[LABOVERIE.COM, oeuvre du mois, août 2023] Les collections du musée des Beaux-Arts [de Liège, BE] possèdent de nombreuses œuvres de Jacques CHARLIER. En 2022, deux nouvelles acquisitions de l’artiste élargissent ainsi le panel proposé, illustrant l’éclectisme du répertoire de cet artiste inclassable. Un de ces deux achats est un hommage particulier rendu à l’inventeur de l’imaginaire Schmilblick et du biglotron : Pierre Dac (1893-1975).
Né à Liège en 1939, Jacques CHARLIER est un autodidacte dont l’intérêt pour l’art naît dès son plus jeune âge. À douze ans seulement, le petit Charlier prend une grande décision : devenir artiste.
Il débute sa carrière artistique dans les années 1960. En parallèle à son travail alimentaire au Service Technique Provincial (STP) de Liège, il développe peu à peu son propre langage artistique, combinant citations d’artistes d’avant-garde, critiques du monde de l’art et, dès lors, diversité de techniques et de styles (peinture, sculpture, texte, collage, photo, vidéo, dessin…). Cette “ double identité ” le relie, dit-il, à Franz Kafka, dont l’univers alliant administration et art de l’écriture, le marque profondément.
À l’époque du Pop Art et du Nouveau Réalisme, il réalise les Paysages professionnels, documents photographiques collectés sur son lieu de travail, accompagnés d’un certificat signé de sa main et de celle du chef mécanographe, André Bertrand. Il présente ces documents issus de sa vie professionnelle au milieu artistique.
Après l’édition de la revue Total’s, l’édition souterraine liégeoise, les Photographies de vernissage, ou encore les photos-sketches, Jacques Charlier se lance, toujours en lien avec sa pratique artistique, dans des activités musicales.
Véritable touche-à-tout, il s’adonne à la caricature depuis 1969, ponctuée de citations d’artistes ou de tableaux, à coups de pinceaux, de crayons ou de flashs photographiques. À nouveau, le thème de prédilection est le microcosme de son milieu d’adoption, auquel il offre un reflet fait d’humour et d’ironie, illustrant ses dérives, celles du marketing et de la spéculation. Il se lie d’amitié avec d’autres artistes de son temps, les conceptuels Daniel Buren et Joseph Kosuth, ou encore Marcel Broodthaers.
En 2009, il marque le “ off” de la Biennale de Venise avec son exposition Cent sexes d’artistes , dont les affiches seront finalement refusées par crainte de revendications en droits de reproduction [sic]. A nouveau, il démontre, s’il le fallait encore, sa connaissance de l’histoire de l’art et du monde qui l’entoure, sa capacité de mimétisme, sous forme de jeu et de dérision. La caricature, le second degré et les références pointues ont donc toujours fait partie de l’œuvre de Jacques Charlier. L’ensemble de toiles nouvellement acquises par le musée en est un bel exemple.
Pierre Dac, humoriste et comédien français, a très vite fait son entrée dans la vie de Jacques Charlier. Son humour absurde et celui de son acolyte Francis Blanche, résonnent sur les ondes de la radio du jeune adolescent et le transportent par grands éclats de rire. Cousin éloigné du dadaïsme, Pierre Dac touche de plein fouet le belge. Le roi des loufoques autoproclamé édite dès les années 1930 (et dans les années 1960) le journal L’Os à moelle. Ce grand père du Gorafi propose parmi ses pages une section de prime abord classique, les “ petites annonces”. La première donne le ton. “ Offre d’emplois : On demande cheval sérieux connaissant bien Paris pour faire livraisons tout seul.” Derrière le sérieux apparent, se cache une plume hilarante… digne des futurs Nuls et bien avant les célèbres petites annonces d’Elie Semoun. Ces avis courts ont le meilleur effet sur la morosité et la gravité ambiantes.
Parmi le millier de ces punchlines , Charlier en sélectionne trente-et-une pour en faire une série, comme souvent dans sa pratique, qu’il illustre à l’acrylique sur toile. Chaque toile est doublement signée, “ texte P. Dac ” et illustration “ J. Charlier ”. Revenant à un dessin simple et schématisé dans cet univers kafkaïen, l’artiste s’inspire cette fois des réclames publicitaires et des pratiques de la bande dessinée. Un livre, un parapluie, un réveil… les motifs sont souvent seuls, perdus sur un fond monochrome, permettant de centrer l’attention sur eux, directement identifiables. L’art minimal figuratif pour un maximum de clarté, et de rires.
Parmi ces images, l’une attire l’attention, par la surcharge de sa composition et par son sujet. Entre livres, artefact de Buren, verre et bouteille renversée, stigmates d’une soirée arrosée (?), se dressent un urinoir et un hérisson à bouteilles duchampiens. Au mur, deux tableaux à la manière de Picasso et Mondrian. D’autres sont empilés et séparés par des bâtons colorés à la Cadere. Autant de clins d’œil à retrouver, tel un jeu d’énigmes et de références. Le balai posé contre le bar (Robert Filliou l’aurait-il perdu ?) fait écho à la “ liquidation ” évoquée dans le texte de Dac : “Soldes prix intéressants articles ayant figuré dans grandes expositions internationales. Faire offre !” À nouveau l’esprit de Pierre Dac a frappé, mais accompagné de l’interprétation de Jacques Charlier, toujours critique, drôle et satirique sur ce milieu en perpétuelle évolution, le monde de l’art et son marché.
Cette installation est donc une rencontre entre deux hommes inventifs et critiques, l’un armé de ses pinceaux, l’autre de sa plume, pour le plus grand plaisir d’un fou-rire fulgurant.
[NADJAVILENNE.COM] Dès l’âge de douze ans, Charlier est sensibilisé, grâce à son père, à l’humour ravageur de Pierre Dac et de Francis Blanche. Faut dire qu’à l’époque, à Ersange, dans le fin fond du Grand Duché du Luxembourg, la radio était une bénédiction.
Pour Charlier, cette manière de donner du sens au non-sens va de pair avec sa constante tentative de désangoisser la réalité. Il découvre la littérature dès l’âge de 9 ans, au travers des contes extraordinaires d’Edgar Poe. De dix-sept à vingt ans, Kafka devient un frère d’arme, vu l’influence de sa profession administrative sur ses écrits. La porte du Service technique provincial de Liège ressemblant étrangement à celle des Assurances générales de Prague.
Plus tard après Teilhard de Chardin et Cioran, viendra son intérêt pour la sociologie et la philosophie qui le conduira à se passionner pour Baudrillard et Bourdieu.
Mais périodiquement, en guise d’interlude, il revient toujours vers le grand maître soixante trois de son enfance. Son journal hilarant, ses sketchs, le font inlassablement mourir de rire. Pour lui, le Schmilblick fait bon ménage avec la broyeuse de chocolat de Duchamp, l’art des incohérents, Jules Levy et ses hydropathes, Alphonse Allais, et enfin Picabia son peintre préféré.
C’est ceux là qu’il considère comme sa famille humoristique d’adoption. C’est en s’appuyant sur leur mémoire, qu’il a construit patiemment l’aventure risquée des identités multiples artistiques. Pierre Dac a toute son affection admirative, car grâce à son génie, il a cautérisé ses blessures de guerre et conjuré la noirceur de la vie.
Charlier a longuement hésité avant d’oser imager les petites annonces de l’Os à moelle. Mais l’envie de remettre en lumière leur fulgurance, était plus forte. Comme l’a dit Claes Oldenburg, le rire élargit la vision. Pour Charlier, c’est plus qu’un réflexe, c’est un mode d’emploi.
La maladie rapproche les êtres. Robert et moi étions atteints du même mal incurable : la collectionnite aiguë. Il était plus atteint que moi dans la mesure où il poussait les diverses recherches plus loin, allant même jusqu’à collectionner les chasses de cabinet. En l’occurrence, il faut bien admettre que c’était d’une originalité folle. Plusieurs fois par semaine, nous nous téléphonions pour nous informer de nos trouvailles dans le domaine du jazz. Nous demeurions, l’un et l’autre, d’un calme olympien lorsque le rival annonçait une découverte sensationnelle que nous recherchions tous les deux et que l’un de nous ne possédait pas. En dépit de vives crampes d’estomac et de vertiges subits, nous tentions, chacun à notre tour, de minimiser la nature du trésor éventuel. Nous n’étions pas dupes de cette comédie passablement infantile. D’autant plus que notre passion commune suscitait une estime et, mieux, une amitié réciproque. Robert fut le premier et pratiquement le seul à s’intéresser à l’histoire du jazz belge. Son flair prodigieux, cette quasi-obsession de vouloir résoudre une énigme, l’a mené du milieu du XIXe siècle à ce funeste jour du 27 février 2001, à 13 h, où il a plié avec soin son ombrelle, car il était méticuleux.
Dès l’âge de six ans, subjugué par Louis Armstrong et Sidney Bechet qu’il entend à la radio, il s’inscrit au cours de percussion de l’Académie de musique de Schaerbeek et peaufine ses connaissances avec l’excellent batteur Johnny Peret. Très rapidement, il sera confronté à des musiciens de haut vol : Philip Catherine, Lou Bennett, Toots Thielemans, Sadi, René Thomas ou encore Jack Sels. Robert et Philip Catherine enregistrent Stop de Charlie Mingus et Grelots de Philip Catherine en tant que lauréats du tournoi provincial de jazz de 1967. Ce 45 tours, aujourd’hui rarissime, a été produit par le service de la jeunesse de la Province de Brabant. Cet enregistrement est souvent considéré comme étant le premier de Philip Catherine. En réalité, il est précédé d’un 33 tours 25 cm intitulé Finale du Grand Prix de Belgique des Variétés. En mai 1960, Philip y joue le célébrissime Nuages.
Robert Pernet fut le premier, dans notre pays, à considérer la batterie en tant qu’instrument mélodique et, ainsi qu’aiment le dire les aficionados, à jouer léger. Raison pour laquelle il retint l’attention du saxophoniste Babs Robert qu’il accompagnera dans tous les festivals durant une dizaine d’années. A Montreux, il recevra le prix du Meilleur Accompagnateur (1967). A l’instar des musiciens de sa génération, il s’intéressera un court moment au free jazz. Sa sensibilité le poussait à entrer de plain-pied dans l’univers plus constamment créatif du trio de Charles Loos, avec Jean-Louis Rassinfosse à la basse. Cette collaboration lui permit d’appliquer les leçons enseignées par Max Roach et Shelly Manne avant qu’il ne découvre les vertus de sa propre nature créative.
Son rôle de musicien ne lui suffit guère. En 1966, la parution de Jazz in Little Belgium passe quasi inaperçue, sauf pour les amateurs pointus, alors qu’il s’agissait d’un travail capital et sans équivalent en dépit de ses lacunes. Robert Pernet en était conscient. À plusieurs reprises, il m’a fait part avec franchise de sa difficulté à aborder l’écriture. En vérité, son livre était attachant pour ce qu’il contenait de chaleur humaine, d’obstination dans la recherche, d’approche objective du jazz et, surtout, de découvertes discographiques généralement ignorées.
La discographie, voilà la grande affaire de Robert Pernet ; un domaine dans lequel il demeure encore aujourd’hui imbattable. Atteint d’une implacable maladie, il eut le courage de terminer l’œuvre de sa vie, Belgian Jazz Discography, le témoignage le plus exhaustif de tous les enregistrements de jazzmen belges de 1897 à 1999. Depuis, je n’imagine personne en Belgique susceptible d’être capable de poursuivre cette œuvre unique. La discographie est une science. Pernet était le seul à la traiter en grand professionnel. Lorsqu’il est parti rejoindre David Bee, Gus Deloof et Stan Brenders, son épouse Janine a eu la bonne réaction, en souhaitant préserver l’immense collection de son mari sur le jazz belge, de la céder à la Fondation Roi Baudouin. Sauver une telle collection était un devoir sacré. Devenus patrimoine national, ces trésors peuvent être consultés par les chercheurs à la bibliothèque du musée des Instruments de musique (MIM) à Bruxelles. Il va de soi que je n’aurais pu entreprendre cette étude sans avoir accès aux investigations dictées par la ferveur du tout premier historien du jazz belge.
Robert Pernet souhaitait que son existence et son esthétique, dans le dédain des compromissions, soient marquées par une approche de la perfection, ne s’aventurant que dans la discipline de son excellence.
Ces quelques lignes constituent l’avant-propos de l’Histoire du jazz en Belgique que Marc DANVAL a publié en novembre 2014. En termes de quatrième de couverture, l’ouvrage ne s’en tire pas trop mal : “Mis à part quelques essais fragmentaires et une remarquable Belgian Jazz Discography de Robert Pernet, il n’existait guère une Histoire du Jazz en Belgique, s’échelonnant de la préhistoire de cette musique à nos jours avec la relève des jeunes. Sans chauvinisme hors de propos et armé de rigoureuses preuves à l’appui, Marc Danval révèle l’héritage de l’Afrique (Congo), la découverte du Mississippi par un Belge, le père Hennepin ou encore l’invention du saxophone par le Dinantais Adolphe Sax. La Belgique vit naître, sur le plan mondial, le premier découvreur et historien du jazz, Robert Goffin ; et en Europe, le premier magazine spécialisé Music, le premier big band (The Bistrouille), la naissance de Django Reinhardt en notre Hainaut ou Comblain-la-Tour, le père des festivals européens. Pour la première fois, Marc Danval nous parle de l’existence du premier jazzman belge aux États-Unis, Omer Van Speybroeck, et de la première chanteuse de blues Évelyne Brélia ; deux noms totalement inconnus à ce jour. D’autres découvertes de ce chercheur passionné nous attendent dans cet ouvrage…” Pour les sceptiques, la seule table des matières (ci-après) peut témoigner de la qualité de ce travail rare (et ce n’est pas notre ami Jean-Pol Schroeder qui dira le contraire…) :
L’héritage de l’Afrique
Adolphe Sax, le père du saxophone
Louis Hennepin, un Belge découvreur du Mississippi
La folie du cake-walk
Le ragtime belge
Le jazz s’est révélé en 1910 à l’Exposition universelle de Bruxelles
Le choc des Mitchell’s Jazz Kings
Les premiers jazz bands
Évelyne Brélia, la première interprète de blues en Belgique
Stéphane Martini commence la guitare à l’âge de 13 ans, jouant à la fois du classique (études au Conservatoire de Liège) et du folk (chansons de Dylan, Pete Seeger, etc.) A partir de 1970, il accompagne différents chanteurs et découvre parallèlement le jazz et la bossa. En duo avec André Klenes, il travaille les compositions de Jobim, L. Almeida, etc. et commence à participer aux jam-sessions liégeoises.
Ayant terminé ses études musicales, il enseigne en académie dès 1975 tandis qu’il suit lui-même de nombreux stages de jazz et de musique brésilienne, notamment avec José Barrense Dias. Il effectue son premier voyage au Brésil. Dans un registre plus proche il étudie avec le guitariste américain Bill Frisell. Il écrit et joue ses premières compositions (pour lesquelles il reçoit un prix à Fort-de-France, en Martinique) au sein de ses propres formations, Papagaio et Sao Jao, dans lesquelles défileront des musiciens comme André Klenes ou Michel Hatzigeorgiou, Antoine Cirri ou Mimi Verderame, Lucky Vandevelde, Mustapha ou Toni Reina.
Stéphane Martini se spécialise de plus en plus dans un jazz fortement teinté de musique latine et d’influence afro-cubaine. Il se produit dans différents festivals : Festival de la Guitare à Liège, Gouvy, Ostende, etc. et joue dans le trio de Jean Linsman. En 1986, il enregistre un premier album à son nom. En août 1987, il part pour New York, étudie à l’Université de Brooklyn (où il retrouve Pierre Vaiana et Kris Defoort), participe à différentes jam-sessions et côtoie les frères Gonzales, spécialistes de la salsa. De retour en Belgique en février 1989, il reforme Papagayo avec, en invitée, la flûtiste américaine Ali Ryerson. Il joue également dans un contexte plus intime en duo avec le percussionniste Toni Reina…
Le liégeois Roger Dehaybe (né en 1942 à Saint-Ghislain), ancien n°2 de la francophonie dans le monde, est décédé ce vendredi à l’âge de 81 ans. Durant toute sa vie, ce romaniste liégeois se battit inlassablement pour faire rayonner la langue française dans le monde.
[AGORA-FRANCOPHONE.ORG, 13 avril 2021] Rencontre chaleureuse et éclairante avec Roger Dehaybe qui a tenu les rênes du Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique avant de prendre celles de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie. Un itinéraire de plus de 20 ans, retracé dans son livre Le choix de la Francophonie, un parcours belge et international paru aux Éditions du Cygne, qu’il évoque, avec nous, en toute franchise.
Nouvelles de Flandre : Parlez-nous de vous…
Roger Dehaybe : Je tiens tout d’abord à vous remercier de m’accueillir dans vos colonnes. Je connais votre association et je sais les efforts que vous développez pour permettre à nos compatriotes francophones de Flandre de, tout simplement, ne pas renoncer à leur culture ! Un Liégeois est bien placé pour comprendre cet attachement à notre langue ! Notre grande fête : le 14 juillet ! Je me suis intéressé très tôt à la langue française et je me destinais à son enseignement ; j’ai donc suivi des études de philologie romane. Durant mes études à l’université de Liège, j’ai fondé avec quelques amis une compagnie théâtrale : le théâtre de la Communauté, toujours actif et initiateur dans notre Communauté française du théâtre action.
N.d.F. : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la Francophonie ?
R.D. : Militant politique, j’ai participé à plusieurs cabinets ministériels. Culture, Éducation, Economie aux cotés de Pierre Falize, de Jacques Hoyaux, de Jean-Maurice Dehousse. Ces fonctions m’ont mis très tôt en contact avec d’autres pays francophones et m’ont fait découvrir la créativité de bien des sociétés en même temps que les difficultés de bon nombre de pays du Sud. J’ai perçu aussi l’intérêt pour les francophones belges de nouer des partenariats avec d’autres peuples francophones et perçu la force du multilatéral fondé sur une communauté linguistique pour apporter des réponses collectives aux grands défis, diversité culturelle, éducation, protection des minorités… J’ai découvert aussi que mon pays, la Belgique, était sans doute le seul pays du monde à considérer la langue française non comme une langue internationale mais comme une langue régionale !
N.d.F. : Quelles sont les principales étapes de votre parcours professionnel ?
R.D. : Après mes études, j’ai travaillé 2 ans à la RTBF Liège et ai contribué à la mise en place de Radio-Télévision Culture (RTC) aux côtés de Robert Stéphane. Ensuite, j’ai occupé des fonctions dans l’administration de l’Université de Liège, notamment celle de directeur de résidence universitaire et responsable des relations extérieures. J’ai été le directeur de cabinet de Jean-Maurice Dehousse, Ministre de la Culture en 1977 et en 1980 à la Présidence du gouvernement de la Région Wallonne. C’est durant cette période que j’ai noué avec Charles-Etienne Lagasse, directeur de Cabinet de François Persoons, des liens très forts qui me permettront de mieux comprendre les problèmes rencontrés par les Francophones de Bruxelles. En janvier 1983, Charles Etienne sera un de mes adjoints pour mettre en place l’instrument de politique extérieure des francophones de Wallonie et de Bruxelles, le CGRI aujourd’hui WBI. En 1997, lors du Sommet francophone de Hanoï, j’ai été nommé administrateur général de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie (aujourd’hui l’OIF) aux côtés successivement des Secrétaires Généraux Boutros-Boutros Ghali et ensuite, le Président Abdou Diouf, jusqu’en 2006, où j’ai été désigné Commissaire de l’année Senghor.
N.d.F. : Quel est votre meilleur souvenir au cours de votre carrière ? Et le pire ?
R.D. : Le meilleur souvenir est, certainement, la participation de la Communauté française de Belgique au premier Sommet de la Francophonie, en février 1986. Une reconnaissance formidable de notre capacité internationale. Avec Lucien Outers, notre premier Délégué général à Paris, nous étions parvenus à convaincre les partenaires, surtout la France pays hôte, de nous accueillir sur un pied d’égalité avec les États. À l’époque, une vraie première et un statut que nous enviaient nos amis québécois. Mon principal regret, sans doute mon incapacité à convaincre les autorités de la Francophonie de réunir au moins une fois les représentants des 32 gouvernements des entités ou pays qui ont la langue française comme une de leurs langues nationales. A mon sens, ils devraient constituer le noyau dur de la Francophonie. Il est donc urgent de faire le point sur leurs difficultés et leurs besoins.
N.d.F. : Lors de nos reportages, plusieurs intervenants ont pointé du doigt le manque de visibilité de la Francophonie. Que leur répondez-vous ?
R.D. : Selon moi, c’est le message confus de la Francophonie qui est la cause de ce manque de visibilité. Comment faire comprendre que cette Francophonie réunit des pays qui, de fait, n’ont aucun rapport à la langue française ? Comment faire prendre au sérieux le discours de la Francophonie sur l’égalité femme-homme alors qu’elle accepte en son sein le Qatar comme associé et comme observateurs la Hongrie, qui refuse de signer la convention d’Istanbul contre la violence faite aux femmes, et la Pologne, qui interdit l’IVG ? Comment convaincre que la Francophonie est un acteur de la démocratie politique quand on voit la situation confuse de tant de pays membres ?
N.d.F. : Dans votre livre, vous expliquez que, suite à la réduction des moyens disponibles, la Francophonie doit cesser de se disperser et s’attacher à des chantiers prioritaires (p. 153). Quels sont ces chantiers prioritaires ?
R.D. : En 2007, le budget disponible pour les programmes de coopération s’élevait à 52 millions d’euros (sans les salaires). En 2021, ce budget n’est plus que de 22,5 millions. Un montant dérisoire quand on connait les besoins des pays membres et le nombre de projets envisagés ! Il est donc plus qu’urgent de resserrer les actions sur des programmes pour lesquels la Francophonie peut apporter effectivement une plus-value. Donc, à mes yeux, principalement tout ce qui touche à la langue française et à la diversité culturelle, à l’éducation…
N.d.F. : Qu’apporte la Francophonie à la Fédération Wallonie Bruxelles et vice versa ?
R.D. : La Francophonie est un espace extraordinaire de coopération pour la Fédération Wallonie-Bruxelles. Des liens étroits ont pu se nouer avec d’autres gouvernements francophones mais aussi, et c’est également important, entre des institutions, des associations, des créateurs. La Fédération est reconnue comme un partenaire prioritaire, non seulement à cause de son apport financier (la FWB est le 3ème bailleur de la Francophonie après la France et le Canada) mais surtout, à cause du haut niveau de ses experts impliqués dans les programmes de l’OIF et des opérateurs. Par exemple, nos universités sont bien actives au sein de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et la RTBF est une des chaines fondatrices de TV5 Monde. Notre participation à la Francophonie aux côtés de grands États constitue également au plan interne, une affirmation politique forte de notre capacité internationale.
N.d.F. : Comment voyez-vous l’avenir de la langue française dans le monde ?
R.D. : Je ne suis pas pessimiste car la démographie peut nous rassurer. L’Afrique francophone connaît une progression aussi rassurante pour la langue qu’interpellante pour le développement. Les chiffres en attestent. C’est, effectivement, la démonstration de l’utilité du français pour le développement de ces pays qui les convaincra de garder cette langue commune en partage. L’avenir de notre langue est donc lié à la place que nous parviendrons à lui garder pour le développement du Sud. Mais la langue française doit aussi apparaître pour l’ensemble du monde, Nord comme Sud, comme porteuse de modernité. Je me réjouis, à cet égard, que le Sommet de 2021 (Tunisie) soit consacré à la question du numérique, de l’accès et des contenus en français. Nous devons aussi tirer les vraies conséquences du Brexit car c’est l’anglais qui se positionne en concurrent de notre langue et je comprends mal pourquoi certains entendent maintenir une place aussi importante à l’anglais dans les échanges européens.
N.d.F. : Que pensez-vous de l’isolement de la minorité francophone en Flandre ?
R.D. : Une situation regrettable et qui devrait davantage mobiliser les francophones. La Francophonie prétend exprimer son soutien aux peuples francophones. Ainsi, les minorités francophones de bien des pays bénéficient de la solidarité active de l’OIF et de ses opérateurs. Par exemple, les 3.000 francophones de Sainte Lucie, les 80.000 du Vanuatu, les 120.000 de Chypre, les 128.000 de Lituanie… Mais qui se préoccupe des 310.000 francophones de Flandre ? Ne peut-on imaginer que la Francophonie apporte son soutien à l’APFF afin que celle-ci puisse aider des associations situées en Flandre pour poursuivre leurs activités en français ? Sans doute, vu notre organisation politique interne, la Fédération Wallonie Bruxelles ne peut intervenir pour des activités qui se situent sur le territoire de l’autre Communauté mais, puisque la Belgique fédérale est membre de la Francophonie elle devrait soutenir une telle démarche !
Il y a plus d’une trentaine d’années, le regretté Bernard Delvaille publiait aux éditions Pierre Seghers une volumineuse anthologie intitulée La nouvelle poésie française. Les auteurs présentés avaient, pour les aînés, la quarantaine à peine, quant au plus jeune, il s’appelait Eugène Savitzkaya et il avait à peine vingt ans. Une anthologie qui devait faire date, même si elle fut mal accueillie par les bien-pensants de l’époque et les critiques officiels qui l’avaient prise “pour un panthéon, pour une image définitive de la poésie d’aujourd’hui”.
Ainsi pouvait-on découvrir tout au long de ces quelque six cents pages, les avant-gardes de l’époque dont ces auteurs proches du Manifeste électrique aux paupières de jupes qu’avait signé Michel Bulteau en 1971 (je pense particulièrement ici à Serge Sautreau, Yves Buin ou Alain Jouffroy). Figuraient là aussi les proches des revues TXT comme Christian Prigent ou Jean-Pierre Verheggen, ceux encore qui gravitaient autour de la revue Tel Quel, Marcelyn Pleynet ou Denis Roche. Y apparaissaient aussi les noms de Daniel Biga, Pierre Dhainaut ou Lionel Ray… Un ouvrage visionnaire à plus d’un titre.
Quant aux quelques poètes belges présents dans cette anthologie, ils avaient pour noms Jean-Pierre Otte, Jacques Izoard, Eugène Savitzkaya, Christian Hubin, Jean-Pierre Verheggen, William Cliff, Michel Stavaux ou Daniel Fano…
Si aujourd’hui j’ai évoqué cette anthologie, c’est parce qu’il me semblait que je pouvais faire miens les propos de Bernard Delvaille lui-même lorsqu’il présenta à l’époque son travail. C’est que, je l’espère, nos desseins sont assez semblables. “Cette anthologie, écrivait Delvaille, est un livre d’humeur. Elle ne se veut pas consécration, mais ouverture et pari. Elle se voudrait avant tout subversive, car la poésie doit être subversive, voire, terroriste. Dans un univers encore – mais pour combien de temps ? – tout préoccupé de concurrence sociale, de conventions, de hiérarchies et de cette fatuité que donne le confort moral, la parole de Baudelaire se révèle plus vraie que jamais : ‘Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais.’” Qu’ajouter de plus à cette merveilleuse entrée en matière ?
Cette présente anthologie – que tout un temps j’avais pensé intituler, comme le livre de Macédino Fernandez paru chez Corti, Papiers de nouveauvenu et continuation du rien – est une lecture de poètes belges nés après mai 68. Exception faite de Yves Colley, né quelques semaines plus tôt, mais fallait-il l’exclure pour autant ? les plus âgés comme Laurence Vielle, Anne Penders et Théophile de Giraud sont nés aux alentours de ces événements qui marquèrent notre jeunesse à nous. Quant aux plus jeunes, ils n’ont pas encore vingt-cinq ans ou à peine, ils s’appellent Antoine Wauters, Raphaël Micolli, Kathleen Lor, Alexandre Valassidis, Nicolas Grégoire, Damien Spleeters ou encore Coton, et ils nous offrent déjà des pages d’une belle densité.
Quel regard dès lors poser sur ces “poètes d’après mai 68”, quelles constatations s’imposent, quelles leçons tirer de ces lectures ?
Le lecteur attentif aura ses propres réponses comme il aura ses propres sympathies pour tel ou tel autre poète. Mais quelques constantes paraissent déjà se dégager d’un tel travail.
Ainsi suis-je frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux auteurs, s’inscrivant dans la tradition d’un Michaux ou d’un Marcel Lecomte. Les poètes belges, il est vrai, ont souvent été tentés par ce type de forme fixe. Qu’on pense à Fernand Verhesen, Philippe Jones, Michel Lambiotte, André Balthazar ou Gaspard Hons, nos poètes ont souvent travaillé cet espace singulier que représente le poème en prose. Mais ici, plus qu’à d’autres moments, le poème en prose s’impose comme un genre fréquenté par nombre d’entre eux : qu’il s’agisse de Ben Arès, Frédéric Saenen, Laurent Robert, Rachaël Micolli, Antoine Wauters ou un Stéphane Lambert toujours à la frontière des genres.
Autre constatation : l’importance qu’acquiert aujourd’hui l’oralité, l’immédiat d’un discours. La reconnaissance et l’accueil grandissant du slam et des lectures-performances ne sont peut-être pas étrangers à ce phénomène-là. Des auteurs comme Damien Spleeters ou Maxime Coton, dit Coton, s’inscrivent dans cette lignée de poètes qui “montent sur scène”. Un Nicolas Ancion, qui cultive volontiers l’humour et la dérision, leur est également proche. On doit d’ailleurs, autour de cette mouvance, évoquer le rôle d’une maison d’édition comme Maelstrom dont la collection bookleg s’est fait le témoignage des différentes performances. Citons aussi une Laurence Vielle dont le texte dit par elle-même investit à merveille la scène. Il faut être témoin de ses lectures pour mesurer toute l’importance du poème “mis en scène ou en ondes”.
Mais ne gardons pas la langue de bois : le danger est parfois réel dans ces performances. Un texte qui passerait remarquablement la rampe par différents effets de scène ou de voix peut, une fois couché dans un livre, se révéler être de piètre qualité. C’est là me semble-t-il l’un des risques majeurs de telles démarches, mais elles valent la peine d’être tentées.
L’engagement citoyen est aussi présent dans cette poésie d’après mai 68. Peut-être plus que ce qu’il n’était auparavant. Qu’on lise pour s’en convaincre du Laurence Vielle ou Le poète fait son devoir de Nicolas Ancion.
Théophile de Giraud, quant à lui, pousse l’engagement jusqu’à la provocation extrême, voire, l’injure à la vie. Avec peut-être Christophe Abbès et Xavier Forget (qui n’a rien publié à ce jour), il fait partie de ces inclassables qu’André Blavier appelait les “fous littéraires”. Quel scandale suscitera-t-il après le récent badigeonnage de la statue équestre de Léopold II ? Faisons-lui confiance, nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec cet émule d’André Stas. Et cela, qu’on le veuille ou non, oxygène un peu notre quotidien.
Parmi les architectes de la langue – disons ceux qui construisent et mettent en scène sur papier, ce qui n’est pas non plus toujours sans risque – il me faut évidemment citer Anne Penders et Gwenaëlle Stubbe. Ces voies-là ont certes été investiguées il y a déjà longtemps avec des auteurs comme Jean Daive et plus récemment Elke De Rijcke, publiée également au Cormier. Cette approche de la poésie eut de nombreux adeptes dans les années septante avec des auteurs comme Anne-Marie Albiach, Joseph Gugluemi ou un Lionel Ray dont on aurait aujourd’hui peine à prétendre qu’il fut pourtant l’auteur de L’interdit est mon opéra (Gallimard, 1973). Les modes littéraires – on se souvient aussi du mouvement minimaliste ou du mouvement électrique – sont, elles aussi, saisonnières.
Un Nicolas Grégoire quant à lui, voisine plutôt du côté d’André du Bouchet ou Jacques Dupin. Une écriture que l’on devine contrôlée, travaillée jusqu’à ne laisser en place qu’un noyau dur. Peut-être marche-t-il aussi aux côtés d’un Christian Hubin dans ce qu’il a de plus lapidaire, et cela nous laisse présager le meilleur qui soit. Alexandre Valassidis, quelque peu plus lyrique, ou Antoine Wauters, comme son aîné Ben Arès, sont résolument attachés à un travail sur la langue et sur le poème lui-même en tant que sujet ; le sentiment et ce que j’appellerais grossièrement ‘l’homme‘ n’ont pas encore trouvé ici de place réelle. Avec Rachaël Micolli un peu dans la même mouvance, voilà de jeunes poètes en qui il faut placer toutes nos espérances. Mais seul demain nous dira s’ils ont répondu à nos attentes.
Quant aux poètes déjà reconnus par leurs aînés, ils affirment de livre en livre leur personnalité spécifique. Marie-Clotilde Roose se confine dans une poésie de la retenue, peut-être est-elle l’une des rares de cette génération à croire que la poésie puisse encore réellement penser. Elle représente aussi – si on me permet de l’exprimer ainsi – l’image d’une poésie féminine, comme il en fut autrefois d’une Marie-Claire d’Orbaix ou d’une Andrée Sodenkamp.
Parmi ces poètes déjà bien installés dans notre paysage littéraire, il faut bien sûr citer Otto Ganz, Pascal Leclercq ou Christophe Van Rossom, surtout connu pour son activité remarquable de critique. Hubert Antoine est quant à lui l’une des grandes figures de ces nouvelles générations. Il fut tôt remarqué par beaucoup d’entre nous. En fait, dès son premier livre publié aux éditions de l’Arbre à paroles, Le berger des nuages, et ses autres publications au Cormier, jusqu’à cette Introduction à tout autre chose, publié chez Gallimard, confirment tout le talent de cet auteur aujourd’hui installé au Mexique. Un Fabien Abrassart, venu plus tard à l’écriture, me semble emprunter les mêmes voies et nous sommes en droit d’attendre beaucoup de lui comme d’un Laurent Fadanni, actuellement en résidence au Canada. Thibaud Binard, lui, n’aura pas eu beaucoup de temps pour s’exprimer, puisqu’il s’est donné la mort à l’âge de vingt-cinq ans, mais la lecture de son livre Diagonal Doce est une révélation et témoigne d’une œuvre déjà mature à bien des égards.
D’autres noms mériteraient d’être cités pour tel ou tel aspect de leur travail, nous laissons au lecteur le soin d’emprunter des chemins de traverse avec des David Besschops, François Monaville, Frédéric Bourgeois, Vincent Daenen et consorts.
Oui, pour paraphraser Yves Bonnefoy, j’aime à répéter à qui veut l’entendre que notre poésie est loin de ses demeures possibles.
Cet ouvrage – en quelque sorte une suite à l’anthologie Poètes aujourd’hui, un travail que j’avais co-signé avec Liliane Wouters – est fragile de par le peu de recul que je me suis donné. Il paraît évident que dans peu de temps, quelques-uns de ces poètes auront sombré corps et âme dans l’oubli, qu’ils auront abandonné le navire pour d’autres vies ou d’autres passions, quelques-uns deviendront nos plus illustres poètes et l’on peut déjà en pressentir l’un ou l’autre, d’autres vont s’affirmer. Quant au meilleur d’entre tous, il est vraisemblable que nous ne l’ayons pas encore lu, plus occupé qu’il soit à écrire qu’à se montrer en public.
Mais une chose est certaine, quels que soient les mouvements ou les écoles, la poésie mérite toujours d’être vécue et expérimentée.
Cette lecture.je n’aurais pu la mener à son terme sans l’existence de revues remarquables, souvent accueillantes pour ces voix nouvelles. Des revues comme Le Fram, Matières à poésie ou Sources, où j’ai abondamment puisé des informations, lu les premiers poèmes des uns et des autres. Que soient ici remerciés Karel Logist, Ben Arès, Eric Brogniet et tous les collaborateurs de ces revues. Sans eux ce travail eut été impossible ou aléatoire. Et il faut souligner combien est capital le rôle de ces revues ouvertes aux nouvelles écritures, c’est souvent là le terreau de demain. Les éditions Tétras Lyre, Le Cormier et Maelström m’ont été aussi d’une très grande utilité de par les collections mêmes qu’ils réservent à ces poètes nouveaux. Les auteurs eux-mêmes me furent d’un grand secours et je les remercie pour tous les inédits qu’ils m’ont aimablement confiés.
Oui, la poésie, comme le disait Pierre Reverdy, sera toujours affaire d’émotion. Puissent ces textes vous émouvoir et éveiller votre curiosité comme ils ont secoué la mienne.
Yves Namur, La nouvelle poésie française de Belgique (2009)
Yves NAMUR, La nouvelle poésie française de Belgique (Taillis Pré, 2009)
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°158] On parle peu des jeunes poètes francophones de Belgique… On croit savoir d’eux qu’ils publient, discrètement, surtout en revue, ou qu’ils performent leurs textes ici et là. Voici qu’ils ont à présent leur anthologie ! Le maître d’œuvre en est Yves Namur, qui n’en est d’ailleurs pas à sa première initiative du genre… En 1996, il avait dirigé un hors série de la revue Sud, (dont faisaient déjà partie les précoces Gwenaëlle Stubbe et Laurent Robert que l’on retrouve ici). Son choix reprenait alors des poètes nés après 1945. Ensuite, avec sa complice Liliane Wouters, il avait publié Le siècle des femmes. Rien d’étonnant donc à ce qu’il s’intéresse aujourd’hui à nos plus jeunes poètes. D’emblée, dans sa préface, il se place sous l’autorité de deux poètes. Tout d’abord de Bernard Delvaille, dont l’anthologie La nouvelle poésie française, parue chez Seghers dans les années septante, lui a servi de modèle. Avec lui, il revendique l’anthologie poétique comme un « livre d’humeur » qui se voudrait avant tout subversif. Et ensuite de Baudelaire, convaincu que « tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais. »
Namur se dit conscient du peu de recul qu’il s’est donné et de la fragilité du projet : réunir une cinquantaine de poètes peu confirmés. Son anthologie s’ouvre avec l’aîné, qui n’avait que trois mois en mai 68, auteur de seulement deux magnifiques livres en dix ans : Yves Colley. Formellement, il semble bien que toutes les tendances cohabitent dans ce fort volume, le vers libre, rarement classique, le poème en prose, le court comme le long. En feuilletant l’ouvrage, on est frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux poètes – dans la tradition, consciente ou inconsciente ? – de Michaux ou de Lecomte. La place de l’oralité est également à souligner : Vielle, Spleeters, Leclercq ou Coton sont de ceux qui disent et scandent leurs mots. « Certes, un texte résiste parfois bien difficilement à l’épreuve du papier, la scène se sert d’autres artifices», souligne Namur qui ne s’est pas contenté de recenser de jeunes poètes : il nous propose aussi de découvrir la face poétique de l’œuvre d’auteurs qu’on connaît jusqu’à présent mieux comme romanciers : Stéphane Lambert, Luc Baba ou Nicolas Ancion entre autres… Il faut remarquer aussi que peu de jeunes poètes, à l’exception de Nicolas Grégoire, Pierre Dancot ou Christophe Van Rossom font nommément référence à d’autres poètes, comme s’il n’existait que peu ou pas de filiations du tout… L’anthologie fait une place à Thibaut Binard, poète tôt disparu et dont il faudra un jour découvrir l’œuvre. Enfin, notons que la nouvelle poésie est surtout masculine – (seulement sept femmes !) et ne cherchons aucune explication à cela…
On peut se demander où et comment on déniche autant de « jeunes » poètes… Il faut pointer le travail des revues – et l’anthologiste remercie Matières à poésie, Sources ou encore Le Fram – ainsi que celui des petits éditeurs (Le Tétras-Lyre, Maelström et ses bookleg, Le Cormier…). On ajoutera la curiosité des jurés des prix poétiques réservés aux jeunes, le Lockem, le Houssa et le Polak de l’Académie, ou encore des bourses de la Fondations Spes. Une anthologie de près de 600 pages ne peut qu’accréditer l’idée que la poésie, bien que mal connue, se porte bien dans nos contrées. Au hasard de bienvenues notices biobibliographiques, on découvre une foule de micro-éditeurs. Qui connaît – et qui distribue ? – les éditions Le déjeuner sur l’herbe, Galopin ou encore Boumboumtralala ?
Anthologie copieuse, « brique », diront certains, ce travail a le mérite de laisser une large place pour l’expression des poètes choisis. Un petit bémol cependant : l’ouvrage comporte des coquilles. Un projet aussi ambitieux n’aurait-il pas exigé une relecture plus soigneuse ? Yves Namur, anthologiste viscéral, a voulu parier sur la diversité et les richesses de la nouvelle poésie française de Belgique. Un paysage en mouvement, surtout rien qui se veuille image définitive… Il nous donne ainsi à lire un passionnant éventail de talents et de voix. Pari gagné.
Bernadette Mottart est née à Liège en 1950. Audodidacte, elle commence à jouer de la guitare dans de petits groupes folk/rock de la région liégeoise au milieu des années 60. En 1970, elle rencontre Milou Struvay qui lui fait découvrir la musique de Miles Davis. Elle travaille aux côtés de jeunes musiciens comme Antoine Cirri, Pierre Vaiana, etc. au sein de petits groupes expérimentaux.
Elle prend des leçons informelles avec René Thomas puis avec le pianiste américain Ron Wilson. Sous leur influence, elle travaille les standards au sein d’un quartette qui a aussi à son répertoire des compositions de Stevie Wonder. A la fin des années 70, Bernadette Mottart fait la rencontre décisive du guitariste Bill Frisell, alors membre de Mauve Traffic. Elle réalise un apprentissage intensif en sa compagnie. En 1978, elle se produit au festival de Gouvy avec Kermit Driscoll et Vinnie Johnson.
Après une interruption due à un accident de voiture, elle se lance dès 1981 dans la composition. Elle pratique depuis lors une musique originale où se recoupent les influences de Weather Report, Miles Davis et Bill Frisell. Elle enregistre un album (avec, pour coéquipier, Steve Houben au saxophone soprano) puis donne quelques concerts notamment avec le pianiste américain Dennis Luxion. Elle disparaît ensuite de la scène et reprend un travail solitaire de composition. Elle s’occupe également de la mise au point d’une méthode originale pour apprendre la musique aux enfants.
Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans… En 1960, le Patrimoine de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique publiait ses Carnets du Service Educatif. Le numéro 11 était consacré à… la crevette grise (à télécharger dans la DOCUMENTA). Son auteur, Sylvain LEFEVERE, était assistant à l’IRSN et a déployé des trésors de pédagogie pour donner goût aux savoirs contenus dans l’opuscule. Jugez-en vous-même ci-dessous…
“Chers amis à terre,
Chacun de vous connaît les crevettes appétissantes, les pittoresques bateaux crevettiers, l’attroupement fébrile lors des ventes aux enchères à la minque [terme employé en Belgique pour désigner la ‘halle à marée’] ainsi que les pêcheurs crevettiers à la peau tannée par le vent et le soleil.
La crevette grise est très prolifique, quelle que soit la plainte répétée par la presse : “Les pêches crevettières ne rapportent plus rien.” Les jeunes femelles portent une ponte de douze à quinze cents œufs ; les plus vieilles crevettes par contre pondent neuf mille à quatorze mille œufs.
Mais, bien plus, des biologistes ont constaté que les crevettes peuvent pondre deux et même trois fois par an en mer du Nord allemande, pour autant que les conditions atmosphériques s’y prêtent. Le climat peut donc expliquer les mauvaises pêches. En outre, une ou plusieurs pontes réussissent parfois médiocrement. Les larves font partie du plancton et vivent donc dans les couches de surface où les changements climatiques sont les plus violents. Des répercussions néfastes ne se remarquent pas avant deux ans, les crevettes atteignant une taille commerciale au courant de la deuxième année. Fort heureusement, la Nature a prévu une grande prolifération.
Permettez-moi de laisser la parole au savant : le nom scientifique de la crevette, Crangon vulgaris signifie : Crevette commune. La crevette est un arthropode et plus particulièrement un crustacé. Tous les arthropodes ont une carapace dont les segments se soudent à la manière d’un soufflet d’accordéon. La croissance des crustacés s’effectue par petites étapes, car la carapace ne grandit pas. Au cours d’une vie de trois ans, la crevette change plus de trente fois de carapace.
Comme crustacés à grande queue (Macroures) je citerai, outre les crevettes, le cardinal des mers : le homard (Hontarus gammarus Linné), la langoustine (Nephrops norvegicus Linné), la langouste (Palinurus elephas Fabricius), le palémon variable (Palaemonetes varians Leach) qui est la crevette transparente des eaux saumâtres. Ajoutons : le bernard-l’hermite (Pagurus bernhardus Linné) qui protège son abdomen mou dans une coquille de Buccin ou de Pourpre ; le diogène (Diogenes pugilator Roux), petit bernard-l’hermite dont la pince gauche est plus grande et qui préfère la coquille de Nafica.
Comme brachyoures, crustacés à courte queue, nous connaissons les crabes : le tourteau comestible (Cancer pagurus Linné) ; le crabe enragé (Carcinus maenas Linné) ; le crabe nageur (Pofiunus holsatus Fabricius) et le pinnothère (Pinnotheres pisum Linné) que vous avez probablement déjà vu, car il vit en commensal entre les valves de la moule (Mytilus) ou de la buccarde (Cardium).
Cliquez sur l’image pour accéder au téléchargement…
Après tous ces renseignements scientifiques, je puis encore vous apprendre que la crevette est répandue dans une très grande aire géographique : les côtes est et ouest de l’Amérique et les côtes nord-ouest de I’Europe à partir de la mer Blanche jusqu’à la Méditerranée par la baie de Finlande. Malgré cette énorme étendue géographique, la pêche aux crevettes grises ne se pratique que dans les pays riverains de la mer du Nord (a l’exception de quelques ports français).
En tant que crevettier belge, je contribue annuellement à l’apport de deux mille tonnes de crevettes. Une belle crevette pèse environ 1 à 2 grammes. Il faut compter que le poids commercial représente seulement 30-50 % de la capture. Voilà qui fournit la preuve de la fécondité de la crevette.
Ce m’est un grand plaisir, chers amis, d’avoir écrit une introduction pour ce petit livre concernant la crevette et l’industrie de la crevette.”
Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans… En 1960, le Patrimoine de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique publiait ses Carnets du Service Educatif. Le numéro 9 était consacré au… hareng (à télécharger dans la DOCUMENTA). Son auteur, Sylvain LEFEVERE, était assistant à l’IRSN et a déployé des trésors de pédagogie pour donner goût aux savoirs contenus dans l’opuscule. Jugez-en vous-même ci-dessous…
Un banc de harengs vous écrit :
“Chers amis,
Nous avons la réputation d’être des poissons sociables. En effet, nous passons une grande partie de notre existence réunis en un immense groupe, que I’on appelle un banc de harengs. Ne croyez pas que nous restons toujours groupés sans nous quitter d’une nageoire. Nous aussi, nous aimons batifoler de temps à autre, happant une larve par-ci, pourchassant un copépode par-là. Mais, malheureusement nous avons tellement d’ennemis, que nous sommes obligés de nous réunir en bancs. Dès que nous apercevons un requin, un cabillaud, un colin, un marsouin ou un oiseau, houp, nous voilà rassemblés !
Ensemble, nous nous sentons en sécurité et nous devenons même intrépides. Les grands harengs peuvent s’échapper à une vitesse de 100 mètres à la minute ; mais en bancs nous préférons foncer sur I’ennemi pour le renverser. C’est la raison pour laquelle ces animaux rapaces se gardent de nous attaquer de front. Mais quels dégâts ne provoquent-ils pas dans notre arrière-garde, composée de plus jeunes harengs, moins rapides ! De plus, notre témérité coûte annuellement la vie à des milliers de nos congénères, qui s’accrochent par les ouïes dans les mailles de filets, ou selon I’expression technique “se maillent” dans les filets tendus par vos pêcheurs.
Voilà pourquoi, chaque année, des milliards de harengs passent dans I’estomac des humains. Or, une plus grande quantité encore est broyée en farine pour le bétail. Maints hectolitres d’huile de hareng sont transformés en graisses et, surtout en Allemagne, incorporés dans la margarine comme source de vitamines A et D. Que d’hectolitres d’huile encore sont employés dans les savonneries, les tanneries et les fabriques de linoléum !
Nous sommes des poissons de I’hémisphère septentrional froid. Nous n’aimons pas les courants marins chauds. Le Gulfstream, cet énorme courant chaud en provenance du golfe du Mexique, se ramifie fortement à travers notre aire d’habitation, l’Atlantique Nord et la mer du Nord. Ces transgressions d’eau chaude nous obligent à rester dans d’étroites zones froides, ce qui engendre évidemment la formation de bancs.
L’expérience, acquise par les harengs âgés nous est très précieuse. Comment les jeunes harengs pourraient-ils mieux trouver les plus riches prairies de plancton que sous la conduite des aînés ? Le plancton forme notre plat de résistance : nous apprécions surtout les copépodes, petits crustacés, et les sagittas, menus vermoïdes, encore appelés chétognathes. Comme ce plancton est ballotté et refoulé au gré des courants marins et qu’il se déplace parfois sur des kilomètres de distance, nous sommes forcés d’aller à la recherche de notre menu préféré. De petits groupes de harengs poussés par la faim confluent pour former un banc. Notre banc est parfois obligé de faire de véritables migrations afin de trouver sa nourriture.
Les harengs âgés sont également les meilleurs guides pour nous aider à retrouver les frayères où chaque année tous les harengs d’une même race et
âgés de trois à dix-huit ans se rassemblent pour frayer. Ces migrations vers les lieux de ponte se font par bancs massifs qui mesurent des kilomètres de long. C’est lors de ces rassemblements que les filets et les chaluts de vos pêcheurs ramènent le plus de harengs. Dans la mer du Nord, certaines races pondent au large et d’autres, qui préfèrent frayer dans des eaux moins salées, près de la côte.
L’alose elle, cette originale parente au corps bouffi, choisit son lieu de ponte en eau douce ! Pourtant elle passe bel et bien le reste de sa vie dans I’eau de mer, comme nous. Autrefois, l’alose venait frayer dans l’Escaut jusqu’à Termonde pendant le mois de mai. C’est pourquoi les Flamands la nomment “meivis” ou “poisson de mai”. Mais depuis plusieurs années l’alose ne visite plus ni le Rhin, ni la Meuse, ni l’Escaut, parce que les eaux de ces fleuves sont polluées par les industries riveraines.
Un autre cousin, le pilchard, fraie dans l’Atlantique du nord, où la teneur en sel est toujours plus forte qu’en mer du Nord. Pourtant, les jeunes du pilchard, qui s’appellent sardines, se hasardent parfois dans la partie méridionale de la mer du Nord par le Pas-de-Calais.
En revanche, l’esprot, un autre cousin encore, vient presque annuellement pondre dans vos eaux territoriales entre La Panne et Blankenberge, où l’élément est saumâtre. Qui ne connaît ce menu poisson, qui, délicieusement fumé, prend le nom de sprat ?
Au fait, nous [ne] sommes [pas] peu fiers de notre nom latin : Clupea harengus Linnaeus, 1758. Clupea est le nom latin de l’alose déjà connue au temps des Romains, dans le Pô et la Saône, où elle vient encore frayer annuellement. En 1758, le biologiste suédois LINNÉ latinisa le haut-allemand “harinc”, qui devint “harengus” ; nous nous appelons donc littéralement : alose du type hareng.
De tout temps, la famille des clupéides a eu une grande valeur commerciale. Pourquoi ? Tout bonnement parce que nous avons l’habitude de traîner un certain temps aux frayères où dès lors, on peut nous pêcher en masse. D’ailleurs, au moyen âge, nous constituions déjà une source fort importante
de revenus pour la côte flamande.
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L’histoire naturelle du hareng est extrêmement intéressante pour le monde scientifique ; notre histoire lointaine est liée à l’origine de tout poisson osseux. Les plus anciens poissons osseux fossiles ressemblent très fort à la larve du hareng. On les a trouvés dans les terrains siluriens d’Ecosse, de Norvège et du Canada, vieux de 300 millions d’années. Les ossements fossiles du hareng, auquel vous vous intéressez, ont été découverts à une époque plus proche dans les terrains crétacés, qui datent de 120 millions d’années.
Après vous avoir écrit tant de curiosités à notre sujet, nous vous souhaitons, chers amis, bonne lecture. Et avant de finir, nous tenons à vous rappeler que
nous constituons pour l’homme une riche source de graisses, d’albumines, de vitamines et d’oligoéléments. Enfin, n’oubliez pas non plus que, pendant la seconde guerre mondiale, nous avons contribué à sauver de la famine une bonne partie du peuple belge.”
Signé : Un banc de harengs de la mer du Nord méridionale
Comment comprendre l’espace
qui me sépare de l’arbre,
si son écorce dessine les lignes
qui manquent à ma pensée.
Comment comprendre la parenthèse
qui va du nuage à mes yeux,
si les figures du vent
délient le temps serré de ma petite histoire ?
Comment comprendre le cri pétrifié
qui gèle toutes les paroles du monde,
si de même qu’il n’est qu’un seul silence
il n’est au fond qu’une seule parole ?
Je ne comprends pas la distance.
L’ultime preuve en est l’espace absurde
qui sépare en deux vies
ton existence et la mienne.
[JOSE-CORTI.FR] La notice biographique de Roberto Juarroz (1925-1995) ci-dessous a été établie par Michel Camus et publiée dans Douzième Poésie Verticale (Paris : La Différence, 1993).
Né le 5 octobre 1925 à Coronele Dorrego dans la province de Buenos Aires en Argentine, Roberto JUARROZ a suivi des études de lettres et de philosophie à l’Université de Buenos Aires où il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothécologie.
De 1958 à 1965, il a dirigé la revue de création Poesía = Poesia (20 numéros) où il s’est révélé fin découvreur et subtil traducteur de poètes étrangers, notamment Antonin Artaud. Pendant des années, il a collaboré à des dizaines de journaux, revues, et périodiques argentins et étrangers en tant que critique littéraire et cinématographique. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation à l’Université de Buenos Aires. Contraint à l’exil sous le régime de Peron, il fut pendant quelques années expert de l’Unesco dans une dizaine de pays de l’Amérique latine.
Roberto Juarroz a reçu le “Grand Prix d’Honneur pour la poésie” de la Fundacion Argentina de Buenos Aires. Il a également reçu plusieurs prix étrangers parmi lesquels le Prix Jean Malrieu à Marseille en mai 1992, et le Prix de la Biennale Internationale de Poésie de Liège (Belgique) en septembre 1992.
Toute l’œuvre de Roberto Juarroz porte le même titre : Poésie Verticale, chaque tome étant simplement numéroté pour être distingué des autres. Titre unique suggérant abruptement la verticalité de la transcendance “bien entendu incodifiable”, précise-t-il dans un entretien. Aussi est-il un des rares poètes contemporains à défendre haut et fort une métapoésie par où passe l’infini “bien entendu sans nom”, une vision poétique proche de Novalis pour qui “la poésie est l’absolu réel”, mais témoignant aujourd’hui d’un nouveau sens du sacré “bien entendu sans théologie.” Pour Roberto Juarroz, il n’y a pas de haute poésie sans “méditation transcendentale du langage”. La poésie, dira-t-il, est la vie non fossilisée ou défossilisée du langage.
Aujourd’hui, Roberto Juarroz est traduit en plusieurs langues. Avant que Roger Munier ne devienne en France son traducteur attitré, Fernand Verhesen fut, à Bruxelles, son premier traducteur en français et son premier éditeur (Editions Le Cormier) de 1962 à 1972.
“Le poète argentin, Roberto Juarroz est mort à Buenos Aires à l’âge de soixante-neuf ans. Quand il donnait lecture publique de ses poèmes – ce qui arrivait de plus en plus souvent ces dernières années – Roberto Juarroz ne se privait pas d’entourer sa parole de gestes éloquents, non pour marquer le tempo des mots, mais pour littéralement souligner le sens de tel ou tel vers. Il affirmait ainsi spontanément, la main s’alliant à l’esprit avec parfois quelque ironie, combien l’effort d’élucidation était au cœur de sa poésie jusqu’à en constituer le mouvement même.
D’emblée, Juarroz avait engagé son œuvre dans ce qu’il faut bien nommer un chemin d’éveil. Son pari initial n’étant nullement le fruit d’un raisonnement, mais l’expression d’un élan irrépressible, l’intuition aussi d’un questionnement qui trouverait toujours en sa propre puissance de dévoilement le sursaut de sa renaissance. Le titre unique, qui dès 1958 engageait tous les livres à venir, avait valeur d’injonction : Poésie verticale.
Trente-sept années durant, Juarroz a gardé le cap sans jamais dévier de la trajectoire qu’il s’était assigné. Pour lui, la relation décisive, à la fois problématique et féconde, confrontait l’espace de la poésie et l’esprit de la réalité. “La poésie, affirmait-il, est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible“. C’est cet “impossible“, c’est cet “indicible“qui ont orienté la quête de Roberto Juarroz, celle-ci étant vécue comme une pérégrination de son propre destin à travers le langage.
Poème après poème, recueil après recueil (les volumes successifs se distinguant par leur seul numéro), le défi prenait forme et contrait la malédiction commune. “L’homme a été obstinément trompé et divisé, constatait-il. Sa capacité d’imaginer, son pouvoir de vision, sa force de contemplation ont été relégués dans la marge du décoratif et de l’inutile. La poésie et la philosophie se sont séparées à certaines moments catastrophiques de l’histoire de la pensée. Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l’imagination, l’amour, la création. Et cela comme forme de vie et comme voie d’accès au poème, qui doit façonner cette unité.“
À l’évidence, la poésie se trouve ici dotée d’une vertu d’assomption, mais cette élévation, voire cet arrachement, n’a pas le ciel pour but, plutôt la réalité cachée, le supplément de réalité que le poème ajoute au réel. Ou, pour citer Octavio Paz, le supplément d’”instants absolus“. Car la voix de Juarroz est porteuse d’une plénitude fragile. On dirait qu’il a fait de la pensée la musique de ses poèmes et que ses questions découvrent des harmonies secrètes, des dissonances recluses et d’infinis silences.
Seule la musique
peut occuper le lieu de la pensée
Ou son non-lieu
son propre espace,
son vide plein.
La pensée est une autre musique.
Vouées à l’abrupt, issues du vertige et y retournant comme s’il s’agissait d’une source intense et lucide, les improvisations rigoureusement maîtrisées de Juarroz ont fonction d’effraction : elles dérangent, déroutent, détonnent. Surtout, elles ne se satisfont ni de lueurs ni d’éclats, c’est la lumière dans son entier qu’elles entendent rejoindre. Car l’obscurité n’est pas fatale, car l’énigme est à pénétrer, car la poésie est un mystère qui doit être éveillé.
Entre effroi et révélation, Roberto Juarroz s’est doté d’un destin exemplaire, jusqu’à entrer dans la fraternité de l’inconnu.”
Extrait de VELTER A., Roberto Juarroz, La Poésie comme élévation (Le Monde, 4 avril 1995)
Tony Liégeois est né à Liège en 1940, dans une famille d’amateurs de jazz. Il se met, dès l’âge de dix ans, à l’étude de la batterie (en autodidacte essentiellement). En 1957, il rencontre le pianiste Maurice Simon et le bassiste Georges Leclercq avec lequel il commence à se produire en Belgique et en Allemagne.
Au début des années 60, il fait partie des Daltoniens de José Bedeur, puis du Trio Troisfontaine qui en émerge. Il effectue des tournées avec le trio et des prestations aux festivals de Comblain, Antibes, Prague… ainsi qu’au Jazzland de Paris. Il joue également dans le quartette Grahame-Busnello. Devenu professionnel, il travaille parallèlement dans le commercial, notamment à l’Eden (Liège).
De plus en plus introduit dans le milieu jazz international par René Thomas et Busnello, il rencontre les plus grands batteurs américains : Elvin Jones, Jack De Johnette, Art Taylor et perfectionne son jeu à leur contact. À la dissolution du trio (1967), Tony Liégeois arrête la musique jusqu’en 1970. Il accompagne alors occasionnellement des musiciens comme Chet Baker, J. R. Monterose, Dusko Goykovich, René Thomas, etc. et joue dans les groupes Karma (Jazz-rock), Marry-Go-round (avec Steve Houben et Guy Cabay), etc.
Il part ensuite pour la France. Après son retour, il travaille en dilettante avec ses anciens compagnons (Troisfontaine, Linsman, Grahame etc) ou avec la jeune génération.
Jean Lerusse découvre le jazz dans les années 50. Il étudie la trompette et monte un sextette de type hard-bop où l’on trouve entre autres le guitariste Robert Grahame et le batteur Félix Simtaine ; il passe à la contrebasse et joue en trio avec Jean-Marie Troisfontaine et Willy Doni. En 1962, il entre dans le trio Fléchet qui se produit au Festival de Comblain plusieurs années consécutives. Il joue dans le quartette de Robert Jeanne jusqu’en 1969 (nombreux concerts à l’étranger dans le cadre de la Fédération Européenne des Orchestres de jazz amateurs).
Entretemps, Lerusse est devenu un des principaux bassistes liégeois, accompagnant aussi bien René Thomas ou Jacques Pelzer que des musiciens américains de passage. En 1975, reprise du quartette Jeanne ; il travaille aussi avec le guitariste John Thomas et monte en 1978 le groupe éphémère Pirogue, orienté vers la bossanova (avec, parmi d’autres, Robert Jeanne et le guitariste Paul Helias). Par la suite, sa vie professionnelle lui prenant de plus en plus de temps, il finit par cesser complètement toute activité musicale. En 1986, il réapparaît soudain en jam, non plus à la basse mais au bugle et à la trompette qui avaient été ses premiers instruments (…).
Jean-Pol SCHROEDER
Jean Lerusse s’est éteint le 9 août 2013 des suites d’une “grave” maladie. Il était né à Liège en 1939. Parallèlement à des études en médecine et un cursus en solfège, il apprend la trompette. A la fin des années 50, il monte un premier groupe qui se produit dans les cercles universitaires. Il a 20 ans lorsque débutent le festival de Comblain-la-Tour et les jam sessions liégeoises autour de Jacques Pelzer et René Thomas. En 1960, autour des stars principautaires, les débutants et les amateurs se côtoient, s’accompagnent, échangent leurs idées.
Les contrebassistes ne sont pas légion au Pays de Liège. Nécessité faisant loi, Jean passe à la contrebasse, un instrument qu’il maîtrise vite et bien. Avec Léo Fléchet et Félix Simtaine, il forme le home band du festival des bords de l’Ourthe. Alors qu’il suit une spécialisation en gynécologie-obstétrique, il intègre le quartet de Robert Jeanne en 1962, ossature du futur quintet de René Thomas qui tournera en Champagne-Ardenne et en Lorraine dans les années 65-69. Il n’est pas rare à cette époque de le voir quitter Reims ou Metz en 2CV, après un concert, la volute de la contrebasse dépassant gaillardement par l’ouverture de la capote. Il aura cette formule d’anthologie : “Je suis contrebassiste amateur et gynécologue professionnel, mais j’aurais tellement voulu faire le contraire !”
Au cours des années 70, avec Léo Fléchet ou Michel Herr et Félix Simtaine, il accompagne les nombreux solistes de passage en Belgique (Barney Wilen, JR Monterose, Lennart Johnson, Jon Eardley, Eddie Lockjaw Davis, Slide Hampton, Art Taylor, Jon Thomas, Lou McConnell…). Absorbé par ses obligations professionnelles, il s’éloigne des scènes pour réapparaître, sûr de lui mais au bugle et à la trompette (à valves), à l’occasion de deux festivals Jazz à Liège (1986).
A ma connaissance, Jean Lerusse n’a jamais enregistré. Dans sa Belgian Jazz Discography, Robert Pernet épingle néanmoins la présence de Jean lors d’une session avec René Thomas (Liège, 10 octobre 1968, AMC 16001).
En 2010, Jean Lerusse avait rédigé Le Jazz Pour Tous, une œuvre didactique destinée à faire comprendre les canons du jazz aux jeunes musiciens. Ce testament n’a malheureusement jamais trouvé d’éditeur. Pour le jazz en Belgique, c’est à nouveau une grande figure du jazz qui s’en va. Il était, pour moi, le compagnon de cinquante années de passions. See You, My Friend !
Jean Linsman est né à Ans, en 1939, dans une famille de musiciens. Il étudie la trompette au Conservatoire de Liège. Il découvre Chet Baker et Gerry Mulligan, vers 1958, puis Clifford Brown, qui deviendra un de ses principaux modèles. Il travaille le jazz seul pendant un an, puis pénètre dans le milieu des jazzmen liégeois (fin 1959) et entre dans les Daltoniens de José Bedeur. Dès cette époque, il joue dans le style hard-bop, qui restera son langage musical privilégié.
En 1962, passé professionnel, il travaille dans l’orchestre de Janot Moralès, joue également sur les bateaux qui descendent le Rhin, avec Maurice Simon (1963-1964) et, entre les croisières, jamme avec Pelzer, Thomas, etc. En 1965, il quitte Moralès et se consacre de plus en plus au jazz. Au cours de ses pérégrinations, il a l’occasion de “jammer” avec des musiciens aussi prestigieux que Johnny Griffin, Tommy Flanagan ou Albert Mangelsdorff. De 1967 à 1969 : retour au “métier” en Allemagne et en Suisse où il rencontre Heinz Biegler, Franco Ambrosetti et Isla Eckinger ; il joue en leur compagnie puis, en 1969, rentre à Liège et y devient le principal trompettiste jazz.
Dès 1970, il arrête complètement tout travail commercial. L’année suivante, il doit abandonner la trompette suite à un accident. Fin 1972, sous l’influence de René Thomas, Linsman se remet au jazz, à la guitare basse ! Il se produit sur cet instrument dans le trio Fléchet et surtout dans le groupe T.P.L. (Thomas-Pelzer Limited) et en trio avec René Thomas et le batteur américain Art Taylor. Petit à petit, il se remet à la trompette et monte un sextette pour lequel il écrit de superbes arrangements (1976-1978). Par la suite, il joue en free-lance, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas.
En Belgique, il participe à des gigs occasionnels avec Pelzer, Grahame, etc. ainsi qu’avec le trompettiste et pianiste américain Vince Bendetti et le saxophoniste suédois Lennart Jonson. Il travaille avec la jeune génération, monte un trio avec le guitariste Stéphane Martini et le bassiste Sal La Rocca et joue régulièrement avec les pianistes Eric Vermeulen et Johan Clement, les bassistes Hein Van de Geyn, Bart de Nolf et Sal La Rocca, et les batteurs Dré Pallemaerts et Rick Hollander.
Jean Leclère est né à Mons en 1917. Il prend des leçons particulières de piano à partir de cinq ans. Dès sa petite enfance, il a l’attention attirée par les orchestres de danse que diffusent les radios anglaises. Il écoute de plus en plus de disques et, dès 1933, il se passionne pour le jazz : grâce à l’association Hot and Swing qui a mis sur pied un système de prêts de disques, il découvre un grand nombre d’orchestres et de solistes américains ou européens. Il monte sa propre collection.
Admirateur de Fats Waller, Earl Hines et Art Tatum, il forme un premier orchestre amateur en 1937. En 1941, Leclère met sur pied les fameux Dixie Stompers. Formation au répertoire middle-jazz dans un premier temps, les Dixie seront – à partir des années 50 surtout, lorsque Albert Langue en aura repris la direction – un des premiers groupes belges à incarner le Revival, à essayer de retrouver le répertoire et l’esprit des pionniers néo-orléanais (improvisation collective, etc.). Leclère remporte avec les Dixie Stompers les tournois de Bruxelles (1941), Scheveningen, Liège (1946 et 1947) et enregistre en leur compagnie quelques acétates (sur le premier d’entre eux, on trouve un batteur du nom de… Willy Staquet ! future star belge de l’accordéon musette).
En 1948, Leclère est chargé de constituer un orchestre qui représentera la Belgique au Premier Festival International de Nice : il renforce quelques pupitres de son propre orchestre avec des solistes des Bob-Shots (la seule formation be-bop du pays), constituant ainsi un ensemble hétérogène, d’autant plus bigarré que, sur la scène de Nice, Toots Thielemans et le saxophoniste américain Lucky Thompson se joindront au groupe. A défaut d’un groupe soudé, le public niçois eut droit à une jam au top niveau ! Attiré par le be-bop en tant qu’auditeur, intéressé par le jeu de Bud Powell et de Jimmy Jones, Jean Leclère ne sera pourtant jamais un bopper à part entière.
En 1949, il entre comme vibraphoniste dans le Jump College et enregistre quelques titres avec cet orchestre en 1951, puis, pendant les années 50, il dirige différentes formations, tantôt à tendance jazz affirmée, tantôt plus proches de la variété. Il travaille et enregistre à l’occasion avec Freddy Sunder et Charlie Knegtel, notamment en 1953. En 1960, au Festival d’Ostende, il se produit d’abord au piano dans une formation de jeunes (Rousselet, Sirntaine, … ) présentant un répertoire inspiré du bop ; puis à la tête d’un septette middle-jazz où il joue du vibraphone. Puis, petit à petit, Leclère disparaît de la scène jazz.
[CONNAISSANCE DES ARTS, 8 juin 2023] Lors de la restauration du tableau Le Moulin de la Galette de Pablo Picasso, les équipes du Guggenheim Museum de New York ont découvert un petit chien caché sous les couches de peinture. Le célèbre tableau est actuellement présenté au public dans l’exposition “Young Picasso in Paris.“
Qui aurait pensé que pendant toutes ces années se cachait là un petit chien ? Cinquante ans après sa mort, Pablo Picasso (1881-1973) continue à nous réserver des surprises. Le 12 mai dernier, à l’occasion de l’ouverture de son exposition “Young Picasso in Paris“, le Guggenheim Museum à New York (États-Unis) a partagé une récente découverte faite sur l’un des tableaux présentés. Lors de la restauration et des analyses scientifiques du Moulin de la Galette (vers 1900), les équipes du musée ont identifié un repentir inédit. Il s’agirait d’un Cavalier King Charles Spaniel au poil auburn portant un nœud rouge, placé sur une chaise, à l’avant-plan de l’œuvre, avant d’être finalement recouvert par l’artiste.
Identifier les pigments pour révéler la version antérieure du tableau
Les restaurateurs du Guggenheum Museum, en collaboration avec les experts du Metropolitan Museum of Art de New York et de la National Gallery of Art de Washington, l’ont mis au jour en retirant la couche de crasse et le vernis jauni qui altéraient la compréhension de l’œuvre. Lors des analyses chimiques, et notamment de la spectrométrie de fluorescence X, qui a permis d’obtenir la cartographie chimique de la peinture, les spécialistes ont pu identifier les pigments utilisés par Picasso et générer une image de ce à quoi ressemblait la version antérieure du tableau avec l’animal caché tout ce temps.
“Nous voyons de plus en plus que cela faisait partie du processus de travail de Picasso”, explique Julie Barten, restauratrice au Guggenheim Museum, au média américain CNN. “Au fur et à mesure qu’il développait une composition, il peignait certains éléments ou les transformait en de nouveaux détails de composition. Et, très souvent, il laissait des aspects des compositions originales sous-jacentes qu’un spectateur qui regarderait de très près pouvait voir.” Aujourd’hui, le canidé n’est pas visible à l’œil nu, on le devine seulement sous une forme sombre indiscernable (un manteau sur une chaise ?).
Pourquoi Picasso a-t-il retiré le petit chien de sa composition ? Si les experts n’ont pas d’explication certaine, une des hypothèses de l’équipe du Guggenheim Museum serait qu’entre les robes, les hauts-de-forme en soie noire et les longs manteaux, l’animal de compagnie aurait volé la vedette aux figures du tableau. “Je ne suis pas sûr qu’un chien, et en particulier un chien de compagnie, ait un sens dans l’atmosphère sombre, malaisante et chargée d’érotisme que Picasso a si brillamment évoquée dans cette image”, décrit Tom Williams, professeur d’histoire de l’art à la Belmont University de Nashville, au New York Times. Quand Picasso débarque à Paris pour l’Exposition universelle de 1900, il n’a que 19 ans. Il découvre et peint alors une ville moderne et sa vie nocturne, dont ce lieu mythique de Montmartre, le bal public du Moulin de la Galette, qui a inspiré de nombreux artistes tels que Pierre-Auguste Renoir, Henri de Toulouse-Lautrec et Vincent van Gogh. Ginguette réputée au début des années 1830, elle est transformée dès 1890 en cabaret fermé. Picasso la représente en capturant un instant de cette société parisienne venue danser et se divertir le temps d’une soirée.
Un symbole du désir ?
Il n’était pas rare de croiser des chiens dans les lieux publics au début du XXe siècle. D’après le musée, le peintre espagnol aurait pu en profiter pour ajouter d’autres niveaux de lecture à son tableau. Ici, le chien symbolise-t-il peut-être la compagnie, le luxe voire le désir ? Toutefois, la lumière étant concentrée à l’avant-plan, l’être à poils long aurait détourné l’attention du spectateur. L’artiste a certainement préféré mettre en avant les figures en mouvement et l’espace de sa composition.
Quoi qu’il en soit, en plus de faire réapparaître toutes les subtilités de la toile, des textiles aux expressions, en passant par la touche du pinceau du jeune Picasso, cette restauration permet d’en découvrir toujours plus sur le processus créatif du maître de l’art moderne.
[ATHENEEDEWAHA.BE] En 1868, à la demande du bourgmestre de Liège Jules d’Andrimont et avec le soutien d’une souscription publique, Léonie de Waha fonde un lycée pour jeunes filles. L’Institut Supérieur des Demoiselles est géré par la Ville de Liège dès 1878 et ensuite rebaptisé Lycée de Waha en 1925. Avant d’occuper le site actuel, le Lycée a connu deux autres implantations, Rue Hazinelle, puis Boulevard de la Sauvenière.
C’est entre 1936 et 1938 qu’est construit le bâtiment d’architecture moderniste que nous occupons actuellement. Conçu selon les plans de l’architecte liégeois Jean Moutschen, il intègre des espaces de vie exceptionnels pour l’époque : une salle des fêtes de 850 places, une cour de récréation de 2400 m², un internat, des laboratoires, une salle de musique, des gymnases, une piscine et même un abri souterrain pour 1000 personnes. Tout est conçu pour le confort des élèves et des enseignants. L’architecte a fait appel à des artistes liégeois pour réaliser des fresques, mosaïques, peintures sur toile, peintures sur verre et vitraux. Au total, ce sont 20 œuvres d’art réalisées par 18 artistes visibles aux quatre coins de l’école. Un résultat tout à fait étonnant qui fait de l’ancien Lycée un témoin incontournable de l’architecture moderne en Wallonie.
L’idée était d’embellir par l’esthétique monumentale le cadre de vie de la communauté éducative, mais aussi de permettre aux étudiantes de côtoyer quotidiennement un environnement à la dimension artistique particulière. Cet objectif se perpétue aujourd’hui. En effet, dans le cadre notamment des journées ateliers, un projet patrimoine a vu le jour. Son objectif est de promouvoir le bâtiment, son architecture et ses richesses artistiques, par le biais notamment de l’organisation de visites guidées du bâtiment par les élèves. Depuis le 17 mai 1999, le bâtiment est classé au Patrimoine Exceptionnel de Wallonie. Sa restauration entamée en 2004 comprend plusieurs phases, dont la prochaine est la restauration de la piscine, de ses vitraux et de ses mosaïques. Un défi colossal !
Lycée Léonie de Waha : la façade, boulevard d'Avroy (Liège)
Lycée Léonie de Waha : le promenoir de l'internat
Lycée Léonie de Waha : les cuisines
Lycée Léonie de Waha : une salle de repos de l'internat
Lycée Léonie de Waha : le réfectoire de l'internat
Lycée Léonie de Waha : la piscine
Lycée Léonie de Waha : une salle de gymnastique
WAHA : Les œuvres d’art intégrées
Lorsqu’on considère aujourd’hui la liste des artistes appelés à collaborer à la décoration du Lycée, on peut s’étonner de son ampleur, de sa qualité et de sa diversité quoique, bien sûr, tous soient liés à l’Académie royale des beaux-arts de Liège par leur formation. Le Lycée relevant de l’enseignement communal, il aurait certainement été anormal et probablement inexplicable auprès de conseillers communaux que le collège communal ne privilégie pas des artistes formés dans un établissement dont la ville est le pouvoir organisateur. Cela étant, une question demeure aujourd’hui encore sans réponse précise : qui a dressé la liste des artistes et comment cette liste est-elle devenue définitive ?
Quand on consulte les rapports des séances du conseil communal parus dans le Bulletin administratif de la ville de Liège, on apprend que dans le débat relatif à la construction du Lycée et à la sélection des artistes, le 21 décembre 1936, le conseil communal adopte la proposition de l’échevin Georges Truffaut à savoir que “dans un cadre assez restreint, on consulte des hommes comme M.M. Victor Horta et Émile Vandevelde [sic] qui, avec des artistes indiscutés, composeraient un petit jury.” Afin d’éviter une procédure de sélection trop longue et trop lourde, il semble que l’architecte, en concertation avec les autorités publiques, ait constitué une première liste d’artistes qui fut probablement examinée par ce petit jury.
Quoi qu’il en soit, les artistes concernés sont appelés à signer leur engagement dans le courant du mois de juin 1937. Après avoir reçu la signature des deux parties, ces contrats sont ensuite approuvés par le collège communal en séance du 2 juillet 1937. Ils définissent les procédures à respecter : un avant-projet et ensuite un projet devront être soumis au collège communal pour approbation, à chaque fois une tranche du paiement étant effectuée ; une nouvelle tranche sera ensuite payée au début des travaux et la dernière lors de leur achèvement prévu le 1er août 1938 à l’exception des fresques de la salle de conférences pour lesquelles un délai supplémentaire sera accordé ; celles-ci devront être terminées pour le 1er septembre 1938.
Tous les artistes respecteront le délai imparti à l’exception de Robert Crommelynck qui, malgré l’impatience des autorités communales, ne pourra livrer sa fresque que deux ans plus tard. Elle ne sera inaugurée que le 17 novembre 1940. On notera également qu’Oscar Berchmans a d’abord été engagé pour effectuer “deux statues dans le hall d’entrée, de part et d’autre de l’escalier donnant accès à la salle de conférences du Lycée pour jeunes filles.” Le document est signé par l’artiste le 7 juin 1937 et approuvé par le collège communal le 2 juillet. Quelques mois plus tard cependant, l’artiste signera un nouveau contrat : il s’engage alors à “exécuter à l’intérieur du hall d’entrée du Lycée Léonie de Waha, boulevard d’Avroy, un haut-relief cintré“, les contrats indiquent bien sûr aussi les sommes prévues pour chaque commande. On apprend ainsi que 160 ooo francs sont prévus à répartir entre Robert Crommelynck et Auguste Mambour pour les “fresques” de la salle de
conférences, 15 ooo francs pour “le modèle en vraie grandeur destiné à servir de moule pour un bas-relief en Lap” de Louis Gérardy, 25 ooo francs pour les peintures de Fernand Stévens [sic], 70 ooo francs pour chaque “modèle en plâtre en demi-grandeur” des bas-reliefs de la façade exécutés par Adelin Salle, Robert Massart et Louis Dupont, 20 ooo francs pour les “trois panneaux” de Ludovic Janssen, 25 ooo francs pour les trois eaux-fortes de Jean Donnay, 30 ooo francs pour “les cartons au cinquième de la grandeur d’exécution destinés à la pose des mosaïques en marbre” d’Adrien Dupagne, 20 ooo francs pour la peinture de Joseph Verhaeghe, 25 ooo francs pour les peintures de Marcel Jaspar, 30 ooo francs pour les peintures sur verre d’Edgar Scauflair, 25 ooo francs pour la peinture d’Edmond Delsa, 25 ooo francs pour chaque “groupe en plâtre en demi-grandeur” des sculptures de l’auvent réalisées l’une “à droite de la sortie vers la cour des jeux” par Georges Petit et l’autre “à gauche de la sortie vers la cour des jeux” par Jules Broums [sic), 20 ooo francs pour les cartons des deux vitraux, celui de la piscine “en demi-grandeur” et celui du petit hall “en vraie grandeur” conçus par Marcel Caron, 20 ooo francs pour le “haut-relief cintré” en “pierre artificielle” d’Oscar Berchmans et 25 ooo francs pour les “cartons au cinquième de la grandeur” de la mosaïque d’Émile Berchmans. Enfin, 1 ooo francs sont engagés pour la maquette “en demi-grandeur” en plâtre de René Motte et destinée à servir de modèle pour les perrons de la façade.
Ainsi qu’on peut le voir, certains artistes doivent réaliser des modèles à l’échelle, des praticiens exécuteront ensuite les œuvres, un travail qui sera supervisé par les artistes eux-mêmes. Le Musée des beaux-arts de Liège conserve ainsi deux projets de Robert Massart et un de Louis Dupont. Dans un courrier adressé au bourgmestre en date du 15 avril 1937, Jean Moutschen signale que le total des sommes prévues pour les artistes se chiffre à 680 ooo francs mais que la somme estimée pour l’ensemble de la décoration est de 800 ooo francs, la différence étant réservée pour le paiement des praticiens (sculpteurs et mosaïstes) et le coût du verre, des pierres et des transports. Finalement, un total de 701 ooo francs a été prévu et liquidé, le rapport annuel, présenté au conseil communal le 9 octobre 1939 en fait mention. En bref, 5 % du budget de la construction de ce vaste complexe moderniste, témoin majeur de l’architecture scolaire en Belgique, a été réservé à cette intégration artistique ambitieuse : vingt artistes liégeois ont pris part à cette décoration tant intérieure qu’extérieure à travers huit modes d’expression plastique (gravure, relief, ronde-bosse, fresque, mosaïque, peinture sur verre, peinture sur toile, vitrail).
Lorsqu’on considère l’ensemble des œuvres qui furent commandées en 1937 pour décorer le Lycée, quelques observations quant aux artistes, aux thèmes et aux lieux choisis méritent d’être retenues.
Les artistes habitent tous la région liégeoise. Nous ne trouvons aucun artiste étranger au Grand Liège. Nous ne rencontrons que des artistes formés et attachés à l’Académie royale des beaux-arts. Plusieurs y sont professeurs à l’heure de la commande. Émile Berchmans y a été professeur de peinture de 1904 à 1934, il en a été le directeur de 1930 à 1934. Son frère Oscar y est professeur de sculpture depuis 1918 et le sera jusqu’à sa retraite en 1943. Marcel Caron y est professeur de dessin et le restera un an avant d’être contraint de renoncer dès 1939, en raison de la charge de travail à laquelle il doit faire face par ailleurs. Jean Donnay y enseigne la gravure depuis 1931, il occupera ce poste jusqu’à sa retraite en 1962. Adrien Du pagne y est professeur de dessin depuis 1924, il le restera jusqu’en 1954. Auguste Mambour a été désigné professeur de dessin en 1931, puis professeur d’arts décoratifs en 1935 jusqu’à sa destitution à la Libération en 1944. Georges Petit y enseigne la sculpture depuis 1919, il demeurera professeur jusqu’à sa mise à la retraite en 1944. D’autres parmi les artistes sélectionnés y deviendront professeurs plus tard, tel Robert Crommelynck qui enseignera la peinture de 1944 à 1960. Louis Dupont y deviendra professeur de sculpture en 1949 jusqu’en 1964 comme Adelin Salle de 1944 à 1949. Fernand Stéven y sera professeur de dessin de 1943 à 1955 et Joseph Verhaeghe de 1955 à 1965. On comprend certes que l’autorité communale ait souhaité favoriser les artistes qui ont été formés par l’enseignement dont elle assure le pouvoir organisateur toutefois, il faut bien toutefois se rendre à l’évidence, les artistes choisis sont les plus représentatifs des arts plastiques liégeois pour la période concernée.
Le programme iconographique ne manque pas de cohérence, il s’agissait “d’élever un premier monument wallon dédié à l’éducation des jeunes filles.” Si l’on considère les thèmes choisis par les artistes, on remarque qu’au-delà des sujets liés directement à la jeunesse et à son enseignement, c’est l’activité économique de la région liégeoise et son dynamisme qui sont mis en évidence : l’industrie, la mine, les carrières… Edmond Delsa et Ludovic Janssen ont choisi. eux, de rendre hommage au cadre géographique avec des vues des vallées de la région liégeoise. Certaines œuvres, comme celles d’Adrien Dupagne, de Marcel Caron. d’Edgar Scauflair et de Fernand Stéven, sont en relation étroite avec les affectations des lieux à décorer : la piscine, la salle de musique, les salles de chimie et de physique. En cette fin des années 1930, il est symptomatique d’observer qu’à part le panorama de Ludovic Janssen qui énumère de manière assez synthétique quelques monuments de la ville. on ne trouve ici aucune allusion à l’histoire de la ville, de la principauté, à son folklore ou à ces coins pittoresques qu’un tourisme naissant commence à mettre en avant à cette époque : pas de place du Marché, ni de palais des princes-évêques, pas d’hôtel de ville ni de marché de la Batte, pas de botteresse ni de Tchantchès…
On notera enfin que, à l’exception de la salle des professeurs ornée d’une peinture de Joseph Verhaeghe et d’un bas-relief de Louis Gérardy, seuls les lieux fréquentés par les élèves ont été choisis pour accueillir des œuvres d’art. Il ne fut, en effet, pas prévu de décorer les espaces réservés à l’usage de la direction ou des services administratifs.
Quant aux modes d’expression plastique, ils sont très variés: peintures à l’huile sur toile, peinture sur verre, mosaïques, eaux-fortes, bas-reliefs, Lap, vitraux, fresques … Ils apparaissent mentionnés dès l’été 1937 lors de la rédaction des commandes faites aux artistes. Ces procédés techniques ont été imposés aux artistes alors même que. certains d’entre eux, Robert Crommelynck, Auguste Mambour, Adrien Du pagne et Émile Berchmans, ne s’étaient eux-mêmes jusque-là jamais exercés à leur pratique. À cette époque, tous ces artistes sont en pleine maturité artistique, ce qui explique peut-être le fait que plusieurs d’entre eux, en concertation certes avec l’architecte, ne craignent pas d’innover dans des techniques qui leur sont peu familières. voire même tout à fait étrangères.
Outre les techniques. les manières de faire, les styles et les choix esthétiques sont différents. Toutefois en dépit d’une liberté certaine laissée à chacun et même si l’on s’étonna dès 1938 de l’écart engendré par les deux fresques de la salle de conférences qui reflète autant deux points de vue esthétiques distincts que deux personnalités qui trouvent là l’occasion de s’affronter, on constate que chaque artiste ne s’est guère servi de cette opportunité pour exprimer son individualité, conscient de ce que décoration et intégration à l’architecture impliquaient : chaque artiste, quelle que soit sa personnalité. a choisi de mettre son art au service de l’œuvre collective à laquelle il apportait sa contribution. Chacun avait compris que le Lycée serait non seulement une opportunité exceptionnelle pour sa carrière mais aussi une œuvre qui marquerait son temps.
La grande majorité des œuvres sont incluses spécifiquement dans l’arrêté ministériel de classement du Lycée daté du 17 mai 1999 qui en précise même les motivations : “hormis le fait que l’immeuble inauguré le 25 septembre 1938 constitue, pour l’époque, un modèle tant au niveau esthétique que fonctionnel, la caractéristique principale de l’immeuble qui en fait un bâtiment d’exception est évidemment l’intégration de nombreuses œuvres d’art réalisées lors de sa construction.” Ces œuvres d’art présentent un intérêt archéologique, historique. social et plus particulièrement un intérêt technique (la réactualisation de la technique de la fresque) doit être retenu. “Grâce à ces chefs d’œuvre, le Lycée témoigne autant de la création artistique de l’Entre-deux-Guerres que d’un modèle pédagogique exemplaire abordant les thèmes de l’enseignement, du monde du travail et des ressources wallonnes. du sport, de l’art et des sciences.” Il convient de surcroît de souligner que le Lycée de Waha est inscrit sur la liste du Patrimoine exceptionnel de Wallonie. Cependant, étant donné que la collaboration d’artistes peintres et sculpteurs a été décidée dès la conception du Lycée. et au vu de la pertinence du choix des artistes et de leur importance ainsi que de la grande cohérence du programme iconographique, ne serait-il pas logique et hautement souhaitable que toutes les œuvres d’art fassent partie intégrante du classement, La Meuse d’Edmond Delsa, le Panorama de Liège et de sa région de Ludovic Janssen, l’Évocation de la musique dans un paysage d’Edgar Scauflair, le Travail du bois dans la forêt et le Travail de la pierre dans la carrière de Marcel Jaspar n’étant hélas aucun repris dans l’arrêté de classement ?
Hormis les trois eaux-fortes de Jean Donnay, les trois bas-reliefs de la façade à rue et le portrait de Léonie de Waha, restaurés respectivement en 2003-2004, en 2004-2005 lors du chantier du nettoyage et de la réfection de cette façade, et en 2018 à l’occasion de festivités anniversaires, les autres œuvres d’art nécessitent des interventions conservatoires et de restauration rapides, voire même très urgentes, afin d’éviter leur perte définitive comme ce fut le cas, voici quelques années, avec un vitrail de Marcel Caron.
La consultation des différents contrats d’artistes ayant participé en 1938 à la décoration du Lycée a révélé que certaines œuvres étaient erronément attribuées dans divers articles, publications et inventaires récents ainsi que dans l’intitulé de l’arrêté de classement.
En l’absence d’informations officielles précises, les titres sont ceux par lesquels sont habituellement désignées les œuvres d’art du Lycée.
Certaines œuvres étant aujourd’hui masquées pour des mesures de protection, il a été impossible de vérifier à la fois les dimensions exactes ainsi que la présence éventuelle d’une signature et d’une date de réalisation.
Philippe Delaite, avec la collaboration de
Dominique Bossiroy et Nadine Reginster
EAN 9782390380566
Cet artice est extrait de la monographie Léonie de Waha, de L’Institut à l’Athénée (Agence wallonne du Patrimoine, 2020). Dix auteurs spécialistes dans leurs domaines respectifs, y retracent l’histoire de Léonie de Waha et le développement de l’Institut supérieur de demoiselles, dans un ouvrage de 382 pages largement illustré de documents d’époque, photos et plans du bâtiment, repris à l’inventaire du patrimoine exceptionnel de Wallonie. De la femme engagée tant sur plan de l’éducation des jeunes filles que sur celui du mouvement wallon, Léonie de Waha, ce nom, bien connu à Liège, évoque d’emblée un lycée puis un athénée mais également un bâtiment résolument moderniste pour l’époque, imaginé par l’architecte Jean Moutschen. L’ensemble architectural compte une vingtaine d’œuvres d’artistes wallons réalisées lors de sa construction en 1938. Aussi riches que denses, les thèmes évoqués dans cette monographie emmènent le lecteur à la découverte de la vie de Léonie de Waha et du développement remarquable de l’enseignement public à Liège à la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Les auteurs soulignent également les vingt ans de pédagogie active et en immersion linguistique poursuivis par l’Athénée Léonie de Waha.
Le texte ci-dessous est la transcription d’extraits de l’interview de François Walthery par Stephan Caluwaerts, André Taymans et Philippe Wurm, en 2004, pour le numéro 12 de la revue à propos, consacré à Natacha (téléchargeable dans notre DOCUMENTA, en cliquant ici…)
A Propos – “A l’instar de Jean de La Fontaine, vous fustigez dans votre dernier opus le monde politique. Non seulement, on y apprend via le téléviseur de Natacha que tout un gouvernement est sous les verrous, mais de plus, les deux crapules de l’histoire sont Elio Di Rupo, ministre d’Etat et président du PS (Belgique) et Louis Michel, vice-Premier ministre libéral (MR) et ministre des Affaires Etrangères (Belgique)… Bref, du beau linge.
F.W. – Ce ne sont pas des crapules, ce sont des bandits… Peyo m’avait suggéré de créer un tandem de méchants à la façon de Laurel et Hardy. A cette nuance près que, contrairement aux Dalton où Joe est le méchant et Averell le gentil, nous ferions l’inverse. Sans être fondamentalement originale, l’idée nous séduisait.
Ceci dit, la caricature des deux hommes d’Etat est due au hasard. S’il est vrai que je connais Louis Michel, ce n’était par contre pas le cas pour Elio Di Rupo. D’ailleurs, si je l’avais rencontré, je ne pense pas que je l’aurais caricaturé de cette façon. En réalité, il est très élégant et très grand. J’avais en mémoire l’image d’un homme aux longs cheveux, ce qui n’est plus le cas.
En réalité, on le reconnaît surtout par la présence de Gros Louis et par le fait que ce dernier l’appelle Elio. Ceci dit, lors de notre rencontre, Louis Michel m’a confié avoir bien rigolé de se voir ainsi caricaturé. Il était ravi par sa métamorphose et m’a avoué en substance que cela l’arrangeait très bien d’être représenté plus grand que son comparse : “Pour une fois, je ne dois pas me dresser sur la pointe des pieds pour lui parler…” En fait, je me suis contenté de suivre le canevas de Peyo. J’aurais très bien pu faire un grand mince et un petit gros…
C’est donc sans arrière-pensée politique que vous avez agi. Est-ce bien crédible ?
C’est la stricte vérité ! Au moment où je crayonnais ma planche, la télévision retransmettait une information parlant des déboires d’un gouvernement et, inconsciemment, je l’ai transcrite sur ma page. Comme j’avais besoin de son
pour ma séquence, je l’ai gardée. On dira que rien ne se fait par hasard, pourtant, c’est le cas. Seul l’effet comique de la situation a attiré mon attention et c’est pour la même raison que la scène se retrouve dans l’album.
Etes-vous accro aux informations ?
Oui ! Je regarde jusqu’à trois journaux télévisés par jour, je lis La Libre Belgique ainsi que d’autres journaux sérieux. Cependant, la politique intérieure ne me passionne pas vraiment.
Avez-vous déjà été tenté d’agir comme La Fontaine, c’est-à-dire vous servir de vos personnages pour dénoncer certaines choses ?
Non, je ne l’ai jamais fait.
Pourtant, dans le diptyque lnstantanés pour Caltech – Les Machines lncertaines, vous portez un regard aigu tant sur notre monde que sur celui de demain.
Le scénario de cette histoire est d’Etienne Borgers. II est nettement plus vindicatif et engagé que moi. De plus, il est capable de transposer ce genre de sentiment par l’écrit. Ce qui n’est pas mon cas. Borgers est homme de grande culture, il lit énormément, avec une prédilection pour le roman noir américain et la science-fiction. Il possède une formation d’ingénieur et est aussi un grand voyageur. Il a, dans le cadre de son métier, circulé en Asie durant une vingtaine d’années. Aujourd’hui, il est devenu une sorte de ‘lecteur’ et analyse des romans pour le compte de maisons d’éditions américaines.
La tonalité apportée dans ses scénarios est intéressante, très proche du roman noir.
A l’époque, j’avais lu une de ses nouvelles qu’il espérait publier chez Marabout. Comme j’avais trouvé le sujet séduisant, je lui ai proposé de l’adapter pour en faire le troisième album de Natacha : La Mémoire de Métal. Sa première réaction a tout d’abord été négative. En effet, il était persuadé qu’elle n’allait pas servir mon personnage, bref il n’y croyait pas. Très vite pourtant, je suis parvenu à le persuader. Les deux premiers épisodes de Natacha scénarisés par Gos me plaisaient beaucoup mais je cherchais quelque chose de plus musclé, de plus brutal, dans la veine de French Connection et de Bulitt, la tendance de l’époque. Finalement, notre seule erreur est d’avoir conçu une histoire courte car nous avions la matière suffisante pour un récit de 44 planches. A cette époque et contrairement à certains auteurs, je n’osais pas tirer mes histoires trop en longueur. Dans le cadre de La Mémoire de Métal, c’est une erreur : on aurait pu aller plus loin.
Pourquoi ne pas avoir reconduit la veine ‘humour et roman noir‘ ?
J’aime varier les plaisirs. Après le tome 3, j’ai embrayé sur un récit plus calme : Un Trône pour Natacha qui était tiré de deux aventures de Félix (Maurice Tillieux). Je n’ai pas continué dans le roman noir parce que cela ne s’est pas présenté mais j’ai encore dans mes tiroirs un scénario de Borgers en attente. Il doit mener Natacha dans une aventure africaine.
Ne pensez-vous pas que les changements de ton apportés aux aventures de Natacha risquent de désarçonner le lecteur plutôt que de le fidéliser ?
Effectivement, et très souvent on m’a tenu ce propos. Cependant, si vous prenez l’oeuvre d’Hergé, vous constaterez que ses histoires sont très différentes les unes des autres. Lorsqu’on tire une page au hasard de mes 19 albums, j’aime que l’on puisse y coller directement un titre.
Chez Hergé, s’il y a des variations de genre scénaristique, il y a par contre une grande unité graphique.
Il est vrai que de mon côté, il y a non seulement différents scénaristes, mais également différents dessinateurs.
L’avant-dernier album réalisé avec Wasterlain fait très Jeannette Pointu.
Il est effectivement empreint de son style puisque c’est le scénariste ! A sa demande, il a participé au dessin en reproduisant les dinosaures du début. On les repère d’ailleurs facilement, car tout comme lui, ils ont l’air gentil… Malheureusement, il est rapidement tombé gravement malade et, par conséquent, j’ai repris seul le flambeau. La différence de style se remarque facilement car les miens sont nettement plus hargneux. Dans ce type de collaboration, la présence de l’autre se fait toujours ressentir. Idem pour Cauvin ou pour Peyo. Pour l’anecdote, lorsque Jidéhem est intervenu en tant que décoriste dans le diptyque Caltech, j’ai eu du mal par la suite à dessiner des avions et des voitures. Evidemment, on ne sollicite pas Jidéhem pour dessiner de l’herbe et des champignons…
Vous n’avez pas envie de reconduire ce type de collaboration entre Jidéhem, Borgers et vous ?
Oui, il est certain que l’on retravaillera ensemble. Jidéhem, à 68 ans, est encore très actif et travaille toujours beaucoup, notamment pour l’Auto-Journal. En outre, il prépare en ce moment une nouvelle bande dessinée. Les planches qu’il m’a montrées sont réellement superbes. Il est très attentif à la qualité de son travail et redoute, l’âge venant, la perte de maîtrise de son dessin. Cela n’est certes pas près de lui arriver. Jidéhem reste Jidéhem !
A quel âge cette angoisse survient-elle ?
Il n’y a pas d’âge. On se dit que tôt ou tard ça risque de nous arriver. Cependant, ce n’est pas une généralité, il suffit pour s’en convaincre de regarder le travail de René Hausman. C’est un risque que nous courons tous et où personne n’est à l’abri. Hergé lui-même a connu cela. Vers la fin de sa vie, Maurice Tillieux avait de grandes difficultés à dessiner car il consacrait beaucoup de temps à l’écriture. Il n’avait alors que 57, 58 ans et pourtant, lorsqu’il dessinait, c’était de façon pénible, le résultat était superbe mais cela lui demandait beaucoup de travail. Dans un autre registre, Peyo lui aussi était un dessinateur laborieux. A ce sujet, vous ne les auriez jamais vus sur le coin d’une table dessiner rapidement, souplement, à la manière d’un Franquin ou d’un Giraud. Ce n’étaient pas des singes savants capables de toutes les fantaisies graphiques en public.
Pensez-vous que cette baisse de qualité soit liée à la baisse d’envie de dessiner ?
Je ne le crois pas, car l’envie de dessiner reste toujours intacte. Seulement, je pense que l’on a aussi besoin de faire un tas d’autres choses. Cela arrive peut-être lorsqu’on commence à cafarder seul dans son coin.
Bien que n’ayant pas de studio, vous ne travaillez pas souvent seul ?
Non, à l’image de ces groupes dissolus dont les musiciens se retrouvent pour continuer à jouer, j’aime travailler avec mes amis du studio Peyo.
Comment s’articule le travail avec vos collègues ?
Il s’organise en fonction de chacune de nos compétences. Je démarre sur la mise en page, je place les textes, ensuite le dessinateur avec qui je travaille prend les planches et réalise les décors. Je termine le travail en plaçant mes personnages. L’inverse est également possible… En réalité, il n’existe pas de loi, rien n’est mécanique. Neuf fois sur dix, je dessine mes personnages avant et même à l’encre. Cependant, il arrive que les décors aient une telle importance que je préfère agir après car cela me donne plus de possibilités pour varier les positions ou en choisir de différentes. Par contre, lorsqu’il s’agit de poursuites ou de scènes d’action, j’aime prendre les rênes. Il faut savoir que les séquences d’action sont pour moi assez épuisantes physiquement et sans commune mesure avec la réalisation d’une page de discussion.
Les pages de discussion sont d’ailleurs peu appréciées par la plupart des dessinateurs.
Il est vrai qu’elles sont ennuyeuses à réaliser. Mais j’estime que c’est un peu de leur faute s’il s’en plaignent, car il faut imaginer qu’il s’y passe quelque chose. Les personnages sont en train de discuter, mais où sont-ils, que font-ils ? L’un se sert un verre, l’autre allume une cigarette… Tillieux faisait ça. Il faut, en réalité, penser cinéma, il faut jouer la comédie. La bande dessinée n’est pas un métier facile… Will me disait toujours que c’est parce que ça l’ennuyait et qu’il voulait aller plus vite qu’il ne s’en souciait pas de ce type de pages. Par contre, il estimait qu’il y avait des tas de possibilités de rendre ces scènes vivantes. Mais il s’en foutait… II avait d’ailleurs raison, son travail était de toute façon superbe !
La fréquentation des bistrots vous aide-t-elle à placer les scènes de conversation ? Mémorisez-vous les situations vécues in situ ?
Je n’irai pas jusque-là. Je ne retransmets en tout cas pas ce que l’on me raconte. Cependant, il m’arrive dans Le Vieux Bleu de retranscrire des réactions, des phrases toutes faites entendues au bistrot. Je les place en fond sonore et c’est aux lecteurs de décider s’ils ont envie de les lire ou de les passer. Idem pour la télévision qui retransmet la garde à vue de tout un gouvernement. Ce sont des situations cocasses, que je glisse par-ci, par là mais qui a priori n’ont de raison d’être que par leur dimension humoristique. Elles n’ont pas de rapport avec ‘histoire, elles sont simplement dues au hasard.
En ce qui concerne l’émission télévisée du dernier album, avouez que le hasard ouvrait les portes à la polémique !
C’est la raison pour laquelle l’histoire a été très âprement discutée par des journalistes politiques. Ils trouvaient mon dernier album osé dans la mesure où je me jouais de deux personnages importants du pays. Bref, la prochaine fois, j’éviterai les ennuis et je mettrai en scène le Roi Albert II et Joëlle Milquet (présidente du parti catholique belge, CDH).
Vous risquez d’être banni du Royaume !
Je pense surtout que ça ferait bien rigoler notre Roi.
En dehors des situations vécues dans les bistrots, comment imaginez-vous les différentes positions des personnages ? Faites-vous comme Jacobs, utilisez-vous un miroir ?
Je les réalise d’instinct. En ce qui concerne Jacobs et son miroir, je pense qu’il s’agit un peu d’une légende. Effectivement, il possédait un miroir dans son studio ainsi que le chapeau d’Olrik, mais je ne crois pas, au vu de certaines planches, qu’il s’en servait systématiquement. N’oublions pas qu’il a tout de même dessiné des mannequins de grands magasins… En ce qui me concerne, il m’arrive de temps à autre d’utiliser un miroir, ou plutôt le reflet de la vitre de ma bibliothèque… Ceci dit, beaucoup de dessinateurs utilisent ce moyen pour croquer une expression de visage.
L’imagination est-elle guidée par le personnage ou par le plaisir du crayon ?
Par le personnage.
En dehors des personnages principaux, comment trouvez-vous les attitudes des personnages secondaires ?
C’est toute une étude. En ce qui concerne Elio et Gros Louis, il y a eu une trentaine de pages de croquis par personnage. Ce travail préparatoire se fait à froid, avant de me mettre à dessiner. Cela peut se faire sur des cartons de bière, n’importe où.. Je travaille leurs attitudes à la manière d’un acteur face à un nouveau rôle. C’est la raison pour laquelle j’oeuvre sur base de têtes connues sans jamais imaginer le risque de malentendus.
Réitéreriez-vous l’expérience en utilisant des personnages politiques ?
A priori, non ! L’expérience n’a pas été négative, elle a été surprenante. J’ai reçu énormément de réactions à ce sujet et je pense que c’est loin d’être terminé. Le journal Le Soir devait prépublier l’histoire, finalement ils ont refusé. Ils n’ont pas osé le faire !
Ils trouvaient cela politiquement incorrect, iconoclaste ?
J’ai littéralement été traité de poujadiste ! Pourtant, cela n’a vraiment pas été fait dans l’intention de nuire, loin de là ! Je me suis bien amusé à dessiner mes deux compères, ils étaient devenus des personnages à part entière sans aucun sous-entendu politique. Songez toutefois au remue-ménage qu’auraient provoqué les caricatures d’hommes politiques appartenant à des partis minoritaires.
Mais vous en faites tout de même des gangsters…
Si j’avais choisi des amis, je les aurais placés dans la même situation. Puisque le but avoué est d’être drôle avant tout. De toute façon, dans la vie, ce ne sont pas des gangsters, ce sont simplement des chefs de partis politiques. De plus, Louis Michel m’a offert une voiture de Tintin réalisée au Congo, c’est bien la preuve qu’il ne m’en veut pas.
Peu de dessinateurs savent caricaturer des portraits vivants. N’avez-vous jamais été attiré par le dessin de presse ?
Je pourrais, mais je n’ai pas une connaissance suffisante du monde politique
pour m’y risquer. Pour le faire correctement, à l’instar de Pierre Kroll, il me faudrait des journées de 48 heures. Néanmoins, je possède une expérience dans ce domaine, puisque pendant cinq années, dans le cadre d’une émission de la RTBF, j’ai caricaturé durant trois heures et en direct, les invités du plateau. Cette expérience était possible puisqu’elle se déroulait dans le cadre d’une émission plus légère qu’un débat politique. Le dessin de presse et la bande dessinée sont deux métiers différents et le mien meuble suffisamment mes journées… […]
Comment Natacha est-elle née graphiquement ?
Une copine m’avait demandé d’illustrer les textes de son carnet de poésie et instinctivement, j’ai décidé de la caricaturer. En la dessinant, je ne savais pas du tout que je créais Natacha. Toujours est-il que j’avais dans mes cartons environ 250 petits croquis. Un jour, Yvan Delporte (rédacteur en chef de Spirou) les a vus et nous a proposé, à Gos et moi, d’en faire une série. Gos aurait très bien pu la faire seul, cependant, les personnages féminins et les avions ne l’intéressaient pas particulièrement. Contrairement à lui, l’idée me séduisait. De plus, l’envie de créer une série à la Tintin et Milou ou à la Spirou et Fantasio me taraudait. Comme l’occasion fait souvent le larron, Yvan Delporte, qui nous suggérait de lancer une nouvelle série avec un personnage féminin, a saisi l’occasion d’utiliser le scénario mettant en scène une jeune fille que Gos écrivait à ses moments perdus au studio Peyo. Elle s’appellerait Natacha et serait hôtesse de l’air. L’actrice de cinéma Dany Carel, entre autres influences, lui prêtera involontairement ses traits.
D’où vient ce prénom ?
Nous avons sélectionné une centaine de prénoms dans le calendrier, allant de Cunégonde à Nathalie. C’est finalement Natacha qui l’a emporté car sur le plan rythmique, c’est celui qui fonctionnait le mieux. Elle est donc née d’un brainstorming involontaire, pareillement au Marsupilami, aux Schtroumpfs ainsi qu’à beaucoup d’autres personnages.
Le fait de vouloir créer une héroïne dans Spirou correspondait-il à une politique particulière ?
Je n’en sais rien, c’est possible. Il est vrai que nous nous situions à la fin des années soixante, à une époque charnière détentrice de tout un changement de mentalité. Je n’en étais de toute façon pas conscient et je m’en foutais complètement. Dessiner un héros me plaisait tout autant, mais il y avait pléthore. Alors j’ai fait ce qu’on me proposait.
Vous créez aussi la première héroïne sexy pour la jeunesse…
A nouveau, je ne l’ai pas réalisé tout de suite. Cependant, il est vrai que sa naissance créa un petit séisme, notamment dans mon entourage. Certaines épouses d’auteurs me demandaient en plaisantant si je ne confondais pas Spirou et Play-Boy., Cependant, Jidéhem en créant Sophie cinq, six ans avant moi a dû revoir sa copie en rabotant seins et fesses de l’héroïne qu’il venait de créer pour en faire une jeune fille impubère. La naissance de Natacha est vraiment due au hasard et à l’évolution de la société.
Natacha prend vie durant les heures creuses du studio. Peyo était-il attentif à l’évolution de votre travail ?
Toute la première histoire a été dessinée au studio. Peyo nous a donné quelques conseils au niveau de la lisibilité de l’histoire et a même participé quelques fois à l’élaboration du scénario. Ceci dit, je pense que notre projet ne l’intéressait pas vraiment. C’était un homme qui ne s’intéressait, à juste titre, qu’à son propre travail. Mais cette situation finalement le confortait car il n’avait pas toujours de boulot à nous donner. Il était honnête et avait des scrupules de ne pas pouvoir toujours nous employer.
Gardez-vous en mémoire un souvenir précis de sa participation à l’album ?
Nous avons discuté longuement de la couverture. Il estimait qu’il fallait être original, en dessinant Natacha en gros plan. Or, cela ne se faisait pas beaucoup à l’époque. Pour étayer ses dires, il a étalé à même le sol du studio, toute une collection de Play-Boy et de Penthouse pour nous convaincre d’adopter cette nouvelle façon de présenter une image. La tête de Madame Peyo lorsqu’elle nous a surpris en pleine réunion… Lorsque j’ai apporté les dix premières planches à Charles Dupuis, Peyo m’a accompagné pour négocier avec lui mon prix à la planche. C’était en quelque sorte un parrainage de sa part. Au cours de la conversation, Charles Dupuis lui a proposé de présenter la série au journal Le Soir. Il a refusé sa proposition en exigeant que ma série soit publiée dans Spirou. En réalité, la proposition de Charles Dupuis de m’éditer dans ce quotidien était une blague, mais je ne l’ai appris que bien plus tard.
Fidèle à votre réputation, vous avez mis plusieurs années à réaliser cet album.
Nous l’avons commencé en novembre 1967 et la prépublication dans Spirou a débuté en 1970. N’oublions pas que cette histoire s’est faite au coup par coup durant nos moments de liberté et en particulier le dimanche. Fin 1969, Thierry Martens prend ses fonctions de rédacteur en chef du journal. En fouillant dans les quelques séries en attente dans les tiroirs de la rédaction, il a découvert une vingtaine de planches déjà dessinées. A notre grande stupeur, il a précipité les événements en décidant que Natacha paraîtrait dans Spirou dès le mois de février de l’année suivante. Cette décision nous a bien évidemment poussés, Gos et moi, à accélérer la cadence pour pouvoir être dans les délais établis par le nouveau rédacteur en chef.
Quelle a été la réaction de vos parents de vous voir franchir cette étape importante de votre toute jeune carrière ?
Ils étaient bien évidemment très heureux, car comme tous les parents, ils craignaient de me voir embrasser une carrière artistique. Ceci dit, j’ai eu la chance d’avoir des parents qui, à cette époque, étaient ouverts à la bande dessinée et ont tout fait pour m’aider dans cette voie. Je me souviens que mon père et moi, nous nous ‘disputions’ le droit de lire en primeur Bouldadar et Colégram de Sirius ou Bessy des studios Vandersteen dans La Libre Junior et La Libre Belgique. De même que ma grand-mère maternelle, qui était institutrice, avait acheté des Tintin en noir et blanc pour ses élèves, ce qui révélait pour l’époque une belle ouverture d’esprit. Je suis très heureux d’avoir pu offrir à mon père mon premier album avant son décès survenu en 1972 et par conséquent lui prouver ainsi qu’à ma mère qu’ils avaient eu raison de me faire confiance.
Quelle profession exerçait votre père ?
Il était soudeur à l’arc et à l’autogène à l’arsenal de Rocourt et a terminé sa carrière comme beaucoup de ses collègues à la FN (Fabrique Nationale d’Armes de Guerre) à Herstal.
L’ instruction tenait-elle une place importante dans votre famille ?
Du côté de ma mère certainement. EIle avait fait ses humanités gréco-latines et se préparait comme ma grand-mère à devenir institutrice. Malheureusement, les cinq années de guerre ne lui ont pas permis de réaliser ce projet. Son père, qui était courtier d’assurances ainsi qu’élu local, parlait couramment le français, le néerlandais et l’allemand. Mon oncle maternel était greffier au tribunal de commerce de Liège et ma soeur, poussée par ma mère, a fait des études universitaires. Finalement, je suis le seul à avoir échappé à la règle et, comme le disait si justement Yvan Delporte, j’ai poursuivi des études que je n’ai jamais rattrapées…
Quel genre d’homme était Charles Dupuis ?
Chaque fois que l’un d’entre nous lui adressait la parole, c’était avec l’idée de lui demander une augmentation. Nous entamions la conversation en parlant de la pluie et du beau temps. II nous demandait si nous étions heureux soit chez Monsieur Franquin soit chez Monsieur Culliford (Peyo)… Ceci dit, il fallait montrer la couleur de notre véritable motivation. Alors il changeait de ton et disait invariablement : “Ha là là, c’était si sympathique…” Personnellement, je le trouvais charmant. Certains lui reprocheront ce caractère paternaliste caractéristique des chefs d’entreprise de cette époque. Vu mon jeune âge, cela ne me gênait pas. Par contre, certains anciens tels que Will ou Charles Degotte avaient plus de mal à admettre cet aspect de sa personnalité, ce que je peux comprendre. Je garde de lui l’image d’un véritable éditeur qui, tout comme Raymond Leblanc, avait du “nez”. Depuis, je n’ai plus jamais rencontré d’éditeurs ayant ce talent. C’était un homme qui savait dire oui, alors que trente commerciaux avaient dit non ! Cependant, je sais qu’il avait d’autres rapports avec les employés de la maison : c’était “le patron”. Je ne dirais pas que ce type d’hommes manque. Cependant, aujourd’hui, les responsables de la plupart des maisons d’éditions ne sont plus des éditeurs, mais des commerciaux. La bande dessinée est pour eux un produit parmi tant d’autres. Notez que ce n’est pas un reproche de ma part à leur encontre, c’est simplement l’époque qui a changé.
Yvan Delporte avait lui aussi une solide réputation ?
J’ai toujours entretenu d’excellents rapports avec lui. C’était un emmerdeur de talent, doté, tout comme Thierry Martens, d’une fabuleuse culture du métier. Une qualité précieuse qui, aujourd’hui fait souvent défaut à pas mal de rédacteurs en chef. C’est lui qui m’a reçu lorsque, accompagné de ma mère, je me suis pour la première fois présenté chez Spirou. Tout comme c’est par son entremise que je suis entré en contact avec Peyo. Puisque ce dernier, suite au départ de Francis Bertrand (Francis) qui voulait s’embarquer dans l’aventure de la Ford T (Marc Lebut et son Voisin), cherchait un nouveau collaborateur. De plus, Delporte écrivait des scénarios pour Peyo, ce qui nous a permis, par la suite, de nous rencontrer régulièrement en dehors du journal. Ceci est, sans doute aussi, une des raisons de notre bonne entente.
Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?
Je n’ai jamais été quelqu’un de très difficile. J’étais employé chez Peyo, je gagnais ma vie en faisant la seule chose que j’aimais faire : dessiner. Ce métier m’a également offert l’occasion de rencontrer des personnalités d’exception telles que, entre autres, Tillieux et Will. Nous vivions dans une bonne ambiance, tout au moins en apparence. De petits clans presque familiaux se formaient et nous donnaient une impression de sécurité.
Will disait toujours qu’il existait deux clans : Spirou et Tintin…
Chez Spirou, l’ambiance avait un côté “corps de garde.” Nous n’étions pas tous des soûlards, il ne faut pas exagérer. Disons plutôt que nous aimions rigoler. Ceci dit, chez Tintin, il y avait aussi des rigolos tels que, entre autres, Tibet et Jean Graton. La différence s’est marquée plus tard. Je qualifierais de
“plaisante” l’ambiance qui régnait au Lombard, tandis que chez Dupuis, c’était la grosse rigolade. Cela s’explique sans doute par la localisation des maisons mères. Le Lombard représentait l’esprit de la capitale alors que Dupuis, basé à Charleroi, était plus proche de la Belgique profonde. Cette différence se répercutait d’ailleurs au niveau du lectorat des deux journaux, Les lecteurs de Spirou étaient plutôt issus du monde ouvrier, alors que les lecteurs de Tintin appartenaient plutôt à la bourgeoisie. Cette différenciation culturelle se résume aussi par le fait que les collaborateurs du journal Tintin portaient la cravate et chez Spirou, le col roulé. Le dénominateur commun de ces deux maisons d’éditions était d’une part, notre ancienne appartenance aux mouvements de jeunesse (scouts) qui, par le biais de leurs revues, nous a aidés à publier nos premiers dessins et, d’autre part, Tintin comme Spirou étaient tous deux des journaux catholiques. Enfin, il ne faut pas oublier que c’est sous l’impulsion de Jijé épaulé par Yvan Delporte qu’est née l’ambiance et l’âme du journal Spirou.
Natacha débarque dans Spirou la même année que Yoko Tsuno…
Natacha en février et Yoko en septembre 1970. Ceci dit, Roger Leloup avait nettement plus de métier que moi. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, il avait déjà travaillé 18 ans aux Studios Hergé. Nous l’avions un jour rencontré, Gos et moi, et depuis, il passait de temps en temps nous voir chez Peyo. Ce dernier caressait d’ailleurs l’idée de l’engager et ne l’a probablement pas fait tenant compte qu’il était plus âgé et par conséquent moins malléable. Ceci dit, en 1967, Leloup a réalisé les décors de Francis pour une aventure de Jacky et Célestin. Mais il avait envie de voler de ses propres ailes et nous l’avons soutenu dans sa démarche. En créant Yoko Tsuno, il a prouvé qu’il en était capable.
La création de ces deux jolies héroïnes a-t-elle créé une concurrence entre vous ?
Non ! Les lecteurs appréciaient ces deux nouveaux personnages et nous jouions à saute-mouton lorsque arrivait le moment du référendum.
La rédaction de Spirou attachait-elle la même importance au référendum que chez Tintin ?
Durant une époque certainement. Le problème consistait, à mon sens, dans le fait que seules les séries publiées entre deux référendums y étaient présentées. Cette politique ne me semblait pas juste. Face à cette situation, une douzaine de “têtes de liste”, dont je faisais partie, ont marqué leur mécontentement à la rédaction en demandant qu’on le supprime. Nous trouvions cette classification discriminatoire par rapport à certains d’entre nous et de plus, nous n’étions pas des bêtes de concours. Il existait chez Dupuis un autre type de discrimination. Un jour, Franquin, Tillieux, Peyo, Hubinon, d’autres, ainsi que moi-même, avons voulu dénoncer ce qui nous apparaissait comme une injustice. Willy Lambil avait déjà créé une vingtaine d’épisodes de Sandy et n’avait toujours pas connu la chance de les voir publier en album. Comme nous aimions beaucoup ce personnage, nous avons voulu en parler à Charles Dupuis. Ce dernier nous a répondu en toute bonne foi : “Vous voulez que j’édite Lambil en album ? Vous n’y pensez pas, il a travaillé chez nous…” En effet, au début de sa carrière, il avait été retoucheur au studio de dessin. Vu son passé d’employé, l’éditeur estimait qu’il n’avait pas droit à la faveur de l’album. Cette situation fut identique pour d’autres auteurs de talent tels que Piroton, Deliège, Degotte, Cauvin… Ils payaient en quelque sorte le tribut d’avoir un jour été salariés. Nous qui étions, dès le départ, indépendants, ne vivions pas sur le même pied d’égalité. Bref, commencer une carrière en tant qu’employé n’était pas le bon plan. Je voudrais ajouter que Charles Dupuis n’agissait pas de cette façon par méchanceté, même si son attitude paternaliste témoigne d’une époque aujourd’hui révolue.
Finalement, Lambil a eu droit à un album dans la collection Okay…
Oui, mais cette collection était un enterrement de première classe et seuls les collectionneurs la connaissent encore aujourd’hui. Par contre, Thierry Martens qui est souvent critiqué a fait énormément de bien à tous ces auteurs. En créant la collection Péchés de jeunesse, il leur a permis d’éditer leurs histoires en albums qui étaient de “vrais” albums !
La solidarité est une qualité qui vous caractérise particulièrement. Si un de vos amis est en difficulté, vous l’engagez sur une de vos séries…
C’est exact. J’ai même parfois créé des séries alimentaires telles que : Une Femme dans la Peau publiée chez Joker éditions. Si un ami est en difficulté et
qu’il me propose un projet, pourquoi ne pas l’aider ?
Malgré tous ces beaux souvenirs, vous finissez par quitter Dupuis…
Ce n’est pas moi qui l’ai quitté, c’est Dupuis qui, en vendant, a quitté tout le monde. Cette époque a été une épouvantable pagaille. Nous ne savions plus où aller… Nous avons appris à l’improviste, par la radio, un lundi que c’était fini, que la maison d’édition était à vendre. Les négociations ont duré deux ans, sans savoir où cette aventure nous conduisait. Il y avait en lice Hachette, Jean-Claude Lattès et d’autres parmi les repreneurs potentiels… Nous subissions le défilé de tous ces groupes, français pour la plupart, qui allaient peut-être décider de notre avenir. De plus, c’était la première grande vente d’une maison d’édition familiale et ça nous a fait très peur.
Quel élément déclenche votre décision de quitter Dupuis ?
Cela s’est passé avant la reprise d’Albert Frère. A cette époque, c’était le groupe Hachette qui gérait la société. J’ai un jour demandé que l’éditeur apporte quelques modifications à mon contrat, peu de chose, même pas d’argent. Toujours est-il que je me suis fait éconduire comme si j’étais le dernier des derniers. Imaginez le choc, je sortais du paternalisme et j’entrais chez des individus qui nous considéraient comme des Kleenex. J’en ai fait part à André Franquin qui venait de signer chez Marsu-Production et
je l’ai suivi.
Estimez-vous que la perte d’émulation engendrée par votre départ du journal a influencé la suite de votre carrière ?
Je ne sais pas si cela a été le déclencheur d’une influence quelconque par rapport à mon travail. Je crois toujours en ce que je fais et je publie toujours des albums, ce qui est finalement le plus important. Par contre, cette situation m’a très certainement fait du tort, mais je ne le mesure pas bien. Peut-être aurais-je pu être plus riche, c’est possible…
Considérez-vous que ce métier n’est pas très lucratif ?
Par rapport au travail fourni, certainement pas.
Pourtant vous faites partie des privilégiés.
Sans doute… Il y a peu de temps, j’ai eu une discussion avec F’murr à ce sujet. Lui comme moi avons à peu près 40 ans de métier et nous nous remémorions une liste invraisemblable de noms d’auteurs que nous avions vus défiler tout au long de notre existence, qui n’avaient fait qu’un passage dans la profession et qui avaient ensuite disparu. Nous, nous sommes toujours là. Pourquoi ? Sans doute parce que nous aimons vraiment notre boulot, que nous avons eu de la chance et que nous avons toujours continué à y croire, y compris dans les moments difficiles.
C’est un métier usant, nerveusement ?
Oui ! Il faut avoir une bonne santé mentale pour pouvoir résister à la pression qui s’exerce parfois sur vous, ou alors une part de folie, car du jour au lendemain, vous pouvez tout perdre. J’ai des amis, excellents dessinateurs, qui sont aujourd’hui dans la difficulté car, de manière tout à fait arbitraire, les éditeurs ont décidé de changer de style.
Ne pensez-vous pas, comparativement à l’époque actuelle, que le temps du paternalisme était plus sécurisant pour les auteurs ?
Je peux difficilement répondre à cette question, car je n’ai connu que le beau
côté de cette époque. Pour pouvoir vous éclairer objectivement, il faudrait René Hausman ou le regretté Will… Ceci dit, malgré les inconvénients du paternalisme, cette période apportait sans doute un “sentiment” de sécurité lié à l’esprit de clan. On nous jetait un peu de poudre aux yeux en nous invitant à prendre le café ou à participer à une partie de tir aux pigeons d’argile et nous nous sentions ragaillardis. Seulement, cette façon de faire ne plaisait pas à tout le monde et plus particulièrement aux anciens. Ils avaient appris à faire la part des choses et, par conséquent, étaient moins malléables que les jeunes. […]
Quelle est l’activité que vous détestez le plus ?
Gommer.
Quel est votre album préféré ?
Le Treizième Apôtre.
Quel est celui que vous recommenceriez ?
Cauchemirage car j’ai raté la mise en scène. C’est une époque où je me suis beaucoup trop diversifié, je me suis marié, mon fils est né… Et aussi parce que le mur de Berlin est tombé… Plus sérieusement, il arrive un moment où l’on tente d’en faire le moins possible tout en essayant de gagner un maximum d’argent. Ce n’est pas la solution ! A force de trop déléguer, on finit par se casser les dents. C’est ce qui m’est arrivé. Mythic et Mittéï avaient bien fait leur part de travail. La faute me revient. Mea culpa !
Natacha et W alter se tutoieront-ils un jour ?
Il faut savoir que le vouvoiement est une habitude wallonne. Lorsque nous avons créé les personnages, ils se vouvoyaient. Comme cet état de fait ne nous gênait pas, nous avons continué et c’en est presque devenu une blague. Il faut aussi préciser qu’ils sont un peu à mon image. En effet, j’éprouve beaucoup de difficultés à tutoyer certaines personnes. J’ai vouvoyé Peyo très longtemps, Will jusqu’à sa mort et Dieu sait s’il voulait que je le tutoie. Idem pour Tillieux, Mittéï, Franquin, Delporte (pas toujours) et Martens. Par contre, je tutoyais Hubinon et Charlier, allez savoir pourquoi… Sans doute parce que nous étions de la même région. Tout comme Greg qui, de plus, me l’a imposé.
Trouveriez-vous gênant le fait que Natacha et Walter deviennent un couple à l’image de Jérôme Bloche et de Babette ?
Contrairement à moi, Alain Dodier a inscrit cette particularité dès le départ. Entre Natacha et Walter, ce n’est pas possible bien qu’ils aient vécu durant deux ans sur l’île d’Outre-Monde. Peyo m’avait d’ailleurs fait remarquer sur un ton un peu choqué : “Mais ils dorment ensemble !” En ce qui me concerne, je n’ai jamais rien observé de compromettant…
Greg et Charlier ne vous ont jamais approché pour vous débaucher dans le cadre de Tintin ou Pilote ?
Dans les années 1986-1987, Jean-Michel Charlier m’a effectivement approché concernant un projet de nouveau magazine. Malheureusement, il est décédé en cours de processus et le projet est mort avec lui.
Dans l’entretien accordé à Pascal Roman, vous déclarez n’avoir rien fait de votre vie. C’est un bilan très dur que vous faites de votre carrière ?
Je me pose effectivement parfois cette question. Tout comme Franquin lorsqu’il venait chez Peyo raconter de formidables projets de scénarios qui n’ont jamais vu le jour. Il disait qu’il n’aurait pas assez de temps pour pouvoir les réaliser. Cette constatation est semblable à la mienne. On passe parfois tellement de temps à travailler sur un projet que l’on est bien obligé de laisser tomber tous les autres. Ceci dit, j’ai tout de même pu réaliser un rêve d’enfant en n’ayant pas trop mal réussi dans la voie que je m’étais tracée et j’ai surtout eu la chance de rencontrer des auteurs extraordinaires. Ceci dit, la raison profonde de cette réflexion est sans doute due au fait que si j’ai réalisé certaines choses, j’aurais pu aller plus loin… je ne possède pas un compte en banque qui me permet de souffler après plus de 40 ans de carrière, ce que certains amis du métier ont aujourd’hui. C’est de ma faute. Je n’ai pas fait ce qu’il fallait pour y parvenir. D’un autre côté, eux se sont emmerdés pour y arriver tandis que moi, je me suis amusé. […]
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Dans le puzzle jazzique des années 80, le pianiste occupe une place tout à fait particulière. Relativement isolé du “milieu” proprement dit, de plus en plus souvent leader, de moins en moins souvent sideman, il défend une musique qui est d’abord et surtout la musique de Charles Loos.
Né à Bruxelles en 1951, Charles Loos suivra, de 1958 à 1961, des cours de piano classique (avec un professeur privé). Adolescent, sans se désintéresser pour autant de la musique classique, il se passionne pour les Beatles et pour la Bossa Nova. Converti petit à petit aux sonorités et aux harmonies du jazz, il décide de parfaire sa connaissance théorique de la musique en allant, un des premiers, suivre les cours de la fameuse école de Berklee, à Boston (1972) et plus particulièrement les cours de composition et d’orchestration.
De retour au pays, porteur d’un solide bagage – qui impressionne d’autant plus à une époque où l’enseignement du jazz ne s’est pas encore généralisé – il lui reste à se faire connaître du milieu et du public jazz belge. C’est dans l’univers scintillant du jazz-rock que le public belge découvre pour la première fois le nom de Charles Loos. C’est lui, en effet, qui tient les claviers dans le groupe Cos, une des formations belges les plus significatives en matière de jazz-rock. Loos fera ses premiers pas en studio et testera pour la première fois ses propres compositions. L’expérience se prolonge jusqu’en 1976, après quoi commence pour lui l’aventure d’un autre groupe de jazz belge, Abraxis (avec notamment le guitariste Paul Elias et le flûtiste Dirk Bogaert). Cette fois, Charles Loos est aux commandes et il signe la majeure partie des compositions, trouvant ainsi un premier créneau qui lui permette, mieux que dans le cadre plus éclectique de Cos, d’exposer sa vision personnelle de l’écriture musicale, une vision déjà empreinte d’un lyrisme généreux et inventif.
Pendant toute cette période d’initiation, il jouera dans le groupe Julverne, pratiquant une des musiques les plus éclectiques qui se soit jamais entendue en Belgique et il accompagnera des chanteurs (André Bialek, Paul Louka, Claude Semal, etc.). Avec le saxophoniste Michel Dickenscheid et le contrebassiste Jean-Louis Rassinfosse, il travaillera cette Bossa Nova qui continue à le fasciner. Comme son collègue instrumental Michel Herr, il jouera dans le groupe allemand Jazz-Track. Et comme Michel Herr, il se confrontera aussi, désormais, au milieu jazz proprement dit et au répertoire qui lui est attaché, celui des standards. A l’occasion, il accompagne des musiciens comme Jacques Pelzer ou Etienne Verschueren, puis petit à petit se frotte aux visiteurs étrangers : Griffin, Bill Coleman, Chet Baker…
Entretemps, ayant découvert la musique de Keith Jarrett, de Chick Corea, de Bill Evans, Charles Loos s’est attaqué au projet décisif : se forger un style. Et c’est dans un esprit éminemment “romantique” qu’est enregistré en 1978 son premier album, au nom significatif: Egotriste. Album de piano solo qui inaugure de manière symbolique un parcours somme toute plutôt solitaire (Daniel de Bruycker soulignera d’ailleurs le troublant anagramme “Loos-solo”). Des années plus tard, interrogé sur ce caractère post-Jarretien qui définirait sa musique, il dira avec l’esprit d’à propos qu’on lui connaît : “Je n’aime pas tellement que l’on me compare à Keith Jarrett ou que l’on dise qu’il m’influence. Je réponds toujours que lorsqu’on apprend une langue, c’est d’abord par ses auteurs, non ?”. De Jarrett, Charles Loos retiendra également, outre certaines inflexions strictement musicales, une approche extrêmement consciencieuse de la musique qui demande à être écoutée avec un minimum de recueillement : “Ce que j’aime beaucoup, c’est l’improvisation, mais ne vous imaginez pas que c’est facile. Improviser ne s’improvise pas. C’est une forme musicale qui demande une grande concentration et un silence total…”
C’est au début des années 80 seulement qu’a lieu, pour Charles Loos, le tournant au-delà duquel son nom sera définitivement associé à ceux des grands du jazz belge. Membre des Lundis d’Hortense de la grande époque héroïque, il va en quelques années se retrouver mêlé à un nombre étonnant d’aventures musicales au sein desquelles il occupera en général une place importante et qui se concrétiseront le plus souvent par un ou plusieurs disques. Au centre de cette seconde période, un quintette international qui lui vaudra une reconnaissance au-delà des frontières belges. Avec les saxophonistes américains Greg Badolato (arrivé de Berklee en Belgique avec Steve Houben) puis John Ruocco, le guitariste français Serge Lazarevitch, Jean-Louis Rassinfosse ou l’italien Ricardo del Fra à la basse, et Félix Simtaine ou le hollandais Eric Ineke à la batterie, Charles Loos a constitué un groupe comme il en existe fort peu en Belgique à l’époque, un groupe dont l’esthétique se rapproche de celle qu’a rendue célèbre le label ECM (sur lequel enregistre d’ailleurs également Jarrett).
Musique volontiers “planante” (mais non alanguie), rythmiques éclatées et impressionnistes, lyrisme contenu, mélodies aux colorations “européennes” non déguisées, enracinement jazzique réel mais constamment converti, transmué au gré de recherches multidirectionnelles incessantes. En 1981, ce groupe enregistre sous le titre Sava le premier album du label LDH, puis fait le tour des festivals belges et étrangers (Pays-Bas, France, Allemagne…). A plusieurs reprises, il est invité par Claude Carrère et Jean Delmas à jouer en direct pour l’émission de France Musique Jazz Club. L’expérience durera en fait de nombreuses années (1981-1986) pendant lesquelles ce quintette sera un des principaux atouts de Loos.
Un des principaux mais pas le seul. En effet, entretemps, il développe des formules instrumentales complémentaires. Avec Steve Houben, il bâtit un répertoire de duo qui va connaître un succès considérable et se soldera par l’enregistrement d’un disque (Comptines) et par une multitude de concerts dont l’intimisme n’est certes pas synonyme de monotonie ; tristes ou amusées, les comptines du tandem font mouche. Comme fera mouche le trio que constituent bientôt les mêmes Loos et Houben avec une jeune chanteuse dont le succès n’est encore que régional à l’époque : Claude Maurane (qui se débarrassera de son prénom peu de temps après pour devenir la vedette que l’on sait). Baptisé H.L.M. d’après les initiales des protagonistes, ce trio peu commun devient rapidement une des institutions du jazz belge et attire plus d’un quidam étranger au jazz. Cependant, malgré le succès rencontré par le disque HLM et par les différentes prestations publiques, trois personnalités aussi fortes que Loos, Houben et Maurane, ne sauraient se cantonner bien longtemps dans une formule de ce type.
A la même époque approximativement, Charles Loos enregistre divers albums pour LDH ou Igloo (avec Paolo Radoni, Ricardo de Fra… ) et dans un contexte plus traditionnel, un disque Jazz Cats, comme sideman d’Etienne Verschueren. Il produit un nouvel album solo, et il approfondit l’expérience du duo avec les guitaristes Pierre Van Dormael ou Serge Lazarevitch, le bassiste Ricardo del Fra, le percussionniste Chris Joris ou le claviériste Arnould Massart avec qui il enregistrera un CD accueilli avec un peu moins d’enthousiasme que ses autres productions.
Mais il faut encore dire un mot d’un disque passé plutôt inaperçu lors de sa sortie et qui était pourtant le fruit d’une démarche tout à fait intéressante : intitulé Compositeurs Belges, ce disque (il faut entreprendre une lecture approfondie du texte de la pochette avant de comprendre qu’il s’agit d’un disque de Charles Loos) se présente comme un panorama des compositeurs belges de la jeune génération : entouré chaque fois de musiciens différents (Philip Catherine, Steve Houben, Bert Joris, etc.), Loos y rend ainsi un hommage coloré à quelques uns de ses collègues : Jean-Marie Rens, Arnould Massart, Jean-Luc Manderlier, Pirly Zurstrassen, Guy Raiff et Pierre Van Dormael. Nous voilà bien loin de l’entreprise solitaire ! “Je ne range pas souvent la pièce où je travaille, mais c’est comme ça qu’un jour, en triant les papiers, je me suis aperçu que j’interprétais régulièrement quelques-uns de mes jeunes collègues-compositeurs, des gens qui, comme on dit, gagneraient à être connus mais qui n’avaient pas encore eu la chance, à l’époque, d’enregistrer leur ·musique. Mon sang de justicier n’a fait qu’un tour, et voilà. Non, ça ce n’est pas vrai non plus : ce disque, je l’ai fait aussi et surtout par plaisir, ça m’excitait de pouvoir pour une fois jouer une autre musique que la mienne, moi Loos qu’on invite trop rarement comme co-interprète à cause de mon fichu caractère…”
J’ai gardé pour la fin de ce palmarès les activités de Charles Loos en trio de type “classique” (p, b, dm). Avec Ricardo del Fra et Félix Simtaine, il monte en effet en 1983 un trio plus proche de l’esthétique strictement jazz : standards et compositions y alternent pour le plus grand plaisir des musiciens et pour celui des auditeurs que les expériences plus “froides” du quintette ou trop intimistes des duos et solos indisposent. Bénéficiant du soutien incomparable de ce bassiste des profondeurs qu’est Ricardo del Fra, et du punch de Simtaine, Charles Loos peut, au sein de ce trio, développer son jeu pianistique proprement dit (alors que dans d’autres groupes, il est d’abord et surtout compositeur, arrangeur et concepteur). En 1983, le trio enregistre un superbe album pour le label, défunt aujourd’hui, Jazz Cats. Sentant que ce type de formule lui est indispensable, il le maintiendra au fil des années. Ainsi, en 1989, un compact paraît sous le label Igloo, avec cette fois Philippe Aerts à la contrebasse : la musique y est d’un bout à l’autre vivante et sensible et semble confirmer que ce format reste le véhicule parfait du piano-jazz pour lui comme pour beaucoup d’autres.
Entretemps, Charles Loos s’applique à transmettre aux jeunes musiciens ce savoir qui l’a fait apprécier aux quatre coins d’Europe : instructeur au Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège, aux Lundis d’Hortense, dans divers stages d’été, au Jazz Workshop d’Aix-la-Chapelle, il travaillera aussi comme animateur pour les Jeunesses Musicales. “J’aimais beaucoup les séances des Jeunesses Musicales dans les écoles. Surtout celles qui s’adressaient aux enfants de 12 ans. Ils sont spontanés, émotifs et enthousiastes; faire improviser par ces jeunes, c’est une découverte pour eux comme pour moi. C’est un travail mutuellement enrichissant…” Mais quelles que soient ses qualités d’enseignant, c’est bien évidemment le musicien (le pianiste, le compositeur) qui garde le dernier mot.
Parmi les expériences musicales entreprises récemment par Charles Loos, et indépendamment du trio cité plus haut, il est une association qui s’est révélée particulièrement durable et riche. Parti en tournée aux Etats-Unis avec Félix Simtaine, Loos fait la connaissance de la jeune flûtiste américaine Ali Ryerson. Ils ne se quitteront plus (sur scène en tout cas). “…l’engagement de Charles et la joie de trouver un compositeur avec qui on puisse faire un orchestre, c’était un rêve devenu réalité ; la musique de Charles est très sensuelle, elle est très romantique et elle a à la fois des éléments de jazz, certainement, et de classique – de plus en plus de classique, c’est peut-être ma faute. (Cette musique) n’est pas facile, c’est un peu un défi. J’apprends beaucoup de cette musique et peut-être qu’elle a même un petit côté féminin, (Charles) ne se soucierait pas du tout que je le dise.” (Ali Ryerson, Jazz Time, 4 juin 1989).
Le tandem Loos-Ryerson est devenu, en quelques mois, une véritable “institution” dans le monde du jazz belge. Un disque est né, d’autres suivront sans doute, qui viendront s’ajouter au palmarès discographique de Charles Loos ; un Charles Loos qu’on pu voir et entendre à de nombreuses reprises en 1989 dans l’émission télévisée française Musique, Musiques, généralement réservée aux artistes classiques. Pour conclure ce bilan provisoire d’une des carrières les plus singulières du jazz belge contemporain : “Charles Loos me fait penser à une grenade. Non pas le fruit mais l’arme. La comparaison peut paraître aberrante, alors qu’elle s’applique à un être doux et réfléchi. Son style dénote une énergie concentrée. Seul le filigrane la rend probante. Jamais il ne se livre à des explosions dévastatrices relevant de l’exhibitionnisme. De sa prodigieuse intensité, il se fait le dompteur. Ses éclatements n’en ont que plus de densité. Là réside l’authenticité du phénomène du swing, sans lequel le jazz devient illusoire. Il en est l’axe solide, semblable à ces tiges d’acier que les sculpteurs plantent dans la glaise. Elle soutient, c’est une force. Un magistral équilibre, une inspiration souveraine président à l’élaboration de chaque note. La part la plus secrète de ses vibrations internes se libère sereinement. Le langage de Charles Loos agit comme un peintre fou de ses tonalités, conscient de leur pouvoir magique…” (Wallonie-Bruxelles, 27 octobre 1989).
[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Pionnier de la télévision, Henri MORDANT (Herstal 02/07/1927, Liège 02/07/1998) sut imposer un style. Pédagogue, il se retrouva dans nombre de situations cocasses pour rendre simples des notions complexes. Militant wallon, il crut pouvoir rétablir sous son nom l’unité du Rassemblement wallon.
Docteur en Droit de l’Université de Liège (1950), passionné d’économie, Henri Mordant devient journaliste un peu par hasard, suite à une sollicitation de René Henoumont. Journaliste à La Meuse (1950-1953), il entre à la “radio-télévision” où il fera l’essentiel de sa carrière (1953-1992) et découvre le studio de Liège de l’INR. Conscientisé à la problématique wallonne depuis la Libération, président de la Commission littéraire de l’Association pour le Progrès intellectuel et artistique de la Wallonie, il nourrit un vrai goût pour les arts. Critique littéraire des plus avertis, auteur d’émissions littéraires et de pièces radiophoniques (Ozone), il passe au “Journal télévisé”, à Bruxelles en 1960, mais est déplacé après six semaines en raison de l’interview d’un rebelle algérien (Ortis) qui a déplu à l’ambassade de France. Soupçonnant le service radio de Liège d’aider les opposants à la Loi unique, la direction de la RTB préfère ne pas renvoyer Henri Mordant dans la Cité ardente et le désigne au bureau d’études du directeur général (1960-1961).
Au service Enquêtes et reportages ensuite, Henri Mordant fait œuvre de pionnier dans le journalisme économique, historique et social télévisuel, en lançant des séries d’émissions qui ont de forts taux d’écoute tout au long des années soixante et septante. Il y a eu Wallonie… (1962-1969), Dossier, Le Magazine des Consommateurs, Situation, les magazines de reportage Neuf millions, puis Neuf millions neuf ? Entre 1964 et 1968, une série de 118 émissions est consacrée à la Grande Guerre. Chef du service films, puis conseiller chef de service à la direction générale de la RTB (1977), Henri Mordant rédige un Code de déontologie journalistique discuté et approuvé par toutes les instances de la radiotélévision (Le petit livre émeraude). Théoricien de la “médiatisation”, il reprend du service d’antenne en créant et en animant le magazine d’informations À suivre…
Professeur à l’INSAS (Bruxelles), il est aussi maître de conférences à l’Université de Liège où il donne cours à la section de journalisme (à partir de 1973). Créateur d’un style personnel de présentation télévisuelle, il rend accessibles des dossiers sociaux et économiques complexes. Il prétend pourtant qu’il n’a rien inventé ; il s’est simplement inspiré du style développé au Québec par un certain René Lévesque, journaliste devenu leader du Mouvement indépendantiste québecois, puis Premier ministre. Un parcours qui a peut-être donné d’autres idées à Henri Mordant.
Relais de nombreuses revendications wallonnes dans ses émissions, partisan de toute formule améliorant la décentralisation de la RTB, le journalisme entre résolument en politique en 1978, quand il est élu à la Chambre dans l’arrondissement de Liège sur une liste du Rassemblement wallon ; réélu en 1981, il siégera aussi au Conseil régional wallon (1980-1985). Devenu président du Rassemblement wallon en février 1979, Henri Mordant doit gérer le lourd héritage d’un parti qui fut la seconde force politique wallonne au début des années 1970 et qui n’envoie plus que quelques rares parlementaires dans les années 1980. Séduit par une alliance RW-FDF ainsi que par une stratégie Wallonie-Bruxelles qui conduit à l’absorption de la Wallonie et de Bruxelles au sein de la Communauté française, il enregistre de nombreuses défections. Président d’un parti sans électeurs et par conséquent sans élu – il cède la présidence à Fernand Massart en 1983 –, Henri Mordant quitte la politique et reprend du service à la RTBf.
Candidat malheureux à la direction de la RTBf-Liège, Henri Mordant conteste la décision et entre en conflit avec sa direction. L’affaire traînera en longueur jusqu’au moment où H. Mordant atteint la limite d’âge. Initiateur de l’émission Le Club de L’Europe (1988), il avait aussi remis sur antenne les émissions Wallonie 91-92. Retraité actif, il produit pour RTC Liège une série de sept émissions où il narre l’histoire de la Principauté de Liège (1995) et, lors des toutes premières élections régionales wallonnes de mai 1995, il se présente comme premier candidat d’une liste intitulée F.R.A.N.C.E. (Français réunis dans l’action nationale pour la coopération et l’émancipation). Il s’éteint en 1998, laissant des traces durables de ses multiples activités, et une formule qui caractérise bien son état d’esprit : “Il faut des racines solides et, pour s’entendre avec quelqu’un d’ailleurs, il faut d’abord être fortement de chez soi“.
[d’après l’Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010]
La ‘Grande Guerre‘ commence à s’effacer dans nos souvenirs. Dans l’esprit de mes enfants, elle s’amalgame avec la seconde guerre mondiale. Mêmes nationalités de belligérants et seulement 22 ans d’écart. Que représente-t-elle encore un siècle plus tard ?
Ses reliques sont pourtant encore bien présentes dans le quotidien de la Cité Ardente. Ce sont tout d’abord, les forts qui émaillent les faubourgs liégeois, chaque liégeois vivant près de “son” fort qu’il a probablement visité durant son enfance. C’est ensuite le mémorial interallié visible à des kilomètres à la ronde et qui nous rappelle le sacrifice fait par les habitants de la ville pour ralentir l’avancée allemande et laisser aux alliés le temps d’organiser leur défense – Liège est d’ailleurs la seule ville à détenir la Légion d’honneur en reconnaissance de ce haut fait. C’est finalement la toponymie encore marquée du sceau des héros de guerre. On retrouve ainsi la caserne Fonck du nom de ce premier soldat belge tombé lors des combats, la place général Leman rappelant le général chargé des opérations ou la place du XX août, commémorant la date de l’exécution sommaire de 17 civils.
Mais la toponymie a oublié tous les anonymes qui ont subi cette horrible guerre. Parmi eux, Elie Haversin, médecin de son Etat qui a vécu directement l’arrivée des Allemands à Liège. Il a pris le temps de rédiger quelques notes sur le premier mois d’occupation allemande. Elles décrivent sa vie quotidienne, les rumeurs et les peurs mais également son point de vue sur des événements restés dans l’histoire comme le massacre du XX août.
Mon arrière-arrière-grand-père, Elie Haversin, est né en 1857 et a déjà atteint l’âge vénérable de 57 ans lorsque la guerre éclate. Il est médecin et installé dans le quartier Saint-Léonard qui sera le premier à être occupé par les Allemands aux premiers jours de la guerre.
Son journal décrit les préparatifs de guerre. En tant que médecin, il est appelé dès le 4 août 1914 par l’Etat-major belge :
A 1 heure, je suis requis au commandant de place pour visiter ses enrôlés volontaires – enthousiasme général – de ce coup-ci, la guerre est déclarée. On entend le canon au loin – Adieu à Mr Lummerzheim, expulsé.
Le 6 août, Elie Haversin relate un épisode cocasse resté dans les livres d’histoire :
Réveil vers 5 H. par des clameurs immenses “Vivent les Anglais, vivent les Anglais ! “Maria et Liline se précipitent à la fenêtre, à travers un coin du rideau, pour voir défiler une troupe superbe, parait-il, – On agite mouchoirs, draps de lit, on jette des cigares… je me retourne sur mon coussin en disant : “des Anglais, c’est drôle…” Au moment où Maria et Liline veulent se remettre au lit, BOUM un coup de fusil, puis une fusillade violente, je me précipite, vite à la cave !
Ce que Elie et sa famille ont vécu en direct c’est une tentative de coup de force d’un bataillon allemand qui, s’étant faufilé entre les forts de Liers et de Pontisse tentent de s’emparer du quartier général des forces belges situé rue Sainte-Foy. Marchant en rang et au pas dans la rue Saint-Léonard, les Allemands sont confondus avec des Anglais avant que la méprise ne soit levée et que des échauffourées éclatent. Le bataillon allemand sera repoussé et le général Leman, présent sur place, se repliera prestement vers la sûreté, toute relative, du fort de Loncin.
Elie conclut :
Les allemands se dispersent dans les vignes où ils sont traqués toute la journée par les gendarmes. En somme, 15 petits Belges les ont mis en fuite – journée émouvante.
Malheureusement, cette courte victoire ne durera pas. Dès le lendemain, la tension monte.
Canons grondent après-midi, pluie de schrapnels, sifflements lugubres, éclatements comme fusées de feu d’artifice.
Les jours se suivent et Elie décrit la prise de Liège par les Allemands, les émotions de part et d’autre, les rumeurs plus folles les unes que les autres. Il fait preuve d’une certaine ironie et du recul probablement rendu possible par l’écriture même de ce journal. “Nos forts en chocolats sont livrés à la dent allemande.” ou “Tous les stratégistes en chambre s’agitent.” Il décrit également la peur qui envahit progressivement les habitants et sa famille. “L’émotion détermine à dormir dans la cave. Je veille jusque 4 h du matin… Je vais passer la nuit sur chaise longue dans mon bureau. La porte doit être ouverte, et ne faut-il pas quelqu’un pour recevoir ces Germains s’ils en ont fantaisie.”
Elie décrit également l’angoisse qui naît de l’incertitude de jours qui devaient ne pas sembler finir. Ainsi, alors que les Allemands sont bien implantés à Liège et que la situation en ville s’apaise. Il écrit le 12 août :
A partir de 7h 1/2, canonnade furieuse qui met à rude épreuve les nerfs de grand’mère et de maman. […] Vers le soir, aggravation de violence – Quelques coups avec vibration de vitres font craindre de ne pas dormir et décider pour éviter le vacarme de dormir dans la cave. Peu de repos jusque 4h1/2, puis dans mes draps jusque 8 heures. L’oreille se fait aux coups.
Cela continue le lendemain :
Tous les bruits de la vie ordinaire sont éteints – Rien que les canons ! les canons ! Le monde est devenu fou.
Ce sont les forts qui sont pilonnés par la fameuse Grosse Bertha. Ils tomberont les uns après les autres jusqu’à celui de Hollogne le 16 août. Le dernier épisode historique raconté par Elie est le fameux épisode de la place du XX août.
Vent de terreur parmi toute la population – Il y aurait 17 fusillés la nuit – Un vaste incendie en face de l’université – Surexcitation générale des allemands comme des conquis. Après-midi, nouvelles affiches […] – Non seulement, les portes extérieures des maisons doivent être ouvertes, mais toutes les fenêtres doivent être éclairées à tous les étages. Branle-bas pour trouver des appareils et les disposer. Au lit vers 9 h., les nerfs trépidants surtout ceux de maman – […] Entre 1 h.1/2 et 2 h., fusillade intense relativement éloignée.
La tension est à son comble. Les Allemands veulent se prémunir des francs-tireurs en imposant à chacun de dormir toutes lampes allumées. Le journal de mon arrière-arrière-grand-père s’épuise ensuite progressivement. L’apogée des tensions est passée et petit-à-petit Liège va commencer à vivre au rythme d’une occupation qui durera 4 ans. Tout ne sera pas paisible pour autant. La frontière toute proche avec les Pays-Bas suscitera la création de nombreuses filières d’espionnage et d’évacuation de jeunes volontaires désireux de rejoindre le front de l’Yser avec, en point de mire, l’épopée de l’Atlas V en janvier 1917 ou les aventures de la Dame Blanche mais ça, c’est une autre histoire…
Retrouvez ici le PDF/OCR intégral du journal d’Elie Haversin, annoté par sa famille lors de la retranscription, ainsi que la coupure de presse de Lily Portugaels…
[LA LIBRE BELGIQUE, lundi 27 septembre 2004] HISTOIRES DE CHEZ NOUS. Nous poursuivons aujourd’hui les chroniques consacrées pendant le mois de septembre à des aspects liégeois des guerres 1914-1918 et 1940-1945. Pendant les premiers jours de la guerre 1914, le docteur Elie Haversin a tenu un journal relatant la vie de son quartier de la rue Saint-Léonard. Son petit-fils nous a fait parvenir ce journal qui fait vivre au quotidien des événements qui deviendront historiques.
Lily Portugaels
Dès le 4 août, le docteur écrit que l’on entend le canon au loin. Le jeudi 6 août vers 5h du matin, des clameurs s’élèvent de la rue : “Vive les Anglais ! Vive les Anglais !” De la fenêtre, sa femme et sa fille disent qu’une troupe d’Anglais passe dans la rue. Des fenêtres voisines, on agite des mouchoirs, des draps de lit, on leur jette des cigares. “Je me retourne sur mon coussin, écrit le docteur, en me disant : Des Anglais, c’est drôle…“
Tout à coup, un coup de feu suivi d’une fusillade. Toute la famille se précipite à la cave. “Puis, silence complet- Bientôt, on sonne. On me demande au tram (il y avait un dépôt du tram en face de la maison du docteur). Un grand hall entouré de couchettes de paille, tréteaux au centre.” Le docteur décrit alors l’état des blessés, dont la plupart dans un état très grave. Les lignes suivantes dans le journal tentent de faire le point sur ce qui s’est passé.
En fait d’Anglais, il s’agissait d’une troupe de reconnaissance allemande qui, à la faveur de la nuit, avait pu s’aventurer dans la ville, jusqu’à la rue Sainte-Foy, sans que I’alarme soit donnée. En ayant-garde, deux officiers avec une dizaine d’hommes s’avancent dans la rue, passent les barrières Nadar, près d’un gendarme qui, voyant des hommes apparemment sans armes, n’a pas le temps de réagir. De l’intérieur du corridor de la maison du Q.G., attirés par le bruit que font les civils qui acclament ce qu’ils croient être des Anglais ou des Français, un soldat et deux commandants surgissent au moment où les Allemands démasquent leurs armes. La fusillade éclate. Le commandant Marchand est tué. On tire de toutes les fenêtres de la maison sur les Allemands qui prennent la fuite en débandade.
Dans la rue, les abords de la maison sont jonchés de corps, soldats belges et allemands, mais aussi beaucoup de civils, victimes de leur méprise et de leur curiosité. Dans son journal le docteur Haversin fait état d’un détail que l’on ne relève généralement pas dans les récits officiels. Un facteur du nom de Fabry était accouru de la rue Hennequin, prévenir le Q.G. que des Allemands descendaient le Thier-à-Liège. Le commandant Marchand n’avait pas voulu le croire, disant qu’il avait la berlue.
On apprendra par la suite que dès le début de la fusillade, le général Leman, emportant ses documents, s’était enfui par les toits (la maison de la rue Sainte-Foy était adossée à la Fonderie des canons). Il se retira au fort de Loncin avec la suite que l’on connaît. La place nous manque pour faire état de tous les détails consignés par le docteur Haversin dans son journal. Mais la relation de ce coup de force – qui avait bien failli réussir- contre le Quartier Général était particulièrement intéressante.
[CENTREDELAGRAVURE.BE] Brigitte CORBISIER (Liège, 1946), diplômée de l’Académie royale des Beaux-Arts de la Ville de Liège, est graveur et plus récemment auteur d’animations vidéo où elle met en scène des gravures et croquis animés. Incisant le zinc, creusant le plexiglas, la pointe sèche est son instrument de prédilection, parfois combinée à l’aquatinte ou encore à la lino-gravure, rehaussée au carborundum, voire même retravaillée numériquement. Pour l’artiste, graver c’est avant tout l’attaque directe sur la plaque, la résistance du métal, le tracé qui forme une troisième dimension grâce aux barbes et offre sur l’impression papier une sensation presque tactile de relief.
Inspirée par la nature, et essentiellement la terre, c’est son jardin au quotidien qui s’illustre par étape dans ses œuvres. Fascinée par les insectes tels le vol d’une mouche, les déambulations d’une coccinelle ou le battement d’ailes d’une guêpe, elle reste émerveillée par la croissance de la végétation. C’est ainsi que fougères, scarabées, abeilles, rutabagas, fleurs de pavot ou encore champs de labours s’illustrent en noir et blanc.
REPÈRES Biographiques
Brigitte CORBISIER (née en 1946) est diplômée de l’Académie de Liège (graphisme, illustration, peinture et gravure) et de la FLU de Belgrade (spécialisation en gravure). De nombreuses expositions personnelles lui ont été consacrées depuis 1982 (Liège, Antwerpen, Verviers, Theux, Aachen, Hasselt, Marchin, Wégimont, Saint-Vith, Bruxelles) et elle a également participé à de multiples expositions collectives en Belgique ou à l’étranger : Liège (e.a. Dialogue avec les enfants du Togo ; Voix de Femmes…), Seraing, Bruxelles (groupe FLUX ; Atelier Ste-Anne), Alt-Hoesselt, Amay, Wégimont, Marchin (Vyle-d’Art), Liège-Aachen-Knokke-New-York (Drapeaux d’Artistes), Paris (Centre Wallonie-Bruxelles : Du dessin à l’animation du dess(e)in), Huy (Voa, Voa), Louvain-la-Neuve, Porto (7 graveurs liégeois), Cracovie, Frechen, Beius (RO), Lodz, Belgrade, Uzice, Trois-Rivières (CA)…
Détails de la série des “Grues” :
Grues : montée et noir
Grues : grues et végétation
Grues : grues discutant
Grues : grues, décor coupé
Grues : grues sur ciel noir
Grues : croquis
Grues : couvée
Grues : course
Grues : branchages
Grues : becs hauts
Grues : 6 grues en vol
Grues : 4 grues en vol
Grues : vol en V
Grues : poursuite
Grues : dos
Détails de la série des “Graines” :
Graines n° 00
Graines n° 01
Graines n° 02
Graines n° 03
Graines n° 04
Graines n° 05
Détails de la série des “Ailes” :
Ailes : Chrysope
Ailes : Libellule
Ailes : Coccinelle
Ailes : Papillon
Ailes : Circaète
Ailes : Sauterelle
Détails de la série des “Colorées” :
Quatre fleurs
Plante rouge
Plante bleue
Mausolée 1
Mausolée 2
Les pierres rouges
Les pierres
Les mufliers
Herbe
Graine allongée
Désert bleu
Terre-Ciel
Brigitte Corbisier est également présente dans les collections d’œuvres empruntables à l’Artothèque de Liège ! Cliquez ici…
Artiste-peintre, écrivain, poète et théosophe, Jean DELVILLE (est une figure majeure du domaine idéaliste du Symbolisme belge. Né le 19 janvier 1867, à Leuven (Belgique), il décède en 1953 à Forest-Bruxelles, le jour de son anniversaire, à l’heure même de sa naissance. Suivent quelques repères biographiques [pour en savoir plus, visitez JEANDELVILLE.INFO]
Avant 1900
Son talent est reconnu dès sa formation à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles où il s’est inscrit à l’âge de 13 ans, en 1879. À l’âge de 20 ans, en 1887, Delville dessine son Tristan et Yseult (MRBAB).
Ses thèmes iconographiques étaient jusqu’alors proches du réalisme social. Au Salon de l’Essor où il a commencé à exposer, il donne à voir, en 1889, ses premières études de nus pour le dessin monumental Le Cycle des passions.
Les années 1890 seront prolifiques pour le jeune Delville. L’artiste va se détacher petit à petit d’une influence réaliste et donner une orientation idéaliste à son œuvre. Dès 1892, il participe aux salons de la Rose+Croix à Paris, là où les artistes belges symbolistes sont reconnus. Il y présente son Orphée mort (en-tête de cet article, MRBAB). À la suite de cette expérience parisienne, Delville va devenir animateur-organisateur de salons à Bruxelles. Il sera membre fondateur de Pour l’Art en 1892.
En 1895, il expose Les Trésors de Satan et obtient une première reconnaissance institutionnelle avec le premier prix au grand concours de peinture, le Prix de Rome.
En polémiste qu’il était, Delville publie de nombreux articles dans les petites revues de l’époque pour défendre son art idéaliste. C’est à ce propos qu’il organise les Salons d’Art idéaliste à Bruxelles en 1896, 1897, 1898.
Au cours de ces mêmes années, pendant ses séjours à Rome, il conçoit L’École de Platon (Musée d’Orsay) qu’il termine à Bruxelles. Cette œuvre va le consacrer définitivement comme maître de l’Art idéaliste au salon d’art idéaliste de 1898. Il fonde la coopérative artistique qui pratiquait l’achat groupé de fournitures artistiques.
À partir de 1900
Delville publie La Mission de l’Art : Etude d’Esthétique Idéaliste en 1900 et peint L’Amour des âmes (Musée d’Ixelles). Il nourrit la volonté de continuer à produire des toiles de grands formats. Par idéal, l’artiste espère pouvoir les insérer dans des lieux publics afin d’en faire profiter un plus grand nombre.
Pour assurer des ressources financières plus régulières, il va s’investir dans une charge de professeur à la Glasgow School of Art où il conçoit L’Homme-Dieu (Groeningemuseum, Bruges) et Prométhée (ULB) ; puis en Belgique à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. Marié avec Marie Lesseine en 1893, le jeune père veut offrir une vie décente à trois de ses six enfants déjà nés. En 1907, il obtient une commande de l’état belge. Commence alors, pour lui, une des périodes les plus heureuses de sa vie. Il peint dans son atelier de l’avenue des 7 Bonniers, à Bruxelles-Forest, les cinq immenses panneaux de La Justice pour la Salle des assises du Palais de Justice de Bruxelles. L’artiste termine ces panneaux en 1914.
La Première Guerre mondiale éclate, il décide de prendre le chemin de l’exil. À Londres il peint des esquisses pour Les Forces (Salle des pas perdus, Palais de Justice de Bruxelles) et La Belgique indomptable (collection privée).
Au milieu des années 1920, avec la création de la société d’art monumental, il conçoit avec cinq autres artistes de sa génération le projet des mosaïques des Arcades du Cinquantenaire, à Bruxelles. Dans l’état d’esprit d’après-guerre, Delville va peindre six panneaux autour du thème La Glorification de la Belgique. En 1924, il est élu membre de l’Académie de Belgique.
Libéré de sa charge professorale à la fin des années 1930, ses six enfants sont tous mariés, il rejoint à Mons sa nouvelle compagne. En 1940, alors qu’il est âgé de plus de 70 ans, Delville y peint parmi d’autres œuvres, La Roue du Monde (KMSK Antwerpen ). Jean Delville continuera à peindre et à écrire jusqu’à la fin de sa vie.
Je la revois avec les yeux de mon enfance,
la vieille cité calme et triste où je suis né.
Je m’y revois encor, enfant prédestiné
aux émois douloureux du rêve et du silence.
Je la revois avec mon cœur naïf et fier.
Des souvenirs dolents passent dans ma mémoire.
Je suis le héros vain d’une candide histoire,
où mon passé revit, comme si c’était hier.
Et voici le taudis de la maison natale !
Entre ses murs de chaux monta le premier cri
des souffrances que sont ma chair et mon esprit.
Et depuis l’heure où vint ma naissance fatale,
je sens que reste en moi, – l’homme par l’Art hanté –
l’enfant pauvre et obscur que j’ai toujours été.
Delville J., La Ville natale (in Les Splendeurs méconnues)
TÉMOIGNAGE : Jean Delville, mon grand-père
[ACADEMIA.EDU] La tête dans les étoiles, les pieds bien sur terre, Jean Delville notait souvent, en haut de sa correspondance, « en toute hâte » ou « au galop ». Au galop, donc, de 1867 à 1953, une vie et une œuvre aussi foisonnantes l’une que l’autre. Marié, père de famille nombreuse, tout à la fois peintre, écrivain et philosophe, homme de passions, intègre et idéaliste, mon grand-père a toujours mené plusieurs combats de front. Retracer cette vie n’est pas chose aisée. En 1941, il écrit lui-même à son ami journaliste Clovis Piérard, qui tente alors de l’inciter à rassembler ses souvenirs : « C’est maintenant surtout que je regrette d’avoir trop négligé – c’est le mot – de conserver tout ce qui se rapporte à ma carrière d’artiste. Mes études théosophiques m’incitèrent beaucoup à ne pas attacher trop d’importance à la personnalité extérieure. Ce qu’elles m’ont apporté de lumière dans ma vie intérieure – et ce qu’elles m’apportent d’ailleurs encore – a provoqué ce détachement des choses personnelles immédiates et qui fit de moi, dans la vie artistique, un isolé. »
Tout au long de sa vie, Jean a peint des autoportraits. Le premier est conçu alors qu’il a à peine vingt ans. Albert Ciamberlani, dans sa notice Jean Delville, membre de l’Académie, évoque ainsi la personnalité du jeune artiste : « Ceux qui l’ont connu à l’âge de vingt ans se souviennent qu’il était d’une beauté physique remarquable ; son regard était vif, ses cheveux noirs et longs. Sa fierté naturelle indomptable contrastant avec la modestie de ses origines, devant tout à lui-même, à sa confiance en soi et sa volonté de parvenir. Il avait de la voix, de la mémoire musicale, un style aisé et abondant ; il savait parler en public et s’annonçait déjà polémiste. »
À la fin de sa vie, dans l’un de ses derniers autoportraits, il se représente la chevelure blanchie mais encore léonine, le regard toujours perçant. Parlant de son enfance, il écrit alors : « J’étais un enfant solitaire, indépendant et même indiscipliné. On m’appelait le “rêveur.” Un ciel étoilé me plongeait dans le ravissement. J’en sentais profondément le mystère. J’avais aussi le pressentiment très vif de la souffrance de la vie. »
Enfance
Mon grand-père est né le 19 janvier 1867 à 2 heures du matin, rue des Dominicains à Louvain. Son acte de naissance indique qu’il est né de Barbe Libert, journalière, âgée de trente-trois ans et domiciliée impasse du Werf. Jean n’ayant pas été reconnu par son père, il portera le nom de sa mère jusqu’au mariage de celle-ci avec Victor Delville le 22 septembre 1877.
Victor et Barbe se sont rencontrés à Louvain avant de s’établir à Bruxelles en 1873. Pour le petit garçon, c’est la découverte d’une nouvelle famille. Le père de Victor, François Delville, « une sorte de géant », est chef tailleur dans l’armée belge. Jean raconte que c’est en sa compagnie qu’il rencontre pour la première fois un artiste : « Ce fut pour moi un véritable enchantement d’enfant encore inconscient de sa vocation. » Quant à l’oncle Henri Laboic, chef de musique du régiment des carabiniers, Jean écrit à son propos : « J’aimais beaucoup la musique étant gosse – toutes les musiques qui passaient dans les rues, je les suivais pour écouter –, j’éprouvais une grande admiration pour cet oncle. »
À l’école communale de la rue du Fort, à Saint-Gilles, Jean est un élève attentif, désireux d’apprendre et curieux, mais il n’apprécie guère l’atmosphère disciplinaire. Un jour, révolté face à un instituteur qui a blessé
un élève, il se dresse sur son banc, le traite de brute et, pour éviter son empoigne, s’échappe en bondissant vers la porte.
Plus tard, en section professionnelle à l’Athénée Bruxelles, sa vocation artistique semble se préciser avec les nombreux croquis dont il illustre ses cahiers. Bien qu’il réponde « médecin » quand on l’interroge sur ce qu’il souhaite devenir plus tard, il demande à son père d’adoption de pouvoir suivre les cours du soir à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, où il est admis alors qu’il n’a pas encore treize ans. Passionné, travailleur, il progresse vite et est bientôt admis dans la classe de peinture de Jean-François Portaels, où il réussit à se placer premier à la fois en dessin d’après l’antique, en composition historique, en peinture et en figure. Poussé par son esprit d’indépendance, Jean s’en va alors chercher un coin à Forest pour peindre, inspiré par la nature encore sauvage et les magnifiques lumières des ciels toujours changeants. Fervent lecteur, il commence aussi à écrire des poèmes, qu’il publie à partir de 1888 dans La Wallonie d’Albert Mockel, dont il a fait la connaissance, et s’ouvre ainsi les portes de la culture littéraire.
Prémices d’une oeuvre
En 1885, mon grand-père réalise deux dessins dans un asile de nuit. Dans le premier, des hommes et des femmes dorment affalés sur deux tables tandis qu’à l’avant-plan d’autres sont couchés par terre. Dans le second, les figures endormies à même le sol deviennent le centre de la composition. Ces corps allongés et entrelacés annoncent les motifs et les figures de ses dessins dits des Las-d’aller et de sa première œuvre de grandes dimensions, Le Cycle passionnel.
À vingt ans, il perd Moederke – Jeanne Janssens, sa grand-mère maternelle, qui était très fière de dire : « Onze Janneke is een schilder. » Touché par son courage, sa philosophie et les chansons qu’elle composait, toute illettrée qu’elle soit, il l’a veillée seul, la dessinant sur son lit d’agonisante. Il dit de cette époque : « Or déjà j’avais senti que le réalisme n’était pas tout l’art. » Un dessin daté de 1887, Tristan et Yseult, illustre bien ce propos. C’est une composition triangulaire formée par les corps des amants et la coupe vidée du philtre d’amour que brandit Yseult. Leurs jambes sont entravées par un entrelacs de racines sombres d’où s’échappent des papillons lumineux. De l’arrière-plan, une lumière rayonne sur leurs deux corps allongés. La même année, Jean fait ses débuts en exposant à l’Essor, un cercle artistique bruxellois qui promeut une esthétique essentiellement réaliste et impressionniste.
Entre réalisme et symbolisme
Jean travaille sans relâche : « C’est à l’époque de mon premier atelier de Forest, cette vieille écurie humide où les rats et les souris se livraient à leurs ébats et où je travaillais des journées entières sans manger, que des esquisses me hantaient ; j’avais dessiné un grand tourbillon de corps nus entrelacés, roulant dans l’espace, supplice dantesque du cercle voluptueux. » Il parle là du Cycle passionnel, inspiré par La Divine Comédie de Dante, qu’il exposera en 1890 lors de la quatorzième exposition de l’Essor. Jean est dit « vagabond de l’art » car il tire son inspiration de tout : de la tradition réaliste, de la littérature, de sa propre imagination, des paysages qu’il traverse, des effets lumineux de l’aurore, de la nuit, du soleil et de la lune.
Le monde artistique de l’époque bouge, évolue. Le clivage de plus en plus marqué entre l’esthétique réaliste et une peinture plus intellectuelle provoque une scission au sein de l’Essor. Avec d’autres dissidents, Jean fonde en 1892 Pour l’art, un cercle à la vocation idéaliste et dont les principaux objectifs sont l’organisation de salons et de conférences. Début 1892, Ray Nyst, ami de Jean, affiche dans la revue Le Mouvement littéraire sa volonté d’introduire la Rose+Croix en Belgique : peu à peu, un mouvement intellectuel se construit au sein de ce cercle de l’intelligentsia bruxelloise, où la peinture d’idée fait son chemin. Entre les deux expositions de la Rose+Croix organisées par Joséphin Péladan et celles de Pour l’art, Jean se partage entre Paris et Bruxelles, où il s’affirme en tant qu’artiste de la veine symboliste. Ainsi, au Salon de la Rose+Croix du printemps 1893, les peintres belges sont bien présents, avec Jean Delville en tête de file, qui crée à cette époque plusieurs œuvres remarquables : Orphée mort, Mysteriosa, La Fin d’un règne. Son dessin L’Idole de perversité démontre sa capacité à produire des compositions d’une grande complexité symbolique.
Son activité poétique et essayiste s’affirme aussi. Il fait paraître en 1892 Les Horizons hantés, avec cette dédicace au comte de Villiers de L’Isle-Adam : « Vois, – toi seul peux me comprendre. » En 1893, Le Mouvement littéraire publie un extrait de son Dialogue entre nous qui reprend une citation de l’écrivain symboliste français : « Je n’enseigne pas : j’éveille. Nul n’est initié que par lui-même. » Jean a écrit cet ouvrage sous la forme de questions-réponses entre un sceptique et un initié, développant là une argumentation kabbalistique, occulte et idéaliste. Dialogue entre nous présente le cheminement de sa pensée et ses options prises comme homme et comme artiste, options qu’il développe grâce à ses lectures et aux cercles d’amis artistes et écrivains qu’il fréquente : José Hennebicq, Ray Nyst, Victor Rousseau et Albert Ciamberlani seront ses témoins lors de son mariage avec Marie Lesseine, le 9 octobre 1893.
Reconnaissance
Dans le contexte social de la fin de siècle, l’idée de la création d’une coopérative artistique voit peu à peu le jour. Dans le courant du mois de février 1894, c’est Jean qui anime les différentes réunions de lancement du projet. Le 2 mars, il écrit au peintre Jules Du Jardin que sa femme est depuis le matin « entrée en génisse » mais aussi qu’il a « envoyé à tous les périodiques une prière d’ouvrir la liste de souscription pour la coopérative et le communiqué aux quotidiens pour la convocation des actionnaires. » Raphaël, son premier fils, naît le lendemain. Dans son atelier de fortune de Forest, il réalise sa première peinture à l’huile de grand format, Les Trésors de Sathan. Les temps sont durs pour la famille Delville, qui vit dans un dénuement quasi total. Suivant le conseil de Victor Rousseau, Jean s’inscrit au concours du Prix de Rome de peinture, doté pour le lauréat d’une importante bourse pour un voyage en Italie. En juin 1895, il participe à la présélection et, en juillet, il évoque la « séquestration qu[’il] vi[t] depuis huit jours pour le concours de Rome en loge à Anvers. » Homme proactif, il se lance en même temps dans la promotion de son esthétique idéaliste et affronte les critiques de ses opposants. Il est déclaré lauréat du Prix de Rome de peinture en octobre. Peu après, Marie donne naissance à leur second fils, Élie. Puis son premier Salon d’Art idéaliste s’ouvre en janvier 1896. Il peut alors partir pour l’Italie.
Jean vit son départ pour Rome comme une délivrance. Accompagné de sa femme et de ses deux fils, il réside à l’Académie belge. Là, il noue amitié avec le compositeur flamand Lodewijk Mortelmans, Prix de Rome de musique. Le peintre va devoir se plier aux règles que tout lauréat se doit d’observer pour pouvoir percevoir ses subsides. Il étonne les lecteurs de ses rapports envoyés à l’Académie des sciences et des lettres par l’intérêt qu’il porte à la sculpture antique plus qu’à la peinture. En août 1896, dans deux lettres d’Italie publiées sous le titre Les Antiques à Rome dans La Ligue artistique, il fait part de l’émerveillement que lui inspire la statuaire grecque, qu’il découvre aux musées des Antiques du Vatican, du Capitole et des Thermes de Dioclétien. Il trouve là de quoi étayer ses recherches et ses thèses esthétiques : Orphée aux Enfers et L’École de Platon témoigneront de l’aboutissement éclatant de cette réflexion.
En 1897, Jean trouve encore le temps de publier son second recueil de poèmes, Le Frisson du Sphinx. Camille Lemonnier notera : « Quand Delville publia son Frisson du Sphinx, on vit que ses vers reflétaient l’éclat et la subtilité de son art. Il y apparut l’âme ardente et noble, nourrie de Renaissance, qu’il était dans son œuvre peinte. » Il entreprend des allers-retours entre Rome et la Belgique pour mettre sur pied les prochains Salons d’Art idéaliste. À Bruxelles, Marie donne naissance à leur troisième enfant, Elsa. En 1898, alors qu’il en est à terminer son École de Platon, pour laquelle il fait même des études de paons au jardin zoologique d’Anvers, il écrit le 12 février à Mortelmans : « Mon cher Ami, j’ai la douleur de vous faire savoir que notre cher petit ange Elsa n’est plus de ce monde depuis hier soir 11 heures 17. »
Une certaine sécurité financière aidant, Jean se lance dans la construction d’un atelier digne de ce nom et d’une petite maison, drève des Sept-Bonniers, dans le haut de Forest. « La famille va s’agrandir… Serait-ce notre petite Elsa qui veut revenir ? », écrit-il encore à Mortelmans. Eva naît le 3 mars 1899.
Il n’a cessé de publier des articles dans des revues pour défendre son esthétique idéaliste. En octobre 1899, la publication de son ouvrage La Mission de l’art représente en quelque sorte l’apothéose de ses recherches philosophiques et esthétiques. La Lumière, le titre symbolique de son éphémère revue, reflète bien l’idée d’un idéal vers lequel tend tout son art et que, à travers sa très belle œuvre L’Amour des âmes, il parvient à exprimer.
Théosophie
Toujours à la recherche de ce qu’il appelle une « rédemption financière », Jean n’obtient pas le poste de professeur qu’il espérait à l’Académie. Déçu, il part enseigner en Écosse, à la Glasgow School of Art, où une place de premier professeur lui est offerte. Son enseignement est reconnu du fait de la qualité des travaux que ses étudiants présentent lors des expositions annuelles des travaux d’élèves organisées par le gouvernement de Londres. Toutefois, le climat écossais et la santé de ses enfants, maintenant au nombre de cinq – se sont ajoutés Mira et Olivier –, ont raison de son enthousiasme. Il sent le besoin de rentrer en Belgique.
Jean peint sa toile de très grand format L’Homme-Dieu en espérant la voir intégrée dans un lieu public. Elle rejoindra la collection du musée Groeninge de Bruges. Son activité d’alors est fortement empreinte de théosophie. Ainsi, à propos de son Prométhée, dont il a fait une première étude à Glasgow, il écrit : « Ma conception de Prométhée est toute différente de tous les Prométhée connus. J’ai donné à cette figure son vrai sens ésotérique. Ce n’est pas le feu physique qu’il apporte à l’humanité, mais le feu de l’intelligence, symbolisé par l’Étoile à cinq points. »
Son expérience professorale de Glasgow est reconnue et appréciée : en janvier 1907, il est nommé premier professeur à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles. À quarante ans, Jean obtient la commande de cinq grands panneaux décoratifs pour la salle de la cour d’assises du palais de justice de Bruxelles. Ce travail doit s’étaler sur cinq à six ans. Le panneau central de 11 mètres sur 4,50 mètres, La Justice, la Loi et la Pitié, sera complété par deux compositions secondaires de 4 mètres sur 3 représentant Moïse avec les Tables de la Loi (La Justice de Moïse) et le Christ rédempteur (La Justice chrétienne). Deux autres panneaux symboliseront la justice terrifiante et torturante du passé (La Justice d’autrefois) et la justice compréhensive et psychologique de l’avenir (La Justice moderne).
Jean connaît alors un grand sentiment de bonheur. Cette commande améliore aussi sa stabilité financière : il décide d’agrandir sa maison en ajoutant une tour au sommet de laquelle il installe une chambre de méditation au plafond étoilé. Dans le jardin planté de peupliers d’Italie s’ébattent alors six enfants : la petite dernière, Annie, est née en 1909. Par ailleurs, son École de Platon a été acquise par le musée du Luxembourg, à Paris. Rasséréné, il peut alors peindre L’Oubli des passions.
Combattre, à nouveau
Lorsque la guerre est déclarée en 1914, mon grand-père vient de terminer son dernier panneau pour le palais de justice. Son médecin lui conseille de prendre du repos à la mer, son foie étant sérieusement atteint. Jean se résout à l’exil en Angleterre avec quatre de ses enfants. Les deux aînés partent à la guerre, dont ils reviendront miraculeusement indemnes.
À Londres, le conflit lui inspire une esquisse pour Les Forces, tableau qu’il terminera en 1924. L’un de ses poèmes, dédié aux soldats d’Albert Ier, est lu lors d’une fête de la Ligue patriotique et des amitiés françaises le 14 avril 1917 au Queen’s Hall de Londres : « Comme un torrent d’amour, de courage et d’honneur, ceux qui se sont battus dans la sainte colère, tel un fils furieux dont on frappe la mère, et que, pour la défendre, on voit soudain debout, pour défendre le sol patrial jusqu’au bout ! » À son retour en Belgique, Jean peindra Les Mères – un groupe de femmes errant sur le champ de bataille où elles retrouvent leurs fils morts. Son dessin La Charité anglaise évoque l’accueil fraternel des Britanniques, symboliquement représenté par la figure d’une femme ouvrant les bras aux exilés terrifiés qui débarquent sur les côtes anglaises.
« Éprouver le tourment de peindre ou de dessiner en même temps que la souffrance d’écrire est une expérience intime qui tient parfois du drame », confie-t-il. Il n’empêche : élu en 1924 membre titulaire de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, classe des beaux-arts, section peinture, Jean publiera de nombreux essais dans le Bulletin de l’Académie ainsi que des notices à propos d’artistes disparus dans Annuaire Belgique.
En 1923, mon grand-père travaille d’arrache-pied pendant six mois pour terminer sa très grande toile Les Forces, symbolisant l’opposition entre les forces destructrices de la guerre et les forces de la paix. Par ailleurs, il ne perd pas de vue son désir d’intégrer des œuvres monumentales dans un espace public. À Bruxelles, les galeries de l’hémicycle des Arcades du Cinquantenaire sont vides de décoration. Jamais à court d’idées, Jean pense à les doter de mosaïques chatoyantes. L’idée d’une œuvre collective autour de la glorification de la Belgique séduit ses confrères de l’art monumental : Albert Ciamberlani, Émile Vloors, Constant Montald, Omer Dierickx et Émile Fabry répondent à l’appel. Après de nombreuses difficultés pour parvenir à financer cet ouvrage de trente-six panneaux, la mosaïque de 120 mètres de long est mise en œuvre et terminée.
À soixante ans, Jean publie son quatrième recueil de poésie, Le Chant dans la clarté. Il pense alors faire paraître un nouveau volume, intitulé Hors des mondes, qui ne verra pas le jour mais dont subsistent aujourd’hui tous les poèmes manuscrits.
Sa vie à mons
À Émilie Leclercq, mon grand-père écrit : « Le dieu vaincu par l’amour, couleurs somptueuses… Une première idée du rythme plastique réalisé, la toile mesure 4 mètres de haut par 1,50 mètre de large et forme un panneau décoratif… L’œuvre a été inspirée par notre amour… » À soixante-six ans, il s’établit à Mons avec elle, sans cesser d’écrire, de peindre et d’exposer. « J’ai repris ma liberté d’âme ! », s’enthousiasme-t-il. De cette année 1933 date aussi Le Rêve d’amour, un grand triptyque qu’il exposera à la Société royale des beaux-arts. Encore combatif malgré son âge, il s’implique dans la défense des artistes en militant pour la création d’un conseil supérieur des beaux-arts.
Alors qu’il a pris sa pension de l’Académie des beaux-arts de Bruxelles en janvier 1938, ses contacts avec son ami Clovis Piérard s’intensifient à travers une collaboration journalistique régulière entre 1938 et 1939 dans le
journal La Province, dont Piérard est le directeur. La guerre sonnera la fin de cette association. Jean publie alors Au-dessus des neutralités, la conscience et, dans une lettre du 2 septembre 1939, lance à son ami : « Je suppose que la presse belge est encore une presse libre et qu’il est encore permis, malgré les recommandations, d’appeler un chat un chat, un Hitler un bandit et un Staline un scélérat… Je ne crois pas que notre neutralité ne va guère jusqu’à devoir se taire devant le crime. »
Il monte encore une exposition de ses dernières œuvres à la salle Saint-Georges de Mons et vient de terminer une toile de grand format, La Roue du monde, lorsque la ville est bombardée par les Allemands. Le 5 mai 1940, la Belgique est envahie. Le 15 mai, à soixante-treize ans, il part pour la France, dans l’Allier, où il assiste « à la déroute finale ». À son retour, les autorités allemandes le somment de justifier ses activités hors des frontières belges pour qu’il soit rétabli dans ses droits d’académicien. Choqué par ce nouveau conflit, il peint Le Fléau, travaillant autant que possible : dès qu’il aura du charbon pour chauffer son atelier, déclare-t-il alors, il commencera une grande toile, Les Âmes errantes.
Novateur selon son idéal
En 1944, Jean confie à Armand Eggermont : « J’essaie d’être novateur selon mon idéal et non selon une tendance particulière et de mode. Quand je dessine ou peins, ce qui me préoccupe le plus, c’est la mesure dans laquelle je peux exprimer un sentiment, une pensée, dans une forme plastique et une couleur expressive. Je conçois mon œuvre comme un poème. Je ne sépare pas la peinture de la poésie. » Dans une autre lettre qu’il lui a adressée un peu plus tôt, il s’étonne, non sans humour : « J’ai appris que la Coopérative artistique, s’étant souvenue que j’en suis son fondateur (il y a cinquante ans), a cru bon de placer mon effigie à l’étalage des magasins de la rue du Midi. Me voilà en pleine réclame commerciale : c’est un petit phénomène de me voir, moi, le moins pratique des hommes, fonder une institution utilitaire. »
Le 4 septembre 1944, le palais de justice de Bruxelles est bombardé. En réponse à un courrier d’un M. Bourguignon de la Coopérative artistique, il exprime son désarroi : « En hâte, ce mot pour vous dire que j’ai bien reçu votre lettre, laquelle m’a trouvé en pleine et douloureuse émotion de l’incendie du palais de justice et de la perte totale de ma principale œuvre décorative de la cour d’assises ! En effet, cinq grands panneaux ont disparu dans les flammes du palais ! Cinq belles années de ma vie d’artiste anéanties par les ignobles vandales d’Hitler… » Une nouvelle salle des assises sera conçue, où les esquisses des cinq panneaux remplaceront les œuvres détruites dans le bombardement. En 1946, son tableau Les Forces trouvera une place dans la galerie de la salle des Pas-Perdus, où il se trouve toujours.
Le retour à Bruxelles
Jean revient vivre à Bruxelles. Il confie dans une lettre à sa femme Marie : « Je sens déjà une grande ombre noire descendre sur toutes mes pensées : c’est le remords qui vient… » À M. Bourguignon, il écrit encore : « Je ne suis pas encore tout à fait remis du choc des émotions que j’ai subi, ces jours derniers, en m’évadant définitivement de Mons, où la rupture est totale, et de retrouver brusquement Mme Delville, ma pauvre femme, mes fils, mes filles et leurs enfants !… Il me faudra encore du temps pour remettre de l’ordre dans ma vieille vie d’artiste bouleversée. » Il peint alors La Vision de la paix, en quelque sorte son testament pictural. Mais, vaincu par l’âge, il commence à renoncer à certains projets.
Ainsi, le 15 août 1948, il informe Armand Eggermont : « Changement radical : je renonce définitivement à l’exposition de Forest. Motif : je ne vois pas la possibilité de remplir la salle. Trop de toiles manqueront et diminueront l’intérêt artistique. De plus, mon état de santé ne me permet plus de supporter les fatigues. » Néanmoins, il continue à publier des textes qui interrogent le devenir de l’art : Que sera l’art de demain ? ; L’Esthétique peut-elle devenir une science ? ; La Conscience artistique ; Les Valeurs esthétiques ; Le Rôle social de l’artiste.
À peine un an avant sa disparition, Jean se livre ainsi à M. Bourguignon : « Je deviens perclus de jour en jour !… Peut-être est-ce le commencement de la fin ? En tout cas, je dois vous dire un cordial adieu à vous tous et présenter mes meilleurs souhaits de prospérité à la Coopérative artistique en vous exprimant à tous mes plus profonds sentiments d’amitié ! » À quelques jours de sa mort, il est informé de la mise en place définitive des grandes esquisses de la Justice dans la nouvelle salle de la cour d’assises. Il décède à Forest le 19 janvier 1953, à un quart d’heure de son anniversaire de naissance.
Miriam DELVILLE
[Cet article est extrait du catalogue de l’exposition Jean Delville (1867-1953) présentée au musée Félicien-Rops, Province de Namur, du 25 janvier au 4 mai 2014 (production du service de la culture de la Province de Namur ; commissariat de l’exposition : Véronique Carpiaux, musée Félicien-Rops, Province de Namur, et Miriam Delville, succession Delville)]
Avant de devenir l’artiste international vivant et travaillant à Long Island, dans l’État de New York aux États-Unis, Ilya Kabakov, né le 30 septembre 1933 à Dniepropetrovsk, en Ukraine, mort ce 27 mai, fut dans les années 1950 un artiste soviétique reconnu pour ses dessins et ses illustrations de livres. Il recevait alors de nombreuses commandes officielles de peinture tout en concevant ce qu’il appelait ses « dessins pour moi-même », beaucoup moins dans la ligne du Parti communiste – des ébauches qu’il ne montrera que dans les années 1970.
Deux œuvres cohabitent donc alors : l’une officielle et l’autre plus proche d’une critique sociale de la société soviétique. Cette dualité, loin d’être anecdotique, fonde l’œuvre de Kabakov. Elle le mène peu à peu à introduire ses dessins et ses peintures dans des installations. L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement (1985) le fera connaître en Occident. Composée de deux pièces, une entrée et une chambre aux murs couverts de dessins et d’affiches, elle montre à la fois la critique de la société soviétique (la chambre miteuse), le désir de s’en échapper (l’évasion), la vacuité de ce désir (le plafond est troué par l’expulsion de l’homme grâce à une sorte de balançoire à élastiques) et le ridicule de la situation. Mais Kabakov ne fuit l’URSS qu’en 1987, en Europe puis aux États-Unis où il s’installe en 1992.
En France, beaucoup se souviennent de C’est ici que nous vivons, sa gigantesque installation dans le forum du Centre Pompidou à Paris en 1995. L’artiste y recomposait le chantier abandonné de la Cité du futur, métaphore du régime communiste, d’un idéal révolutionnaire trahi et de la grandeur de ce qu’il appelait « les petits hommes », de leur désillusion, de leur misère, de leur tristesse. Jamais peut-être une installation de Kabakov, qui signera ensuite ses œuvres avec son épouse Emilia, n’a exprimé à ce point, avec autant de justesse, de tact et de sensibilité, la dignité de tous les petits hommes meurtris et humiliés de par le monde.
L’artiste russe Ilya Iossifovich Kabakov est décédé le 27 mai 2023 à l’âge de 89 ans. Pionnier de l’art conceptuel, il créait avec son épouse Emilia des installations immersives où l’absurde servait à dénoncer le totalitarisme.
“Arpenteur méticuleux des espaces mentaux soviétiques”, selon le critique d’art Robert Storr, Ilya Iossifovich Kabakov est décédé le 27 mai 2023 à l’âge de 89 ans. Figure majeure de l’art conceptuel russe, créateurs d’ “installations totales” où l’absurde fait sens, il s’était fait le narrateur acerbe des errances de l’idéologie soviétique et de ses utopies. Dans un message diffusé le jour même sur ses réseaux sociaux, la Fondation Ilya et Emilia Kabakov invite ceux qui souhaiteraient lui rendre hommage à privilégier aux fleurs un don au profit du Navire de la Tolérance, une œuvre créée par l’artiste et son épouse pour promouvoir la paix et la tolérance entre les peuples.
Témoigner de la réalité du soviétisme
Né de parents juifs en 1933 à Dniepropetrovsk (aujourd’hui Dnipro) en Union Soviétique, évacué à Samarcande en Ouzbékistan durant la Seconde guerre mondiale, il avait commencé sa carrière à Moscou en tant qu’illustrateur de livres pour enfants, avant de se tourner vers l’art conceptuel et les mouvements non-conformistes pour témoigner de la réalité du soviétisme.
Auteur d’Albums à partir de 1970 où il consigne l’absurde de la vie ordinaire avec une ironie douce-amère, cet artiste prolifique créera au début des années 1980 des installations qui sont autant de métaphores de l’Union soviétique. Témoin L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement de 1985 (récemment présentée au Centre Pompidou-Metz) qui le fera connaître en Occident, hommage discret à l’utopie russe de conquête de l’espace qui montre par contraste le cadre étouffant de la vie quotidienne, l’appartement communautaire et la misère confrontée aux promesses grandiloquentes de la propagande officielle.
Un créateur d’univers
Émigré aux États-Unis à la fin des années 1980, il travaillait depuis en collaboration avec son épouse Emilia. Le public français a notamment découvert l’art d’Ilya Kabakov en 2014 lors de la 6e édition de Monumenta au Grand Palais à Paris où il présentait L’étrange cité, une installation monumentale qui invitait le public à se perdre dans le dédale d’une ville utopique. Le Centre Pompidou, qui abrite une quarantaine d’œuvre de l’artiste et a présenté son installation C’est ici que nous vivons en 1995, lui dédiera une exposition en 2024. “Avec Ilya Kabakov, disparaît l’ère des artistes capables de créer non seulement des œuvres, mais des univers artistiques, des mondes enracinés dans le passé, ancrés dans le présent et ouverts sur le futur”, a confié Olga Sviblova, directrice du Musée Multimedia Art de Moscou, au Figaro.
[d’après TODAYINLIEGE.BE, 2 juin 2023] L’événement est très attendu par tous les amateurs de cette forme d’art mais séduira aussi le grand public. Le Musée de La Boverie consacrera une exposition monographique à l’artiste américain Bill Viola d’octobre à mars. Figure majeure de l’art contemporain, il est considéré comme l’un des pères de l’art vidéo et a révolutionné le genre en investissant très tôt le champ des possibilités offert par la technologie numérique.
En partenariat avec Tempora et le Studio Bill Viola, le musée liégeois propose la première exposition belge d’envergure internationale célébrant l’œuvre de ce vidéaste inégalé.
“L’exploit majeur de Bill Viola consiste à aspirer le spectateur dans ses œuvres. Nul n’est insensible aux expériences qu’il met en scène car ces expériences concernent tout un chacun. Les œuvres abordent les thèmes fondamentaux de la naissance, de la vie et de la mort, et évoquent des émotions primordiales telles que l’empathie, la souffrance et l’espoir“, présentent les organisateurs. Exposé de Melbourne à Bilbao, en passant par Tokyo, New York, Rome ou Paris, l’art de Bill Viola attire des centaines de milliers de visiteurs.
Exposition Bill Viola. Sculptor of Time
En attendant la mise à jour du site de La Boverie, voici déjà des infos…
Octobre 2023 à avril 2024
Musée de La Boverie
Parc de la Boverie, 3
4020 Liège
Tarifs
Standard : 18€
Jeune (6-25 ans) : 12€
Pack famille (2 standards et 2 jeunes) : 54€
La Ville de Liège, soucieuse de garantir un large accès à l’exposition, lance une tarification spéciale à destination des jeunes visiteurs. Chaque mercredi, un tarif préférentiel de 10€ est proposé aux moins de 26 ans. Cette démarche s’inscrit dans la volonté de la Ville de Liège de rendre l’art accessible à tous, encourageant la curiosité, l’épanouissement et l’éveil par la découverte artistique.
Georges Leclercq fait partie du noyau fondateur de la Session d’Une Heure, le principal groupe amateur liégeois sous l’Occupation. Sans aucune formation musicale, il apprend la contrebasse sur le tas. A la Libération, il reste encore quelque temps dans le sillage du clarinettiste Roger Classen, leader de la Session et partisan du “vieux” style (New Orleans/Dixieland) et effectue avec Léo Souris une tournée en Tchécoslovaquie pour les troupes américaines.
Il travaille au Cotton (Liège) avec Sadi. En 1947, Leclercq remplace Charles Libon au sein des BobShots. Il découvre le be-bop en même temps que Jacques Pelzer, Bobby Jaspar et André Putsage et est un des premiers bassistes belges à s’essayer à la nouvelle musique. Il devient bientôt le bassiste le plus actif de la région (un des piliers des jams de la Laiterie d’Embourg). Passé professionnel, il part au début des années 50 pour Bruxelles, puis pour Paris où il rejoint Jaspar, Sadi et Boland. Il participe à quelques jams au Tabou ou au Club St-Germain, mais réalise qu’il n’y a plus guère de place à Paris pour un nouveau bassiste (Benoît Quersin, Pierre Michelot et quelques autres étant déjà en place).
Commence alors pour lui une période difficile au terme de laquelle il finit par rentrer à Liège, joue à nouveau avec le tandem Thomas-Pelzer et différents groupes amateurs. Leclercq devient le partenaire privilégié du pianiste Maurice Simon ; le “Grand Georges” est dès cette époque un des personnages hauts en couleur du jazz liégeois, à la distraction et à la nonchalance légendaires. Il travaille en free-lance dans les contextes les plus variés. A Comblain, il accompagne notamment le pianiste Tete Montoliu.
Pendant les années 60, lors d’une tournée avec Maurice Simon, il est obligé de revendre sa contrebasse pour payer le voyage de retour. Il ralentit dès lors ses activités, obligé d’emprunter un instrument lorsque un contrat se présente. Il exerce différents métiers puis, pendant les années 70, se rachète une basse électrique et se remet à jouer (Georges Leclercq est un des seuls bassistes à jouer de la guitare basse électrique en la tenant à la verticale, comme une contrebasse). Il s’intègre aux jam sessions organisées par les jeunes musiciens qui apparaissent à cette époque (Stéphane Martini, Bernadette Mottart,… ). Au début des années 80, il fait partie du groupe Jazzmatic (avec Jean-Marie Fauconnier et Fabrizio Cassol). Puis il disparaît à nouveau de la scène, n’y réapparaissant plus depuis lors que très occasionnellement, notamment en compagnie du guitariste Emile Deprins.
ELIOT, Thomas Steams (1888-1965). “Avant d’aborder l’œuvre de T.S. Eliot, deux remarques d’ordre bien différent s’imposent. D’une part, et du seul point de vue français, T.S. Eliot est le seul poète anglo-saxon dont l’œuvre, non seulement poétique mais aussi théâtrale et critique, soit presque entièrement traduite en France. D’autre part, il faut savoir que T.S. Eliot appartient autant à la littérature anglaise qu’à la littérature américaine…” [lire la suite sur wallonica.org…]
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourner
Désirant le talent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à tendre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieilli étirerait-il les ailes ?)
Pourquoi regretterais-je
Le pouvoir disparu du règne d’ici-bas ?
Parce que je n’ai espoir de connaître encore
La gloire infirme de l’heure positive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véritable pouvoir transitoire
Parce que je ne peux boire
Là où fleurissent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien
Parce que je sais que le temps est toujours le temps
Et le lieu toujours et seulement le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seulement pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au visage bienheureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Par conséquent je me réjouis, devant me construire de quoi
Me réjouir
Et prie Dieu de prendre pitié de nous
Et prie de pouvoir oublier
Ces questions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Que ces mots répondent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le jugement ne soit pas trop sévère
Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour voler
Rien que vanneaux pour éventer
Un air désormais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volonté
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.
Priez pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort.
II. Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier
Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était contenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était contenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répondit d’une petite voix :
Grâce à la bonté de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Honore la Vierge en méditation,
Nous resplendissons. Et moi qui suis ici dispersé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les portions indigestes
Que rejettent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en contemplation, en robe blanche.
Que la blancheur des os expient jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oublier
Ainsi consacré, concentré dans un but. Et Dieu dit
Prophétise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chantèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire
Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sereine
La Rose unique
Est désormais le Jardin
Où finissent tous les amours
Se termine le tourment
De l’amour insatisfait
Le tourment plus grand
De l’amour satisfait
Fin de l’infini
Voyage vers nulle fin
Conclusion de tout ce qui ne peut
Se conclure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit rendue à la Mère
Pour le Jardin
Où finissent tous les amours.
Sous un genévrier les os chantaient, éparpillés et resplendissant
Nous sommes heureux d’être éparpillés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la bénédiction du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni division ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.
III. Au premier coude de la deuxième volée
Au premier coude de la deuxième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux prises avec le diable des escaliers dissimulé
Sous le masque fourbe d’espoir et désespoir.
Au second coude de la deuxième volée
Je les ai laissés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de visages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieillard, irréparable,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.
Au premier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figuier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pastorale
Le personnage bien bâti habillé de bleu et de vert
Enchantait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Distraction, musique de flûte, pauses et pas du mental sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et désespoir
Escaladant la troisième volée.
Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seulement un mot.
IV. Qui marchait entre la violette et la violette
Qui marchait entre la violette et la violette
qui marchait entre
Les rangées diverses de verts variés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Parlant de banalités
Dans l’ignorance et la connaissance d’une douleur éternelle
Qui se mouvait parmi les autres qui marchaient,
Qui a ravivé les fontaines et renouvelé les sources
Rafraîchi le rocher desséché et affermi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie, Sovegna vos
Voici les années qui s’interposent, emportent
Flûtes et violons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre sommeil et veille, enveloppée
De plis de lumière, habillée de ses plis.
Les années nouvelles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nouveau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tandis que des licornes endiamantées tirent le corbillard doré.
La sœur silencieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, derrière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pencha la tête et soupira mais ne dit rien
Mais la fontaine jaillit et l’oiseau siffla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit
Jusqu’à ce que le vent secoue de l’if un millier de soupirs
Et après, notre exil
V. Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé
Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pourtant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière brillait dans l’obscurité et
Contre le Mot le monde inquiet s’émouvait sans cesse
Autour du centre du Mot silencieux.
Ô mon peuple, que t’ai-je fait.
Où trouver le mot, où le mot
Retentira-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les continents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemption pour ceux qui se détournent
Pas de moment de réjouissance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix
La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choisissent et te combattent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre saison et saison, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pouvoir et pouvoir, ceux qui attendent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la barrière
Qui ne veulent pas s’en aller et ne peuvent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et combattirent
Ô mon peuple, que t’ai-je fait.
La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offensée
Et sont terrifiés et ne peuvent se rendre
Et affirment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécheresse, recrachant le pépin racorni.
Ô mon peuple.
VI. Même si je n’ai espoir de tourner encore
Même si je n’ai espoir de tourner encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourner
Vacillant entre profit et perte
Dans ce bref transit où les rêves se croisent
La pénombre traversée de rêves entre naissance et mort
(Bénissez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de granit
Les voiles blanches fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées
Et le cœur perdu se raidit et se réjouit
Du lilas perdu et des voix perdues de la mer
Et l’esprit défaillant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur perdue de la mer
Se ravive et retrouve
Le cri de la caille les voltes du pluvier
Et l’œil aveugle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrouve la saveur salée de la terre sablonneuse
C’est le temps de la tension entre mourir et naître
Le lieu de solitude où trois rêves se croisent
Entre les rochers bleus
Mais quand les voix secouées de l’if s’en vont à la dérive
Que l’autre if réponde d’une autre secousse.
Sœur bienheureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abrutir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même parmi ses rochers,
Notre paix dans Sa volonté
Et même parmi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me permets pas d’être séparé
Ce mémoire de fin d’études a été présenté par Philippe Vienne (membre de l’équipe wallonica), en vue de l’obtention du grade de licencié en histoire de l’art et archéologie de l’Université de Liège, année académique 1990-1991.
N.B. Les appels de notes (n) renvoient à la fin de l’article ; la table des matières permet d’ouvrir les différents chapitres au fil de leur dématérialisation.
Pourquoi les Crehay ? C’est une question qui m’a souvent été posée tout au long de mes recherches. Par intérêt pour la peinture spadoise ? Sans doute. Mais Spa a été le berceau d’artistes dont le renom, et même de talent, a été plus grand. En fait, c’est la séduction exercée par un tableau de Gérard-Antoine Crehay qui m’a poussé à chercher à en savoir davantage. Ce pouvoir évocateur, qui sait réveiller la nostalgie du Spadois en exil, n’est certes pas le moindre charme de l’oeuvre des Crehay.
Spa est coutumière des dynasties de peintres, tradition héritée de l’artisanat du Bois de spa qui a développé le travail en famille. Dans cette optique, la famille Crehay représente un bel exemple d’artistes se succédant, durant quatre générations, depuis 1830 environ jusqu’à nos jours ; c’est dire que leur période d’activité recouvre toute l’histoire de la Belgique. Il était intéressant de voir quelle pouvait être l’évolution artistique d’une même famille sur cent cinquante ans et quel ascendant exerçait le ‘patriarche’ (Gérard-Jonas) sur sa descendance.
Les Crehay, peintres spadois, sont aussi et surtout des peintres de Spa, même s’il leur arrive de puiser ailleurs leurs sujets. Au travers de leur oeuvre, c’est une partie de l’histoire de Spa qui revit. Témoignages d’une époque révolue, les aspects historiques (documentaire ou anecdotique) et sociologiques ne peuvent être ignorés.
Comme la plupart des peintres spadois, les Crehay n’ont encore fait l’objet d’aucune étude approfondie. Trois rétrospectives leur ont été consacrées : la première, en 1961, avait exclusivement pour objet Gérard-Jonas (1) ; la deuxième, en 1966, Gérard-Antoine (2). Enfin, la dernière en date, en 1988, était consacrée à Gérard-Jonas et Gérard-Antoine (3). Seule cette dernière a fait l’objet d’un catalogue (4) qui est, avec la notice de Charles Hault dans Wallonia (5) et un article du Docteur Henrard dans Histoire et Archéologie Spadoises (6), un des documents les plus complets sur le sujet. L’article le plus long, celui du Docteur Henrard, compte cinq pages : c’est dire si l’on est pauvre en informations. A cela viennent s’ajouter quelques nécrologies, se recopiant d’ailleurs l’une l’autre.
Tout ceci ne concerne que Gérard-Jonas et Gérard-Antoine, c’est-à-dire deux des treize Crehay recensés comme ayant peint. Pour les autres, rien n’a été fait : pas un article, pas une rétrospective. Il faut toutefois signaler que plusieurs œuvres d’artistes de la famille Crehay ont été présentées durant l’été 1990, dans le cadre de l’exposition Spa dans l’Ecole Liégeoise du Paysage (7). Mais, une fois encore, pas de catalogue.
Le but premier était donc d’effectuer une synthèse de qui avait déjà été écrit sur les Crehay, de l’augmenter si possible en cherchant ailleurs et en élargissant le champ l’ensemble de la famille.
Le deuxième but poursuivi était de rassembler un nombre significatif d’œuvres afin d’en tirer autant de renseignements que possible (chronologie, typologie des signatures, analyse stylistique, période d’activité, etc.).
Enfin, une fois la synthèse effectuée, le but ultime est d’apporter une pierre à un édifice restant à construire qui serait une histoire de la peinture spadoise au XIXe siècle.
Une première démarche a consisté à relever, dans tout ce qui avait été écrit sur les Crehay, les noms de ceux d’entre eux qui avalent peint. Ce travail a été grandement facilité par le remarquable mémoire de Lydwlne de Moerloose (8) qui a recensé les principaux artistes décorateurs de Bois de Spa. Elle cite ainsi dix des treize Crehay dont il sera question.
Il fallait ensuite établir une généalogie permettant de visualiser les filiations et les périodes d’activité de chacun. Dans ce but, je me suis efforcé de retrouver des descendants de la famille Crehay desquels la collaboration a été très fructueuse. Cependant, il restait encore des lacunes et certaines dates demandaient à être vérifiées. C’est donc tout naturellement vers le Service de la Population de la Ville de Spa que je me suis tourné et j’y ai rencontré une amabilité et une diligence trop rares ailleurs pour ne pas être soulignées ici.
Ainsi, toutes les dates de naissance et de décès des Crehay ont pu être vérifiées et, le cas échéant, corrigées ou complétées. Fort de ces dates, j’espérais pouvoir trouver, dans la presse locale, des nécrologies concernant chacun des artistes. Si Gérard-Jonas et Gérard-Antoine jouissaient d’une réputation suffisante pour que l’on en parle même dans la presse nationale (9), c’est loin d’être le cas pour les autres. Même si, en compulsant les collections de la Bibliothèque communale de Spa et de la Bibliothèque royale, je suis arrivé à retrouver des journaux de toutes les années concernées (exception faite de 1842 pour Gérardine), le butin fut maigre.
Seuls Jules (10) et Ernest (11) ont fait l’objet d’une brève mention qui ne fournit pas davantage de renseignements que l’état-civil .
Je me suis alors adressé aux Spadois eux-mêmes, cherchant à retrouver des personnes ayant connu l’un ou l’autre Crehay et susceptibles de me fournir quelques renseignements. La moisson reste cependant bien pauvre, se bornant souvent à quelques lignes, mais au moins est-ce déjà un progrès que d’avoir sorti de l’ombre le nom même de ces artistes.
En ce qui concerne les œuvres, je me suis d’abord adressé au Musée de la Ville d’Eaux, puis au Musée de l’Art wallon et au Cabinet des Estampes. J’ai également vérifié auprès du Musée d’Art Moderne de Bruxelles, du Musée de la Vie Wallonne et des musées de Verviers qu’ils ne possédaient pas d’œuvres (tableaux ou boîtes) signées Crehay. J’ai aussi consulté l’IRPA qui m’a, en outre, fourni les photos de tableaux figurant dans une collection particulière ; ceux-ci posent d’ailleurs un problème sur lequel je reviendrai plus tard.
Enfin, j’ai cherché à entrer en contact avec des collectionneurs et c’est de ce côté que j’ai glané la plus grande masse de documents. J’ai, en effet, rencontré chez eux une coopération et un enthousiasme dont je n’ai eu qu’à me féliciter et qui m’a permis de rassembler davantage d’œuvres que je ne l’avais espéré.
J’ai également dépouillé un grand nombre de catalogues d’expositions (environ cent cinquante) et, plus particulièrement, tous les catalogues encore disponibles des salons des Beaux-Arts de Spa, de 1860 à 1937.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais remercier, pour leur aide et leurs conseils, le Professeur Pierre Colman, Monsieur Jean-Patrick Duchesne, le Docteur André Henrard, Madame Ramaekers et Madame Schils au Musée de la Ville d’Eaux ainsi que les membres de l’asbl Histoire et Archéologie Spadoises, Mademoiselle Sabatini et Monsieur Mélard au Musée de l’Art wallon, Madame Léonard-Etienne au Cabinet des Estampes, Monsieur Jean Toussaint et le personnel de la Bibliothèque communale de Spa, le Service de la Population de la Ville de Spa, l’asbl Brocantique, tous les collectionneurs anonymes, ainsi que mon épouse et ma famille.
Notes de l’Introduction
Rétrospective G.J. Crehay, organisée par le Cercle Artistique de Spa en 1961.
Rétrospective G.A. Crehay, organisée par le cercle Artistique de Spa au Jardin du Casino de Spa, du 9 au 25 avril 1955.
La peinture spadoise. Crehay, organisée par l’asbl Brocantique à l’office du Tourisme de Spa, un seul jour, le 4 décembre 1988.
La peinture spadoise. Crehay, Spa, 1988. Avec reproductions des œuvres exposées.
HAULT, Ch., Notice historique sur les dessinateurs et peintres spadois en introduction au salon historique d’avril 1914, in Wallonia, t. 22, Liège, 1914, pp.189-209.
HENRARD, A., Les peintres Gérard-Jonas et Gérard-Antoine Crehay, in Histoire et Archéologie Spadoises, no 3, septembre 1975, pp. 13-18.
Spa dans l’Ecole Liégeoise du Paysage, organisée par Jacques Goijen au Pouhon Pierre-le-Grand à Spa, du 14 juillet au 15 août 1990.
Jacques Goijen a réalisé, à Spa, durant l’été 1991, une autre exposition sur le même sujet. Les œuvres qui y ont été présentées ne sont cependant pas reprises ici, en raison des délais qui me sont impartis.
MOERLOOSE, L. de, Les bois de Spa, mémoire de licence en Archéologie et Histoire de l’Art, UCL, Louvain-la-Neuve, 1986-1987.
les ‘grands’ dictionnaires (BENEZIT, THIEME-BECKER, SIRET…) mentionnent également le nom de Crehay, mais de manière fort laconique.
Enseignant du secondaire et assistant à l’ULG (agrégé de chimie), Christian CADET (1946-1988) développe une pratique autodidacte de la photographie et fréquente le club photo de Trooz et d’Angleur (enseigne la photographie par la suite).
Prise en 1974 en Ardèche, le photographe séjournait dans un petit village de la région. L’appareil utilisé est un Rolleiflex (négatif 4×4).
L’image résonne avec les images des années 70 et témoigne d’une liberté, d’un rapport au corps et d’une pratique de la culture qui ont évolué depuis. Si l’utilisation du noir et blanc concorde avec l’époque, elle résulte également d’un choix, et permet à l’artiste de travailler l’ombre et la lumière dans l’image pour rendre des tons de noirs dans l’image.
Joseph LAMBERTY est né à Liège en 1899, il y est décédé en 1954. C’est un des pionniers du jazz en région liégeoise. Il étudie le piano et commence très jeune – au début des années 20 – à travailler dans les bars. Il forme avec le trompettiste Léon Jacobs un tandem qui connaît un succès important jusqu’au départ de Jacobs pour Paris en 1925. Lamberty continue à travailler en Belgique, puis, en 1926, va rejoindre Jacobs à Paris et commence à voyager énormément, remplaçant Marcel Raskin au sein du Jacobs Jazz et travaillant avec Loulou Gasté et Joséphine Baker.
Lors de ses retours à Liège, il est désormais accueilli en vedette. En 1929, c’est le retour définitif en Belgique. Il entre dans les orchestres de Keyseler, Dieudonné Prenten, etc. Lamberty pratique également la formule “piano duo” en vogue depuis Wiener-Doucet, avec pour partenaire Robert Frenay. Dès le début des années 30, il devient un des piliers de l’orchestre de Lucien Hirsch, un de ses rares improvisateurs et son directeur musical attitré, tandis que son épouse, Loulou Lamberty, en est l’animatrice vedette.
Pendant la guerre, il reste présent lors des diverses avatars de l’orchestre Hirsch, rejoint l’orchestre de Pol Baud avec qui il terminera sa carrière, non sans avoir joué également, à la Libération, dans la formation de Tony Gillis. Comme presque tous les professionnels de sa génération, musicien jazzy plutôt que strictement jazz, Lamberty disparaît de la scène dès l’arrivée du jazz moderne.
[RTC.BE, 10 mai 2023] Bouli Lanners, récemment primé aux césars, se lance dans le monde des marionnettes, et en famille. Sa femme, Elise Ancion, est la fille de feu Jacques Ancion, marionnettiste-sculpteur du célèbre théâtre Al Botroûle. Un théâtre qui renaîtra de ses cendres sous un nouveau nom, mais avec les mêmes marionnettes, qui sont en pleine rénovation.
Le monde du cinéma et de la marionnette se rencontrent. Le réalisateur, scénariste et comédien Bouli Lanners reprend le théâtre Al Botroûle pour le transformer en Théâtre (transmissionnaire) de la couverture chauffante.
Ça échappe un peu à toute cette débauche de moyens qu’on retrouve dans le cinéma. Il faut savoir que c’est le cinéma qui a un peu tué le théâtre de marionnettes dans les années 20. Je trouve qu’en venant du cinéma, c’est rendre justice à la marionnette que de retourner à la marionnette et de lui rendre vie. Pour moi, c’est essentiel dans ma vie. Et le théâtre devrait rouvrir au mois de novembre.
La collaboration est totale
Bouli Lanners travaille en collaboration avec le Centre de la marionnette de Saint-Nicolas pour apprendre différentes techniques auprès de passionnés. Son beau-père, Jacques Ancion, était montreur et sculpteur de marionnettes à tringles au théâtre Al Botroûle. Décédé l’année dernière, il a légué plus d’une centaine de pièces.
“Il a certaines lacunes en sculpture, c’est pour ça qu’il a fait appel à nous. D’une part, nous allons restaurer une partie de ses marionnettes et d’autre part, nous allons lui apprendre à pouvoir les restaurer lui-même quand il pourra commencer à jouer dans son spectacle“, explique Philippe Gilet, directeur de l’asbl.
La collaboration est totale, se réjouit Bouli Lanners. Sans le Centre de marionnette de Saint-Nicolas, le théâtre ne pourrait pas exister et on serait obligés de restaurer comme on peut avec des bouts de ficelle. Et eux sont contents aussi de pouvoir retravailler sur des marionnettes qui ne vont pas être juste pendues comme marionnettes de collection, mais qui vont jouer en scène.
Ici la priorité est de sauvegarder la tradition. Chaque sculpteur a ses spécialités et astuces qu’il transmet aux autres. Une fois vermifugées et réparées, les marionnettes passeront sous le pinceau de Bouli Lanners.
En général, les marionnettes qui ont été repeintes au fil du temps ont été mal repeintes. Et ça, ça tue un peu toute leur âme. J’avais très peur d’y toucher. Donc j’ai été voir comment on faisait les carnations à l’ancienne, avec des techniques qui datent de Vélasquez. Je prends vraiment mon pied !
Encore quelques mois de travail dans cet hôpital de la marionnette seront nécessaires. En novembre, vous découvrirez leur nouveau visage au Théâtre (transmissionnaire) de la couverture chauffante, avec quatre pièces dont trois pièces originales écrites par Bouli Lanners.
[TERRESTRES.ORG, 12 mai 2023] La publication récente par les Éditions La Lenteur de La subsistance, une perspective écoféministe, paru en 1997 en Allemagne et disponible en version anglaise dès 1999, est une bonne nouvelle. Elle répare un manque et pourrait dénouer quelques malentendus ou idées reçues concernant “la subsistance” et la perspective écoféministe. Si, depuis sa première publication, de nouvelles générations sont nées, avec leurs combats, leurs grammaires, leurs attachements ; si la galaxie écoféministe est diverse, plus que jamais, l’emprise du capitalisme globalisé, l’obsession de la croissance et du progrès, la foi dans la technique salvatrice, la destruction systématique des conditions de la subsistance et la violence patriarcale nous étreignent. Le travail de longue haleine dont rend compte cet ouvrage relie concrètement ces différentes facettes d’un monde qui ne peut survivre qu’en accélérant le sacrifice du vivant.
La dimension historique de cet ouvrage, puisant à l’engagement des autrices situées au carrefour des mouvements écologistes, féministes et anti-coloniaux, rend cette publication d’autant plus précieuse pour penser et agir au présent. Le livre récent de Geneviève Pruvost, écrit dans la lignée du féminisme de la subsistance, celui d’Aurélien Berlan, inspiré de l’imaginaire révolutionnaire de la subsistance, l’attention renouvelée à des pratiques ancrées et anciennes de subsistance, l’irruption de nombreux collectifs et lieux articulant concrètement autonomie matérielle et réflexion politique, témoignent d’heureuses confluences et en redoublent l’intérêt.
Dès les années 1970, les autrices ont travaillé à élaborer une théorie globale de la subsistance, à partir de bases empiriques et de la réalité matérielle du monde, depuis le travail de subsistance des femmes, celui qui produit et protège la vie. Ce travail naturalisé est en effet devenu invisible : “Il apparaît comme un bien gratuit, une ressource gratuite tel l’air, l’eau ou le soleil, qui semble s’écouler naturellement du corps des femmes.“
Maria Mies, écrivaine et professeure de sociologie, fut une des initiatrices de l’approche écoféministe, dite de Bielefeld, avec Claudia von Werlhof et Veronika Bennholdt-Thomsen, sociologue et ethnologue, co-autrice de l’ouvrage. Leur souci permanent d’allier la théorie et la praxis, de relier la domination de la nature avec celle des femmes, de ne pas s’enfermer dans la recherche académique, s’exprime dans la forme du livre : chaque chapitre est précédé de récits, récits de lutte et récits de vie, puisant à des expériences et engagements, à des enquêtes, menées en Allemagne et dans plusieurs pays du monde, notamment dans ce qui était alors désigné comme Tiers Monde.
Elles se sont très tôt emparées de la critique de la science mécanique du XVIIème siècle et de l’idéal baconien de maîtrise technologique de la nature. Elles furent notamment inspirées par la philosophe écoféministe Carolyn Merchant, dont l’ouvrage a été traduit en France en 2022, soit quarante ans après sa traduction en Allemagne ! Ce refus du projet de maîtrise technologique de la nature et des humains ne les quittera pas. Alors que l’écoféminisme naît de femmes ayant lutté depuis les années 1970 contre l’armement atomique, la catastrophe de Tchernobyl en 1986 raffermit leur engagement contre l’énergie atomique, civile ou militaire.
Le choix d’une approche empirique et matérielle, l’ambition d’élaborer une théorie globale de la subsistance, les a confrontées dans les années 1980 à l’éclosion de la pensée post-moderniste de ces années-là, en particulier à celle de Jean-François Lyotard. Si elles partagent avec ces courants la critique de la rationalité instrumentale, elles ne la situent pas d’un point de vue seulement théorique et abstrait ; elles le font depuis leurs expériences concrètes et les enquêtes qu’elles mènent face “à la violence patriarcale, au militarisme, aux technologies nucléaire et génétique, bref à partir du rejet de l’hubris cartésien, cette prétention démesurée qui constitue un paradigme épistémologique basé sur la domination de l’homme sur la nature et sur les femmes“.
La conquête d’espaces non capitalistes et la destruction des sociétés de subsistance traditionnelles sont la condition de l’expropriation et de l’accumulation sans fin du capital, autrement dit de la croissance infinie.
Geneviève Azam
Tout en critiquant l’économisme marxiste et plus globalement la modernité industrielle, elles refusent la posture post-moderniste faisant de la nature et de l’histoire réelle des constructions culturelles, linguistiques ou narratives, sans base matérielle. Sur le plan académique, elles ont vécu ces années 1980-1990 comme celles de la domination des courants post-modernes et la marginalisation de la perspective matérialiste de la subsistance. Jusqu’au material turn des années récentes, au refus plus affirmé du dualisme opposant la matière et l’esprit en ce qu’il désanime la matière pour idéaliser l’esprit. Tournant matérialiste ravivé par la catastrophe écologique, l’accélération extractiviste et coloniale, par le retour brutal de la “nécessité”, de la matérialité de nos mondes.
FACE À LA RELIGION DE LA CROISSANCE, RECONQUÉRIR ET REVENDIQUER LA SUBSISTANCE
L’idée de subsistance, dans la modernité industrielle, est associée à la pauvreté, à l’arriération, à la pénurie, voire à la survie biologique. Par extension, elle renvoie au “sous-développement”, à une croissance empêchée et retardée. Dans le sillage de l’anthropologue Marshall Sahlins, les autrices déconstruisent cette vision, reposant sur le mythe d’une rareté intemporelle des ressources – fondant aussi bien l’économie capitaliste que les utopies marxistes et socialistes – rareté jointe à des besoins humains naturellement illimités. Cette idéologie économiste, outre qu’elle justifie la productivité industrielle comme seule voie pour résoudre cette tension et combler l’écart de “développement”, dévalorise les économies de subsistance des peuples non industrialisés.
En ce point, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen revendiquent l’héritage de Rosa Luxemburg, qui, contrairement à Marx et Lénine, ne fait ni de “l’accumulation primitive” ni de l’impérialisme des moments du développement capitaliste, mais son essence même : la conquête d’espaces non capitalistes, la destruction des sociétés de subsistance traditionnelles, est la base, la condition de l’expropriation et de l’accumulation sans fin du capital, autrement dit de la croissance infinie. Ce faisant, elles s’opposent à la structure coloniale du capitalisme. En détruisant la capacité de survie des personnes, le capitalisme s’assure de leur dépendance au capital, notait également Ivan Illich dans son ouvrage Le travail fantôme, également mis à contribution.
Quand il est intériorisé par les peuples colonisés ou par les femmes, qui se trouvent aux avant-postes de la subsistance, cet imaginaire est à la source d’une dévalorisation de soi, d’une dépréciation des activités vitales devenues “corvées” et dont il faudrait se délivrer, de l’attente toujours déçue d’un rattrapage de développement accordé d’en haut, d’un “consumérisme de rattrapage”.
La destruction des conditions de la subsistance fut méthodiquement organisée après 1945 en même temps que s’imposait le paradigme du “développement” : devenu synonyme de civilisation, le développement, comme idéologie et comme pratique, assimile les activités quotidiennes de subsistance à des survivances passéistes “freinant” le progrès. Ce mouvement d’expropriation s’est accéléré et approfondi depuis les années 1980 avec la globalisation, les traités de libre-échange, auxquels les autrices se sont vigoureusement opposées, en lien avec des mouvements résistants des femmes du Sud global. Des récits précieux de ces luttes pour la subsistance accompagnent le travail théorique des autrices.
La perspective de la subsistance, construite à partir de données collectées depuis les expériences de femmes du Sud, renverse la table dressée par “le patriarco-capitalisme” globalisé : “Nous voulons débarrasser la perspective de la subsistance du stigmate véhiculé par le discours progressiste qui lui colle encore à la peau. Nous voulons insister sur le fait que c’est nous, le peuple, qui créons et entretenons la vie, et non l’argent et le capital. C’est cela la subsistance». Les politiques paternalistes d’empowerment des femmes, qui accompagnent l’accélération de la destruction des bases matérielles de leur pouvoir, les privent de la joie de l’autonomie.
Cette perspective, qui relie intrinsèquement le féminisme et la question coloniale, ne s’arrête pas aux pays dits en voie de développement : “Ça ne peut être une perspective nouvelle que si elle est également valable pour les pays et classes que l’on dit développées“. La croissance, l’industrialisation, la productivité, ces piliers des économies capitalistes et industrielles s’opposent à l’autonomie matérielle et politique, détruisent les activités de subsistance et assurent la domination patriarcale: “En étudiant l’économie réelle, nous constatons que cet article de foi en la croissance infinie de la productivité est un mythe masculin eurocentrique“.
C’est pourquoi nous avons appelé toutes ces parties de l’économie cachée, à savoir la nature, les femmes et les peuples et territoires colonisés, les colonies de l’homme Blanc. Homme blanc désigne ici le système industriel occidental.
Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen
L’analyse du capitalisme, menée à partir du patriarcat et de la colonisation, s’enrichit de la notion de housewifization, forgée en Inde par Maria Mies. Cette notion désigne le processus de domestication propre au capitalisme industriel qui a abouti à l’invention de la femme au foyer au XIXème siècle. Mais elle ne s’y réduit pas. Se trouvent enrôlées dans ce mouvement “les femmes qui font un travail salarié à domicile, les travailleurs agricoles, les paysans, les petits commerçants et les ouvriers travaillant dans les usines du Sud“. Finalement la housewifization concerne l’ensemble du travail de subsistance des sociétés, travail précarisé et flexible, exercé dans des conditions de domesticité proches du travail des femmes au foyer et que le capitalisme rêve d’universaliser. L’extinction du travail vivant par le travail mort, contenu dans les machines et infrastructures, renforce encore ce processus et conduit à l’invisibilité de millions de travailleurs et surtout de travailleuses.
L’analyse du travail de subsistance montre que la domination n’y joue pas sur les mêmes ressorts que pour le travail salarié standard. L’exploitation y est calquée sur celle de la nature, considérée comme un stock de ressources gratuites et inépuisables, violemment accaparées : “C’est pourquoi nous avons appelé toutes ces parties de l’économie cachée, à savoir la nature, les femmes et les peuples et territoires colonisés, les colonies de l’homme Blanc. Homme blanc désigne ici le système industriel occidental“. Ainsi, le capitalisme exploite davantage de travail que le travail salarié proprement dit.
Le marxisme, en considérant comme premiers et fondateurs les rapports entre travail salarié et capital, s’est consacré à la partie émergée de l’iceberg et a ignoré la production de subsistance. Seul le travail salarié y mérite le nom de travail, les activités non salariales relevant d’une sphère “pré-capitaliste” ou bien de processus naturels, d’une sphère de la “reproduction”. De ce fait, elles disparaissent de la sphère sociale et deviennent invisibles. Dans une perspective de la subsistance, ces activités ne relèvent pas de la “reproduction”, elles sont une production : “Production et reproduction ne sont ni séparées ni superposées. Dans une économie morale en grande partie basée sur le régime des biens communs, aucun des dualismes qui mettent en scène des notions que l’on oppose et que l’on hiérarchise ne peut se maintenir“.
UNE POLITIQUE DE LA SUBSISTANCE
La perspective de la subsistance est une perspective politique. Il ne s’agit ni d’un modèle théorique abstrait, ni d’un nouveau modèle ou système économique prêt à l’emploi, ni d’une perspective de développement durable, laissant intacte la culture de la croissance. Une société de subsistance défend la vie au lieu de l’accumulation d’argent mort. Elle se construit par le bas, sans le recours aux avant-gardes et à des pouvoirs qui “naîtraient des canons et des fusils“.
Dans une société de la subsistance, l’économie est un sous-système de la société et non l’inverse, elle est aussi un sous-système dépendant de la Terre et des autres créatures terrestres.
Geneviève Azam
L’économie de la subsistance est centrée sur l’élaboration de valeurs d’usage. Cette économie ressemble, écrivent les autrices, à l’antique oïkonomia des Grecs, mais sans l’esclavage et le patriarcat. Elle est une “économie morale”, selon la notion forgée par l’historien britannique Edward P. Thomson, à propos de l’éthique des communautés paysannes, ou encore par l’anthropologue James Scott à propos de l’éthique de la subsistance et des résistances quotidiennes des paysans. Cette économie morale n’a rien à voir bien sûr avec la fiction d’une réconciliation a posteriori de l’éthique et de l’économie, quand l’économie s’est préalablement affranchie de toute éthique, de toute norme extérieure, pour pouvoir se tourner vers l’accumulation infinie de valeurs marchandes et un extractivisme forcené et sans limite.
Dans une société de la subsistance, l’économie est un sous-système de la société et non l’inverse, elle est aussi un sous-système dépendant de la Terre et des autres créatures terrestres : “La notion de subsistance exprime aussi la continuité entre la nature qui nous environne et celle qui est en nous, entre la nature et l’histoire, et le fait que dépendre du domaine de la nécessité ne doit pas être vu comme une malchance et une limitation, mais comme une bonne chose et comme la condition préalable à notre bonheur et à notre liberté“. Les autrices s’éloignent là encore de conceptions “progressistes”, finalement idéalistes en ce qu’elles pensent l’émancipation et la liberté indépendamment de leurs conditions matérielles.
Une économie de la subsistance est incompatible avec une économie mondialisée, elle n’est envisageable qu’à plus petite échelle et de manière décentralisée. Incompatible donc aussi avec l’obsession de la productivité qui exige la centralisation et la concentration en vue d’économies d’échelle, ainsi que la mobilisation technologique. Incompatible avec le Marché comme principe d’organisation des sociétés, une telle économie est adossée à des marchés concrets, les marchés-rencontre de Karl Polanyi, sur lesquels s’échangent des biens de subsistance et des liens, tels les nombreux marchés organisés par les femmes partout dans le monde. Contrairement aux canons économiques séparant production et circulation des produits, y compris ceux du marxisme, ces places de marché ne relèvent pas de la “sphère de la circulation” des produits, ils participent du processus de la production de subsistance.
Réinventer les communs signifie recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’éco-régions ou de domaines de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence.
Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen
Enfin, cette économie repose sur les communs, auxquels les autrices consacrent des pages passionnantes. Très tôt, dès 1992, elles font la critique des thèses de G. Hardin et de son article à succès La tragédie des communs (1968). G. Hardin est pour elles représentatif de l’idéologie patriarcale, en ce qu’il vise à identifier le mode de vie “patriarcal-capitaliste” à un mode de vie humain et universel. Les communs, dont elles se revendiquent précocement, n’ont rien à voir avec les “Biens publics globaux” ou autres Biens communs de l’humanité, déclinaisons d’une partie des thèses de G. Hardin, qui préconisait soit un pouvoir centralisé pour gérer les communs, soit leur transformation en propriété privée.
Les communs dans une société de subsistance sont le fruit de communautés de base. Réinventer les communs signifie “recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’éco-régions ou de domaines de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence“. La critique de la séparation entre la production et la consommation leur a permis de théoriser précocement les “communs négatifs”, dont les déchets sont une illustration parfaite. Un beau texte écrit par Maria Mies restitue ce cheminement de pensée : “Et puisque la production de la vie n’est plus enracinée dans un ensemble vivant et interconnecté, dans un écosystème avec ses cycles et ses symbioses organiques, dans sa longue association avec la communauté humaine et sa culture, mais qu’elle est au contraire coupée et séparée des autres êtres organiques (végétaux, animaux, microbes), il est impossible de respecter ses restes et de les considérer comme partie intégrante du processus vital. Ils deviennent des déchets“. Déchets massivement exportés vers les sociétés du Sud, notamment pour les plus toxiques.
LA SUBSISTANCE N’EST PAS LA “SPHÈRE DE REPRODUCTION” DE L’ORDRE PRODUCTIVISTE
La production de subsistance passerait donc avant la production de marchandises et le travail salarié ne serait plus le centre du travail dit “productif” : “Au lieu d’être axée sur le travail salarié, l’économie serait axée autour d’un travail qui soit matériellement et socialement utile, autonome et déterminé par la société elle même“. Elle s’origine dans l’économie paysanne, encore présente grâce aux travail des femmes paysannes mais en grande partie détruite par l’expansion capitaliste : “Nous devons donc rappeler ces vérités fondamentales : la vie vient des femmes et la nourriture vient de la terre“. Pour autant, il ne s’agit pas de prôner un retour pour toutes et tous à la campagne, la perspective de la subsistance est aussi possible et nécessaire dans les villes.
Le livre fourmille d’expériences urbaines et de réflexions politiques qui, plus de vingt-cinq ans après sa publication, restent brûlantes : “N’avons-nous affaire qu’à une gestion de crise temporaire, à des tentatives de survie dans les ruines des systèmes industriels capitaliste et socialiste“, se demandent-elles, craignant que les expériences de subsistance ne servent finalement qu’à “subventionner le système capitaliste comme le fait le travail des femmes, des petits paysans, le travail de survie dans le secteur prétendument informel, mais sur une base plus large“. Ne peut-on craindre un nouveau cycle d’accumulation construit sur les ruines de la subsistance ? La réponse à ces questions dépend de la capacité acquise pour rompre avec la dépendance au capital, avec pour principe “la production et la reproduction de la vie“.
Certaines de ces formules pourraient laisser penser à des biais économistes, empruntant encore au lexique de la “production-reproduction”, non pas cette fois du point de vue du capital mais du point de vue de la vie. Le capitalisme s’est déjà largement emparé de la production et reproduction de la vie, avec une bio-économie armée de bio-technologies qui détruisent les capacités d’autonomie et leurs conditions matérielles. Les autrices échappent à ce biais en faisant une critique forte de l’assimilation de la subsistance à la “sphère de la reproduction” et de sa naturalisation : “C’est précisément parce que la main d’œuvre vivante n’est pas une ressource naturelle, précisément parce qu’elle n’est pas cet élément intangible nécessaire à la production tangible que nous ne faisons pas référence à ce processus sous le terme de reproduction“. La perspective de la subsistance déconstruit le dualisme production-reproduction qui reconduit la centralité de la production.
Je voudrais ici souligner la puissance de cette perspective écoféministe de la subsistance. Dès les années 1970, elle a permis, empiriquement et théoriquement, de s’en prendre aux piliers du techno-capitalisme et de son expansion, la croissance, le développement, le mirage techno-industriel, alors que la mise en cause de ces catégories était presque unanimement considérée comme réactionnaire et contraire au progrès.
SUBSISTANCE, FÉMINISME ET ÉCOFÉMINISME
Il peut sembler paradoxal d’en venir plus spécifiquement au féminisme, alors que l’ensemble du propos concernant la perspective de la subsistance, les analyses et les intuitions majeures contenues dans ce livre sont le fruit de réflexions et d’engagements croisés entre féminisme, écologie, dé-colonialisme. Pourtant, le dernier chapitre du livre concerne bien la libération des femmes et la perspective de la subsistance.
Dès les années 1970 les autrices se sont opposées à un glissement du féminisme vers la seule conquête de l’égalité des droits, visant moins à l’abolition du patriarcat et du système de domination tout entier qu’à permettre aux femmes de jouer un rôle égal dans le système : “C’est pour cette raison qu’elles voulaient être à égalité non avec des hommes inférieurs (par exemple les paysans dans les colonies ou les hommes pauvres dans les sociétés blanches), mais avec les hommes blancs privilégiés, supérieurs“. Ainsi s’explique également le succès de la notion d’empowerment, devenue mantra des institutions internationales, et qui efface le pouvoir acquis par les femmes dans des formes souvent modestes mais puissantes d’activités autonomes et solidaires.
La science et la technologie ne sont pas neutres. Dans une perspective de subsistance, la science et la technologie devront suivre la logique de la subsistance, qui n’est pas une logique d’accumulation.
Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen
Le rejet de la société techno-industrielle, et non le rejet de la technique en tant que telle, traverse cette perspective. Ce fut également – et cela reste – un sujet de débat parmi les féministes : “La critique récurrente qui nous est adressée selon laquelle la subsistance est anti-technologie passe à côté d’une idée centrale, à savoir que la logique d’un système de production est inséparable de sa science et de sa technologie. La science et la technologie ne sont pas neutres. Dans une perspective de subsistance, la science et la technologie devront suivre la logique de la subsistance, qui n’est pas une logique d’accumulation“.
Elles déconstruisent le fétichisme vis-à-vis de la technologie, par exemple celui qu’exprimait André Gorz à la fin des années 1980 en voyant dans la subsistance un “retour à des modes pré-industriels de production du nécessaire“, et en misant sur la production high-tech, supposément immatérielle. Celui aussi de courants ou sensibilités féministes qui font des technologies génétiques un moyen de s’émanciper du corps féminin et reproduisent ainsi le dualisme entre corps et esprit, nature et culture. Le mépris pour le corps féminin, voire le mépris ou la condescendance vis-à-vis des mères, sont pour les autrices “une des raisons pour lesquelles la puissance originelle du mouvement féministe a perdu son élan” . Le féminisme de cette école est un féminisme matérialiste. Il s’oppose tant à un féminisme idéaliste, réduit à des politiques d’équité, qu’à un féminisme culturel, centré sur la déconstruction des valeurs et représentations patriarcales, ou encore sur des récits cultivant le détachement par rapport à la subsistance, dans l’espoir encore de s’en délivrer.
Leur féminisme est un écoféminisme. Engagées dans le mouvement écologiste, elles lient la domination de la nature à la domination des femmes, naturalisées comme le furent et le sont encore les “colonies” du capital. Précocement, elles déconstruisent le dualisme entre la nature et la culture, non pour les fusionner dans une nature-culture, mais pour mettre à jour des interdépendances, des continuités, des appartenances communes. Écoféministes aussi quand les femmes ne sont plus seulement considérées comme victimes passives de la division patriarcale du travail mais qu’elles revendiquent “subjectivement et avec insistance le caractère positif de leur travail pour la création et la perpétuation de la vie, même si ce travail était dévalorisé par le capital“. Au lieu de se libérer d’une nature qui leur serait hostile, d’un corps hostile, les femmes expérimentent leur proximité avec la nature : ce n’est pas une malédiction, c’est au contraire ce que devraient expérimenter les humains dans leur ensemble pour construire des mondes habitables.
Au sein des débats académiques, dans lesquels les autrices ne souhaitent pas enfermer l’écoféminisme, une telle perspective a été souvent écartée, jugée comme essentialiste, “nouveau péché originel”, attribué à l’écoféminisme en général. D’autant plus que Maria Mies a publié un livre sur le sujet avec l’écoféministe indienne Vandana Shiva, dont la parole politique est parfois ensevelie sous son assignation à l’essentialisme. Le retard de la traduction en France de l’ouvrage de Maria Mies et Veronika Bennhold Thomsen a certainement quelque chose à voir avec cela et il faut remercier les Éditions de la Lenteur pour cette traduction et publication. Pourtant, le processus de naturalisation et de biologisation des femmes dans le patriarcat et dans le capitalisme est maintes fois déconstruit dans leurs approches. C’est à la conception de la masculinité ou de la féminité comme simple construction culturelle qu’elles s’opposent. Elles y lisent notamment le retour d’un dualisme hiérarchique entre nature et culture qu’elles s’attachent précisément à déconstruire.
Vingt-cinq ans après la parution de ces travaux, écrits dans les années 1980-1990, et alors que les menaces qui pèsent sur les milieux de vie saccagés sont vécues et ressenties, y compris désormais dans les pays “développés”, que les violences sexistes et coloniales redoublent, ce débat académique infini, apparaît coupé des nombreuses pratiques émergentes. L’écoféminisme s’incarne concrètement dans des manières diverses de faire communauté, de faire monde et d’habiter la Terre. Il est traversé d’approches théoriques, d’histoires politiques, d’expériences et de sensibilités différentes, parfois conflictuelles. Il importe d’en tenir tous les fils, selon l’expression d’Émilie Hache, pour lui garder la puissance subversive d’une culture politique qui fait de la reconnexion à la nature non pas un retour ou une assignation à la nature, mais “un acte de guérison et d’émancipation“. La perspective écoféministe de la subsistance est peut-être une trame faisant tenir tous ces fils.
EAN9791095432340
MIES Maria, BENNHOLDT-THOMSEN Veronika, La subsistance, une perspective écoféministe (La lenteur, 1997, 2022). L’écoféminisme est une proposition théorique et politique élaborée depuis près de cinquante ans. Dès les années 1970, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen analysent l’industrialisation comme un vaste processus de destruction de la subsistance. A partir de l’attention à l’ensemble des activités vitales du quotidien, elles relient colonialisme, domination de la nature et des femmes. Ce faisant, elles nous aident à mieux comprendre la domination capitaliste et patriarcale et ouvrent des voies politiques fécondes.
Jacques Kriekels est né à Liège en 1918 et décédé à Saint-Nicolas en 1985. Il étudie le violon classique puis, en 1934, il découvre les orchestres jazzy sur les ondes de l’I.N.R. Il fait la rencontre de Victor Ingeveldt : séduit par son jeu, il passe au saxophone. Il entre en 1935 comme premier alto dans l’orchestre de Gene Dersin, à Liège ; dès cette époque, il joue indifféremment du saxophone ténor, de l’alto et de la clarinette. Il écoute assidûment tous les disques de jazz qu’il peut trouver et, en s’en inspirant, se lance dans l’improvisation.
En 1938, il remporte la coupe du meilleur ténor au Tournoi des Beaux-Arts, à Bruxelles, et entre dans l’orchestre de Lucien Hirsch, à Liège. Il sera l’un des premiers musiciens belges à s’intéresser au jeu de Lester Young (le soliste le plus “actuel” à ce moment-là) et à lui emprunter des idées. Au début de la guerre, il travaille un temps dans l’orchestre de Gaston Houssa, puis, allergique au show qui caractérise celui-ci, revient chez Gene Dersin. Kriekels se crée une réputation en tant que soliste de la formation de Dersin avec laquelle il enregistre nombre de 78 tours. Il grave aussi quelques acétates avec un petit orchestre. Entretemps, il initie le jeune Bobby Jaspar à la clarinette.
A la Libération, il devient professionnel et suit Dersin à Bruxelles pour un contrat à l’A.B.C. Il écrit de nombreux arrangements. De 1945 à la fin de la décennie, il joue et enregistre avec Léo Souris, Eddie de Latte, Joe Lenski, Robert de Kers, Fud Candrix, etc. Il est à ce moment-là considéré comme une des vedettes de l’alto et comme un des meilleurs solistes. En 1951, semi-retraite : il revient à Liège pour jouer dans les formations de Fernand Lovinfosse, Paul Franey, Jean St-Paul, etc. Mais, à nouveau déçu par la musique alimentaire pratiquée par ces formations à partir d’une certaine époque, il arrête complètement la musique.
Jacques Kriekels continue néanmoins à suivre l’évolution du jazz sur disque. En 1974, à l’âge de la prépension, il se rachète un saxophone et se remet à jouer ; quelques années plus tard, il remontera même un éphémère quartette et participera aux débuts du Jazz à Liège. Puis, pour des raisons de santé, il est obligé d’arrêter à nouveau, définitivement cette fois. Il est emporté par la maladie en 1985.
Au lendemain de la première guerre mondiale, deux projet distincts, inspirés par la reconnaissance, ont été élaborés simultanément. En se conjuguant, ils ont donné naissance au Monument Interallié et à l’église du Sacré-Cœur qui forment à Cointe un ensemble monumental bien connu des Liégeois.
Suivons d’abord la genèse du Monument Interallié. Au lendemain de la paix retrouvée, on voulut rendre un hommage collectif à la gloire des soldats alliés. Un vœu fut émis en ce sens lors du premier congrès de la Fédération Interalliée des Anciens Combattants (F.I.D.A.C.) en 1921. Deux ans plus tard, un congrès semblable réuni à Rome s’enthousiasma pour le projet et en confia l’exécution à une nation ayant été particulièrement éprouvée par le conflit et qui en fut la première victime : la Belgique. Un comité interallié fut constitué et confié à la Princesse Jean de Mérode, présidente de la Fédération Nationale belge des Combattants. Le comité projeta d’édifier un monument commémorant la collaboration des alliés pendant la guerre, à Liège, ville qui subit en 1914 le premier choc de l’invasion. On pensa construire à Fétinne ce “Mémorial Interallié” qui devait faire renaître la solidarité internationale sur le terrain de la charité. Le Mémorial devait contenir un musée de la charité internationale pendant la Grande Guerre.
Pendant ce temps, dans les milieux catholiques, on élaborait un autre projet. Depuis longtemps, on avait décidé d’ériger un mémorial au Sacré-Cœur de Jésus pour la protection dont avait joui le Pays de Liège pendant les dures années de l’occupation. Il ne fut d’abord que d’une statue monumentale à placer au plateau de Cointe. On parle ensuite d’ajouter une chapelle qui prit bientôt les proportions d’une église et qu’on appela prématurément “basilique.”
C’est l’abbé de Fooz, curé de Roloux, qui fut le promoteur du projet de monument religieux. L’Évêque désigna Cointe comme site : ainsi l’église servirait en même temps d’église paroissiale. Jusque là, en effet, la paroisse Notre-Dame de Lourdes de Cointe ne disposait que d’une chapelle provisoire située rue du Chéra. L’élaboration du projet fut donc confiée à la Fabrique d’Eglise, institution responsable dans la paroisse du lieu de culte. Cette Fabrique est soumise à une législation très stricte. Les démarches entreprises par le Conseil de Fabrique se heurtèrent à tant de difficultés administratives que celui-ci renonça au projet qui fut dès lors pris en charge par une association privée érigée le 14 novembre 1923 : l’A.S.B.L. “Monument Régional du Sacré-Cœur“. A la fin de la même année, l’A.S.B.L. acheta le château Saint-Maur et les propriétés voisines.
De ce temple dédié au “Prince de la Paix”, on voulait faire un centre vivant de dévotion eucharistique et un centre diocésain de la dévotion au Sacré-Cœur. Ces deux projets fusionnèrent dès le moment où les responsables du “Monument Interallié” apprirent qu’un comité liégeois se proposait d’ériger une grande église régionale et un centre de pèlerinage à Cointe. Les deux monuments n’en feront qu’un seul qui comportera un élément civil et patriotique, le Monument Interallié, et un élément religieux, l’église du Sacré-Cœur.
Les comités réunis approuvèrent le projet de construction qui avait remporté le concours ouvert pour la circonstance. Il était l’oeuvre de l’architecte anversois Jos. Smolderen, auteur d’un autre monument à Zeebruges.
2. Les travaux
Lors de la pose de la première pierre du futur monument, on ne pensait encore qu’à la construction de la statue du Sacré-Cœur. La pierre en question est conservée dans la chapelle latérale dédiée à Saint-Maur. Elle porte une inscription : “Au prince de la Paix, le pays de Liège reconnaissant. Le 21 juin 1925, Sa Grandeur, Mgr Rutten, Évêque de Liège, d’Eupen et de Malmedy, posa solennellement le première pierre de ce monument.“
l.’ouverture des soumissions pour les travaux eut lieu au château Saint-Maur, l’actuel Castel, le 8 septembre 1931. Un devis estimatif parlait de 4.600.000 francs. La construction de l’église fut confiée d’abord à la firme S.A. Hallet et Poismans. Elle fut poursuivie par la S.A. Poismans et Cie, alors que l’entreprise Hallet travaillait au Mémorial. En effectuant les déblais pour les fondations de l ‘église, on ne fut pas peu surpris de trouver une demi-douzaine de puits de mine de quelque 90 cm de diamètre. On se trouvait sur l’emplacement d’une ancienne houillère, vieille de 2 à 3 siècles, dont l’administration des mines ignorait l’existence.
La consolidation du terrain a été réalisée par l’injection de ciment. Il fallut amener 250 camions de 2.000 kg de ciment. Ce travail d’injection dura un an et consomma une part des fonds rassemblés pour le monument. Ainsi, les assises de l’église reposent sur un formidable bloc de béton. L’ossature de l’église n’est pas construite en béton armé. L’élévation et les piliers sont en maçonnerie de briques. Les pierres du revêtement extérieur sont celles dites Mézangères, appelées communément pierres de France. Les hourdis de la crypte, les linteaux intérieurs, la voûte supérieure et la coupole extérieure sont en béton armé.
Malheureusement, le bâtiment est resté inachevé. En effet, autour de l’espace central, sous la grande coupole, on prévoyait deux grandes chapelles et deux portails monumentaux. Une seule des grandes chapelles qui devaient rayonner autour de la coupole a été construite : c’est le chœur. L’autre chapelle, de même que les deux entrées monumentales, n’ont pas été réalisées parce qu’on manquait d’argent. Une maquette exposée dans l’église permet de voir comment devait se présenter l’édifice initialement prévu.
Ceci explique que trois pans de l’enceinte ont été fermés (on espérait la chose provisoire) par des parois élevées en maçonnerie de briques rouges recouvertes de cimentage. Deux porches que l’on croyait aussi provisoires ont été construits en maçonnerie et recouverts de cimentage. Les aménagements intérieurs n’ont pas été effectués à cause du manque de fonds.
3. L’inauguration
Nous nous intéressons principalement à ce qui concerne l’église du Sacré-Cœur. A titre d’information complémentaire, nous mentionnons ce qui concerne d’autres éléments faisant partie de l’ensemble monumental de Cointe.
Le 22 mars 1936, dimanche du Laetare, la paroisse N.-D. de Lourdes assiste à la bénédiction solennelle de la nouvelle église paroissiale dédiée au Sacré-Cœur, Prince de la Paix. Cette bénédiction a été donnée par Mgr Simenon, vicaire général, assisté par l’abbé Claessens, curé, et de Mgr de Gruyter, ancien curé de la paroisse. Cette bénédiction marquait l’ouverture de la nouvelle église au culte.
La consécration de l’église, qu’on appelle aussi “dédicace”, eu lieu le vendredi 19 juin 1936, jour de la fête du Sacré-Cœur, par Mgr Kerkhofs, Évêque de Liège. L’inauguration du Monument Interallié a eu lieu le 20 juillet 1937. Elle fut présidée par le Roi Léopold III en présence du Prince Charles, du Maréchal Pétain, du Maréchal Earl of Cavan et de la Princesse de Mérode. Le monument aux morts de Cointe, plaque commémorative fixée sur le mur extérieur de l’église face à la tour votive, a été inauguré le 17 juillet 1938.
4. Style et dimensions
De style néo-byzantin, l’église est couverte d’un dôme central à lanterne supporté par huit double colonnes. Des chapelles occupent les absidioles greffées autour du plan circulaire. La coupole est formée par trois éléments superposés :
une coupole intérieure de forme ovoïdale percée à la partie supérieure ;
un cône intermédiaire ;
la coupole extérieure de forme sphérique, absolument indépendante des autres. Cette coupole est légère : elle n’a que 8 cm d’épaisseur.
L’église a 84 m de façade. La hauteur totale de l’édifice est de 54 m (la tour votive du Monument Interallié a 75 m).
La hauteur sous la coupole intérieure : 35 m ;
La hauteur sous la coupole extérieure : 42 m ;
Le diamètre de la coupole intérieure : 25 m ;
Le diamètre de la coupole extérieure : 28 m ;
Le diamètre de la lanterne : 8 m 50 ;
Le poids total des matériaux employés : 25.000 tonnes.
5. Meubles et décoration
Le Sacré-Coeur en marbre blanc de Carrare placé à l’ intérieur de l’église sur un socle imposant en face de l’entrée est la reproductionn faite par Karel Weirich d’un Sacré-Coeur sculpté pat son père : Ignace Weirich (1856-1916). L’original est à Rome.
La statue de Saint Maur provient de la chapelle dédiée au saint dans la rue portant son nom. C’est Saint Maur abbé (il porte la crosse). Il y a eu incontestablement confusion entre l’abbé angevin et l’obscur ermite hutois vénéré à Cointe. C’est devant le statue de l’abbé que prient ici les fidèles. L’oeuvre semble dater du 17e siècle. La polychromie est neuve.
Le Christ en croix surmontant le tabernacle du maître-autel est l’oeuvre du céramiste cointois Dominique Harzé. Dès 1935, la Pologne préparait l’aménagement décoratif et l’ameublement de la chapelle dédiée à la Vierge de Czestochowa.
Les fonts baptismaux, fixés dans le baptistère, sont faits d’une cuve en marbre sur pied.
Les orgues sont les dernières orgues de cirque construites par Kerckhoff de Bruxelles en 1905.
Les vitraux sont plus tardifs.Les trois vitraux du chœur honorent le Sacré-Cœur. Celui du centre est dédié au Sacré-Cœur, Prince de la Paix. Celui de gauche évoque le cœur transpercé de Jésus. Celui de droite montre le disciple bien-aimé s’appuyant sur le cœur de Jésus. Ils sont l’oeuvre de G. Steger et de J.Colpaert qui les ont réalisés en 1953.
D’autres vitraux ornent la chapelle saint-Maur. Ils sont des hommages rendus à des enfants de la paroisse morts au service de la patrie ou de l’église : Michel Nève de Mévergnies (1943) ; Albert Forgeur (196l) ; Maurice
Hauterat (1944). D’autres ouvrages récents ornent le chœur : les grilles en fer forgés. Les confessionnaux sont aussi en fer forgé.
La crypte est décorée de trois mosaïques dues à J. Osterrath et placées en 1938. La mosaïque centrale faisant effet de retable représente des anges en adoration, celle de gauche représente N.D. de Lourdes, celle de droite Sainte Bernadette, la voyante de Lourdes.
6. La visite
Tout a été conçu pour faciliter la visite de l’ensemble du bâtiment. Un escalier monumental, situé derrière l’autel, donne accès au balcon qui surplombe le choeur. D’autres escaliers donnent accès aux deux balcons situés à l’arrière du bâtiment. Des escaliers aménagés dans les deux clochetons N-E conduisent vers la galerie, le promenoir à la base du dôme. Le visiteur ayant gravi les 85 marche peut circuler à son aise dans le promenoir long d’environ 100 m et situé à une hauteur de 42 m. Dans la galerie, 40 baies sont ouvertes dans la paroi extérieure permettant à celui qui circule dans la galerie de découvrir le plus beau panorama ininterrompu de Liège et de sa banlieue. Par des fenêtres donnant vers l’intérieur, le visiteur peut, de la galerie, voir l’église de haut.
Depuis la galerie, on accède à la lanterne couronnant le dôme par l’escalier de 91 marches posé en colimaçon entre la voûte intérieure et la coupole extérieure. Cet escalier en béton armé encastré sur les parois des coupoles intérieure et moyenne, permet l’accès facile au balcon qui couronne la coupole extérieure. Depuis ce point élevé le visiteur a une vue impressionnante du panorama. La montée vers la lanterne par l’espace. situé entres les coupoles impressionne le visiteur et lui donne une idée saisissante des dimensions du bâtiment.
7. Une basilique ?
La dénomination de “basilique” donnée à une église ne tient pas à son architecture et ne dépend pas de la volonté de ceux qui l’ont construite. Il s’agit d’un titre décerné à l’édifice par l’autorité ecclésiastique qui veut honorer le sanctuaire. Pour comprendre le sens et l’origine de ce titre, il est utile de faire un peu d’histoire.
Dans l’antiquité romaine, on qualifiait de royal un édifice imposant. Le terme basilique, d’origine grecque (“basilikos”, du mot “basileus” qui veut dire “roi”), fut employé par les seuls latins pour désigner une grande salle. On appela “basiliques” principalement les édifices publics civils qui servaient de marché ou de palais de justice.
Les chrétiens des deux premiers siècles ne semblent pas avoir eu d’édifices réservés à leurs assemblées. Leurs réunions avaient lieu dans des maisons privées. Au troisième siècle, certaines maisons, devenues propriété de la communauté, servirent de lieu de rassemblement. La croissance de la communauté amena les chrétiens à construire non seulement des maisons ordinaires servant d’église, mais de grandes salles du genre des salles publiques connues à l’époque. Quand les chrétiens construisirent des édifices religieux adoptant le dessin et les proportions de la basilique civile, on parla de basiliques chrétiennes. Celles-ci se caractérisaient par la forme basilicale, c’est-à-dire une grande surface rectangulaire couverte d’une charpente que supportaient des rangées de colonnes parallèles à un côté.
Le titre de “basilique”, resté longtemps imprécis a été finalement conservé par certaines églises qui étaient plus connues à cause de leur antiquité, de leurs dimensions ou de leur célébrité. A partir du 16e siècle, les papes ont donné le nom de “basilique” à des églises qui ne jouissaient pas d’elles-mêmes d’une longue antiquité et d’une grande célébrité. La législation ecclésiastique plus récente dit : “Aucune église ne peut être honorée du titre de basilique sinon par la permission apostolique ou par une coutume immémoriale.” Trois insignes sont remis à une église élevée au rang de “basilique” : le pavillon, grand parasol fait de bandes de soie alternativement rouges et jaunes ; la clochette fixée au sommet d’un bâton ; la chape violette dont se vêtent les chanoines si la “basilique” a un chapitre.
L’église du Sacré-Coeur à Cointe n’a pas été honorée du titre de basilique. C’est donc prématurément que les promoteurs de l’église ont parlé de “basilique” et c’est erronément que certains l’appellent ainsi.
[ACADEMIA.EDU, 2023] Si le mois de juillet 1900 marque la fin de la dernière année académique du XIXe siècle, pour Paula DOMS, jeune femme qui vient d’avoir 22 ans le 15, ce mois de juillet lui apporte tous les espoirs d’une brillante carrière : elle est la première femme à avoir conquis le titre de docteur en sciences physiques et mathématiques à l’université libre de Bruxelles.
Sa famille
En septembre 1876, Émile DOMS avait été désigné pour enseigner les langues germaniques à l’Athénée Royal de Mons. Originaire de Mechelen, il était le cadet d’une famille de huit enfants ; il était né le 22 mai 1851 de père et de mère cultivateurs à Muizen : Corneille et Anne Catherine STEVENS.
L’année suivante, le 18 août 1877, Émile avait épousé Elisa THAON, fille d’Henri et d’Apoline BALTUS.
Au moment de son mariage, le 23 mars 1845, Henri THAON était directeur à l’école primaire supérieure du gouvernement à Jodoigne ; c’est là que naîtront ses quatre premiers enfants ; cinq autres naîtront à Aarschot où Henri THAON avait été nommé directeur d’école moyenne en 1852 ; il est décédé dans cette ville à l’âge de 59 ans, le 20 décembre 1872. Après le décès de son mari, Apoline a quitté Aarschot pour venir s’établir à Sint-JoostTen-Node, ce qui explique que le mariage d’Emile DOMS et d’Elisa THAON a eu lieu dans cette commune le 18 août 1877.
Le 15 juillet 1878 naît à Mons Paula-Émilie DOMS. Mais, dès la rentrée scolaire suivante, Émile DOMS quitte Mons. Nous le retrouvons en 1884 à Sint-Jans-Molenbeek. Il décède le 22 août 1896, à l’âge de 45 ans ; il habitait alors au n° 76 de l’avenue des Arquebusiers à Sint-Joost-Ten-Node. Sa fille Paula y habitera jusqu’à la fin de sa vie. 1896 est également l’année où Paula entre à l’université.
L’actuaire
Son diplôme en poche, Paula DOMS doit faire un choix de carrière ; l’enseignement ne l’attire pas, elle préfère se tourner vers le secteur bancaire où sa formation de mathématicienne peut lui ouvrir les portes de l’actuariat. Elle postule donc un emploi à la Caisse Générale d’Épargne et de Retraite (CGER). Mais, à cette époque, aucune femme n’a jamais été engagée dans ce secteur et l’acceptation de la candidature de Paula n’est pas une partie gagnée d’avance.
Heureusement, pendant ses études, elle a suivi les cours de Compléments de mécanique rationnelle que dispense le professeur Lucien ANSPACH (1857-1915). Celui-ci l’a remarquée, bien entendu parce qu’elle était la seule jeune fille de l’auditoire mais également et surtout pour son potentiel. Outre la notoriété qu’il a acquise dans le domaine scientifique, Lucien ANSPACH est le fils d’Eugène Guillaume ANSPACH (1833-1890) qui a été directeur de la Banque nationale ; il est également le neveu de Jules ANSPACH (1829-1879), ancien bourgmestre de Bruxelles, et surtout, il est l’époux de Jeanne Eugénie ORBAN (1859-1911), petite cousine de Claire-Hélène ORBAN (1815-1890), l’épouse de Hubert-Joseph-Walthère FRÈRE-ORBAN (1812-1896), fondateur de la CGER. Aussi, quand le professeur ANSPACH intervient auprès de cette institution pour que la candidature de Paula soit acceptée, il leur est difficile de ne pas tenir compte de son souhait : Paula sera engagée pour une période d’essai de cinq mois. En 1901, elle devient ainsi la première femme à entrer dans le secteur bancaire – et elle restera la seule femme dans ce secteur pendant une vingtaine d’années. Ce secteur avait été jusqu’alors un sanctuaire essentiellement réservé aux hommes.
Après cinq mois de stage en actuariat, elle est nommée définitivement. Petit à petit, elle gagne la confiance de ses chefs qui lui reconnaissent des qualités d’ordre, de précision et une bonne connaissance en sciences actuarielles. Cependant, ils ne verraient pas d’un bon œil cette jeune femme gravir les échelons au point d’atteindre un jour une position hiérarchique qui la propulserait à la tête du personnel. Paula est donc « invitée » à déclarer « spontanément » que telle n’est pas son intention.
Si elle effectue le travail d’un actuaire, elle n’en a pas le titre et n’a que le statut d’une simple employée « hors cadre ». Et cela durera pendant 26 ans. En 1927 (Paula a alors 49 ans), son salaire est enfin celui d’un sous-chef de bureau. Pour qu’il soit celui d’un chef de bureau, il aurait fallu que le rapport de son supérieur direct indique « très bon, de premier ordre », mais il a omis « de premier ordre »… par erreur ! (erreur qui ne sera jamais corrigée). Elle restera pendant toute sa vie professionnelle un « agent hors cadre », exerçant les fonctions de chef de service mais sans en porter le titre (et sans en avoir le salaire !) car ce titre était exclusivement attribué aux hommes.
En 1938, Paula a 60 ans et, en tant que femme, elle devrait avoir le droit de partir à la retraite. Mais une bonne actuaire que l’on sous-paie est précieuse, aussi décide-t-on — très exceptionnellement ! — de la considérer comme un membre du personnel masculin : elle partira à 65 ans, c’est-à-dire en 1943.
La femme engagée
Pendant toute sa vie, Paula DOMS est restée très proche de son Alma Mater : elle est membre des Anciens de l’ULB et elle se retrouve régulièrement à la table d’honneur lors du banquet de la Saint-Verhaegen. Elle reste ainsi en contact avec ses anciens professeurs, et plus particulièrement avec Lucien ANSPACH. C’est d’ailleurs par son intermédiaire qu’elle entre en relation avec Georges TOSQUINET (1860-1931) qui, comme ANSPACH, était un membre de la première heure de la loge des Amis philanthropes et, plus tard, ils feront partie de l’atelier 45 de Le Droit Humain, dont TOSQUINET fut Vénérable Maître dès sa création en 1911. Et lorsque cette loge va favoriser la création de la loge mixte en 1928, Paula DOMS y adhérera. Elle y restera jusqu’à sa mort.
En 1906, Georges TOSQUINET avait créé la Société belge pour la propagation de la crémation. Paula DOMS va devenir une ardente partisane de cette idée. Quand, la crémation étant mal perçue en Belgique, TOSQUINET fonde en 1913 une société destinée à faciliter les incinérations à l’étranger — la Société coopérative belge de crémation — Paula DOMS fera partie des membres fondateurs.
Lorsque Georges TOSQUINET meurt en novembre 1930, la crémation n’est toujours pas autorisée en Belgique ; selon son vœu, il sera incinéré à Paris. L’inhumation de ses cendres a eu lieu au cimetière d’Uccle-Calevoet le mercredi 12 novembre.
Jusqu’à ce moment, Paula DOMS était restée silencieuse. Si elle était membre de Le Droit Humain, elle en était un membre passif. D’ailleurs, quand en 1928, le journal La Dernière Heure publie une enquête sur Les femmes et les carrières libérales, elle écrit : “Je ne puis vous parler de femmes diplômées qui exercent d’autres professions que moi, médecins, avocates, professeurs, etc., elles sont mieux à même que moi d’en parler. Quant à la mienne, elle est d’ordre tout à fait spécial, et comme je suis la seule femme en Belgique exerçant cette profession, on ne peut tirer aucune conclusion générale de la carrière que je me suis faite. Vous raconter les difficultés que j’ai eues au début (il y a 25 ans) et tout ce qui s’en est suivi serait vous faire une autobiographie, et celle-là, je ne tiens absolument pas à ce qu’elle soit publiée dans n’importe quel journal que ce soit.“
Mais après la mort de Georges TOSQUINET, Paula va sortir de sa réserve. Au mois de mai 1931, elle reprend le flambeau et prononce un discours qualifié de « chaud » en faveur de la crémation lors d’une réunion de l’Union Rationaliste à Bruxelles, groupement dont elle est commissaire. L’assemblée
ce jour-là était présidée par Louis VAN HOOVELD (1876-1855) ; aux côtés de Paula, se trouvaient — entre autres — Marcel DIEU alias Hem Day (1902-1969), Léo CAMPION (1905-1992) et Louise DE CRAENE-VAN DUUREN (1875-1938).
L’année précédente déjà, lorsque Louise DE CRAENE avait pris la direction du mouvement Porte ouverte, Paula DOMS l’avait assurée de son soutien, en même temps que d’autres membres de Le Droit Humain.
En 1933, Paula fera partie du conseil d’administration de sa loge et, après la Seconde Guerre mondiale, elle se consacre entièrement à en reconstruire l’Obédience ; en 1946, elle deviendra Grand Maître national de la Fédération belge Le Droit Humain.
Paula DOMS s’est éteinte en novembre 1951 à 73 ans. Elle a été incinérée au crématorium d’Uccle.