’s land, les fils barbelés. Il profite ainsi, sans gêner personne, d’un sérieux raccourci. Un précieux sentier est né, vite utilisé par les habitants des environs.
  4. En 1937, la famille Hauzeur affiche un plan de lotissement de la prairie, parcelles pour villas d’un côté, parcelles pour maisons accoudées de l’autre. Le raccourci figure sur le plan, sous la mention “passage”.
  5. Après la guerre, le lotissement étant complètement aliéné, la famille Hauzeur désire se débarrasser du “passage” et le mettre en vente. Devant la menace d’achat par les deux riverains, les dames de l’avenue des Platanes craignent d’être coupées de l’accès à l’épicerie du coin de la rue Professeur Mahaim. Ces dames pressent vivement le comité du parc privé de Cointe, de se porter acquéreur. Ce qui fut fait et le sentier, sauvé.

Aujourd’hui l’épicerie est disparue, mais le raccourci est plus que jamais très emprunté surtout depuis l’arrêt du bus n°20, au coin de la rue de Bourgogne.”

Georges FRANSIS

En 1988, la CHiCC propose à la Ville de Liège de dénommer ce sentier “Passage du Laitier“, ce qui fut fait.

Un passage… de la lettre à la céramique

Ce chemin bucolique a inspiré à Béatrice LIBERT le poème suivant, ainsi d’ailleurs que le titre de son livre :

Deux haies de sagesse par où s’en vont chats et renards, fouines et mulots. Si vous empruntez le raccourci, ne hâtez pas le pas.

Écoutez plutôt les trilles des oiselets et, sous leurs notes, les cruches de lait qui s’entrechoquent loin, très loin dans un temps qu’on dit ancien.

C’était hier, mais le sentier n’a pas perdu l’écho de leur traversée ni la fraîcheur de la précieuse livraison.

L’écume du lait a chu sur les pétales, à moins qu’elle ne soit montée à la tête des arbres et de l’avril en pâmoison.

 

Voisin du Passage, le céramiste Jean KATTUS a réalisé une très belle mise en forme du poème qui agrémente désormais le trajet des promeneurs. Il explique : “Les pavés sont en grès et résistants au gel. En effet, le grès est une argile vitrifiée et donc devenue imperméable à la suite d’une cuisson à haute température (1.250°). Après une première cuisson à 950°, chaque pièce est plongée dans un émail de base transparent. Ensuite, une éponge enduite du même émail, additionné cette fois d’un faible pourcentage d’oxydes métalliques, du cobalt ou du chrome, est passée sur chaque lettre dans le but d’augmenter son contraste avec le fond. La pièce est alors cuite une deuxième fois à 1.250°

1. Choix des lettres parmi les caractères découpés en bois.

© Jean Kattus

© Jean Kattus
2. Disposition des caractères en bois, retournés, dans le moule.
3. Estampage de l’argile dans le moule.

© Jean Kattus

© Jean Kattus
4. Nettoyage du moule et séchage partiel de l’argile dans le moule pendant quelques heures.
5. Moule retourné, juste avant le démoulage.

© Jean Kattus

© Jean Kattus
6. Démoulage lettre par lettre. L’argile est à consistance « cuir ».
7. Ébarbage de la pièce.

© Jean Kattus

© Jean Kattus
8. Martelage de la pièce, pour faire ressortir davantage les caractères sur le fond.
9. Nettoyage final à l’éponge.

© Jean Kattus

© Jean Kattus
10. Pièce terminée.

EAN 9782874896651

L’œuf ou la poule ? Francis GROFF évoque également le passage du laitier dans son récent roman noir Casse-tête à Cointe (Neuchâteau : Weyrich, Collection Noir Corbeau, 2002). Manifestement, la chienne Babette ne goûte pas comme nous la poésie du lieu, embaumé qu’il est de mâle effluves. Jugez-en vous-mêmes :

Si elle avait pu s’exprimer, Babette aurait indiqué une fois pour toutes à sa Mamy adorée qu’elle avait horreur de se promener dans le passage du Laitier, un discret sentier d’une cinquantaine de mètres reliant la rue du Professeur Mahaim à l’avenue des Platanes. Le passage – Babette l’ignorait évidemment – avait été baptisé ainsi durant l’entre-deux-guerres à la suite de l’initiative d’un marchand de lait qui avait tracé ce raccourci en parfaite illégalité dans une prairie privée. Ce faisant, il évitait un long détour et gagnait un temps précieux. Au fil des ans, les riverains s’étaient approprié le sentier qui avait ensuite été racheté par le comité du parc privé. Aujourd’hui bétonné et entretenu, le passage avait inspiré une poétesse, Béatrice Libert, qui lui avait consacré quelques jolis vers. Ceux-ci commençaient par : “Deux haies de sagesse par où s’en vont chats et renards, fouines et mulots. Si vous empruntez le raccourci, ne hâtez pas le pas…” Un céramiste de l’endroit, Jean Kattus, avait eu l’idée originale de «fondre» le texte dans une série de pavés émaillés en grès, posés sur toute la longueur du sentier. pour dire les choses crûment, Babette se moquait de tout cela comme de sa première saillie et elle n’avait rien à battre de ce passage que sa maîtresse l’obligeait à emprunter chaque jour, matin et soir, depuis maintenant six longues années.

Francis Groff


[INFOS QUALITE] statut : compilé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jean Kattus ; Philippe Vienne ; Béatrice Libert pour son texte


CHiCC encore !

SAARIAHO, Kaija (1952-2023)

Temps de lecture : 6 minutes >

“Kaija Saariaho (ou alors Laakonen, son nom de jeune fille) naît en 1952 à Helsinki. C’est, à l’époque, une enfant réservée. À l’école Steiner où ses parents l’ont inscrite, elle dessine beaucoup, se plaisant à entrer dans les sujets parfois abstraits que l’on propose aux jeunes élèves. Elle raconte que parfois,  quand elle ne pouvait se rendre en classe, en raison de sa santé alors fragile, elle passait ses journées, seule, à écouter la radio et les sons de la nature, dans la maison de campagne de sa mère. D’ailleurs, la plupart de ses souvenirs d’enfance sont “acoustiques” : le vent dans les feuilles des arbres, la pluie qui tombe, ou bien l’eau glissant sur la coque en aluminium du bateau de son père, provoquant une étrange résonance, comme filtrée.

La musique arrive alors comme une nécessité. Elle commence à apprendre le violon, le piano, et la guitare, et compose sérieusement à partir de dix-sept ans. Toujours passionnée par les arts plastiques en plus de la musique, elle entre aux Beaux-Arts d’Helsinki, ainsi qu’au Conservatoire en Piano, Orgue, Théorie et Histoire de la Musique, ainsi qu’à l’université où elle étudie la Musicologie, l’Histoire des Arts et la Littérature. Mais à l’aube des années 1970, difficile pour une femme, qui plus est venant d’un milieu d’industriels, de faire carrière dans les arts. C’est pendant cette période de doute que la jeune Kaija, dix-neuf ans, décide de se marier pour s’extraire de la pesanteur familiale. Son époux se nomme Saariaho. Ils divorceront peu de temps après, mais pour symbole de cette liberté acquise, elle gardera son nom.

À l’époque, la jeune musicienne souhaite devenir organiste, musicienne d’église, peut-être plus aisé dans un premier temps. Moins risqué que la composition en tous cas. Mais plus les mois passent, plus le désir de la création se fait sentir, insistant, pressant. En 1976, elle éprouve le besoin d’aller étudier à la célèbre Académie Sibelius auprès de Paavo Heininen. Professeur de composition reconnu, Heininen a aussi la réputation d’être dur avec ses élèves. Devant son enseignement rude, la jeune compositrice peut compter sur le soutien de ses camarades de classe, qui l’encouragent et la soutiennent, comme Magnus Lindberg ou Esa-Pekka Salonen.

Avec ses amis, elle fonde une association, “Oreilles Ouvertes !“. Leur but, lutter contre les tendances nationalistes de la musique finlandaise de l’époque, en voulant diffuser la musique post-sérielle venue d’Allemagne et de France dans leur pays. Au sein du groupe qui mêle compositeurs, interprètes et musicologues, l’émulation est à son comble. On organise des concerts, parfois dans des lieux inattendus, ou des conférences, comme lorsque Kaija Saariaho organise dans ce contexte un séminaire autour de la musique d’Alban Berg. Il fallait alors “montrer sa clairvoyance”.

En 1978, elle fréquente les cours d’été de Darmstadt. Elle y respire l’air de l’avant-garde d’Europe de l’Ouest. En partant, elle n’emporte que deux ouvrages dans ses bagages : le Traité d’Orchestration de Walter Piston, et La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil. A Darmstadt, elle découvre l’école spectrale, son infini de nuances, de coloris et de sensations. Les Maîtres se nomment bien sûr Murail, Grisey, Lévinas. C’est à Darmstadt encore qu’elle rencontre Brian Ferneyhough et Klaus Huber, qui enseignent tous deux à Freiburg. Ferneyhough lui dira alors : “Ton cerveau et ton cœur ne sont pas encore réunis”.

Force est de constater que le langage post-sériel ne convient guère à la jeune compositrice. Elle cherche encore, travaillant sans relâche son univers sonore. Son intérêt va en effet rapidement s’orienter vers l’électronique, et l’El Dorado qu’est Paris au début des années 1980, avec l’Ircam créé il y a quelques années. Excitation des découvertes et lenteur infinie des processus. On pourrait ainsi résumer l’ambiance dans les studios parisiens. Pourtant, l’ordinateur est vu par les compositeurs de l’époque comme une base permettant d’accélérer certains calculs… Chose que Saariaho réprouve. Elle insiste avant tout sur son métier, son artisanat, durement acquis auprès de Paavo Heininen à Helsinki.

Paris est une ville qui la séduit. Le bouillonnement des années Mitterrand avec son aspect multiculturel happe la compositrice. C’est aussi dans les studios de l’Ircam qu’elle rencontre son futur mari, le compositeur Jean-Baptiste Barrière, qui deviendra un fidèle compagnon de route et un soutien de tous les instants. Cependant, peu de commandes émaillent cette période pourtant décisive dans sa carrière de compositrice. En 1985, toutefois, le compositeur et chef d’orchestre Paul Méfano découvre sa musique et lui demande une œuvre nouvelle. Ce sera Lichtbogen, pour ensemble et électronique. Comme l’aurore boréale qu’elle décrit, Lichtbogen (“Arc de lumière”), se déploie dans des plages miroitantes et méditatives. La manière y est simple : quelques gammes, des sons tantôt tenus, tantôt écrasés. Des teintes mouvantes, moirées de micro-intervalles.

C’est là qu’est la clé du style Saariaho, ce qui fait la singularité de son esthétique. Une si parfaite maîtrise des couleurs instrumentale qu’elle transforme en un tour de plume chaque membre de l’orchestre en un “Saariaho-instrument”. Tourné vers l’éther des sons harmoniques avec un goût certain pour la parure orchestrale, sa musique se ressent. Chaque battement devient matière, qui se transforme progressivement en scintillement, se fondant dans une texture souvent impalpable, au-travers d’instruments de prédilection, comme la flûte ou le violoncelle.

Pourtant, cela ne l’empêche pas d’aimer passionnément l’écriture vocale, forcément moins malléable que la pâte d’un orchestre de 90 musiciens. Pour la voix, son écriture devient incisive, directe, allant droit au but, et droit au mot. Comment ne pas évoquer ce qui est sûrement à ce jour son “opus magnum” : l’opéra L’Amour de Loin (2000). Inspiré par l’histoire du troubadour Jaufré Rudel (1148-1170) sur un livret original d’Amin Maalouf, le premier opéra de Saariaho témoigne déjà d’une maîtrise du genre confondante, inscrivant d’emblée l’œuvre au rang des classiques de notre temps. Dans l’universel de l’amour contraint par la distance, la peur et la soif d’idéal, elle dresse une partition qui se veut autant narrative que méditative, tellurique et gracile, colorée avant tout, qui ne renie rien et qui donne tout. Et c’est peut-être cela au fond, l’univers de Kaija Saariaho”. (d’après ENSEMBLEINTERCONTEMPORAIN.COM)

“L’Amour de loin” © opera-online.com

“Kaija Saariaho, née Kaija Anneli Laakkonen, est née en Finlande le 14 octobre 1952. Elle étudie les arts visuels à l’université des arts industriels (aujourd’hui Université d’art et de design) d’Helsinki. Elle se consacre à la composition avec Paavo Heininen, à partir de 1976, à l’académie Sibelius où elle obtient son diplôme en 1980. Elle étudie avec Klaus Huber et Brian Ferneyhough à la Musikhochschule de Freibourg-en-Breisgau de 1981 à 1983, puis s’intéresse à l’informatique musicale à l’Ircam durant l’année 1982. Elle vit depuis à Paris. Elle enseigne la composition à San Diego, Californie en 1988-1989 et à l’académie Sibelius à Helsinki de 1997 à 1998, puis à nouveau entre 2005 et 2009.

Le travail de Kaija Saariaho s’inscrit dans la lignée spectrale avec, au cœur de son langage depuis les années quatre-vingt, l’exploration du principe d’ “axe timbral”, où “une texture bruitée et grenue serait assimilable à la dissonance, alors qu’une texture lisse et limpide correspondrait à la consonance”. Les sonorités ductiles du violoncelle et de la flûte se prêtent parfaitement à cette exploration continue : Laconisme de l’aile pour flûte (1982) ou Près pour violoncelle et électronique (1992) travaillent entre sons éthérés, clairs et sons saturés, bruités.

Son parcours est jalonné de nombreux prix qui couronnent ses œuvres les plus importantes : Kranichsteiner Musikpreis pour Lichtbogen (1986), œuvre qui révéla la tonalité personnelle et lumineuse de Kaija Saariaho au sein de l’esthétique spectrale ; Prix Ars Electronica et Italia pour Stilleben (1988), qui joue avec virtuosité sur les errements de la conscience avec le médium radiophonique. Dans les années deux mille, son œuvre sera encore maintes fois récompensée – Nordic Council Music Prize (2000), Prix Schock (2001), American Grawemeyer Award for Music Composition (2003), Musical America Composer (2008), Wihuri Sibelius Prize (2009), Léonie Sonning Music Prize (Danemark, 2011), Grand prix lycéen des compositeurs en 2013 pour Leino Songs. En 2018, la fondation BBVA lui décerne le prix Frontiers of Knowledge pour sa contribution à la musique contemporaine.

Les années quatre-vingt marquent l’affirmation de son style, fondé sur des transformations progressives du matériau sonore, qui culmine avec le diptyque pour orchestre Du cristalà la fumée. Dans cette même veine, citons les pièces NoaNoa, Amers, Près et Solar, écrites en 1992 et 1993. Suit une brève période de remise en cause, au moment même où la compositrice se trouve projetée sur la scène internationale à la faveur de nombreuses commandes. La composition de l’Amour de loin, opéra sur un livret d’Amin Maalouf, mis en scène par Peter Sellars, signe une nouvelle étape où les principes issus du spectralisme, totalement absorbés, se doublent d’un lyrisme nouveau.

Après cet opéra, dont l’enregistrement par Kent Nagano fait l’objet du Grammy Award 2011, Saariaho composera de nombreuses pièces orchestrales pour de prestigieuses formations, un deuxième opéra, Adriana Mater, une passion sur la vie de Simone Weil, La passion de Simone, deux œuvres encore réalisées avec Sellars et Maalouf, et en 2008, un monodrame sur un livret de ce dernier d’après Madame du Châtelet Émilie, créé par Karita Mattila à l’Opéra de Lyon en 2010. En 2012, elle compose Circle Map, pièce pour orchestre et électronique, dont six poèmes de Rumi lus en persan servent de matériau pour la réalisation de la partie électronique et d’inspiration pour l’écriture orchestrale. Son opéra Only the Sound Remains (2015), mis en scène par Peters Sellars et inspiré de deux pièces du théâtre Nô traduites par Ezra Pound, est créé en 2016 à l’Opéra d’Amsterdam.

Son travail de composition s’est toujours fait en compagnonnage avec d’autres artistes, parmi lesquels le musicologue Risto Nieminen, le chef Esa-Pekka Salonen, le violoncelliste Anssi Karttunen (artistes finlandais tous issus du groupe “Korvat Auki !” (“Ouvrez les oreilles !”), collectif fondé dans les années soixante-dix à Helsinki, et auquel Saariaho collabora) ; la flûtiste Camilla Hoitenga, les sopranos Dawn Upshaw et Karita Mattila, ou encore, le pianiste Emmanuel Ax”. (d’après BRAHMS.IRCAM.FR)

Visiter le site de Kaija Saariaho

  • Illustration en tête de l’article : Kaija Saariaho © Priska Ketterer

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : operaonline.com ; Priska Ketter


VIENNE : L’ennui (nouvelle, 2021)

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Il pleut. La pluie frappe les carreaux. Sous la couette, Léo la ressent comme une gifle. Il tend le bras cherche, à ses côtés, le corps de Valentine, trouve Pedro, le chat. Se souvient. Valentine est loin, quelque part hors lui, en quarantaine. Une quarantaine qui dure plus que de raison, sans doute, ou qui, justement, a ses raisons de durer. Il aimerait autant ne pas y penser, pour l’instant. Alors, il revient au regard vert de Pedro.

Pedro se moque de ce que l’on appelle “le confinement”, il sort, va et vient à sa guise. Pedro ne connaît pas l’ennui – il dort vingt heures par jour, Léo voudrait l’imiter. Dans quinze ou vingt ans, cette période sera vraisemblablement le souvenir marquant d’une génération traumatisée, mais Pedro s’en fiche, même s’il n’en a pas conscience, Pedro sera mort. Nous aussi d’ailleurs, probablement, se dit Léo.

La maison s’est remplie de vide, les murs semblent peints de morosité. Pedro a beau se faufiler dans une jungle de plantes vertes, cela ne suffit pas à ramener le supplément de vie que demande Léo. Il s’assoit dans son divan, pour un instant de lecture qui durera quelques heures. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. A part écouter de la musique, ce qu’il fera également, bien sûr. Mais il n’est pas certain que Cigarettes After Sex apporte la sérénité à laquelle il aspire.

Quelquefois aussi, Léo parle. Enfin, il écrit. A des hommes, des femmes qui, comme lui, tuent le temps avant qu’il ne les tue. Il écrit comme il parle : peu, brièvement. Il ne sait trop que dire de la monotonie. Parfois, il se raconte, c’est plus facile avec de nouvelles connaissances, évidemment. Les autres ont déjà entendu ses histoires. C’est d’ailleurs ainsi que naît parfois, de la nouveauté, l’illusion de l’amour.

Mais souvent il écoute les autres parler d’eux-mêmes. Les gens aiment ça, en général, parler d’eux. Ce qui le surprend toujours, c’est qu’il ne leur faut pas plus de deux minutes pour évoquer leur métier. Comme si c’était celui-ci qui donnait de la consistance à leur existence, voire la justifiait. En même temps, il ne peut pas leur donner tout à fait tort : en cette période de désœuvrement généralisé, Léo voit bien comment un travail peut donner un sens à une vie qui, fondamentalement, n’en a aucun.

Au fond d’un tiroir, Léo a trouvé un paquet ouvert de Winston, planqué là un jour par Valentine du temps où elle fumait en cachette. Léo, lui, ne fume jamais. Pourtant il se surprend à allumer une cigarette. L’ennui, encore. Il ne fume pas vraiment, en fait, tire de grosses bouffées, “il paftèye” dirait son voisin.

Dans la fumée de ses souvenirs, il revoit une ruelle plutôt glauque de San Sebastian, un soir qu’il errait, ne sait plus trop pourquoi ni comment. Et cette fille qui traçait à la bombe des slogans de liberté sur des murs décrépis, arborant le drapeau multicolore d’Herri Batasuna sur sa parka. Refusant l’espagnol, elle s’adressait à lui en basque, il ne comprenait évidemment pas, mais quand elle avait pris son sexe en bouche, tout était immédiatement devenu plus clair – par la force des choses, elle avait cessé de parler. Les mots ne facilitent pas forcément la communication.

Pourquoi le souvenir érotique de cette aventure, somme toute insignifiante, lui revient-il ? Aucune raison apparente, un stratagème de son esprit destiné à tromper l’ennui, probablement. Léo aimerait pouvoir voyager à nouveau. Avoir une vie sexuelle aussi, d’ailleurs. En fait, d’être ainsi posé, contraint au silence et à la solitude, ne lui déplairait pas tout à fait. Parfois, il se dit que c’est davantage la liberté de décider que la liberté de se mouvoir qui lui manque. Ce sentiment d’être spectateur de sa propre vie, Léo l’a déjà ressenti en d’autres circonstances – il déteste ça.

Ce soir, il n’y aura peut-être pas de message de Valentine.
Ce soir, Pedro dormira encore sur le lit.
Ce soir sera la veille d’un jour d’une terrible similitude.

Philippe VIENNE


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Plus de littérature…

 

EL ANATSUI (né en 1944)

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“A Nsukka, sa terre d’adoption, une ville de 300 000 habitants située dans le sud-est du Nigeria, son atelier est planté le long d’une route, à une quinzaine de minutes à pied de la Faculté des beaux-arts et des arts appliqués où il a longtemps enseigné. Les voitures et camions soulèvent sur leur passage des nuages de poussière rouge. A l’intérieur de la grande bâtisse blanche rectangulaire, une dizaine de ses assistants s’affairent au milieu de sacs en jute emplis de milliers de capsules usagées de bouteilles d’alcool. Les jeunes hommes découpent, dans un silence religieux, les bouchons en aluminium, avant de les aplatir et de les enlacer les uns avec les autres à l’aide de fils de cuivre pour créer de petits rectangles de tentures métalliques colorées.

Debout, le sourire béat, l’air placide et lunaire, El Anatsui dirige tel un chef d’orchestre son ballet d’assistants qui déploient, sur le sol de l’atelier, des pans de ces tissus métalliques réunissant chacun quelque 200 capsules de bouteilles. Au doigt et à l’œil de l’artiste, ils les combinent et assemblent de différentes manières pour créer ce qui deviendra une œuvre. Une de ces monumentales tentures chatoyantes et aux couleurs irisées que s’arrachent les plus grands musées et collectionneurs du monde.

Euphorie de l’indépendance

El Anatsui est l’un des artistes phares du continent africain. En 2015, à la Biennale de Venise, il a été auréolé du Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. Cet été, il est célébré à travers une grande rétrospective au Kunstmuseum de Berne. Né en 1944 au Ghana, il est le plus jeune des 32 enfants que son père, un pêcheur et tisseur de kenté (un tissu traditionnel multicolore), a eus avec ses cinq épouses. Orphelin de père en bas âge, il a été élevé par son oncle maternel, un pasteur presbytérien. Le terreau artistique familial est fécond: plusieurs de ses frères sont musiciens et poètes. Lui, passionné par les arts visuels, chante aussi dans une chorale locale, tout en jouant de la trompette dans un groupe de jazz. Coupé de sa culture autochtone africaine, il est âgé de 13 ans, quand, en 1957, son pays natal, la British Gold Coast (nom donné au pays par les Portugais, premiers colonisateurs de ces terres riches en or), accède à l’indépendance. “C’était l’euphorie. Le Ghana est alors le premier pays noir africain à s’émanciper”, se souvient-il.

Etudiant au College of Art de l’Université des sciences et technologies de Kumasi à partir de 1964, il découvre, médusé, des programmes éducatifs calqués sur ceux de l’ex-puissance coloniale britannique. Il part alors en quête de ses racines culturelles africaines en suivant les cours du Centre culturel national, et en observant le travail des artisans locaux: tisserands, sculpteurs, percussionnistes et autres musiciens. Muni d’un diplôme de troisième cycle en éducation artistique de l’Université Nkrumah, il devient chargé de cours à l’Ecole spéciale de formation de la ville portuaire de Winneba, à une soixantaine de kilomètres d’Accra, la capitale.

Là, il commence à créer une série d’œuvres à partir de plateaux traditionnels en bois, inspirées de ceux qu’utilisent les commerçants ghanéens pour présenter leurs marchandises sur les marchés. Sur les bords de ces plats, il grave, à l’aide de fers chauffés, des symboles visuels Adinkra représentant des concepts et aphorismes créés par les Akans, une population d’Afrique de l’Ouest. En 1975, il est nommé enseignant à l’Université du Nigeria, à Nsukka, quelques années après la fin de la guerre du Biafra, dont les stigmates sont encore omniprésents. C’est là, dans le sud-est du pays le plus peuplé d’Afrique, qu’il vit depuis quarante-cinq ans, partageant son temps entre l’enseignement de la sculpture et sa propre création.

“Gravity and Grace” © artnet.fr
Impermanence des choses

“J’ai commencé à travailler avec lui en tant qu’étudiant de premier cycle. El nous a conseillé d’utiliser des supports bon marché, de façon à être plus libres de nous exprimer, libres de toute pression économique”, raconte Onyishi Uchechukwu, devenu entre-temps un des responsables de l’atelier de l’artiste. Béton, bois durs tropicaux et bois flottés, argile, céramique, métaux fondus et réutilisés, râpes à manioc, couvercles de bouteilles de lait, bouchons en aluminium: El Anatsui a puisé, tout au long de sa carrière de sculpteur, dans un florilège de matériaux, le plus souvent simples et banals.

“Je recherche ce qui est disponible dans mon entourage immédiat. Je travaille ces matières avec un objectif de régénération, avec l’envie de leur donner un nouveau souffle”, explique-t-il. Dans les années 1970, c’est l’argile, la terre, source indispensable de toute vie, qu’il utilise pour créer des poteries. Ses œuvres sont faites de fragments qu’il brise et perce s’inspirant des coutumes de l’Afrique de l’Ouest, où des pièces cassées et des fragments d’argile sont utilisés comme récipients rituels. Ces œuvres sont autant de métaphores du temps qui passe, de l’impermanence pour recourir à une terminologie bouddhiste.

Dans les années 1980 et 1990, il crée des œuvres en bois, découpées à la tronçonneuse avant d’être brûlées à l’aide d’un brûleur à gaz. Ces pièces sombres, comme celles de la série Grandma’s Cloth, et ces outils pour le moins agressifs et violents sont autant de métaphores de l’histoire de l’Afrique, de la période coloniale et post-coloniale qui a bouleversé les hommes, les cultures et les structures tant économiques que sociales. Et légué au continent des frontières tracées au cordeau, en 1884 à la Conférence de Berlin, en faisant fi des réalités ethniques, religieuses, linguistiques et politiques.

Esprit indestructible

El Anatsui n’utilise que des matériaux simples qui ont, le plus souvent, déjà été utilisés par d’autres. “Quand vous recourez à des objets qui sont passés de main en main, ceux-ci ont une charge, une énergie d’autant plus forte qu’ils ont été manipulés par un plus grand nombre de personnes. Vous ne retrouvez pas une telle énergie dans les pièces faites à l’aide de machines. J’utilise des rebuts, des objets jetés que j’élève, en les transformant, en œuvres d’art. Mon travail évoque les grands cycles de la vie, de la mort et de la régénération. Il reflète ma conviction que l’esprit humain est indestructible”, souligne-t-il.

En 1976, il est honoré, pour la première fois, à travers un solo show au Nigeria. Sa première exposition à l’étranger, en 1981, en Grande-Bretagne, sera suivie de nombreuses autres en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Sa notoriété monte en puissance dans les années 1990. Mais le véritable tournant de sa carrière remonte au tout début des années 2000, lorsque le public international découvre, subjugué, ses immenses tentures colorées réalisées à partir de bouchons de bouteilles en aluminium. De 2003 à 2008, son exposition itinérante Gawu circule à travers l’Europe et les Etats-Unis, où elle s’achève au Smithsonian National Museum of African Art, à Washington DC. En 2007, ses œuvres sont exposées dans la section internationale de la Biennale de Venise. Et en 2019, toujours à Venise, il est la vedette du pavillon du Ghana, qui fête alors sa première participation à la Biennale.
Ses œuvres évoquent l’histoire du continent africain mais aussi des enjeux plus contemporains, comme la crise écologique et climatique. En témoigne notamment Earth’s Skin (2007), qui traduit, de manière plastique, les blessures et plaies infligées à la terre par l’action des hommes. Ou Tiled Flower Garden (2012), figurant une mer de fleurs multicolores se muant en un sinistre magma noir. Une manière de nous alerter sur les menaces d’effondrement écologique qui pèsent sur notre petite planète bleue.” [d’après LETEMPS.CH]

 

“Ink Splash II” © tate.org.uk
L’importance de la matière : El Anatsui

“Les passants continuaient leur chemin, sans remarquer quoique ce soit. Mais El s’est arrêté pour ramasser ce sac poussiéreux rempli de capsules de bouteilles, et il en a fait de l’or. “Je cherchais quelque chose d’éthéré. Je voulais vraiment émouvoir les gens.”

El Anatsui (1944), connu sous le nom de “El”, est un artiste ghanéen issu de la tribu Ewe, mais il a passé la plus grande partie de sa vie au Nigéria, où il enseignait à l’université de Nsukka. A 56 ans, il atteint une notoriété internationale en transformant des milliers de capsules de bouteilles en gigantesques structures lumineuses, faisant ainsi référence, sous couvert de la beauté, à l’abstraction globale, à l’histoire de l’Afrique, aux textiles indigènes, et à la vie comme processus de changement. En 1990 et en 2007, il participe à la Biennale de Venise, et couvre les murs de l’Arsenal et du Palais Fortuny de ses sculptures spectaculaires (…).

Flexibilité

Imaginez la patience dont il a fallu faire preuve pour réaliser cela ! Dans son film Fold Crumple Crush: Art of El Anatsui (2011), la spécialiste d’art africain Susan Vogel nous éclaire sur ce long processus. Pendant deux ou trois mois, une quarantaine de jeunes hommes issus de la communauté locale ont coupé, martelé, et plié les capsules. Ils les ont ensuite liées les unes aux autres à l’aide d’un fil de cuivre pour créer des blocs souples, flexibles. Puis vient le moment où El crée sa composition. Après avoir tracé les lignes sur le sol, il continue à manipuler les blocs et à prendre des photos digitales pour mieux apprécier le résultat, jusqu’à obtenir satisfaction.

“Je suis un sculpteur”, insiste El, mais il défit la notion traditionnelle de sculpture comme art tridimensionnel et statique. On ne peut pas se cogner dans ses œuvres.  Ses structures souples s’adaptent à leur environnement, que se sont en intérieur ou en plein air. Et pourtant, en couvrant les murs, les façades de bâtiments, les haies ou les arbres, elles ne répondent simplement aux lois de la gravité. Leurs plis ondulants semblent avoir une vie qui leur est propre.

Pour El, cette flexibilité physique est une métaphore d’une certaine mentalité. “Je crois à l’élément du changement. La vie est toujours soumise à des flux. Mon travail reflète cela en créant une forme qui est libre, qui se contracte et se gonfle, qui peut être exposée de différentes façons, sur des murs, des haies…” Quand ses œuvres sont exposées en extérieur, El ne se préoccupe pas de l’altération, ce qui mène à des discussions échauffées avec les directeurs de musées.  A Venise, mon œuvre était dehors pendant six mois, et quand elle est revenue, j’ai constaté que le sel et le vent l’avait détériorée. Elle portait la patine de l’âge. Maintenant je me sers de cela, pour blanchir les capsules au soleil. La dégradation est bienvenue. En tant qu’êtres humains, nous vieillissons et nous changeons. On apprend à vivre avec.”

Textile

Ses tentures métalliques souples sont souvent associées au textile, et plus particulièrement au tissu kenté, qui est constitué de fines bandelettes de tissu cousues ensemble. Le père et le frère d’El étaient tisseurs de kentés. A-t-il été inspiré par ces somptueux tissus ghanéens autrefois portés par les chefs de tribu comme signe de richesse ? El admet qu’il provient d’une forte tradition kenté, mais que la signification de son travail ne se limite pas qu’à cela. Coïncidence : la palette de couleurs des capsules de bouteilles se trouve être la même que celle des kentés. “Au début, je ne tenais pas compte des couleurs des capsules – les rouges, les noires, les blanches et les jaunes étaient toutes là. Alors j’ai commencé à en prendre conscience également. La plupart du temps, l’art vient du hasard. Dans ce processus, vous créez un langage.”

Esthétiquement et en terme de signification, El semble être motivé par les propriétés du matériau. “Les capsules sont une référence forte à l’histoire de l’Afrique. L’alcool est devenu, au final, un des produits du trafic d’esclaves transatlantique.”

“Untitled” © mutual art.com

Racines africaines

El Anatsui a atteint la majorité après l’indépendance. En 1957, les anciennes colonies britanniques de la Côte-de-l’or et du Togoland deviennent le nouvel état du Ghana. Mais les écoles d’art africaines avaient besoin d’être réformées. “Elles étaient toutes des ramifications d’écoles d’art occidentales. On nous enseignait la Renaissance. Le curriculum était plus britannique que ghanéen. Nous sentions que quelque chose manquait, et c’est ce qui nous a poussé, mes collègues et moi, vers une quête de notre propre culture. Nous nous sommes enrichis en connaissant à la fois l’art occidental et l’art africain.” 

El était ravi quand il  a découvert les symboles des indigènes Adinkra, qui représentent des concepts et des aphorismes. On disait que l’Afrique ne possédait pas de tradition écrite, mais ces symboles sont une forme de communication, à travers l’art. “A l’origine, les symboles Adinkra étaient imprimés sur des tissus que l’on portait pour les enterrements. Ils devaient parler de la vie ! Ces symboles étaient répétés sur le tissu, mais j’en ai isolé un et l’ai reproduit au centre d’un plateau de bois, pour renforcer sa signification.”

Par la suite, El invente ses propres symboles. Ses reliefs en bois des années 90, gravés au rythme de points et de lignes, semblent abstraits. Mais, pour El, c’est en perforant et brûlant les lattes de bois, en les marquant brutalement à la tronçonneuse qu’il raconte l’histoire de l’Afrique, et tout particulièrement l’année 1884, marquée par la conférence de Berlin, alors que les puissances coloniales se partagent le continent. “J’ai pensé à déchirer les matériaux en petits morceaux.”

Objets trouvés

Après ses sculptures de bois, El a commencé à travailler avec les capsules. El adore les objets trouvés, parce qu’ils font partie de la vie. “Si, par exemple, je travaillais avec du bronze, c’est distant. Les gens ne peuvent pas s’y associer. Quand vous touchez des choses qui ont été utilisées auparavant, il se crée une connexion. Parce qu’elles ont été utilisées par l’homme, elles ont une histoire.”

L’utilisation d’objets trouvés n’est pas une nouveauté en Afrique. Cela existait depuis le début. Dans l’art traditionnel africain, les matériaux comme le bois, la peau ou les plumes provenaient de l’environnement dans lequel évoluaient les artistes. “Je voulais transmettre un héritage à mes étudiants. Faire quelque chose de grand, d’étourdissant pour l’observateur. Des centaines, des milliers de capsules de bouteilles. Prenez-le, appropriez-le vous, et transformez-le en quelque chose de nouveau !”

Interprétations multiples

Le travail d’El est souvent constitué de fragments qui, assemblés, forment un tout, et cela vient d’une motivation qui lui est personnelle. A son insu, El a été élevé par son oncle et sa tante. Dans un film de Susan Vogel, il se souvient du choc qu’il a ressenti quand il a découvert qu’il n’était pas leur enfant naturel. Le père biologique d’El avait cinq femmes avec lesquelles il avait eu trente-deux enfants. El était l’un d’eux. “Je me suis demandé : Qui suis-je ?”. En quête de son identité, il a décidé de choisir son propre nom : El Anatsui. A 29 ans, il accepte avec enthousiasme l’invitation de Uche Okeke à enseigner à l’université de Nsukka, au Nigéria, où il vit encore aujourd’hui. Célibataire. “J’utilise des fragments à cause de l’histoire de ma famille, parce que je ne vis pas près d’elle, parce que je ne vis pas dans mon pays.”

Bien souvent, le travail d’El a des significations cachées, mais il ne veut pas les imposer au spectateur. Il préfère laisser son travail ouvert à différentes interprétations. “Comme ma langue maternelle Ewe, qui est tonale. Un mot écrit peut avoir différents sens à l’oral. J’aime quand les choses restent en partie indéterminées.”  [d’après SCULPTURENATURE.COM]

  • photo en tête de l’article : El Anatsui © revue-afrique.com

[INFOS QUALITE] statut : compilé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : revue-afrique.com ; artnet.fr ; tate.org.uk ; mutualart.com


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KIM SOOJA (née en 1957)

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“Artiste nomade née en 1957 à Daegu, KIM SOOJA a fait du voyage le moteur de son travail artistique. Elle puise dans le terreau de ses origines coréennes afin d’engager une réflexion sur le thème universel et intemporel de l’exil. Depuis plus de 20 ans, elle conçoit au sens propre comme au figuré des bottaris, des grandes pièces de tissus traditionnelles et colorées confectionnées à partir de morceaux d’étoffes récupérés et cousus entre eux.

Objet familial ancré dans la culture coréenne, le bottari était utilisé à la manière de grand baluchon pour envelopper et transporter des effets personnels lors de voyage ou de déménagement. Kim Sooja s’en sert pour ses valeurs symboliques fortes et tisse une réflexion sur le voyage, le déracinement, la mémoire et la construction de soi. Au delà d’une œuvre à la sensibilité féminine et à l’esthétique coréenne, le travail de Kim Sooja vise un objectif universel, celui de comprendre l’esprit humain à notre époque moderne.

To breathe : Bottari

Pour la biennale de Venise en 2013, Kim Sooja investit avec poésie le Pavillon coréen, abordant l’architecture comme un immense bottari. Elle recouvre le sol de miroirs et plaque sur les larges baies vitrées un film translucide qui diffracte la lumière naturelle du soleil en un spectre chatoyant aux reflets infinis, inondant l’espace du pavillon de miroitements kaléidoscopiques. La densité de la lumière varie en fonction de la position du soleil et transforme l’installation en une expérience transcendantale. A travers cette installation, Kim Sooja invite le visiteur à plonger dans une sorte de sanctuaire physique et sensoriel, reflet de l’univers introspectif de l’artiste.

Bottari Truck-Migrateurs

Réalisée en 2007, la performance “Bottari Truck-Migrateurs” est une méditation sur le thème de l’immigration et du déracinement. Juchée sur une montagne de ballots de tissus à l’arrière d’un pick-up, Kim Sooja parcourt un itinéraire partant du musée MAC/VAL de Vitry-sur-Seine jusqu’à l’Église Saint-Bernard à Paris, lieu symbolique de la lutte des sans-papiers depuis l’expulsion brutale en 1996 de 300 clandestins qui s’y étaient réfugiés. Les baluchons qu’elle transporte sont confectionnés à partir de tissus, draps et vêtements récupérés auprès de l’association d’Emmaüs. Ils forment ainsi des patchworks chargés d’autant d’histoires anonymes et personnelles. La poignante beauté des photos tirées de sa performance trouve leur pleine mesure dans la gravité du sujet évoqué.” [lire la suite sur CAHIERDESEOUL.COM]

“Bottari with the Artist” (1994) © Ju Myung Duk.

Une tradition de l’artiste nomade

“Comme de nombreux artistes de ces dernières décennies, Kim Sooja est une artiste nomade qui fait de l’exil et du voyage le nœud de son travail. La figure de l’artiste nomade et arpenteur provient d’une longue tradition, voyageant vers les villes où l’art lui semblait le plus inspirant ou guidé par les mécènes, là où sa production avait la chance de s’y développer. Aujourd’hui ce déplacement perpétuel, au physique comme au figuré est devenu un lot commun, gagné par la mondialisation et la réduction du temps et de la distance. Il est même un “genre” en soi, comme on parle de film de genre. Beaucoup d’artistes sont des exilés “volontaires” mus par des raisons personnelles ou par la curiosité, plus encore sont les exilés politiques.

Le départ, l’arrivée et la traversée, partir mentalement et physiquement, de possibles lignes de fuites sont produites par nombre d’artistes et l’on pourra y croiser des vespas en marbre de Gabriel Orozco, des bateaux de Claudio Parmiggiani, des cailloux disséminés de Richard Long, des cartes de Mona Hatoum ou les marches de Francis Alÿs.

Le travail de Kim Sooja s’inscrit donc dans cette vaste famille des artistes géographiques dont le parcours personnel est scandé par les allers-retours. Très tôt, en 1985, dès la fin de ses études de peinture à l’Université Hong-IK (Séoul) et à l’atelier de Lithographie de l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris, Kim Sooja commence à exposer au niveau international. Parmi ses récentes expositions personnelles, on retiendra To Breathe – A mirror woman, au Musée Reina Sofia à Madrid en 2006 et Lotus : Zone of Zero, l’assemblage d’une monumentale rosace de lanterne de lotus avec la diffusion de chants grégoriens, islamiques et tibétains dans la Rotonde de la Galerie Ravenstein (Bruxelles, 2008).

Être et agir dans l’immobilité : un équilibre

La contemplation et l’immobilité comme corollaires du mouvement sont les temps et postures privilégiés par Kim Sooja. Cette attention met d’autant plus en relief les forces d’oppositions, les énergies réciproques de l’arrêt et de la mobilité, le cycle du repos et de l’activité, de la vie et de la mort. Ainsi la vidéo A homeless woman (2001) où l’artiste est filmée au Caire ou à Dehli, allongée au sol, est chargée d’une forte puissance, face à cette assemblée de passants masculins.

La série de vidéos A Needle Woman (1999-2001 et 2005) est considérée comme une œuvre emblématique, point de repère dans l’ensemble de ses actions-performances. Dans une dizaine de villes à travers le monde (Londres, Shangaï, Lagos, Mexico, Jérusalem…), Kim Sooja a adopté une même posture : droite et immobile dans la foule, ses cheveux rassemblés par une longe natte filant sur sa robe noire. Chaque scène est filmée au téléobjectif, en plan fixe et montre le contraste plus ou moins fort, plus ou moins violent, entre la pose de l’artiste, dos à la caméra et cette foule qui l’entoure, la contourne, ces individus qui l’évitent, l’oublient ou l’observent. A needle woman, “une femme aiguille” en français, néologisme pour un pas de côté vers cette autre activité que Kim Sooja met en scène : rassembler des tissus, voyager avec des ballotins, se glisser entre les mailles.

Accueillie en résidence en 2007 au MAC/VAL, elle réalise la performance Bottari Truck-Migrateurs, entre Vitry et Paris. Dans un premier temps, il s’agit pour l’artiste de récolter des draps, des vêtements provenant d’Emmaüs. Leur agencement coloré tisse ainsi un état des lieux de la diversité des communautés présentes sur le territoire. Chargée de ces vêtements rassemblés en balluchons, comme autant d’histoires et de corps en creux, l’artiste les transporte à l’Eglise Saint-Bernard à Paris, lieu aujourd’hui manifeste de la lutte des sans-papiers. De la place de la Bastille à celle de la République, c’est un trajet en pick-up le long des monuments historiques de Paris qui est filmé et qui constitue une trace de cette action.

Voyager sans bouger, se fondre dans la foule, agir par l’immobilité ou le transport de tissus devenus anonymes, ballottée de ci de là, autant d’états contradictoires et quotidiens de la condition humaine et du temps contemporain qui sont figurés inlassablement par Kim Sooja, artiste équilibriste. [d’après MACVAL.FR]


[INFOS QUALITE] statut : compilé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : artsy.net ; Ju Myung Duk.


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FAVIER, Philippe (né en 1957)

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“Depuis ses débuts en 1980, Philippe FAVIER a toujours revendiqué la pratique du coucou, en référence à la femelle de cette espèce d’oiseau qui pond ses œufs dans le nid des autres. Déjà, en 1983, l’artiste s’emparait des couvercles de boîtes de sardines du Capitaine Cook qu’il redessinait pour réaliser une série de gravures intitulée “Capitaine Coucou“. Durant presque quarante ans, Favier est resté fidèle à cette attitude. Et il lui arrive de la développer à grande échelle, comme c’est le cas actuellement au Musée de Valence avec son exposition explicitement titrée “All-Over“, qui se veut non pas une rétrospective mais une anthologie”, selon les termes de la directrice du lieu, Pascale Soleil, et du commissaire Thierry Raspail, l’initiateur du projet. Favier a ainsi carrément investi les 45 salles du musée et ses presque 4 000 mètres carrés, en se glissant parmi les collections, avec pas moins de 1 291 œuvres (!) et une trentaine de séries couvrant sa carrière. Des chiffres qui donnent le tournis. Le visiteur sort de l’exposition fasciné, presque sonné.

L’art de la “cueillette”

Le parcours débute par un coucou, mais sous la forme de la petite horloge kitsch suisse customisée par l’artiste, avec pour voisin un médaillon en bois évoquant le portrait du vrai Capitaine Cook. Le ton est donné, celui de l’humour, de l’espièglerie inhérente au jeu avec les formes, les mots, les choses. Mais très vite le parcours remet les pendules à l’heure : le travail de Favier ne peut se réduire à ses facéties ; derrière une magnifique légèreté de l’être se cachent un propos d’une bien plus grande dimension et des sujets plus graves qui n’ont pas toujours été perçus à leur juste importance.

Et notamment le thème de la mort qui, tel un fil rouge –”noir” serait certainement plus juste, de ce noir poudré qui recouvre bon nombre de ses œuvres– relie l’œuvre. On le retrouve ainsi dès ses premiers petits dessins au stylo Bic évoquant la guerre et jusqu’à ses fixés sous verre grouillant de cadavres, en passant par ses pages d’antiphonaires animées, si l’on peut dire, d’une fourmilière de squelettes qui, occupés à toutes sortes de tâches, n’en apparaissent que plus vivants.

Le fait de rire de la mort est sans doute une manière d’en exorciser les peurs et en particulier celle qui remonte à l’enfance. Le thème de l’enfance est d’ailleurs constant chez Favier, il est même au cœur de son travail. L’artiste joue tout le temps et c’est pour cela qu’il est si prolifique. En témoignent les nombreux supports qu’il utilise et qui correspondent au domaine du jeu, puzzles en bois, cartes de tarot, jeu de dames et petits chevaux chinés ici ou là. Car Favier est depuis longtemps passé maître dans l’art du détournement et de la cueillette”, selon le terme qu’il emploie pour qualifier cette quête, partie essentielle de sa démarche. Comme dans une chasse au trésor (l’enfance encore), il parcourt à longueur d’année brocantes et vide-greniers à la recherche de tous ces objets dans lesquels il s’immisce et auxquels il redonne par son travail une seconde vie. Tous ces objets, ardoises, boîtes diverses, cartes géographiques, mappemondes, vieilles photos, etc., témoignent de la grande variété de cette œuvre et de la formidable créativité d’un artiste qui a su se renouveler constamment.

Une œuvre qui joue avec les échelles

Favier pose aussi toujours la question de la distance d’avec l’œuvre, du point de vue, de l’accommodation du regard que le spectateur doit effectuer lui-même, tantôt en s’approchant tout près pour en voir l’extrême minutie des détails, tantôt en reculant pour percevoir l’image, son sujet comme sa composition, dans son ensemble. Un va-et-vient que reproduit l’exposition avec des salles où il faut aller dénicher ses œuvres glissées entre celles de la collection et d’autres salles qu’il occupe totalement. Car si Favier a la réputation d’être le chantre du minuscule, le parcours montre que l’œuvre ne peut y être réduite, ou plus exactement qu’il joue avec toutes les échelles. À la question que nous lui avions un jour posée sur la miniaturisation de son travail, il avait répondu cette jolie phrase : Je ne fais pas petit, je fais de loin.” Ce qui va dans le sens de la phrase de Giacometti : On ne voit une personne que lorsqu’elle s’éloigne et devient minuscule.” L’histoire de l’art n’est d’ailleurs jamais loin dans les clins d’œil de l’artiste aux danses macabres du Moyen Âge ou les Vanités et natures mortes du XVIIe siècle hollandais, mais aussi Vélasquez, Cranach, Manet, ou le contemporain Roman Opalka… Dans “Les jeux sont faits“, l’un des textes qu’il a rédigés pour le catalogue, Favier écrit : Revenir à l’école, c’était revenir sur Terre et mon monde n’était pas de cet épiderme-là. Il était de nulle part, ce qui laisse une jolie marge.” Et une belle hauteur de vue ainsi qu’un panoramique que l’exposition met parfaitement en perspective.” (LEJOURNALDESARTS.FR)

Philippe Favier, “La Vénus aux glaïeuls” © mep-fr.org

“À une vingtaine de kilomètres de Valence, Châteaudouble porte bien son nom. Depuis la route, il faut passer sous le porche d’un premier bâtiment, construit au XVIIe siècle pour loger une compagnie de dragons, et traverser une vaste cour pour accéder, enfin, à l’antre du propriétaire. Flanquée de quatre tours, la bâtisse en pierres de tuf et moellons offre une vue imprenable sur la vallée du Rhône et les monts de l’Ardèche.

Boulimique de travail

C’est dans cette demeure un peu décatie, pleine de courants d’air, mais au charme intact, que Philippe Favier a trouvé, il y a une petite dizaine d’années, le refuge idéal pour fomenter ses boîtes à malice et autres intrigues à tiroirs, qui caractérisent son œuvre. Le lieu est assez vaste pour inviter des amis sans déranger la routine immuable de ce boulimique de travail : il rejoint son atelier dès 8 heures du matin et le mot vacances lui est étranger. Au grand désespoir de mes compagnes successives, je ne m’épanouis qu’en créant. L’inactivité m’angoisse”, avoue-t-il.

Des trouvailles invraisemblables

Le weekend, il grimpe dans sa camionnette pour écumer les puces, foires, vide-greniers et brocantes des environs. De ses virées solitaires, il rapporte d’invraisemblables trouvailles dont il fait son miel, parfois bien des années plus tard.

À l’arrière de son bureau, une caverne d’Ali Baba abrite ses trésors. Comme dans les anciennes réserves de son père, mercier en gros à Saint-Étienne, cartons, valises et vanity-cases contiennent boutons, fils, morceaux de dentelle, mais aussi tout un bric-à-brac de fausses dents, de boîtes de lessive, de jouets, de petits crânes en plâtre, de panneaux de signalisation, de vieilles cartes géographiques et de dictionnaires de latin, tibétain ou vietnamien !

“Du mal à entrer dans le moule”

“Il a reconstitué Manufrance chez lui. La boutique, comme le catalogue, était une inépuisable réserve à rêveries, quand on était gamins”, raconte son ami stéphanois Philippe Ducat, devenu graphiste après avoir partagé les bancs des Beaux-Arts avec Philippe Favier. Il se souvient d’un étudiant discret, un peu sauvage, qui avait du mal à entrer dans le moule”, mais débrouillard et plein de ressources. Pour la présentation de fin d’année, Philippe avait brûlé ses dessins et installé le petit tas de cendres à côté des autres travaux. Le premier soir, la femme de ménage l’a aspiré. Il ne s’est pas démonté : il a exposé le sac d’aspirateur ! 

Depuis cette époque, Philippe Favier avance à contre-courant des modes. Quand, dans les années 1980, les artistes rivalisent d’œuvres monumentales ou spectaculaires, il se concentre sur les petits formats et déboule dans les galeries ou centres d’art contemporain muni d’une pince à épiler, d’un tube de colle et d’une boîte d’allumettes remplie de minuscules papiers découpés, avec lesquels il prend possession des murs, tout aussi efficacement que ses confrères.

Philippe Favier, “Orlando Furioso” (2013-2014) © lejournaldesarts.fr
Une insatiable curiosité

Au fil des années, il multiplie les expérimentations. Doté d’une insatiable curiosité, il explore différentes techniques et supports : dessins au stylo-bille, à l’encre de Chine, à l’aquarelle, peinture sur carton, sur céramique, sur verre, sur bois… Mais aussi assemblage d’objets hétéroclites détournés de leur fonction première. Une diversité dont l’exposition, actuellement au Musée de Valence, offre une copieuse anthologie. L’artiste a eu carte blanche pour investir les 45 salles de l’ancien palais épiscopal et glisser ses œuvres parmi les collections permanentes, avec lesquelles il crée des correspondances poétiques ou humoristiques.

À côté de la cour d’honneur, où trône le tracteur D22 qui lui a inspiré une série de peintures, la galerie ogivale expose un antiphonaire (recueil de chants liturgiques) du XVIIIe siècle, dont les pages sont envahies de squelettes et de drôles de créatures fantastiques, embarquées dans une danse macabre pleine d’entrain. Plus loin, des coffres à musiques, à outils ou à couverts se transforment en boîtes de Pandore, dont les doubles-fonds recèlent des surprises.

Avec une grande économie de moyens, Philippe Favier compose des mondes imaginaires foisonnants, dont on pourrait passer des heures à scruter chaque détail, à déchiffrer les minuscules inscriptions, citations latines, extraits de poèmes ou jeux de mots flirtant avec la trivialité. Philippe Favier, explique le commissaire de l’exposition Thierry Raspail, a une immense culture, mais qu’il s’efforce de nous faire partager par fragments. Son œuvre est bien plus profonde et tragique que son ironie et sa fantaisie le laissent croire.

Son inspiration : la porte de l’imaginaire, ouverte par un professeur de français

“Je ne crois pas un instant à l’Inspiration, à son singulier encore moins ! Parlons de nécessité, voire de fulgurance. En revanche, si j’en suis là, à fanfaronner devant vous, c’est grâce à ce professeur de français qu’un redoublement plus qu’opportun a mis sur ma route. En me faisant découvrir Tardieu, Queneau, Prévert, de Obaldia ou Ionesco, Jean Porcherot m’a sauvé de la vie d’enfant sage et souriant qui rêvait d’être groom ! Je n’ai pas été groom, et si je porte des valises à longueur de journée, elles sont peintes et gorgées des mondes qu’il m’a permis d’ouvrir. Ce grand monsieur, aujourd’hui conteur reconnu, m’a appris combien l’imaginaire savait frayer avec la liberté.” (LACROIX.COM)

  • Image en tête de l’article : Philippe Favier, “Les Baleines bleues”, 2018. ©François Fernandez / Adagp

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ©François Fernandez / Adagp ; mep-fr.org; lejournaldesarts.fr


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AXELSSON, Ragnar (né en 1958)

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“Il serait né Américain, il aurait parcouru son pays à la façon de Mary Ellen  Mark, sa professeure, sa référence de toujours. Il vendrait des livres par centaines de milliers, et répondrait sans cesse aux questions sur des photos devenues cultes (on pense bien sûr à “la petite fille à la cigarette” de son aînée). Il serait né Brésilien, il aurait pu s’appeler Sebastiao Salgado, courir les paysages du monde entier et devenir la figure tutélaire mondialement connue d’une écologie de témoignage.

Mais il est Ragnar Axelsson, Rax pour tout le monde, un Islandais qui a vu le jour dans un microcosme à 320 000 habitants. Un univers polaire dont il est tombé amoureux fou, mais dont la singularité l’empêche peut-être de toucher toute la planète. Et pourtant, quel talent, quel œil incroyable ! L’Islande est le pays des couleurs, des nuances infinies de verts et d’ocres, des pastels à la pelle, mais Rax réussit à le raconter en monochrome mieux que personne. Des photos de fin du monde inimaginables lors de l’éruption de l’Eyjafjallajökull, en 2010. Ou plongé jusqu’au torse dans la lagune glaciaire de Jökulsarlon, à chercher des visages dans les gros plans d’icebergs au gré des mouvements de l’océan. Des portraits irréels, aussi, de fermiers aux visages intemporels. Parfois, on dirait des tableaux de la Renaissance en noir et blanc.

Un œil, donc, mais aussi un regard. D’une intelligence et d’une acuité terribles, qui semble déshabiller votre âme quand il vous fixe avec ses grands yeux ronds. Dans le même temps, on dirait qu’il plane des kilomètres au-dessus de nos têtes, et il y a un peu de ça: “Je suis dyslexique, je vois tout en photo, automatiquement. Et quand il y a dyslexie, c’est qu’un truc ne va pas bien entre tes oreilles, rigole-t-il. Mais ça me va, je n’ai aucun problème de concentration. En reportage, je ne me rends plus compte de rien, j’oublie que j’ai froid quand il fait moins 45, ou la sensation me saisit seulement quand je sors d’une rivière gelée dans laquelle je viens de passer dix minutes tout habillé.”

“Last Days of the Arctic” © rax.is

Il a choisi le noir et blanc parce que fasciné par les Paris Match, Stern et autres magazines de son enfance. “Et puis ils sont nombreux à être bien meilleurs que moi en couleur”, ajoute-t-il en pointant ses amis Palmi et Sigrun, nos hôtes du jour, deux artistes exceptionnels eux aussi (voir Icelandimage.com). “La photo, c’est comme la musique: si tu écris une chanson pour plaire à tout le monde, elle sera mauvaise. J’aurais vendu nettement plus de livres avec des photos couleur du Groenland, mais le cœur disait autre chose.”

Rax est marié à l’Islande, mais il a trouvé au Groenland une maîtresse pour la vie. Déjà cinquante ou soixante voyages, il ne sait plus vraiment, il a arrêté de compter. Il raconte les journées bloquées par la tempête, le vent terrifiant qui descend des glaciers, les souffrances parfois terribles, la chasse à la baleine dans des barques grandes comme une table de salon: “Même James Bond aurait peur, là-bas. Mais les chasseurs m’ont expliqué que c’était d’abord un état d’esprit : tu peux décider d’avoir froid et ne plus vouloir revenir, ou alors estimer que tu visites une galerie avec les plus beaux paysages du monde.” Ses amis chasseurs, de moins en moins nombreux, de plus en plus désespérés face au réchauffement climatique. Parfois désabusés, souvent en colère contre le reste du monde et la pollution: “Leur mode de vie va s’effondrer, et ils ne veulent pas finir vendeurs dans des boutiques de souvenirs. Ils sentent des choses qui nous échappent complètement. La glace, par exemple. L’un m’a dit un jour, après avoir passé la matinée à renifler: “La glace épaisse ne va pas bien en ce moment, elle devient de plus en plus fine.” C’est impossible à photographier, mais ils savent que ça fond par en dessous.”

Rax sait, lui aussi, que ce monde est amené à disparaître. Mais il continue son travail de témoignage, et garde un fond d’espoir: “Les photographes peuvent changer le monde, on l’a vu au Vietnam, par exemple. Tout le monde se souvient des photos chocs. Les reportages en Arctique peuvent ouvrir les yeux des gens, c’est notre responsabilité. A condition de montrer autre chose qu’un bel iceberg qui flotte ou un phoque sur une plage, parce qu’ils ne seront bientôt plus là si on ne fait rien.”

En attendant son prochain voyage, il va reprendre son travail quotidien pour Morgunbladid. “Des photos de gâteaux, des trous sur les routes, rien d’important”, grimace-t-il. Un vrai gâchis, effectivement. C’est comme si on demandait un ravalement de façade à Michel-Ange, ou à Jimi Hendrix de jouer Jeux interdits pour une maison de retraite. Il a quand même su garder assez de temps pour imaginer deux livres cette année. Le premier sur les glaciers : un travail abstrait qui ramène à la peinture, mais aussi pour éclairer sur leur recul – on estime qu’ils auront totalement disparu d’Islande dans deux siècles si rien n’évolue.

Et puis un autre sur les chiens, les meilleurs amis de l’homme dans le brouillard: “On est en pleine tempête, on ne voit même pas nos mains, et eux nous ramènent en traîneau jusqu’au village, car ils sentent le chemin. Une vieille dame me l’a récemment dit avec beaucoup de gravité : sans eux, il n’y aurait plus d’habitants depuis longtemps au Groenland…” (d’après LETEMPS.CH)

Visiter le site de Ragnar Axelsson
 
  • illustration en tête de l’article : “Last Days of the Arctic” © rax.is

MAESO : Monstres et compagnie (LIRE, 2021)

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“Au fond, qu’est-ce que la monstruosité ? Quelle est sa définition ? Et que renvoie-t-elle de l’humanité ? Ne jamais oublier que le monstre n’est pas toujours celui que l’on croit.

Le sommeil de la raison engendre des monstres’, peut-on lire sur un célèbre tableau de Goya. La genèse et l’histoire du monstrueux semblent pourtant plus complexes, au croisement de l’imaginaire et de l’observation, du religieux et du scientifique, de l’horreur et de la fascination. Et s’il y a une quête dont l’humanité ne s’est jamais lassée, c’est bien celle qui consiste à trouver des raisons à la monstruosité.

Dans sa Physique, Aristote définit les monstres comme ‘des erreurs de ce qui advient en vue d’une fin’. Cette conception du monstre découle d’une approche du vivant qui repose sur la dualité de la forme et de la matière. La première, qui constitue l’essence de l’espèce (et donc sa finalité, sa raison d’être telle qu’elle est), est fournie, lors de la reproduction, par le mâle, tandis que la femelle sert de matrice et porte la matière informe. L’ordre normal du vivant se manifeste ainsi par la reproduction à l’identique d’individus formés sur des types que sont les espèces.

Mais le monde terrestre étant, aux yeux du philosophe stagirite, frappé d’imperfection, les lois qui le régissent n’excluent pas des anomalies occasionnelles. Les monstres sont dès lors perçus comme des erreurs de la nature, des accidents qui se produisent quand la matière retorse prend le dessus sur la forme et lui résiste, avec pour résultat un être dont l’essence n’est qu’imparfaitement réalisée. Cette approche a l’avantage d’être réconfortante, puisqu’elle fournit une explication rationnelle à un phénomène déstabilisant, permettant à l’esprit épris de compréhension de retrouver un ordre jusque dans le désordre. Le monstre est l’exception qui confirme la règle.

Entre séduction de l’inconnu et terreur de l’inintelligible

L’intérêt scientifique pour le monstre s’est progressivement cristallisé autour d’une science appelée tératologie (du grec teratologia, “récit sur les choses extraordinaires” ou “science du monstrueux“) , qui se concentre sur les anomalies anatomiques se manifestant au sein du vivant. Elle s’élabore à partir du milieu du XVIIIe siècle, trouve ses fondements et sa méthode scientifiques grâce aux travaux du naturaliste Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et de son fils Isidore au début du siècle suivant, et passe, au gré de la biologie, d’une conception fixiste héritée d’Aristote (où les espèces ne sont que la réitération perpétuelle d’une forme immuable et éternelle) à une conception évolutionniste théorisée par Darwin.

Mais, avant de devenir une figure obligée des cabinets de curiosités puis des laboratoires, le monstre a longtemps hanté les imaginaires religieux et mythologiques. Tantôt représenté comme un mauvais présage ou l’expression de la colère divine, tantôt vénéré dans les spiritualités orientales où le divin lui-même se fait chimère (du Ganesh hindou et sa tête d’éléphant à la déesse Bastet qui arbore un minois félin), le monstre incarne ainsi la différence inquiétante et captivante, dont on ne sait s’il faut la célébrer tel un miracle ou l’éliminer pour préserver l’ordre familier des choses.

L’ambivalence de notre rapport au monstrueux sonne comme un vertige, où l’émerveillement face à l’extraordinaire le dispute à la crainte du chaos. Qu’on le redoute ou qu’on l’admire, difficile de détourner les yeux. Car le monstre, fidèle à son étymologie latine, se montre. Il ne passe pas inaperçu et ne laisse personne indifférent, qu’il s’exhibe malgré lui dans les foires sous les yeux écarquillés des badauds, ou qu’il se cache dans une prison de pierre, tel le bossu Quasimodo conscient du dégoût que suscite sa difformité. La divergence spectaculaire qu’offre le monstre nous tiraille entre la séduction de l’inconnu et la terreur de l’inintelligible. De quoi le frisson généré par cette tension irréductible est-il le symptôme? D’un soupçon inavouable et pourtant inévitable : se pourrait-il que ce que l’on écarte commodément comme un repoussoir soit en réalité un miroir dans lequel on refuse de s’observer? Ironie inattendue, ces monstres dont on revêt volontiers la trogne biscornue à l’occasion de la nuit de Halloween pour conjurer la terreur en jouant à se faire peur sont des déguisements qui font tomber les masques.

La variation transformée en anomalie
LYNCH David, Elephant Man (1980)

Ce que nous apprend le cri déchirant de John Merrick dans le film Elephant Man de David Lynch, lorsque, cerné par une foule effrayante, il se voit contraint de lui rappeler qu’il est un être humain, c’est que le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit. Lévi-Strauss écrivait, dans Race et histoire, que “le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie“, puisque l’exclusion d’un groupe d’individus du champ d’une humanité qui s’autoproclame civilisée demeure la stratégie la plus efficace pour qui désire s’autoriser les pires atrocités. De la même manière, la fabrication symbolique de la monstruosité répond souvent à une volonté d’exclure et de stigmatiser des personnes envers lesquelles on ne veut s’interdire aucune cruauté. Qu’il s’agisse de l’idéologie misogyne qui irrigue l’image de la sorcière, des caricatures antisémites représentant les juifs en vampires dévoreurs d’enfants, ou des discours pénalisant l’homosexualité au prétexte qu’elle serait une pratique ‘contre- nature’, la désignation du monstre démontre qu’aucune vision du monde n’est à l’abri de verser dans l’immonde.

La notion de monstrueux est ainsi le pendant d’une conception essentialiste, où les catégories que nous utilisons pour quadriller notre environnement, créer des repères essentiels pour l’habiter et théoriser les phénomènes tendent à se substituer au réel et incitent à déformer ce dernier pour le conformer à nos attentes. Si le monstre s’apparente à une erreur de la nature, son élimination ne peut apparaître que comme un perfectionnement, la correction salutaire d’une bavure regrettable. Cette idée se retrouve à l’origine de toutes les idéologies eugénistes et génocidaires qui se donnent pour mission de purifier l’humanité ou telle nation jugée supérieure en la purgeant des éléments qui la corrompent comme on soigne une pathologie.

Saartjie Baartman (gravure -à l’époque- humoristique, 1807) © British Museum

Au-delà de ses instrumentalisations meurtrières et des imaginaires racistes qui les alimentent, le concept de nature porte en lui-même la tentation d’une simplification délétère. Car la raison, elle aussi, engendre ses monstres. La tératologie ne se contente pas d’étudier les anomalies anatomiques : elle les décrète, selon des critères parfois discutables. C’est au nom d’un prisme binaire où la diversité peine toujours à trouver sa place qu’aujourd’hui encore des médecins justifient et pratiquent la mutilation des enfants intersexes nés avec des caractéristiques anatomiques ne correspondant strictement ni au type du mâle ni à celui de la femelle. Comme une étrange revanche d’Aristote contre Darwin, la variation, phénomène parfaitement banal au sein du vivant, se voit transformée en anomalie appelant une normalisation, au point de sacrifier la santé et le bien-être des personnes intersexes, qui gardent de graves séquelles des opérations qu’elles subissent, au besoin de les faire entrer dans des cases hermétiques. La monstruosité porte ici le visage avenant de la conformité à tout prix.

Derrière la banalité désarmante

Du dessous inquiétant de nos lits d’enfants aux discours qui transforment une différence en problème, ‘monstrueux’ est le nom qu’on donne à ce qui nous échappe, à l’inclassable qui nous force à contempler les biais réducteurs de nos œillères théoriques et idéologiques, au pressentiment que quelque chose de foisonnant et d’insaisissable se cache clans les coulisses de notre petit univers bien rangé et menace de tout chambouler. Le malaise mêlé de fascination qu’engendre l’évocation des grands criminels de l’histoire, ou encore celle des célèbres tueurs en série qui ont fait l’objet de multiples documentaires dont le public est friand, illustre tout particulièrement le fond de cette angoisse. Constater que les monstres moraux (qui, contrairement aux anomalies physiques, résistent aux classifications comme aux explications tranchées) peuvent se cacher sous les traits séduisants d’un Ted Bundy ou derrière la banalité désarmante d’une armée de petits bureaucrates travaillant pour le régime nazi, c’est comprendre que, si l’on fabrique des monstres, c’est peut-être, paradoxalement, moins pour se faire peur que pour donner à notre peur un visage identifiable et circonscrit qui nous aide à mieux dormir la nuit.

Pour les mêmes raisons que le monstrueux suscite la défiance et la volonté de le dissoudre par la normalisation ou par la suppression, il constitue un terreau infiniment fécond pour l’art. Quitter le royaume des normes établies
pour celui des possibles sans limites, c’est consentir à troquer le confort d’un univers borné et maîtrisé pour la curiosité de l’aventurier avide d’explorer notre humanité sans tabou. Les pulsions coupables auxquelles on donne des traits démoniaques, le rêve d’immortalité que réalisent les vampires, le projet hybristique du docteur Frankenstein, ou encore les questionnements sur l’au-delà au travers de l’univers des zombies, des fantômes ou de la sorcellerie sont autant d’occurrences où le monstrueux est synonyme d’expansion de la réflexion par la grâce de l’imaginaire. Enjamber les frontières du normal et du naturel pour restituer à la monstruosité son irréductible et arbitraire relativité, c’est aussi se libérer du manichéisme en admettant, à l’instar de Baudelaire, que ce qui fait peur peut tout autant faire envie :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer ; qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton sourire, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?”

Marylin Maeso

L’article de la philosophe Marylin MAESO est extrait du hors-série Frankenstein et les grands monstres de la littérature publié par le magazine LIRE-MAGAZINE LITTERAIRE [LIRE.FR, février 2021] ;

 

  • L’illustration de l’article est une photo de tournage du film de Guillermo del Toro, Le Labyrinthe de Pan (2006) ;
  • A lire aussi dans la wallonica : Monstre (avec e.a. une revue du livre de Laurent Lemire : Monstres et monstruosités) ;
  • Ainsi que, pour les amateurs d’horreur kitsch : La Hammer, un succès monstre.

Curieux du monde ?

SIDIBE, Malick (1935-2016)

Temps de lecture : 4 minutes >

“Malick SIDIBE est avec Seydou Keïta l’un des grands noms de la photographie africaine, et sera comme lui tardivement reconnu en Europe. Né d’une famille peule en 1936, dans le sud du Mali, il s’intéresse vite à la photo et ouvre le Studio Malick à Bamako, qu’il tiendra de 1958 à sa mort en 2016.

Il y devient “l’Oeil de Bamako”, réputé pour ses prises de vues souvent funk, toujours spontanées mais parfaitement cadrées. Il photographie aussi les soirées et nuits de Bamako, avec un instinct et une rapidité dont se souviennent les très nombreuses personnes qui ont défilé devant son objectif. Avec un appareil photo moyen-format carré et des moyens réduits à l’essentiel, il parvient à capter l’essence du mouvement et l’état d’esprit de toute une génération.

Il est le premier africain à recevoir le prix international de la fondation Hasselblad, en 2003. Il est récompensé de nombreux prix et distinctions dont celle de chevalier des arts et des lettres en 2002, un Lion d’or à la biennale de Venise en 2007, puis en 2010 par un prix World Press Photo. La Fondation Cartier lui offre une vaste rétrospective, Mali Twist, en 2017.” (lire la suite et voir les photos sur LAGALERIEDESPHOTOGRAPHES.FR)

“Combat des amis avec pierres” (1976) © legaleriedesphotographes.fr

“En total look sixties, ils posent radieux, brandissant fièrement un vinyle ou dansant avec une énergie qui les traverse de bout en bout. Leurs gestes, leurs œillades vous invitent à rentrer dans leur monde. Et notre regard s’attarde, saisi soudain par une impression d’étrangeté. On pense à un club new-yorkais mais quelque chose cloche. Sur certains clichés, le sol poussiéreux nous fait plus penser à une arrière-boutique. Sur d’autres, les motifs géométriques des tentures à l’arrière-plan nous interrogent. A juste titre, puisque ces scènes n’ont pas été prises aux Etats-Unis, mais bien à Bamako, à l’heure des indépendances africaines. Le photographe qui les a immortalisées s’appelle Malick Sidibé […].

Les années 60 en Afrique de l’Ouest sont synonymes de bonheur et de fête. Le colon s’en est allé –du moins c’est ce que l’on pense. La radio nouvellement installée se fait la bande-son des prises de conscience politique, sociale et culturelle. Elle branche ainsi le continent sur les musiques que le reste du monde écoute. Guitares électriques et cuivres font exploser les horizons sonores du pays. Mais, surtout, les nouveaux rythmes joyeusement délurés que sont le twist, le rock’n’roll et la musique yéyé rendent la jeunesse bamakoise complètement folle.

Les disques vinyles qui circulent dans la nouvelle capitale parachèvent cette révolution culturelle. “Nous voulions nous affranchir à la fois de la tradition dans laquelle nous avions été élevés par nos parents et de la modernité imposée par l’Etat”, explique au bout du fil Manthia Diawara, écrivain, réalisateur et professeur de littérature comparée à l’Université de New York, qui grandit dans le Bamako de ce temps-là. Il se remémore les jeunes filles qui jetaient leurs minijupes par la fenêtre et sortaient en boubous traditionnels avant d’aller se changer un peu plus loin.

Car toute la jeunesse s’amusait alors à se regrouper dans des “clubs” qu’ils baptisaient du nom de la star qui les inspirait: Sylvie Vartan, Johnny Hallyday, les Rolling Stones, les Beatles… Chaque “club” adoptait le style vestimentaire de son idole et se retrouvait pour boire et danser. Toute occasion était bonne pour faire une surprise-party. Manthia Diawara faisait partie des Rockers de Bamako, un groupe qui avait même co-organisé un Woodstock africain.

Malick Sidibé est un des rares photographes de la ville. Il a quelques années de plus que ces jeunes assoiffés de liberté, et –contrairement à la plupart des adultes de l’époque– pose un regard bienveillant sur leurs frasques et leurs déhanchements. On lui passait commande et, chaque soir de fête, il enfourchait son vélo et partait faire la tournée des soirées. Dans chacune d’elles une table lui était réservée. Une soirée sans Malick Sidibé n’était pas une soirée réussie. “Je signalais mon arrivée par un coup de flash, on me faisait le passage pour rentrer, tout le monde était content, ça jaillissait tout de suite et l’ambiance montait… J’assistais à leurs fêtes comme à une séance de cinéma ou de spectacle. Je me déplaçais pour capter la meilleure position, je cherchais les occasions, un moment frivole, une attitude originale ou un gars vraiment rigolo. Les jeunes, quand ils dansent, sont captés par la musique. Dans cette ambiance, on ne faisait plus attention à moi”, expliquait le photographe dans le premier livre que lui a consacré celui qui deviendra son ami et ambassadeur, André Magnin (Malick Sidibé, Editions Scalo, 1998), aujourd’hui un collector.

Joint par téléphone, ce dernier explique: “Le rock, le twist ont permis pour la première fois aux jeunes Maliens de se toucher. Ils ont permis à la drague d’apparaître. Les jeunes filles particulièrement pouvaient légitimement craindre d’être prises en photo, parce qu’elles n’étaient pas censées se montrer dans ces tenues. Mais comme l’amour envers cette jeunesse transparaissait dans les clichés de Malick Sidibé, comme il donnait une belle image de cette génération, les jeunes se sont entièrement livrés à son appareil. Dans tous les pays d’Afrique, il y avait des photographes qui faisaient un travail similaire à celui de Malick Sidibé, mais ce qui le distingue des autres, c’est ce rapport de confiance absolu qu’il a su créer avec ses sujets.” Sitôt rentré, Malick Sidibé développait ses tirages en noir et blanc afin que, dès le lendemain, elles soient disponibles à la vente pour la modique somme de 200 francs CFA l’image (50 centimes suisses).” [lire la suite sur LETEMPS.CH]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © lagaleriedesphotgraphes.fr


Plus d’arts visuels…

LOREA : L’Entre deux (2017, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

LOREA Pascale, L’Entre deux (eau-forte et linogravure, 50 x 70 cm, 2017)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

© loreapascale.wixsite.com

Née en 1964, Pascale LOREA est diplômée en gravure de l’ESAVL (Beaux-arts de Liège), elle est enseignante à l’Institut Marie-Thérèse à Liège. Répondant à des expositions personnelles et collectives, l’artiste fait partie du groupe de graveur(se)s Impression.

La composition abstraite en noir et blanc réalisée en gravure sur bois et métal est représentative des recherches menées en gravure par l’artiste. Imaginant des formes dont l’aspect évoque des matières organiques ou végétales, la graveuse associe des pleins et des vides, confronte la finesse d’un trait à la profondeur d’un noir et d’un trait blanc qui la traversent. S’articule alors un univers mystérieux d’où de multiples sujets imaginaires ou réels émergent.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © loreapascale.wixsite.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

POLONY : Notre époque utilitariste ignore ce que la littérature peut apporter

Temps de lecture : 7 minutes >

“Natacha POLONY [née en 1975] est journaliste. Depuis 2012, elle tient la revue de presse de la matinale d’Europe 1 et présente, depuis 2015, l’émission de débat Polonium sur Paris Première. Agrégée de lettres modernes, elle a un temps enseigné en lycée et à l’université. Amoureuse notamment de poésie, elle regrette que le journalisme ait rompu progressivement avec la littérature.

PHILITT : Quel fut votre premier choc littéraire ?

Natacha Polony : Je ne pourrais dire lequel est absolument essentiel puisque je me souviens avoir commencé à être marquée par l’idée de l’écriture en lisant Le Petit Prince quand j’avais huit ans. Puis, je me souviens des Contes du lundi d’Alphonse Daudet. J’avais déjà l’idée d’écrire Je me suis mise à lire des livres en regardant d’abord la dernière page pour voir comment cela était fait. Je voulais comprendre le cheminement de l’écrivain, comprendre pourquoi l’histoire était construite dans ce sens, pourquoi la langue se développait de telle ou telle manière. J’ai redécouvert Flaubert bien après l’avoir lu la première fois vers 14 ans. J’ai saisi le sens de son écriture à travers son ironie, cette manière de se moquer de la vulgarité de la bourgeoise dans ce qu’elle avait d’installée, ce début de société de consommation…

Vous avez un DEA et vous êtes agrégée de lettres modernes, vous avez enseigné un temps la littérature. Pourquoi avoir arrêté l’enseignement pour le journalisme ?

J’ai fait une maîtrise sur le temps et l’intemporel dans la poésie d’Yves Bonnefoy, puis un DEA sur la métaphore de l’exil et de l’errance dans la poésie après 1945 centré sur Yves Bonnefoy, Edmond Jabès et Jean Laude. Ce dernier est totalement inconnu et on ne trouvait ses œuvres qu’à la bibliothèque nationale (rire). En poésie, j’ai commencé par Mallarmé qui m’a menée à Bonnefoy et à la question du basculement qui vit la littérature, et en particulier la poésie, à partir du moment où s’impose l’évidence de la mort de Dieu. Que faire quand Dieu ne garantit plus le langage et sa capacité à nommer l’être ? C’est tout le drame de la poésie du XXe siècle.

J’étais passionnée de littérature et en particulier de poésie et je trouvais évident de ne faire que ça de toute ma vie dans une exaltation totale. Mais j’ai rapidement compris que si je restais à l’université, j’allais écrire ma thèse puis passer le reste de ma vie à la réécrire sous forme d’articles. À cette époque, j’assistais à tous les colloques possibles et j’ai appris à me méfier des coteries. Une personne sortait du lot, un professeur extraordinaire, Abdelwahab Meddeb. Sauf qu’il était totalement méprisé par l’ensemble du corps enseignant car il n’avait pas les diplômes qu’il fallait et qu’il n’était pas du sérail. Dans les colloques, quand Meddeb parlait, les autres discutaient entre eux alors qu’il était très haut-dessus. Ça ne m’a pas donné envie de continuer dans cette voie d’autant que j’étais toujours passionnée par les mots mais également préoccupée par la question de l’utilité et du sens.

Vous n’avez pas envisagé de devenir critique littéraire ?

La littérature était pour moi essentielle mais je n’avais pas forcément envie d’écrire sur la littérature. Là aussi, j’ai vu ce qu’étaient les critiques littéraires dans les journaux. C’est un renvoi d’ascenseur permanent. En général, s’orientent vers le métier de critique littéraire des gens qui aiment l’écriture et qui ont souvent envie d’écrire eux-mêmes et cela les rend dépendants des autres critiques, des autres journaux, des maisons d’édition. Il y a toute une économie derrière. C’est profondément problématique. Pour ma part, je ne supporterais pas d’écrire un roman qui soit médiocre – c’est-à-dire oublié deux mois après – et de voir tous mes petits camarades journalistes en dire du bien seulement parce que ce sont mes petits camarades journalistes. Ce serait intolérable. Et pourtant, c’est la règle.

Ne pensez-vous pas qu’il existe aujourd’hui une confusion, entretenue notamment par les journalistes mais pas seulement, entre ce qui relève de la littérature et ce qui n’en relève pas ?

Le problème est là. Je pense que plus personne ne sait exactement ce qu’est la littérature. J’ai participé à un jury pour le prix de la Closerie des Lilas. Quand il a fallu que je prenne la parole pour justifier mes choix, j’ai expliqué avoir choisi en fonction de ce qui, pour moi, était de la littérature et de ce qui n’en était pas, sachant que sept livres sur dix n’étaient absolument pas de la littérature et n’avaient rigoureusement aucun intérêt. Cela relevait du scénario et les auteurs espéraient être adaptés au cinéma et vendre les droits. On m’avait regardé bizarrement en me disant que mon argument était inacceptable.

À mes yeux, pour savoir si l’on est face à une œuvre littéraire, il faut se poser la question du style. Ce n’est pas un hasard si Flaubert fait partie de mon panthéon. Quand il dit “Yvetot vaut Constantinople“, il veut dire que la question n’est pas celle du sujet traité mais du traitement. Est-ce qu’on est capable d’avoir pensé une phrase pour qu’elle dise exactement ce qu’on a voulu dire, dans sa totalité et dans toutes ses possibilités ?

Oui mais il y a aussi des ogres de la littératures comme Dostoïevski ou Balzac qui avaient une approche moins réflexive sur leur style…

Effectivement. Certains ont besoin de le retravailler et d’autres le font de manière plus instinctive. Pour autant, on ne peut pas dire de Balzac que son style lui échappe. Ce n’est pas parce qu’il ne le formule pas que tout ça est un hasard. Je suis plus sensible aux écrivains stylistes. Ceux qui me touchent parmi nos contemporains sont Pierre Michon, Julien Gracq ou Albert Cossery.

« Nul n’est tenu d’écrire un livre », a dit Bergson. Qui aujourd’hui pour suivre ce précieux conseil ? Lorsqu’on est journaliste, homme politique ou personnalité publique, il faut écrire un livre. Cette banalisation de l’acte d’écrire n’est-elle pas dangereuse ? On publie chaque année en France plus de 60 000 livres alors que, selon Thomas de Quincey, un lecteur d’élite ne peut lire que 20 000 livres en une vie.

Ici, la question est de savoir ce qu’on appelle un livre. J’ai des crises d’angoisse quand j’évolue dans les allées du salon du livre. Autant d’arbres sacrifiés pour rien ! C’est ma fibre écologiste qui parle. Aujourd’hui, le pôle principal de publication est le développement personnel… Je ne suis pas sûre qu’on puisse appeler ça des livres. Il faut resserrer le prisme de ce qu’on appelle livre. De même, je refuse qu’on me présente comme écrivain dans les médias. Je ne suis pas écrivain. Je suis essayiste, modestement. Être écrivain, c’est s’engager corps et âme.

Nous sommes dans une époque où David Foenkinos est publié en collection Blanche chez Gallimard. Plus rien ne signifie rien (rire). C’est désespérant. La société du spectacle absorbe absolument tout, y compris la littérature qui est obligée de se réfugier dans les franges, très loin de ce qui peut apparaître à la télévision ou ailleurs.

Pourtant, Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot, n’est pas si loin.

Bernard Pivot (1980)

Avant, les téléspectateurs français étaient capables de passer une heure à écouter Albert Cohen ou Vladimir Nabokov. On est à des années-lumière de cela. Ce n’est pas si vieux, mais le monde a basculé. De plus, dans les années 80, il y avait beaucoup moins de chaînes donc le public était plus ou moins captif. On pouvait faire de la qualité, les gens n’allaient pas zapper pour regarder Hanouna. Paradoxalement, la concurrence en télévision a fait baisser drastiquement le niveau.

Vous dites aimer particulièrement les écrivains antimodernes. Lesquels ? Qu’est-ce qui vous intéresse chez eux ?

Giono a écrit des articles dans les années 60 sur la critique du progrès qui sont hilarants. Il entretient une méfiance vis-à-vis de tout ce qui relève de la technique et de la mécanisation de l’humain. Tout ce qui va nous couper peu à peu des sensations. Je suis touchée par les écrivains qui tentent par le langage de transcrire les sensations. Je suis bouleversée par certains textes de Colette. Il y a une richesse et une intelligence dans la description du réel, de la nature et de ce qu’elle nous procure. À mes yeux, ce qui nous rend humain, c’est la sensorialité. C’est par les sensations que nous construisons notre intelligence et que nous pensons le monde.

En disant cela, il y a tout un pan métaphysique que vous ne prenez pas en compte.

Oui je suis athée. Même si la façon dont je construis cet athéisme pourrait se rapprocher d’une forme de panthéisme. Le mot Dieu me dérange car je le trouve beaucoup trop chargé. De même, je ne crois pas à l’immortalité de l’âme. Je crois que nous sommes matière mais que nous participons à un cycle dont nous ne comprenons pas le sens.

Dans la littérature du XIXe siècle, notamment chez Balzac (Illusions perdues) ou chez Bloy (Le Désespéré), on trouve de manière récurrente une critique acerbe du journalisme, souvent dénoncé comme le lieu de l’arrivisme et de la médiocrité. Qu’en pensez-vous ? Cette critique est-elle toujours valable ?

Oui bien sûr. Mais il y aurait quelque chose de très prétentieux à simplement dire cela. Je pense que l’arrivisme et la médiocrité sont les choses du monde les mieux partagées. On peut en trouver dans tous les domaines mais sous des formes diverses. Il y a une médiocrité propre au journalisme qui, comme au XIXe siècle, relève de raisons économiques. L’économie de la presse a tendance à sélectionner des gens qui n’ont pas le recul suffisant.

Les journalistes n’ont plus aucun lien avec la littérature, même les critiques littéraires. Ce sont désormais les journalistes politiques qui sont invités aux dîners et qui fréquentent la haute société. Il y a des jeunes qui entrent en journalisme par l’écriture. Ce n’est pas la majorité depuis qu’on a inventé cette plaie que sont les écoles de journalisme. Les journalistes ne maîtrisent plus le langage. Ils acceptent des mots qui leur sont dictés par les autres.

La tradition du journalisme en France est intimement liée à la littérature. De grands écrivains étaient aussi des journalistes (Mauriac, Camus, Péguy, Bernanos…). Qu’en est-il aujourd’hui ? La dégradation du journalisme est-elle causée par sa désunion d’avec la littérature ? Et inversement, le journalisme peut-il retrouver ses lettres de noblesse en renouant avec la littérature ?

Il y a deux traditions françaises spécifiques dans le journalisme : le lien avec la littérature et le lien avec la politique. Nous ne sommes pas dans cette tradition anglo-saxonne qui considère que le journalisme est un métier à part qui ne devrait s’intéresser qu’aux faits. En France, nous avons cette propension à croire dans le pouvoir des mots qui fait que nous aimons un article bien écrit, qui va nous emporter. Et nous aimons un article qui prend parti, qui défend un point de vue. C’est la tradition du journalisme d’opinion. Je crois que les deux vont ensemble. Nous sommes dans une époque profondément utilitariste qui refuse de comprendre ce que la littérature peut apporter. Aujourd’hui, seul compte le culte de l’information immédiate et de la rapidité. C’est le contraire de la littérature.”


Littérature encore ?

COLMANT, Jacqueline (née en 1954)

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Jacqueline Colmant a été pendant longtemps une amoureuse du dessin, pratiquant encore et encore, jusqu’à la découverte de l’acrylique qui lui a permis d’aborder un graphisme de plus grandes dimensions, tout en travaillant toujours la caresse du pinceau sur le support.

A la suite d’une première exposition sur le thème de la femme rousse, elle s’engage dans la voie de la recherche sur le silence, l’isolement et le temps.

Elle aborde alors le gisant, la stèle funéraire, la calcination, l’urne protectrice, embaume cosses et cocons – réceptacles de vie, poursuit son travail avec le feu et les matériaux de couverture bitume et plomb, en protège les livres, traite l’ensevelissement dans des paysages lents et paisibles, et arrive aujourd’hui à la terre crue, gangue protectrice d’âmes en bois issues de la nature, références au vivant.


Plus de formes…