MUNIER : les mots endormis (podcast)

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[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 28 décembre 2017] À l’heure qu’il est, on va réveiller les mots endormis, fatigués ou désuets, mais qui n’ont pas quitté le dictionnaire et se révèlent pleins de ressources.

EAN 9782234084315

Laure de Chantal et Xavier Mauduit publient chez Stock Crapoussin & Niguedouille, la belle histoire des mots endormis. Des mots qu’ils ont choisis parce qu’ils leur ont claqué à l’oreille, par leur sonorité mais aussi le sel dont ils se sont chargés au gré de leurs périples et de leurs occurrences dans la langue littéraire ou populaire. “Écouter le doux frou-frou de la langue française, c’est écouter le récit des civilisations“, résument-ils. Car “avant d’atterrir dans notre bouche, les mots ont fait le tour du monde.

Dans le Dictionnaire de l’Académie française, septième édition, il y a environ vingt-mille mots d’origine étrangère sur un total de trente-deux mille. Toute langue est donc un carnaval perpétuel de mots migrants… Ainsi notre zizanie – un sport national – elle vient du fin fond de l’histoire, qui commence à Sumer avec l’invention de l’écriture, outil éminemment stratégique destiné à enregistrer les comptes des récoltes – le zizon est la mesure du blé – ainsi que du bétail. Dans l’Antiquité, ce sont de lourds enjeux, qui justifient des expéditions guerrières et des annexions. C’est ainsi que “les mots sèment aux quatre vents des accents exotiques sur les dictionnaires“, et qu’ils “sont immortels.“.

Mais revenons à nos moutons : crapoussin, vous avez dû voir ça se précipiter sous le sapin de Noël pour déballer fiévreusement les cadeaux. Mais la connotation n’a pas toujours été si charmante, qui mêle la posture de la grenouille à la grâce ébouriffée du poussin. Son sens premier, dès le XVIIIe siècle, désignait “un petit homme trapu et contrefait“, une sorte de crapaud bloqué à un stade infantile de son développement : “chétif, replet, bedonnant…” Et c’est ainsi qu’il apparaît dans Le Père Goriot ou dans L’Assommoir.

Quant à niguedouille, le mot “incarne la franchise, l’humour moqueur et la liberté de notre langue“, car “il chante la fête au village, où l’on danse le rigaudon“. Non, les niguedouilles ne sont pas nés des amours entre un nigaud et une andouille, mais ils fleurent bon la marmite médiévale. Les académiciens lui ouvrent la porte cochère de leur dictionnaire dans sa huitième édition comme synonyme de bêta : aux innocents les mains pleines ! Les éditorialistes l’intronisent pour se moquer des grands sans les nommer, ce qui est bien commode en période de censure de la presse, d’autant que la rime est riche avec patrouille et bredouille, voire avec “la gidouille, le gros ventre du Père Ubu dans la pièce de Jarry.

Pour les auteurs, tous ces mots ont “la langue bien pendue” et “les essayer, c’est les adopter.” Alors, de coquecigrue pour baliverne à pimpesouée la délicate et précieuse, pour faire un tabac au réveillon de la St Sylvestre, procurez-vous et surtout offrez le bouquin !

L’argot, réservoir de mots biscornus et imagés

On dit qu’il se perd, mais c’est parce qu’il se transforme en permanence, faisant feu de tout bois, même les mots endormis et hors d’usage, comme daron, que Littré donne pour vieilli, mais qui a repris du service chez les jeunes.

Parfois, c’est l’inverse : l’argot refile quelques jolis mots au dictionnaire de l’Académie. Comme cambrioler, ou patibulaire qui désignait au Moyen Âge le gibet en argot, et qui a dérivé jusqu’à définir la mine d’un individu promis à l’échafaud.

EAN 9782321011163

L’argot des Coquillards, qui fleurissait la langue de Villon, nous a légué à travers le temps des termes passés dans le langage courant, comme la louche, pour la main ou encore picoler. Aurore Vincenti en a rassemblé un plein bouquet dans Les mots du bitume, publié par Le Robert. De Rabelais aux rappeurs, les mots de la rue témoignent d’une vigoureuse créativité. Daron, par exemple, serait une sorte de mot-valise formé de l’ancien français dam, qui signifiait seigneur et de baron, l’ensemble connotant le pouvoir et l’autorité. Le père, mais aussi le patron. Et ça marche également au féminin. Pénave est un équivalent de jacter, parler et peut se conjuguer, il vient du romani, la langue des Tsiganes : je pénave comme un rabouin, c’est-à-dire comme un bohémien… Ambiancer – on vous le souhaite pour le réveillon – qui signifie à la fois “mettre de l’animation, séduire, chauffer” vient du français d’Afrique et du nouchi, la langue hybride parlée en Côte d’Ivoire par la jeunesse urbanisée, “un joyeux mélange de langues africaines, comme le baoulé ou le dioula, et d’anglais“. Ambiancer peut avoir également une connotation érotique et il a débarqué par chez nous dans les années 2000…

Jacques Munier


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : France Culture | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : un “crapoussin” ©  rue des Archives.


Parler encore en Wallonie…

HUNYADI : Faire confiance à la confiance (2023)

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Il est de certains livres comme des petits vieux sur les bancs : on peut passer à côté en les remarquant à peine, pressé que l’on est d’aller, soi-disant, quelque part. Mais celui qui prend la peine de s’asseoir un instant et d’écouter la conversation, voire de s’y mêler, va peut-être se relever avec des trésors d’humanité dans les oreilles et… matière à méditer sur ce que signifie effectivement “aller quelque part.

EAN 9782749275840

Faire confiance à la confiance, le livre de Mark Hunyadi paru en 2023, fait cet effet-là. Au fil d’une petite centaine de pages, le philosophe louvaniste replace la confiance au cœur de la réflexion sur l’homme et sa société : le résultat est inédit et fondateur. En passant, il rend au péril numérique sa juste place, ce qui ne va pas faire plaisir aux complotistes de tout poil. A lire d’urgence !

Ce que j’ai d’ailleurs fait, au point d’intégrer l’approche de Hunyadi au cœur de ma réflexion sur comment “être à sa place” (l’ouvrage prévu a été rebaptisé, après que la philosophe française Claire Marin ait choisi ce titre pour son dernier livre). Vous retrouverez donc la confiance comme principe directeur dans les pages du livre que j’écris en ligne : Raison garder. Petit manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé. Et, en attendant la publication dudit ouvrage, foncez chez votre libraire indépendant ou lisez la conclusion de Faire confiance à la confiance ci-dessous : nous n’avons pas résisté à l’envie de la reproduire intégralement… avec une mise en édition qui, l’espérons-nous, en facilite la compréhension.

Patrick Thonart


Conclusion : préserver la vie de l’esprit

Mark Hunyadi © out.be

Étant fondamentalement rapport au monde, la confiance est ce dans quoi nous séjournons. Mais le concubinage forcé avec le numérique modifie notre habitat : plus sûr, plus fonctionnel, il est aussi à même de satisfaire plus rapidement une gamme plus étendue de désirs, pour le plus grand contentement de ses utilisateurs. Il est donc aussi libidinalement plus satisfaisant, ce qui lui confère une force irrésistible.

J’ai essayé de montrer que ce taux accru de satisfaction allait de pair avec une baisse tendancielle du taux de confiance – au sens où on en avait de moins en moins besoin-, puisque le principe même de cette modification de notre manière d’habiter le monde est la prise en charge de nos désirs et volontés par des processus automatisés capables de les exécuter dans les conditions techniques les plus optimales. Du coup, la sécurité technique se substitue à la confiance naturelle dans le processus de réalisation de nos désirs.

Cela nous rive tous de manière inédite au système. Si la satisfaction de nos désirs devient, grâce au numérique, automatique ou quasi automatique, toute résistance se trouve abolie. Des processus machiniques prennent le relais et assurent l’exécution automatique du désir, rivant l’individu à la puissance sans limites de ce système libidinal. Le numérique, par le confort réel qu’il procure, affaiblit les énergies individuelles potentiellement en révolte contre la réalité en place, alimente donc la conservation du système en dédommageant chacun par un confort accru, érodant par là même les énergies antagonistes. De ce monde, le sens de la transcendance se trouve lui-même exilé, car plus les satisfactions sont immédiates, plus l’aspiration à un monde autre s’ éloigne.

Politiquement, les conséquences de cette évolution sont délétères pour la démocratie. Le problème ne tient pas aux institutions elles-mêmes, et on a envie de dire : hélas. Car le mal est plus profond, plus insidieux que cela. Il touche non pas au fonctionnement des institutions démocratiques (qui, formellement, tiennent le coup), mais, plus fondamentalement, aux valeurs sur lesquelles elles reposent. Au premier rang de celles-ci : la recherche coopérative de la vérité, ou la volonté de trouver un consensus et de s’y tenir. En effet, s’il est bien un acquis fondamental de la modernité démocratique, et ce, en gros, depuis la fin des guerres de religion qui avaient laissé l’Europe exsangue, c’est que les conflits doivent se résoudre symboliquement – c’est-à-dire par la discussion plutôt que par les armes.

Principe exigeant, ‘idéal régulateur’ comme disent les philosophes, mais suffisamment puissant et efficace pour que, par exemple, la construction européenne tout entière s’y adosse. Il est en outre éminemment générateur de confiance, car il permet aux citoyens de s’attendre légitimement à ce que les affaires publiques soient gérées dans le meilleur intérêt de tous.

Seulement voilà : la résolution symbolique des conflits suppose d’être d’accord de s’accorder, c’est-à-dire de coopérer à la recherche de la vérité, avec un petit v. Or, s’est progressivement imposée sous nos yeux, à bas bruit, une conviction d’une tout autre nature, selon laquelle ce qui compte, ce n’est plus tant la recherche de la vérité que l’affirmation de soi. L’identité plutôt que la vérité. Crier haut et fort ce que l’on est, clamer ce que l’on veut, penser ce qu’on pense et le faire savoir, voilà la grande affaire. Polarisation entre communautés irréductibles, fragmentation des revendications, populismes et fake news s’alimentent à ce même primat de l’identité sur la vérité : ne compte que ce qui me renforce dans mes convictions.

Ce qui, au-delà de routes leurs différences, réunit ces symptômes politiques, c’est précisément cette attitude de brutale affirmation de soi qui refuse route transcendance à soi-même : je veux ou je désire quelque chose parce que je suis ce que je suis, point barre. On retrouve ici le traitement naturaliste du désir dont il était question plus haut, mais à l’égard de soi-même : j’adhère à une info non en fonction de sa vérité présumée, mais parce qu’elle me plaît et flatte ce que je pense, sucre pour mon cerveau.

Il n’est pas question de former, de réinterpréter, de réévaluer mes aspirations spontanées en fonction de celles d’autrui, ou en regard d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs. Chacun considère son désir ou sa volonté comme un fait brut qui cherche sa satisfaction comme la pierre tombe vers le bas. Comme pour les assaillants du Capitole le 6 janvier 2021, le désir doit faire loi.

J’ai essayé de le montrer, le numérique joue un rôle majeur dans ces évolutions. Car il renforce formidablement cette tendance à l’affirmation de soi, qui est aussi une tendance à la satisfaction de soi. Dans ce monde, on a de moins en moins besoin de confiance, donc de relation constructive à autrui. Dans un monde administré par le numérique, la confiance devient inutile, parce que le système tend toujours davantage à sécuriser la réalisation de nos désirs. Il les prend en charge et les exécute à notre meilleure convenance, éliminant au maximum les risques de déception.

De ce point de vue, le numérique se présente comme un immense système de satisfaction, où tout le monde, du cueilleur de champignons à l’athlète de pointe en passant par le diabétique et le chercheur en philosophie, trouve son compte. C’est une réussite diabolique, en ce sens qu’elle enferme tout un chacun dans sa bulle de satisfaction (à l’origine, diable veut dire : qui sépare). Le numérique n’est pas une fenêtre sur le monde, mais monde lui-même, paramétré par d’autres ; un monde au sein duquel, je l’ai dit, l’individu ne fait que répondre à une offre numérique.

Extrapolée à la limite, cette évolution lourde conduit à une forme de fonctionnalisme généralisé: non pas un fonctionnalisme où le système attribue à chacun sa fonction (comme dans la division du travail, où chacun est assigné à une tâche par son n + 1), mais où chacun attend du système qu’il remplisse la fonction qu’il lui attribue. Renversement, au demeurant, typiquement dans la veine de l’individualisme nominaliste : souverain dans sa volonté, l’individu met à son service un système qui l’exécute. Et le système est ainsi fait qu’il en est désormais techniquement capable. Dans ce monde, chacun devient l’administrateur de son propre bien-être, pour sa plus grande satisfaction. L’exécution du désir et de la volonté est automatisée, prise en charge par les algorithmes. Plus besoin de confiance dans ce monde-là ! La confiance y est remplacée par la sécurité. Les relations naturelles de confiance, et leur incertitude constitutive, se trouvent remplacées par des relations techniques, comme on a pu le voir ici à l’exemple du bitcoin.

Cette évolution marque un vrai tournant anthropologique et sociétal. Elle embarque tout sur son passage, y compris, donc, les valeurs qui sous-tendent la démocratie. Car elle renforce immensément chez l’individu la tendance libidinale à la satisfaction de soi, qui dès lors prévaut sur toute autre considération. Et elle renforce au passage son narcissisme cognitif, qui le pousse à préférer sa vérité à la recherche coopérative de celle-ci. L’individu trouve désormais d’autres communautés de confiance, structurées autour des influenceuses et influenceurs, par exemple, des communautés affectives formées de ceux qui pensent et sentent comme lui. Individuel ou collectif, le cockpit numérique n’en est pas moins un puissant isolant.

Nous ne sommes malheureusement, en l’état actuel des choses, pas équipés pour faire face à ces évolutions et adopter les réponses qu’elles réclament. Ni moralement, ni politiquement. Car le seul cadre dont sont dotées les démocraties constitutionnelles modernes, c’est la défense des droits et libertés individuels. Or, l’emprise du numérique comme le changement climatique sont des phénomènes globaux qui nécessitent des réponses globales. L’éthique individualiste libérale, de part en part nominaliste comme je l’ai rappelé, n’est simplement pas taillée à la mesure de ces problèmes. Au contraire, elle les aggrave, animée qu’elle est du seul souci de préserver à chacun sa sphère de liberté d’action, incapable en conséquence d’agir sur les effets cumulés des libertés individuelles agrégées.

En l’occurrence, l’enjeu éthique fondamental de l’emprise numérique n’est pas l’ensemble des risques qu’elle fait courir à nos vies privées ou à la sécurité de nos données. Ce sont là des problèmes certes importants et qu’il faut résoudre, mais le droit allié à la technique s’y emploie déjà ; et bien que difficile, cette tâche n’est pas insurmontable. En revanche, ce que le numérique fait à l’esprit représente un enjeu autrement plus considérable !

Le fonctionnalisme généralisé, l’automatisation de l’exécution des désirs, le renforcement du narcissisme cognitif, l’isolement mental, et tout cela au nom d’une plus grande satisfaction libidinale : voilà qui menace la vie de l’esprit humain bien davantage que les risques juridiques que fait courir aux individus le commerce de leurs données.

Or, cette menace ne peut être appréhendée dans le cadre de l’éthique individualiste – celle des droits de l’homme – dont nous disposons actuellement. Elle n’est simplement pas à la hauteur des enjeux anthropologiques et sociétaux qui se dessinent. Ainsi, l’Union européenne par exemple, qui se considère facilement exemplaire dans le domaine de la régulation du numérique, produit à grande vitesse un nombre considérable de textes législatifs, à commencer par le RGPD (Règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018), mais qui tous, sans exception aucune, ne font qu’entériner le système existant, en l’obligeant simplement à se conformer aux exigences des droits fondamentaux des individus. Une telle obligation est importante, certes, et on se désolerait si on ne s’évertuait à l’honorer. Elle est de plus difficile à implémenter dans la réalité, en raison des caractéristiques techniques du fonctionnement numérique, chacun le sait ; tenter de le faire est donc en soi une tâche héroïque.

Il n’empêche que cette approche par ce que j’appelle l’éthique des droits – l’éthique qui se focalise sur les torts faits aux individus – ne peut qu’ignorer les enjeux éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l’esprit en général, c’est-à-dire nos rapports au monde, aux idées, à l’imagination. Car la vie de l’esprit pourrait être entièrement prise en charge par des processus automatiques – elle pourrait donc être intégralement automatisée en ce sens -, tout en respectant scrupuleusement les principes fondamentaux de l’éthique des droits. Chacun pourrait se retrouver à gérer son existence dans son cockpit, sans qu’aucune charte éthique ou texte législatif n’y trouve rien à redire. Le respect de l’ éthique des droits est ainsi compatible avec la déshumanisation de la vie de l’esprit.

La défense des droits individuels ne peut donc être le dernier mot de notre rapport au numérique. Sécuriser les transactions numériques, protéger la vie privée, garantir la liberté d’expression et la non-discrimination, tout important que cela soit, passe à côté des véritables enjeux éthiques du numérique, pour lesquels il n’existe pourtant aucun comité d’éthique. Tous sont en effet prisonniers de l’éthique des droits, qui ruisselle des plus hauts textes normatifs (le préambule des Constitutions, ou la Convention européenne des droits de l’homme) jusqu’aux plus infimes règlements internes d’entreprises.

L’impuissance de l’éthique des droits et de la pensée libérale en général rend indispensable une refonte de l’organigramme de nos sociétés démocratiques chancelantes. Je ne reviens pas ici sur la nécessité de créer une institution capable d’organiser l’ agir collectif à la hauteur où agissent actuellement les grandes puissances privées du numérique. C’est là une nécessité en quelque sorte conceptuelle, car aucun agir individuel, même agrégé, ne parviendra à contenir, infléchir ou réorienter ces évolutions massives. Politiquement donc, ce qui est requis, c’est une institution transnationale dont l’horizon normatif ne saurait se limiter à la défense des droits et libertés individuels, pour la raison simple que l’ensemble des phénomènes que j’ai décrits pourrait se dérouler dans le respect intégral des principes de l’éthique des droits. Ces phénomènes sont plutôt à comprendre comme l’effet systémique engendré par l’éthique des droits elle-même, qui laisse tout faire pour peu qu’il ne soit pas fait de tort aux individus en particulier. D’où la nécessité d’une institution qui secondarise l’éthique des droits, pour permettre de penser à l’horizon global du type d’humanité et de société (donc de vie de l’ esprit) que nous souhaitons. Seule une telle institution réflexive peut nous sortir de l’impuissance dans laquelle nous enferme la petite éthique des droits.

Mais une telle institution serait elle-même impossible si elle ne pouvait pas puiser dans les ressources des acteurs eux-mêmes. Cette institution doit apparaître normativement désirable à leurs yeux. Pour qu’une institution ne flotte pas dans le vide éthéré de ses principes abstraits, elle doit pouvoir s’ancrer dans le sens que les acteurs sont capables de conférer à leur propre expérience.

Ce sont ces ressources de pensée négative dont s’alimente la vie de l’esprit que le système érode jour après jour en s’adressant méthodiquement à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux ; il s’adresse à eux non comme à des êtres rationnels capables de pensée et de jugement, mais comme à des êtres cherchant la satisfaction automatique de leurs désirs et volontés. J’ai évoqué comment cette tendance actuellement à l’œuvre s’inscrivait dans le cadre général d’une substitution de relations techniques aux relations naturelles avec le monde, et ses conséquences de longue portée.

Mais une tendance n’est qu’une tendance, précisément, et elle laisse encore la place à des expériences qui ne s’y plient pas. Le numérique ne pourra pas remplacer ni même médiatiser toutes les relations au monde ; s’éprouver soi-même et éprouver le monde et la force illuminante des idées reste et restera l’apanage des sujets vivants, sauf à devenir des robots. C’est par conséquent dans des îlots d’expériences quotidiennes non encore colonisées par le numérique – expériences de confiance, de face-à-face, d’amour, de communication authentique, de confrontation réelle, mais aussi expériences du corps vivant, du corps dansant, du corps sentant -, c’est dans ces expériences d’épreuve qualitative de soi et du monde que les acteurs peuvent trouver eux-mêmes les ressources de contre-factualité capables d’alimenter leur pensée négative, pensée critique qui témoigne encore qu’un autre monde est possible. L’épreuve qualitative du monde, qui a été méthodiquement occultée par l’émergence du nominalisme, et qui est aujourd’hui systématiquement écartée par l’ontologie implicite du numérique, recèle, pour peu qu’on y porte une juste attention, l’image vivante d’une relation possiblement non aliénée au monde.

La philosophie est la seule science qui puisse appréhender l’expérience humaine comme un tout. C’est donc à elle que revient la tâche, aujourd’hui muée, sous la pression des circonstances, en tâche politique, d’exhiber le sens de ces expériences intramondaines riches en ressources face à l’administration numérique du monde. Ces expériences conservent les traces d’un rapport non nominaliste au monde ; traces inapparentes, comme diluées dans l’océan de l’ esprit nominaliste qui nous gouverne, mais que pour cette raison même la philosophie, en particulier dans ses usages critiques, est en charge de préserver et d’exposer comme autant de pépites où se réfugie l’esprit authentiquement humain.

La sécurité technique ne peut certes pas remplacer toutes les relations naturelles de confiance, sauf à ce que nous devenions des robots – auquel cas nous ne pourrions même plus nous en plaindre. C’est à la philosophie – la seule science qui envisage l’expérience humaine comme un tout – que revient la tâche éminente de montrer qu’un autre monde est possible, un monde où l’esprit humain, plutôt que s’ encapsuler sur lui-même, puisse se confronter à ce qui le dépasse. C’est à la philosophie que revient de montrer que la vérité, la confiance, l’amour, et d’autres expériences semblables, irréductibles à la relation numérique, élèvent l’esprit parce qu’ils le transcendent.

Mark Hunyadi, philosophe


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : HUNYADI Mark, Faire confiance à la confiance (2023) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP ; © Editions ERES ; © out.be.


Plus de tribunes libres en Wallonie…

GODIN : Sans titre (2016, Artothèque, Lg)

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GODIN François, Sans titre

(impression numérique, 30 x 40 cm, 2016)

Né en 1979, François GODIN se lance dans l’illustration dès la fin de ses études à Saint-Luc Liège et multiplie les expériences et les rencontres (pochette de disques, dessins pour magazines jeunesses et des éditions Milan, deux livres jeunesse, des affiches…).

Cette image fait partie du premier portfolio édité par Ding Dong Paper (collectif d’éditeurs liégeois constitué de François Godin et Damien Aresta). Une sirène semble se prélasser dans une … poêle à frire. La stylisation très fine, les couleurs vives et le thème cocasse et décalé évoquent les affiches des années 60, dans l’esprit d’un Savignac ou d’un Leupin.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © François Godin | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

Intolérance, violence : il n’y a pas d’équivalence entre extrême droite et extrême gauche

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[THECONVERSATION.COM, 30 juin 2024] La recherche en psychologie sociale et en génétique comportementale montre que les individus ont une position idéologique stable, c’est-à-dire une position sur le continuum politique allant de l’extrême gauche à l’extrême droite qui varie peu au cours du temps. Cette position peut être objectivée notamment avec l’échelle de conservatisme Wilson-Patterson ou une échelle simple allant de “très à gauche” à “très à droite”.

Plusieurs décennies de recherche en psychologie sociale montrent invariablement que plus les personnes sont de droite, plus elles sont intolérantes (par exemple, racisme, sexisme, homophobie, antisémitisme). À l’inverse, plus les personnes sont de gauche, plus elles sont tolérantes.

Cette différence entre les personnes de gauche et de droite s’observe jusqu’au phénomène de déshumanisation, un mécanisme psychologique par lequel des personnes sont perçues comme moins “humaines” et, par conséquent, ne sont pas pleinement prises en compte sur le plan moral.

Déshumanisation flagrante

Nour Kteily (chercheur en psychologie sociale à l’université Northwestern) et ses collègues ont développé une mesure de la déshumanisation basée sur la représentation populaire de l’évolution humaine (c.-à-d., un primate courbé qui avance vers la droite et se redresse progressivement pour “finir” en Homo sapiens redressé). Les participantes et participants doivent placer différents groupes sur cette représentation.

Les résultats des premières études menées aux États-Unis (2 293 participantes et participants), en Angleterre et en Hongrie (1 181 participantes et participants) montrent que les personnes tendent à juger les groupes dominants comme “pleinement évolués” (Étasuniens, Français, Australiens, notamment) et les groupes subordonnés comme “moins évolués” (personnes arabes, musulmanes, migrantes, notamment). Ces résultats ont été répliqués dans plus d’une dizaine de pays auprès de plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Cette différenciation hiérarchique entre groupes est non seulement réfutée par la recherche scientifique, mais elle explique un large ensemble d’attitudes hostiles, notamment les préjugés racistes, le rejet du soutien aux personnes migrantes, la justification des injustices, le militarisme, le soutien à la torture, le soutien à des représailles violentes après une attaque, un moindre souci pour les victimes civiles d’un conflit quand elles appartiennent à un groupe de faible statut.

Les attitudes autoritaires, plus précisément l’autoritarisme de droite et l’orientation à la dominance sociale, sont les prédicteurs les plus robustes de la déshumanisation : plus les personnes ont des scores élevés aux échelles de mesure de ces attitudes, plus elles présentent une propension à la déshumanisation, une préférence pour la droite politique, et une inclination à la violence intergroupe.

Hypothèse de la symétrie idéologique

Le consensus scientifique voulant que l’autoritarisme, l’intolérance soient plus répandus à droite qu’à gauche semble s’éroder depuis les années 2010. Des chercheurs ont récemment soutenu que les personnes de gauche sont aussi autoritaires et intolérantes envers les individus qui ne partagent pas leurs valeurs que les personnes de droite. Cette “hypothèse de la symétrie idéologique” a depuis été réfutée notamment par Vivienne Badaan et John T. Jost.

Asymétrie dans les préjugés

Vivienne Badaan (chercheuse en psychologie sociale à l’université américaine de Beyrouth) et John T. Jost (chercheur en psychologie sociale à l’université de New York) ont pointé deux problèmes. Premièrement, des asymétries dans la force des préjugés sont fréquemment observées même dans les études qui prétendent fournir des preuves de symétrie. Une récente étude montre que l’hostilité des personnes de droite envers les personnes de gauche est plus importante que l’hostilité des personnes de gauche envers les personnes de droite. L’hostilité la plus forte est observée chez les personnes d’extrême droite.

Deuxièmement, les études qui prétendent fournir des preuves de symétrie reposent sur une procédure qui consiste à demander aux personnes de rapporter sur un thermomètre symbolique le degré de “froideur” ou de “chaleur” ressentie à l’égard de certains groupes. Les personnes de gauche expriment généralement des attitudes “tièdes” envers les personnes de droite, rarement “froides”. Or le fait d’avoir des attitudes “tièdes” à l’égard de certains groupes de personnes, de ne pas être enthousiaste à l’égard de leurs activités politiques est loin d’exprimer des préjugés, du moins si l’on se réfère à la définition de la notion de préjugé qui prévaut en psychologie sociale.

En 1954, Gordon Allport a défini les préjugés comme une hostilité injustifiée qui se manifeste par la discrimination, l’exploitation, et des crimes de haine. Il n’y a pas de préjugés “inoffensifs”, les préjugés sont des réponses viscérales émotionnelles négatives provoquant des comportements hostiles.

Vivienne Badaan et John T. Jost rappellent que, dans cette tradition de la psychologie sociale, “les préjugés sont un problème social sérieux qu’il convient d’analyser et de traiter – avec de vraies victimes, telles que les victimes de crimes de haine – et ce n’est pas une notion à utiliser à la légère ni un phénomène à banaliser […] Il ne s’agit pas d’une notion qui peut être assimilée, par exemple, à des attitudes tièdes ou à un discernement critique.

Ces chercheurs estiment qu’il est important de ramener l’étude des préjugés à ses racines en psychologie sociale, en tant que tentative de comprendre et d’atténuer les problèmes sociaux associés à l’hostilité, l’agression, la violence dirigées contre les membres d’un groupe. Cela implique que toute étude sérieuse des préjugés prenne en compte leurs conséquences dans le monde réel, notamment les crimes de haine.

Asymétrie dans les crimes de haine

Les crimes de haine sont des actes violents commis contre des personnes en raison de leur appartenance (réelle ou supposée) à un certain groupe social. Si l’intensité des préjugés est équivalente à gauche et à droite du continuum politique, les crimes de haine commis contre les minorités ethniques, religieuses et sexuelles (qui sont détestées de manière disproportionnée par les personnes de droite) devraient être aussi fréquents que les crimes de haine commis contre les groupes avantagés (que les personnes de gauche sont supposées détester de manière disproportionnée). Vivienne Badaan et John T. Jost ont analysé les statistiques sur les crimes de haine commis aux États-Unis sur la période 1996-2018 :

© theconversation.com

Or, les données montrent que les crimes de haine contre les minorités sont beaucoup plus fréquents que les crimes de haine contre les groupes favorisés. Si l’on part du principe que les crimes de haine sont la conséquence directe de préjugés extrêmes, il apparaît que les individus de droite sont beaucoup plus enclins à des formes extrêmes de préjugés (infra-humanisation, déshumanisation animalistique, déshumanisation flagrante notamment) que les personnes de gauche.

Empathie, autoritarisme, intolérance

Martin Bäckström et Fredrik Björklund (chercheurs en psychologie sociale à l’université de Lund) ont examiné la relation entre l’empathie, l’autoritarisme de droite, l’orientation à la dominance sociale, et le préjugé généralisé.

L’empathie désigne la capacité à ressentir et comprendre les émotions des autres individus. Cette compétence est centrale pour le souci pour autrui, la prise de perspective, les émotions morales (comme la compassion, la culpabilité), le comportement d’aide, l’altruisme, la coopération. Le préjugé généralisé désigne la tendance à avoir une attitude défavorable à l’encontre des personnes perçues comme dissimilaires à soi (racisme, sexisme, homophobie, etc.)

Les participants ont complété un questionnaire comprenant l’indice de réactivité interpersonnelle, une échelle souvent utilisée pour évaluer la tendance spontanée des personnes à l’empathie, ainsi que l’échelle d’autoritarisme de droite, l’échelle d’orientation à la dominance sociale, et plusieurs échelles de préjugés (par exemple, racisme, sexisme, validisme).

Les résultats montrent que moins les personnes sont dotées d’empathie, plus elles ont un niveau élevé d’autoritarisme, et plus leur niveau de préjugé généralisé est élevé.

Modèle proposant qu’un déficit d’empathie favorise l’autoritarisme, qui détermine ensuite le niveau de préjugé généralisé. Les signes – et + précisent la relation entre les variables : relation négative entre l’empathie et l’autoritarisme, relation positive entre l’autoritarisme et le préjugé généralisé. L’étude de Martin Bäckström et Fredrik Björklund est corrélationnelle, les relations entre variables ont été testées par la modélisation d’équations structurelles © theconversation.com

De manière cohérente, la recherche en neurosciences montre que les réponses neurophysiologiques d’empathie sont plus faibles chez les personnes de droite par rapport aux personnes de gauche.

D’autres travaux soutiennent l’idée que l’empathie exerce une influence causale sur les attitudes autoritaires, le conservatisme et les préjugés intergroupes. Notamment, des chercheurs ont observé que des lésions cérébrales dans des zones importantes pour l’empathie provoquent une augmentation du niveau d’autoritarisme chez les personnes. Attention, ce résultat ne signifie pas que l’autoritarisme soit la conséquence de lésions cérébrales : les études lésionnelles permettent de compléter les données disponibles, de clarifier les relations de causalité entre variables.

Aucune équivalence entre “les extrêmes”

La recherche en psychologie sociale sur les relations intergroupes (préjugés, stéréotypes, discrimination) a débuté dans les années 1930. Les études ont souvent porté sur les pays occidentaux, cependant la recherche montre que les phénomènes présentés ici (orientation à la dominance sociale, autoritarisme de droite, conservatisme, préjugés, déshumanisation) sont universels.

Dans leur ensemble, les travaux présentés dans cet article montrent qu’il n’y a aucune équivalence entre “les extrêmes”. Plus les personnes présentent un déficit d’empathie, un niveau élevé d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à droite ; plus les personnes présentent un souci empathique, un niveau faible d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à gauche. “Les extrêmes” s’opposent dans leur conception de la justice sociale, leur souci pour autrui, les non-humains, et l’environnement.

Ces traits s’objectivent dans la surreprésentation de l’extrême droite dans les crimes de haine et le terrorisme (des années de plomb à aujourd’hui) ; et dans la surreprésentation de l’extrême gauche dans les initiatives de lutte pour la justice sociale, de solidarité envers les personnes les plus vulnérables (comme les personnes migrantes), les initiatives de défense des droits, des libertés, de l’environnement.

Une critique consiste à pointer les exactions commises au XXe siècle au nom de certaines idéologies de gauche. Toutefois la recherche en psychologie sociale suggère que cette violence soit le fait de personnes “de droite”. Par exemple, une série d’études menée en Union soviétique montre que plus les personnes ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus elles soutiennent le régime soviétique, rejettent les dissidents politiques, et sont intolérantes (sexisme, racisme, antisémitisme notamment). Les résultats montrent également que les membres du parti communiste russe ont des scores plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que les membres des autres organisations politiques.

Selon Bob Altemeyer (chercheur en psychologie sociale à l’université du Manitoba), l’alliance entre des leaders à forte orientation à la dominance sociale et des subordonnés autoritaires de droite représente une “union létale” car elle augmente fortement le risque de violence politique, les premiers appelant à l’action violente, les seconds passant à l’acte. La montée du RN nous confronte directement à cette menace, en sus d’une augmentation des inégalités sociales et d’une intensification de la crise environnementale.

Les travaux présentés dans cet article ont été menés par des chercheuses et chercheurs en psychologie sociale, mais aussi en sciences politiques, en neurosciences, en génétique comportementale, en primatologie. Toutes et tous partagent la conviction que le comportement politique ne saurait être expliqué par une seule discipline de recherche.

Johan Lepage, Université Grenoble-Alpes


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Plus de discours (entre autres, politiques) en Wallonie…

Les méchants ont-ils disparu de la littérature jeunesse ?

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[RTBF.BE, 7 février 2024] Les grands méchants, aux pensées les plus maléfiques et aux traits physiques les plus inquiétants ont l’air moins méchants qu’avant dans la littérature jeunesse. C’est ce qu’a constaté Charles Knappek du magazine français Livres Hebdo.

Un loup par exemple, souvent symbole de danger dans la forêt, ne fait plus aussi peur qu’avant. Désormais, le loup est végétarien et donc plus vraiment une menace pour les humains. Même chose pour les sorcières. Depuis les films Disney avec Angelina Jolie, on sait désormais que Maléfique, la méchante sorcière de la Belle au Bois Dormant de Disney, inspirée de Charles Perrault et des frères Grimm, n’est en réalité pas vraiment méchante. Son côté démoniaque s’est révélé après avoir été elle-même victime d’un humain durant sa jeunesse, ce qui explique et pardonne sa vilaine transformation. En résumé, les méchants d’aujourd’hui ont des circonstances qui atténuent leurs crimes au vu de leur passé difficile.

Les classiques avec les grands méchants n’ont plus la cote dans l’édition littéraire

Livres Hebdo a donc posé la question à quelques éditeurs jeunesse lors d’un salon littéraire, sur cette compassion envers les méchants. Même s’il n’y a pas de volonté affichée de rendre les méchants plus gentils, les éditeurs remarquent qu’ils reçoivent moins de propositions de nouveaux livres avec des personnages très méchants et que la demande pour les classiques avec des méchants est de moins en moins forte. Les parents achètent moins les histoires de féminicides de Barbe-Bleue et ils achètent moins les histoires de grand méchant loup, ou avec des sorcières qui mettent des enfants dans des fours comme dans Hansel et Gretel.

Pourquoi ? Peut-être parce que certains parents pensent que le monde est déjà trop dur comme ça, et qu’il faut protéger les enfants. Et donc leur éviter les livres avec des méchants très méchants. Ce qui va à l’encontre de ce qu’écrivait le pédagogue américain Bruno Bettelheim, à savoir que les histoires de méchants aident les enfants à affronter leurs angoisses et à devenir adulte.

Pourquoi les méchants sont-ils moins caricaturaux qu’avant ?

Deborah Danblon, libraire et chroniqueuse littéraire à La Première, spécialiste de la littérature jeunesse, dégage aussi d’autres constats :

      • Les méchants vraiment méchants, cela n’existe plus en littérature jeunesse ou en culture jeunesse. Dark Vador a eu une enfance difficile, Voldemort aussi.
      • Les méchants d’aujourd’hui sont moins caricaturaux que les méchants d’hier. Ils sont plus “intérieurs”, ils n’ont plus de griffes et de longues dents, mais on en rencontre toujours. Parfois ils sont drôles comme dans la BD Mortelle Adèle où l’héroïne martyrise son chat. Ou alors ils ont des bons côtés aussi, comme dans les romans anglais Cherub. On assiste donc à l’apparition de méchants plus réalistes, finalement, dotés de nuances. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose.
      • Autre élément de réflexion très intéressant : les anciens contes avec des méchants, c’était avant tout des histoires écrites pour les adultes. Et même pour les femmes adultes parce que, que ce soit dans Barbe Bleue, le Chaperon rouge ou Blanche Neige, le but du conte était d’avertir les jeunes femmes des dangers sexuels qui les menaçaient. Ce n’était pas des histoires pour enfants à la base. Et ce côté avertissement, prise de conscience du danger, s’est dilué aujourd’hui.

Bref, des méchants, il y en a encore en littérature jeunesse. Même s’ils sont différents des anciens. Et ce qui est sûr, c’est que des gentils, il y en a toujours. C’est cela le plus rassurant.

Gorian Delpâture, rtbf.be



Hansel & Gretel illustré par Arthur RACKHAM (1909) © Constable & Cy

Comment les méchants ont disparu des contes pour enfants

[MILKMAGAZINE.NET, 3 avril 2024] Effrayants, maléfiques, cruels, les méchants semblent progressivement déserter les histoires destinées à la jeunesse. À qui la faute ? Et si c’étaient les parents qui avaient les chocottes ?

 À chaque enfant sa technique, plus ou moins bien rôdée. Se cacher derrière le canapé, se boucher les oreilles, pleurer à chaudes larmes ou bien se forcer à écouter, quitte à en trembler de la tête aux pieds. Comme un rite initiatique de l’enfance, la figure des “méchants” est cette incarnation symbolique du mal qui nourrit depuis des siècles la littérature puis les dessins animés, quelles que soient les cultures. Antipathiques, repoussants ou bien carrément cruels, les “méchants” qui peuplent les grandes histoires leur ont permis de devenir de véritables chefs-d’œuvre, tout en terrorisant au passage des générations d’enfants qui projetaient sur eux leurs réservoirs d’angoisses, de peurs et de cauchemars. Parmi les plus célèbres, il y a bien sur ceux des contes de la littérature, mais aussi, en très bonne place sur la liste des personnalités préférées des Français version grosse frousse et moins de 16 ans, toute la flopée de méchants imaginés et portés à l’écran par la multinationale du divertissement, Walt Disney Studio. Avec la sortie de son dernier film, Wish, certains commentateurs remarquaient qu’après une disparition quasi complète dans les précédents opus de toute présence maléfique (dans lesquels les héros étaient invités à se dépasser eux-mêmes plutôt que de lutter contre un oncle régicide ou une marâtre ignoble), Disney renouait avec la tradition du méchant en portant à l’écran un bad guy très 2023 : beau, charismatique, adoré des foules, mais terriblement mal intentionné.

Avis de disparition

Sans pot de départ ni avis de recherche, il semblerait donc que les vrais méchants aient tranquillement délaissé les histoires destinées à la jeunesse. Au cinéma, mais aussi dans la littérature, comme le notait la chroniqueuse Mathilde Wagman dans l’émission Le Book Club de France Culture, en octobre dernier : Parmi les livres que j’ai lus depuis la rentrée, force est de noter que j’arrive au même constat : nulle trace de terrible, de féroce méchant dans les parutions récentes. D’où cette question : la cruauté aurait-elle déserté la littérature jeunesse ? La littérature jeunesse est un corpus qui date seulement des années 1960, précise Delphine Saulière, directrice des rédactions Bayard Jeunesse. Le conte n’en fait pas partie puisqu’il s’agissait d’histoires à destination des adultes, avec une vision sociologique différente. Il est vrai que, dans ce corpus récent, donc, qu’est la littérature jeunesse, le ton s’est adouci. Les histoires portent plus sur les émotions et la psychologie du personnage, moins sur la présence d’archétypes.”

La fiction peut être intéressante et structurante pour aider à penser la cruauté au travers de figures, plutôt que de laisser les enfants se débrouiller seuls avec cette dimension.

Virginie Martin-Lavaud, Le monstre dans la vie psychique de l’enfant (2009)

Il suffit de se balader dans les rayons jeunesse des librairies pour voir que les choses ont bien changé depuis les contes de Perrault. Les loups sont ridiculisés par les grands-mères et se sont refait une Street Cred auprès des enfants en devenant carrément un doudou. Les ogres n’aiment plus les enfants car ils sont végétariens et les monstres aident les plus petits à appréhender leurs émotions à grands renforts de couleurs. Il faut déjà noter cet abandon, assez violent, du genre littéraire qu’est le conte. Perrault n’écrivait certes pas pour les enfants, mais le conte traditionnel avec un côté fantastique où il était possible d’inventer des mondes, des ogres et des personnages pas réels mais métaphoriques, a un peu disparu de la littérature jeunesse, explique Isabelle Péhourticq, directrice éditoriale d’Actes Sud Junior. Ce qu’on lit aux petits aujourd’hui, ce sont des histoires ancrées dans le présent, qui permettent d’appréhender les relations avec les amis, les animaux. Les auteurs ont peut-être à cœur de sortir de la caricature, d’affiner les traitements psychologiques des personnages. Désormais, le méchant n’est jamais simplement méchant, on cherche à lui donner des raisons biographiques qui nous permettent de l’excuser, ou le faire se repentir, afin d’apparaître plus inoffensif que ce qu’on avait pu penser de lui au début.

La stratégie de l’évitement

Si le genre a muté, c’est déjà parce que la société a changé. Comme tout produit culturel, la littérature jeunesse reflète son époque. Une société en demande de protection de façon phénoménale, perfusée aux mauvaises nouvelles et aux scènes aux contenus sensibles via les réseaux sociaux. Des angoisses que cette génération de parents eux-mêmes malmenés par les images violentes des journaux télévisés durant l’enfance sont bien décidés à épargner à leurs propres enfants.

En 2016, une enquête menée en Grande-Bretagne révélait qu’un tiers des parents interrogés évitaient de raconter des histoires qui faisaient peur à leurs enfants. Une manière de projeter sur eux nos propres angoisses en les protégeant de la violence du monde, quitte à les en couper. Pour les 40 ans de J’aime lire, il y a six ans, j’étais revenue sur 40 ans d’anciens numéros et d’histoires, se souvient Delphine Saulière. Clairement, il y en a plein que jamais je ne publierais aujourd’hui ! On le ressent tous les jours dans les retours des parents ou lors des comités de lecture. Si les histoires sont trop dures, trop tristes, ou avec des personnages trop méchants, on va irrémédiablement recevoir des messages de parents ou d’enseignants. Les adultes veulent avoir le contrôle sur ce que leurs enfants peuvent lire puisqu’ils n’ont pas le contrôle sur ce qu’ils voient ou qu’ils entendent. Je me souviens même d’un groupe de parents test réunis au moment du lancement de la nouvelle formule de Phosphore, destinée à de grands ados. Ils nous suppliaient de faire un magazine positif, dépassés par ces enfants qui leur échappent !”

Il serait pourtant malvenu de voir dans cette nouvelle inclinaison du genre une forme de censure exercée par les éditeurs. Au contraire, les auteurs, souvent parents eux-mêmes, ont tendance à édulcorer leurs propres imaginaires. Nous ne commandons pas d’histoires, nous sommes comme des aspirateurs à contenus. Et je peux vous dire que, depuis peut-être cinq ans, je n’ai pas reçu d’histoires avec un vrai méchant dans nos comités de lecture, assure Delphine Saulière. Les auteurs se contraignent pour épouser l’époque. Nous dépendons de l’imaginaire des auteurs et de la société.

Fonction symbolique et nécessité cognitive

Faut-il se réjouir de cette disparition ? Les parents peuvent-ils pousser un “ouf” de soulagement en tournant les pages de l’histoire du soir sans risquer de terroriser des enfants reclus sous leurs couettes ? Pas vraiment. Car, en réalité, le méchant n’est pas seulement là pour faire peur.

Dans la littérature, il représente un arc narratif qui permet de faire décoller l’histoire, si tant est qu’il est manié avec intelligence. Il est aussi un moyen de créer de la réflexion et de donner un sentiment de contrôle à l’enfant. Un pouvoir thérapeutique très clairement mis en scène dans Psychanalyse des contes de fées, ouvrage dans lequel Bruno Bettelheim, pédopsychiatre, fait du conte un rite de passage entre l’univers de l’enfance et le monde des parents. Les méchants y sont méchants, faciles à identifier et, surtout, punis à la fin. Les parents ont tendance à vouloir surprotéger leurs enfants, et délaissent les contes traditionnels en choisissant des récits qui n’ont plus la même valeur symbolique sur le plan narratif. Ils vont se tourner vers des histoires qui édulcorent la méchanceté et la cruauté”, note Virginie Martin-Lavaud, psychologue clinicienne auprès de l’Éducation nationale et autrice du Monstre dans la vie psychique de l’enfant (Erès, 2009). Or, poursuit-elle, cette stratégie n’est, selon moi, pas pertinente car les enfants ont, dans leur propre expérience, pu être confrontés à la cruauté. La fiction peut être intéressante et structurante pour aider à penser cette cruauté au travers de figures, plutôt que de les laisser se débrouiller seuls avec cette dimension. Et le méchant de l’histoire, un moyen pour l’enfant d’utiliser la fiction pour mettre les choses à distance. Sans avoir à se priver d’un rituel millénaire de transmission de la culture.

Raphaelle Elkrief

HUNYADI : La confiance est ce qui nous relie au monde

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[LETEMPS.CH, 28 décembre 2020] Alors que la confiance est dans toutes les têtes en ces temps de pandémie, le philosophe explique en quoi cette notion constitue le lien social fondamental. Et comment le numérique est en train de l’éroder.

Au début est la confiance, voilà un livre qui arrive à point nommé. Mark HUNYADI, professeur de philosophie morale, sociale et politique à l’Université catholique de Louvain, et collaborateur au Temps, a commencé cette recherche sur la notion de confiance il y a plusieurs années, bien avant le surgissement du Covid-19 dans nos vies. Et voilà que l’épidémie met ce mot dans toutes les têtes, dans toutes les bouches: peut-on avoir confiance dans les autres, dans les autorités, dans les objets, dans le vaccin?

Mark Hunyadi propose une théorie unifiée de la confiance, une façon magistrale de remettre la confiance au centre de notre relation aux autres et au monde. Une façon aussi de sortir de l’ombre un concept jusque-là sous-estimé par la philosophie et les grands penseurs de l’ordre social, Hobbes, Locke, entre autres. Après avoir défini dans une première partie ce qu’est la confiance, le livre analyse ensuite ce qui, aujourd’hui, érode ce lien social fondamental. Le philosophe, auteur par ailleurs de La Tyrannie des modes de vie et du Temps du posthumanisme, montre comment les algorithmes, et le numérique en général, contournent le recours à la confiance. Or à quoi ressemblerait une société qui se passerait de la confiance dans son rapport aux autres et au monde ? Telle est la question de ce livre qui permet de mieux lire notre présent.

«Le Temps»: Qu’est-ce que la pandémie a révélé sur la place de la confiance dans nos vies ?

Mark Hunyadi : La pandémie a mis en évidence que notre rapport au monde est un rapport de confiance. Aucune action, aucune interaction ne pourrait avoir lieu sans un minimum de confiance. De l’enfant qui commence par croire à ce que lui disent les adultes, à vous ou moi qui marchons dans la rue sans penser un seul instant que le sol peut se dérober sous nos pieds. Je ne conduirais pas ma voiture si je n’avais pas confiance dans les autres usagers de la route. Pour l’économie et la politique, pour la sécurité juridique, la confiance est vitale. Notre relation à l’environnement matériel, aux personnes et aux institutions est tissée de cette fibre invisible qu’est la confiance. Au point que l’on peut dire que la confiance est ce dans quoi nous séjournons.

Cette fibre, comme vous dites, est tellement invisible que l’on n’y pense pas en temps normal…

Le confinement a suspendu, pour un temps, les relations de confiance. Pas complètement, ce serait impossible. Mais, d’un coup, non seulement les relations interpersonnelles mais aussi les relations les plus élémentaires, les relations aux choses, aux aliments, tout est devenu suspect de contamination. Cela montrait bien qu’en temps normal, ce qui nous lie au monde est bien une relation de confiance puisque normalement les choses ne sont pas suspectes, on les touche, on les manipule, on les mange.

A chaque fois que l’on agit, on s’attend à ce que les choses, les personnes ou les institutions se comportent d’une certaine manière.

Mark Hunyadi

Dans le langage courant, on associe le mot confiance aux relations personnelles. Vous l’associez aux relations aux choses. Est-ce vraiment de même nature ?

Oui, parce que la confiance est un rapport au monde et à notre environnement. Ce qui permet de faire le lien entre la confiance que l’on a dans le monde, dans les objets, dans les personnes ou dans les institutions, c’est la notion d’attente de comportement. A chaque fois que l’on agit, on s’attend à ce que les choses, les personnes ou les institutions se comportent d’une certaine manière. En agissant, on parie qu’elles le feront. La confiance est le nom de ce pari.

S’intéresser à la confiance montre que nous sommes des êtres de liens avant tout ?

La notion de confiance permet de contrer l’individualisme contemporain, c’est-à-dire la culture de l’individu souverain doté d’une volonté souveraine qui exécute souverainement ses désirs. Nous baignons dans cette culture qui s’ancre dans la révolution nominaliste du XIVe siècle. C’est ce que j’exprime par la métaphore de l’individu-cockpit : un individu dans sa bulle qui se sert des informations qu’il reçoit du monde pour exécuter sa volonté.

Cela ne renvoie-t-il pas exactement à ce que nous avons vécu pendant le confinement?

Oui, le confinement a été une métaphore vivante de l’individu-cockpit : tous devant nos écrans à gérer des données. Voilà la représentation que la modernité se fait de l’individu. Or le modèle de la confiance permet de casser le cockpit et de montrer que cette représentation est en réalité complètement fausse. On n’est jamais dans un cockpit, on est toujours nécessairement relié à des attentes de comportement qui, elles, ne dépendent pas de notre volonté. Notre volonté est nécessairement liée à quelque chose qui ne dépend pas de notre volonté.

Dans l’individualisme contemporain, la confiance apparaît comme un risque.

Mark Hunyadi

Mais les capacités du numérique renforcent ce sentiment d’être tout-puissant derrière son écran, non ?

Le numérique est au service du cockpit de chacun d’entre nous. Les opérateurs affirment vouloir renforcer la confiance dans notre utilisation du numérique. Mais que veut dire confiance dans ce contexte ? Un opérateur de confiance est celui qui nous permet d’exécuter notre volonté et nos désirs en toute sécurité. En réalité, la confiance n’est pas renforcée, elle est contournée. Or comme le numérique assure de plus en plus notre relation au monde, à l’environnement et aux personnes, nous en venons à nous passer de plus en plus de la confiance.

Avec quel effet?

Celui d’aboutir à une société automatique où chacun avance dans son cockpit sécurisé, sans plus explorer le monde, sans plus faire l’expérience de toute son épaisseur. Par conséquent, c’est nous qui devons nous conformer aux attentes de comportement des machines. C’est comme cela que nous devenons les rouages d’une machine et que le système prend la forme d’une gigantesque roue de hamster. Nous ne pouvons que reproduire le système. Cette emprise numérique ne nous fait pas souffrir, c’est là son immense perversité. Cette domination va dans le sens libidinal de notre désir et de notre plaisir. Mais un plaisir sans aucune transcendance.

Le rôle de la confiance a été jusqu’ici minimisé, dites-vous, et peu étudié. Pourquoi?

Dans l’individualisme contemporain, la confiance apparaît comme un risque. Faire confiance, dans cette optique, c’est dépendre de la bonne foi d’un vendeur, du sérieux d’une baby-sitter… La confiance met dans une situation de dépendance. Or c’est ce que l’on ne veut pas. D’où la prédominance du contrat aujourd’hui qui garantit contre un grand nombre de risques. La théorie de la confiance permet de critiquer l’individualisme du cockpit qui fait de toute relation à autrui une menace.

Comment rester optimiste?

Ce qui me rend optimiste, c’est que la confiance est inéliminable. On ne pourrait l’éliminer que si nous étions des robots, car eux n’ont pas besoin de confiance. Même numérisé de façon poussée, on va toujours poser la question de la confiance. Mais l’humanité va se ressaisir avant cela ; sans quoi elle ne pourra même plus s’en plaindre.

Lisbeth Koutchoumoff Arman


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : letemps.ch | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © letemps.ch.


D’autres discours en Wallonie ?

SALEMI : L’Enfer du Nord (s.d., Artothèque, Lg)

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SALEMI Jean-Claude, L’Enfer du Nord

(lithographie, 40 x 30 cm, s.d.)

Illustrateur, graveur, mais également guitariste, Jean-Claude SALEMI (né en 1950 à Casablanca, au Maroc) est spécialisé en linogravure comme en swing-musette, il est par ailleurs guitariste dans le groupe Swing-O-Box. D’où sa passion d’illustrations musicales, notamment aussi dans le livre Un Monde de Musiques édité par Colophon en collaboration avec La Médiathèque.  Il est membre d’un atelier collectif de gravure et lithographie : l’Atelier RAZKAS et, dans ce cadre, participe à l’édition de plusieurs portfolios de gravures. (d’après JAZZINBELGIUM.BE)

Cet ensemble de croquis semblent réalisés sur le vif. Ils nous montrent des cyclistes engagés dans le célèbre Paris-Roubaix. La technique lithographique permet à Jean-Claude Salemi de s’exprimer d’un trait sûr et souple, agrémenté d’aplats et de lavis au pinceau.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ©  Jean-Claude Salemi | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

Pourquoi il y a-t-il quatre saisons, et pas trois ou cinq ?

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[THECONVERSATION.COM, 20 juin 2024] On les apprend dès le plus jeune âge, on écoute ensuite poètes et musiciens s’efforcer d’égayer la froideur de l’hiver, se réjouir du retour du printemps, se délecter de l’arrivée de l’été, et sublimer mélancoliquement les feuilles mortes de l’automne. Mais vous êtes-vous déjà demandé pourquoi il y avait quatre saisons ?

La mesure du temps, à la confluence de l’astronomie et de l’arbitraire

Les termes que nous utilisons pour mesurer l’écoulement du temps sont nombreux et d’origine variée. Parfois, ces choix sont arbitraires : on a décidé de diviser la journée en 24 heures, on aurait pu faire un autre choix. On a choisi d’appeler “semaine” une durée de sept jours, suivant ainsi la création du monde dans la tradition biblique, mais en France, le calendrier républicain, mis en place le 21 septembre 1792 et abrogé par Napoléon en 1806, avait une semaine de 10 jours : primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, sextidi, septidi, octidi, nonidi et décadi !

Calendrier républicain (1801) © MPWMTM

Mais parfois les choix ont un fondement objectif, astronomique en particulier : ainsi l’année correspond à la durée de la révolution de la Terre autour du Soleil, et le mois est lié à la durée de la révolution de la Lune autour de la Terre.

Qu’en est-il des saisons ? Pourquoi quatre ?

La compréhension moderne de ce nombre est essentiellement de nature astronomique. Voyons cela. La Terre est animée d’un double mouvement : une trajectoire plane autour du Soleil, qu’on appelle l’écliptique, et un mouvement de rotation sur elle-même autour de l’axe sud-nord. Il se trouve que cet axe, dont la direction peut être considérée comme fixe lorsque la Terre se déplace sur son orbite, fait un angle d’environ 23 degrés avec la perpendiculaire au plan de l’écliptique. La Terre tourne donc autour du soleil avec l’axe des pôles incliné par rapport à l’écliptique.

Description de l’inclinaison de l’axe de la Terre (obliquité) et son rapport aux plans de l’écliptique, à l’équateur céleste et à l’axe de rotation. La Terre est présentée telle que vue depuis le Soleil et la direction de son orbite est dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (elle part donc vers la gauche). © AxialTiltObliquity.png, CC BY

Les solstices et équinoxes comme marqueur du passage des saisons

Il en résulte que, vue d’un point du globe terrestre, la trajectoire apparente du Soleil dans le ciel change au cours de l’année. Le Soleil se lève toujours à l’est et se couche toujours à l’ouest, mais il monte plus haut dans le ciel en été qu’en hiver. Du coup, la durée du jour s’allonge quand on va vers l’été et se raccourcit lorsqu’on va vers l’hiver.

Le jour le plus long de l’année est appelé solstice d’été, il advient le 21 juin, et le jour le plus court s’appelle solstice d’hiver, il advient le 21 décembre (il peut y avoir un jour de décalage dû aux années bissextiles). Entre ces deux moments extrêmes existent naturellement deux jours où la durée de la nuit est égale à celle du jour : ce sont les équinoxes (du latin aequus, égal, et nox, nuit). Équinoxe de printemps lorsque la durée du jour est en augmentation (le 21 ou le 22 mars selon les années), équinoxe d’automne lorsque la durée est en diminution (le 22 ou le 23 septembre selon les années). C’est aussi le jour où le Soleil passe à la verticale de l’équateur. Les saisons se répartissent entre ces quatre moments particuliers de l’année, d’où… le nombre de saisons, tout simplement !

L’agriculture, un autre puissant marqueur du temps qui passe

Il convient à présent de remonter le cours du temps, et de constater que cette explication astronomique n’a pas toujours prévalu – comme on peut s’en douter. Mais les phénomènes, eux, ne dépendent pas de la connaissance qu’on en a (!), et leurs effets sur les pratiques agricoles ont été repérés dans toutes les civilisations, et ils ont servi, y compris pour les pratiques religieuses. Ainsi, en Égypte ancienne, les crues du Nil étaient déterminantes pour les cultures, si bien que l’année était divisée en trois saisons de quatre mois chacune : akhet, période des inondations, peret, décrue des eaux, et chémou, période chaude des récoltes. Chez les Assyriens du début du IIe millénaire, également trois saisons (printemps, été, hiver) définies par les tâches agricoles à accomplir. Il est également amusant de constater que la première mention du 25 décembre comme jour de naissance de Jésus date de l’an 336, et qu’elle récupère la fête, traditionnelle à l’époque, du Sol invictus (le Soleil invaincu), célébrant le début du rallongement de la durée du jour.

Prendre l’agriculture comme marqueur du temps qui passe peut aujourd’hui nous sembler éloigné, mais on en garde toujours une trace dans l’étymologie même de saison, qui vient du latin sationem, substantif désignant “action de semer”. De façon plus anecdotique, on retrouvera également cette forte importance de l’agriculture dans la mesure du temps à travers les nombreux dictons associés au saint du jour, et donnant des indications sur les récoltes, les semences et les cultures. Ainsi l’on dira “À la sainte Catherine, tout bois prend racine“, indiquant par-là que le 25 novembre est une date à retenir pour planter un arbre.

À l’heure du réchauffement climatique : des nouvelles saisons ?

Mais ces dernières décennies, les récoltes ont pu être malmenées par la réalité du changement climatique, du fait des perturbations du cycle de l’eau. En effet, une augmentation de la température moyenne du globe de 1 °C induit une augmentation de la teneur en vapeur d’eau de l’atmosphère de 7 %. On s’attend également à ce que les zones tempérées deviennent plus arides, les zones arides plus désertiques et certaines zones tropicales inhabitables. Ainsi certains titres de presse ont pu être tentés de nommer, par exemple, “sur-été” ou “été indien” ces automnes à la chaleur et à la sécheresse inédites, voire même de se demander si l’on ne devait pas parler désormais de cinq saisons ou si l’hiver n’avait pas tout simplement disparu.

ARCHIMBOLDO Giuseppe, Quattro Stagioni (1563-1573) © Kunsthistorisches Museum, musée du Louvre, Académie royale des Beaux-Arts Saint-Ferdinand (Madrid)

Mais il est tout de même peu probable que cela change la dénomination des saisons : elle est trop enracinée dans notre culture, comme en témoigne l’œuvre universellement connue de Vivaldi, le musicien, et celle, non moins connue, du peintre Arcimboldo !

Jacques Treiner, physicien


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HOUCMANT : Sans titre (s.d., Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

HOUCMANT Pierre, Sans titre

(technique mixte, 38 x 24 cm, s.d.)

Pierre HOUCMANT (1953-2019) s’inscrit à 19 ans à l’Institut Supérieur des Beaux-arts Saint-Luc de Liège, où il suit les cours du photographe Hubert Grooteclaes jusqu’en 1974. La photographie commerciale ne le séduit guère. Seule la photographie créative l’attire. Occupé par une série qu’il a nommée “Interversions”, il expose beaucoup à l’étranger. Toutefois, la fréquentation de plasticiens influencés par Marcel Duchamp fait basculer ses intérêts vers des réalisations où le concept prime sur l’émotion. Au début des années 1990, il s’intéresse à l’image du corps qu’il fragmente. Parallèlement, il réalise une série de portraits d’écrivains.
Cette photographie fait partie de la série “Interversions”. Elle présente des portraits de femmes fragmentés, reliés à des éléments plastiques. La poésie de la composition laisse au regardeur le soin d’imaginer une narration ou la rêverie de la contemplation. C’est un tirage argentique sur papier baryté.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Pierre Houcmant ; Dominique Houcmant “Goldo” | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

FRY : Le politiquement correct est-il une bonne chose ? (transcription, 2018)

Temps de lecture : 6 minutes >

L’anglais Stephen John FRY (né en 1957) est un humoriste, auteur (romancier, poète et chroniqueur), acteur, réalisateur, une célébrité de la télévision. Il est le fils d’Alan Fry, un physicien anglais, et de Marianne Newman, de descendance juive-autrichienne, dont les tantes et cousins avaient été déportés et tués dans le camp de concentration d’Auschwitz. [en savoir plus sur Stephen Fry dans wallonica.org…]


Le politiquement correct

[L’intervention de Stephen Fry ci-dessous ouvrait une rencontre organisée par les Munk Debates le 18 mai 2018 ; elle est traduite par IA (chatGPT) d’après une transcription de SCRAPSFROMTHELOFT.COM, révisée par Patrick Thonart]

© Munk Debates

Mai 2018. Le psychologue canadien Jordan Peterson et l’acteur et militant britannique Stephen Fry affrontent la blogueuse américaine Michelle Goldberg et le commentateur politique et universitaire américain Michael Eric Dyson dans un débat enflammé sur le politiquement correct dans la société moderne. Ce qui suit est la transcription du discours d’ouverture de Stephen Fry :

Bon, en acceptant de participer à ce débat et de me tenir de ce côté de la scène, je suis pleinement conscient que beaucoup de gens, qui choisissent (à tort selon moi) de voir cette question en termes de Gauche et de Droite (des termes désuets et galvaudés selon moi) croiront que je me trahis et moi-même, et les causes et les valeurs que j’ai défendues au fil des ans.

J’ai déjà affronté d’énormes critiques simplement parce que je me tiens ici, à côté du professeur Peterson, alors que c’est précisément la raison pour laquelle je suis ici aujourd’hui. Je me tiens à côté de quelqu’un avec qui j’ai, comment dire, des divergences, en termes d’options politiques et de toutes sortes d’autres choses, précisément parce que je pense que tout cela doit cesser.

Cette rage, ce ressentiment, cette hostilité, cette intolérance, surtout cette certitude de “vous êtes avec nous ou contre nous.” Un Grand Canyon s’est ouvert dans notre monde et la fissure – que dis-je, la crevasse – s’élargit chaque jour. Aucun des deux côtés ne peut entendre un mot que l’autre hurle et aucun ne le veut. Et, pendant que ces armées et ces propagandistes des guerres culturelles s’affrontent, dans l’espace immense entre les deux côtés, les gens du monde essaient de continuer leur vie, alternativement déconcertés, ennuyés et trahis par les horribles bruits et explosions qui résonnent tout autour d’eux. Je pense qu’il est temps que cette folie toxique, binaire et à somme nulle cesse, avant que nous ne nous détruisions nous-mêmes. [applaudissements]

Je ferais mieux d’afficher clairement mes couleurs avant d’aller plus loin et, par simple politesse, de vous donner une idée de mes origines. Toute ma vie adulte, j’ai été ce que l’on pourrait appeler un gauchiste – un gauchiste modéré – un libéral de la variété la plus effacée et timide. Pas un socialiste enflammé prêt à ériger des barricades, même pas vraiment un progressiste digne de ce nom. J’ai participé à des manifestations, mais je n’ai jamais osé brandir des pancartes ou des bannières. En fait, suis-je un membre détesté de ce groupe, un SJW [Social Justice Warrior], un “guerrier de la justice sociale” ? Je n’ai pas une fort bonne opinion de l’injustice sociale, je dois le dire, mais je me considère surtout comme un inquiet [worrier] de la justice sociale.

En grandissant, mes héros intellectuels étaient Bertrand Russell et G.E. Moore – des penseurs libéraux, des gens comme eux – des écrivains comme E.M. Forster. Je croyais (et je pense que je crois encore) au caractère sacré des relations humaines, à la primauté du cœur, de l’amitié, de l’amour et de l’intérêt commun. Ce sont des croyances plus personnelles et intérieures que des convictions politiques extérieures. Plus la version humaniste d’une pulsion religieuse, je suppose. J’ai confiance en l’humanité, je crois en l’humanité, je pense que j’en donne la preuve au jour le jour, malgré tout ce qui s’est passé au cours des 40 ans de ma vie adulte.

Je suis tendre et je peux facilement être emporté par des cœurs plus durs et des intellects plus durs. Je suis parfois surpris d’être décrit comme un “militant“, mais avec le temps, je me suis activement impliqué dans ce que l’on pourrait appeler des causes. J’ai grandi en sachant que j’étais gay – eh bien, en fait, dès le début, je savais que j’étais gay – je me souviens que lorsque je suis né, je me suis retourné et je me suis dit “c’est la dernière fois que je passe par là !” [rires] Je suis juif. Donc, j’ai une horreur naturelle et évidente du racisme. Naturellement, je veux que le racisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, la xénophobie, l’intimidation, le sectarisme, l’intolérance sous toutes ses formes humaines prennent fin. C’est sûrement un point acquis pour nous tous. La question est de savoir comment atteindre un tel Graal.

Mon objection ultime au politiquement correct n’est pas qu’il combine tant de choses que j’ai passé ma vie à détester et à combattre, nous prêchant (avec beaucoup de respect…) la Piété, l’auto-justification, la chasse aux hérétiques, la dénonciation, la honte, l’affirmation sans preuve, l’accusation, l’inquisition, la censure, etc. Ce n’est pas pour cette raison que je m’attire d’avance les foudres de mes camarades libéraux, en me tenant de ce côté de la tribune. Mon objection réelle est simplement que je ne pense pas que le politiquement correct fonctionne. Je veux atteindre… Je veux aussi atteindre le Dôme du Rocher, mais je ne pense pas que ce soit la manière d’y parvenir. Je crois que l’une des plus grandes erreurs humaines est de préférer avoir raison plutôt que d’être efficace. [applaudissements]

Et le politiquement correct est toujours obsédé par le fait d’avoir raison sans penser à son efficacité potentielle. Je ne me considère pas comme un libertaire classique, mais j’apprécie la transgression et je me méfie profondément et instinctivement de la conformité et de l’orthodoxie. Le progrès n’est pas réalisé par des prédicateurs et des gardiens de la morale, mais pour paraphraser Ievgueni Zamiatine…par des fous, des ermites, des hérétiques, des rêveurs, des rebelles et des sceptiques.” Je peux me tromper.

J’espère apprendre ce soir. Je pense vraiment que je peux me tromper, et je suis prêt à envisager la possibilité que le politiquement correct nous apporte plus de tolérance et un monde meilleur. Mais je n’en suis pas sûr et je voudrais que cette citation de mon héros Bertrand Russell plane sur la soirée : “L’une des choses pénibles de notre époque est que ceux qui ressentent la certitude sont stupides et ceux qui ont de l’imagination et de la compréhension sont remplis de doute et d’indécision. Que le doute prévale.”

Je ne crois pas que les avancées de ma culture, celles qui m’ont permis de me marier, comme je le suis depuis trois ans avec quelqu’un du même genre que moi, soient le résultat du politiquement correct. Et peut-être que le politiquement correct est en réalité une sorte de truite vivante qui s’éloigne à nouveau chaque fois qu’on la saisit. Et vous direz “Je ne parle pas de cela…” Que vous parliez de justice sociale, avec quoi je suis d’accord, que vous parliez de politique identitaire ou d’histoire de votre peuple, d’histoire de mon peuple – car mon peuple a aussi été esclave. Les Britanniques ont été esclaves des Romains et les Juifs ont été esclaves des Égyptiens, tous les êtres humains ont été esclaves à un moment donné et nous partageons tous, en ce sens, cette connaissance de l’importance de s’exprimer. Mais Russell Means, qui était un ami à moi vers la fin et qui a fondé le Mouvement Amérindien, a dit : “Oh, pour l’amour de Dieu ! Appelez-moi un Indien ou un Lakota Sioux ou Russell. Peu importe comment vous m’appelez. C’est la façon dont on nous traite qui importe.” Et donc je vise vraiment une conception plus générale. Une anecdote : à Barrow, en Alaska, un Iñupiat a dit “appelez-moi un Eskimo – c’est évidemment plus facile pour vous parce que vous continuez à mal prononcer Iñupiat.” Vous savez : les mots comptent.

Je vais juste finir avec une autre petite histoire. Les droits des homosexuels ont été obtenus en Angleterre parce que nous avons lentement et de manière persistante frappé à la porte des personnes au pouvoir. Nous n’avons pas crié. Nous n’avons pas hurlé. Des gens comme Ian McKellen ont finalement rencontré le Premier ministre. Et lorsque la Reine a signé l’assentiment royal, comme elle doit le faire, pour la loi autorisant l’égalité du mariage, elle a dit : “Bon Dieu, vous savez, je ne pouvais pas imaginer cela en 1953. C’est vraiment extraordinaire, n’est-ce pas ? Juste merveilleux !” et l’a transmis. Maintenant, c’est une belle histoire et j’espère qu’elle est vraie, mais cela n’a rien à voir avec le politiquement correct. Cela a à voir avec la décence humaine. C’est aussi simple que cela. [applaudissements]

Stephen Fry


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, partage, révision et iconographie | sources : babelio.com ; munkdebates.com ; scrapsfromtheloft.com ; youtube.com | contributeur-traducteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © bbc.com ; © munkdebates.com.


Plus de débat en Wallonie-Bruxelles…

CLIMAT : le Tribunal international du droit de la mer livre un arrêt historique

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 11 juin 2024] Ce 21 avril 2024, le Tribunal international du droit de la Mer (TIDM, que l’on nommera simplement Tribunal dans ce texte) est rentré dans l’histoire en devenant le premier organe judiciaire international à rendre un avis consultatif sur le climat. Par là, il répondait à une question posée en 2022 par la Commission des petits États insulaires (Cosis) dans le cadre d’une demande d’avis consultatif.

L’avis conclut à l’obligation des États de protéger et de préserver les océans de la planète des effets du changement climatique. C’est la première fois qu’un tribunal international se penche sur les obligations des États en matière de changement climatique dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, dite de Montego Bay – que l’on nommera Convention dans ce texte.

Cet avis fait partie de la vague de textes attendus pour les mois à venir de la part des organes juridictionnels internationaux, sollicités à plusieurs reprises pour se prononcer sur les obligations des États relatives au changement climatique :

      • La Cour internationale de justice (CIJ) doit rendre prochainement un avis suite à une demande effectuée en mars 2023 par Vanuatu dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations unies. Il doit porter sur les obligations des États de limiter le réchauffement climatique et sur leurs responsabilités face aux dégâts causés par celui-ci.
      • La Cour interaméricaine des droits de l’homme a été saisie en janvier 2023 par le Chili et la Colombie, là aussi pour éclaircir les obligations des pays à répondre à l’urgence climatique dans le cadre du droit international.

Rappelons, dans ce contexte, l’importance de cet avis consultatif. Même s’il n’a pas de portée obligatoire, il peut exercer une influence non négligeable à la fois sur le droit international et sur des décisions de justice nationales en matière climatique.

Le raisonnement des juges internationaux

Avant de détailler la réponse du Tribunal, examinons d’abord la question qui lui a été posée. La Cosis interrogeait le Tribunal sur l’existence d’obligations spécifiques, pour les États parties à la Convention, de prévenir, réduire et maîtriser la pollution marine. Ceci en relation avec les effets délétères qui résultent – ou sont susceptibles de résulter – du changement climatique causé par les émissions anthropiques (c’est-à-dire, résultant des activités humaines) de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère.

Le Tribunal a estimé qu’il devait d’abord déterminer si les émissions anthropiques de GES dans l’atmosphère relevaient bien de la définition de la “pollution du milieu marin” au sens de l’article 1, 1, 4, de la Convention. Cet article, note le Tribunal, ne fournit pas explicitement une liste de polluants du milieu marin, mais liste trois critères pour déterminer ce qui constitue une telle pollution :

      1. il doit s’agir d’une substance ou une énergie,
      2. elle doit avoir été introduite par l’homme, directement ou indirectement, dans le milieu marin,
      3. cette introduction doit avoir (ou être susceptible d’avoir) des effets nocifs.

Cette définition est générale, en ce sens qu’elle englobe tout ce qui répond à ces critères. De même, les termes substance et énergie doivent être compris dans un sens assez large.

Les arguments scientifiques au Tribunal

Trois points décisifs ont permis au Tribunal d’affirmer l’obligation de protection et de préservation pour les États :

      1. Le rôle des océans dans la protection contre le changement climatique,
      2. La qualification des émissions de gaz à effet de serre (GES) en tant que polluants marins,
      3. Les obligations des États de préserver les océans à cet égard.

Pour cela, les arguments scientifiques ont tenu une place centrale. Dans son raisonnement, le Tribunal a repris le dernier rapport du GIEC à travers plusieurs arguments clés, notamment :

      • l’océan est “un régulateur climatique fondamental à des échelles de temps saisonnières à millénaires“,
      • l’accumulation de GES anthropiques (définies par les juges comme “résultant des activités humaines ou produit par elles“) dans l’atmosphère a eu de nombreux effets sur l’océan,
      • les émissions anthropiques de GES “ont conduit à des concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone, de méthane et d’oxyde nitreux qui sont sans précédent depuis au moins les 800 000 dernières années.”

En ce qui concerne les risques liés au climat, le Tribunal rappelle que, selon le GIEC toujours :

      • Les risques et les effets néfastes prévus ainsi que les pertes et dommages connexes liés aux changements climatiques augmentent.
      • L’augmentation de la fréquence des vagues de chaleur marine accroîtra les risques de perte de biodiversité dans les océans.

Autrement dit, le Tribunal établit, grâce aux arguments scientifiques du GIEC, un lien de causalité entre les émissions de GES d’une part, et le réchauffement des océans et la perte de biodiversité marine d’autre part. Ce sont ces éléments qui ont ensuite permis aux juges de conclure que les émissions anthropiques de GES dans l’atmosphère constituent une pollution du milieu marin.

Une obligation de protection

Revenons sur les trois critères qui permettent de caractériser la pollution marine dans la Convention : la qualification de substance ou d’énergie, l’introduction directe ou indirecte par l’humain dans le milieu marin, et les effets nocifs, réels ou avérés, consécutifs à cette introduction.

Ici, le Tribunal a estimé que ces trois critères étaient remplis.

Il estime que les gaz à effet de serre d’origine humaine, et en particulier le CO2, sont bien des “substances” et que la chaleur accumulée par les océans est de l’énergie thermique, une forme d’énergie. Une interprétation d’ailleurs partagée par la Commission du droit international dans son commentaire sur la définition de la “pollution atmosphérique.

Comme les GES introduits indirectement par les êtres humains piègent la chaleur dans l’atmosphère, et que les océans stockent ensuite cette chaleur, la seconde condition est remplie.

Le réchauffement des océans, on l’a vu précédemment, provoque une augmentation des pertes et dommages liés au changement climatique, ainsi qu’une perte de biodiversité marine. Les effets nocifs de la troisième condition sont donc caractérisés.

Restait une dernière étape dans le raisonnement des juges : les obligations spécifiques des États parties de protéger et préserver les océans face aux pollutions du milieu matin ainsi définies.

Le Tribunal cite d’abord l’article 192 de la Convention qui dispose que “les États ont l’obligation de protéger et de préserver le milieu marin.

Il reconnaît aussi que, selon l’article 193, les États ont le droit souverain d’exploiter leurs ressources naturelles conformément à leurs politiques environnementales, mais “conformément à leur obligation de protéger et de préserver le milieu marin“, ce qui est une contrainte à l’exercice de leur droit souverain.

C’est en réalité l’article 194 qui constitue, dans cet avis, la disposition clé. Il exige notamment des États qu’ils prennent “toutes les mesures nécessaires pour prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin ‘quelle qu’en soit la source’.

Pour le Tribunal, il s’agit d’une obligation commune à toutes les sources de pollution – notamment, comme on l’a vu plus haut, les GES – que les États doivent respecter.

Un avis qui fera date

Cet avis est important, car il confirme que le droit de la mer peut être utilisé pour évaluer les actions et inactions des États en matière de changement climatique. L’obligation de protéger le milieu marin contre toutes les sources de pollution marine ne pourra plus être remise en question. De ce fait, un État pourra être tenu pour responsable devant le Tribunal s’il ne déploie pas de mesures de prévention et de protection des mers et océans contre les activités émettant des GES.

Pensons ici, par exemple, à l’exploitation des énergies fossiles en haute mer, aux marées noires provoquées par les navires pétroliers, ou même à toutes les activités produisant du CO2, même indirectement. De ce fait, les États seront probablement tenus d’exercer une vigilance accrue sur les activités qu’ils autorisent en mer.

On le voit, la portée de l’avis est grande. Il a un potentiel considérable pour faire évoluer les obligations des États dans la lutte contre le changement climatique. À terme, pourquoi pas, il pourra servir de base pour lutter contre les ‘irresponsabilités’ environnementales.

Marta Torre-Schaub, CNRS, juriste


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Domaine public.


Plus de conventions en Wallonie…

RANSONNET : Sans titre (2003, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

RANSONNET Jean-Pierre, Sans titre

(xylogravure, 42 x 32 cm, 2003)

Jean-Pierre RANSONNET, né à Lierneux en 1944, est un artiste belge. Il vit et travaille à Tilff, en Belgique. Formé à l’École supérieure des Arts Saint-Luc de Liège (1962-1968), Jean-Pierre Ransonnet séjourne en Italie en 1970 grâce à une bourse de la fondation Lambert Darchis. Il enseigne le dessin à l’Académie des Beaux-Arts de Liège de 1986 à 2009.

Cette série de gravures sur bois de Jean-Pierre Ransonnet est une variation sur des formes plastiques abstraites, ou évoquant des sapins. L’artiste use de l’expressivité du bois gravé, laissant transparaître les veines du bois, matière même de son discours.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jean-Pierre Ransonnet ; mu-inthecity.com | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

DAGUIN, Clara (née en 1987)

Temps de lecture : 9 minutes >

[FR.FASHIONNETWORK.COM, 29 octobre 2023] Cette créatrice franco-américaine, âgée de 36 ans, est née à Levallois-Perret en région parisienne puis a grandi dans la Silicon Valley californienne, qui est considérée comme le berceau de l’innovation technologique. Avec un père ingénieur en électronique, la digitalisation et la dématérialisation deviennent rapidement ses sujets de prédilection.

Diplômée en design graphique du California College of the Arts en 2009, Clara Daguin passe six mois en Inde puis rentre en France, où elle laisse libre cours à sa passion pour la mode. Son master de “Fashion design” de l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) de Paris en poche, elle enchaîne avec un stage chez Margiela.

La styliste en herbe participe ensuite au 31e Festival international de mode et photographie de Hyères, en avril 2016. Avec sa collection de vêtements hybrides à l’allure futuriste, qui s’illuminent en fonction des battements du cœur de la mannequin, elle se hisse parmi les finalistes. Et crée sa marque éponyme dans la foulée.

En utilisant la mode comme un medium, Clara Daguin explore la relation (parfois ambiguë) entre les corps et les nouvelles technologies. Dans son travail artistique, la créatrice de mode basée dans le nord-est de Paris, à deux pas du Centquatre (XIXe arrondissement), crée des tenues poétiques, interactives et résolument expérimentales, sur lesquelles elle attache des circuits électroniques intégrés, des microprocesseurs, des piles, de fins câbles, des LED, des fibres optiques ou encore des capteurs de lumière et de température.

“Depuis 2016, je constate que beaucoup de gens qui se sont lancés dans la fashion tech en sont partis, car c’est vraiment compliqué d’intégrer la technologie dans une collection commerciale, qui puisse se vendre, admet Clara Daguin. Il me faut parfois plusieurs mois pour créer certaines tenues sur-mesure”, ajoute l’entrepreneure qui pilote une équipe de trois personnes et qui recherche “un binôme orienté business”.

​”Certes il y a eu un engouement pour la fashion tech ces dernières années mais c’est difficile d’en vivre. Je prête souvent mes pièces pour des éditos presse et des shootings et je fais également du consulting pour des marques plus établies”, confie la créatrice qui jongle au quotidien entre une créativité sans limite et la réalité commerciale du secteur de la mode.

Dans son “modèle économique pluridisciplinaire”, Clara Daguin propose “la location de pièces couture, plébiscitée par des VIP, qui négocient souvent à la baisse les tarifs” ainsi qu’une petite offre de prêt-à-porter sur son site web (avec notamment des foulards en coton à 45 euros et des bombers oversize aux détails réfléchissants proposés à 750 euros).

Elle compte dans sa clientèle des célébrités internationales comme la musicienne islandaise Björk (pour sa performance à Coachella en avril, elle portait la veste bleu nuit “Sun” brodée de 1.430 ampoules LED réagissant au son), le chanteur nigérian Burna Boy (pour son concert à Paris en mai dernier) ou encore l’artiste monténégrine Vladana Vučinić qui, ​pour la demi-finale de l’Eurovision 2022, avait enfilé une somptueuse robe bardée de LED s’illuminant et rayonnant selon les fluctuations de la musique.

Cette dernière est issue de la flamboyante collection Cosmic Dance, présentée en janvier dernier pendant la semaine de la haute couture à Paris à la maison Baccarat, spécialiste du cristal avec qui elle collabore sur un plan créatif depuis deux ans. Clara Daguin fait rayonner ses pièces combinant broderies artisanales et technologies pointues avec des collaborations cosmiques.

En 2021, la créatrice geek a imaginé cinq robes époustouflantes conçues avec l’incubateur Advanced Technology and Projects (ATAP) de Google et sa technologie “Jacquard” (un tissu intelligent et tactile). Cette collection baptisée “Oracle” a été présentée au musée Grévin à Paris, et elle a ensuite été déclinée numériquement. Ces NFT sont commercialisés au prix de 111,87 euros sur le site de mode virtuelle DressX.

Avec ses collaborations audacieuses, la styliste s’essaie au mass-market. “Je vais dévoiler au printemps une capsule imaginée avec La Redoute”, sourit-elle. Les pièces, commercialisées en édition limitée par l’enseigne nordiste dès le mois de mars prochain, arborent “un côté sportif avec des matières réfléchissantes”. Au programme: une robe, un pantalon et une veste bomber.

Egalement passionnée par la décoration et l’architecture d’intérieur, Clara Daguin travaille sur des œuvres murales et des tapisseries géantes (de 9 mètres sur 5) réagissant aux sons, qui seront exposées à partir de début décembre dans l’église Saint-Eustache à Paris, près du Forum des Halles.


© Clara Daguin

[FRANCETVINFO.FR, 4 mai 2023] En utilisant la lumière tel un matériau, Clara Daguin confronte haute couture et haute technologie pour une mode qui s’inscrit entre le monde physique et le digital. Etonnant.

Clara Daguin, qui est née en France, mais a grandi dans la Silicon Valley en Californie, s’empare de ces deux cultures pour son travail où s’entrelacent savoir-faire et technologie, broderie et électronique, naturel et artificiel. Elle se sert de la mode pour explorer comment la technologie accompagne nos corps – digitalisation, dématérialisation, surveillance – et utilise la lumière tel un matériau. La créatrice, qui a créé sa marque en 2017 à l’issue de sa participation au Festival International de mode, de photographies et d’accessoires d’Hyères, collabore également avec des artistes, des chercheurs et des institutions. En janvier 2023, elle a présenté une robe confectionnée avec 400 pampilles de cristal Baccarat, une collaboration entamée en 2021 lors de l’exposition Harcourt Show.

Rencontre et explications avec la créatrice Clara Daguin.

Franceinfo Culture : pourquoi s’intéresser à la technologie ?

Clara Daguin : J’ai toujours fait de la couture depuis que je suis petite mais je ne la voyais pas comme un moyen d’expression artistique : c’était juste quelque chose que j’aimais faire. Aux Etats-Unis, où j’ai grandi, j’ai suivi un Bachelor de graphisme. J’ai choisi ce domaine car je trouvais intéressant de pouvoir utiliser plein de techniques différentes. Là-bas, la première année, on peut tout expérimenter : j’ai testé la peinture, la photographie, la gravure… J’aimais faire des logos, de l’identité visuelle, des sites internet, des choses interactives et des vidéos.

En 2010, j’ai vécu six mois en Inde : j’ai vu des artisans de mode, des matières incroyables, de la broderie, cela m’a donné envie d’acheter des matériaux et de recommencer un peu à réaliser des choses. Là-bas, j’étais embauchée par une entreprise française d’urbanisme pour créer leur site internet. Quand je suis rentrée vivre à Paris, j’ai continué avec eux mais l’artisanat et ses matériaux m’étaient restés en tête. Je me suis inscrite à un cours de stylisme de mode de la mairie de Paris et j’ai envisagé cela comme un projet artistique, créatif. J’ai, alors, fait des dessins puis une collection.

Vous avez créé votre marque à l’issue de votre participation au Festival international de mode d’Hyères.

Après les cours à la mairie de Paris, j’ai postulé à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs où j’ai fait un master de design/vêtements. J’avais comme professeur Elisabeth de Senneville qui était une des premières créatrices à utiliser des matières techniques, de la fibre optique… J’adorais son cours. Certains d’entre nous ont ainsi participé à un workshop avec le MIT (Massachusetts Institute of Technology) : il s’agissait de hacker des chaises Ikea avec un microprocesseur et des capteurs pour leur donner une nouvelle utilité. Là, j’ai compris que tout ce que je faisais en graphisme – le côté interactif – pouvait être appliqué à un objet. Cela m’a alors obsédée. Ma collection de diplôme était axée sur les recherches matières avec des tubes en textile pour représenter l’idée de data [données numériques], d’informatique, de technologie. J’avais commencé à intégrer de la vraie fibre optique mais cela ne marchait pas bien, c’était un premier test.

Pour le Festival de Hyères, j’ai retravaillé ma collection en intégrant une fibre optique plus souple et un peu moins de broderie. L’idée de ma collection Body Electric était que la technologie uniformise : sur mes vêtements j’ai réalisé des découpes à différents endroits. Cela permettait de voir ce qui était caché, de révéler une partie lumineuse du corps, de dévoiler un peu le côté cyborg de l’humain.

En 2016, il y avait un foisonnement autour de la Fashion Tech, les gens étaient super intéressés et ils faisaient des choses avec des leds ou des trucs interactifs. J’ai été invitée à voyager pour présenter ma collection et à faire des conférences sur cette technologie. Je me suis dit alors qu’il y avait un réel intérêt pour ce travail et qu’il fallait continuer. En parallèle, je travaillais en free-lance en broderie dans un atelier et pendant les Fashion Weeks pour Alexander McQueen. L’année suivante, j’ai fait une deuxième collection pour le Festival de Hyères ce qui m’a permis de travailler de nouvelles pièces.

Vous êtes un peu touche-à-tout : au salon Première Vision, vous avez réalisé une installation interactive

En 2018, j’ai travaillé avec le salon Première Vision qui m’a proposé de créer une pièce pour le Wearable Lab dans le cadre d’une exposition où des entreprises présentaient des solutions techniques innovantes. J’avais un espace d’exposition de 100 m2 pour présenter Aura Inside, ma pièce sur mesure. En fait, c’était une robe ouverte en deux parties, le devant et le dos, à l’intérieur desquelles le visiteur pouvait se glisser. Un motif s’illuminait quand les gens rentraient dedans. L’exposition s’intitulait Reveal The Invisible.

Ensuite, j’ai participé pendant deux saisons à Designers Appartement [‘incubateur-showroom’ organisé par la Fédération de la Couture et de la mode où la créatrice a présenté une collection de prêt-à-porter féminin, dans laquelle on retrouve les codes de la pièce expérimentale Aura Inside. Après j’ai eu envie d’explorer, de pousser plus loin la technologie et de me recentrer sur l’expérimentation.

Une de vos pièces a demandé 3 000 heures de travail !

En 2019, pendant la semaine de la haute couture, à la Chapelle Expiatoire à Paris, j’ai présenté Atom. Cette seule pièce avait demandé 3 000 heures de travail, en effet. Elle était accompagnée d’une bande-son car elle réagissait aux différents sons. L’idée était que visuellement tout évoque les ondes sonores, avec de la broderie et des perles. Lors du Festival de Hyères, j’avais réalisé des petites broderies tandis que là le vêtement était entièrement brodé. Avec le temps, on évolue tant dans le choix des matériaux utilisés que dans la programmation. De fin 2019 à l’été 2022, j’étais salariée du concept-store de Dover Street Parfums Market et j’ai fait aussi du consulting, après j’ai réalisé une robe pour l’Eurovision.

C’était pour la chanteuse représentant le Montenegro en 2022. Comment est née cette collaboration ?

J’ai fait une robe lumineuse sur mesure. Vladana Vučinić m’a contacté sur Instagram. Elle m’a dit “je veux être la chose la plus lumineuse sur scène.” J’ai alors réalisé des dessins pour cette robe qui s’illumine au niveau du thorax puis derrière le corps en une sorte de halo. Ma robe réagissait aux fluctuations de la mu­sique. La pièce avait été pensée par rapport à la scénographie qui représentait un soleil cinétique.

Certaines de vos robes sont le fruit d’un partenariat avec Google ATAP

En 2021, j’ai mis en scène cinq robes lumineuses interactives en partenariat avec les ingénieurs de Google ATAP (Advanced Technology and Projects). J’avais une carte blanche artistique pour intégrer la connectivité dans mes vêtements grâce à la technologie Jacquard by Google, un fil très fin et conducteur. Leur ingénieur s’occupait de la programmation et m’indiquait pour chaque modèle à quel endroit il fallait connecter le microprocesseur à la broderie.

La performance s’articulait autour d’Oracle : l’histoire d’une diseuse de bonne aventure – interprétée par la mannequin et muse Axelle Doué – qui lisait les lignes de la paume de la main de son interlocutrice de façon numérique. La technologie était brodée sous forme de fil dans les gants portés par Axelle les transformant en capteurs. Ces derniers renvoyaient les informations pour éclairer avec plus ou moins d’intensité l’une des quatre robes – inspirées des élements : eau, feu, terre et eau – de cette performance.

Elles ont même été disponibles dans l’univers virtuel grâce à la plateforme DressX

Quand j’ai fait cette collaboration avec Google, DressX [entreprise qui créée des vêtements digitaux pouvant être portés en filtre grâce à la réalité augmentée] s’est greffée sur cette collaboration et a digitalisé certaines de mes pièces pour sa plateforme. Je trouve cela super intéressant de pouvoir acheter des pièces virtuelles, digitales, adaptées à la morphologie de la personne.

Vous avez débuté en 2021 une collaboration avec Baccarat qui s’est poursuivie cette saison. 

En 2021, j’avais été invitée par Laurence Benaïm à l’exposition Hartcourt Show, une exposition de onze jeunes créateurs de mode réinterprétant l’iconique verre Harcourt. En janvier 2023, pendant la semaine de la haute couture, j’ai présenté Cosmic Dance, ma nouvelle collaboration. Là, j’ai confectionné une robe avec 400 pampilles de cristal Baccarat, lumineuses. Une toute petite Led – glissée de chaque côté de chaque pampille en cristal – illuminait la robe. C’était très upcycling !

Quels sont vos projets ? 

J’ai un projet avec la danseuse Véronika Akopova. Cette chorégraphe fait partie des sélectionnés de la bourse Mondes nouveaux du Ministère de la Culture. Sa pièce  Murmurations sera jouée au château d’Azay-Le-Rideau, en juin prochain avec cinq danseurs ainsi que des drônes-oiseaux, puisque la danseuse évoque leur disparition. Je réalise les costumes avec des matières réfléchissantes dont les motifs reprennent des photos d’oiseaux en mouvement.

Sinon, je prête mes robes pour les shootings photo à des magazines, ce qui fait de la visibilité. Je loue aussi certaines de mes pièces – j’ai une vingtaine de modèles – pour des concerts ou des clips vidéos. Et pour 2024, on va faire une collaboration avec La Redoute.

Vous considérez-vous comme créatrice, artiste ou ingénieure ?

Je me pose la question tous les jours. C’est un peu un mélange, artiste, créatrice et ingénieure mais j’ai toujours besoin d’un ingénieur extérieur pour écrire le code. Je fais aussi un peu de prêt-à-porter, des pièces très basiques comme des casquettes phosphorescentes et des foulards dont les motifs évoquent la lumière… disponibles sur mon site internet. Je suis créatrice de mode avec mes vêtements couture mais je peux aussi faire des objets, des collaborations et des partenariats avec d’autres maisons, me diversifier et dans cet esprit, je me sens alors plus artiste. La led évolue en devenant de plus en plus petite et forte donc cela permet d’explorer plein de choses.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : fr.fashionetwork.com ; francetvinfo.fr | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Clara Daguin | visiter le site de Clara Daguin


Plus de scène en Wallonie-Bruxelles…

LE BRETON : Avec les smartphones, la conversation en péril ?

Temps de lecture : 7 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 20 mars 2024] La conversation relève souvent de la gratuité, de la flânerie, de la rencontre, elle est une parole partagée. Mais que devient-elle à l’ère du smartphone omniprésent ? Jour et nuit, nous communiquons : via WhatsApp, Messenger, Instagram, Slack, TikTok, par mail ou par texto, via des messages vocaux… Et pourtant, nous rappelle David Le Breton, communiquer n’est pas converser. À la fois vigilants, disponibles et déconnectés de nos sensations physiques, nous avons peu à peu désappris l’ennui, la lenteur, les silences et l’attention à l’autre…

Le smartphone a introduit au sein du lien social dans le monde entier un avant et un après de son usage. En une quinzaine d’années, la banalisation de son recours a opéré une transformation inouïe du rapport au monde et aux autres. J’aborderai ici seulement les profondes altérations que connaît la conversation face à l’impact colossal de la communication, notamment quand elle passe par la médiation du téléphone portable.

Communiquer n’est pas converser

J’entends par communication l’interposition de l’écran dans la relation à autrui, la distance, l’absence physique, une attention distraite, flottante… Utilitaire, efficace, elle appelle une réponse immédiate ou des justifications ultérieures car elle exige une disponibilité absolue qui induit par ailleurs le sentiment que tout va trop vite, que l’on a plus de temps à soi. À tout moment une notification, un appel, un message somme l’individu à une réponse sans retard qui maintient une vigilance sans relâche.

À l’inverse, la conversation relève souvent de la gratuité, de la flânerie, de la rencontre, elle est une parole partagée. Il s’agit seulement d’être ensemble en toute conscience et de dialoguer en prenant son temps. Si la communication fait disparaître le corps, la conversation sollicite une mutuelle présence, une attention au visage de l’autre, à ses mimiques et à la tonalité de son regard. Elle compose volontiers avec le silence, la pause, le rythme des uns et des autres. À l’inverse de la communication où toute suspension sollicite un pénible rappel, surtout pour ceux qui sont autour et ne sont pas concernés, d’un : “On a été coupés“, “T’es là ?“, “J’entends plus rien“, “Je te rappelle“. La conversation n’a pas ce souci car le visage de l’autre n’a jamais disparu et il est possible de se taire ensemble en toute amitié, en toute complicité, pour traduire un doute, une méditation, une réflexion. Le silence dans la conversation est une respiration, dans la communication elle est une panne.

© DP

Il y a quelques mois à Taipei, j’étais dans un restaurant populaire. À une table, non loin de la mienne, est venue s’installer une dizaine de personnes de la même famille, des plus jeunes aux plus âgés. Le temps de prendre place, et tous ont sorti leur smartphone, les plus petits avaient deux ou trois ans, jusqu’aux anciens, la soixantaine. Ayant à peine jeté un coup d’œil au menu avant de commander, tous se sont immergés dans la contemplation de leur portable, sans aucune attention les uns envers les autres. Ils n’ont pratiquement pas dit un mot et ils mangeaient leur smartphone à la main. Seule exception parfois, de petites tensions entre deux des enfants qui devaient avoir quatre ou cinq ans. Ils sont restés une bonne heure en échangeant guère plus que quelques phrases, sans vraiment se regarder.

La scène aurait pu se passer à Strasbourg, à Rome ou à New York, dans n’importe quelle ville du monde. Elle est aujourd’hui commune. Il suffit d’entrer au hasard dans un café ou un restaurant pour voir la même situation. Les anciennes rencontres familiales ou amicales disparaissent peu à peu, remplacées par ces nouvelles civilités où l’on est ensemble mais séparés les uns des autres par des écrans, avec parfois quelques mots échangés avant de retrouver la quiétude de son portable, replié sur soi. À quoi bon s’encombrer des autres puisqu’un monde de divertissement est immédiatement accessible où l’on a plus à soutenir l’effort de nourrir la relation aux autres. La conversation devient désuète, inutile, pénible, ennuyeuse, alors que l’écran est une échappée belle qui ne déçoit pas et qui occupe agréablement le temps.

Des villes peuplées de zombies

La disparition massive de la conversation, même avec soi-même, se traduit par le fait que maintenant les villes sont désertes, on n’y rencontre plus personne, les trottoirs regorgent de zombis qui cheminent hypnotisés par leur smartphone. Les yeux baissés, ils ne voient rien de ce qui se passe à leur entour. Si vous cherchez votre chemin, inutile de demander de l’aide, il n’y a personne autour de vous. Les uns sont casqués ou portent des oreillettes, parlent tout seuls, et arborent une attitude indifférente ostentatoire, tous n’ont d’yeux que pour leur écran.

Parfois, la communication s’impose dans l’espace public, infligée à ceux qui n’osent pas protester ou s’en vont ailleurs, envahis par la parole insistante de quelqu’un venu s’asseoir à leur banc ou près de leur table pour entamer une discussion à voix haute. Autre donnée de plus en plus courante, regarder une vidéo criarde sans oreillette ou mettre le haut-parleur pour mieux entendre la voix de son interlocuteur.

Autre forme d’incivilité courante devenue banale, le fait de parler avec quelqu’un qui ne peut s’empêcher de sortir son smartphone de sa poche toutes les trente secondes, dans la peur de manquer une notification ou qui vous laisse tomber après une vibration ou une sonnerie. Échange de bon procédé, chacun occupant une place ou un autre selon les circonstances. La hantise de manquer une information provoque cette fébrilité des adolescents, mais pas seulement, et cette quête éperdue du smartphone dans la poche, à moins qu’il ne reste en permanence à la main. Ce que les Américains appellent le Fear of Missing Out (FOMO) est devenu un stress qui affecte la plupart de nos contemporains. Même posé près de soi sur une table, l’expérience montre que le smartphone exerce un magnétisme difficile à contrer, les regards se posent avec régularité sur lui dans une sorte de nostalgie.

Pour ces usagers, les relations à distance, sans corps, sont moins imprévisibles, moins frustrantes, elles n’engagent que la surface de soi, et en ce sens elles apparaissent souvent préférables aux interactions de la vie réelle. Elles donnent lieu à des relations conformes au désir et fondées sur la seule décision personnelle sans craindre un débordement, car dès lors il suffit d’interrompre la discussion en prétextant un problème de réseau et de couper la communication. Les interactions en face-à-face sont plus aléatoires, plus susceptibles de blesser ou de décevoir. Mais plus on communique moins on se rencontre, plus la conversation disparaît du quotidien. Les écrans donnent le moyen de franchir le miroir du lien social pour se retrouver ailleurs sans plus de contrainte de présence à assumer devant les autres. Ils induisent une communication spectrale, essentiellement avec soi-même, ou avec un minimum d’altérité. Souvent dans le sillage des habitudes prises lors du confinement quand tout autre lien était impossible. Nous multiplions aujourd’hui les réunions, les conférences à distance qui dans mon expérience personnelle n’existaient pas avant l’émergence du Covid.

Un sentiment d’isolement croissant

La société numérique ne se situe pas dans la même dimension que la sociabilité concrète, avec des personnes en présence mutuelle qui se parlent et s’écoutent, attentifs les uns aux autres, en prenant leur temps. Elle morcelle le lien social, détruit les anciennes solidarités au profit de celles, abstraites, le plus souvent anonymes, des réseaux sociaux ou de correspondants physiquement absents.

© Francisco Pancho Graells

Paradoxalement, certains la voient comme une source de reliance alors que jamais l’isolement des individus n’a connu une telle ampleur. Jamais le mal de vivre des adolescents et des personnes âgées n’a atteint un tel niveau. La fréquentation assidue de multiples réseaux sociaux ou l’ostentation de la vie privée sur un réseau social ne créent ni intimité ni lien dans la vie concrète.

La société numérique occupe le temps et donne le moyen de zapper tout ce qui ennuie dans le quotidien, mais elle ne donne pas une raison de vivre. Bien entendu certains y trouvent du lien du fait de leur isolement, mais ce dernier n’est-il pas aussi une incidence du fait que l’on ne se rencontre plus dans la vie réelle ?

Chacun est en permanence derrière son écran, même en marchant en ville, l’expérience individuelle de la conversation ou de l’amitié se raréfie, l’isolement se multiplie en donnant le sentiment paradoxal de la surabondance. Mais il ne reste du lien qu’une simulation. Les cent “amis” des réseaux sociaux ne valent pas un ou deux amis dans la vie quotidienne.

© Weheartit

Le smartphone donne les moyens de ne plus tenir compte des autres. Il contribue à l’émiettement social, et paradoxalement, non sans ironie, il se propose comme le remède à l’isolement, la prothèse nécessaire puisqu’on ne se parle presque plus dans les trains, les transports en commun, les cafés, les restaurants, maints autres lieux propices autrefois aux rencontres, mais qui juxtaposent aujourd’hui des individus isolés, séparés, en contemplation devant leur écran.

De nouvelles formes d’expression émergent qui relèvent désormais de l’évidence pour nombre de contemporains, et pas seulement pour les digital natives. Globalement la connexion prend le pas sur une conversation renvoyée à un anachronisme mais non sans un impact majeur sur la qualité du lien social, et potentiellement sur le fonctionnement de nos démocraties.

David Le Breton, Professeur de sociologie et d’anthropologie
(Université de Strasbourg)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Shutterstock ; © Weheartit | N.B. David Le Breton est l’auteur de, entre autres : Des visages. Une anthropologie et de Du silence. Essai d’anthropologie. La fin de la conversation : La parole dans une société spectrale est paru en mai 2024.


Plus de tribunes en Wallonie…

HERRERA, Carmen (1915-2022)

Temps de lecture : 5 minutes >

[LIBERATION.FR, 15 février 2022] Mieux vaut tard que jamais. Cette expression est particulièrement vraie en ce qui concerne la peintre Carmen HERRERA, décédée le 12 février à 106 ans dans son loft de Manhattan.

Travaillant incognito pendant toute sa carrière, exposant sans relâche mais sans vendre aucune toile, la pionnière de l’abstraction géométrique a connu le succès tardivement, à la suite d’une exposition collective à la Latin Collector Gallery à New York en 2004. C’est à cette période qu’elle vend sa première œuvre à l’âge de 90 ans. Pour aller jusque sur les cimaises du Whitney Museum qui lui consacre une rétrospective en 2016. Ses tableaux et sculptures, joyeux cocktail de triangles, de rectangles, de lignes brisées et de couleurs contrastées ont alors rencontré un très grand succès aux enchères et dans les foires. Le fait d’être une femme latino-américaine dans le milieu de la peinture minimaliste volontiers sexiste explique son succès tardif.

Continuant sa peinture comme si de rien était, Carmen Herrera n’a été ni arrêtée ni freinée par le manque de reconnaissance. Coûte que coûte, elle a continué à peindre par “amour de la ligne pure”, comme elle l’a confié au New York Times en 2009, considérant que “la gloire était quelque chose de vulgaire”. “C’est comme un bus, que j’ai attendu pendant près de cent ans”, a-t-elle aussi déclaré.

Gemini (2007) © Sheldon Museum of Art

La recherche des couleurs et des formes pures

Née à La Havane en 1915, l’artiste grandit dans une famille progressiste : son père est le fondateur d’El Mundo à Cuba et sa mère, féministe, exerce le métier de reporter. C’est à Paris et à La Havane que Carmen Herrera étudie l’art, l’histoire de l’art et l’architecture. Pendant la guerre, étudiante à l’Art Students League de New York (1942-1943), elle rencontre Barnett Newman et Ellsworth Kelly, grandes figures de l’expressionnisme abstrait. Dans les années 50, l’artiste cubano-américaine expose au Salon des réalités nouvelles à Paris, un vivier de l’abstraction, de l’art concret et de l’art géométrique. Si elle vit entre La Havane et Paris dans les années 30 et 40, elle s’installe définitivement à New York en 1954. Et persévère sans fléchir, vivant de peu, soutenue financièrement par son mari, dans sa recherche des couleurs et des formes pures. En 2004, son style est comparé par un critique du New York Times à celui de Piet Mondrian, Ellsworth Kelly et Lygia Clark  : sa réussite éclate enfin. Aujourd’hui, ses toiles font partie des collections du Moma, de la Tate Modern ou du Walker Art Center de Minneapolis. A Paris, en 2021, deux de ses tableaux ont été remarqués dans l’exposition Elles font l’abstraction au Centre Pompidou.

Clémentine Mercier


© Richard Drew – AFP

[CONNAISSANCEDESARTS.COM] La galerie Lisson a annoncé la mort de Carmen Herrera qu’elle exposait depuis 2010. Elle est décédée “paisiblement dans son sommeil” à 106 ans dans son appartement de New York.

Toute sa vie passionnée par l’art abstrait et les figures géométriques, son travail, en tant que femme artiste, n’a pas été reconnu avant les années 2000. “Il en aura fallu du temps, grand Dieu, ils auront attendu longtemps“, a-t-elle pu déclarer, visiblement peu rancunière. Encore active pendant ces vingt dernières années, où sa cote sur le marché de l’art a explosé, elle prévoyait une exposition chez Lisson en mai prochain pour son anniversaire.

La beauté de la ligne droite

Je crois que je serai toujours en admiration devant la ligne droite, sa beauté est ce qui me fait continuer à peindre.” Carmen Herrera s’est inspirée toute sa vie de la ligne rigoureuse. Pendant 80 ans, elle a proposé des œuvres structurées, sobres et colorées. Elle s’oppose à une vision sensitive de la peinture. Ses peintures témoignent d’un travail sérieux de l’espace et des séparations sur la toile. Elle commençait par des dessins à l’échelle sur papier-calque, annotait des mesures et finalement reproduisait le rendu final à l’acrylique sur la toile. Le conservateur Jonathan Watkins, un des premiers à lui proposer une exposition dans la galerie anglaise Ikon en 2009, résumait : “Nous avons eu la chance de travailler avec quelqu’un qui était à la fois intransigeant sur le plan esthétique et si généreux.”

Régime végétarien ou presque

Carmen Herrera est née à La Havane à Cuba en 1915. Son père rédacteur en chef du journal El Mundo meurt en 1917 pendant la révolution. Sa mère, également journaliste, pionnière et engagée dans le féminisme, lui a servi de modèle. Elle commence des études d’art à Cuba puis à Paris. Francophone, elle y vivra à nouveau avec son mari Jesse Loewenthal pendant l’après-guerre. De retour à New York dans les années 50, elle y est restée pour le reste de sa longue vie. Interrogée sur son secret de longévité une fois passée le centenaire, elle évoque le régime végétarien et un verre de scotch quotidien. “Rien d’extraordinaire”, résume-t-elle. “Faire ce qu’on aime, et le faire tous les jours. C’est ce que je fais. Je me lève, je petit-déjeune et je me mets à travailler.

La reconnaissance à 89 ans

C’est par hasard quand une autre artiste se désiste pour l’exposition sur l’abstraction géométrique latino-américaine à la Latin Collector Gallery de TriBeCa à New York en 2004 que les œuvres de Carmen Herrera sont vues sous une lumière nouvelle et plus vaste. Elle est alors âgée de 89 ans. Le réputé Whitney Museum of American Art lui consacre une importante rétrospective en 2016, Carmen Herrera : Lines of Sight. Ses œuvres se trouvent maintenant dans plusieurs collections permanentes de musées, dont le Guggenheim d’Abu Dhabi, le MoMA à New York et la Tate Modern à Londres. Elle expose d’imposantes structures d’aluminium dans le City Hall Park de New York nommées Estructurales monumentales en 2019.

Elle n’est pas naïve quant à l’oubli de son art par l’histoire et les professionnels pendant de si longues années. Son statut de femme est clairement ce qui l’a écarté de la notoriété. Elle raconte dans un documentaire qui lui est consacré en 2015, The 100 years show, qu’une femme galeriste lui a un jour dit qu’elle était une meilleure peintre que beaucoup de ses contemporains masculins les plus célèbres, mais  “qu’il n’y aurait pas de spectacle parce que vous êtes une femme“. L’artiste a déclaré: “Je suis sortie de là comme si quelqu’un m’avait tapé dessus. Une femme à une femme ?

Flight of Colours (1949) © Sheldon Museum of Art

Un monde d’hommes… et Georgia O’Keeffe

Son œuvre se rapporte au mouvement esthétique abstrait de l’hard edge, typique de l’art américain à succès dans la seconde moitié du XXème siècle. Elle est aussi l’une des premières à utiliser la peinture acrylique à base de solvants à cette époque. Des artistes, hommes et blancs, qui effectuaient un travail très similaire comme Ellsworth Kelly et Barnett Newman bénéficiaient eux d’une visibilité tout autre. “Tout était contrôlé par les hommes, pas seulement l’art. Je connaissais [le peintre] Ad Reinhardt et il était terriblement obsédé par Georgia O’Keeffe et son succès. Il la détestait. Je la détestais  ! Georgia était forte, et ses peintures étaient exposées partout, et il était jaloux.” dénonce-t-elle en 2016 une fois que sa voix était davantage entendue à force que son art soit vu et respecté.

Louise Bernard


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, édition et iconographie | sources : liberation.fr ; connaissancedesarts.com | contributeur : Philippe Vienne & Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Lines of Sight © Whitney Museum ; © Sheldon Museum of Art ; © Richard Drew – AFP.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

FAYARD : Sébastien Fayard va plaquer sa petite amie (2014, Artothèque, Lg)

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FAYARD Sébastien, Sébastien Fayard va plaquer sa petite amie

(photographie, 20 x 25 cm, 2014)

Sébastien FAYARD est un comédien et performeur français vivant à Bruxelles. Il a étudié le secrétariat, la comptabilité, le cinéma, la musique, la photographie et le théâtre. Il collabore avec différents metteurs en scène, chorégraphes et artistes plasticiens dont la compagnie System Failure avec qui il se produit régulièrement sur scène. Depuis quelques années, il mène différentes recherches photographiques et vidéographiques et poursuit la série  “Sébastien Fayard fait des trucs.” En parallèle, il décline ce projet en petits films dans une série appelée “Sébastien Fayard filme des navets” et sillonne les festivals de courts-métrages européens. (d’après l’ancien site officiel de l’artiste SEBASTIENFAYARDFAITDESTRUCS.COM)

Sébastien Fayard livre ici une série en cours, inédite, de clichés qui détournent, c’est le cas de le dire, des clichés. Le procédé est simple mais inusable : prendre les choses au pied de la lettre, exploiter les ambiguïtés et les doubles sens des phrases toutes faites, des métaphores éculées, des formules journalistiques, des poncifs en vogue. Faisant ses trucs, il en défait pas mal d’autres – des attentes, des snobismes, des poses et des postures, des idées reçues, des présupposés logiques. Pour bien comprendre il faut se méprendre, et accepter surtout un paradoxal et étroit entrelacs entre stupidité et lucidité. (d’après YELLOWNOW.BE)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Sébastien Fayard ; lesoir.be  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

L’intelligence artificielle à l’épreuve de la laïcité

Temps de lecture : 5 minutes >

[EDL.LAICITE.BE, 14 mai 2024] L’IA révolutionne nos vies mais soulève des questions éthiques. Des chatbots religieux aux risques de discrimination, la régulation devient essentielle. Le Centre d’Action Laïque propose la création d’un comité indépendant pour assurer une IA éthique dans une société laïque.

Depuis l’apparition de ChatGPT, l’intelligence artificielle n’a cessé de faire parler d’elle. Rapidement, les médias se sont emparés du sujet, tantôt en saluant une nouvelle technologie révolutionnaire, tantôt en alertant sur les risques d’un remplacement de l’humain par la machine. Et aujourd’hui, on ne compte plus le nombre de dispositifs d’IA développés avec des agents conversationnels plus farfelus les uns que les autres. Parmi les plus surprenants : AI Jesus, un chatbot donnant vie au Christ pour qu’il prêche la bonne parole sur Twitch, tout en partageant son opinion sur la géopolitique, les relations amoureuses et même les voitures. Plus récemment, le MR a carrément accompagné son programme aux élections 2024 du robot Victor, accessible auprès de tous les électeurs cherchant à obtenir rapidement des informations sur les propositions du parti.

C’est quoi, une intelligence artificielle laïque ?

Face à ce foisonnement technologique, comment le Centre d’Action Laïque peut-il se positionner ? En créant sa propre intelligence artificielle laïque ? L’idée est amusante mais faut-il encore y trouver un réel intérêt. En revanche, avant de définir une position, nous pouvons nous demander si l’IA est en elle-même laïque. Et qui de mieux que ChatGPT pour nous éclairer sur cette question ? Voici sa réponse : “L’intelligence artificielle elle-même n’a pas de croyances religieuses ou spirituelles, donc elle est intrinsèquement laïque. Cependant, les personnes qui créent et utilisent l’intelligence artificielle peuvent avoir des croyances religieuses diverses, et cela peut influencer la manière dont elles conçoivent et appliquent l’IA. En fin de compte, la laïcité ou le caractère religieux d’un système d’IA dépendra des valeurs et des intentions de ses créateurs et utilisateurs.

La réponse a ceci d’intéressant qu’elle nous rappelle que l’IA n’est pas une entité autonome qui se serait auto-engendrée, mais bien un outil conçu par et pour des êtres humains. Et comme le démontre l’exemple d’AI Jesus, elle est le résultat des idées et croyances de ses créateurs. Or cela pose des difficultés, notamment en matière de discriminations. En effet, les recherches en sciences sociales nous prouvent l’existence de biais dans le raisonnement humain. Dès lors, de tels biais se retrouvent inévitablement dans le mode de pensée des intelligences artificielles puisqu’ils coïncident avec celui de leurs concepteurs.

De nombreux exemples illustrent ce phénomène, comme celui du logiciel américain COMPAS consacré à la justice prédictive qui attribuait à des prévenus noirs une probabilité plus élevée de récidive qu’aux prévenus blancs. Autre exemple, celui des algorithmes utilisés par les entreprises lors des processus de recrutement. En fonction du poste à pourvoir et des stéréotypes de genre associés, l’IA privilégie la candidature soit d’une femme, soit d’un homme. De cette façon, les femmes se retrouveront plus systématiquement exclues des postes à haute responsabilité, puisque ceux-ci sont toujours majoritairement occupés par des hommes.

Ces exemples démontrent l’ampleur des nouveaux défis soulevés par l’intelligence artificielle en matière de lutte contre les discriminations. Alors que les laïques aspirent à une société réellement égalitaire, voilà que les algorithmes risquent d’accentuer davantage les inégalités. Mais gardons néanmoins à l’esprit que cela est loin d’être une fatalité. Il est tout à fait possible de supprimer la présence de ces biais par la mise en place d’un cadre éthique qui oblige les concepteurs à respecter un certain nombre de principes humanistes dans la configuration des algorithmes. Par ailleurs, l’investissement dans la recherche peut aider à prévenir les éventuels problèmes éthiques et sociaux liés à l’usage de l’intelligence artificielle. De cette façon, si les laïques doivent rester attentifs aux soucis de discriminations engendrés par l’IA, ils peuvent en même temps soutenir sa régulation éthique afin d’en faire un instrument de lutte contre ces mêmes discriminations. Si nous revenons à notre exemple d’égalité à l’embauche, un algorithme entraîné aux enjeux féministes pourrait tout à fait garantir une chance égale à une femme d’accéder à un poste à haute responsabilité ; là où les ressources humaines continueraient d’employer des raisonnements sexistes. Une IA éthique qui applique les valeurs associées à la laïcité pourrait donc être vectrice d’émancipation à l’égard de tous les individus.

L’aliénation de l’humain par la machine

Mais cette question de l’émancipation ne se pose pas uniquement pour des enjeux liés aux discriminations. La multiplication des outils d’intelligence artificielle offre aux individus des avantages considérables en matière de rigueur et d’efficacité. Citons l’exemple des algorithmes d’aide au diagnostic. Leur précision en fait des alliés de choix dans la détection et la prévention de certaines maladies graves et qui nécessitent une prise en charge rapide. Mais qu’en est-il lorsqu’ils se substituent carrément à l’expertise du prestataire de soins ? Le Wall Street Journal a récemment publié un fait divers sur l’issue dramatique à laquelle peut mener une utilisation aveugle de l’usage des algorithmes. Il évoque le cas d’une infirmière californienne, Cynthia Girtz, qui a répondu à un patient se plaignant de toux, de douleurs thoraciques et de fièvre en suivant les directives du logiciel d’IA de son institution. Le logiciel n’autorisant une consultation urgente qu’en cas de crachement de sang, elle a fixé un simple rendez-vous téléphonique entre un médecin et le patient. Or celui-ci est décédé d’une pneumonie quelques jours plus tard, et l’infirmière a été tenue responsable pour n’avoir pas utilisé son jugement clinique. Cet exemple malheureux démontre bien les risques d’aliénation du jugement des utilisateurs de l’IA. L’opacité des algorithmes et la complexité de leur fonctionnement rendent difficile la gestion totale de ceux-ci. Si l’utilisateur cesse de s’interroger sur la méthode qui a permis à l’algorithme de produire des résultats, il risque alors de se voir doublement déposséder de son jugement. D’abord, au regard des outils qu’ils ne maîtrisent pas, mais aussi par rapport à des conclusions auxquelles il ne serait désormais plus capable d’aboutir par lui-même. Un tel impact de l’IA sur l’autonomie humaine attire nécessairement l’attention des laïques qui militent pour l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen. La transparence des algorithmes et la connaissance de leur fonctionnement par tous les usagers deviennent donc des enjeux laïques à part entière.

Face aux enjeux et risques précités mais aussi à tous ceux liés encore à la désinformation, le cyber-contrôle, la cybersécurité, aux coûts environnementaux, etc., le Centre d’Action Laïque a décidé de reprendre un contrôle humaniste sur la technologie. Les enjeux étant de taille pour parvenir à une IA laïque, le CAL propose de doter la Belgique d’un comité consultatif indépendant relatif à l’éthique en matière d’intelligence artificielle et d’usages du numérique dans tous les domaines de la société.

Ce comité serait chargé, par saisine ou autosaisine, de rendre des avis indépendants sur les questions éthiques liées à l’utilisation de l’intelligence artificielle, de la robotique et des technologies apparentées dans la société, en prenant en compte les dimensions juridiques, sociales et environnementales. Il serait aussi chargé de sensibiliser et d’informer le public, notamment grâce à un centre de documentation et d’information tenu à jour. Mieux qu’un chatbot laïque, non ?

Lucie Barridez, Déléguée Étude & Stratégie


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : edl.laicite.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Anne-Gaëlle Amiot – Le Parisien.


Plus d’engagement en Wallonie…

VIENNE : Aura (nouvelle, 2015)

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Aura, c’est quand même étrange comme prénom, se dit-il, parcourant du regard son visage, son corps, comme une Laura sans aile mais ça lui convient assez, l’idée qu’elle ne puisse s’envoler, qu’en cet instant où il est occupé à la découvrir, elle ne puisse fuir, lui échapper, lui qui si souvent, trop souvent, a vu partir celles qu’il aimait. Aura, il y a forcément quelque chose de précieux dans ce prénom qui lui évoque l’or, il veut s’en persuader, en fait non, il en est certain mais, derrière le sourire qu’elle lui adresse, demeure un mystère et comme une douleur, il la ressent, par empathie sans doute ou bien, non, c’est moi qui projette sur elle mes vieilles blessures, songe-t-il, elle, elle est juste souriante et blonde, comme il sied à son prénom, et il l’observe encore, caressant du regard comme il voudrait le faire du bout des doigts, le galbe de son front, les pommettes hautes, rosies par le vin, l’arête un peu trop prononcée de son nez et puis ses lèvres, délicieusement charnues, ces lèvres-là dont il va rêver, dont il rêve déjà, dans l’attente des mots qu’elle va prononcer,

les paroles qu’il attend, elle l’espère en tout cas, ne voudrait pas le décevoir, pas lui, pas ce soir, je ne peux pas me tromper, tout gâcher, prendre le risque de le perdre avant même de l’avoir conquis. Elle l’observe attentivement, elle voit bien qu’elle lui plaît, elle sait de toute manière l’effet qu’elle fait aux hommes, en a payé le prix, mais lui c’est différent, elle doit le rassurer sans toutefois l’effrayer, elle y a songé déjà tout à l’heure, chez elle, quand elle a choisi la tenue qu’elle allait porter, non pas la robe rouge, trop provocante tant dans la couleur que le décolleté, ni la petite jupe noire, qui, assise, remonte trop haut sur les cuisses, quand même pas le tailleur marine, austère aux yeux d’un homme, alors la robe achetée pour le mariage d’Emma, sobre, suggestive juste ce qu’il faut, c’est dommage les bras nus, elle n’aime pas ses bras nus, quelle femme les aime, mais avec l’étole, ça devrait aller. Étole qu’enhardie et réchauffée par le vin, elle laisse doucement glisser, attirant son attention, consciente de l’effet produit, elle imagine, en cet instant qu’il pense à ce jour,

il y a quelques jours, dans ce snack où il se rend habituellement à midi, quand il l’a aperçue, distraitement tout d’abord, de la même manière qu’il parcourait son journal et le quittait de temps à autre des yeux afin d’observer ce qui, autour de lui, se passait. Ainsi l’avait-il vue, sa longue chevelure blonde en premier lieu, de ce blond qu’ont les femmes au sud de l’Europe, des rivages de la Méditerranée jusqu’à ceux de la Mer Noire, puis ensuite les livres posés sur la table, dont celui qu’elle lisait en mangeant sa salade. Il aurait voulu en voir le titre mais c’était impossible à cette distance, surtout sans lunettes, mais déjà, une fille qui lisait sur son temps de midi, c’était quelque chose qui pouvait bien l’attirer, qu’elle fût jolie ne pouvait qu’accroître son intérêt évidemment, il faudrait juste une occasion, un prétexte que le hasard, ou le destin, on le nomme comme l’on veut, n’allait pas tarder à lui donner. Quand, regardant l’heure à sa montre, elle s’était levée précipitamment, ramassant ses livres et fuyant sans un regard en arrière, avant de revenir, quelques instants plus tard, anxieuse, quelque peu affolée même. Il avait saisi sa chance, excusez-moi, je peux vous aider, vous avez perdu quelque chose ? Oui, mon portable, je ne le trouve plus, vous ne l’avez pas vu ? Non, dit-il calmement, mais on peut utiliser le mien pour l’appeler, si vous voulez. Et d’ainsi le localiser à quelques mètres de là, posé sur l’évier des toilettes, elle de n’en plus finir de le remercier tout en s’excusant d’être à ce point pressée qu’elle ne peut y mettre les formes et lui, réalisant seulement qu’en procédant de la sorte, ils ont échangé leurs numéros, proposant alors de se revoir

– Théo, s’était-il présenté. Elle avait accepté et n’avait cessé de se demander pourquoi. Se le demande encore d’ailleurs, non sans certaines craintes, davantage vis-à-vis d’elle-même et de son passé que de lui. Sentant son regard peser sur elle, quand elle aspire à davantage de légèreté, elle observe à la dérobée son visage au teint mat, marqué au plus profond de ses rides par le temps et peut-être d’autres excès ou douleurs, il en émane pourtant une douceur bienveillante à son égard, elle en est certaine, elle ne peut pas se tromper, pas cette fois, pas encore, elle a changé, elle a appris de la vie, au prix fort mais elle sait. Devra-t-elle lui dire un jour, le pourra-t-elle seulement, ou devra-t-elle jusqu’à la fin garder son secret comme elle porte à jamais les traces de ses blessures ? Face à elle, assis de l’autre côté de la table, il lui semble loin de ce restaurant,

il est plongé dans ses pensées quand c’est dans les yeux verts d’Aura qu’il devrait se noyer. Mais le flot des souvenirs est là, angoissant, le passé est comme un zombie qui surgit toujours au moment où on le croit définitivement enterré. Cette histoire d’amour dans laquelle si longtemps il a cru et crû, qu’il a vu s’effondrer en un instant, l’espoir avorté d’autres possibles, puis le doute, monstrueux, corrosif, qui surgit alors et qu’il sent revenir en ce moment. Le plus douloureux n’est pas de perdre espoir, non, au contraire, c’est l’espoir qui fait souffrir, la souffrance cesse dès lors que l’on n’attend plus rien. Le désespoir, c’est le passage douloureux de l’espérance à la résignation. Et ce désespoir, il avait cherché à l’anesthésier de toutes les manières, usant et abusant d’alcool, de certaines drogues mêmes, dans des nuits écarlates, tantôt gommant les visages aimés dans une abstinence excessive, et parfois contrainte, tantôt dans la succession et la superposition effrénées de faces quasi anonymes, auxquelles correspondaient autant de sexes. Jusqu’à ce que cela s’apaise et cesse un jour.

Un jour, elle devait avoir seize ans, il était revenu chez elle. Ils avaient été ensemble, avant, enfin comme on est ensemble à cet âge-là, mais ils avaient couché, ce n’était même pas la première fois, puis avaient rompu. Et ce jour-là, il avait sûrement remarqué que ses parents étaient absents, il était revenu. Elle savait pourquoi, elle avait dit non, il avait insisté, elle avait dit non encore, mais il n’avait pas renoncé, s’était montré pressant, menaçant, du moins l’avait-elle ressenti ainsi. Alors elle avait cédé. Donne-lui ce qu’il veut, avait-elle pensé, et qu’on en finisse. Elle avait refusé de se poser la question du viol, avait même fait preuve d’initiative, tant qu’à faire, histoire de reprendre le dessus ou de se persuader, ainsi qu’il le disait, que c’était ce qu’elle souhaitait, en définitive. Il n’avait pas été long à jouir, tant mieux, elle avait tout fait pour aussi, et l’instant d’après, il était parti, évidemment. C’était fini, elle ne voulait plus y penser, n’y penserait plus, il y aurait tant de choses de cette époque qu’elle oublierait, il lui faudrait des années avant de mesurer les conséquences, de comprendre à quel point cette brûlure de son adolescence était responsable du mélanome qui corrompait sa vie d’adulte. Entretemps, il y en aurait d’autres, tellement d’autres auxquels elle s’offrirait, s’abandonnerait, qu’elle utiliserait aussi, incapable de résister à la lueur qu’elle allumait dans leurs yeux, allant jusqu’à en faire payer certains quand, d’une certaine manière, ils payaient pour tous, excitée et dégoûtée à la fois, d’eux comme d’elle-même, au point d’un jour ne plus pouvoir supporter aucun regard, pas même celui de sa famille, surtout pas, alors partir loin de chez elle, pour ici réapprendre à se regarder elle-même. Aura.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ROEDEL Auguste, Nuque Blonde (1895) © domaine public.


Plus de littérature…

BEINE : Consigne (s.d., Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

BEINE Michel, Consigne

(photographie, n.c., s.d.)

Michel BEINE (né en 1967) enseigne en cours du soir à Saint-Luc Liège depuis 2004. Photographe-voyageur, il ne dévoile pas largement la réalité. Au contraire, il épure au maximum pour nous faire pénétrer dans des lieux à travers de multiples fragments qui sont autant de pièces d’un puzzle qui construisent une expérience de voyage. Ses images sont davantage des évocations que des illustrations, elles cachent plus que ce qu’elles montrent, laissant à l’imagination la liberté de construire ses pérégrinations. (d’après SPACE-COLLECTION.ORG)

Cette photographie très frontale a été exposée à Huy au début de l’année 2015, accompagnée de textes d’Emmanuel d’Autreppe. Tangerinn… quelques secrets de famille proposait “des histoires de famille. Un secret, ou une infinité. (…). Une mémoire s’échange et se raconte, un puzzle s’ébauche (…) via quelques mots si communs – révélation, transmission, suggestion, trahison… – et à travers le vertige plat, silencieux d’images banales, mais à double fond.” (Galerie Juvénal)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Michel Beine  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

DESIR : Moissac (2013, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

DÉSIR Marie-Jeanne, Moissac

(impression photographique, 33 x 55 cm, 2013)

Marie-Jeanne DESIR a participé à l’atelier “Gravure” du Centre culturel de Marchin. Pour elle, graver, c’est élaborer un projet, penser son sens et son graphisme, revenir sans cesse sur l’ouvrage, travailler, imprimer, travailler… Ce qui lui plaît, in fine, c’est le corps, les mains qui fabriquent et expriment “au plus juste” des émotions. Marie-Jeanne Désir est également écrivaine et a publié plusieurs livres (d’après CENTRECULTURELMARCHIN.BE)

Marie-Jeanne Désir utilise des reproductions de vieux documents des chemins de fer français. Son intervention colorée vient apporter un regard décalé, un commentaire amusé qui tranche avec l’austérité un peu désuète du document original. Ici, à côté d’une coupe altimétrique d’un chemin de fer, l’artiste ajoute des masses colorées rappelant les reliefs sur les cartes géographiques.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Marie-Jeanne Désir ; culture.uliege.be  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

THONART : extrait de “Être à sa place” – 02 – Les loyautés tordues (2024)

Temps de lecture : 20 minutes >

Qui suis-je ? Où vais-je ? Et dans quel état j’erre ?

A tout seigneur, tout honneur : ne suis-je pas le premier objet de ma méconnaissance de la réalité ? Alors que le soir, avant d’aller dormir, un coup d’œil vers le fond du jardin peut provoquer des mélancolies dignes des pires poètes romantiques, quelle est donc cette question que je n’arrive pas à me formuler ? Avec un peu de rigueur, formuler un problème, fut-il vital, est chose possible et, partant, trouver une solution devrait rester jouable. Mais que faire quand le malaise est indicible et que je ne trouve par les termes pour l’objectiver ? Comment relier ce sentiment de “ne pas être à ma place” (“à côté de mes pompes” ?) avec une éventuelle vexation, une colère interne qui ne désarme pas ou cette timidité qui me fait rougir quand la Vie est bien là ?

Vanité des vanités, tout est vanité… et c’est joyeux.

Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…] Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…] … j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…] …et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…

L’Ecclésiaste (III-IIe ACN)

L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus. Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les œuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.

Si Ernest RENAN évoque “l’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste” dans sa traduction commentée [Renan, 1881], Marcel CONCHE, expert es épicurisme [CONCHE, 2009], est moins réservé quand il parle clairement de “l’Ecclésiaste, ce livre épicurien.” André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe !) :

C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.

Du tragique au matérialisme (et retour) (2015)

‘Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, Montaigne aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire aujourd’hui qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite. Il y a plus à y trouver, ne serait-ce qu’en termes de travail de la pensée : si, dans le monde qui m’entoure, rien n’est à ajouter, rien n’est à retirer, ce sentiment confus de “ne pas être à ma place” peut-il venir de moi-même ? Le cas échéant, il restera difficile d’accuser quiconque de cet écart entre les choses et ce que je m’en raconte…

La vanité est dans la pomme. Le péché originel n’est pas dans les croquettes du chat.

Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs les plus intégristes. On y trouve de franches menaces du type : “Dieu fera venir toute œuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais.“ Méfie-toi donc, petit humain, il y a une instance supérieure qui trône dans la Lumière aveuglante et qui va mesurer chacune de tes actions (ça prendra le temps que ça prendra…). Un penseur peu critique peut s’en offusquer s’il se limite à prendre la chose littéralement et à réagir en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses œuvres minimes a tout faux. Cette posture est le fondement même des religions monothéistes, qui situent l’idéal dans un-delà non vérifiable par le commun des mortels (quel consultant spécialisé en ISO9001 a pu auditer la maîtrise de la qualité au Paradis ? A ce jour, nous en restons au stade des prospectus promotionnels, si riches soient-ils en enseignements). Avec un peu de recul et moins de goût pour les exagérations hollywoodiennes, on peut également s’asseoir aux côtés du joyeux Ecclésiaste et se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause du Dieu, justement.

Dans le texte premier, l’Ecclésiaste invite à jouir du monde (avec mesure, préciserait Montaigne, à la suite d’Epicure) tel qu’il est, tel qu’il s’offre à notre perception lorsque celle-ci n’est pas aveuglée par des biais cognitifs (nous en reparlerons plus loin). Dans son sourire, on peut lire la confiance et la satisfaction, le petit café serré du matin, assis à trois sous la treille, un chat sur les genoux, avec une vue imprenable sur le fjord : Epicure ne prend pas de sucre et Montaigne juste un nuage de lait. Et c’est à ce moment précis qu’une ombre se fait sur la table, celle de Platon qui débarque à l’improviste, avec son croissant à l’ambroisie. Le philosophe au large front (et à la bouche pleine) pointe le doigt vers le ciel en évoquant le Vrai, le Bien et le Beau, ces Idées de là au-dessus dont nous ne vivons que des avatars, de pâles copies incarnées, appauvries par leur nature accidentelle. Un vent froid passe sur la table et fait s’étirer le chat, qui se rendort néanmoins. “Tu veux un café ?”, lui demande l’Ecclésiaste. Platon, toujours le doigt tendu comme un paratonnerre, consent à s’asseoir, laissant les trois larrons mesurer la distance entre le monde des Idées, là haut, et la table de leur petit-déjeuner, ici bas.

Voilà peut-être un angle d’attaque pour nous : la distance entre le sublime (qui n’est pas de ce monde) et la table de notre petit-déjeuner (sans laquelle le café se renverserait sur mes genoux), voire entre le Paradis promis dans le “Livre” et le bol de croquettes du chat (je doute par ailleurs que ce dernier s’encombre du Divin pour gérer son quotidien de confort et de sécurité), cette distance est précisément celle qui génère toute notre angoisse. A garder le nez levé, on trébuche dans ses lacets. Fonder sa représentation du monde sur une imagerie sublime (là-haut) ne peut que générer tristesse et frustration face aux phénomènes concrets de notre quotidien (ici-bas). Plus encore, à fonder l’image de soi sur un (auto)modèle sublime, on ne peut que se décevoir soi-même et… ne pas se sentir à sa place.

Comme Jeanine a longtemps hésité à divorcer, dans un mariage où elle dépérissait, se disant qu’en passant à l’acte, elle priverait ses enfants du soir de Noël en famille ! Comme Jean-Pierre a passé sa vie à travailler au-delà de ce qui lui était demandé, se disant qu’en se surchargeant moins, il ne mériterait plus son salaire ! Jeanine l’a quitté. Jean-Pierre a fait un burn-out dont on n’a pu décider de la cause : son surmenage, son divorce ou ses enfant qui l’ont vu pleurer pour la première fois. Qu’ont-ils donc imaginé, tous les deux, comme version sublime (idéale) d’eux-mêmes qui puisse les porter jusque dans la douleur ? Quelle représentation martiale Jean-Pierre avait-il de lui même, hors de ses réels besoins contingents de calme, de tendresse et de repos ? A quelle image de mère idéale Jeanine se mesurait-elle pour que, pendant des années, elle fasse du bonzaï avec ses désirs bien réels de respect de soi et d’épanouissement ? Dans les deux cas, penser à soi-même en termes sublimes implique la confrontation avec une réalité quotidienne insatisfaisante voire douloureuse. Quand l’image de soi ne correspond pas avec l’activité réelle, l’écart entre les deux génère une anxiété, bien compréhensible certes, mais peu acceptable. Le delta entre le moi sublime et le moi actif, cette distance béante, vide, vaine, entre la “fiction de soi” et le “moi actif” est probablement le péché originel annoncé par les mythes.

Plus près de toi, mon Diel. Monsieur Loyal n’a pas raison.

C’est en tout cas la proposition de Paul Diel qui, en 1947, s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son étude de la motivation humaine [Diel, 1947]. Germanophone d’origine, Paul Diel a maladroitement choisi le terme “vanité” par association avec l’adjectif “vain”. Pour le lire sans agacement, il s’agit donc de se défaire de l’association, faite spontanément par tout francophone, entre le terme ‘vanité’ et le terme ‘orgueil’ pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.“ Chez Diel, plus question d’adopter la posture de l’idéaliste désabusé parce que, quoi qu’il fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour l’auteur de Psychologie de la motivation [1947], la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à l’ineffable grandeur de la Création. Non, chez lui, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit : elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle. Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes posés par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…

Tricheur ? Diel n’invente rien, Montaigne avait déjà martelé dans son essai De l’expérience (III, 13) : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” Il insistait par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons. Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Spinoza qui insiste sur notre capacité à avoir une ‘idée vraie’ : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” [Spinoza,1677]. Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir sa vie et à penser “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !

ENTER l’homéostase ? Le mot fait penser aux pires maladies mais il évoque simplement ici “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Antonio Damasio [Damasio, 2017] considère que le vivant porte en lui une force irrépressible qui œuvre à la continuation de la Vie même et en régule toutes les manifestations, qu’elles soient biologiques, psychologiques ou même sociales : l’homéostasie. Le neuroscientifique américain va jusqu’à y ramener la génération des formes les complexes de la culture et de l’organisation sociale. Le fonctionnement de l’être humain et son évolution seraient motivés par cette recherche d’équilibre intérieur-extérieur. Diel évoquait le même concept, qu’il baptisait ‘loi d’harmonie’, pour expliquer l’articulation de nos désirs avec les possibilités du monde extérieur, dans le seul but d’obtenir l’équilibre, condition de la pérennité de l’organisme. Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité incriminée serait alors le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre écologie vitale : elle marque le désaccord entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?

Nous sommes après-guerre (pour ma génération, il s’agit de la guerre 40-45 du siècle dernier, dois-je déjà le préciser ?). Le comportementalisme à l’américaine triomphe dans l’Europe des psychologues et autres analystes. Face à ce Behaviourisme anglo-saxon (l’anglais ‘behaviour’ signifie ‘comportement’), Diel veut défendre l’introspection. Celle-ci est bannie des auditoires et des divans : “Comment pourrait-on faire confiance à quelque chose d’aussi subjectif que l’introspection, nous qui sommes tous un peu malades  ? Faisons de la philosophie, tant qu’on y est !” Le décor est planté : pas question pour le quidam d’essayer d’ouvrir sa ‘boîte noire’, on va mesurer ses comportements avant tout. S’ouvre l’âge d’or de la course du rat dans les laboratoires. Et Diel de commencer son travail en sacrifiant à l’esprit du temps : l’entame de Psychologie de la motivation aborde un modèle énergétique des désirs, censé justifier son approche introspective aux yeux de détracteurs de ce type de méthodologie. Si le modèle s’avère pertinent comme grille de lecture de nos motivations (et Diel est remarquable de cohérence à travers toute son œuvre), sa laborieuse description est assez rébarbative et peut amener le lecteur lambda à refermer l’ouvrage trop tôt, manquant ainsi une ‘substantifique moëlle’ que, plus sympathiquement, l’on retrouvera illustrée dans d’autres de ses livres, dont l’étude du Symbolisme dans la mythologie grecque, publié en 1952 et préfacé par Gaston Bachelard. Etonnamment, Diel est souvent plus connu pour ce travail d’analyse de la pensée antique à l’aide sa méthode que pour ses ouvrages plus explicitement consacrés à des thèmes psychologiques, tels que La peur et l’angoisse en 1956 ou Culpabilité et lucidité en 1968, son dernier opus.

A la devise “science et objectivité” du comportementalisme, Diel semble opposer “subjectivité raisonnée” : soit, l’introspection est a priori morbide mais il revient au patient (et à monsieur-tout-le-monde au quotidien) d’élucider ses propres motivations pour y déceler la fameuse “vanité” à l’origine de l’angoisse et de l’insatisfaction vitale. Pour ce faire, l’analyste et son patient vont explorer le chemin parcouru du désir à l’action : fontaines d’énergie, les trois sources de désirs vont soumettre à la délibération de chacun des propositions de réactions à des phénomènes qui surgissent. Ces pulsions – les désirs en version “bruts de décoffrage” – procéderont de la sexualité (amour, amitié, tendresse, sexe, chaleur humaine, camaraderie, partenariats à la pétanque…), de la matérialité (ne pas avoir faim, soif, froid…) ou de la spiritualité (sentiment d’harmonie avec le monde). On reconnaîtra ici les trois grands inspirateurs de Diel, dont il fait la synthèse : Freud, Adler et Jung.

Il revient alors à l’Esprit, l’instance de délibération de l’individu, de donner sa juste valeur à chacun des désirs qui lui sont soumis (on imagine Zeus distribuant les laissez-passer à ses rejetons) : “non, on n’achète pas de voiture de luxe cette fois, en tout cas pas tant qu’on n’a pas fini de payer la nouvelle chaudière” ; “on renonce à la soirée d’enterrement de vie de garçon programmée la veille d’un gros examen” ; “on prend la peine d’acheter des légumes frais pour le souper des enfants ce soir, ce sera plus sain”… Pour résumer les quelque 327 pages de Psychologie de la motivation, valoriser justement est l’activité principale de l’Esprit, une instance critique qui doit faire preuve d’un discernement toujours grandissant, car les avocats qui introduisent les dossiers de chaque désir n’ont pas toujours les yeux en face des trous. D’un côté, l’imagination peut donner une vision déformée du monde extérieur et, de l’autre, l’intellect peut monter des stratégies théoriques qui ne résisteront pas à l’épreuve de la réalité. Comment voulez-vous faire votre boulot dans des circonstances pareilles ? Mal informé, l’Esprit peut mal valoriser les désirs en attente ; en d’autres termes, initier des actions qui seront mal ‘motivées’, que ce soit (a) parce que l’individu se concentre de manière obsessionnelle sur les désirs procédant d’une des trois pulsions (Diel parle dans ce cas d’un profil de ‘nerveux’ avec, par exemple, le profil anorexique qui, avide de sublime, va survaloriser les désirs spirituels et bloquer au maximum les désirs matériels), ou (b) parce que l’individu se disperse en désirs multiples, se satisfaisant à gauche et à droite, jusqu’à en perdre toute consistance personnelle (Diel parle de ‘banalisé’, ce profil caractérisant bien le consommateur non avisé dénigré par Bard & Söderqvist dans leur critique du consomtariat actuel [Bard & Söderqvist, 2008]). Pour mieux identifier ces dérapages, moteurs d’angoisse et d’insatisfaction, Diel propose une clef de lecture à quatre cases.

Imaginez une matrice à deux entrées (deux colonnes et deux lignes). La première colonne concerne l’individu par rapport à lui-même :

      • sur la première ligne, apparaît le terme VANITE, à savoir ‘survaloriser l’égo’ (je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde). Diel n’hésite pas à assimiler cette vanité au péché originel du mythe. En accord avec Montaigne, il affirme que ce qui n’est pas “à propos” est morbide, que si écart il y a entre la représentation (de moi-même) et l’action que je mène, la mesure de cet écart (ce delta entre deux valeurs) donnera la mesure de l’angoisse que je ressens à titre essentiel. En d’autres termes, voilà une réinterprétation des notions de bien et de mal qui permet de se sevrer des dogmes religieux : le bien est le bien que je me fais en élucidant la vision de moi selon mon activité effective ; le mal que je me fais est le châtiment contenu dans toute aliénation que je provoque en m’accrochant à une image sublime de ma petite personne. Et, ce faisant, je ressens…
      • …de la CULPABILITE (deuxième ligne), à cause de laquelle je “sous-valorise l’égo”. Je me sens coupable de tricher alors j’évite les confrontations avec le réel (ma timidité traduit une volonté de ne pas voir la réalité démentir la vision sublime que j’ai de moi) ou j’organise ma punition (je mène une politique d’échec afin de ne pas être vexé si je n’arrive pas à réaliser le projet sublime que je vise intimement).

La deuxième colonne concerne l’individu dans son rapport avec les autres :

      • sur la première ligne apparaît le terme SENTIMENTALITE (survalorisation de l’importance des autres). Je me sens coupable (voir case précédente) donc, faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres, je vais mendier leur reconnaissance (“Voilà, patron, j’ai travaillé toute la nuit pour rédiger ce rapport“), m’associer avec des tiers remarquables (“Vous savez, depuis que je vis avec Marilyn Monroe, je fume beaucoup moins“) ou me prendre publiquement en pitié (“C’est toujours à moi que ça arrive ces choses là !“).
      • Problème : nos frères humains ont autre chose à faire que nous encenser alors, on n’est pas content et on bascule dans la sous-valorisation de l’importance des autres, l’ACCUSATION. Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi). Située en bas à droite, la case “accusation” clôture l’articulation des quatre catégories de la fausse motivation proposées par Diel comme clef de lecture de nos comportements insatisfaisants.

Du dieu à Diel, on passe dès lors de l’option idéaliste, d’une profonde ‘vanité’ de vouloir faire œuvre sublime afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience), à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart que nous ressentons, entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde extérieur. La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la Joie en prime.

Comme nous sommes compliqués ! Ou plutôt, non, comme nous sommes simples, une fois les multiples accidents de notre quotidien passés au crible de tels modèles plus essentiels, comme la Loi d’harmonie de Paul Diel ou le Mythe d’Icare. Ceci, en n’oubliant pas qu’ici encore ces modèles n’ont de “loi” que le nom : ils ne sont que des opportunités de former notre pensée, au même titre qu’un vélo d’appartement nous permet de faire des exercices de cardio. Voyez le tristement célèbre Complexe d’Œdipe de Sigmund Freud : pris littéralement, comme une loi incontournable, il a dû provoquer moult cris et chuchotements dans les chaumières. J’ai eu la chance d’avoir une mère sexy. Aurais-je dû coucher avec elle pour valider la proposition de Freud ? Je n’en ai pas le sentiment mais j’ai par contre compris la métaphore du patriarche viennois quand j’ai réalisé, pour la première fois, dans les bras de ma petite amie, que le désir qui me liait à elle n’était pas filial pour un sou. De la même manière, tuer le Commandeur ou sortir de l’ombre du phallus paternel est une tâche évolutive difficilement évitable. Dans les deux cas, cela s’est avéré évident : aimer ses parents, c’est savoir leur échapper, en vie. Dans le contexte qui nous occupe, la folle arrogance d’Icare n’est pas éloignée des prétentions adamiques : à prétendre au sublime, on encourt le châtiment divin. Divin, le châtiment l’est dans le mythe : Adam est chassé du paradis par le dieu jaloux de ses prérogatives (mais la leçon est magnifique : enfin pouvoir penser sa vie !) et Icare sombre dans l’antre des océans parce qu’il voulait manger le soleil.

Il est des choses que l’on peut faire d’emblée (quand on en a la puissance) et d’autres qui demandent du travail (quand on n’en a pas encore la connaissance) ; dans les deux cas, Diel insiste sur la saine valorisation de nos désirs. Sa ‘loi d’harmonie’ reflète à l’intérieur de nous, ce que tout arbre respecte, sans y réfléchir : par souci d’équilibre entre ses besoins et son environnement, il multiplie les feuilles si l’ensoleillement est faible et plonge plus de racines dans le sol si l’eau s’y fait rare. Obéissant au même souci ‘écologique’ d’homéostase, nos désirs exagérés par rapport aux possibilités offertes dans notre milieu naturel (l’humanité) mènent à l’insatisfaction et entraînent une culpabilité essentielle… angoissante. Vanité, quand tu nous tiens.

Comme nous sommes simples, puisque chaque fois que cette angoisse nous prend au ventre, nous pouvons chercher à identifier – par une introspection assainie – le modèle sublime de nous-mêmes que nous nous proposons comme référence pour délibérer et, le cas échéant, motiver faussement nos actions. “Pour qui est-ce que je me prends ?” : en ancrant notre réflexion dans un ‘moi sublime’, une version ‘strass et paillettes’ de notre personne, nous trahissons notre condition réelle, qui est souvent loin d’être si misérable. Obsédés par une telle auto-fiction, nous choisissons d’agir comme si nous étions ce moi sublime, ce héros de western ou de romance, dans des situations où nous sommes simplement un quidam dans un magasin de bretelles…

Partant, je laisse les croyants se débattre avec le péché d’orgueil mais je tiens à proposer au défunt Diel une adaptation de sa terminologie. Si, comme expliqué plus haut, le terme de ‘vanité’ désigne un écart, celui entre l’image de soi et l’activité réelle, autre chose est d’en faire une des quatre catégories de la fausse motivation (voir plus haut), où il désignerait les comportements liés à une survalorisation de soi. Il y a là deux notions qui ne peuvent être couvertes par le même terme. Je laisse les professionnels trouver un autre terme qui désignerait la “loyauté envers le moi sublime.

La loyauté est une qualité, tous les adjudants de toutes les armées vous le confirmeront. Etre loyal est valorisé par les autorités et… par nous-mêmes : nous avons un sentiment gratifiant de rectitude quand nous sommes loyaux. Reste que ce qui fait l’objet de la loyauté n’est pas toujours digne de loyauté. L’exemple d’Adolf Eichmann est éclairant : fonctionnaire nazi, il a fait exécuter des millions de juifs, au service de la Solution finale… envers qui était-il loyal ? Dans une moindre mesure, il est gratifiant pour chacun d’entre nous de se sentir loyal mais, si c’est envers un moi sublime que s’exerce cette loyauté, ne reste de positif qu’une gratification… faussement motivée.

Loyautés tordues. Moi, ce héros. Dans mes rêves…

Le plus grand secret consiste à tromper les hommes afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut et tiennent non pour une honte, mais pour le plus grand honneur, de gaspiller leur sang et leur vie pour la vanité d’un seul homme.

Spinoza, Traité théologico-politique (1670)

En termes de servitude volontaire, La Boétie comme Spinoza montrent, chacun selon ses options, combien nous sommes capables de générer nous-mêmes nos servitudes, socialement. Si l’on adapte leurs conclusions à notre propos, on exonérera également les autres, le monde, les patrons, les syndicats, le réchauffement climatique, le complot judéo-maçonnique et Brigitte Bardot, de la responsabilité des écailles sur les yeux qui traduisent notre propre aveuglement. Comme expliqué plus haut : il nous arrive de considérer comme un ‘grand honneur’ (en récompense d’une loyauté tordue) de ‘gaspiller notre vie’ pour la ‘vanité d’un seul homme’, notre moi sublime. Diel avait lu Spinoza et nous avons évoqué Diel : combien d’insatisfactions, de vexations et d’angoisses ne générons-nous pas chaque jour, à notre encontre, par servilité envers une image dorée de nous-même, pour être conforme à une représentation décalée de notre personne ? Décalée en mieux (“Mon nom est Bond, James Bond“) ou décalée en moins bien (“C’est toujours à moi que ça arrive, ces trucs-là !“). Là réside la ‘vanité d’un seul homme’ : dans la déformation de notre vision de nous-même, quand nous prenons pour étalon un ego mal dimensionné, qui n’est pas en accord (en harmonie, dirait Diel) avec les conditions de notre existence. Cette vanité est la nôtre, individuellement.

Quelle drôle d’alchimie que la nôtre : contrairement au chat, à la crevette ou au pingouin, semblerait-il, nous disposons de la faculté d’être conscient de nous-mêmes, de vivre consciemment l’expérience d’être soi. Cité par Annaka Harris dans son livre (très lisible) sur la conscience [2021], le philosophe Thomas Nagel explique que nous avons “des états mentaux conscients si cela nous fait un certain effet d’être nous.” J’en reparlerai plus loin mais il est question ici de la conscience auto-noétique, selon la taxonomie de Tulving [Tulving, 1985].

Endel Tulving est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne, disparu en 2023. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités. Tulving a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétique et la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue belge Paul Jorion pour les explications. Il cite, sur son blog, un texte de 2023, récent donc :

      • La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
      • La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
      • La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.

Nous y voilà : dans ma conscience auto-noétique, la conscience de moi-même, je vis mon expérience concrète, actuelle, dans le cadre d’un récit de moi-même, d’une fiction à mon propos susceptible d’être biaisée par d’obsédantes écailles sur les yeux (la vanité diélienne). En tournant le dos aux phénomènes que je perçois de mon environnement, pour élever le regard vers une narration falsifiée de ce que je suis dans la situation actuelle, je romps le lien d’harmonie entre moi et la Vie. Or, la Vie a des exigences d’homéostase lorsqu’il s’agit de garantir ma pérennité, ma subsistance. En me voyant comme le héros (ou l’anti-héros) de ma propre histoire, je me joue un personnage, sans considération pour les contraintes pragmatiques auxquelles sont confrontées les personnes. Tous névrosés ! Et, surtout, tous responsables de, le cas échéant, creuser l’écart entre l’image de soi et l’activité que nous développons dans nos relations avec le monde, fruits de nos décisions.

On est bel et bien en train de parler de l’être-au-monde heideggérien (certes sans couvrir la totalité de la notion philosophique qu’a développée le théoricien allemand). Chacun se positionne par rapport au monde où il évolue, l’intérêt n’étant plus dans la définition (neuve ou héritée) de ce monde (ce qui est) et du chacun en question (ce que je suis), mais bien dans la relation fonctionnelle entre les deux : l’objet et le sujet. Cette relation, nous pouvons chacun la distordre en jouant un rôle, notre moi sublime, auquel nous restons loyal lorsque nous sommes amenés à agir (chacun pense ce qu’il veut, ce sont les actes qui vont traduire l’éventuelle inadéquation). “Moi, ce héros” a beau avoir été façonné par les épreuves de la vie, les traumas ou les succès, les grands moments comme les passages de misère, reste que nous le concevons manifestement en des termes similaires à ceux que nous utilisons dans nos rêves : hors contingences mais avec des attributs symboliques (“… et je portais d’énormes chaussures rouges vernies quand je suis entré dans l’aquarium où ils étaient tous les trois assis…“).

D’où la proposition ici, de considérer l’existence d’un moi héroïque et narratif (fruit de notre conscience auto-noétique) comme un des trois “moi” que la Raison va devoir réguler au quotidien. Les héros étaient des bâtards des dieux qui s’étaient commis avec les humains mais il y a plusieurs manières d’être un ‘bâtard des dieux’. D’une part, loyal à un moi sublime, en digne héritier de l’Olympe, je peux promener mes basques dans un monde qui ne me mérite pas ou qui m’en veut, marqué que je suis par une grandeur sublime ou un destin funeste (j’exagère à peine et quiconque fera l’expérience sincère de sa propre vanité me croisera dans la rue avec un sourire complice d’humanité).

D’autre part, le divin en moi peut se traduire dans une sagesse active, un appel vers l’harmonie entre ma personne et la vie que je mène, une recherche de cette homéostase qui semble être la règle de toutes les choses vivantes. Tout écart, tout déséquilibre dans cette configuration déclenchera ce que Diel baptise la culpabilité essentielle, qui, hors de tout jugement, va m’inciter à rétablir une situation d’à propos, d’harmonie. Ce faisant, si la représentation symbolique de moi-même est bel et bien héroïque, traduite en rêves, elle évoquera un héros mythique de Lumière, apaisé par une péréquation retrouvée : mon personnage est égal à ma personne.

Si les mythes traditionnels évoquent l’Être (les dieux), ils narrent surtout le parcours de héros, pas toujours reluisants, et, pour antiques qu’ils soient, les mythes et les contes sont alors en pleine modernité : à l’image des penseurs du XXe siècle, ils narrent l’être-au-monde vécu par chacun. Quand ils évoquent la puissance du Vivant, c’est pour montrer la légalité de la Vie, qui exige un rapport d’harmonie avec elle quand on lui demande d’assurer la subsistance de chacun. Une représentation de moi-même assainie intègre avant tout cette quête d’adéquation, puisque “subsister, je veux“. Ma morale se fait alors dynamique : elle ne dépend plus de la conformité à des valeurs pré-existantes définissant le bien et le mal, mais elle sanctionne la pertinence de l’activité humaine, ressentie individuellement comme source de satisfaction ou d’insatisfaction. Là est le vertige…

Patrick Thonart

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © BnF.


Quelques autres du même…

STEFANSKI, Christiane (1949-2024)

Temps de lecture : 6 minutes >

[GAZETTE DE LIEGE, mai 2007] Celle qui est née à St-Nicolas, où ses parents d’origine polonaise tenaient un “chouette petit bistrot de quartier avec un jukebox”, a grandi en écoutant la chanson française, “en imitant puis désimitant” les paroles d’Edith Piaf et des autres. Ses parents chantent à la maison, la musique façonne donc Christiane Stefanski qui, timide mais déterminée, apprivoise la scène dès l’âge de 25 ans. “Le chant est véritablement mon mode d’expression,” précise cette autodidacte, qui fut monteuse durant plus de 35 ans à la RTBF.

Très vite, l’interprète s’engage, aux côtés d’autres chanteurs. La Christiane militante de gauche est en marche. C’est sa façon à elle, sans aucune carte de parti, de lutter pour plus de solidarité. Elle chante dans les manifs, devant les usines que l’on ferme, avec ceux qui subissent les effets du néo-libéralisme.

En 1986, l’artiste, trois albums à son actif, quitte la scène qu’elle retrouvera six ans plus tard, avant d’enchaîner sur un quatrième, puis un cinquième album la menant aux Francofolies de Spa et de Montréal, aux festivals d’Avignon et de Jazz à Liège. […]

Après ma période militante, que je ne renie pas, j’ai réalisé que la société évoluait et que ce type de chansons avait peut-être plus sa place lors de manifs que sur scène. J’ai compris que je pouvais conserver mes valeurs grâce à des textes plus subtils, plus nuancés, plus poétiques.

Marie Liégeois, Gazette de Liège

Une carte postale de © Pierre Kroll

Christiane Stefanski en quelques dates…

      • 2007 – Sortie de Belle Saison Pour Les Volcans en mars,
      • 2006 – Préparation et enregistrement du CD Belle Saison Pour Les Volcans,
      • 2001 – Festival Mars en chansons,
      • 2000 – Paris: au Limonaire, Le Picardie, spectacle 50 artistes chantent… un siècle de chansons au Théâtre Silvia Monfort,
      • 1999 – Festival du Val de Marne – Paris : au Limonaire,
      • 1998 – Paris : au Limonaire, Chez Driss, sortie de l’album Sawoura,
      • 1997 – Festival Jazz à Liège. Festival du Val de Marne. Enregistrement public de Sawoura (signifie “saveur” en wallon liégeois) en septembre, au Trianon à Liège,
      • 1996 – sortie de Carnet de doutes au Québec, à Taiwan et en France,
      • 1995 – Francofolies de Spa et de Montréal. festival d’Avignon à l’invitation de France Culture. Sortie de Carnet de doutes,
      • 1994 – Premier CD : enregistrement de Carnet de doutes,
      • 1992 – Nouveau répertoire et retour à la scène,
      • 1989 – Création d’un spectacle autour des poèmes de Fernand Imhauser, en compagnie de Dacos, Vincent Libon et Philippe Libois,
      • 1988 – Tournées de Lush Life en Allemagne et en Belgique,
      • 1987 – Fondation du groupe de blues Lush Life avec Jacques Stotzem, Thierry Crommen et André Klénès. Participation à la bande originale de Golden Eighties, film de Chantal Akerman,
      • 1986 – Tournées en France et en Suisse,
      • 1985 – Festival international de la jeunesse à Moscou,
      • 1984 – Sortie de Sud. Forum des Halles à Paris et festival d’été de Québec,
      • 1984 – Printemps de Bourges (F) et Paléo Festival de Nyon (S),
      • 1982 – Deuxième album : Le pays petit. Prix de presse internationale et prix de la ville de Spa au Festival de Spa,
      • 1980 – Album Christiane Stefanski.

Détail du disque “Le pays petit” (1982)

[CHRISTIANESTEFANSKI.NET] C’est une graine d’anar qui s’épanouit parmi les textes et chansons semés sur un champ de révolte et d’espoir. Elle chante ce qui lui plait, ce qui lui sied, des compositions qui lui vont comme un gant et leur donne force et éclat. Elle emprunte aux poètes ce qu’elle aurait aimé écrire et devient porte parole d’auteurs criant l’injustice et la rage de vivre. Elle fait s’envoler les paroles pour les faire germer dans le pré fleuri de nos consciences. […] Christiane Stefanski, connue pour son engagement politique depuis les années 1980, fait partie depuis longtemps du paysage de la chanson francophone. Entre grands drames et petits bonheurs, questions existentielles et misères ordinaires, mélancolie douce et ironie caustique, elle offre ce que peut être la chanson : des mots écrits ici, chantés ailleurs, par l’un ou par l’autre, et toujours entendus parce qu’on ne saurait s’en passer. On y croit tellement qu’on les imagine écrits pour elle et pour nous…

Dans Chorus, Francis Chenot écrit à son propos :

Sans bruit, sans tapage médiatique, Christiane Stefanski fait partie des valeurs sûres du paysage chansonnier de la Belgique francophone. De la chanson dans la meilleure tradition. Christiane Stefanski est d’abord et avant tout une interprète. De la meilleure veine. Ce qui suppose que deux conditions préalables soient satisfaites. Posséder une vraie voix. Et celle de Christiane est identifiable aux premiers mots. Disposer ensuite d’un jugement très sûr dans le choix des auteurs que l’on va interpréter.


MOUSTAKI et STEFANSKI le même soir à Ath : cherchez l’erreur…

[LE COURRIER DE L’ESCAUT, mercredi 12 mars 1986, Ath, tiré à 35.000 exemplaires] Paradoxe pour une ville qui n’a jamais affiché de véritables prétentions culturelles, voilà que samedi soir, Ath accueillera en ses murs deux têtes d’affiche, qui se produiront en deux endroits différents. L’on croirait rêver. Nous allons devoir gâcher notre plaisir par la frustration de ne pouvoir assister, de concert, aux récitals de Georges Moustaki et de Christiane Stefanski. Un choix qui risque de s’avérer difficile si l’on en juge par la qualité des interprètes en présence.

A ma gauche, Georges Moustaki qui, avec sa gueule de métèque, se produira samedi à 20 h, dans le cadre de la salle Georges Roland. Sa venue s’inscrit dans le cycle de “Promotion Culturelle”. Inutile de présenter cet homme au profil droit dont la chevelure et la barbe s’emmêlent, ce chantre, ce chevalier errant, peu pressé de jeter l’ancre dans quelque port que ce soit. Cette grande figure de la chanson française vient présenter son tour de chant, comprenant ses nouvelles et anciennes chansons, comme un saltimbanque dont on ne se lasse.

A ma droite, Christiane Stefanski qui sera la vedette du traditionnel Gala de la Chanson française mis sur pied par le patro St-Jean-Bosco. Son spectacle se déroulera dans la salle de spectacle du collège St-Julien (rue du Spectacle, 1). Née dans la banlieue liégeoise en décembre 1949, Christiane Stefanski est fille d’immigrés polonais. Cette jeune femme élancée, avec une voix hors du commun, chante depuis longtemps, mais c’est en 1980 que son travail prend une tournure professionnelle. En 1982, elle est consacrée officiellement en Belgique par le grand prix du festival de Spa. Début 1983, cette ‘petite Belge’ fait un tabac au Printemps de Bourges (les Français n’en reviennent pas encore !). Son troisième 33 tours, enregistré en novembre 1983, lui ouvrira la voie du succès. Elle ouvre large la fenêtre de ses chansons, parfois trop restreintes au social engagé et au militantisme agressif, pour s’épanouir dans ce tout de la vie qui fait un être humain…

Une vie avec sa palette de combats ivres de liberté pour tous mais aussi “d’amour et de trouille mélangés“, d’humour et d’émotion à faire danser. Une vie empreinte de véracité et qu’elle chante en rock et en blues, avec l’apport de 5 excellents musiciens. “Son spectacle va au-delà des mots et des sons : il amuse, émeut, apporte la joie et l’impression d’avoir participé à quelque chose de beau, d’intelligent, de profond. Elle chante les antihéros, ‘la variété des ombres de la rue’, avec tout ce qu’il faut… mais pas plus, pour surmonter le gris et naviguer dans le prisme des couleurs. Elle va au centre de nous-mêmes en poussant la petite porte. Et encore, elle frappe avant d’entrer !

Plusieurs l’ont déjà comparée aux grandes dames de la chanson française telles Barbara, Pauline Julien, Anne Sylvestre et Marie-Paule Belle (une ancienne vedette du gala du patro). D’aucuns vont même jusqu’à dire qu’elle aurait l’autorité d’une ‘sorte de Brel au féminin’ ! Quoiqu’il en soit, cette “graine de star ne pousse qu’en terrain sauvage“, cette “chrysalide rouge a libéré un papillon multicolore, chatoyant et superbe…”

Voilà, il ne vous reste plus qu’à faire votre choix. Une chose est d’ores et déjà acquise, il y aura beaucoup de monde à Ath, samedi soir… Mais il ne s’agit pas d’un festival de chanson française, contrairement à ce que l’on pourrait croire.

      • Georges Moustaki : salle G. Roland. Réservation : Mme J. Lampe, rue J. Wauters, 23, à Maffle, tél. 068/22.18.70, ou Académie de Musique d’Ath, tél. 068/22.30.03.
      • Christiane Stefanski : Gala de la chanson française du patro St-Jean-Bosco, au collège St-Julien d’Ath. Le prix d’entrée a été fixé à 200 F. Il est préférable de réserver, rue de la Poterne, 55, à Ath, jusqu’au jeudi de 18 h à 20 h.

Xavier MOULIGNEAU


[INFOS QUALITE] statut : mis-à-jour | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : Gazette de Liège ; christianestefanski.net | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Christiane Stefanski ; © Pierre Kroll | Adieu Christiane. Toi qui t’en vas, c’est une planète sombre qui s’abat sur nos si petites maisons : combien de corbeaux blessés côté cour, combien de fleurs écrasées côté jardin ?


Plus de scène en Wallonie-Bruxelles…

MEHADJI, Najia (née en 1950)

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[NAJIAMEHADJICOM] Najia MEHADJI, née en 1950 à Paris d’un père marocain et d’une mère française, est une artiste franco-marocaine. Elle vit et travaille entre Paris et Lamssasa (près d’Essaouira). Sa double origine l’amène à créer très tôt dans ses œuvres une synthèse entre cultures occidentale et orientale et à s’ouvrir à d’autres expressions comme la performance et la musique dans un processus expérimental.

Le travail de Najia Mehadji peut se diviser en plusieurs grandes périodes de création. Après des peintures d’empreintes (1980-1990) influencées par la musique contemporaine, puis des peintures/dessins, monochromes sur tissu de lin, aux formes symboliques universelles (1990-2010). Elle développe depuis 2010 des œuvres centrées sur le geste en s’inspirant de la calligraphie orientale, du soufisme et de la danse. Elle crée ainsi sa propre écriture tout en lignes continues et dynamiques, dans une performance physique et mentale. Elle réalise parallèlement des œuvres numériques engagées contre la barbarie de la guerre (notamment sur le sort des femmes) et contre la peine de mort dans le monde .

Ses principales expositions personnelles ont eu lieu, en France, aux musées des beaux-arts de Poitiers, de Caen et d’Épinal ; à la galerie Montenay (Paris) ; à la salle Saint-Jean (Mairie de Paris) ; à la galerie La Navire (Brest). Au Maroc, à la Galerie Nationale Bab Rouah (Rabat) ; à l’espace Actua de l’Attijariwafabank (Casablanca) ; à la galerie Delacroix (Tanger) ; à la galerie Shart et la galerie d’art l’Atelier 21 (Casablanca). Au Qatar, à l’Anima Gallery à Doha. Elle a également exposé à Amman (Fondation Shoman), à la foire de Bâle , à l’Arco de Madrid, au FI:AF (French Institut:Alliance Française) à New York et dans de nombreuses institutions dans le monde.


Najia Mehadji © animagallery.com

[AEMAGAZINE.MA, 10 avril 2024] L’artiste plasticienne Najia Mehadji réinvestit la galerie d’art L’Atelier 21 à Casablanca, du 23 avril au 24 mai 2024, pour une quatrième exposition individuelle intitulée Rosebud.

Dans le texte du catalogue d’exposition, l’auteur et historien de l’art Brahim Alaoui fait la lumière sur le travail récent de l’artiste en ces termes : “Najia revient sur la série War Flower qu’elle réinterprète en 2023 dans une version qu’elle dénomme Rosebud (bouton de rose), en référence au mot murmuré par le richissime héros mourant dans le film mythique d’Orson Welles, Citizen Kane, et dont on comprend à la fin que Rosebud est l’incarnation de l’amour qui surpasse le pouvoir et la réussite matérielle. Dans cette série Rosebud, Najia remet à l’honneur la rose, “symbole d’offrande, d’amour, de beauté, d’éphémère, en contrepoint à la mort”, pour manifester sa compassion pour la tragédie humaine en cours en Palestine et ailleurs. Elle métamorphose la rose en une gestuelle tout en rondeur qu’elle déploie énergiquement par l’entremise d’une peinture fluide, et d’un large pinceau sur ses toiles monochromes, afin de la faire surgir dans l’intensité de l’instant.” Et de poursuivre : “Dans ces œuvres conjuguant la dextérité, l’impulsion, la liberté, où le corps s’implique et se lie en un geste continu porté par l’élan de la main et de l’esprit, Najia Mehadji nous livre la quintessence de son expérience et de sa réflexion à travers l’invention de sa propre calligraphie unissant le sensuel et le spirituel qui célèbre la lumière de la vie.”

Dès les années 80, l’œuvre de Najia Mehadji effectue une synthèse entre un art contemporain qui renouvelle la peinture et des éléments de l’art islamique tels que la coupole, le polygone, le floral, l’arabesque ou la calligraphie, au bénéfice de nouveaux concepts et de nouvelles formes au sein desquels l’artiste invente son propre style. Considérée comme l’une des artistes majeures de la scène africaine, Najia Mehadji ne cesse de renouveler son art en lui ouvrant à chaque fois de nouvelles possibilités d’expression. Une constante demeure toutefois dans les œuvres de l’artiste : un geste reconnaissable entre tous et qui permet d’identifier immédiatement l’auteur des peintures et des dessins. Cette gestuelle à la fois libre et parfaitement maîtrisée s’impose dans les œuvres de Najia Mehadji comme une tentative de percer le mystère même de la peinture.

Les œuvres de Najia Mehadji font partie de nombreuses collections dont celle de l’Institut du monde arabe (France), du Fonds National d’art contemporain de Paris (France), du Musée d’art moderne et contemporain du Centre Georges Pompidou (France), du Musée d’art moderne de Céret[ (France), du Musée des Beaux-Arts d’Amman (Jordanie) et du Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain (Maroc). L’artiste vit et travaille entre Paris et Essaouira.


Najia Mehadji, “Gwana Soul” © Najia Mehadji

[OFFICIEL-GALERIES-MUSEES.FR, 20 octobre 2023] Le pinceau en mouvement. Cela pourrait sans doute être le mantra de cette artiste reconnue. Dans ses toiles se déploient des dégradés de couleurs expressives qui suggèrent l’ondulation ou l’expansion. Najia Mehadji peint le geste et réussit à saisir chaque moment éphémère et particulier où le pinceau s’exprime pour montrer toute sa beauté. Dans son art, l’espace pictural est sublimé par une esthétique sobre et subtile. Franco-marocaine, l’artiste partage sa vie entre son atelier parisien et son atelier marocain près d’Essaouira. Elle utilise sa double culture pour produire un art qui floute les frontières, fusionnant les influences occidentales et orientales. Diplômée de l’Ecole des Beaux-arts de Paris, elle s’intéresse très tôt au théâtre nô japonais et aux performances de musique contemporaine. La craie sanguine, le fusain ou encore l’encre font partie de ses matériaux de prédilection.

Cette exposition [à la Galerie 110 à Paris] sera l’occasion de (re)découvrir “Ligne de vie”. Cette œuvre énergique créée en mars 2020, lors de la pandémie de COVID-19. Ses tons intenses turquoise nous invitent à la l’évasion et à l’espoir. La Galerie 110 Véronique Rieffel expose également la série W&W (women & war) qui combine peinture et sérigraphie et fait référence au sort des femmes ukrainiennes et iraniennes.

Najia Mehadji privilégie l’usage du noir et du blanc, couleurs phares du soufisme dont elle s’inspire et se nourrit. La bichromie confère à son travail une réelle profondeur. Lorsque nos yeux se posent sur ses créations, ils sont frappés par le contraste de ces lignes qui se croisent et se percutent. Dans ses peintures ou ses dessins, sa calligraphie semble surgir des entrailles d’un océan caché. De cet océan, l’on aperçoit des fleurs qui brillent d’une lumière majestueuse et douce. Najia Mehadji construit des rubans de pétales qui dansent librement sur ses toiles.

La liberté, très chère à cette artiste engagée, se retrouve dans l’ensemble de son travail artistique. Elle s’inspire des danses mystiques du soufisme ainsi que de son expérience personnelle des arts vivants. La Valse de Camille Claudel constitue également une de ses inspirations principales. Son œuvre, à la croisée des arts tire toute sa singularité de la poésie qui émane de sa calligraphie, véritable hymne à la spiritualité. Najia Mehadji réalise des pièces irriguées par la vie qui propagent une énergie pure, un vent puissant et rafraîchissant. Avec son langage artistique, elle nous montre tout aussi bien l’élégance d’une mer tranquille que la tempête d’une pensée en mouvement.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Série “W & W” © Najia Mehadji 


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THONART : extrait de “Être à sa place” – 07 – Chaos par l’absurde (2024)

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Chapitre septième – Le Livre de la Jongle, où le travail du Jongleur de mondes est illustré en détail et son quotidien décliné en trois exercices salutaires

Questions septièmes

Au terme des chapitres qui précèdent, forts que nous sommes d’une promenade attentive dans notre Jardin de pensées, le moment est venu de reprendre notre quotidien en mains, la Raison affûtée par de multiples surprises ou… de nombreuses confirmations. Par quoi commencer, cette fois ? En élucidant nos motivations, en identifiant nos biais de pensée, pourrions-nous nous approprier une vision moins truquée de notre monde, des mondes de chacun de nos frères humains et veiller à nous construire le sentiment d’être à notre place, sans œillères ? En d’autres termes, pourrions-nous enfin devenir puissants, libres et… satisfaits ? Le travail préconisé ici sert d’entraînement à une vie puissante et dynamique, une Grande Santé nietzschéenne. Comme évoqué plus haut, au modèle camusien du Mythe de Sisyphe [1942], on préférera la représentation du Jongleur de mondes de Grandville [1844] : à lui comme à nous, les exercices préconisés seraient au nombre de trois, hors desquels point de salut. Pour faire de cette Grande Santé la Joie de chaque matin, commençons par de bonnes résolutions qui soient à notre portée, à savoir une pratique quotidienne des exercices de jonglerie suivants :

        1. EXERCICE n°1. Pour pouvoir jongler, le jongleur doit maintenir son équilibre personnel. Si, à Hercule, on a imposé le nettoyage des écuries d’Augias, il nous revient également chaque jour de nettoyer les scories de nos états nerveux, les biais qui déforment notre vision personnelle et les diktats qui prétendent nous précéder dans notre pensée. Rassurer notre cerveau sur notre pérennité, neutraliser nos affects trop aliénants, évoluer dans une vision du monde pertinente et apaisante : autant d’alignements qui nous rapprochent d’une existence menée à propos et qui nous rendent capables d’accepter avec satisfaction ce qui nous arrive. Notre équilibre est à ce prix : réduire l’écart entre ce que nous imaginons de nous-mêmes et notre activité réelle.
        2. EXERCICE n°2. Pour jongler utilement, le jongleur doit sélectionner en permanence les mondes qu’il va faire tourner dans ses mains (c’est une question de quantité et de qualité : pourquoi penser médiocre ?), il doit les reformuler dans des termes qu’il peut appréhender et s’approprier chacune de leurs logiques internes comme des opportunités de pensée, pas comme des faits établis. Ce n’est rien d’autre que raison garder devant la complexité et le multiple. L’utilité de notre pensée est à ce prix et notre énergie mentale n’est pas inépuisable.
        3. EXERCICE n°3. Enfin, pour trouver la satisfaction, le jongleur devra goûter la jonglerie même, dans l’exercice pragmatique de son humanité plutôt que dans la conformité à un idéal, dans son activité quotidienne plutôt que dans des aspirations sublimes, dans la pratique active de sa puissance plutôt que dans la quête de la reconnaissance. La Joie de vivre est à ce prix.

Et que ceux parmi vous qui voient encore dans ces tâches des défis herculéens, qu’ils me pardonnent de les avoir perdus en chemin et qu’ils essaient de concevoir la modestie d’une telle approche : si le sentiment d’humanité peut bien entendu se ressentir dans toute sa gloire théâtrale, avec tambours et trompettes, un sein dénudé et le drapeau brandi sur les barricades, dans des représentations sublimes (de soi), n’est-elle pas plus facilement accessible quand on prend un enfant dans les bras ? Camus lève le doigt, au fond de la classe, près du radiateur : « Je l’avais bien dit : il faut imaginer Sisyphe heureux.«

Méditations septièmes : Chaos par l’absurde

Dans les années 1970, l’écrivain et ministre de la Culture français, André Malraux, a nié avoir prononcé sa célèbre prophétie : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » En ce qui nous concerne, nous devrons déjà attendre l’avènement de l’an 2100 pour savoir si notre siècle aura survécu ou non : les paris sont ouverts et d’aucuns ne miseraient pas une chaussette sur l’avenir de notre monde actuel. Le catastrophisme ambiant – et les pleureuses professionnelles qui le servent – ne favorise pas une vision apaisée de la Vie qui passe, tant la confusion est grande entre la simple fin de l’humanité et une apocalypse complète qui mettrait un terme à l’existence de notre planète. A suivre. Mais, connaître ou ne pas connaître le prochain millénaire, la question est-elle là ?

« Mourir, dormir ; dormir, peut-être rêver ! Ah, voilà le mal ! » Shakespeare mettait le propos dans la bouche d’Hamlet (Hamlet, III, 1) [Shakespeare, 1623] : quand se pose la question de la fin, de la mort, quand l’horizon frappe à votre porte et que vos orteils dépassent au bord du vide, au-dessus du néant, quel rêve peut-on rêver pour conjurer le vertige ? Le monde de nos concitoyens qui regardent le Journal Parlé tous les soirs ressemble plus aux promesses d’apocalypses infernales d’un Jérôme Bosch qu’à son Jardin des Délices

On l’a vu, contre l’angoisse, la fabulation religieuse est une option ; elle est adoptée par une grande partie du consomtariat mondial [Bard & Söderqvist, 2008] qui, habitué à s’assurer pour l’avenir, rentrera une déclaration de sinistre à l’instant de mourir, dans l’espoir de toucher le pactole dans l’au-delà, la franchise ayant déjà été acquittée par le respect plus ou moins scrupuleux de catéchismes, encadré par des clergés en robe de tous acabits. Écœuré par une telle servilité, Nietzsche commentait ce choix avec sévérité : « La foi sauve, donc elle ment. » Chantre de l’individuation jungienne avant la lettre, Nietzsche voulait que chacun s’affranchisse des dogmes pour exercer sa capacité d’être humain par delà le bien et le mal, entendez ici quelque chose comme : « Homme (ou Femme, bien entendu) ! Ne rumine pas tes dogmes médiocres comme s’ils étaient des vérités mais intègre plutôt l’ineffable loi de la Vie dans ta propre vie et agit sainement, sans devoir être conforme  à quelque modèle que ce soit : tu verras, tu es ta propre norme et ça marche ! » Cette invitation est-elle si différente de l’exhortation de Kant à devenir « majeur » puisque, dit-il, « la minorité [de l’homme] consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui » ? C’était pour lui le fondement de la philosophie des Lumières [Kant, 1784].

Ce qui est au centre de notre propos, ici, c’est l’affirmation de Nietzsche sur le « mensonge de la foi ». On respectera les croyances de chacun et personne ne pensera à les critiquer tant que leur exercice n’empiète pas sur le bien commun : en effet, quel vivre-ensemble pourrait-on imaginer s’il devait se plier aux diktats contradictoires de chacune des multiples religions qui cohabitent désormais au sein de chaque nation ? Pour reprendre l’excellente formule d’organisation sociale d’Henri Peña-Ruiz : nous visons le « droit à la différence mais pas la différence de droits. » Au temps pour le vivre-ensemble dans la Cité.

Mais Nietzsche regardait ailleurs, il regardait droit dans les yeux de chaque croyant pour fustiger la foi utilitaire, celle qui permet aux « ruminants » (cette délicate appellation est de Nietzsche lui-même) de croire avec suffisance à des dogmes qui clament que la mort ne sera pas, qu’elle ne sera qu’un passage vers une Cité céleste, que le vertige au bord du néant s’apparente en fait à un problème de digestion, juste bon pour les existentialistes. Dans le sillon tracé par l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra [1883], Camus tient un propos similaire dans le Mythe de Sisyphe [1942] quand il critique l’attitude de celui qui aliène sa liberté sur la base d’un espoir d’au-delà. Nietzsche-Camus, même combat : mettre la religion (et le type d’espoir servile qu’elle entretient) sur le banc des accusés… lorsque l’au-delà conditionne l’ici-bas.

Tel qu’annoncé par l’auteur de L’espoir [1937], on pourrait donc s’accommoder d’un « XXIe siècle religieux » pour peu que la cohabitation avec les mécréants parmi nous soit paisible : en d’autres termes, un siècle de spiritualité privée. Autre chose serait que le romancier français ait annoncé un siècle où prime la croyance, au détriment de la Raison, dans les termes où nous en avons déjà exploré la signification.

Et force est de constater que l’esprit critique ne sort pas vraiment vainqueur de notre changement de siècle. A ce propos, une fine boutade circule d’ailleurs sur les réseaux sociaux qui oppose l’ancien « Je pense donc je suis » cartésien (qui vaut ce qu’il vaut, on l’a vu) au « Je crois donc je sais » de nos actuels ‘ultracrépidariens’. Pour mémoire, les ultracrépidariens sont ces personnes qui donnent leur avis sur tout mais sans avoir de connaissances ou de compétences dans les sujets évoqués. Elles ne se taisent jamais, nous corrigent, nous suggèrent des tonnes de choses, veulent sauver le monde et sous-estiment les véritables experts dans un domaine. L’origine de ce mot remonterait à l’époque du peintre préféré d’Alexandre le Grand, Apelle de Cos (-352). Pendant que l’artiste travaillait sur l’une de ses œuvres, un cordonnier entra dans son atelier pour remettre une commande. Lorsqu’il vit les peintures et les gravures, le quidam commença à les critiquer sans retenue. Face à ces commentaires, Apelle de Cos lui aurait dit la chose suivante : “Ne supra crepidam sutor iudicaret” (« Que le cordonnier ne juge pas au-delà de la sandale« ). D’où le néologisme approximatif de « ultra-crépidarien », soit ‘celui qui pérore au-delà de sa sandale’. Plus récemment, cette approche du savoir a même été élevée au rang de biais cognitif, sous le nom d’effet Dunning-Kruger, qui montre combien les personnes qui ont le moins de compétences cognitives et intellectuelles ont tendance à surestimer leurs propres capacités. Plus précisément, la tendance à tenir un savoir pour vérifié… parce le seul fait qu’ils croient le savoir. A ce propos, la lecture de l’ouvrage Croiver, Pourquoi la croyance n’est pas ce que l’on croit du neuroscientifique Sebastian Dieguez [Dieguez, 2022] est éclairante et, c’est la mode, suggère un néologisme amusant : la croivance.

A défaut d’une sincère intuition, croire sans savoir, accepter sans vérifier, penser connaître sans s’être pleinement approprié la teneur d’un propos, accepter des pensées sans en faire d’abord des « objets de pensée », voilà bien le dérapage ‘religieux’ qui irrite le duo Nietzsche-Camus. On ne parle pas ici de la fonction religieuse telle qu’évoquée par Jung mais de son renversement, de la crédulité, de la conjuration des imbéciles, des paris pascaliens ou de l’arrogance du médiocre, au contraire de la raison pratique ou de la conviction sincère et éclairée.

Les chapitres précédents l’ont exploré : les écailles sur les yeux sont de différentes natures, qui nous tendent des pièges lorsque nous croyons savoir, nous croyons pouvoir affirmer. Notre aspiration au bonheur et aux plaisirs peut nous laisser avides et frustrés si elle n’est pas convertie en quête de satisfaction, d’équilibre entre nos aspirations et ce que le monde peut offrir effectivement. Nos cerveaux peuvent nous forger des œillères hormonales aux seules fins de nous préserver mais ils sont quelque fois « à côté de la plaque » ou excessifs. Notre soif d’explications, notre quête de sens nous fait fabuler des discours dont la vocation apaisante nous fait penser qu’ils sont des vérités (ainsi, la religion). Nous voulons ramener à la parole et aux mots une Vie dont la marche nous échappe, inquiets que nous sommes devant le Silence. La croissance exponentielle de l’information disponible nous égare, dilue notre force de pensée et le Tentateur des Anciens n’est pas loin quand nous nous laissons penser n’importe quoi (et il se trouvera toujours un autre ultracrépidarien pour abonder dans notre sens).

Souvenez-vous de l’exhortation d’Henri Gougaud, cité au chapitre précédent : Explorons ! N’essayons pas de résoudre l’énigme de la Vie avec des explications, comme si elle n’était qu’un problème, alors qu’elle est un mystère à explorer. Notre détresse n’est-elle pas attendrissante, quand nous sortons les calculettes pour conjurer ce Mystère ? Expliquer la Vie n’est pas se l’approprier et le triomphe de la raison, lorsqu’elle est confondue avec la logique, nous laisse aussi inquiets qu’un cœur de lapin dans un corps d’ours. De la même manière, à l’inverse, l’expérience aveugle, celle qui permet de sauter à l’élastique sans vérifier s’il est breveté, ne nous permet pas non plus d’apaiser le vertige devant le Mystère. Penser comme les autres, penser contre les autres ou ne plus penser, sont autant de variations sur le thème de « je n’ose pas travailler à ma connaissance par moi-même » (Kant nous regarderait en souriant : « pauvre mineur… »)

Quelles certitudes nous reste-t-il alors ? Comment fonder notre délibération et notre morale si tous nos repères sont aussi mouvants, voire fallacieux et biaisés ? Comme si ce n’était pas suffisant, pour être bien certain de préparer notre intranquillité contemporaine, le XVIIIe siècle a décapité en hurlant les rois du temporel et renvoyé en chambre le clergé du spirituel : nous voilà orphelins comme des enfants allemands au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Qui plus est, ‘de son côté, le XIXe nous a lancé sur la course folle du progrès positiviste et nous voilà en proie aux pires paniques, à manger nos doigts, alors qu’ils serviraient mieux à étrangler les acteurs d’un capitalisme – on le voit aujourd’hui – clairement nauséabond et qu’ils seraient bien utiles une fois replongés dans la terre ou réunis dans les mains de nos proches. Enfin, le XXe n’est pas en reste, qui nous a montré dans les camps jusqu’où l’homme peut plonger dans l’inacceptable et où, dans les salons, les gourous de la pensée occidentale ont fini de déstructurer le discours trop institutionnel des générations précédentes. Ont-ils ainsi laissé chacun libre de basculer dans des préoccupations trop individualistes pour permettre le vivre-ensemble, un vivre-ensemble qui doit désormais lutter chaque jour face aux exigences de repli d’une myriade de communautés exclusives ?

Dans ce monde-là, où suis-je à ma place ? La réponse est aisée même si elle n’est pas toujours facile à digérer : partout là-dedans ! Car ce sont des êtres humains qui ont brûlé les sorcières, qui ont inventé la pénicilline, qui ont incendié des maisons et étranglé des enfants, qui ont construit le Taj Mahal et composé l’Arietta de l’opus 111 pour piano… Ce serait penser à l’ancienne que de vouloir trouver sa place quelque part dans les vitrines que nous avons déjà évoquées, à un endroit donné, avec un statut particulier et un cartel qui renseigne nos titres et qualités. Ce serait penser en termes de vérités, révélées ou non, desquelles on pourrait déduire l’ordre du monde et ranger les phénomènes de la Vie selon une Classification Décimale Universelle. Serions-nous alors à notre place ? Les Anciens le pensaient et ils ont épuisé leurs forces à décrire des réalités qui ne se sont jamais laissé faire. Aujourd’hui, ces mêmes Anciens reposent au seul endroit où les allées sont organisées, avec des cartels de pierre mentionnant leurs titres et qualités, fleuris de chrysanthèmes…

La proposition est ici de renoncer à identifier cette ‘place où l’on serait à sa place‘, ce qui supposerait qu’elle existe, qu’elle puisse être décrite et que nous puissions y arriver un jour, se marier, être heureux et avoir beaucoup d’enfants. Pour compenser, une bonne nouvelle : faire le deuil des dogmes, des définitions et des explications logiques comme repères de notre moralité n’implique pas le chaos et n’exige pas que chacun s’équipe pour une expédition punitive dans la sauvagerie du monde ! Toujours dans Le mythe de Sisyphe, Camus raconte (car, c’est avant tout un romancier) comment l’homme castre sa liberté en se laissant guider par l’espoir d’un monde meilleur… après, au-delà. Face à l’inefficacité des dogmes, qu’ils soient scientifiques ou religieux, il acte qu’aucun discours idéaliste ne peut apaiser l’angoisse de l’homme face au monde qui persiste à être muet. On retrouve ceci dans un sobre et amusant poème de Mary Oliver [2012] :

Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent,
et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.

in A Thousand Mornings (2012, trad. Patrick Thonart)

Le motif du silence de la mer, du silence du Mystère, du monde qui ne prend pas la peine de s’expliquer n’est pas nouveau. Après Laô-Tseu, d’autres ont évoqué l’ineffable (« que l’on ne peut dire ») de la Vie… et notre tendance, pour compenser ce silence, à projeter sur elle nos fabulations, nos explications, nos fictions, le sens que nous avons mitonné dans nos réflexions ou nos intuitions. Cela sonne comme une preuve que c’est le silence de la Vie qui fait de nous l’Espèce fabulatrice [Huston, 2008]. Reste que l’impressionnant mutisme de la Vie, qui passe comme un éléphant trop gigantesque pour se soucier de nos pantoufles, est peut-être justement le fruit de notre attitude mentale : nous posons de pathétiques questions existentielles à la mer immense (à Dieu, au fantôme de Grand-Maman, au Soleil, au Tarot ou aux étoiles, à la Science : biffez la mention inutile) sans vérifier sa capacité à nous répondre dans le même langage ! Mary Oliver a la poésie de lui donner la parole, plutôt que de rendre évident l’insupportable aphasie du Mystère par une image dont elle a le secret.

Apôtre du lien à la Nature comme école de Vie, elle donne au texte un final qui n’est pas anodin : « j’ai à faire« , dit la mer en s’excusant poliment. Le premier chapitre de ce livre en faisait déjà ses choux gras, quand on y voyait que le bonheur n’était pas un état extatique spécifique mais qu’il résultait plutôt d’une activité satisfaisante. Pourquoi ne pas maintenir cette approche et renoncer à identifier « la place où l’on serait à sa place » pour plutôt écouter Mary Oliver qui nous chante que ce qui vit doit « faire » ou relire le mythe biblique dans lequel Adam (Adamah) est condamné à « gagner son pain à la sueur de son front » ? Il ne s’agirait plus de trouver ce lieu où on serait enfin à sa place (« quand je serai grand.e, je serai… ») mais, plus dynamiquement, de mener des activités satisfaisantes, propres à nous apporter le sentiment d’être à notre place. Bref, renoncer au Graal sans cesser de pratiquer la Chevalerie !

Encore captif de l’ancienne manière, Camus se débat pour montrer combien l’Être est absurde, combien le monde peut être rangé dans la vitrine des choses dénuées de sens dans nos musées mentaux. Oracle de la pensée nouvelle (également en gestation chez Heidegger, Cassirer et consorts), il pose néanmoins que le sentiment de l’absurde résulte de la différence entre, d’une part, nos attentes de sens et, d’autre part, l’absence de réponses aux questions que nous posons au Mystère (imaginez Stanley, en pleine forêt tropicale, tendant la main à un rocher et disant son célèbre « Docteur Livingstone, je présume ? »). Pour faire court, cette génération de philosophes a généré un glissement formidable de la pensée : de l’impérieuse et docte nécessité de définir l’Être et l’Homme, on est passé à l’étude de l’Être-au-monde, en se concentrant sur la manière dont les femmes et les hommes sont actifs face aux phénomènes du monde qui les concernent. Exit Platon et son idéalisme, Enter Sisyphe et son caillou ! Le personnage du mythe convoqué par Camus « gagne son pain à la sueur de son front« , il fait ce qu’il doit faire sans s’arrêter et, propose Camus, « il faut imaginer Sisyphe heureux« . La leçon pour nous serait dès lors qu’il nous faut travailler à bien travailler plutôt que travailler pour arriver quelque part. « OK, me direz-vous, mais je fais comment ? »

Une belle image extraite du Phèdre de Platon est celle du « char de l’âme ». Dans ce dialogue, Platon l’Idéaliste compare l’âme à un char ailé conduit par un cocher et tracté par deux chevaux. Mais dans l’âme humaine, ajoute-t-il, un des animaux est enclin à tirer vers le haut, l’autre vers le bas, ce qui rend la conduite du véhicule fort périlleuse. Très tôt, le conducteur a été interprété comme la raison, les deux chevaux comme les désirs antagonistes en l’homme, l’un qui l’élève aux réalités supérieures, l’autre qui le plonge dans la matérialité du monde. Platon est comme la Suze : inimitable ! Et tellement prévisible : quand se pose la question du choix entre le Bien et le Mal, elle doit bien entendu être débattue en tension entre, en bas, la matière répugnante et, en haut, la pureté des Idées. Raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ; corps, finitude, affects, sexualité, déchéance et mort, en bas. Désolé pour le « philosophe au large front » mais l’existence d’Idées supérieures, immuables, de composantes sublimes de l’Être desquelles on pourrait déduire toute notre pensée n’a jamais trouvé grâce à mes yeux : trop court pour témoigner de la diversité de l’expérience, trop binaire pour illustrer les nuances de la beauté du monde et trop tentant pour ne pas constituer un réel danger mental, une peau de banane vers les tentations dogmatiques et totalitaires dénoncées par Cassirer (chapitre 3).

Reste que le dualisme entre les deux chevaux peut nous aider à visualiser ce que peut être « travailler à bien travailler ». Oublions le char ailé qui ne fait plus vraiment partie de notre imaginaire collectif et remplaçons-le par la charrue, qui permettra de mieux nous imprégner de la notion de travail :

Ce matin-là, Adamah sortit au devant de la ferme encore endormie et mena ses deux chevaux dans la cour, où il les harnacha et fixa une longe à chacun pour les guider sur le chemin, vers le champ qui lui restait à charruer. Il y avait un bon bout de marche avant de pouvoir travailler et il voulait en profiter pour habituer les deux bêtes puissantes à aligner leurs pas et à avancer de concert. Devant lui, à sa gauche, le plus jeune des deux chevaux était frémissant et soufflait tout le temps des naseaux ; racé et rapide, il convenait mieux pour la promenade et supportait difficilement le bât, manquant un peu de puissance quand le sol était plus dur à retourner. Aussi, Adamah avait-il enroulé plus fermement la longe autour de son avant-bras, afin de pouvoir immédiatement ramener au calme l’animal, si la fantaisie lui prenait de s’emballer. A sa droite, le vieux cheval de trait marquait le pas en silence, prêt à fournir tous les efforts pour peu qu’Adamah comprenne quand la faim ou la fatigue l’en empêcherait. La longe était souple sur son encolure et Adamah ne manquait jamais de lui parler doucement, avec une voix plus grave qu’à son habitude. La journée s’annonçait belle et les deux bêtes s’accordaient : le labeur serait bon et, ce soir, chacun reviendrait en sueur à la ferme, avec la satisfaction du travail bien accompli…

Dans cette histoire, pour « creuser son sillon », Adamah doit harmoniser les puissances de deux chevaux très différents, l’un bruyant et prompt à s’affoler, l’autre régulier et sans question. S’il tient la bride courte pour l’un, il peut faire confiance à la placidité de l’autre et lâcher prise, pour peu qu’il reste à l’écoute de ses besoins. Dans la fable idéaliste de Platon, le conducteur du char est la Raison, garante de l’équilibre entre le Bien et le Mal qui se disputent verticalement la conscience du sujet. Changeons les rôles et jouons l’allégorie comme ceci : Adamah n’est pas en danger d’être emporté vers les cieux divins par un des coursiers ou précipité dans les abysses du Malin par un cheval vicieux. S’il n’arrive à accorder le pas et la force de traction de ses deux complices, il ne pourra travailler convenablement et rentrera penaud, le soir, auprès des siens. Si les chevaux ne tirent pas ensemble sur la charrue, Adamah ne pourra suivre son sillon. Il est donc question ici d’harmonie entre deux tendances de notre délibération intime. Adamah joue le rôle de la conscience (de notre âme telle que définie  au chapitre 2) : assise entre deux voix intérieures, elle doit composer pour continuer. Ainsi, le bras gauche d’Adamah est attaché fermement à un cheval fougueux, qui s’emballe facilement, et qui – surprise ! – incarne ici la raison, celle que l’on confond avec la logique et qui nous permet de générer les fabulations les plus débridées, pour peu qu’elles soient conformes à l’un ou l’autre discours. Les hashtags sont ici : #mots, #discours, #justifications, #dogmes, #autofictions, #angoisse, #visiondumondeapaisante… A l’autre bras d’Adamah, la longe est souple mais le lien fort avec l’animal : la puissance ne fera pas défaut mais Adamah devra rester vigilant et sentir les besoins du cheval avant que celui-ci ne s’arrête et refuse d’avancer, têtu qu’il peut être. Les mots-clefs sont dans ce cas : #vitalité, #pulsionsnaturelles, #idéevraie, #intuition, #silence, #respectdesbesoins, #wuwei…

Dans un tel scénario, il n’est pas nécessaire de lutter avec l’ange. Pas question de passer son temps à se justifier pour montrer son jour sublime, pas question de craindre la déchéance et la culpabilité qui en découlerait. L’objectif est simplement la satisfaction du travail (sur soi) bien fait et il peut être atteint si l’on reste bien centré, entre, d’une part, les discours sur le monde qui viennent à l’esprit et qu’il faudra intégralement soumettre à la pensée (on notera qu’ils sont autant composés de raison que d’affects) et, d’autre part, les intuitions et les besoins ressentis qui, sans verbalisation, restent présents grâce au lien que l’on entretient avec la Vie (le second nombril évoqué plus haut). Maîtriser d’une main, garder le contact de l’autre : Sisyphe n’aurait pas parlé autrement…

Plus n’est besoin alors de définir l’Être ou l’Homme, de décider si l’ordre des choses existe ou si le monde est absurde, de statuer sur le Bien, le Mal et leurs origines respectives ? Pousser sa pierre avec le sourire permettrait-il de combattre le vertige existentiel ? Dans tous les cas, cela permet de revisiter les trois grandes valeurs platoniciennes : en faisant de chacune de nos pensées un objet de pensée et en ne permettant pas à nos folles fabulations de nous mener par le bout du nez, nous respectons le « vrai » ; en restant liés aux exigences de la Vie et en goûtant chacun de ses dons avec mesure, on savoure le « beau » ; enfin, en renonçant à poursuivre des chimères sublimes et en gardant le cap grâce à un baromètre unique – notre degré de satisfaction – nous nageons dans le « juste ». Voilà de quoi mettre tout le monde d’accord, non ?

Patrick Thonart

Cliquez ici pour découvrir l’ouvrage en cours de rédaction…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, GRANDVILLE J.-J. (1803-1847), Le jongleur de mondes (1844) © BnF.


Quelques autres du même…

LO BIANCO : Jambes habillées (2010, Artothèque, Lg)

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LO BIANCO Audrey, Jambes habillées

(eau-forte, 22 x 22 cm, 2010)

Audrey LO BIANCO est née en 1984. Licenciée en arts plastiques, visuels et de l’espace, recherches picturales et tridimensionnelles de l’Académie des Beaux-arts de Liège, Audrey Lo Bianco a reçu différents prix en Belgique et au Luxembourg, et a exposé à différentes éditions de la Biennale internationale de gravure (Liège), à la Bienal internationale de Villa Nova de Cerveira (Portugal), au Centre culturel des Chiroux et dans de nombreuses galeries belges et étrangères. (d’après OUT.BE)

A travers une série de gravures minimalistes, Audrey Lo Bianco aborde avec délicatesse le monde de l’enfance. L’eau-forte permet un trait fragile et tremblé, les ratures et le fonds grisâtre évoquent une vieille photographie. Silhouettes, jambes, chaussures… les détails s’accumulent, comme autant de fragments nostalgiques ou de trésors inestimables et dérisoires.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Audrey Lo Bianco ; academieroyaledesbeauxartsliege.be  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

PINELLI : Heinz Von Furlow, Hollande, 1929 (2014, Artothèque, Lg)

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PINELLI Joe Giusto/Hans Von Furlow, Hollande, 1929

(lavis à l’encre de chine, 30 x 2o cm, 2014)

Joe G. (Giusto) PINELLI (né en 1960) est un illustrateur, dessinateur et scénariste de bande dessinée.  Il arrive à Liège à la fin des années 1970, pour y suivre le cours de bande dessinée de Jacques Charlier à l’Académie Royale des Beaux-Arts. Lorsqu’il commence à réaliser ses premières bandes dessinées, il décide de se raconter, de mettre en image son quotidien. De nombreux extraits de ces récits autobiographiques, sont publiés dans des fanzines, tant en Belgique qu’en France ou encore aux Pays-Bas. Son graphisme libéré et tendu en fait l’un des auteurs importants de la Bande dessinée indépendante.

Ce dessin au lavis d’encre de chine fait partie des carnets de dessins du peintre fictif Hans Von Furlow, créé par Joe G. Pinelli et évoqué notamment dans son album Féroces Tropiques (Dupuis, sur scénario de Thierry Bellefroid). A travers la biographie d’un autre peintre fictif, celle de Kurt Hix, Pinelli évoque en filigrane la première guerre mondiale et plus tard, dans une série de fanzines, la montée du nazisme.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

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BARRIDEZ : Wokisme et peste brune, panique dans le débat

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[EDL.LAICITE.BE, 19 mars 2024] Le samedi 16 décembre dernier, la candidate Ève Gilles était couronnée du titre de Miss France 2024. S’en est suivie une violente polémique sur les réseaux sociaux, regrettant que le jury de ce prestigieux concours ait définitivement basculé dans le clan du wokisme.

Eve Gilles © gala.fr

La raison ? C’est la première fois qu’une femme à la coupe “garçonne” (c’est-à-dire qui a les cheveux courts) est élue reine de beauté. Les internautes les plus réactionnaires déplorent également son manque de formes et son teint mat. Ils n’ont pas non plus été tellement séduits par ses déclarations sur la diversité de la beauté du corps féminin. La conclusion derrière ces critiques fait de la nouvelle Miss France une égérie woke, marquant encore un peu plus le trait du déclin de la République.

L’actualité ne manque pas de polémiques de ce genre et qui usent du terme “wokisme” et de ses adjectifs tels que “woke” ou plus péjoratif encore “wokiste“. En Belgique comme en France, elles font le lit de l’extrême droite qui soit est à leur origine, soit se les réapproprie stratégiquement. Pour s’en rendre compte, il suffit, par exemple, de taper le mot “woke” sur la page Facebook du Vlaams Belang. S’ouvre alors à vous une longue suite de publications livrant bataille à la menace woke. Qu’il s’agisse de mettre fin aux subsides destinés à l’Institut Hannah-Arendt – jugé trop woke car on y mène des recherches sous l’angle de la diversité –, de lutter contre la venue à l’hôtel de ville de Gand de la Queen Nikkolah – la version féminine et inclusive de Saint-Nicolas – ou bien de dénoncer l’organisation d’une marche non mixte consacrée aux femmes pénalisées par la Covid, le Vlaams Belang ne s’accorde aucun répit face à ce qu’il désigne comme l’extrémisme à abattre, le wokisme. Toutefois, si ces publications pullulent sur leur réseau, elles donnent peu d’indications sur le contenu que l’extrême droite flamande associe au terme “wokisme“.

L’impossible définition du “wokisme

Dans la même veine, soulignons le discours prononcé par le député européen Tom Vandendriessche (VB), lors d’une conférence organisée par son parti en avril 2023, intitulée “Woke, a culture war against Europe“. Si le titre révèle un élément de définition plutôt flou, l’explication donnée par le député est encore plus déroutante : “Le wokisme mène à un nombre incommensurable de phénomènes étranges, mais qui sont complètement normaux selon les standards du mouvement woke. Car c’est justement le concept de normalité que les wokes essaient de détruire. C’est pourquoi, tout à coup, les gens commencent à renverser des statues, à mentionner leur gender pronouns, à teindre leurs cheveux en bleu ou à demander la décolonisation de notre langage et de la littérature. Le mouvement woke sème ainsi un trouble qui n’est pas nécessaire, partout où ils peuvent.” Donc, selon cette définition, un woke serait un individu aux cheveux bleus susceptible de s’identifier aux pronoms “il“, “elle” ou “iel“, dont le hobby est de renverser des statues et qui a un regard critique sur le passé colonial de l’Europe. Mis à part les risques de sécurité liés au renversement impromptu de quelques statues, on a du mal à percevoir la menace.

Pour saisir ce qui préoccupe réellement l’extrême droite flamande, cherchons du côté des sciences humaines et de leur éclairage du phénomène. Dans son analyse sémantique et étymologique “De woke au wokisme : anatomie d’un anathème“, le politologue et sociologue Alain Policar commence par replacer le concept dans son contexte historique. Le mot “woke” est originaire du langage parlé afro-américain et est utilisé pour évoquer, dès 1896, l’idée d’un nécessaire réveil des Noirs dans une société marquée par le racisme et la ségrégation. Alain Policar rappelle que, déjà à l’époque, les militants abolitionnistes étaient accusés d’être trop moralisateurs.

© moka-mag.com

Le terme a gardé la même signification lorsqu’il a été popularisé en 2008 par la chanteuse Erykah Badu qui, dans son morceau Master Teacher, fait émerger le mantra “I stay woke” pour énoncer l’importance de rester attentif aux discriminations vécues quotidiennement par les Noirs. Jusqu’ici, on voit mal le lien entre cet usage militant de l’adjectif “woke” et la définition qu’a esquissée le député européen du Vlaams Belang. Mais ce lien devient plus clair dans la suite de l’article. En effet, Alain Policar situe le point de bascule sémantique du concept, en 2014, lorsque les conservateurs américains se le réapproprient en réaction à la campagne Black Lives Matter, après l’assassinat, par un policier blanc, du citoyen Michael Brown. Le sociologue analyse cette récupération comme une stratégie des conservateurs pour disqualifier tous ceux qui sont soucieux de dénoncer des discriminations et qui sont ainsi engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBTQIA+ ou encore écologistes. Dès lors, on saisit mieux l’intérêt du discours prononcé par Tom Vandendriessche. Il n’a aucunement l’intention de définir le wokisme, mais bien de tourner en ridicule celles et ceux qui critiquent l’ordre politique et les normes sociétales ainsi que les militants en faveur de la justice sociale et de l’émancipation des minorités dont font notamment partie les femmes et les personnes non blanches. Alain Policar précise – en citant le philosophe Valentin Denis – que le terme “wokisme” “ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction : stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire“.

Diviser pour mieux régner

Cette stratégie discursive est tout à fait caractéristique de l’extrémisme, car elle vise à polariser la société en deux entités distinctes et chacune homogène : les wokes – “eux, l’ennemi commun” – et les anti-wokes – “nous, le peuple uni par ses racines identitaires“. En cadenassant le débat, cette stratégie de la division porte directement atteinte à l’intégrité du corps social. Ainsi, en Belgique, chaque publication du Vlaams Belang à l’encontre des wokes présente ceux-ci comme les fossoyeurs de la culture nationale flamande, de ses traditions et de son folklore. Peu importe que le blackface soit une coutume coloniale héritée de l’exposition des esclaves noirs du début du XIXe siècle, il n’est pas question de revoir l’apparence du traditionnel Zwarte Piet. Et gare à celle ou celui qui oserait alimenter le débat en démontrant les effets produits par un tel biais raciste sur l’estime de soi d’une personne noire, car cet individu serait immédiatement catalogué de “woke extrémiste anti-belge” et donc “anti-blanc“.

Enfin, derrière la multiplication de ce type de publications, l’objectif est aussi de provoquer une “panique morale“. Alex Mahoudeau, politologue, définit parfaitement cette tendance dans son ouvrage La panique woke. Selon lui, cette crise se produit au moment où “un ensemble d’acteurs au sein d’un groupe se met à s’inquiéter du danger que feraient peser sur l’ordre social, la bienséance, la civilisation, etc., des personnes identifiées comme responsables de cette brèche” : ces paniques vont apparaître et “elles vont ensuite former un point d’obsession dans le débat public, parfois via les médias et finalement disparaître, alors que la menace est toujours surreprésentée et exagérée“.

La stratégie de la panique, une recette qui porte ses fruits

Le moins que l’on puisse dire est que le pari de l’extrême droite est gagné. En effet, on ne compte plus le nombre de discours et de déclarations dans le débat public sur le wokisme. Que ce soit d’ailleurs pour le défendre, le dénoncer ou le déconstruire. Ce faisant, ce thème s’est peu à peu détaché d’une rhétorique spécifiquement conservatrice ou d’extrême droite. Effectivement, on observe désormais une percolation du discours sur le wokisme dans d’autres mouvances politiques.

En France, le gouvernement d’Emmanuel Macron a fait du phénomène woke une préoccupation majeure. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a notamment été à l’initiative du Laboratoire de la République, destiné à lutter contre le wokisme. En Belgique francophone, le MR défend une publication du Centre Jean-Gol, dans laquelle le wokisme est défini comme un totalitarisme. L’ancienne ministre socialiste Laurette Onkelinx a quant à elle exprimé dans La Libre Belgique son regret sur le fait que “les partis de gauche laissent la critique du wokisme à la droite“. En Flandre, les partis de gauche comme de droite tentent de récupérer l’électorat du Vlaams Belang, à commencer par la NVA, dont le président Bart de Wever a publié un ouvrage intitulé Over woke. L’ex-président de Vooruit, Conner Rousseau, déclarait également il y a peu que “les wokes sont tout aussi intolérants que les extrêmes“.

Au-delà de la récupération politique, on observe de plus une forte médiatisation du débat intellectuel autour de la pertinence du concept et de la réalité du phénomène. Dans tous les journaux et revues francophones, on trouve des articles qui décryptent le sujet. En radio aussi avec, par exemple, la diffusion par la RTBF en juin dernier d’un épisode de podcast intitulé “Le wokisme existe-t-il ?“, croisant les regards des philosophes Nathalie Grandjean et Vincent de Coorebyter. Puis, par-delà les analyses intellectuelles, on remarque que tout un chacun semble devenir légitime pour exprimer publiquement son opinion sur le wokisme. Le Soir donne ainsi la parole au cinéaste Denys Arcand qui compare les wokes à des enfants gâtés ; La Libre relaie les propos de Michel Sardou qui, sur BFM TV, a déclaré haïr le féminisme et le wokisme ; Le Vif mène l’enquête auprès des Belges sur la question “le wokisme est-il une menace contre la démocratie ?“, etc.

De cette façon, on ne peut que constater la victoire de l’extrême droite et des conservateurs qui sont définitivement parvenus à imposer la “panique woke” dans le débat public. Ce faisant, ils détournent une bonne partie de l’attention politique et médiatique à l’égard de la lutte contre les discriminations, mais aussi de ce qu’il peut y avoir de critiquable dans des formes de militantisme qui répondent exclusivement à des logiques identitaires. Car le danger d’aborder cette dernière question sous le prisme du wokisme réside, comme nous l’a fait observer Alain Policar, dans le fait que cette notion est vide de contenu. Par conséquent, chacun est libre d’y voir sa propre menace, même celle que représenteraient les femmes aux cheveux courts et teints en bleu.

Lucie Barridez, CAL/COM


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction, édition et iconographie | sources : Espace de Libertés, le magazine du Centre d’Action Laïque | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, image du film La vie d’Adèle (2013) © quat’sous films – Goodfellas ; © gala.fr ; © moka-mag.com.


Plus de prises de parole en Wallonie…

GODIN : Sans titre (2016, Artothèque, Lg)

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GODIN François, Sans titre

(impression numérique, 30 x 40 cm, 2016)

Né en 1979, François GODIN se lance dans l’illustration dès la fin de ses études à Saint-Luc Liège et multiplie les expériences et les rencontres (pochette de disques, dessins pour magazines jeunesses et des éditions Milan, deux livres jeunesse, des affiches…).

Jouant avec la notion de double image et le vide de l’espace dans l’image, François Godin compose avec humour une scène dans laquelle les échelles, les notions d’extérieur et d’intérieur sont court-circuitées.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © François Godin | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

SERRA, Richard (1938-2024)

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[RTBF.BE, 27 mars 2024] L’artiste américain Richard Serra, figure majeure de l’art contemporain avec des œuvres monumentales constituées de plaques d’acier CorTen, est mort mardi [26 mars 2024] à 85 ans, selon le New York Times qui cite son avocat.

Il s’est éteint chez lui dans l’État de New York des suites d’une pneumonie, selon le quotidien américain. Exposé des grands musées américains au désert du Qatar, Richard Serra a livré des œuvres massives, arrondies, à l’aspect pourtant minimaliste, poussant la réflexion sur l’espace et l’environnement.

Né à San Francisco d’une mère d’origine juive russe et d’un père espagnol, il se forme à Paris puis s’installe dans les années 1960 dans un New York en plein bouillonnement artistique. A la fin de cette décennie, il publie un manifeste puis révèle une œuvre fondatrice, One ton prop (House of cards), quatre plaques de plomb de 122 x 122 cm, maintenues en équilibre par leur propre poids, à la manière d’un château de cartes.

Les quatre plaques d’acier de l’artiste américain Richard Serra, qui font partie de l’installation “Est-Ouest/Ouest-Est”, dans le désert du Qatar, à environ 70 kilomètres de Doha (2022) © Guiding Architects

Il passe ensuite à de grandes plaques d’acier CorTen d’un brun-orangé, comme rouillées, exposées à New York, Washington, Bilbao, ou encore Paris. En 2014, il plante même de sombres tours dans le sable du Qatar, si loin qu’il faut un 4×4 et une bonne carte pour s’y rendre, à 70 km de la capitale, Doha. “Quand on voit mes pièces, on ne retient pas un objet. On retient une expérience, un passage”, disait-il en 2004.

L’acier CorTen : un matériau détourné

Ce matériau, habituellement réservé au monde de la construction et de l’architecture, a la particularité de changer de couleur au fil du temps. Il passe du gris à l’orange, jusqu’au marron foncé après quelques années. Et si l’artiste voue un tel intérêt aux pièces immenses, c’est parce que son matériau principal n’est pas l’acier mais bien l’espace, qu’il aime exploiter dans ses dimensions les plus démesurées. Pour arriver à un tel résultat, Richard Serra conçoit d’abord des maquettes, puis, il fait des tests grâce à un logiciel de calcul, pour finalement faire appel à des usines qui produisent ces grandes plaques singulières. Un monde qu’il connaît bien, car il a lui même travaillé dans une aciérie pour financer ses études.

Richard Serra s’inscrit comme l’un des fondateurs du minimalisme, une branche de l’art contemporain qui voit le jour dans les années soixante aux États-Unis. La spécificité de ce courant artistique réside dans la “soustraction”. Les formes brutes et épurées embrassent la doctrine du “less is more” caractéristique principale du mouvement.

Rédaction / Belga


© arch daily

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 27 mars 2024] Richard Serra est décédé ce mardi 26 mars à 85 ans. Connu pour ses œuvres monumentales en acier Corten, l’artiste était un des plus grands sculpteurs de notre époque.

“Je considère l’espace comme un matériau. L’articulation de l’espace a pris le pas sur d’autres préoccupations. J’essaie d’utiliser la forme sculpturale pour rendre l’espace distinct”, disait Richard Serra. Hier, le sculpteur est décédé à l’âge de 85 ans des suites d’une pneumonie, à son domicile dans l’État de New York, selon les informations du New York Times. Il était un des plus grands artistes contemporains, dont les œuvres monumentales ont été exposées de New York au désert du Qatar, en passant par Paris. Retour sur la vie de celui qui a poussé l’art minimal à son paroxysme et qui a fait de l’acier Corten des sculptures labyrinthiques à vivre.

Remettre à l’honneur le matériau

Richard Serra est né en 1939 à San Francisco. Aujourd’hui encore, il se souvient de sa passion précoce du dessin qui le conduit, dès 4 ans, à s’abandonner avec bonheur au plaisir de créer. “Ma mère avait décidé très tôt que mon frère serait avocat et moi artiste. Ce qui s’est passé.” La première rupture date de 1961, année où il intègre la section art de Yale. L’université est alors un formidable pôle de confrontation entre différentes disciplines artistiques, invitant chaque semaine les artistes new-yorkais à venir enseigner. Ses professeurs seront Philip Guston, Frank Stella, Robert Rauschenberg, Ad Reinhardt et Josef Albers. Son horizon s’élargit.

Quelques années plus tard, en 1966, ses premières pièces sont encore marquées par l’activisme de Yale. Il expérimente, s’interroge sur la définition du geste artistique. Son environnement, ses amis l’encouragent. À la fin des années 1960, dans cet incroyable creuset artistique qu’est New York, il croise toute la jeune génération d’artistes. Robert Smithson, Donald Judd, Philip Glass, Steve Reich deviennent ses amis. Il faut tout remettre en question, détruire pour reconstruire. Bruce Nauman, Eva Hesse produisent des sculptures sans véritables formes. Il découvre Yvonne Rainer et ses performances dansées, la manière dont elle interroge le temps, la position du corps et de l’objet, la façon dont elle ouvre ou ferme l’espace.

Jeter, suspendre, enrouler

L’expérience, voilà sans doute le moyen de se dégager de l’art minimal qui règne en maître dans les débats artistiques. Un temps, le film lui permet cela. Hand Catching Lead (1968), par exemple, voit sa main tenter de saisir au vol un morceau de plomb. L’œuvre est sans statut, oscillant entre performance et répétition d’un geste jusqu’à l’absurde. La rupture intervient vraiment en 1967 avec To Lift, sculpture constituée d’une plaque de caoutchouc dressée par un pieu. La matière molle répond à une forme élémentaire s’affirmant dans l’espace comme pur mystère. La logique de remettre à l’honneur le matériau, de le plier à sa volonté trouve son aboutissement dans Verb List, série de verbes recopiés sur une feuille : rouler, marquer, jeter, suspendre, enrouler, couper, retourner, empiler, arranger, localiser… Dès lors, son œuvre sera placée sous le signe de ces actions simples. Bulle ou Double Roll (toutes deux de 1969) se présentent sous la forme d’une feuille de plomb roulée sur elle-même.

© Guggenheim Museum Bilbao

One Ton Drop (House of Cards) de la même année marque un autre tournant. Quatre plaques de plomb sont dressées les unes contre les autres dans un équilibre précaire. Dès lors, ses œuvres joueront de ce paradoxe : une sculpture vaut pour sa forme mais également par la connaissance que nous avons des matériaux et de la gravité. One Ton Drop (House of Cards) est aussi un affranchissement des conventions de la sculpture. Serra cherche à séparer l’œuvre de son contexte, à détruire jusqu’à l’idée même de socle. Or, même posée directement au sol, une sculpture se sert de ce dernier comme socle. Telle une peinture, elle est une figure sur un fond, celui de son environnement. Elle reste image. Cette “convention picturale”, il convient de la détruire pour qu’enfin la sculpture trouve son autonomie. En 1970, deux expériences cruciales le convainquent de la validité de ses intuitions.

Arpenter et regarder

En aidant Robert Smithson pour la réalisation de la fameuse Spiral Jetty, il découvre qu’une forme simple peut générer une expérience forte pour peu qu’elle intègre des dimensions qui excèdent le corps humain. Le visiteur est au coeur de l’oeuvre et ne peut, par le regard, en saisir toutes les composantes. L’œuvre ne doit plus (et ne peut plus) être fabriquée par les mains de l’artiste. L’atelier devient simple bureau où des assistants ingénieurs calculent les contraintes techniques des quelques esquisses. L’importance du dessin, de la lithographie et de l’édition dans l’œuvre de Serra trouve là son origine, dans sa volonté de produire lui-même des oeuvres, de poursuivre par d’autres moyens les joies d’une activité d’atelier.

La seconde expérience, encore plus cruciale, est sa découverte des jardins zen japonais avec en leur centre le Ma, cette fameuse idée entremêlant vide et énergie. Pulitzer Piece: Stepped Elevation (1970- 1971) sera l’une de ses premières vastes interventions dans le paysage, constituée de trois immenses lames d’acier. Avec ce matériau capable de s’incarner dans des formes monumentales, Serra enrichit son vocabulaire. Il n’est alors pas le premier à mettre l’accent sur le matériau. Rodin, en son temps, avait inauguré ce mouvement. La représentation intégrait et exposait les données physiques de la matière, sa lourdeur, son refus de se laisser creuser, d’obéir au geste de l’artiste. Mais c’est vers Picasso que s’était tourné le jeune Serra au début 1964, attiré notamment par les assemblages en métal de 1912-1913 comme Guitare, alors exposée au MoMA, à New York. De son séjour en France et en Italie en 1965, il avait aussi retenu de Brancusi ses formes élémentaires et sa capacité à jouer des surfaces, opposant par exemple le poli au rugueux.

Organiser l’espace avec l’acier

Avec l’acier, Serra allait trouver une qualité de rendu sans équivalent, ni particulièrement beau, ni dépourvu d’intérêt. En cela, il s’opposait d’une certaine manière à Carl Andre et ses damiers de métal posés à même le sol. Bien que brut, le matériau chez Carl Andre garde une certaine sensualité, renforcée par l’effet de composition. La sensualité, Serra la trouvera dans l’acier Corten, alliage spécifique rendant la matière inoxydable. Avec le temps, la surface se couvre automatiquement d’une couche protectrice passant du vert à l’orange, puis au rouge ou au brun foncé. Mais l’acier reste pour lui une manière d’organiser l’espace, comme il ne cessera de l’affirmer.

Ses grandes interventions du début des années 1980 dans les espaces publics marquent ce changement d’échelle. Tantôt courbes et sinueuses, tantôt verticales et anguleuses telles des tours, elles activent l’espace public en le perturbant et en contraignant le visiteur à les intégrer dans son expérience. Au contraire des sculptures produites à la même époque par Bernar Venet, elles s’opposent également à l’architecture et à son formalisme. Le concept n’est pas du goût de tous. Commandé par le gouvernement américain, Tilted Arc, installé sur Federal Plaza à New York, se retrouve sous le feu des projecteurs : une pétition des habitants du quartier entraîne le gouvernement à ordonner sa destruction. Un procès très médiatisé s’ensuit, Serra défendant sa propriété morale sur l’œuvre.

C’est dans ce contexte qu’il installe la double ellipse Clara-Clara dans le jardin des Tuileries à Paris. L’exemple ne lui sera d’aucune utilité. Tilted Arc est finalement détruit en 1989 alors qu’il enchaîne les commandes à travers le monde, posant même en France quelques œuvres imposantes (Philibert et Marguerite à Bourg-en-Bresse, Octagon for Saint Eloi à Chagny, Single Double Torus pour LVMH à Paris). La création en 1996 des premières Torqued Ellipse démontre sa volonté d’intégrer plus intimement le temps propre à chaque espace. Conçues comme des ellipses en apesanteur, ces formes contraignent le spectateur à se perdre entre les parois courbes d’un espace clos sur lui-même.

Le contenu c’est votre propre expérience alors que vous marchez dans, à travers, et autour de l’ensemble du champ sculptural.

Richard Serra

Le temps s’étire, la matière enserre, se referme sur le corps du visiteur avant de l’expulser dans le noyau central, vide. Le succès est immédiat. L’installation au Dia: Beacon est un tel succès que le Guggenheim de Bilbao commande à l’artiste pas moins de huit sculptures monumentales similaires. L’installation The Matter of Time (2005) est immédiatement saluée comme une œuvre charnière dans l’art contemporain. La rétrospective au MoMA en 2007 confirme cet engouement du public, enfin conquis par ces sculptures accélératrices d’expérience.

Marcher dans le champ sculptural

En 2008, pour la seconde édition de Monumenta, Richard Serra propose une Promenade dans la nef du Grand Palais. Constituée de cinq éléments imposants, dressés verticalement, décalés les uns par rapport aux autres et légèrement “décadrés”, cette installation monumentale invite le visiteur au déplacement et à la découverte de multiples points de vue. De ce mouvement surgissent divers questionnements sur le regard, la mémoire, la compréhension d’une œuvre, la construction d’une expérience cognitive et sensible.

“Vous n’avez pas besoin de connaître quoi que ce soit sur l’histoire de la sculpture ou sur l’histoire de l’art pour comprendre, voir et percevoir ce travail conçu en relation avec l’espace. […] Il ne s’agit pas juste de grandes plaques en l’air, mais le contenu c’est votre propre expérience alors que vous marchez dans, à travers, et autour de l’ensemble du champ sculptural. […] Il n’y a de contenu ni dans les plaques, ni dans l’acier, ni dans le rythme des cinq plaques”, avouait Richard Serra. La présentation, sous l’impulsion d’Alfred Pacquement s’enrichissait de nombreuses intervention extérieures, laissant cinéastes, écrivains, philosophes exprimer leur relation à Serra. En parallèle, les œuvres Clara-Clara et Slat étaient respectivement réinstallées dans le Jardin des Tuileries à Paris et à la Défense.

En 2012, il plante une immense sculpture heptagonale de 24 m de haut composée de sept plaques d’acier convergentes, sur le port de Doha (Qatar). L’œuvre imite un minaret et reflète la culture islamique, au bord du golfe. Deux ans plus tard, l’artiste installe des tours dans le désert qatari, à 70 km de la capitale, pour la sœur de l’émir, cheikha Al-Massaya Bint Hamad Al-Thani. Après la crise sanitaire due au Covid-19, Richard Serra revient à Paris pour présenter Transmitter (2020) dans le vaste espace d’exposition de Gagosian au Bourget. En parallèle, le Centre Pompidou présente une rétrospective de trois jours de films et de vidéos de Serra tirés de la collection du musée ainsi que de celle du Museum of Modern Art de New York.

Du Guggenheim Museum au Reina Sofía de Madrid, en passant par le Kunstmuseum Basel, de nombreuses institutions ont rendu hommage à Richard Serra sur les réseaux sociaux. Jusqu’au 30 avril, la galerie Lelong & Co. à Paris présente quant à elle Casablanca (2022) une suite de six œuvres graphiques réalisées en collaboration avec le maître imprimeur Xavier Fumat à l’atelier Gemini G.E.L. de Los Angeles et montrées pour la première fois dans la capitale. Dans ces œuvres gravées, l’artiste a poussé l’estampe à ses limites en les recouvrant de matière noire. Pour Larry Gagosian “Richard Serra était un titan qui a transformé la définition même de la sculpture et du dessin. Plus que cela, il nous a changé, notre façon de voir et de ressentir notre chemin vers une expérience élémentaire et sublime. Il nous a mis au centre de son art. Avant le matériau, l’espace, le poids et la mesure, c’était notre expérience qui lui tenait le plus à cœur.”

Agathe Hakoun & Damien Sausset


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  “The Matter Of Time” © edition.cnn.com ; © Guiding Architects ; © Guggenheim Museum Bilbao ; © arch daily.


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

ARAM : Lycée Maurice-Ravel – Fausses pudeurs

Temps de lecture : 4 minutes >

[LEPARISIEN.FR, 31 mars 2024] La chroniqueuse et humoriste Sophia Aram salue la fermeté des pouvoirs publics face aux accusations en “islamophobie” à l’encontre du proviseur, qui ont vite tourné aux menaces.

Convenance personnelle’ : ce sont les mots du rectorat pour annoncer la décision de départ en retraite anticipée du proviseur du lycée Maurice-Ravel, à Paris. Pourtant, derrière l’euphémisme qui annonce le choix d’un homme sous les menaces de mort, c’est tout un système qui a pris la mesure du problème. De la ministre au préfet en passant par les policiers qui assurent la protection du lycée, on peut saluer la réaction des pouvoirs publics. Reste la démission d’un proviseur et la pression de l’islam politique sur l’école.

Qu’en 2024, en France, une gamine choisisse de se soumettre à l’un des marqueurs emblématiques de l’islam rigoriste, certains peuvent trouver ca formidable ; moi, j’ai le droit de trouver ça consternant, surtout à l’heure où d’autres jeunesses, dans d’autres contrées, se soulèvent au risque de leur vie pour en finir avec ce patriarcat religieux. Nous pourrions, d’ailleurs, être plus nombreux à défendre cette opinion sans que cela retire à cette gamine son droit d’exhiber sa ‘pudeur religieuse‘ en dehors de l’école, ni celui de tous ceux qui lui présentent cet archaïsme comme un marqueur identitaire et culturel. C’est du reste ce qui nous différencie des pays où l’islam politique a réussi à s’imposer.

Le problème tient dans le fait qu’une élève ait eu la possibilité de se retourner contre l’autorité d’un proviseur par un simple mensonge avec le soutien de la petite coterie de lycéens et de militants venus scander devant le lycée: “Elève frappée, lycée bloqué !” Ce qui éveille en moi l’envie de les priver de TikTok ou de distribuer quelques baffes. Envie que le tweet irresponsable de la députée Insoumise Danielle Simonnet, renvoyant le proviseur et l’élève dos à dos tout en diffusant les bobards de cette dernière n’a fait qu’accroître.

La suite, vous la connaissez : le procès en islamophobie laisse rapidement la place aux menaces et à l’incertitude qu’une crevure de passage décide ou non de les mettre à exécution. Une incertitude à laquelle nous ne pouvons nous habituer.

La bonne nouvelle, dans cette séquence de fermeté des pouvoirs publics, c’est le constat que l’élève a fini par reconnaître avoir menti, comme avait menti l’élève de Samuel Paty lorsqu’elle se disait blessée par un cours auquel elle n’avait pas assisté, comme a menti l’ayatollah Khomeyni se disant blessé par la lecture des Versets sataniques de Salman Rushdie, et comme mentent la plupart de ceux qui se disent blessés par un dessin.

Reste à s’en souvenir et à lutter résolument contre le misérabilisme et la condescendance avec lesquels une partie de la société accueille ces “croyants” soudainement “blessés” dans leur foi.

Parce qu’au fond ce qui protégerait notre modèle laïc [français] tout en rendant la tâche plus difficile aux promoteurs de l’islam politique en France, ce serait que chaque élève, chaque croyant, chaque individu ait la conviction que personne ne peut remettre en cause la loi, menacer une institution ou condamner à mort un individu, simplement en racontant partout qu’il est offensé, choqué, blessé, ou meurtri par un dessin, un tableau du XVIIe siècle, l’interdiction de porter un foulard, une abaya ou n’importe quel autre signe religieux ostentatoire dans l’enceinte scolaire. Et que ces fausses pudeurs soient traitées par le mépris et l’indifférence qu’elles méritent dans une société ne reconnaissant pas le blasphème.

Mais, pour cela, il faudrait encore que les laïcs qui se taisent se remettent à parler et luttent contre le misérabilisme ambiant à l’égard de ces fausses pudeurs.

Sophia Aram, humoriste et chroniqueuse


Des élèves devant le lycée Maurice-Ravel à Paris, le 31 août 2015 © FLORIAN DAVID / AFP

CONTEXTE : [extrait de LEMONDE.FR, 26 mars 2024]Le proviseur de la cité scolaire Maurice-Ravel à Paris (20e arrondissement), menacé de mort sur Internet après une altercation avec une élève pour qu’elle enlève son voile, a quitté ses fonctions, a déclaré mardi 26 mars le rectorat de Paris à l’Agence France-Presse. Selon un message adressé mardi aux parents, aux élèves, aux enseignants et aux membres du conseil d’administration, le proviseur “a quitté ses fonctions pour des raisons de sécurité“, ce que n’a toutefois pas confirmé le rectorat, qui invoque des “convenances personnelles.”

Le 28 février, le proviseur du lycée Maurice-Ravel avait demandé à trois élèves de retirer leur voile dans l’enceinte du lycée. L’une d’elles, majeure et scolarisée en BTS*, avait ignoré le proviseur, ce qui a provoqué une altercation. Des menaces de mort à l’encontre du proviseur avaient ensuite été proférées en ligne. L’enquête du pôle national de lutte contre la haine en ligne, division spécialisée du parquet de Paris, avait abouti à l’interpellation d’un suspect mi-mars. Ce jeune homme de 26 ans a été place sous contrôle judiciaire jusqu’à son procès, prévu le 23 avril…

[* Le BTS (Brevet Technique Supérieur) et le BUT (Bachelor Universitaire de Technologie) sont tous les deux des diplômes de niveau III, qui s’acquièrent en deux ans après le bac. Suivis en formation initiale ou en alternance, ils dispensent un savoir technique]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction, édition et iconographie | sources : leparisien.fr ; lemonde.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © 20minutes ; © Florian David / AFP.


Plus de parole libérée en Wallonie…

GOFFETTE, Guy (1947–2024)

Temps de lecture : 8 minutes >

[RTBF.BE, 29 mars 2024] Le grand poète Guy Goffette est décédé, il avait notamment reçu le prix Rossel et le Goncourt de la poésie | Nous avons appris ce vendredi soir le décès de Guy GOFFETTE. Le poète belge, originaire de Jamoigne, en province de Luxembourg, avait 76 ans. Il avait quitté la Belgique pour travailler et résider à Paris, avant de revenir dans sa Gaume natale.

Il figurait parmi les plus grands poètes contemporains du pays. L’Académie du Prix Goncourt ne s’y est pas trompée puisqu’elle lui a décerné la distinction du Goncourt de la poésie, en 2010, pour l’ensemble de son œuvre.

Guy Goffette est issu dans une famille ouvrière ; aîné de quatre enfants, il était devenu instituteur, au sein d’un monde rural qu’il n’a cessé de dépeindre dans ses écrits. “Les herbes hautes, le vent, les oiseaux, les bois, les collines, je me suis senti libre là-bas comme je ne l’ai plus jamais été“, raconte-t-il.

L’homme a été romancier, poète, nouvelliste, lecteur aussi pour la maison d’édition Gallimard auprès de laquelle il publiera la plupart de ses ouvrages dont plusieurs consacrés à Verlaine.

Voilà ce que dit de lui Gallimard, ce vendredi : “Attachée à porter un regard émerveillé sur le monde, sa poésie est empreinte d’un lyrisme sans emphase, toujours juste et sincère, laissant entendre des notes d’amertume, de nostalgie et d’humour. Elle est toujours un acte de conviction : ‘La poésie est une manière différente, plus riche, plus libre et plus intime est d’habiter la langue. Ne raisonnant pas, la poésie résonne.’

Outre le Goncourt de la poésie, il a reçu de nombreuses distinctions parmi lesquelles le Prix Rossel (Une enfance lingère, 2006), le Grand Prix de l’Académie Française en 2001 (pour l’ensemble de son œuvre) ou le Prix Maurice Carême (en 1992). En 2023, il venait de publier une anthologie, une première pour lui, et un nouveau recueil de poèmes, Paris à ma porte.

La palette de Guy Goffette est matière, palette charnue de peintre des jours ; un merle, des arbres, une ombre derrière un rideau qui bouge, petits bonheurs du monde réel. D’un mot, d’une image, il fait jaillir l’instant ramassé d’éternité, qui tire la barbe au temps qui passe. Il écrit sur le motif ce qui tremble derrière l’ordonnance des saisons, des maisons, des livres, des départs différés, cette impatience qui piaffe, cette inquiétude fougueuse, ce désir d’aller voir encore et toujours.“, écrivait la RTBF en 2020. “Chez Goffette, rythme, image, sonorité sont au service du poème, non du poète, nulle ostentation, ni démonstration de camelot faisant l’article du verbe. Ce qui est dit est à dire, fraîchement charpenté, ramassé dans la paume. Et il a la main heureuse, s’il culbute le sens c’est pour l’accorder à la mélodie secrète. Et il surprend, ravit, délie et dénoue les collets de nos existences prises à leurs propres pièges.

La rédaction, rtbf.be


Le poète Guy Goffette en 2001 © AFP – Jean-Pierre Muller

[OBJECTIFPLUMES.BE] Tout ce qui retient ou séduit Guy Goffette l’exalte et le met dans un grand enthousiasme : les poèmes qu’il écrit ou dont il rêve déjà, les poètes qu’il lit, les anciens comme les modernes, sur lesquels il écrit, prose ou poésie, les textes qu’il choisissait jadis d’imprimer, les voyages qu’il fait, les êtres, hommes ou femmes, qu’il rencontre.

Car c’est assurément un passionné, un tourmenté aussi, qui vibre, crée, vit intensément et se donne à chaque fois tout entier à ce qu’il fait. Sa poésie va des chemins de la révolution à l’approfondissement des contradictions intérieures (rester vs. partir), des évasions rêvées à l’enracinement regretté (une fois qu’il est parti ou bien quand il revient). Elle est grave (obsession du temps qui fuit, du néant), dynamique, ouverte aux vents de l’inspiration (diversité des thèmes) et n’est certes pas arrivée au terme de son évolution.

Né le 18 avril 1947 à Jamoigne, en Gaume, Guy Goffette est l’aîné de quatre enfants d’une famille ouvrière. Durant son enfance campagnarde, il a regardé, observé la nature et les gens qui composent le monde rural : tous ses recueils de poèmes l’attestent. A l’école Normale libre d’Arlon, il est l’élève de Vital Lahaye (alors professeur dans cet établissement), remarquable poète lui-même, esprit libre, nourri des penseurs marxistes et amoureux de littérature. Les paroles magistrales tombent sur un terrain particulièrement réceptif et le fécondent rapidement. Dès 1969, année de son mariage, Guy Goffette écrit nombre de poèmes qui seront repris dans Quotidien rouge, son premier recueil. Sa formation d’instituteur semble tracer devant lui une carrière professionnelle sans incidents. De fait, il enseigne à Harnoncourt (commune de Rouvroy), à la pointe méridionale de la Belgique, où il a construit sa maison aux marges du village, à flanc d’une colline à pente douce derrière laquelle se cache la France, tandis que devant lui se déploie un vaste paysage de bois et de verdure. Trois enfants lui naîtront, dont Vivian, jeune cinéaste dont le renom s’affirme et, provisoirement sans doute, adonné aux courts métrages.

Guy Goffette continue d’écrire des vers, maintenant que l’impulsion est donnée, qu’il se voit publié dans de nombreuses revues et qu’il est entré en relation avec des “confrères” de renom ou influents. Il se lance un temps dans l’édition. De 1980 à 1987, avec d’autres poètes, il publie la revue Triangle (12 numéros) dont il est la cheville ouvrière ; en outre, de 1983 à 1987, il dirige les éditions de l’Apprentypographe (mot forgé pour la circonstance), qui offrent en un nombre réduit d’exemplaires et sur beau papier, de petits livres composés par lui à la main, sur la couverture desquels on trouve notamment les noms d’Umberto Saba et de Michel Butor. Un travail absorbant, tout de méticulosité et de passion, qui dit bien où sont ses amours. Néanmoins, le temps consacré à cette revue et à ces livres “mange” celui qu’il pourrait consacrer à écrire : la double expérience se termine en 1987.

Dès 1986, il se consacre à différents travaux de critique littéraire, entre autres à la Nouvelle Revue française. Il prépare et préface différentes éditions de poètes et, passionné par le blues, travaille à la traduction d’un important corpus de chants noirs d’Amérique (blues, negro-spirituals, work songs, hollers, etc.). Il collabore à des encyclopédies : travail nourricier. Il abandonne l’enseignement. Un temps libraire d’occasion, il finit par s’évader. Habitant tour à tour Charleville-Mézières (ô Rimbaud), Limoges, il est actuellement domicilié à Paris. Il voyage également : Yougoslavie, Québec, Roumanie, notamment. Il devient membre du comité de lecture des éditions Gallimard, où il dirige les collections Enfance en poésie et Folio Junior en Poésie. La prose le séduit : il écrit un livre sur Verlaine, un second sur Bonnard, enfin, un roman en 2001. Fort sollicité, il continue de mener une existence très active…

BIBLIOGRAPHIE

      • Lumignons (Septembre 2011)
      • Paris à ma porte (2023)
      • Verlaine (2021)
      • Pain perdu : Poèmes (2020)
      • Eloge pour une cuisine de province (2015)
      • Mariana, Portugaise (2014)
      • Geronimo a mal au dos (2013)
      • La mémoire du cœur : chroniques littéraires, 1987-2012 (2013)
      • La ruée vers Laure : divagation (2011)
      • Les derniers planteurs de fumée (2011)
      • L’autre Verlaine (2009)
      • Presqu’elles (2009)
      • Tombeau du Capricorne (2009)
      • L’autre Verlaine : récits (2008)
      • La maison d’exil (2008)
      • Oiseaux (2008)
      • Onze poèmes d’aujourd’hui (2008)
      • L’adieu aux lisières (2007)
      • Le pêcheur d’eau (2007)
      • Une enfance lingère (2007)
      • Journal de l’imitateur (2006)
      • Auden ou L’œil de la baleine (2005)
      • Solo d’ombres (précédé de) Nomadie (2003)
      • D’exil comme en un long dimanche, Max Elskamp (2002)
      • Elle, par bonheur et toujours nue (2002)
      • Le seul jardin (2001)
      • Sur le fil des collines (2001)
      • Un été autour du cou (2001)
      • Un manteau de fortune (2001)
      • Eloge pour une cuisine de province. Suivi de La vie promise (2000)
      • Icarus (2000)
      • Partance et autres lieux. Suivi de Nema Problema : récits (2000)
      • Tacatam blues (2000)
      • Vingt poètes pour l’an 2000 (1999)
      • L’ami du jars (1997)
      • Verlaine d’ ardoise et de pluie (1996)
      • Partance (1995)
      • Chemin des Roses (1991)
      • La vie promise (1991)
      • Le relèvement d’Icare (1987)
      • Le dormeur près du toit (1986)
      • Huit muses neuves et nues (1983)
      • Prologue à une maison sans murs (1983)
      • Solo d’ombres (1983)
      • Nomadie (1979)
      • Achille Chavée (1972)
      • Quotidien rouge (1971)
      • L’oiseau de craie : Anthologie
      • Petits riens pour jours absolus

Guy GOFFETTE, Pain perdu. Poèmes (Gallimard, 2020 – ISBN : 978-2-07-289494-7)

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, 24 août 2020] Passés mais point perdus | Un coup de cœur du Carnet | En 2016, comme il le raconte à Nicolas Crousse (Le Soir, 17 mai 2020), Guy Goffette est victime d’un A.V.C. qui l’empêchera d’écrire trois années durant. Or, Gallimard lui demande instamment quelque manuscrit. L’auteur s’avise alors de fouiller son tiroir de poèmes restés inédits, soit qu’à l’époque ils lui aient paru insatisfaisants, soit qu’ils s’intégraient mal dans un projet de recueil. Il en choisit plusieurs, leur apporte les modifications qu’il juge opportunes, opération facilitée par le recul : certains textes remontent à de longues années, jusqu’à 1964… D’autres, qui avaient paru dans des revues ou des anthologies, font l’objet d’une sélection et d’une révision similaires. Tel est le mode rétroactif sur lequel est né Pain perdu, dont le titre suggère plaisamment le procédé de revalidation qui en constitue la genèse. Jadis, en effet, on ne jetait pas les tranches de pain rassis : mouillées dans une soupe de lait et d’œuf, puis frites à la poêle et saupoudrées de sucre, elles devenaient une quasi friandise.

Le procédé de fabrication du recueil présente donc au moins une double dimension. D’une part, la reprise de textes anciens implique une tension diachronique, plus ou moins forte selon les cas, entre inactualité et actualité. D’autre part, tous ces poèmes furent conçus dans des états d’esprit forcément dissemblables, avec les thèmes et les procédés stylistiques y assortis, “le poète prodigue trouvant dans l’auge des ratures son chemin de Damas.”

Et pourtant, voici un livre qui n’est nullement de redite ou de nostalgie, transcendant au contraire les circonstances de sa composition. Si les hantises connues de G. Goffette sont reconnaissables, c’est entremêlées à d’autres, tandis que les formulations ne cessent de se réinventer. Allergie au monde urbain et prédilection pour le terrien font une large place aux images de l’arbre, de la forêt, de la colline, sans oublier les motifs aériens de l’azur et de l’oiseau, ou encore les évocations de la mer. Loin de l’immobilité, cet univers est parcouru de multiples déplacements : voyage en train ou à vélo, premier pas dans la lumière matinale, insistance particulière sur le motif de la chute, qu’il s’agisse d’oiseaux, d’une échelle, d’Icare ou du ciel lui-même… Sans doute ceci n’est-il pas sans lien avec le sentiment d’inconfort moral et de vague culpabilité qui traverse le recueil de façon lancinante : “exil”, “âcre existence”, “monde aveugle et vil”, “larmes”, “bourreau”, etc. La pensée de la mort n’est jamais très loin, qui “suit comme une ombre chaque geste du vif“, lève des questions sans réponse, rejoint enfin le souvenir du père et de cette larme sur sa joue au moment de s’éteindre. La fin de l’existence se noue à ce qui fut sa préhistoire fondatrice : les années d’enfance. Chez Goffette, dirait-on, l’enfance est par excellence ce qui (s’) échappe, se tient hors de portée des adultes dans les jeux et les secrets, dans le sommeil, dans les regards expectatifs. Elle n’est accessible que dans l’après-coup : “tous nous reviendrons un jour dans la cuisine d’enfance“, d’où cet insistant motif du retour, de la remontée, dont Ulysse et Pénélope sont les figures emblématiques… [lire la suite dans Le Carnet et les Instants]


Guy Goffette est présent dans la POETICA. Cliquez ci-dessus…

Plus d’informations et des bibliographies à jour sont également disponibles sur les très bons sites wallons suivants:


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction, édition et iconographie | sources : RTBF.BE ; Objectif Plumes ; Le Carnet et les Instants | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Leonor Lumineau ; © AFP – Jean-Pierre Muller ; © Gallimard.


Plus de littérature en Wallonie…

SCHRADER : Déconstruire les mots de l’extrême droite

Temps de lecture : 5 minutes >

[EDL.LAICITE.BE, 15 mars 2024] Les mots sont des armes redoutables, et de la bouche de l’extrême droite, ils peuvent être à double tranchant. Un constat alarmant : l’usage de terminologies qui recouvrent en réalité des prises de position extrêmes est devenu banal. Pour planter le décor, nous profitons de l’expertise de la journaliste Isabelle Kersimon. Elle a analysé les termes utilisés aujourd’hui par l’extrême droite et qui ont investi le champ sémantique.

KERSIMON Isabelle, Les mots de la haine : glossaire des mots de l’extrême droite (2023)

Dans son ouvrage abondamment documenté, Isabelle Kersimon répertorie par thématique des termes et des expressions utilisées de plus en plus couramment, dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans la sphère sociale. Des mots pour certains banalisés et que l’autrice analyse pour en révéler la part d’idéologie d’extrême droite qu’ils véhiculent. “Mâle alpha“, “néoféminisme“, “fake news“, “politiquement correct“, “gauchisme culturel“, “élite“, “tyrannie des minorités“, “islamo-gauchisme“, “égalitarisme“, “théorie des minorités“, “repentance“, “victimaire“, “insécurité culturelle“, “communautarisme“, “déni“, “tyrannie du bien“, autant de mots choisis au hasard d’une longue liste, qui s’articule autour de thématiques, pour mieux mettre en perspective le sens profond que ces terminologies revêtent.

Une banalisation du langage de l’extrême droite

En 2007 sortait un Dictionnaire de l’extrême droite, sous la direction d’Erwan Lecœur, qui évoquait déjà les thématiques du racisme ou de l’antisémitisme en France depuis l’affaire Dreyfus. Quinze ans plus tard, qu’est-ce qui a changé ? “Il y a des termes et des expressions, des syntagmes qui n’existaient pas en 2007“, explique l’autrice. “Le langage de l’extrême droite ne s’était pas banalisé et “mainstreamisé” à cette époque. Aujourd’hui, il y a une volonté d’euphémiser les choses. Marine Le Pen, par exemple, qui se déclare “anti-woke” à l’Assemblée : ce n’est pas du tout son terrain d’action, mais elle choisit cela tactiquement pour séduire une autre partie de l’électorat dont elle a besoin par rapport à ses ambitions aux élections européennes de 2024 et présidentielles de 2027. Il y a un phénomène d’appropriation par l’extrême droite de thèmes comme la laïcité, la notion de République aussi, alors qu’on sait à quel point l’extrême droite est antirépublicaine. Or Marine Le Pen et Éric Zemmour glorifient la République. Mais de quelle République parlent-ils ? C’est la question. De quoi parlent-ils quand ils parlent de laïcité ? C’est ce que j’essaie de faire comprendre.”

L’autrice explique d’ailleurs avoir créé un néologisme, celui de “néolaïques“, faisant référence aux personnalités qui se revendiquent de la laïcité en lien avec l’islam : “L’un de leurs paradoxes est d’avoir abandonné une lutte historique et motrice de la laïcité – la défense de l’école publique – et de soutenir des personnalités connues pour leurs idées anti-laïques, au nom d’un combat commun fantasmé comme une nouvelle résistance face à un envahisseur invisible, protéiforme et menaçant : l’islamité. Les néolaïques ont développé et répandu, en réaction aux massacres du 13 novembre, une panique morale empruntée de terreur et de paranoïa dans une surenchère croissante de violence verbale, en entretenant une confusion fautive et dangereuse entre les questions de laïcité, d’islamité et de terrorisme djihadiste.

Une importance historique exagérée

Dans son édition de fin 2022-début 2023, Philosophie magazine titrait “Peut-on encore parler de racisme, de sexisme et d’identités de genre sans se fâcher ?” et évoquait la “dynamique conflictuelle de l’espace public“, s’inquiétant d’une tentation de l’absence de débat entre réactionnaires (lisez “traditionalistes”) et progressistes… Après tout, la démocratie n’est-elle pas précisément dans la possibilité du débat ? Mais d’après Isabelle Kersimon, pas de complaisance pour les discours réactionnaires ou traditionalistes, qui ne sont, selon elle, que l’articulation de thématiques d’extrême droite : “Je pense à ceux qui se revendiquent comme “pour les traditions” : c’est quand même tout le propos de l’extrême droite et de l’ultradroite. Or la première des traditions auxquelles l’extrême droite veut revenir, c’est la place de la femme dans la société. C’est pourquoi je commence mon livre par le féminisme et les attaques dont il est l’objet parce que c’est le premier de leurs objectifs pour refonder une société telle qu’ils la rêvent : celui de renvoyer les femmes à leur condition d’avant. Elle va dire “mais non, on défend les féministes”, et va prendre en exemples des féministes qui sont mortes. Mais celles d’aujourd’hui ? L’extrême droite va dire ce qu’affirment Alain Soral et Éric Zemmour depuis des années : “Les vraies féministes ne font pas la guerre des sexes, elles respectent les hommes.” Mais c’est une entourloupe doublée du fait qu’ils vont qualifier de néoféministes celles qui sont féministes. Or historiquement, les néoféministes étaient anti-suffragettes, elles étaient réactionnaires, précisément. C’est tout le dévoiement de l’extrême droite, qui fait croire que si elle existe, c’est en réaction à ce qui se passe en face. Or c’est faux, l’extrême droite ne dévie pas de sa route, peu importe ce qui se passe autour. Mais elle laisse entendre le contraire : “Les féministes sont allées trop loin, tout comme les Juifs et les lois mémorielles, les Noirs et leur racisme…” Alors que simplement elle a toujours été là.

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Une fascination pour George Orwell

S’il est connu pour ses deux célèbres dystopies, 1984 et La Ferme des animaux, qui dénoncent les totalitarismes et la mort de toute liberté d’expression, George Orwell s’est également intéressé au pouvoir de la langue et de la sémantique. Dans 1984, une novlangue est créée par l’État pour mieux asseoir son pouvoir, qui rend impossible l’expression de toute idée susceptible de critiquer ce pouvoir. Paradoxalement, aujourd’hui, l’extrême droite se réclame de plus en plus du fameux romancier britannique. Comme le rappelle Isabelle Kersimon, quand Éric Zemmour a été condamné pour appel à la discrimination raciale, le député de la droite radicale Lionnel Luca a évoqué la mise en cause de la liberté d’expression dans une société que certains aimeraient voir devenir orwellienne…

L’autrice de citer également la création d’orwell.tv, la Web-télé créée par l’ancienne chroniqueuse Natacha Polony, qui finalement s’appellera polony.tv faute d’avoir obtenu les droits pour utiliser le nom de l’écrivain. Pourquoi l’auteur de 1984, qui a précisément consacré son œuvre à dénoncer les travers des totalitarismes, est-il si souvent mentionné ? Isabelle Kersimon l’explique par le fait que de nombreux extrémistes de droite vivent dans une “alt-réalité” faite de complots, de remise en cause des médias, de paranoïa. L’exemple de l’assaut du Capitole ou des théories du complot lors de la pandémie de Covid en sont les exemples les plus connus. “Dans ce monde alt-réel“, écrit la spécialiste de l’extrême droite, “quand les commentateurs médiatiques omniprésents, se revendiquant porte-parole du “pays réel”, se plaignent, ils sont censurés par une société du “déni” qui dissimulerait, à l’aide de sa “doxa”, de sa “bien-pensance” et de son wokisme, l’“insécurité culturelle” et le “grand remplacement”. […] Dans cette alt-réalité, les universités seraient aux mains de chercheurs “antirépublicains”, “complices des islamistes”.

C’est bien là tout le danger aujourd’hui : une inversion de la réalité qui transforme en victimes les puissants et fait le terreau d’une extrême droite qui, comme l’explique dans la préface du livre le professeur de théorie politique à l’ULB Jean-Yves Pranchère, “procède d’un projet politique plus radical consistant à susciter des paniques morales et à exploiter l’intersection des peurs et des haines“. Un processus ô combien pernicieux !

Sabine Schrader, journaliste


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction, édition et iconographie | sources : Espace de Libertés, le magazine du Centre d’Action Laïque | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR ; © tempspresents.com.


Plus de tribune libre en Wallonie…

WINAND : Hide’N’Seek 2 (Bye Bye Belgium) (2016, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

WINAND Frédéric, Hide’N’Seek 2 (Bye bye Belgium)

(photographie numérique sur Plexiglas, 42 x 60 cm, 2016)

Frédéric WINAND est né le 15 février 1990 à  Liège, où il réside actuellement. Il obtient une licence d’arts plastiques et visuels à l’Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc où il présente, pour clôturer ses trois années d’études, Utopitev, une balade photographique au travers de la nuit. Depuis lors, il poursuit ses recherches sur la nuit et le noir, les interactions entre les humains et les corps célestes, le vide et le plein, le plein de vide, le temps et la distance, les années-lumière, les jeux et les mots, les jeux de mots, et la solitude des étoiles. (F. Winand)

La photo est floue. A tel point que le spectateur doit l’observer un certain temps avant de discerner un personnage, vêtu d’une chemise orange. Le texte : “een land valt uiteen in twee kampen. het ene streeft naar onhafankelijkheid. misschien is dit geen fictie.” vient alors nous éclairer. Il s’agit d’une référence à l’émission Bye bye Belgium émission spéciale de la RTBF diffusée le 13 décembre 2006. Il s’agissait d’un faux documentaire. Alors que les téléspectateurs viennent de regarder le Journal télévisé, une édition spéciale diffusée en direct interrompt la programmation. Le présentateur du journal télévisé, François de Brigode, annonce la déclaration unilatérale d’indépendance de la Flandre…

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Frédéric Winand ; cidj.com | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin