FRANSIS : Mes souvenirs d’écolier (CHiCC, 1991)

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TEMOIGNAGE : “Nous sommes en 1906. Faute d’enseignement primaire pour les garçons de Cointe, je suis obligé de descendre à l’école du Perron à Sclessin. Quel parcours pour un petit garçon de six ans ! surtout l’hiver !

Je quittais l’Observatoire où Papa était “concierge garde-consigne”, traversais le parc privé de Cointe, puis descendais l’avenue du Petit-Bourgogne, totalement inhabitée. D’avenue, elle n’avait que le nom, car c’était un chemin plein d’ornières, boueux sous la pluie, poussiéreux sous le soleil. Le haut était boisé, le reste traversait les cultures avec, légèrement en retrait, la laiterie Purnémont.

Arrivé en bas, à la maison du garde, je remontais la rue Côte d’Or, un long parcours encore, peu habité, avec à gauche, le pré de chez Cuhl, inondé l’hiver, et, à droite, les cotillages des maraîchers et la laiterie dite “Villa des Roses“. J’arrivais alors en droite ligne à l’école du Perron, car à l’époque, la rue Côte d’Or était encore rectiligne. Ce n’est que plus tard qu’elle fut détournée vers la colline afin de permettre l’édification de la ligne de Fexhe-le-Haut-Clocher. Le remblai de celle-ci recouvre entièrement, aujourd’hui, le site que l’école occupait.

Les bâtiments étaient à gauche du chemin, dans l’angle formé avec la rue de Trazegnies. Les quatre classes-garçons, côté rue Côte d’Or, les six classes-filles, côté rue de Trazegnies. Monsieur Heine enseignait en première année. Nous étions 72 ! A cause des retardataires, le travail avançait lentement. A l’examen de fin d’année, je fus premier. Ce fut d’ailleurs la seule fois dans ma vie !

En deuxième et troisième, le maître était très sévère. Il maniait le bâton.Un bâton que des élèves lui avaient apporté, la schlague comme il disait.

“Schlague : peine disciplinaire, longtemps en usage en Allemagne, dans les écoles et dans l’armée, et consistent dans l’application de coups de baguette.” (Larousse)
C’était -ne l’oublions pas- avant 1914 !

C’est ainsi qu’en troisième, à la leçon de musique, l’instituteur s’asseyait sur un dossier de banc, face à moi, et me faisait chanter. “C’est faux !”, disait-il, et …clac ! “Recommence”… et re-clac ! Et plus je recevais des coups de bâton, plus ma tête bourdonnait et plus je chantais faux évidemment. Aussi, à la fin de la troisième, mon meilleur ami, Jules Duchêne, terrorisé par le système, convainquit ses parents de le mettre “aux Rivageois”.

En quatrième, nous avions comme instituteur Monsieur Henrion. C’est alors que mon condisciple Thunus nous quitta pour aller à l’école catholique que le curé Schiepers, de Sclessin, venait d’ouvrir. Les classes de cinquième et sixième se trouvaient dans la vielle école, qui existe encore aujourd’hui, au pied de la rue du Perron et qui sert de Centre Récréatif. Ce changement de locaux, pour moi, raccourcit le parcours car je monte la rue du Perron, puis le thier Del Dague. Au déboulé du thier, je soulève les barbelés de la prairie, pour gagner au plus court, évitant les bouses et les vaches, l’avenue du Hêtre. Parfois, je suis poursuivi par le fermier Tonglet…

Dommage que le laitier n’est passé par là qu’une vingtaine d’années plus tard ! J’aurais pu utiliser le sentier que nous connaissons aujourd’hui. Et ce trajet incommode, je devais l’effectuer quatre fois par jour, cinq jours par semaine, le jeudi excepté, où je ne le faisais que deux fois. A cette époque, on n’avait congé que le jeudi après-midi, le samedi étant jour de classe entier.

En ce temps-là, à l’école primaire, les écoliers travaillaient beaucoup sur l’ardoise… Et, quand il m’arrivait d’attraper une punition, comme j’avais peur de la faire à la maison, je remplissais mon ardoise en chemin, mais la cachais dans le bois… et je la reprenais pour redescendre. Notre instituteur de cinquième était Monsieur Stevens, qui allait devenir directeur des écoles communales d’Ougrée.

En fin d’études primaires, toutes les sixièmes de la commune étaient réunies à Ougrée, pour participer au grand concours final. Hélas, nous les élèves de l’école du Perron, nous fûmes handicapés, car notre maître, Monsieur Sauvenier père, avait omis de nous enseigner les intérêts composés ! Evidemment, il y eut un problème dans cette matière… Conséquence : je retombai à la 24ème place… mais sur plus de cent élèves. L’effectif de 72 élèves en première année avait fortement diminué d’année en année, car -ne l’oublions pas- l’instruction n’était pas obligatoire à cette époque ! Elle ne le devint qu’en 1914. L’absentéisme était donc important, comme l’abandon en cours de route, de nombreux parents n’étant guère exigeants. Et l’art de l’école buissonnière était florissant !

Mais les filles et les autres garçons, où allaient-ils à l’école, me demanderez-vous ? Les enfants des belles villas du Parc n’allaient pas à l’école. Ils avaient pendant cinq ans, des précepteurs qui venaient les instruire à domicile. Ensuite, ils descendaient en ville, au Collège ou à l’Athénée, pour y accomplir une “septième” qui les préparait à entreprendre les Humanités. Les garçons des autres quartiers descendaient aux “Rivageois”, à “Don Bosco” ou vers Saint-Gilles. Il y avait bien, à l’hospice de la Vieille-Montagne, dirigé par les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, un orphelinat où une bonne-sœur à grande cornette blanche donnait la classe aux petits orphelins, mais les enfants de Cointe n’y étaient pas admis.

Pour les filles, il y eut d’abord l’école de Bois-l’Evêque, attenante au pensionnat tenu par les Dames du Sacré-Cœur. Dès 1865, cette école gratuite compta bientôt plus de cent élèves qui recevaient à la fois -nous apprend Gobert- un enseignement primaire et professionnel. Dès octobre 1866 lui fut adjoint le pensionnat de Demoiselles. Voici en quels termes – dans le journal “La Meuse” du 21 juin 1989 – Julie Amandine Sourdon,une Tilleurienne de 85 ans, nous parle de cette école gratuite qu’elle fréquenta avec ses sœurs Marguerite et Julie :

…l’école du Couvent de Bois-l’Evêque à Cointe. Il a brûlé et c’est bien dommage, c’était une si belle école. Je n’étais pas une bonne élève, je n’aimais pas l’école et puis surtout, on ne m’obligeait pas à y aller. Nous mettions une heure pour aller à pied de Saint-Gilles Plateau, où nous habitions, jusqu’à Cointe. Il y avait en fait deux écoles : celle pour les “Mademoiselles Riches” et puis celle des pauvres. Quand nous étions gentilles, les Sœurs nous emmenaient voir les riches qui nous donnaient des vêtements. C’était la seule fois où nous les rencontrions. Ma sœur fréquenta cette école et elle me raconta que chaque écolière avait, au pensionnat, une “marraine” qui la recevait chaque premier vendredi du mois pour lui offrir un don. Je sais aussi que pendant la guerre de 1914, le Consul des Etats-Unis vint y présider une distribution de secours. Et on avait appris aux enfants -pour l’accueillir et le remercier- à crier “Vive l’Amérique”! “

Ecole communale de Cointe © pss-archi.eu

Il y eut aussi un pensionnat place du Batty, “Maria Immaculata” qui allait devenir plus tard le “Chanmurly“. C’est lorsque Cointe fut érigé en paroisse que Monsieur le Curé y adjoignit une école gardienne et une école primaire pour filles. L’école communale du boulevard Kleyer n’accueillit ses premiers élèves qu’en 1911, en commençant par les classes inférieures, les classes s’ajoutant d’année en année. S’il y avait eu une sixième année en 1911, j’y serais allé pour ne plus me “taper” les quatre trajets quotidiens de Sclessin. Elle débuta dans un baraquement qui se trouvait dans l’allée qui longe la plaine des sports et qui aurait survécu – selon les uns – à l’Expo de 1905. Quant à moi, j’ai toujours entendu dire que ce baraquement nous venait de l’Expo de Bruxelles 1910. Hormis le kiosque à musique, il ne subsistait rien, à Cointe, de l’ancienne exposition.

Mon école primaire terminée, je poursuivis mes études secondaires au collège Saint-Servais, me tapant à pied, quatre fois par jour, le trajet Observatoire-Saint-Servais !… Je n’eus mon premier vélo qu’à l’âge de 19 ans ! Mes études terminées, j’entrai à l’Université en qualité de commis, puis en 1925, je fus promu appariteur à la faculté des Sciences, place du Vingt-Août.

Ce que les Cointois ignorent, c’est que l’école Saint-Maur a débuté dans la maison du curé, sise à l’entrée de la rue du Batty, côté gauche. Le jardin donnait sur un terrain vague où est aujourd’hui la villa numéro 13 de l’avenue de Cointe. C’est sur ce terrain que les élèves allaient en récréation.

Au début du siècle, mon père faisait partie du “Cercle des Montagnards de Cointe”. Ces joyeux compagnons avaient leur local dans l’atelier du président, le menuisier Ranquet, rue du Batty. C’était un groupe folklorique de joueurs de cartes qui s’occupaient un peu de tout sur le Plateau : un petit comité de quartier avant la lettre, si l’on peut dire !

Or, les Cointois étaient mécontents du Curé, l’abbé de Gruyter, un riche Hollandais qui avait dédié la nouvelle paroisse à Notre-Dame de Lourdes, détrônant “Saint-Maur”, si cher aux Cointois. Nos “Montagnards” envoyèrent donc une délégation “protestataire” au Curé. Celui-ci leur répondit que la Vierge Marie étant bien plus connue que Saint-Maur, il l’avait choisie, mais que, pour faire plaisir à ses paroissiens, il dénommerait sa nouvelle école, “Ecole Saint-Maur”.

C’est cette même année – en 1912 – que Monsieur le Curé, me rencontrant, me dit : “Alors Georges, j ‘espère que tu vas venir à ma nouvelle école ?” Je lui rétorquai : “Trop tard, Monsieur le Curé, je l’ai attendue six ans votre école ! Maintenant, je vais aller à Saint-Servais !”

Il y avait alors à Cointe, un jeune architecte fort compétent, Albert Guilitte, qui avait réalisé un projet d’église destiné à remplacer le baraquement-chapelle de la rue du Chera, projet qui fut exposé chez le boulanger Kordel, avenue de l’Observatoire. Mais notre curé hollandais, en bon Hollandais, avait contacté un architecte hollandais, ce qui mécontenta -vous vous en doutez- Albert Guilitte. Aussi, celui-ci, contacté plus tard pour réaliser les plans de la nouvelle école, refusa tout net !

Pour accéder à l’école, construite sur un terrain offert par la famille Collinet, le curé acheta une parcelle libre, rue du Loup, plus tard rue des Hirondelles. Evidemment, la création de cette nouvelle école ne fut pas du goût de certains habitants non-pratiquants de cette rue. Aussi ces derniers organisèrent-ils un “charivari” de protestation à l’ouverture des nouveaux locaux. Je tiens ce fait de mon ami Rouvroy qui me dit ce jour-là : “Il faut que je te quitte car je dois aller “pèl’ter” près de la nouvelle école Saint-Maur”… C’est que nos “tièsses di hoye” cointoises avaient les “cheveux près du bonnet” à cette époque !

C’est ainsi qu’à Sclessin, en 1909, des manifestations eurent lieu dans les rues, pour protester contre l’exécution, en Espagne, de Francisco Ferrer, fondateur de “l’Ecole Moderne“. A l’école du Perron, le cours de religion était donné par un vicaire et le sacristain Jamoulle. Un jour, le vicaire ne vint pas. Nous apprîmes que la veille, les deux vicaires avaient été lapidés par les manifestants. Et, le 29 octobre de la même année, le conseil communal d’Ougrée décidait de débaptiser la “Place du Nord” que tout un chacun appelait “Place de l’Eglise”, et de la dénommer “Place Francisco Ferrer”. Bien vite, à l’école, les instituteurs furent obligés de commencer les cours en s’efforçant de dissuader les enfants de prendre pour cibles les nouvelles plaques fixées sur l’église et rendues illisibles par les mêmes pierres qui furent probablement jetées sur les vicaires…

Couvent des Filles de la Croix et verger © histoiresdeliege.wordpress.com

Et nos jeux à l’époque ?… Certes, nous jouions à la “puce“, à la “cachette“, aux billes, à saute-mouton, etc., mais, avec le Standard à Sclessin et le Football Club Liégeois, avenue du Hêtre, c’était déjà le “foot” qui était roi. Dès que la neige faisait son apparition, toutes les belles descentes de Cointe étaient envahies par les traîneaux, au grand dam des policiers du quartier. Ces descentes vertigineuses provoquèrent pas mal d’accidents, particulièrement au “Saut-de-la-Mort” où les descendeurs déboulaient dans l’avenue de l’Observatoire et coupaient la ligne du tram de Cointe !

Personnellement, je me souviens d’une fillette qui fut vilainement blessée à la jambe par un de ces petits piquets de fer destinés à interdire l’accès des pelouses du parc. Pendant la guerre 14-18, une sentinelle allemande, de faction rue Mandeville, au bas de la rue Saint-Maur où se trouvait une cabine d’aiguillages de la gare des Guillemins, fut fauchée et tuée par un traîneau qui dévalait la rue Saint-Maur. La “petite histoire” ne nous dit pas si le maladroit pilote de cette arme nouvelle fut décoré après la guerre !

Mais le grand sport, à la saison des fruits, c’était la maraude qui se pratiquait dans les jardins des villas, les vergers des fermiers ou des “cotis” ou encore dans les anciens vergers du Champ des Oiseaux qui avaient été expropriés pour l’expo de 1905, et dont les arbres fruitiers étaient toujours debouts. Toutefois, notre endroit préféré, c’était le jardin du Couvent des Filles de la Croix, auquel nous accédions en sautant le mur du côté de la plaine des sports.

Pendant ma vie de jeune écolier, ce qui me dérangea le plus, ce furent les grandes vacances. A Cointe, elles avaient lieu en juillet et août, à Sclessin-Ougrée, en août et septembre, ce qui me laissait un mois sans mes bons copains du Plateau. Pourquoi cette différence ? Mais parce que, malgré l’industrialisation et la diminution des cultures, une ancienne réglementation qui était d’application lorsque Sclessin était encore essentiellement rural, voulait que les vacances puissent permettre aux petits Sclessinois de participer à l’arrachage et au ramassage des pommes de terre.”

Georges FRANSIS

  • illustration en tête de l’article : Vestiges de l’ancienne école communale de Sclessin, rue du Perron © Philippe Vienne

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


 

 

SIDIBE, Malick (1935-2016)

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“Malick SIDIBE est avec Seydou Keïta l’un des grands noms de la photographie africaine, et sera comme lui tardivement reconnu en Europe. Né d’une famille peule en 1936, dans le sud du Mali, il s’intéresse vite à la photo et ouvre le Studio Malick à Bamako, qu’il tiendra de 1958 à sa mort en 2016.

Il y devient “l’Oeil de Bamako”, réputé pour ses prises de vues souvent funk, toujours spontanées mais parfaitement cadrées. Il photographie aussi les soirées et nuits de Bamako, avec un instinct et une rapidité dont se souviennent les très nombreuses personnes qui ont défilé devant son objectif. Avec un appareil photo moyen-format carré et des moyens réduits à l’essentiel, il parvient à capter l’essence du mouvement et l’état d’esprit de toute une génération.

Il est le premier africain à recevoir le prix international de la fondation Hasselblad, en 2003. Il est récompensé de nombreux prix et distinctions dont celle de chevalier des arts et des lettres en 2002, un Lion d’or à la biennale de Venise en 2007, puis en 2010 par un prix World Press Photo. La Fondation Cartier lui offre une vaste rétrospective, Mali Twist, en 2017.” (lire la suite et voir les photos sur LAGALERIEDESPHOTOGRAPHES.FR)

“Combat des amis avec pierres” (1976) © legaleriedesphotographes.fr

“En total look sixties, ils posent radieux, brandissant fièrement un vinyle ou dansant avec une énergie qui les traverse de bout en bout. Leurs gestes, leurs œillades vous invitent à rentrer dans leur monde. Et notre regard s’attarde, saisi soudain par une impression d’étrangeté. On pense à un club new-yorkais mais quelque chose cloche. Sur certains clichés, le sol poussiéreux nous fait plus penser à une arrière-boutique. Sur d’autres, les motifs géométriques des tentures à l’arrière-plan nous interrogent. A juste titre, puisque ces scènes n’ont pas été prises aux Etats-Unis, mais bien à Bamako, à l’heure des indépendances africaines. Le photographe qui les a immortalisées s’appelle Malick Sidibé […].

Les années 60 en Afrique de l’Ouest sont synonymes de bonheur et de fête. Le colon s’en est allé –du moins c’est ce que l’on pense. La radio nouvellement installée se fait la bande-son des prises de conscience politique, sociale et culturelle. Elle branche ainsi le continent sur les musiques que le reste du monde écoute. Guitares électriques et cuivres font exploser les horizons sonores du pays. Mais, surtout, les nouveaux rythmes joyeusement délurés que sont le twist, le rock’n’roll et la musique yéyé rendent la jeunesse bamakoise complètement folle.

Les disques vinyles qui circulent dans la nouvelle capitale parachèvent cette révolution culturelle. “Nous voulions nous affranchir à la fois de la tradition dans laquelle nous avions été élevés par nos parents et de la modernité imposée par l’Etat”, explique au bout du fil Manthia Diawara, écrivain, réalisateur et professeur de littérature comparée à l’Université de New York, qui grandit dans le Bamako de ce temps-là. Il se remémore les jeunes filles qui jetaient leurs minijupes par la fenêtre et sortaient en boubous traditionnels avant d’aller se changer un peu plus loin.

Car toute la jeunesse s’amusait alors à se regrouper dans des “clubs” qu’ils baptisaient du nom de la star qui les inspirait: Sylvie Vartan, Johnny Hallyday, les Rolling Stones, les Beatles… Chaque “club” adoptait le style vestimentaire de son idole et se retrouvait pour boire et danser. Toute occasion était bonne pour faire une surprise-party. Manthia Diawara faisait partie des Rockers de Bamako, un groupe qui avait même co-organisé un Woodstock africain.

Malick Sidibé est un des rares photographes de la ville. Il a quelques années de plus que ces jeunes assoiffés de liberté, et –contrairement à la plupart des adultes de l’époque– pose un regard bienveillant sur leurs frasques et leurs déhanchements. On lui passait commande et, chaque soir de fête, il enfourchait son vélo et partait faire la tournée des soirées. Dans chacune d’elles une table lui était réservée. Une soirée sans Malick Sidibé n’était pas une soirée réussie. “Je signalais mon arrivée par un coup de flash, on me faisait le passage pour rentrer, tout le monde était content, ça jaillissait tout de suite et l’ambiance montait… J’assistais à leurs fêtes comme à une séance de cinéma ou de spectacle. Je me déplaçais pour capter la meilleure position, je cherchais les occasions, un moment frivole, une attitude originale ou un gars vraiment rigolo. Les jeunes, quand ils dansent, sont captés par la musique. Dans cette ambiance, on ne faisait plus attention à moi”, expliquait le photographe dans le premier livre que lui a consacré celui qui deviendra son ami et ambassadeur, André Magnin (Malick Sidibé, Editions Scalo, 1998), aujourd’hui un collector.

Joint par téléphone, ce dernier explique: “Le rock, le twist ont permis pour la première fois aux jeunes Maliens de se toucher. Ils ont permis à la drague d’apparaître. Les jeunes filles particulièrement pouvaient légitimement craindre d’être prises en photo, parce qu’elles n’étaient pas censées se montrer dans ces tenues. Mais comme l’amour envers cette jeunesse transparaissait dans les clichés de Malick Sidibé, comme il donnait une belle image de cette génération, les jeunes se sont entièrement livrés à son appareil. Dans tous les pays d’Afrique, il y avait des photographes qui faisaient un travail similaire à celui de Malick Sidibé, mais ce qui le distingue des autres, c’est ce rapport de confiance absolu qu’il a su créer avec ses sujets.” Sitôt rentré, Malick Sidibé développait ses tirages en noir et blanc afin que, dès le lendemain, elles soient disponibles à la vente pour la modique somme de 200 francs CFA l’image (50 centimes suisses).” [lire la suite sur LETEMPS.CH]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © lagaleriedesphotgraphes.fr


Plus d’arts visuels…

RILKE : textes

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Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

RILKE Rainer Maria, Pour écrire un seul vers
(1910, in Les Cahiers de Malte Laurids Brigge)


Si donc nous voulons être des initiés de la vie, il est deux choses qu’il nous faut prendre en compte : d’abord la grande mélodie, à laquelle œuvrent les choses et les parfums, les sentiments et les passés, les crépuscules et les nostalgies.
Et, ensuite, les voix individuelles qui complètent et parachèvent ce grand chœur.
Et pour justifier une œuvre d’art, c’est-à-dire une image de la vie profonde, du vécu qui n’est pas seulement d’aujourd’hui mais possible toujours et en tous temps, il sera nécessaire de mettre dans une relation juste et d’équilibrer ces deux voix, celle d’une heure donnée et celle du groupe d’êtres humains qui s’y trouvent. […]

Pour atteindre ce but, il faut avoir discerné les deux éléments de la mélodie vitale dans ses formes primitives ; il faut avoir extrait des tumultes grondants de la mer le rythme de la vague et dégagé de l’entrelacs confus des paroles quotidiennes la ligne vivante qui porte les autres. Il faut mettre côte à côte les couleurs pures pour apprendre à connaître leurs contrastes et leurs affinités. Il faut avoir oublié le multiple pour l’amour de l’essentiel.

RILKE Rainer Maria, Notes sur la mélodie des choses

  • La biographie de Rilke est disponible sur le site de la FONDATION RILKE (CH) ;
  • L’illustration de l’article est © Paula Modersohn-Becker

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SEPULCHRE : L’incendie du couvent du Sacré-Coeur à Bois-l’Evêque (CHiCC, 1989)

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Je pourrais faire de cet événement un récit bien composé, bien léché, qui réponde aux règles d’une bonne narration. J’ai préféré reproduire les notes jetées sur mon journal, sans retouches, dans le désordre et avec la spontanéité du vécu…

LUNDI  28 FEVRIER 1944

“Cette journée, commencée tranquillement par la correction de devoirs, devait être marquée par un événement important. A 14 heures 30, j’entends une voiture de pompiers monter la rue. Maman m’appelle. Je vais au balcon : fumée au Sacré-Cœur. Je m’habille en hâte. En haut de la rue, déjà, je vois des flammes à la tour octogonale du drapeau. C’est sérieux ! Je redescends chercher mon appareil photographique. Je remonte. Toute l’aile perpendiculaire à la rue des Bruyères, le dortoir, est en flammes… Une seule voiture de pompiers ! Les sœurs sont fort tranquilles. Des enfants pleurent…

J’entre au couvent, offrir mes services pour transporter meubles et objets. Une demoiselle-concierge, un tantinet méfiante, me remercie et décline l’offre. Je sens pourtant qu’il y a moyen de se rendre utile et que cet incendie
ne sera pas ordinaire. Il faudrait vider tout ce que l’on peut, dans le cas où le feu avancerait . Le vent souffle et les pompiers n’ont pas beaucoup d’eau. Leur action apparaît dérisoire devant pareil brasier. Je descends au jardin, derrière les cuisines. La tour de l’horloge s’embrase à son tour. Il tombe des planches, des flammèches… Je mets à l’abri une machine à coudre, près d’un tas de vêtements qui brûlent et je prend·s des photos… Je me réjouis déjà du film sensationnel que j’aurai et du “souvenir” que je pourrai offrir aux sœurs et aux pensionnaires…

Le feu gagne le bâtiment de devant. Cette fois, j’entre et je participe au sauvetage du mobilier. Le toit est tout en feu et, au fond d’un magnifique couloir, on voit la fournaise. Il est dangereux d’entrer et de sortir, car il risque de tomber des débris du toit, mais j’entre : il me faut un cliché du feu à l’intérieur. Un pompier – qui s’apprête à me rudoyer – voit mon appareil photo et, me prenant pour un journaliste, s’excuse avec une politesse comique.

D’autres voitures de pompiers sont arrivées, une à une, mais à chaque bouche d’eau, c’est une mise en train lente. On commence à craindre pour la grande chapelle qu’on avait bien cru garder intacte. On arrose le toit, mais le feu passe à l’ intérieur et bientôt, de la fumée s’élève du toit. On parle de sauver les objets précieux. On enfonce la porte à coups de hache et de maillet et on commence de même avec la seconde lorsque – de l’intérieur – une sœur ouvre la porte, avec des reproches pour la brutalité apportée à briser les portes. Cette fois, je vais en mettre un coup…

Je sors divers objets peu importants, puis j’extrais de son armoire, la précieuse châsse aux reliques. Je désire la porter chez Bertrand, mais un petit abbé chétif mais bien bon, préfère y aller lui-même. Je prends alors deux ou trois reliquaires, dont une belle croix, avec une vingtaine de petites boîtes à reliques et les lettres d’authentification des reliques de la châsse, que je porte chez Bertrand. Puis j’ouvre l’armoire du grand meuble à linge et j’en sors toutes les boîtes avec linges de ciboriums, manipules, etc. Cela fait, nous transportons cet énorme meuble, à une douzaine, en deux parties, puis, de la chapelle où les orgues brûlent, des bancs, etc.

Tout-à-coup, pendant qu’on s’affaire à sauver des chaises sans valeur et des statues de plâtre, je m’avise que le magnifique tabernacle en cuivre doré et ciselé est là, sur l’autel, et qu’il risque d’y demeurer. J’essaye de l’ébranler pour voir s’il n’est pas scellé. Il est lourd, mais il bouge. J’appelle un homme qui abandonne son Saint-Joseph. Nous le tirons à nous, mais la pièce est de poids… Du renfort arrive. Mon partenaire veut que nous le portions à deux, mais je sens qu’il nous échappera des mains. Du renfort arrive encore et nous sortons à cinq ou six, cette magnifique pièce. Arrivés au bout du jardin, d’autres me relayent : mes doigts se détendent malgré eux. J’ai dû le reposer sur ma cuisse à un moment où il glissait, et je me suis écrasé toute la masse musculaire de la cuisse.

Tout le toit est en feu et la tour commence. Comme on peut craindre sa chute, les pompiers me font sortir, mais pas avant d’avoir pris une photo de la perspective de la grande nef, vers le jubé et les orgues qui flambent grandiosement ! Dehors, nous nous affairons à éloigner du bâtiment, ce qu’on a déposé trop près : bancs de communion, bahuts, etc. Je grimpe alors sur un monticule, à gauche, en attendant la chute de la tour. Il fait glacial !

La tour brûle près d’une heure avant de s’effondrer. Pendant ce temps, je regarde mon appareil et… ô rage, ô désespoir ! je m’aperçois que j’ai pris quatorze photos – dont les plus risquées – avec une mise au point de 1 à 3 mètres, au lieu de 3 mètres à l’infini ! Tout mon film sera flou. J’en pleurerais… J’ai confondu les deux indications… J’ai tout de même la chute de la tour avec une bonne mise au point.

L’incendie du couvent © histoiresdeliege.wordpress.com

Je retourne alors vers les cuisines qui menacent, à leur tour, de flamber. La vieille chapelle est déjà en cendres. Avec des étudiants, Madame de Marchin, Laurette Tassier et la fille de chez Renard, on transporte loin des flammèches qui tombent de partout, tables, bancs, matelas, etc. mais je ne peux rien porter sans me soigner, mes doigts saignent. Le poids du tabernacle les a forcés tout à l’heure, et j’ai les mains – la droite surtout – sans force.

Du magnifique couvent de Bois-l’Évêque, il ne reste que les murs. C’est désolant ! J’éprouve une tristesse profonde de voir anéanti ce très beau couvent, d’une grande noblesse d’allure, qui faisait partie du décor de ma vie, de mon Bois l’Évêque auquel je suis attaché. Je goûtais dans cette chapelle un grand plaisir à voir la tenue, le cachet aristocratique du décor (cathèdres du chœur, etc.).

D’autre part, j’ai vécu aujourd’hui, d’exaltantes minutes d’action : les impressions du “chasseur d’images”, le côtoiement du péril, l’idée de se sentir utile, la satisfaction d’avoir sauvé quelques objets de grand prix, c’est plus qu’il n’en faut pour que la journée se solde par la joie. La sensation du vide ne viendra qu’après, dans le désolant spectacle des ruines, le silence de la cloche, l’absence de mouvement des pensionnaires dans la rue…

Mais les élèves anciennes étaient accourues ; on voyait des yeux rouges partout. Quant aux sœurs, elles partaient trois par trois en auto, vers un autre couvent sans doute. Dès le début de l’incendie, j’ai entendu une institutrice antipathique – que je ne connais que de vue et qui doit habiter près de là – dire haineusement à un homme sourd : “Punition ! Punition !”. Que lui avaient fait les sœurs pour qu’elle voie ainsi tout brûler avec satisfaction ?

On ignore tout des causes de l’incendie, mais on dit que les pompiers, appelés le matin déjà, à cause d’une odeur de roussi, n’ont rien trouvé et qu’à 13 heures 30, ils auraient parlé de feu de cheminée. En tout cas, la lenteur à amener tout le matériel est scandaleuse ! La manière de s’en servir aussi : au lieu de concentrer toute l’eau sur le bâtiment indemne à sauver, on noie le brasier sans aucun succès. On arrosait un toit d’ardoises, alors que la charpente brûlait au-dessous ! Comment n’a-t-on pas fait sauter la communication entre la grande chapelle et le couvent, ou saper le toit, pour faire un vide coupe-feu ? Mais le plus lamentable est la non-mobilisation immédiate de tout le matériel.

Le soir – après souper – retourné voir le grand couvent illuminé à l’intérieur. Toutes les fenêtres en rouge : des gerbes d’étincelles montent encore en l’air. On noie les décombres. En ce qui concerne la grande tour, elle a tenu très longtemps… Chose curieuse, le feu n’a pas gagné le dessus de cette flèche. Aussi, en tombant sur le chœur, ce dessus s’est-il brisé en deux morceaux sur le mur extérieur, faisant tomber des pierres de taille brisées. Aussitôt après sa chute, je suis allé voir : croix brisée, pointe en surplomb sur le mur et le bout brisé, à terre , dans les pierrailles.

Vers la fin, cela brûlait encore violemment du côté des cuisines.Je ne parlerai pas du point de vue pittoresque : flammes sortant des fenêtres, plomb fondu s’éparpillant en gouttes blanc-bleuâtre sur le sol, fracas des corniches se détachant, etc. Résultat physique pour moi de cet après-midi mémorable : un énorme bleu à la cuisse – deux petits accrocs à mon loden – une égratignure au visage, les reins, bras et doigts brisés ! Que sentirai-je demain ?

Dès qu’on a commencé à sortir les chaises, les bancs, de la chapelle, on a fait la chaîne avec une précipitation telle que le porche était encombré. Ce qu’on a dû se donner de coups dans les jambes ! Au début, quand le dortoir brûlait, on jetait le linge par les fenêtres et – au troisième – juste sous le grenier qui était embrasé, une femme était encore à la fenêtre, à jeter du linge ! On lui cria d ‘ abandonner et de descendre. On sonna même une cloche à main…

Vu le petit Charlot – ex-premier chef au douzième de ligne – qui a notamment aidé à démonter un grand lustre dans un salon. On a porté tout le mobilier dans les garages de chez Bertrand. J’y ai vu aussi une religieuse, la Supérieure ? Une vieille sœur – administrée la veille ou le matin – a été transportée en ambulance (chez de Laminne ?).

MARDI 29 FÉVRIER 1944

Il a neigé la nuit ! Les ruines ont déjà l’air de vieilles ruines… Énormément de monde : toutes les anciennes pensionnaires arrivent. La partie appelée “Communauté” (derrière) est sauvée, sauf le toit. Mais que de dégâts par l’eau !

Le pensionnat a brûlé avec tout son contenu. On a fait sortir immédiatement
au jardin, toutes les pensionnaires et demi-pensionnaires. Pour ne pas les affoler, on ne leur a laissé rien emporter. On leur a dit qu’on enlèverait tout. Tout est resté dans le feu : livres, vêtements, chaussures,… L’intérieur de la grande chapelle semble avoir résisté, grâce à la voûte de briques. La sacristie aussi. Aussi, les meubles trop gros pour franchir la porte, en ont été préservés. Le désastre est impressionnant…

Il se confirme que les deux ou trois pompiers appelés pour l’odeur de roussi ont conclu à un simple feu de cheminée et ont conseillé de jeter du sel sur le feu et sont partis. Une heure après, les murs étaient brûlants, les plinthes sautaient et le feu éclatait dans toute sa violence au second. Il paraît que le premier et le troisième étages étaient normaux, mais qu’ils n’ont pu visiter le deuxième étage – où le feu a pris – à cause de la règle de clôture. Ils n’ont pas passé outre à la défense…

Les premiers pompiers sont arrivés à moto à 13 heures 30. Les premières voitures, à 14 heures 45. Autres voitures et mise en place des lances sous pression, à 15 heures 30 (au plus tôt). La fatalité s’en est mêlée. D’après la gazette, on a appelé pour un feu de cheminée. Les trois pompiers ont examiné, n’ont rien vu d’anormal et sont partis. Quand on a rappelé vers 14 heures 30, on aurait commis une erreur au téléphone : on aurait dit “rue Bois-l ‘Évêque” au lieu de “rue des Bruyères” et omis de dire qu’il s’agissait du couvent ! Les pompiers n’ont pas su qu’il s’agissait du bâtiment où l’on était allé une heure auparavant, d’où perte de temps précieux… Il y a un pompier blessé gravement et j’apprends qu’on a combattu le feu à l’ étage de la “Communauté” jusqu’à huit heures du soir. La chapelle ancienne était – paraît-il – un bijou.”

Henri SEPULCHRE

Note : L’usage du mot “sœurs” est conforme à l’habitude des habitants du quartier. Il eût fallu dire en fait : “Les Dames du Sacré-Cœur”.

  • illustration de couverture : le couvent du Sacré-Cœur à Cointe © histoiresdeliege.wordpress.com

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


BARTHES : textes

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“Roland BARTHES (France, 1915-1980) est un critique littéraire et sémiologue français. Il devient orphelin de père à l’âge d’un an et va passer son enfance avec sa mère chez ses grands-parents à Bayonne, avant l’installation avec sa mère à Paris lorsqu’il a neuf ans. Il s’intéresse très tôt au théâtre, à la littérature, à la musique et écrit à dix-huit ans un livre qu’il publiera quarante ans plus tard : En marge du Criton.

Après des études de lexicologie et de linguistique, Roland Barthes participe en 1934 à la formation du groupe Défense républicaine anti-fasciste, en réaction aux événements qui ravagent l’Europe. Il souffre à partir de cette même année d’une faiblesse pulmonaire, qui lui vaudra d’être réformé en 1939. Après un premier poste au lycée de Biarritz, il fait plusieurs séjours en sanatorium où il donne des conférences sur des poètes et des philosophes. Il y découvre également la théorie marxiste.

Après avoir rencontré Maurice Nadeau, il publie dans la revue Combat ce qui constituera Le Degré zéro de l’écriture. Il occupe ensuite plusieurs postes – bibliothécaire à l’Institut français de Bucarest, lecteur à l’université d’Alexandrie, conseiller littéraire aux éditions de l’Arche ou encore enseignant à l’université de Rabat. Il s’intéresse à la linguistique et au structuralisme, participe au lancement de plusieurs revues comme Arguments et la Quinzaine littéraire. Essayiste et sémiologue reconnu, il cherche à rompre avec la pensée de Ferdinand de Saussure.

En tant que directeur d’études à l’EHESS et attaché de recherche en sociologie au CNRS, il approfondit ses analyses du mythe et du signe, notamment dans Mythologies. Il continue à publier des écrits importants, comme Le Plaisir du texte (1973), Barthes par Roland Barthes (1975) et Fragments d’un discours amoureux (1977). En 1976, il devient Professeur au Collège de France, où une chaire de sémiologie littéraire lui est consacrée. C’est en sortant d’un cours qu’il sera renversé par une camionnette et meurt ainsi à l’âge de 65 ans. Il est enterré auprès de sa mère, dans le cimetière d’Urt au Pays basque. En 2009, Journal de deuil, un recueil de notes relatives au deuil de sa mère, est édité à titre posthume.” [BABELIO.COM]


Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie, Sapientia : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible.

in Leçon (1977)


Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre.

in Fragments d’un discours amoureux (1977)


Citer encore…

DE BOLLE : Tête de remplacement (s.d., Artothèque, Lg)

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DE BOLLE Francis, Tête de remplacement
(linogravure, 66 x 50 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

© francisdebolle.be

Né en 1939, Francis DE BOLLE suit des cours d’enseignement secondaire artistique à l’Institut Saint Luc de Bruxelles (de 1954 à 1958). C’est en autodidacte qu’il associe la gravure à la peinture. Il est co-fondateur du groupe graphique Cap d’Encre (1964-1970) dont fait également partie Pierre Alechinsky. En 1964, il organise à Bruxelles sa première exposition. Elle sera suivie, durant une quarantaine d’années, de plus de trente expositions personnelles en Belgique, Suède, France et Serbie ainsi que de participations à de nombreuses expositions collectives en Belgique et à l’étranger (d’après FRANCISDEBOLLE.BE).

Il s’agit d’une suite de visages de profils imprimés avec la même matrice (morceau de linoleum gravé), retravaillée d’image en image. Cela donne une impression d’une séquence d’apparition/disparition du dessin qui apparaît du néant pour y retourner. Cette œuvre est donc un work in progress, proposant un rythme plastique obsédant, mais peut aussi être vue comme une métaphore de l’existence.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Francis De Bolle ; francisdebolle.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

COLMANT, Jacqueline (née en 1954)

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Jacqueline Colmant a été pendant longtemps une amoureuse du dessin, pratiquant encore et encore, jusqu’à la découverte de l’acrylique qui lui a permis d’aborder un graphisme de plus grandes dimensions, tout en travaillant toujours la caresse du pinceau sur le support.

A la suite d’une première exposition sur le thème de la femme rousse, elle s’engage dans la voie de la recherche sur le silence, l’isolement et le temps.

Elle aborde alors le gisant, la stèle funéraire, la calcination, l’urne protectrice, embaume cosses et cocons – réceptacles de vie, poursuit son travail avec le feu et les matériaux de couverture bitume et plomb, en protège les livres, traite l’ensevelissement dans des paysages lents et paisibles, et arrive aujourd’hui à la terre crue, gangue protectrice d’âmes en bois issues de la nature, références au vivant.


Plus de formes…

Babylon 5 : Comprendre les histoires pour mieux construire le futur

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“Et si Babylon 5 était tout simplement une des meilleures séries de science-fiction jamais écrite ? […] Entre réappropriation de l’histoire du monde et déconstruction de l’histoire du héros de science-fiction, il y a beaucoup à dire sur les 110 épisodes répartis en 5 saisons qui furent diffusés de 1993 à 1998…

“Babylon 5 ?!”, me dites-vous, un air pétrifié vous figeant le visage dans l’horreur la plus sombre. La série avec le type à la coupe de cheveux ridicule et aux effets spéciaux d’un autre âge ?”. Bien, admettons : certains choix esthétiques de la série et la difficulté de ses images de synthèse à traverser les années peuvent rebuter. Plus sérieusement, cependant, qu’est-ce que Babylon 5 pourrait bien offrir de plus intéressant que les autres séries de science-fiction occidentales ?

Pour bien appréhender la question, il est important d’en connaître quelques spécificités. Lorsque Warner Brothers accepte de financer une nouvelle série de SF écrite par le scénariste J. Michael Straczynski, celui-ci leur présente une saga auto-suffisante, dont l’histoire sera toute tracée, du pilote au dernier épisode de la saison 5, avant même que la production ne commence. Ainsi libéré de l’énorme contrainte posée par l’incertitude annuelle du renouvellement, Straczynski en profite pour planifier son histoire de manière millimétrée (il écrit 92 des 110 épisodes lui-même), sans toutefois oublier que le médium télévisuel impliquait un certain lot de risques auxquels il convenait de pallier en intégrant des portes de sortie scénaristiques possibles pour chaque personnage important de la série. Pour réaliser sa vision, la concentration de l’action dans un nombre prédéfini de lieux permet de contrôler le budget (estimé à 500.000 dollars par épisode… soit au moins trois fois plus faible que celui de Star Trek DS9).

Ainsi, la différence majeure que présente Babylon 5 est sa capacité à construire une mythologie cohérente et riche en se transformant progressivement en épopée sérialisée dans laquelle chaque épisode participe à l’évolution des intrigues comme des personnages. Cela signifie que certaines graines plantées en saison 1 trouvent leur écho uniquement en saison 3, voire en saison 5, que les personnages ne sont jamais statiques comme ils peuvent l’être dans les autres séries (qui fonctionnent sur un procédé de répétition de la diégèse afin de maintenir la familiarité de l’univers présenté), et que chaque dialogue est susceptible de porter une signification bien plus ample qu’à la première vision. Reposant sur les procédés de prolepse et d’analepse, la série se révèle ainsi exigeante sur l’instant mais gratifiante sur la durée, qui permet finalement de saisir la portée et la précision de l’écriture globale.

Alors que la franchise Star Trek fonctionne par alternance entre système d’épisodes indépendants et arcs narratifs développés sur une saison (parfois deux), ou que The X-Files finit par plier sous l’incertitude toujours reconduite de sa survie (menant à des non-dits et des incohérences), Babylon 5 se permet de bâtir son épopée dès son pilote et fait de chaque épisode une pièce intégrante du puzzle. Cependant, au-delà de la cohérence interne inégalée que la série offre dans le genre de la SF, la création de Straczynski dépasse de très loin l’exercice d’écriture en construisant ses fondations sur deux piliers inédits en télévision : la réappropriation de l’histoire du monde, et la déconstruction de l’histoire du héros de science-fiction et de son univers.

Babylon 5 © taraazi.com

Babylon 5, épopée historique

Sur ses cinq saisons et quelques-uns de ses téléfilms, la franchise Babylon 5 développe un univers régit par les forces géopolitiques et les héros individuels qui l’habitent. Les deux aspects en question participant à l’existence de la dimension épique de l’histoire, la pleine portée de celle-ci ne peut être réellement abordée que si le spectateur garde à l’esprit que les événements présents à l’écran font écho à des faits historiques réels réinterprétés, reformulés pour en souligner le rôle et en comprendre l’impact. Il est extrêmement difficile d’en parler avec précision sans révéler des parties importantes du scénario, c’est pourquoi les détails de ces points scénaristiques seront passés sous silence autant que faire se peut, leur signification n’en étant pas moins compréhensible une fois les parallèles établis (mais certains spoilers persistent, soyez prévenus).

Pour renforcer sa filiation à l’histoire, on notera que la série est présentée, et ce dès la première saison, sous forme de fait révolu, d’une sorte de conte mythique qui nous est récité en images, l’inscrivant directement dans l’Histoire. Babylon 5 est donc une station spatiale bâtie dans l’espoir de créer un lieu d’échange et de paix pour les différentes cultures peuplant la galaxie. Il s’agit de la cinquième station Babylon, les trois premières ayant été victimes de sabotage et la quatrième ayant tout simplement disparu au lendemain de sa mise en service. Les acteurs principaux de ce théâtre interstellaire représentent cinq races : les humains, les Minbari, les Narns, les Centauris et les mystérieux Vorlons. Ce simple postulat permet de rappeler la vraie Babylone bien sûr qui, lorsqu’elle fut gouvernée par le roi Hammurabi, se transforma en scène de confrontations dans l’espoir de rallier les cinq états-ville les plus puissants la composant (Larsa, Eshnunnathe, Qatna, Aleppo et Assur). Ainsi plantée sur un sol historique, aux limites du mythe, la série se divise en cinq saisons, la première faisant office de prologue et la dernière d’épilogue, tandis que les diverses tragédies épiques développées atteignent leur apogée en saison 4.

Motivée par les manipulations de races anciennes, l’intrigue se permet de dépasser les considérations manichéennes pour mieux pervertir le schéma de guerre froide qui s’installe petit à petit, et s’achever sur une confrontation des idéologies primordiales ayant servi de justification aux guerres d’antan. Ainsi, si les races de Babylon 5 sont prisonnières de leur idéologie, elles ne le sont justement pas afin de mieux s’approprier un territoire spatial, mais bien pour conquérir un territoire métaphysique. Si Straczynski fait s’opposer ces êtres anciens et leurs positions arrêtées aux races plus jeunes généralement motivées par leurs seuls besoins immédiats, c’est pour mieux souligner le fait qu’une idéologie respectée sans recul est aussi destructrice que l’absence de tout idéal.

Plongés dans un monde en mouvement constant, les personnages revivent notre histoire : le peuple Drazi se divise à l’instar de l’Irlande du Nord ou du conflit israélo-palestinien ; le mouvement paramilitaire de la Garde de nuit est créé en réaction à une aliénisation croissante de la société et ravive le souvenir de la Gestapo ; une planète est bombardée “jusqu’à revenir à l’âge de pierre” comme le fut le Vietnam ; deux des races majeures entretiennent une relation semblable aux WASP et aux afro-américains autrefois esclaves ; la Bataille de la Ligne si souvent évoquée par les héros se révèle vite ressembler à une bataille de Dunkerque élevée au niveau cosmique ; l’empereur fou Cartagia fait écho au romain Caligula ; la République Centauri n’est autre qu’un Empire Romain en décadence, et les exemples se multiplient encore et encore au fur et à mesure que les saisons défilent.

La présence de tels parallèles ne suffit pas néanmoins, à justifier le discours de Straczynski, qui se doit de poursuivre en adaptant l’issue ou les circonstances de tels événements pour en extraire une prise de position critique. De ce fait, si les dissensions internes peuvent paraître logiques aux combattants, elles n’ont aucun sens pour les étrangers, qui ne perçoivent pas la finalité des combats ; l’existence de mouvements violents et réactionnaires se retourne d’une certaine façon contre ses instigateurs en les entraînant dans une spirale incontrôlable ; le bombardement orbital de la victoire est obtenu au prix immense de l’âme du politicien ; l’issue de la bataille de Dunkerque est relue en tant que victoire miracle suite à la compréhension soudaine de l’unité des peuples, et ainsi de suite.

Orientant son histoire vers un angle globalement positif, Straczynski réécrit l’Histoire pour mieux effacer la binarité apparente du monde et en révéler la complexité intrinsèque, ne laissant ainsi jamais au spectateur l’occasion de prédire avec certitude l’issue de tel ou tel arc scénaristique, le prenant également par surprise aux moments les plus inattendus. Cependant, si l’optimisme est important, la difficulté des épreuves à surmonter pour parvenir à la victoire ou à des semi-victoires force toujours les héros à envisager une alternative, une troisième solution.

Au final, l’auteur de la série construit une épopée dont il n’est pas toujours évident d’appréhender la portée sans repérer sa réorganisation historique. Celle-ci permet de remettre en question la responsabilité de chacun à forger l’histoire et à appréhender les conséquences qu’ont chacune de nos décisions. Par conséquent, les personnages essayant de remodeler l’histoire à leurs propres fins ne récoltent que vents et tempêtes : le passé doit absolument être mis à jour à travers le prisme de la vérité absolue, elle-même mise à mal par la tendance qu’ont les médias à dramatiser les faits et les universitaires à se faire conteurs plutôt qu’observateurs, réduisant ainsi les actions d’une somme d’individus à des flux socio-politiques abstraits. Cette recherche de la vérité est présentée comme unique solution à la compréhension du passé et à la construction du futur.” [lire la suite sur CLONEWEB.NET]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © transi.com


Se faire une toile…

DIEL, Paul (1893-1972)

Temps de lecture : 12 minutes >

Paul DIEL en bref…

DIEL est orphelin à 14 ans et termine ses études secondaires grâce à l’appui matériel d’un tuteur. Il entreprend ensuite de lui-même des études de philosophie. Inspiré notamment par Platon, Kant et Spinoza, mais aussi par les découvertes de Freud, Adler et Jung, il approfondit sa propre recherche psychologique en établissant les bases d’une méthode d’introspection qu’il expérimentera d’abord sur lui-même.

Au départ psychologue à l’hôpital central de Vienne, il part en France après l’Anschluss, travaille à Saint-Anne jusqu’à la guerre, durant laquelle il connaîtra la dure vie des camps de réfugiés étrangers. Puis il entre en 1945 au CNRS où il travaillera comme psychothérapeute auprès d’enfants dans le laboratoire d’Henry Wallon, soutenu par Albert Einstein, avec lequel il a correspondu pendant de longues années.

Einstein lui écrivait d’ailleurs en 1935: “J’admire la puissance et la conséquence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologiques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie.

Fondateur de la psychologie de la motivation (ou science des motifs), il travailla également à l’explication des mythes grecs et chrétiens au départ de sa méthode. A une époque dominée par le comportementalisme à l’américaine (‘Behaviourism’ : l’homme est une boîte noire et on ne travaille que sur la base de son comportement), il s’inscrit en faux et réhabilite l’introspection, en avançant qu’elle est une fonction naturelle chez l’homme, dont la maturation donne son sens à l’évolution humaine.

Le présent exposé ne propose pas en premier lieu une théorie, mais une expérience à faire et à refaire, d’où résulte secondairement une synthèse théorique​.

Jusqu’à sa mort, survenue en 1972, Diel poursuivra inlassablement son travail de chercheur et de psychanalyste, formant un groupe d’élèves et publiant de nouveaux livres de sujets variés (l’éducation, le symbolisme, l’évolution, etc.) mais tous liés par une même utilisation de la méthode introspective.

ISBN 9782822405447

Dans une biographie parue en 2018, Jane Diel résume ainsi les découvertes de son mari : “Depuis longtemps, il avait compris l’importance fondamentale des désirs. Dès sa jeunesse, […] il avait souffert de leur multiplication et de leur anarchie culpabilisante ; c’est sans doute la raison pour laquelle il en fait le point de départ de ses recherches. Il relie les désirs aux trois pulsions (matérielle, sexuelle et spirituelle) et il s’attache à trouver un remède à leur emprise, il propose leur choix et leur tri en valeur de satisfaction et en regard des possibilités de leur réalisation ou alors de leur mise en attente jusqu’à un moment favorable. S’ils s’avèrent irréalisables, il n’est d’autre issue que de les dissoudre par sublimation, ce qui en conséquence les libère de la culpabilité qui s’y attache, seul moyen de trouver la paix intérieure, la joie.

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. Jane DIEL (ou son éditeur) les propose en annexe de la biographie de son époux. Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

      1. Psychologie et langage ;
      2. Psychologie et philosophie ;
      3. La psychologie des profondeurs ;
      4. Psychologie et motivation ;
      5. Motivation et comportement ;
      6. Psychologie et vie.

Biographie détaillée de Paul DIEL (en moins bref)…

 

Les premières années

Paul Diel vient au monde le 11 juillet 1893 à Vienne, d’une mère allemande institutrice de français, Marguerite, et de père inconnu. L’enfant est tout d’abord placé en famille d’accueil puis, à quatre ans, dans un orphelinat religieux près de Lainz, établissement dont Diel se souviendra comme d’une ‘maison de tortionnaires’. Sa mère vient le voir chaque fois qu’elle le peut, mais pas assez souvent. L’enfant, se sentant terriblement seul, évite le désespoir et la révolte en s’accrochant à la certitude que cette mère, dont l’amour est l’unique soutien, viendra le rechercher un jour.

À onze ans, il entre au lycée, dévorant avidement nombre de romans d’aventures dont les héros, modèles de courage et de combativité, embrasent son imagination. En juin 1906, peu avant son treizième anniversaire, son rêve se réalise enfin : sa mère l’arrache à l’orphelinat. C’est alors une année de liberté et de jeux qui s’arrête subitement peu après la rentrée scolaire 1907, avec le décès de sa mère succombant à un cancer. Paul Diel se retrouve seul au monde.

Le jeune adolescent est hébergé par la famille d’un camarade, avant d’être pris en charge par un avocat ami de sa mère, qui devient son tuteur et le place à nouveau dans un foyer. Diel s’y lie d’amitié avec un garçon qui l’initie à la physique et aux mathématiques, et influence fortement ses choix ; bien plus tard, le souvenir de cet ami servira de modèle à l’une des catégories de la fausse motivation, l’accusation.

N’étudiant que les matières qui l’intéressent, Paul Diel échoue au bac. Lassé des études, il parvient à trouver un emploi d’aide-comptable avec l’aide de son tuteur mais, piètre employé, est congédié après quelques mois. Ne voulant pas décevoir son tuteur, il le lui cache, quitte le foyer et se retrouve à la rue.

La rue et la philosophie

À dix-huit ans, vagabond, il erre dans Vienne dont il fréquente les cafés et les bibliothèques. Il exerce occasionnellement de petits travaux et trouve à l’hôpital, lorsque sa santé flanche, un lit, des repas chauds et la tranquillité nécessaire à ses lectures.

Un an plus tard, en 1912, il revient vers son tuteur, se représente au bac et passe l’épreuve avec mention. Ne se sentant néanmoins pas capable de travailler de manière imposée, il refuse de s’inscrire à l’université et s’oriente vers la poésie. Son tuteur lui obtient un emploi administratif à Hitzing, mais Diel choisit la liberté et disparaît, retournant à son existence marginale.

En 1914, gravement blessé au cours d’un duel par un étudiant l’ayant offensé, Paul Diel refuse de se faire soigner, mais est finalement hospitalisé d’urgence suite à une septicémie. En ce début d’été, tandis que les chirurgiens sont déjà mobilisés, Diel est opéré par un médecin incompétent. Suite à des complications, plusieurs interventions sont nécessaires. L’hospitalisation se prolonge, que Diel met à profit pour acquérir une grande connaissance de la philosophie, particulièrement marqué par Kant et Spinoza. Il écrit également de la poésie. Mais lui apparaît, de plus en plus clairement maintenant, la question essentielle, à laquelle rien de ce qu’il lit n’apporte de réponse satisfaisante : “comment vivre pour trouver ma satisfaction ?

Il ne sort de l’hôpital qu’un an et demi plus tard, à vingt-deux ans, le coude paralysé. Déclaré inapte au service, il est rendu à la vie civile. Ne pouvant plus pratiquer de sport, il découvre le théâtre et décide d’écrire davantage que de la poésie.

Le théâtre, Jane, la psychologie

Paul Diel devient figurant et parvient à gagner de quoi subsister. Ses écrits témoignent déjà de ses préoccupations majeures : le sens de la vie, l’amour, la sainteté, la dualité esprit-matière, l’opposition entre réussite extérieure et élan essentiel. Peu à peu, il acquiert un statut d’acteur professionnel, souvent en tête d’affiche, et intègre une troupe malheureusement dissoute après un an, faute d’argent. Diel se fait alors engager en province et poursuit son œuvre littéraire : traité d’art dramatique, pièce de théâtre, roman, poèmes…

En 1922, lors d’une tournée dans le nord de l’Italie, il rencontre Jane Blum, une jeune française d’origine juive. Tous deux tombent amoureux et décident de ne plus se séparer. Après un début de vie commune marqué par la précarité, le couple parvient à rejoindre Paris et se marie. Paul Diel, rejeté à cause de ses origines, ne parvient pas à placer ses pièces de théâtre et sa femme tombe malade. Le couple repart pour l’Autriche. Diel y découvre les psychologues modernes, et notamment Alfred Adler. Ses futurs thèmes de prédilection se mettent en place : le désir, les motifs inconscients, la vanité et l’exaltation, la recherche d’harmonie intérieure.

La situation du couple en Autriche n’est pas plus brillante qu’à Paris. Tandis que Paul Diel obtient un poste d’agent d’assurance, sa femme repart à Paris, hébergée par une amie. Séparations et retrouvailles se succèdent jusqu’en 1930, date à laquelle Jane Diel rejoint son mari.

Freud près Adler, les premiers travaux

Dès 1928, Paul Diel suit des cours de psychiatrie. Il élargit la notion de refoulement de Sigmund Freud et reprend la notion de besoin d’estime d’Adler comme élément central de construction de la personnalité, et les intègre à sa propre vision. Il a trouvé sa voie et, renonçant alors à l’expression littéraire artistique, commence à rédiger, en allemand, son premier ouvrage de psychologie, Phantasie Und Realität (Imagination et réalité), où se trouvent déjà les fondements de la future Psychologie de la motivation : la démarche introspective, le désir comme élément central des pulsions, l’exaltation imaginative, la culpabilité, la sublimation.

Le manuscrit de Phantasie Und Realität est terminé en 1933, et adressé à plusieurs éditeurs autrichiens, allemands et suisses. Tandis que la situation politique se dégrade, les réponses tardent à venir ou sont négatives, l’ouvrage étant jugé “trop éloigné des problèmes de l’actualité“. Freud lui-même, surchargé de travail, refuse de lire le texte d’un inconnu.

En 1934, la guerre civile éclate à Vienne. Diel, qui a commencé son second ouvrage de psychologie, Geist Und Güte (Esprit et bonté), perd son emploi d’agent d’assurance, tombe malade et se retrouve hospitalisé. En 1935, il adresse Phantasie Und Realität à Albert Einstein qui, admiratif, n’hésite pas à le soutenir. Un échange épistolaire de vingt ans s’en suivra entre les deux hommes.

Sur recommandation d’Einstein, Diel contacte le Professeur Moritz Schlick, philosophe, membre du Cercle de Vienne et fondateur du néo-positivisme. Schlick, enthousiasmé par le manuscrit, propose à Diel de l’aider à se faire publier. Les deux hommes ont rendez-vous le 22 juin 1936 afin de convenir des ultimes démarches auprès des éditeurs. Le soir même, Schlick est assassiné, l’attestation destinée à accompagner le manuscrit de Paul Diel dans l’une de ses poches.

Malgré l’aide d’Einstein, Diel ne parvient toujours pas à publier son ouvrage. Ses compétences sont néanmoins reconnues par le Professeur Emil Froeschels, de l’hôpital principal de Vienne, où Paul Diel entre en 1936 comme psychologue et où il connaît ses premiers succès professionnels, allant jusqu’à prendre Froeschels lui-même en analyse.

Anti-nazi de la première heure, le couple Diel perçoit vite combien cette position, avantageuse dans un premier temps, devient dangereuse depuis le meurtre de Dollfus. En 1938, les troupes allemandes envahissent l’Autriche. Il est temps de partir. À la dégradation de la situation politique s’ajoute les difficultés financières.

Exil, retour à Paris, de Sainte-Anne à Gurs

Toujours aussi démuni, le couple reconnaît finalement ne plus pouvoir rester à Vienne et parvient à quitter le pays sous prétexte de rendre visite pour deux mois à la famille de Jane à Paris. Il n’emporte que deux valises, quelques effets personnels, les manuscrits de Phantasie Und Realität et de Geist Und Güte, la somme « réglementaire » de trente marks et l’espoir secret d’obtenir de la France le statut de réfugié politique.

En 1939, Paul Diel, âgé de quarante-cinq ans, obtient un poste de psychologue dans le service du Professeur Henri Claude, à Sainte-Anne, grâce aux recommandations d’Einstein et de Froeschels. Mais ses théories sont mal vues et sa situation est inconfortable. La guerre éclate.

Diel s’engage dans l’armée française et, attendant d’être appelé, poursuit son travail à Sainte-Anne, cette fois grâce à l’appui d’Irène Joliot-Curie.

Il rédige en français, à l’intention du Professeur Maxime Laignel-Lavastine, succédant à Henri Claude, un exposé sur le traitement des névroses et des psychoses : Thérapie.

Suite à l’offensive allemande de mai 1940, Paul Diel se retrouve parmi les étrangers d’origine allemande regroupés au stade de Colombes, près de Paris, sur décret de Vichy. Quelques jours plus tard, une nouvelle décision libère les maris de femmes françaises. Malheureusement inattentif, Diel ne saisit pas cette opportunité et se voit déporté au camp de Gurs, dans les Pyrénées Atlantiques, l’un des camps français, où il écrit un court texte sur les relations humaines empoisonnées par les provocations impondérables, Le coup d’épingle.

Entrée au CNRS, publications

C’est dans ces conditions inhumaines que Diel élabore son travail sur le langage symbolique des mythes et sur la signification psychologique de Dieu, La Divinité et le héros, qui aboutira plus tard à La Divinité. En 1943, il développe son exposé Thérapie, qui deviendra bientôt Psychologie de la motivation. Mais il tombe gravement malade.

Rejoint quelque temps par sa femme, qu’il n’a plus vue depuis trois ans, il obtient un régime de faveur, un peu de liberté et un logement délabré et sans chauffage. Les conditions de vie s’adoucissent cependant, et Diel en profite pour approfondir sa théorie du calcul psychologique et le principe de fausse motivation.

Après la Libération, Paul Diel retourne à Paris et y retrouve sa femme. Une nouvelle fois grâce à Joliot-Curie, Diel entre au CNRS sous la direction d’Henri Wallon. Au Laboratoire de psychobiologie de l’enfant, il applique ses idées aux enfants et adolescents en difficulté, tout en reprenant son poste à Sainte-Anne et poursuivant, trois années durant, son travail sur le texte de Psychologie de la motivation.

ISBN 978-2-228-88445-7

Son poste au CNRS et, plus que jamais, le soutien d’Einstein et de Wallon — lequel considère Diel comme le quatrième psychanalyste après Freud, Adler et Jung —, permettent enfin à Paul Diel de publier son premier ouvrage : Psychologie de la motivation paraît en 1948 dans la Collection de philosophie contemporaine dirigée par Maurice Pradines, aux Presses Universitaires de France. D’autres vont suivre. Diel a cinquante-cinq ans. Cette première publication lui amène auditeurs et élèves à qui il enseigne sa méthode sous forme de thérapies, de conférences, de séminaires et de cours.

La Divinité et le héros se scinde en La Divinité et Le Symbolisme dans la mythologie grecque, respectivement publiés en 1950 aux PUF et en 1952 chez Payot, ce dernier ouvrage élogieusement préfacé par Gaston Bachelard. Chez Payot désormais paraissent : La Peur et l’angoisse en 1956, puis Les Principes de l’éducation et de la rééducation en 1961, Le Journal d’un psychanalysé en 1964, Psychologie curative et médecine en 1968, et enfin Le Symbolisme dans la Bible et Le Symbolisme dans l’Évangile de Jean, respectivement en 1975 et 1983. Paul Diel reçoit un prix de l’Académie française pour La Peur et l’angoisse grâce à André Chamson, et correspond avec Adolphe Ferrière, cependant qu’une chaire au Collège de France lui est refusée. En 1968, alors que les institutions universitaires et médicales méprisent son travail, Paul Diel ne parvient pas à se faire entendre des étudiants. Son décès, le 5 janvier 1972, passe quasiment inaperçu dans le public (ce que regrette André Chamson à la une du Figaro).”

Lire l’article original sur le site du Cercle Paul Diel Suisse Romande


Voir aussi…

Oeuvre​​s

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Extraits, commentaires & citations​

La méthode d’analyse introspective

Fondée sur la théorie rigoureuse développée par Diel, la méthode introspective permet à chacun de découvrir objectivement son propre psychisme, grâce à une analyse guidée par la connaissance des lois présidant aux évasions et fausses justifications. L’analyse consiste ainsi à prendre peu à peu connaissance des évasions et fausses justifications, détectables par leurs manifestations stéréotypées, et à leur opposer des contre-valorisations, pensées et réflexions contrecarrant la pente naturelle de la vanité et de ses métamorphoses. Le sujet est ainsi amené à harmoniser ses désirs selon l’exigence de son élan de dépassement individuel. L’énergie psychique dispersée dans les conflits intérieurs peut alors s’investir positivement dans les nécessités de la vie journalière, libérant ainsi le sujet du poids de ses tourments et le conduisant vers un meilleur développement de ses capacités.

  1. Psychologie des profondeurs, elle se propose d’assainir le psychisme. Le rôle de l’analyste est alors de guider le sujet dans sa recherche introspective. Au-delà de l’analyse des pensées, sentiment et actions, la méthode permet de traduire en langage conceptuel le contenu symbolique des rêves.
  2. Psychologie du présent, elle libère le patient des effets des traumatismes passés grâce à un travail introspectif qui ne s’appesantit pas sur le déroulement rétrospectif des événements.
  3. Psychologie de la responsabilité, elle est fondée sur l’idée que l’homme est responsable de ses réactions face à ce qui lui arrive.
  4. Méthode analytique et thérapeutique, elle ouvre sur la dimension éthique de l’existence, le sens de la vie étant défini comme la recherche de l’harmonie (entente profonde) entre les différents plans de satisfaction (matériel, sexuel et spirituel). Son fondement est biologique, car la recherche de satisfaction constitue le moteur évolutif à l’œuvre depuis des millénaires. Le bien-être intérieur est ainsi moralement établi et la méthode permet de se libérer progressivement du conflit interne entre moralisme et amoralisme, entre spiritualisme exalté et matérialisme excessif. Elle replace l’être humain au centre de sa finitude et du mystère de la vie.

Par la généralité de son approche, elle concerne toutes les formes de déviation de la pensée, des sentiments, et des actes.

La traduction des rêves

Prolongement de la délibération diurne, nos rêves sont l’expression du conflit entre les désirs subconscients refoulés, parce que irréalisables ou insensés, et l’appel de l’élan de dépassement (le surconscient). Le rêve se présente sous la forme d’un langage à déchiffrer. La méthode de traduction des rêves développée par Diel consiste à traduire en langage clair le contenu psychologique des symboles du rêve. Ces symboles universels figurent dans les mythes de tous les peuples et se retrouvent dans les rêves de tous les êtres humains. Les mythes grecs traduits par Diel sont l’expression, comme tout mythe, du combat du héros contre les monstres, symboles de ses tentations perverses. Il est aidé dans ce combat par les divinités, symboles de ses forces surconscientes.” (d’après API​)


Infos qualité​​ | sources :  Association de psychanalyse introspective ; collection privée ; Payot-Rivages ; wikipedia.org ; youtube.be | texte original et compilation | première publication dans walloniebruxelles.org repris dans agora.qc.ca | dernière révision 2019 | Remerciements à Jeanine Solotareff (FR) et Hervé Toulhoat (FR)


Plus de discours qui expliquent le monde…

FRANSIS : Les fêtes de la Pentecôte à Cointe à la Belle-Epoque (CHiCC, 1989)

Temps de lecture : 5 minutes >

Les fêtes de la Pentecôte à Cointe à la Belle-Epoque :
  • LE SAMEDI : en fin de matinée, un tir de campes, à l’emplacement de l’actuelle avenue du Mémorial, annonçait l’ouverture des festivités. Une demi-douzaine d’instrumentistes, précédés d’une grosse-caisse, parcouraient alors les avenues et les rues du quartier. C’étaient les “Aubades”.
  • LE DlMANCHE MATIN : c’était la procession, avec tirs de campes au départ et à la rentrée, ainsi qu’aux reposoirs, pendant la bénédiction, et cela généralement à trois reprises sur le parcours. La procession de Cointe parcourait alternativement deux itinéraires :
    • La première année : départ de l’église paroissiale (chapelle provisoire, dédiée à N.D. de Lourdes à l’angle des rues du Chéra et du sentier qui allait devenir l’avenue du Mémorial) puis, par les avenues des Ormes, de la Laiterie, du Hêtre, la procession arrivait et s’arrêtait dans les jardins de l’Asile de la Vieille-Montagne où se trouvait le premier reposoir. Ensuite, par la rue de Cointe (rue Professeur Mahaim), rue du Batty et la place du Batty, elle gagnait les jardins des Filles de la Croix (Chanmurly) où avait lieu une seconde bénédiction. Enfin, elle descendait la rue Mockel, empruntait la rue Mandeville jusqu’au pied de la rue Saint-Maur, où se trouvait le troisième reposoir. Finalement, elle remontait vers la chapelle paroissiale, par la rue Saint-Maur.
    • La seconde année : départ de la chapelle paroissiale, puis parcourait l’avenue de Cointe, la rue du Batty, la rue de l’Asile (rue de Bourgogne) et descendait la rue Aux Pierres pour s’arrêter à un premier reposoir, face à l’actuelle rue du Cellier. La procession descendait alors la rue du Perron jusqu’au cimetière de Sclessin, faisait demi-tour, puis remontait cette rue et, par les rues des Mésanges et des Bruyères, s’arrêtait à un second reposoir, aux environs du Couvent des Dames du Sacré-Coeur. Elle empruntait le boulevard Montefiore puis un parcours sylvestre et un peu chaotique (Chemin du Champ des Oiseaux) elle descendait l’avenue de l’Observatoire pour faire un dernier arrêt au reposoir, près de la remise des tramways. Elle remontait enfin l’avenue, puis, par la rue des Lilas (rue Constantin le Paige), elle regagnait la chapelle.L’ouverture de la Basilique, en 1936, influera sur le passage de la procession dans certaines rues : Moineaux – Hirondelles – du Puits et Chera…
  • LE DIMANCHE APRES-MIDI : un service intensif de tramways – plus tard de trolleybus – amène les Liégeois sur le plateau. Certaines années, un particulier a même organisé , avec sa camionnette, des voyages qui, par le boulevard Kleyer, au départ de St. Gilles, arrivent à l’ école communale de Cointe. Des Guillemins, de Fragnée, de Sclessin, de nombreux piétons montent vers Cointe. La fête foraine se limitant à la place du Batty, celle-ci est rapidement engorgée. Alors, la foule sans cesse grandissante va devoir se caser ! Où ? Aux terrasses des magasins et des cafés, tandis que les pèlerins se succèdent à jet continu à la chapelle Saint-Maur.

On danse “aux cachets” (5 centimes avant 1914 – 10 centimes après la première guerre, puis 25 centimes). Ces bals populaires ont lieu dans la salle DELBEZ, rue des Lilas (Constantin le Paige), dans la salle CHARLIER (aujourd’hui CGER), avenue de l’ Observatoire. Ajoutons-y le café Kursaal, aujourd’hui “Le Kleyer”, dans la salle en planches, à l’emplacement des immeubles n° 4 à 22 , boulevard Kleyer, ainsi qu’au café KINET , près de l’école communale. J’ignore si l’on dansait au café DELANGE, au-dessus de la rue des Muguets (Jonquilles), mais je sais qu’il s ‘y déroulait de fameuses parties de quilles…

Laiterie de Cointe © histoiresdeliege.wordpress.com

Mais, le CLOU de la fête, c ‘est… les bals en plein air ! Ils battent leur plein à l ‘hôtel du Champ des Oiseaux (place du Batty),dont les jardins longent le boulevard Kleyer, à la laiterie LOURTIE (rue Saint-Maur) et, plus tard, à la laiterie du Rossignol dont l’entrée se trouvait à l’emplacement de l’actuel café du Mémorial. Mais le n°1 de ces établissements, c’est celui qui a laissé son nom à notre avenue de la Laiterie. Si la foule y était trop dense, alors quelques musiciens et une partie des danseurs descendaient l’avenue du Petit-Bourgogne, pour aller danser à la laiterie PUREMONT, au milieu du thier. Quant aux amoureux, ils appréciaient particulièrement les nombreux endroits boisés du quartier !…

  • LE LUNDI MATIN : c’est le jour J du pèlerinage à Saint-Maur. Dès l’aube, nous sommes réveillés par le passage des pèlerins. Il s’agit d’arriver tôt, pour ne pas se voir canalisés à 100 mètres en amont ou en aval de la chapelle. Sitôt la messe de 7 heures terminée, nombreux sont les pèlerins qui se ruent vers la laiterie LOURTIE, pour se sustenter avant de participer à la danse “aux Olivettes” (espèce de danse en usage chez les Provençaux après qu’ils ont cueilli les olives, à l’époque de l’olivade – Dict.Quillet).  Dans ce qu’on ne tardera pas, d’ailleurs, à pratiquer dans les autres cafés du plateau.
  • LE LUNDI APRES-MIDI : même scénario que la veille, mais avec plus de monde encore. Certaines années, des bandes venant de Chênée et d’Angleur, prennent place sur les pelouses, près de la plaine des sports. Ils y organisent alors de véritables spectacles entre eux, avec danses, chants, cramignons, farandoles et autres exhibitions. Et la nuit… Nouveau réveil des riverains, mais cette fois, par des groupes de fêtards qui retournent joyeusement et d’un pas plus qu’incertain vers les communes et les quartiers voisins.
Laiterie du parc de Cointe © histoiresdeliege.wordpress.com
APOTHEOSE ET DECADENCE
L’apothéose

A quoi faut-il attribuer l’immense succès des fêtes de la Pentecôte dans notre Cointe d’antan ?

  • D’abord et surtout à la popularité de l’ancestral pèlerinage à Saint-Maur.
  • A la tradition, bien ancrée en notre bon Pays de Liège : on va à Cointe à la Pentecôte.
  • A l’époque, les fêtes paroissiales se déroulaient selon un calendrier bien établi. Ce calendrier commençait par la fête à Cointe et se terminait par la fête des quatre hauteurs, à savoir : Saint-Gilles, Sainte-Walburge, Embourg et une quatrième, dont le nom m’échappe. Cointe était donc la “Primavera”.
  • La jeunesse et les gens du peuple, qui n’ont pas les possibilités actuelles de se déplacer, attendent avec impatience ces réjouissances.
  • Aucun autre quartier de la ville ne pouvait offrir autant d’attraits réunis : la fête foraine, nombreux dancings, autant de laiteries, et le tout dans un cadre de verdure exceptionnel.
La décadence
  • Le vendredi 10 mai 1940, avant-veille de la Pentecôte, les “Stukas” sillonnent notre ciel. Les forains démontent en hâte baraques et manèges et vont se réfugier sous les arbres du boulevard Kleyer.
  • La guerre finie, on constate la disparition de toutes les laiteries. Seules, les salles de danse DELHEZ et CHARLIER survivront, mais pas pour longtemps. C’est un premier coup mortel pour la fête à Cointe.
  • Nous sommes à l’ère de l’automobile ! Les dimanches et jours de fête, et particulièrement pendant le week-end de Pentecôte, les gens partent vers l’Ardenne ou la Côte.
  • La procession, étant donné la diminution constante des participants, finira par ne plus sortir.
  • Banneux et Beauraing attirent les pèlerins, au détriment des lieux de pèlerinage plus anciens, voire plus modestes, tels que Saint-Maur dont la chapelle est de plus en plus vétuste, les Trixhes à Flémalle, le Bouxhay à Bressoux, et bien d’ autres…

Bref : “Autres temps, autres moeurs !

Georges FRANSIS

  • illustration en tête de l’article : “Les villas de Cointe“, carte postale ancienne © delcampe.net

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


ARAKI, Noboyushi (né en 1940)

Temps de lecture : 7 minutes >

“Il existe deux types de photographes. Ceux qui sortent toujours avec leur appareil en quête d’instantanés à la sauvette. Et ceux qui s’en servent uniquement pour une prise de vue mûrement réfléchie. En faisant de sa vie une performance visuelle, Nobuyoshi Araki croise les deux profils.

Ce Japonais de 74 ans a un jour résumé l’affaire : Mon corps est devenu un appareil.” Ou encore : Mon propre souvenir disparaît au moment même où je prends la photo. C’est l’appareil qui me sert de mémoire.” Une de ses images les plus saisissantes est le visage de sa femme Yoko Aoki, en 1970, en train de jouir. Ce qui veut dire que l’auteur sait faire deux choses à la fois : l’amour et appuyer sur le déclencheur. Comme il peut dégainer son appareil, fourchette à la main et bouche pleine, ou en se brossant les dents. Cela vient de loin.

Il a 12 ans quand son père, photographe amateur, lui tend un appareil pour saisir ses copines. Mais il préfère dire à Jérôme Sans, dans le livre Araki (Taschen, 2002, complété en 2014), que, dès qu’il est sorti du ventre de sa mère, il s’est retourné et a photographié son vagin.  Tout semble XXL chez le Tokyoïte. Quand une grosse exposition contient 300 photos, lui en accroche parfois 4 000. Certaines tiennent dans la main, d’autres mesurent 2 mètres sur 3. Elles sont en couleurs et en noir et blanc. Parfois il les maltraite à coups de pinceau.

Plutôt que de calculer le nombre d’images prises en soixante ans, il vaut mieux décrire sa journée type. Il l’a racontée, il y a quelques semaines, quand M Le magazine du Monde lui a commandé une séance de mode (réalisée dans le cadre de la collection Esprit Dior, Tokyo 2015) : Dès que je me lève, je gagne le toit et je photographie les nuages. Et puis je me penche au balcon et j’enregistre la rue. Je monte dans un taxi et je prends des images à travers la vitre.” Il arrive à son studio et photographie des mannequins ou des objets. Il fait un tour au bar ou chez des amis, et c’est reparti. Jusque tard dans la soirée. Tout passionne son objectif. Une fleur, son chat (il lui consacre un livre, Chiro, My Love, en 1990), les objets les plus divers, les habitants de Tokyo, avec un penchant sérieux pour la femme nue, jambes écartées, parfois ficelée et suspendue au plafond.

Araki a aussi révolutionné le livre de photographie. C’est peut-être là qu’il est le plus fort. Il en a publié 450, 28 pour la seule année 1996, certains proches du fanzine, jusqu’à celui de 600 pages et 15 kg, publié par Taschen au prix de 2 500 euros. La profusion épate, la rapidité aussi. Certains de ses ouvrages paraissent aussitôt après la prise de vue.

Arrêtons-nous un instant sur le graphisme et la mise en pages de ses livres. Araki a été photographe publicitaire à l’agence Dentsu, la plus importante du pays. Il a été éditeur, rédacteur en chef de journal. Il maîtrise le design, la typographie, le rythme visuel, la calligraphie, autant de talents conjugués dans les couvertures des livres, stupéfiantes de liberté et d’audace. Il travaille pour la publicité, la mode, l’industrie, la presse. Pour qui lui demande. Il sort rarement du Japon depuis la mort de sa femme, en 1990 ; voyager est du temps perdu pour photographier.

Araki ne parle pas anglais. Ses photos parlent pour lui. Un photographe s’affadirait en s’éloignant de sa terre. L’Américain Eggleston n’a jamais été aussi bon qu’à Memphis et Garry Winogrand qu’à New York. Ou Araki qu’à Tokyo. Pas toute la ville, surtout ses quartiers populaires. Aujourd’hui, c’est Shinjuku. Mais, au début de sa vie, c’était Minowa ou encore Yoshiwara, le plus grand quartier de plaisir de la capitale. Il aimait jouer dans son cimetière et sentir les cendres de 25 000 prostituées qui y sont enterrées.

Plaisir et mort réunis. C’est le résumé de l’art et de la vie d’Araki. Nombre de photographes, de Nan Goldin à Larry Clark, ont érigé le journal intime par l’image en œuvre d’art. Sauf qu’Araki l’enrichit 24 heures sur 24. D’abord en s’inventant un personnage de manga. Visage rond, lunettes rondes teintées en bleu, ventre rond sur tee-shirt blanc à manches longues (avec la lettre A imprimée au niveau de la nuque), salopette à bretelles rouges (sa couleur favorite), un toupet de chaque côté du crâne. Une figurine de dinosaure l’accompagne partout, qui surgit parfois sur l’image.

“J’en ai marre de tous les mensonges sur les visages, les nus, les vies privées et les paysages que l’on voit partout dans les photos de mode.” Araki est aussi une rockstar. Il y a quelques années, quand il débordait d’énergie, nous l’avons accompagné dans le bar qui lui appartient, logé haut dans un immeuble de Shinjuku. On poussait la porte d’un appartement, on tombait sur un comptoir et quatre tables. Une femme d’âge respectable nous accueillait en kimono très chic. Une autre, aux formes généreuses, assurait le service. Araki y allait presque chaque jour pour manger des sushis et boire. Il faisait aussi le spectacle. Il s’emparait d’un micro pour chanter La Vie en rose, tirait le portrait des clients au Polaroid, qu’il dédicaçait et donnait, se laissait volontiers photographier.
Araki a malmené la posture de l’artiste pur et cloîtré qui organise son oeuvre autour de la rareté. Lui, c’est table à volonté dans un mariage entre art et luxe. Plus il produit, mieux c’est. Il multiplie les campagnes de publicité et peut exposer ses images dans des boutiques de Toshiba ou de Shiseido sans que son image d’artiste soit écornée. [lire la suite dans LEMONDE.FR]
 
Nobuyoshi Araki, Bondage © Taschen

Araki Nobuyoshi est né le 25 mai 1940 à Minowa dans l’arrondissement de Shitaya — l’actuel arrondissement de Taitô —, au cœur de la ville basse  (shitamachi) de Tokyo. Sa famille tenait un commerce de socques en bois (geta). Mais son père, Araki Chôtarô, était un amateur passionné de photographie, ce qui a eu une influence décisive sur l’avenir de son fils. Celui-ci a en effet commencé à prendre lui-même des photos alors qu’il était encore à l’école primaire.

En face de la maison des Araki, il y avait un temple – le Jôkanji – où l’enfant allait jouer. Cet établissement bouddhique était aussi appelé nagekomi dera (littéralement “temple dépotoir”) parce que du temps de l’époque d’Edo (1603-1868), on venait y déposer (littéralement “jeter”) le corps des courtisanes de Yoshiwara, le quartier des plaisirs de la capitale, mortes sans avoir de famille. Par la suite, Araki Nobuyoshi a qualifié d’ “Erotos” le principe fondamental qui régit sa façon de photographier. “Erotos” est un mot-valise qu’il a forgé lui-même à partir du nom de deux divinités grecques dont la première “Eros”, personnifie le désir, le sexe et la vie, et la seconde “Thanatos”, la mort. Le don inné avec lequel Araki va et vient de façon incessante entre le monde de la vie et celui de la mort est sans doute profondément lié au lieu qui l’a vu grandir.

Araki Nobuyoshi avait déjà décidé qu’il serait photographe au moment où il est entré au lycée. En 1959, il a intégré le département d’imprimerie et de photographie de la faculté d’ingénierie de l’Université de Chiba. Il a réussi à en sortir diplômé en 1963, malgré les difficultés que lui a posé le contenu essentiellement scientifique de l’enseignement. Son travail de fin d’études, intitulé Satchin, était constitué d’une série de photos pleines de vie d’une bande d’enfants de son quartier. Araki a été aussitôt embauché par Dentsû, l’agence de publicité la plus importante du Japon. Et en 1964, la revue d’arts graphiques Taiyô lui a décerné la première édition du prix Taiyô pour Satchin, une récompense qui a marqué le début de la carrière du photographe.

Pendant son séjour chez Dentsû, Araki a fait de la photographie publicitaire tout en menant de front un travail personnel à la manière d’un rebelle. Il a en effet utilisé les studios de l’agence où il travaillait pour faire des photos de nus qu’il a présentés dans des expositions ainsi que dans un album intitulé “Album de photographies Xerox”. Comme l’indique son titre, il a réalisé cet ouvrage lui-même à la main en utilisant une photocopieuse de l’agence Dentsû. L’œuvre la plus importante de cette période est Voyage sentimental, un album édité par son auteur en 1971 qui se compose de photographies du voyage de noces à Kyoto et dans le Kyûshû du photographe et de sa jeune épouse Aoki Yôko, rencontrée à l’agence Dentsû.

Dans la préface de Voyage sentimental, Araki Nobuyoshi explique la raison de ce titre. Pour lui, “ce qu’il y a de plus proche de la photographie, c’est le roman autobiographique (shishôsetsu)”, un genre littéraire japonais souvent écrit à la première personne où le narrateur décrit ses relations avec ses proches. Le Voyage sentimental est construit comme un shishôsetsu retraçant les rapports du photographe avec sa femme. C’est le premier exemple de la  “photographie de l’intime” (shishashin), devenue par la suite un des courants majeurs de l’expression photographique au Japon. Le Voyage sentimental d’Araki ne se limite pas pour autant à une simple description des liens unissant les jeunes mariés. Il se situe aussi dans le droit fil des récits mythiques universels qui vont du monde de la vie à celui de la mort avant de revenir à leur point de départ. (lire la suite sur NIPPON.COM)

Chiro, le chat du photographe (2016) © nippon.com

Bondage, érotisme et controverses sont les thèmes qui collent à la peau du photographe Nobuyoshi Araki, né en 1940 à Tokyo. Avec Between Love and Death: Diary of Nobuyoshi Araki, accueillie au Singapore Internationale Photography Festival en 2018, révèle une nouvelle face de son œuvre photographique. Entre amour et mort, ses images prises entre 1963 et 2018 prennent la forme d’un journal intime photographié. Il retrace la relation dans la vie, comme dans l’au-delà, du photographe et de sa femme Aoki Yoko, décédée d’un cancer de l’utérus en 1990.

Comme l’a dit Araki lui-même: “C’est grâce à Yoko que je suis devenu photographe.” Dans sa série Sentimental Journey, il révèle des moments de pure intimité. Il y documente leur lune de miel : des chambres d’hôtel aux voyages en train. Dans Winter Journey, il capture la maladie de Yoko puis sa mort. Même si Yoko n’est plus là, Araki continue de la photographier au travers leur chat noir et blanc Chiro. Finalement, c’est avec sa série Sentimental Sky, images du ciel prises sur leur balcon, qu’il essaye encore de capter l’essence de son fantôme.

Ce journal intime, à lire en images, débute avec une relation amoureuse tendre et sensuelle, puis se déploie à travers le décès, le manque, la propre maladie d’Araki et finalement sa résilience et sa soif de vie. Si l’image de Yoko n’est pas dans tous les tirages, elle plane, omniprésente, dans tous les pans du travail d’Araki.” (voir plus sur CERCLEMAGAZINE.COM)

  • illustration de l’article : Nobuyoshi Araki, “Untitled (Eros Diary)” (2015) © nobuyoshi araki – elephant.art

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © nobuyoshi raki ; elephant.art ; nippon.com


Plus d’arts visuels…

Le Baiser de Brancusi est enfin libre

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“Peut-être avez-vous déjà arpenté le cimetière du Montparnasse. Peut-être avez-vous vu le cénotaphe de Baudelaire et sa statue grise. La tombe de Marguerite Duras ornée de pots plantés de stylos. Celle de Gainsbourg, remplie de photos en noir et blanc. Avez-vous déjà marché jusqu’au bout, au bord du mur, dans la 22e division ? C’est là, dans un coin caché loin de l’allée centrale que vous apercevrez une curieuse caisse en bois trouée d’un cercle, haute de plus d’un mètre. Elle surplombe une tombe de 1910 – attention, n’approchez pas : un panneau vous l’interdit, trois caméras et deux alarmes la surveillent nuit et jour.

Tatiana Rachewskaïa (1887-1910) est morte à l’âge de 23 ans, pendue dans sa chambre. Dans un médaillon sur sa stèle, une photographie la montre coiffée d’un chapeau blanc, le regard triste. Issue de la bonne société de Kiev, elle avait débarqué à Paris quelque temps auparavant et s’était inscrite à la faculté de médecine. C’est là qu’elle avait rencontré le médecin d’origine roumaine Solomon Marbais de l’Institut Pasteur, qui non seulement lui donna des cours particuliers, mais devint aussi son amant. À la fin de l’idylle, dans la grande tradition des romans russes, elle se suicida par amour. Les obsèques eurent lieu en décembre. “Sa mère était venue de Moscou. Elle avait convaincu le prêtre de donner, selon la coutume rituelle, un cierge à toutes les personnes présentes et le bedeau chantait : “pardonnez-lui tous ses péchés”…” peut-on lire sous la plume de son ami Ilya Ehrenbourg, un écrivain révolutionnaire. Le docteur Marbais propose à la famille de Tatiana d’orner sa tombe – et justement, il connaît un sculpteur Roumain très prometteur : Constantin Brancusi.

Le jeune Brancusi vient alors de quitter l’atelier de Rodin, convaincu que rien ne pousse à l’ombre des grands arbres”. Pour lui, la sculpture a une fonction spirituelle ; l’apparence importe moins que sa réalité invisible, au cœur de la matière. Sa première version du Baiser, son œuvre majeure, date de 1905. Il y en aura quarante ; chaque nouvelle tentative est plus épurée, tendant plus encore vers l’abstraction que la précédente. Celle qui orne la tombe de Tatiana est la seconde et la seule qui ait été réalisée en ‘taille directe’. La seule qui mesure 90 cm de hauteur et qui montre les amants de la tête aux pieds. Sans ébauche, sans étude préparatoire, Brancusi ne dégage pas les amants de la pierre : ils sont la pierre. Ils en révèlent la pensée, l’esprit, l’essence cosmique de la matière”. Le Baiser est un bloc de calcaire à peine dégrossi dans lequel se dessinent deux bustes de profil collés l’un à l’autre. Seuls les cheveux et le bombé d’un sein distinguent l’homme de la femme. Les corps symétriques s’unissent si parfaitement que vus de face, on pourrait croire à un seul être. Leurs jambes accolées rappellent la tradition roumaine selon laquelle deux arbres plantés côte à côte, près d’une tombe, évoquent la force de l’amour face à l’éternité. “J’ai voulu évoquer non seulement le souvenir de ce couple unique mais celui de tous les couples du monde qui ont connu l’amour avant de quitter la vie” déclare Brancusi en installant son œuvre sur la tombe de Tatiana, en échange d’un billet de 200 Francs.


MONUMENTS ET PATRIMOINE 06.07.2021
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi au cimetière du Montparnasse © Wikimedia Commons / Constantin Brancusi
Le Conseil d’État a récemment confirmé la légalité du classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi, qui orne une tombe du cimetière du Montparnasse. Cette décision, très attendue, pourrait signer le retour de la sculpture dans le prestigieux registre et la protéger définitivement des velléités des ayants droit.

Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse

Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi au cimetière du Montparnasse © Wikimedia Commons / Constantin Brancusi

Le Conseil d’État a récemment confirmé la légalité du classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi, qui orne une tombe du cimetière du Montparnasse. Cette décision, très attendue, pourrait signer le retour de la sculpture dans le prestigieux registre et la protéger définitivement des velléités des ayants droit.MONUMENTS ET PATRIMOINE 06.07.2021
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi au cimetière du Montparnasse © Wikimedia Commons / Constantin Brancusi
Le Conseil d’État a récemment confirmé la légalité du classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi, qui orne une tombe du cimetière du Montparnasse. Cette décision, très attendue, pourrait signer le retour de la sculpture dans le prestigieux registre et la protéger définitivement des velléités des ayants droit.MONUMENTS ET PATRIMOINE 06.07.2021
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi : le Conseil d’État déclare que la sculpture ne quittera pas le cimetière de Montparnasse
Le Baiser de Brancusi au cimetière du Montparnasse © Wikimedia Commons / Constantin Brancusi
Le Conseil d’État a récemment confirmé la légalité du classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi, qui orne une tombe du cimetière du Montparnasse. Cette décision, très attendue, pourrait signer le retour de la sculpture dans le prestigieux registre et la protéger définitivement des velléités des ayants droit.

L’ŒUVRE RATTRAPÉE PAR SA VALEUR

Après les obsèques, après les pleurs, la petite section 22 de la division 22 tomba dans le sommeil pendant près de 100 ans – elle devient le repaire secret des amoureux et des amants de passage : un écrivain raconte même dans son journal ses ébats aux pieds du Baiser. Et comme toutes les belles choses de ce monde, elle est soudain rattrapée par sa propre valeur, et la tombe entre dans la tourmente.

Le 4 mai 2005 à New York, chez Christie’s, un marbre de Brancusi explose le record mondial pour une sculpture en dépassant les 27 millions de dollars. Tout de suite, le marchand d’art parisien Guillaume Duhamel se met en route. Il retrouve au fin fond de la Russie les heureux descendants de Tatiana Rachewskaïa, la suicidée par amour. S’ils ne connaissent ni Brancusi ni leur aïeule, ils découvrent la tombe dès leur arrivée à Paris et font aussitôt valoir leurs droits – la statue leur appartient, et par l’entremise de Duhamel, ils veulent la vendre aux enchères. Le seul Baiser en taille directe. Le seul qui montre les amants de la tête aux pieds : l’œuvre peut atteindre les 50 millions, estimation basse.

INTERDICTION DE REGARDER LA STATUE

S’ensuit un bras de fer entre les ayants droit et l’État français qui durera 15 ans. L’œuvre de Brancusi est déclarée ‘Trésor National’. Elle est inscrite par le préfet de Paris au titre des Monuments Historiques, la rendant inamovible. Ce dernier considère que la tombe et la statue sont indissociables, elles forment un ‘immeuble’, et pour preuve : la stèle sur laquelle repose le Baiser est signée par Brancusi et porte l’épitaphe à la chère aimable chérie”. Le marchand d’art et la famille saisissent le tribunal et interdisent aux passants de regarder leur statue : c’est alors que la caisse en bois fait son apparition. S’ils sont déboutés en 2018, ils font appel : nous avons de nouveaux éléments” déclare Duhamel. Des factures de la maison de marbrerie en face du cimetière prouvent que la signature et l’épitaphe ont été commandées séparément de la statue, et ne sont pas de la main de Brancusi. Bam.

Le 11 décembre dernier, la cour a donc rappelé que pour bénéficier de l’inscription au titre des monuments historiques, “un bien mobilier doit avoir été conçu aux fins d’incorporation matérielle à cet immeuble, au point qu’il ne puisse en être dissocié sans atteinte à l’ensemble immobilier lui-même.” Or, l’œuvre est dissociable. Complètement dissociable. Et désormais libre. Pour la cour, le préfet a commis une erreur juridique, entraînant l’annulation de son arrêté : la statue n’est plus inscrite aux monuments historiques. Combien de temps avant de retirer la caisse en bois ? Combien de temps avant que la sculpture ne s’envole, laissant Tatiana solitaire ? Une chose est sûre : à quelques allées de là dans le cimetière du Montparnasse, Constantin Brancusi se retourne dans sa tombe.” (d’après MARIANNE.NET)

  • Lire aussi “Brancusi : la suicidée, le baiser et les millions” sur LEXPRESS.FR
  • Illustration : Brancusi, Le Baiser © LEXPRESS.FR

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © express.fr


Plus de matière…

NAM JUNE PAIK (1932-2006)

Temps de lecture : 5 minutes >

“Nam June Paik est un artiste coréen considéré comme le fondateur de l’art vidéo. Il est né à Séoul le 20 juillet 1932 et est décédé à Miami le 29 janvier 2006. Son génie est d’avoir compris que l’apparition de la télévision avait changé le monde.

Les débuts

Après des études de musique et d’histoire de l’art en Corée puis au Japon en 1952 (fuyant un pays en guerre), Nam June Paik part en 1956 terminer sa formation universitaire en Allemagne. Il se spécialise en collage sonore à partir de bandes audio et disques vinyles. En 1958, il travaille auprès du compositeur Karlheinz Stockhausen (pionnier de la musique électroacoustique) au Laboratoire de Recherche du studio de musique électronique de Radio Cologne – où travaillent également les compositeurs René Köring et Mauricio Kagel. A cette époque, Nam June Paik produit ses propres concerts, expositions et “actions musicales”, performances pendant lesquelles il s’attaque aux instruments de musiques (il brise, par exemple, un violon sur scène) dans le but “d’éliminer la musique traditionnelle”. En 1961, il participe à la pièce musicale de Karlheinz Stockhausen, Originale, en réalisant une performance pendant que l’œuvre du compositeur allemand et ses propres montages sonores sont joués simultanément. C’est dans le cadre des représentations de la pièce Originale, que l’intérêt de Nam June Paik pour le médium vidéo va augmenter.

Durant cette période, Nam June Paik côtoie l’avant-garde de l’époque (notamment Joseph Beuys, John Cage, George Maciunas, Merce Cunningham, le couple de plasticiens Christo et Jeanne-Claude, etc.) et rejoint finalement, en 1962, le groupe artistique Fluxus (issu du mouvement dada qui mélange aussi bien la musique, la performance, l’art plastique et l’écriture). Dès le départ, l’œuvre de Nam June Paik est marqué par ces influences hétérogènes, transdisciplinaires et expérimentales.

La naissance de l’Art vidéo

En mars 1963, lors de l’exposition Fluxus « Music/Electronic Television », il présente à la galerie Parnass de Rölf Jährling à Wuppertal une installation composée de 13 téléviseurs posés à même le sol dont l’image déréglée par des générateurs de fréquence ne diffuse rien d’autre que des rayures et des striures. Cette “Exposition de musique et de télévision électronique”, qui fait écho à la technique du langage indéterminé et variable employé par John Cage dans ses “pianos déréglés” (dont le premier happening remonte à 1952), est considérée aujourd’hui comme la première œuvre d’art vidéo. A cette époque, le mot vidéo, n’étant pas encore connu, c’est donc à posteriori que son acte fut reconnu comme “art vidéo” (vers 1972-1973, quand on commence à prendre conscience des spécificité de ce medium).

Nam June Paik n’est pas le premier artiste à détourner la télévision de son usage habituel. A peu près à la même période, l’Allemand Wolff Vostell projette la vidéo expérimentale  Sun in your head et le Français Jean-Christophe Averty diffuse une série d’émissions télévisuelles absurde Les Raisins verts. L’innovation qui le démarque des autres vient de ce que les œuvres de Nam June Paik sont déjà des installations, maîtrisées, produisant des images électroniques abstraites et indépendantes de la télévision. En 1964, Nam June Paik rencontre la violoncelliste Charlotte Moorman avec qui il collabore pour de nombreuses performances.

L’œuvre de Nam June Paik

L’ensemble de l’œuvre de Nam June Paik se compose d’installations vidéos dans lesquels il introduit des instruments de musique et des moniteurs de télévision qu’il modifie pour les détourner de leur fonction initiale. Dans sa série “robots”, il empile des postes de télévision jusqu’à leur donner une forme anthropomorphique. A la différence du cinéma, l’art vidéo consiste moins à filmer qu’à travailler la matière de l’image électronique. Nam June Paik manipule les images et les sons, en les superposant, les altérant, les étirant et les accélérant  jusqu’à les rendre méconnaissables. En révélant le procédé technique de la télévision, Nam June Paik dévoile le simulacre de l’image télévisuelle et met à jour sa nature idéologique et technologique. A la fois sculptures et mise en scène sonore et visuelle, les installations de Nam June Paik offrent aux visiteurs, une expérience sensorielle totale. (lire l’article complet sur CAHIERDESEOUL.COM)

Nam June Paik, “Watchdog II” (1997) © cahierdeseoul.com

“L’artiste qui a su le mieux imaginer et exploiter le potentiel artistique de la vidéo et de la télévision est, sans aucun doute, le créateur d’origine coréenne Nam June Paik. Grâce à son abondante production d’installations, de vidéos, d’émissions de télévision globales, de films et de performances, Nam June Paik est parvenu à modifier notre perception de l’image temporelle dans l’art contemporain (…).

Les explorations artistiques initiales de Paik dans le domaine des mass médias et, plus précisément, de la télévision, font l’objet, en 1963, de sa première exposition en solitaire: Exposition of Music-Electronic Television (Exposition de télévision électronico-musicale), organisée à la Galerie Parnass de Wuppertal, en Allemagne. Cette exposition, dans laquelle des appareils de télévision distribués dans une salle, installés sur les côtés et placés à l’envers ont été préparés par l’artiste pour déformer la réception des transmissions, est cruciale. À cette occasion, il crée également des vidéos interactives visant à transformer le rapport des spectateurs avec le média. Ces premiers pas marquent l’éclosion de Paik, qui, plus de 40 ans durant, développera d’innombrables idées et inventions qui ont joué un rôle essentiel dans l’introduction et l’acceptation de l’image électronique en mouvement dans la sphère de l’art.

En 1964, Paik s’installe à New York pour poursuivre ses travaux autour de la télévision et de la vidéo et, à la fin des années 60, se constitue en chef de file d’une nouvelle génération d’artistes désireux de créer un nouveau langage esthétique basé sur la télévision et les images en mouvement. Dans les années 70 et 80, il travaille comme professeur et se consacre activement à la promotion d’autres artistes et au développement du potentiel de ce média émergent. À côté d’une remarquable séquence de films vidéo et de projets pour la télévision – comprenant des collaborations avec ses amis Laurie Anderson, Joseph Beuys, David Bowie, John Cage et Merce Cunningham– il met sur pied une série d’installations qui ont radicalement transformé la production vidéo et redéfini la pratique artistique (…).

Paik a créé de nombreuses pièces de petit format qui ne laissent pas, toutefois, d’être représentatives de son œuvre. Vidéo Bouddha (Video Buddha) (1976), par exemple, contient des références aux antiques rites funéraires coréens et présente une sculpture du Bouddha, mi-enterrée dans un monticule de terre, qui se contemple dans un moniteur vidéo en circuit fermé. Chaise TV (TV Chair) (1968) est le résultat d’un traitement ironique de Paik de la réception de la télévision. Dans cette pièce, un moniteur remplace le siège d’une chaise de sorte que, dès que quelqu’un s’y assied, l’écran est caché par le corps. Paik fait également preuve de son intérêt pour l’humanisation de la technologie dans Famille de robots (Family of Robot) (1986), une série de sculptures de personnages vidéo construites avec d’anciens appareils de radio et de télévision. D’autres exemples révèlent comment certaines collaborations de Paik ont surgi de nouvelles expériences visuelles, comme le montre l’œuvre Synthétiseur Vidéo Paik-Abe (Paik-Abe Video Synthetizer) (1969), un dispositif de traitement d’images vidéo développé en partenariat avec Shuya Abe. Autre exemple des expérimentations de Paik, Violoncelle TV (TV Cello) (1971), l’une des nombreuses pièces créées par l’artiste pour sa collaboratrice au long cours de performances, Charlotte Moorman, détourne la vidéo en un instrument musical/visuel d’un autre ordre.

Paik est l’auteur d’un groupe remarquable de nouvelles œuvres fondées sur la technologie laser. En collaboration avec le spécialiste du laser Norman Ballard, Paik crée Modulation en synchro (Modulation in Sync) (2000), installation à grande échelle qui évoque la relation dynamique existant entre la nature et la lumière qui comprend les pièces Doux et sublime (Sweet and Sublime) (dessins multicolores à base de faisceaux laser projetés sur le plafond) et L’échelle de Jacob (Jacob’s Ladder) (une cascade traversée par le laser). Une autre installation de sculptures laser, Trois éléments (Three Elements) (2000), utilise le laser pour créer un espace virtuel et redéfinit la forme et les matériaux de la sculpture. Finalement, dans son œuvre la plus récente, Cône laser (Laser Cone) (2001), Paik manipule les faisceaux pour qu’ils s’entrecroisent sur une énorme surface conique qui enveloppe le spectateur dans une articulation graphique de lumière. Ces projets sont à mettre en rapport avec des créations antérieures comme Couronne TV (TV Crown) (1965), dans laquelle il déformait les tubes à rayons cathodiques des téléviseurs pour créer des dessins linéaires ou La lune es la TV la plus ancienne (Moon is the Oldest TV) (1965) où il évoquait les phases de la lune. “[lire l’article complet sur GUGGENHEIM-BILBAO.EUS]

  • Illustration en tête de l’article :  Nam June Paik, “TV Buddha” (1974) © cahierdeseoul.com

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © cahierdeseoul.com


Plus d’arts visuels…

Le mystère Trenet

Temps de lecture : 36 minutes >

A force de donner son dernier concert d’adieu (entre autres, au Forum de Liège), le Fou Chantant a fini par tirer sa révérence, le 19 février 2001. Si les articles obituaires (voire nécrologiques) se tenaient prêts dans les tiroirs des rédactions, certains “dossiers Trenet” ont marqué la différence. Ainsi, ce dossier “Le mystère Trenet” publié dans le Nouvel Observateur le lendemain du décès du chanteur…


“Il vient de mourir à 87 ans…

Le Mystère Trenet

Qui était-il, ce Français hors du temps qui a révolutionné la chanson ? Pourquoi ce notable swing, politiquement et sexuellement incorrect, est-il devenu le poète des bonheurs enfuis, des amours enfantines et des baisers volés ? Comment cet homme sans attaches a-t-il servi de lien entre trois générations réputées irréconciliables ?

Ya d’la peine, adieu, adieu les hirondelles, y a d’la peine, une France est morte hier à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, une France hors du temps, une France seule au monde, une France imaginaire racontée par un fou, une France où, grand-père, vous oubliez votre cheval, une France aux yeux bleus. Les cousines germaines sont des coquines, elles trottent menu, la taille à l’aise, dans l’allée des marronniers, et les grands dadais, les gentils écureuils les regardent le feu aux joues. Mais l’amour est un mystère et il faut savoir attendre, attendre encore, avant que votre corps charmant se donne à minuit, dans un p’tit hôtel, tout au fond d’la rue Delambre. Attendre que la guerre finisse, que le vieux piano de la plage et le mari de Mam’zelle Clio soient endormis et que cessent enfin leur tapage tous les chats, tous les chats, tous les chats.

Peut-on parler de Charles TRENET (1913-2001) autrement qu’avec ses mots à lui ? Lui-même qui nous a tant fait chanter en utilisait si peu, avare de ses effets, préférant la répétition aux trouvailles, comme s’il craignait par-dessus tout
d’avoir l’air de se prendre pour un poète. Rester à sa place: refrain-couplet. Ne pas déranger. Comme Simenon. Faux modeste, vrai malin? Il savait bien qu’il avait mis le feu à la chanson française, qu’en imposant la simplicité, il avait piégé le siècle, que sa fleur bleue était une bombe. Fleur bleue toujours, eau de rose jamais : ç’aurait pu être sa devise. “vous savez pourquoi je ne suis pas un poète ? Parce que j’ai besoin des béquilles de la musiquette !

Sa musiquette ? Un don du ciel. Il n’a pas 20 ans quand, débarquant à Paris au début des années 30, il entend pour la première fois un jazz-band, la “musique des esclaves“, que Max Jacob lui a fait connaître au Bal nègre de la rue Blomet. Antonin Artaud était-il présent cette nuit-là ? On ne le saura jamais, bien que Trenet l’affirmât, mais il fabulait tellement… Presque autant que Cocteau, qui prétendait être son mentor et son ami mais dont il se méfiait : “Il piquait tout, même les calembours ; à la fin je n’ouvrais plus la bouche avec lui! Le poète, le généreux, l’éperdu, c’était Max.

Bal nègre, 1931, donc : dans la seconde, le fils abandonné du notaire de Perpignan, né natif de Narbonne, qui est monté à Paris pour faire lire ses poèmes à Artaud .. . dans la seconde, le “p’tit Français, rien qu’un p’tit Français“, découvre le rythme de sa vie. Alchimie du swing et de la rime : un génie, le premier du genre, est né. Les poèmes qu’il portait en lui et dont on ne saura jamais s’ils méritaient qu’on les regrette, sont devenus chansons, des chansons comme on n’en avait jamais entendu. Comme Prévert, mais dix ans plus tard, mettra le surréalisme à la portée des lycéens, il fait descendre dans les rues “de la Varenne et de Nogent” le jazz de Harlem. La révolution Trenet peut commencer.

La gloire du Fou chantant mettra pourtant quelques années avant d’exploser. Il devra se contenter d’un duo avec Johnny Hess + Charles et Johnny. Succès de surprise pour cabarets d’initiés. Drôle de parenthèse culturelle que cet avant-Front populaire. Vienne flambe mais Paris baisse un peu les bras. Les surréalistes, trop occupés à s’excommunier au nom de la révolution prolétarienne et de l’appartenance au PC, ne font plus le printemps et affichent, déjà, un passéisme rigolard. Breton proclame : “Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin que quiconque.” Et le music-hall, des Grands Boulevards à Montparnasse, est la chasse gardée des Mistinguett, Ouvrard, Georgius, Fréhel, Damia. Yvonne George, l’idole des intellos, manque de conduire Desnos au suicide mais ne passe pas vraiment la rampe. Fernandel, Tino Rossi et Piaf en sont à leurs balbutiements. Seul Chevalier (Maurice de Ménilmontant), qui lorgne déjà sur Hollywood, ose ouvrir son tour de chant aux influences américaines. C’est donc à lui que Trenet enverra, en 1936, ce qui sera son premier tube : “Y a d’la joie“.

© DR

Un demi-siècle plus tard, en décembre 1988, dans une loge aménagée dans le vestiaire d’un stade de basket à Reims, où il effectue un de ses innombrables retours, il sortira de son portefeuille un papier plié en quatre. C’est la lettre de Chevalier qui accepte la chanson du petit. Il lui souhaite bonne chance et il le tutoie. Trenet n’osera jamais en faire autant. Respect, comme disent les rappeurs, malgré la condescendance que l’aîné ne cessera de lui manifester. Mais il raconte quand même sa revanche sur le grand Maurice. C’était en 1959. De Gaulle, dès son arrivée à l’Elysée, avait invité les stars du music-hall. On les fait grimper sur une sorte d’estrade. Au premier rang, Maurice, Tino, Piaf et Trenet. Juste derrière, Montand, Mouloudji, Gréco, Aznavour, Bécaud et les autres. “Quand Chevalier m’a vu à côté de lui, il m’a fait un geste du pouce pour que je recule d’un rang. J’ai obéi.” Et de Gaulle arrive, serre les mains de Piaf, de Tino puis, passant par-dessus l’épaule de Chevalier, prend la main de Trenet : “Il l’a gardée dans la sienne et, avec sa voix de De Gaulle, s’est mis à déclamer: “Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu”… On a beau ne pas être gaulliste, ça requinque !

Peu d’hommes célèbres auront eu autant que Trenet besoin d’être requinqués. Même dans le show-biz, où chacun cultive sa petite névrose avec un soin jaloux, où chacun vous livre – à vous, à vous seul – la blessure secrète qui, malgré les millions, mais les impôts prennent tout, n’est-ce pas, l’empêche d’être heureux, sans parler de l’autre, le rival, ce con, ce nul, qui monte, qui monte et qui est en train de lui piquer son public … Oui, même dans cet univers scintillant et pathétique, Trenet aura été le plus solitaire, le plus mal aimé. Ni la fréquentation des poètes, “Apollinaire et Rimbaud et l’ami de mon cœur, Charles Cros“, ni le recensement de ses maisons, de ses voitures, de ses comptes en banque, ni les trois mille versions de La Mer, son jackpot, ni la stupéfiante longévité de son succès -avec quelques courtes périodes d’oubli, soyons justes – n’ont jamais pu faire du chanteur un homme heureux. Il ne l’avouait jamais, sauf une fois à notre ami Richard Cannavo, qui fut le Las Cases de l’empereur Charles : “Toute ma vie, j’ai couru après l’enfance que je n’ai pas eue … Elle a été éclipsée par les problèmes de famille, des choses compliquées que je comprenais trop bien.” Les choses compliquées, les enfants les comprennent : Dolto n’a jamais dit mieux.

Aux autres, moins proches, qui essayaient de percer le mystère de ses accès de misanthropie, de son goût du secret, de sa solitude, de ses mensonges perpétuels, il opposait toujours les mêmes pirouettes de clown, buvant le Cointreau au litre, demandant avec l’accent de Perpignan : “Il est vraiment aussi con qu’on le dit, votre ami Montand ?” ; lançant ses calembours et ses à-peu-près à la mitraillette : “J’habite sur la Marne, ça me repose de la scène.” Ou bien : “J’ai acheté une copie de la Joconde, je suis le seul à posséder un Léonard de vingt sous.” Ou encore : “Le coiffeur Alexandre écrit ses Mémoires, c’est les essais de mon peigne ?” Il disait aussi : “J’aimerais vivre jusqu’en 2013. Je serais le fou cent ans.” Et c’est moins rigolo, aujourd’hui que le grand marchand de nostalgie vient de plier bagage.

Trenet fête ses 50 ans de chanson en 1987 © charles-trenet.net

Drôle de pays, drôle de siècle, où un personnage politiquement et sexuellement incorrect a servi de lien entre trois générations réputées irréconciliables! Détesté par la droite des années 30 et 40 parce qu’il apportait la musique des nègres et l’humour des fous ; méprisé par les fifis, les résistants de 1944, parce qu’il avait écrit (sur commande ?) Douce France, et qu’on trouvait un parfum maréchaliste à ce vers : “Oui, je t’aime [la France], dans la joie et la douleur” ; ignoré par les amateurs de chansons à message parce qu’il n’avait pas assez lourdement affirmé sa confiance en l’avenir de la révolution : on peut difficilement rêver pire carnet de conduite. Et pourtant, on s’est passé Trenet de droite à gauche et de père en fils depuis plus de soixante ans, à la fois comme un mistigri et comme un petit bout de jardin secret. Et c’est sans doute pour cela qu’il est si difficile de dire aujourd’hui pourquoi on l’aimait.

Pourquoi on faisait semblant de le croire lorsqu’il chantait “J’aime mon père, ma mère, la France et le bon Dieu/Et puis les femmes, les femmes, les femmes qu’ont les yeux bleus“, lui qui n’aimait que les décorations et les garçons vraiment trop jeunes … Et qu’est-ce que ça peut bien vous foutre, puisqu’il vous a fait aimer l’irrespect et les jeunes filles ? Bien sûr, il y a la Folle Complainte, chanson qu’il semble avoir écrit contre soi, comme si une main de fer avait soudain saisi son poignet et, après “les becs d’acétylène aux Enfants assistés/Et le sourire d’Hélène par un beau soir d’été“, l’avait forcé à avouer : “J’n ‘ai pas aimé ma mère/J’n ‘ai pas aimé mon sort/J’n ‘ai pas aimé la guerre/J’n ‘ai pas aimé la mort.” Mais, après tout, là aussi, pourquoi le prendre au mot ? Sa réponse à lui, c’est : “Ne cherchez pas dans les pianos ce qu’il n y a pas.” Jolie parade. Mais s’il fallait garder un seul vers parmi les mille chansons de Charles Trenet, ce ne serait évidemment pas celui-là. C’est un vers qui n’a que six mots et que vous connaissez tous et qui est bouleversant de perfection, de profondeur, de simplicité et de grâce, et qui est la philosophie même. C’est : Que reste-t-il de nos amours ? Relisez ce vers, relisez-le deux fois, dix fois, et vous verrez Hamlet interrogeant le crâne, Proust devant les momies du Temps retrouvé, Giacometti et son Homme qui marche, Bacon défiguré. J’en rajoute ? Et après ? Ce n’est pas tous les jours qu’on perd un siècle.”

Pierre BÉNICHOU


Un siècle de Trenet

“Pour écrire Monsieur Trenet, monumentale biographie dont l’édition définitive va paraître chez Plon, notre ami Richard CANNAVO a dû faire le tri entre légende et réalité, entre vérités et mensonges, fouillant les archives, interrogeant les témoins et passant des dizaines d’heures auprès du Fou chantant. Sur les jeunes années comme sur les premiers triomphes, sur la période noire de l’Occupation ou sur l’amour-passion qui liait l’auteur de Je chante à sa mère, ce livre jette une lumière inédite. Extraits.

Douce enfance

Bien que notaire, mon père n’était pas tellement bourgeois, il était même un petit peu bohème : il a été notaire parce qu’il fallait bien faire quelque chose et qu’il avait suivi les études pour ça, mais il aurait préféré jouer du violon à la terrasse des cafés. Il me disait toujours que c’était là le grand regret de sa vie. Mais on ne pouvait tout de même pas, à la fin, lui acheter un café pour qu’il aille jouer à la terrasse ! Il est donc resté dans son étude et parfois même, quand il faisait très chaud, il disait qu’il était dans son “étuve de notaire”. Il composait aussi, en particulier des sardanes. Et on se réunissait tous les samedis pour faire de la musique en famille : c’est pour ça que j’ai écrit la Famille musicienne. C’était la mienne ! Mon père donc était un excellent violoniste. Ma mère jouait très bien de la harpe ancienne, et mon frère du cymbalum et du piano. Dans le quartier, on nous appelait “la famille musicienne”. Et chaque samedi, à la maison, il y avait un concert, en général c’était un quatuor avec mon père, ma tante Emilie au piano et le curé de la paroisse aussi, qui venait jouer de la flûte. Tout ça en fait était charmant. Mais on ne jouait pas d’imbécillités comme je le dis dans la chanson ! On jouait du classique, beaucoup de Mozart, du Brahms, du Beethoven. Lorsqu’ils jouaient le samedi, comme le dimanche je pouvais faire la grasse matinée je restais jusqu’au bout. Par contre quand les réunions avaient lieu le jeudi, ce qui arrivait aussi, le salon n’étant séparé de ma chambre que par une cloison, j’entendais la musique et je priais le bon Dieu pour qu’ils s’en aillent !

Le petit pensionnaire

Charles a 7 ans, et à cet âge que l’on dit de raison il découvre la déraison des adultes. Sa mère peut bien vouloir vivre sa vie, son père se replier à Saint-Chinian, lui se retrouve là, entouré d’étrangers, soudain très seul au monde dans ce pensionnat, “tache noire des soutanes dans le rose de mon cœur de Jésus“, il se retrouve là, dans “ce décor de martyrs que nous [son frère Antoine et lui] ne pouvions plus assimiler tant il symbolisait l’indifférence devant la présence forcée, l’âge mûr fermé à l’âge tendre, l’âge tendre enfermé par l’âge mur…” qu’il évoquera dans l’une de ses chansons les plus poignantes, le Petit Pensionnaire :

Je suis le petit pensionnaire
Qui rentr’au bahut l’dimanch’soir
Après un seul jour éphémère
De grand bonheur et d’espoir
Après les minutes exquises
Il faut retrouver le dortoir
La veilleuse bleue,
La nuit grise.

Il est né peintre
Marie-Louise Trenet avec son fils © DR

Après la chanson, la peinture sera la seconde passion de la vie de Trenet. De lui sa mère disait : “Charles a raté sa vocation : il est né peintre.” Paradoxe, Forfanterie ? Même pas ! Née très tôt, c’est là une passion qui ne le quittera jamais. Tout petit déjà il peint, en particulier lors des traditionnelles vacances à La Nouvelle. “Me voilà parti seul dans les rochers, avec ma boîte d’aquarelle“, écrit-il dans Mes jeunes années,Pour moi il s’agit de trouver un joli coin ; essayer d’en fixer l’image. C’est difficile de traduire cette perspective au bout de laquelle se dresse le phare qui ressemble à une ombrelle fermée. Et si j’ouvrais l’ombrelle ? Je l’ouvre. Le soir, je montre mon tableau. “Pourquoi ce parapluie au fond de la jetée ?” demande maman. – “C’est pas un parapluie, c’est une ombrelle!” – “Une ombrelle à la place du phare ?” – “C’est pour que les bateaux n’aient pas trop de soleil.” – “Tâche de faire ce que tu vois”, conclut maman qui n’était pas encore habituée au surréalisme.

Il a 5 ans alors ! A 8 ans, il dessine des portraits de Landru, les tours de la cathédrale Saint-Just, sa mère assise au piano. C’est alors qu’il rencontre un ami de son père, le peintre Fons-Godail, qui l’initie à la poésie des couleurs – et l’on sait combien les couleurs jouent un grand rôle dans les chansons de Trenet ! Il racontera à Claude Chebel (Fidèle, France- Inter, 1983) : “La peinture, c’était une évasion tout à fait physique que je pratiquais en compagnie d’un ami de mon père, Fons-Godail, un peintre très célèbre à Perpignan, une espèce de Renoir catalan, il avait à peu près ce talent-là. Il était très impressionniste, et c’est pour cela qu’il m’impressionnait beaucoup! C’était un curieux personnage. Il avait inventé un parachute et s’était jeté du premier étage de la tour Eiffel ! Il s’était brisé les deux jambes d’ailleurs, et comme personne ne voulait lui acheter le brevet de son parachute, il avait inventé une machine à râper le chocolat … Tout cela est bien entendu dépassé aujourd’hui, mais sa peinture, elle, s’est fixée. Seulement, comme il a très peu produit, il ne reste pas beaucoup de ses toiles. Heureusement j’en possède quelques-unes.“[…]

Jusqu’en 1929 au moins, jusqu’à son séjour à la Kunstgewerbeschule de Berlin, le petit Charles veut être peintre : la peinture est sans doute la principale occupation de ses jeunes années, et sa passion. Et, déjà, il expose. Les premières traces de cette activité de celui qui n’est encore qu’un enfant remontent au 29 janvier 1927. Ce jour-là, le Coq catalan écrit : “Trois toiles rutilantes de joie, de fougue et de lumière (on notera ici l’analogie avec ce que l’on écrira plus tard de ses chansons) attirent les regards et retiennent l’attention, cette semaine, à la vitrine de Parès-Tailor. Elles sont signées Charles Trenet, le plus jeune fils de notre ami Lucien Trenet, notaire à Perpignan. Nous adressons nos compliments affectueusement charmés au jeune artiste qui n’a pas encore 14 ans et qui témoigne déjà de dons exceptionnels et d’un tempérament remarquablement affirmé.” Quelques mois plus tard, le 22 mai 1927, on peut lire : “Dans la magnifique devanture de M. Parès, tailleur, rue des Marchands, notre jeune ami Charles Trenet expose quelques unes de ses peintures et aquarelles. Beaucoup de goût, de dessin personnel, de sentiment artistique sincère. C’est jeune et ça sait! Nos meilleurs encouragements à Charles Trenet.

Le jazz, une musique scandaleuse

A Paris, pris dans un tourbillon de vertige, l’adolescent prodige s’enflamme pour le jazz qui, déferlant depuis l’autre rive de l’ Atlantique, envahit peu à peu les nuits hantées de la capitale, le jazz qu’il avait déjà approché autrefois, avec sa mère d’abord, puis en compagnie de l’oncle Albert. Pour son numéro de Noël 1931, le Coq catalan propose un spécial jazz dans lequel Bausil et Trenet (Charles, encore inconnu et qui, depuis Paris, poursuit sa collaboration épisodique au journal de son ami) diront leur amour et leur fascination pour cette musique neuve, ces rythmes venus d’ailleurs qui sont en passe de révolutionner la chanson. Il est passionnant de voir ici comment est perçue alors cette musique nouvelle, scandaleuse, par deux êtres qui eux-mêmes sont en quelque sorte nouveaux et un peu scandaleux. Avec son lyrisme, sa fraîcheur, son enthousiasme coutumiers Albert Bausil, sous le titre Exaltation sur le jazz, écrit une longue et superbe incantation à la musique noire : “Jazz ! Musique qui s’absorbe, musique qui se fond comme un sorbet de bruit à l’ananas. Musique évidente, matérielle, palpable, musclée, désinvertébrée – visible. Musique qui brasse, qui masse, qui désankylose. Musique qui pleut sur la fièvre de la journée comme une hydrothérapie froide et chaude. Musique qu’on mord comme une mangue, qu’on touche comme une chair, qu’on boit comme une bouche avant l’amour. Jazz sensuel et chaste, enfantin et ennuyé, plaintif et narquois, sirupeux et opiacé. Jazz sombre, palpitant et allongé comme deux vers de Baudelaire […].” Albert Bausil, frappé de plein fouet par le jazz un soir de spleen à Paris, écrivait déjà, en février 1929 : “Le jazz, c’est du gin, de la moutarde, des pickles, du roat-lookum, du gaz en fuite et du vert-de-gris. Le jazz, avant tout, c’est une musique verte, rouge et jaune, tout en projecteurs…

La rencontre avec Johnny Hess
Johnny et Charles en 1935 © Collection privée – AKG-Images

C’est un pianiste habillé comme un collégien bien élevé, avec cravate et souliers vernis, blancs, et Suisse de surcroît, qui va précipiter les choses, susciter la vocation, en somme faire la décision. Ce jeune homme (il a tout juste un an de moins que Charles) s’appelle Johnny Hess. Charles raconte : “Je fréquentais un piano-bar : le College Inn. Les pianistes y étaient d’ordinaire des étudiants américains. Un jour, par hasard, j’y entrai dans l’après-midi. Au piano, un enfant jouait, et si bien que je demandai à le connaître. Quand il se leva, je vis qu’il ne s’agissait pas d’un enfant, mais d’un garçon sensiblement de mon âge (donc de 17 ou 18 ans), dont la tête seulement était celle d’un gosse. Il s’appelait Johnny Hess et nous devînmes tout de suite amis. Johnny ne pouvait jouer du piano que de 5 à 7, l’heure d’arrivée des Américains, car sa mère ne l’autorisait pas à sortir davantage. Mais les deux heures pendant lesquelles il jouait étaient pour moi un enchantement, quelque chose de si différent de ce que j’avais entendu jusqu’alors que je ne me lassais pas de l’écouter. Puis, un jour, avec lui, j’allai entendre à Bobino Pills et Tabet interpréter ensemble Couchés dans le foin. Et, à la sortie, nous nous regardâmes : “On pourrait monter un numéro ensemble, dans le genre Pills et Tabet – Tu as déjà chanté ? – Non, et toi? – Moi non plus. – Tant mieux, on va essayer!” Et on a essayé. Il nous faudra plus d’une année de répétitions, de travail acharné pour nous constituer un répertoire… Il n’était pas question, en effet, de reprendre les chansons bêtes et vulgaires qui avaient cours dans ce temps-là et que je ne citerai pas par charité chrétienne …” Ils mettent un an pour se bâtir un vrai spectacle.

L’examen de la Sacem

Une nécessité toutefois pour obtenir ce contrat des Editions Salabert : passer l’examen d’admission à la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique, la toute-puissante Sacem. Une Sacem beaucoup plus exigeante qu’aujourd’hui où il suffit de compter un titre enregistré pour y être admis membre de droit. En outre, n’ayant pas 20 ans, Charles se trouve contraint de présenter une autorisation paternelle afin de pouvoir concourir ! Au matin du 24 janvier 1933, il entre dans la salle d’examen. Avec papier, gomme et porte-plume, comme un quelconque écolier. Il se souvient : “On m’enferma dans une pièce un peu sombre et l’on me dit : “Jeune homme, vous avez deux heures à deux heures et quart pour satisfaire à cette épreuve. Le sujet vous en sera communiqué dans cinq minutes.” Bon. Cinq minutes après, un aimable employé de cette grande administration entra, me remit une enveloppe fermée – quel cérémonial ! -, que je décachetai fiévreusement. Sur une feuille de papier il y avait écrit : “Quel est mon destin ? ” Ce sujet, j’avais le choix de la forme pour le traiter : soit une chanson, trois couplets et trois refrains, soit une dissertation. J’ai opté pour le second mode. C’était charmant de poser une telle question à un aspirant artiste de 19 ans ! Je ruminai donc ce magnifique sujet, et sans doute l’amabilité de ces messieurs du conseil s’était-elle manifestée en donnant au petit jeune homme que j’étais l’occasion d’entrevoir une heureuse destinée. Dix minutes après j’avais terminé, et cela ne fit pas très bon effet car je donnais peut-être l’impression à mes examinateurs que j’avais bâclé mon travail. Quand j’ai sonné l’appariteur, il pensait que je voulais de l’encre car à cette époque on trempait encore le porte-plume dans l’encrier, et il m’a dit : “Si vous travaillez si vite, vous n’avez pas grande chance d’être admis!” Ça s’est quand même très bien passé.” Si bien, même, que Charles Trenet demeure aujourd’hui encore le plus jeune candidat jamais admis sur examen comme auteur à la Sacem.

La première audition

Henri Varna se montre un peu dérouté lors de cette première audition. Il faut le comprendre. La chanson française en cette année 1933 s’enlise, en effet, dans la médiocrité ; on chante volontiers les filles des rues et leur misère, Pigalle et son folklore ou les amours de pacotille. Il n’y a rien en dehors des refrains pseudo réalistes à la Lys Gauty, des roucoulades de la chanson de charme ou de la vulgarité des comiques troupiers. Pas d’humour, pas de poésie, aucune finesse : la masse et le scalpel… Enfin, question interprètes, le choix est limité : deux grands noms seulement se disputent le haut de l’affiche, Tino Rossi pour le charme, et Maurice Chevalier pour la fantaisie. Avec leur rythme nouveau et leurs textes délirants, Charles et Johnny surprennent un peu, qui ne ressemblent à rien de connu et qui auront l’immense mérite d’apporter un souffle nouveau à un genre au plus bas : avec eux la chanson française va prendre un véritable tournant qui aboutira par la suite à la chanson moderne. Peut-être Henri Varna l’a-t-il pressenti lorsque, devant l’enthousiasme de ses collaborateurs, il décide de les engager ? Une première expérience qui, pour les nouveaux duettistes, tournera court : trois jours ! Ils ne resteront que trois jours au Palace, sur leur première scène, écœurés d’entrée par le métier. Charles Trenet, qui sera à l’origine de la rupture de leur contrat, raconte : “Nous avions à peine 20 ans, et cela a été notre vrai début. Difficile ! Nous passions totalement inaperçus puisque, proposés en numéro un sur le programme avec nos quatre chansons, nous sortions de scène quand les spectateurs arrivaient ! Nous avions beau nous époumoner, nos chansons se perdaient dans le brouhaha des retardataires et même dans les appels des marchands de bonbons qui, pour faciliter leur commerce, feignaient de ne pas s’apercevoir que le spectacle était commencé! Je me souviens que mon frère Antoine, monté tout exprès de Perpignan, avait raté notre prestation et il s’était précipité dans notre loge pour nous demander de recommencer ! Ce n’était évidemment pas possible, de la même manière qu’il fut impossible de convaincre Varna de modifier l’ordre de son spectacle. Si bien que trois jours plus tard, nous avions démissionné ! […]”

Et Maurice Chevalier accepta de chanter Y a d’la joie
Trenet et Maurice Chevalier © Paris-Match

J’étais au service militaire et j’ai composé Y a d’la joie en balayant la cour, pour me donner du courage. A un moment, l’adjudant est arrivé et m’a demandé: “Mais qu’est-ce que vous chantez là?” Je lui ai répondu que c’était une chanson que je composais, et alors il s’est exclamé: “Oh, ça n’ira pas loin !” […]

Y a d’la joie avait été apportée à Maurice Chevalier par Raoul Breton, l’éditeur de Charles Trenet – qui très vite deviendra son ami. Mme Breton se souvient : “C’est Maurice Chevalier en effet qui avait créé Y a d’la joie. Quand je me suis mariée, Maurice, qui était un de nos amis, avait demandé à mon mari ce qu’il voulait comme cadeau de noces et mon mari avait dit : “Je lance un jeune. Je voudrais bien que vous chantiez une chanson de lui.” Et Maurice ne voulait pas chanter cette chanson. Il disait : “Je ne suis pas fou, je ne veux pas chanter ‘la tour Eiffel part en balade’, etc. Je ne peux pas chanter tout ça !…” Il l’avait tout de même emportée et l’avait mise sur son piano, à Cannes. Il y avait là Mistinguett qui lui avait dit: “Qu’est-ce que c’est que cette chanson ?” Il lui avait répondu : “Oh, c’est un fou !” Elle avait regardé, s’était mise à fredonner et soudain s’était exclamée : “Le fou, c’est toi si tu ne la chantes pas ! “ […]”

Le disque miracle

En ce mois d’octobre 1937, revoilà donc Charles Trenet errant dans la grande ville. Il a remisé l’uniforme au placard, et endossé sa veste à carreaux. Il a 24 ans, la vie devant lui, et six chansons en poche. Et quelles chansons ! Je chante, Fleur bleue, J’ai ta main, la Polka du roi, Pigeon vole et Biguine à Bango… Son premier disque, édité par la firme Columbia, va immédiatement frapper les esprits, et du stade d’inconnu le hisser en quelques jours au rang de vedette. […]

1938: l’année du triomphe

Pourtant la carrière du Fou chantant ne débute véritablement qu’en mars 1938, lorsqu’il est engagé par Mitty Goldin, patron de l’ABC, pour se produire en première partie du spectacle de Lys Gauty. Disons-le : Mitty Goldin jusque-là ne connaissait que Charles le duettiste, et ne se montrait guère convaincu. Ce n’est que sur l’insistance de Raoul Breton (toujours lui !) que le patron de l’ ABC avait consenti à effectuer le voyage jusqu’à Marseille pour aller écouter ce Charles Trenet dont on lui disait monts et merveilles, dans ce petit bar du Melody. Là, séduit dès le premier instant, il avait immédiatement proposé un contrat à ce débutant dont il pressentait déjà les immenses possibilités.

Situé sur le boulevard Montmartre, l’ABC, que l’on appelle aussi le théâtre du rire et de la chanson est, en ce printemps 1938, l’un de ces hauts lieux du music-hall où se forgent les légendes. D’entrée Charles Trenet va y frapper un grand coup. Ce soir-là, au moment d’entrer en scène, seul pour la première fois, Charles a la gorge nouée. Il a 25 ans, et il pense à son enfance à Narbonne, à toutes ces années d’espérance et de bonheur, à ses amitiés au soleil, et puis à ce duo achevé avec Johnny Hess. Ce soir-là, oui, pour la première fois il est seul. Seul comme il le sera désormais, dans la lumière blanche des projecteurs. Devant lui, dans la pénombre de la salle, il y a Jean Cocteau et Max Jacob, ses amis, ses maîtres. Dans le couloir qui le mène des coulisses à la scène, Charles Trenet enfonce son chapeau sur le sommet de son crâne, puis le fait basculer en arrière, libérant quelques boucles folles, blondes. Au premier rang, il peut voir les jeunes mariés, Emmanuel Berl et Mireille, qui l’a tant inspiré, bavardant avec Sacha Guitry et Colette. Derrière eux, Jean Nohain, dont Trenet adore les chansons naïves. Au fond de la salle, alors que les premiers accords semblent écarter le rideau de scène, l’écrivain et dandy Drieu la Rochelle se glisse discrètement sur un strapontin ; il sort tout juste de son Hispano-Suiza, le costume impeccable. Il prête une oreille attentive aux derniers mots d’une chanson qui va entrer dans la légende : “Ficelle, sois donc bénie, car grâce à toi j’ai rendu l’esprit, je m’suis pendu cette nuit.” Drieu l’ignore bien sûr : dans quelques années, il se suicidera. Quant à Trenet, là, devant lui, devant ses amis, devant son premier public, et devant Paris, il va devenir, en quelques minutes d’éternité, le Fou chantant. Dans un décor champêtre représentant une grand-route bordée d’arbres et de fleurs, l’apparition de ce jeune inconnu plein de fougue, à la poésie étourdissante, provoque une formidable flambée d’enthousiasme. Du délire. Un triomphe.

Je chante : le suicide de l’Alsacien

Il ouvre son spectacle avec Je chante, et cet hymne étrange au bonheur qu’il dispense sur des rythmes légers inspirés d’Al Jonson est comme une profession de foi, un formidable cri d’enthousiasme portant la joie de vivre jusque dans la misère et la mort. Car elle a quelque chose d’insolite, de profondément déroutant, cette histoire d’un chanteur vagabond affamé mais ivre de sa liberté qui s’abat un jour au creux d’un fossé, terrassé par la faim, et qui, ramassé par les gendarmes, n’hésite pas, avec une ardeur identique à celle qu’il met à pousser la romance, à se suicider…

Je chante, cette chanson qui tout au long de sa carrière sera son titre fétiche, cette chanson qui littéralement marque une époque, est en fait tirée d’un long poème intitulé le Pauvre Alsacien, inspiré au jeune Charles par le souvenir de ces hordes de réfugiés qui, durant la guerre de 1914-1918, traversaient Narbonne en pleurant leur vie perdue. Comme il l’a dit un jour à Jacques Chancel, “de ce poème j’ai donc tiré la chanson. Dans la première version je disais : “Je chante, je suis un pauvre Alsacien…” Ensuite je me suis dit : “Tout de même, tout le monde sait que tu es catalan, ça ne va pas coller!” Alors j’ai modifié mon texte, j’ai changé pour “Je chante, je chante soir et matin…” Voilà !

Un chapeau pour les mains

Ce chapeau qu’il porte soigneusement rejeté en arrière pour dégager ses boucles blondes n’est pas un accessoire totalement gratuit. Maurice Chevalier, le grand Maurice, ne porte-t-il pas, lui aussi, un couvre-chef, un canotier, incliné sur le côté? Et puis, ce débutant maladroit qu’est encore Trenet ne sait pas que faire de ses mains. En 1983, il dira au micro de Claude Chebel : “Ça me permettait de jouer avec. Lys Gauty m’avait dit: “Dans mes tournées, j’ai un foulard noir, c’est épatant. Ça m’occupe un peu les mains. Et quand je suis énervée, ça ne se voit pas.” C’était vrai ça : il faut avoir les mains toujours un peu occupées. D’ailleurs, c’est un vieux truc des metteurs en scène américains. Si vous regardez les films américains, vous verrez que les acteurs ont toujours les mains occupées. Sauf s’ils sont en gros plan. Sinon ils font toujours quelque chose avec leurs mains. C’est plus facile, ça évite la nervosité. Alors je me suis dit, ce chapeau, comme je ne suis pas encore très fort pour la mimique, ça va m’aider.

L’amitié des poètes

Voilà. C’est gagné, donc, pour Charles Trenet. Il a 24 ans. Pour lui, c’est parti. Cela ne s’arrêtera jamais et ce ne sont pas les (rares) esprits chagrins qui n’apprécient pas ses compositions qui le feront douter, comme ce critique qui écrivait alors : “Pour faire ‘moderne’ et parce qu’il faut bien épater le bourgeois, il se croit obligé de crier, de gesticuler comme un pantin. Il est prêt à sacrifier des qualités précieuses : sens du rythme, indéniable fantaisie. Heureusement que le jeune public qui applaudit à de telles outrances sera demain le premier à en rire.” C’est en mars 1938, quelques jours à peine après les débuts de Charles, que Gaston Bonheur, alors journaliste à Paris-Soir, prononce ce texte de présentation du Fou chantant lors d’une émission radiophonique : “Shakespeare aimait ces jeunes vagabonds que l’on croise au coin des rivières ou au prochain tournant du ciel, un gros coquelicot aux lèvres, les yeux perdus, un refrain en tête et qui traînent la savate en ayant l’air de voler un peu au dessus des chemins. Il les appelait ‘gentilshommes de la lune’. Charles Trenet est un gentilhomme de la lune à ce qu’il est un peu poète, un peu musicien et tout fou. Ce n’est pas pour rien qu’on a appelé Charles Trenet ‘le Fou chantant’. D’ailleurs, il suffit de le voir arriver avec ses mèches de soleil, sa bouche écarlate, ses mains prêtes à capturer un oiseau.[…]”

En fait ces quelques soirées du mois de mars 1938 marquent un tournant dans l’histoire du music-hall, capital : avec une audace que l’on mesure mal aujourd’hui, avec sans doute cette inconscience superbe des êtres qui ne doutent pas de leur destin, ce jeune homme blond et bondissant brandit haut dans le ciel le sceptre de la poésie. Avant lui la chanson, qu’elle soit réaliste ou sirupeuse, sentimentale ou comique, n’était qu’un aimable divertissement ; à lui seul, en un jour, Charles Trenet l’a hissée au rang d’un art. Et justement des hommes de l’art, de vrais poètes ne s’y sont pas trompés, qui ont tenu à lui exprimer leur admiration, et leur gratitude. Max Jacob d’abord, qui avait surnommé Trenet un jeune printemps en marche et qui un jour lui a écrit cette petite dédicace : “A Charles Trenet qui a donné la vie à la poésie par sa voix et sa voix à la vie de sa poésie, avec la vraie amitié
de Max Jacob.

Pierre Mac Orlan, lui, écrit : “Je dois, pour obéir à un besoin qui me commande depuis longtemps, essayer de définir l’art de Charles Trenet qui, certainement, représente cette joie de vivre, privilège trompeur de la jeunesse, âge ingrat, mais de courte durée. […] Il n’existe aucune trace d’amertume dans ses chansons, même quand elles paraissent tragiques […]. Les chansons de Charles Trenet sont souvent nostalgiques parce que la joie de vivre porte en soi la mélancolie. “Mademoiselle Clio”, qui est un chef-d’oeuvre dont la place est dans une anthologie de la poésie contemporaine, est une chanson tendre qui prend toute sa lumière dans un joli souvenir d’amour et le fantastique qu’un somnambule cocu sème en gambadant sur le toit d’un hôtel meublé de la rue Delambre. C’est une chanson gracieuse d’une très grande personnalité littéraire, une oeuvre d’art qui donne au nom de Charles Trenet une signification précise, si précise que l’on ne peut l’imaginer que dans un personnage lyrique.[…] Dans cette existence quotidienne qui depuis la dernière guerre se dissout dans un brouillard lugubre, une chanson de Trenet prend toute son importance : elle est bénéfique, car le poète de l’amitié pour les bêtes et pour les choses et pour les hommes a su créer une chanson pour chacun de nous.[…]”

Philippe Soupault aussi a rendu hommage au poète : “Tous ceux qui aiment la poésie et la chanson (et ils sont innombrables) sont reconnaissants à Charles Trenet d’avoir su les réconcilier. Ce poète, ce musicien, cet auteur de chansons a réussi ce tour de force de faire aimer et applaudir par ce qu’on nomme le grand public des chansons d’une qualité poétique que nul ne songe à contester. Charles Trenet est un poète dont la verve, le tact, l’audace ont depuis bientôt vingt ans métamorphosé la chanson. Il est le seul qui n’a jamais accepté de compromis dans ce domaine si galvaudé qu’est celui de la chanson. Pas une de ses œuvres qui ne soit de qualité.[…]

Enfin Jean Cocteau. Auteur, le 1er janvier 1940, de cette courte dédicace illustrée de visages d’anges : “Tout bégayait. Tout traînait. Plus rien ne traîne et tout parle… C’est grâce aux chansons de Charles Trenet.

Max Jacob me disait

En réalité, si Cocteau en ce mois de décembre 1937 découvre les talents d’homme de scène de Charles Trenet et en est émerveillé, les deux hommes se connaissent depuis longtemps, depuis les premiers pas du Fou chantant dans la capitale, au début des années 30 lorsque, jeune homme efflanqué ouvrant sur le monde de grands yeux affamés, il rencontre jour après jour tous ces hommes qui ont peuplé les rêves de son enfance, et en particulier deux d’entre eux : Max Jacob et Jean Cocteau. Charles Trenet a évoqué ces souvenirs en 1953 au micro de Pierre Lhoste : “J’ai rencontré Max Jacob peu de temps après mon arrivée à Paris, en quelle année, je ne me souviens plus exactement. J’étais l’auteur d’un très volumineux manuscrit intitulé “les Rois fainéants” que je promenais sous mon bras et sous le nez de tous les éditeurs parisiens. Les éditeurs, très obligeants, en lisaient parfois, même devant moi, quelques feuillets et concluaient, après un sourire qui se transformait vite en grimace : “C’est excellent, c’est excellent, mais vous savez en ce moment…”[…] A présent je pourrais peut-être dire si mon manuscrit était bon ou mauvais … mais je l’ai perdu ! Ça vaut peut-être mieux ainsi ! C’est pourtant grâce à ce manuscrit que j’ai connu Max Jacob. Oui, au hasard de mes pérégrinations, j’aboutis un jour 12, rue Amélie, aux Editions Denoël et Still, et je fus reçu par M. Denoël et M. Still qui travaillaient dans des bureaux remplis de livres. Et ils furent, me semble-t-il, plus intéressés que les autres à la lecture de mes “Rois fainéants”. Je me souviens que Denoël me dit: “Mais ce que vous avez écrit là, mon garçon, c’est très intéressant ! Ecrivez-moi des contes de fées. Avez-vous lu “le Cornet à dés”? Si vous ne l’avez pas lu, lisez-le. Mais de toute façon, je voudrais que vous fassiez la connaissance de Max Jacob !” Je répondis: “Je n’oserais jamais faire sa connaissance.” “Mais si, mais si !” insista-t-il.

Je disais cela pour lui répondre quelque chose car j’étais enchanté à l’idée de connaître ce grand homme que j’admirais profondément. J’avais déjà dévoré “le Cornet à dés”, “le Laboratoire central” … Alors Denoël me dit: “Si vous voulez, ce sera pour jeudi, c’est le jour des enfants!” Et le jeudi suivant j’arrivai à 8 heures chez Denoël, où Max Jacob se trouvait déjà depuis 7h55. Comme je n’avais jamais vu de photographies de lui, je le pris immédiatement pour M. Chiappe, alors préfet de police, il lui ressemblait beaucoup. Mais vite le large sourire de Denoël mit fin à ma déception et, me désignant au faux préfet de police, il s’écria : ”Ami, permettez-moi de vous présenter le jeune Charles Trenet, qui désirait vous voir!” “Eh bien, répondit Max Jacob, qu’il me voie, qu’il me voie!” Et il dit cela en mettant son monocle, comme si le fait de mettre un monocle m’eût permis de le mieux voir ! Et, depuis ce jour, je le revis pendant deux ans, presque tous les soirs. Il habitait alors rue Saint-Germain où il peignait des gouaches dont les ciels lyriques m’enchantaient. Et un jour je lui demandai : “Max…” Oh ! il était si simple, si gentil qu’il permettait qu’on l’appelle Max familièrement. Je lui dis donc : “Max, d’où prenez-vous ces couleurs pour ce ciel?” Il me répondit : ”A toi je vais l’avouer car tu es mon ami, et même mon camarade, c’est du blanc d’argent mêlé à un peu de cendre de cigarette!” J’essayai le lendemain le blanc d’argent et la cendre de cigarette pour faire des ciels, car je peignais aussi, eh bien, cela ne donna pas le gris de Max Jacob, j’avais peut-être mis trop de cendre, ou trop de blanc peut-être…

Max composait aussi des chansons, il en composait des tas, fort jolies d’ailleurs, des poèmes en chanson car il était tellement poète que quand il faisait une chanson, ce ne pouvait être que très poétique. Et quand il voulait se reposer d’un poème sérieux ou d’un tableau qui lui avaient demandé un gros effort, alors il me demandait d’écrire, sous sa dictée, une chanson, que nous terminions bien souvent en collaboration. Il m’écrivit un jour (j’étais parti pour Perpignan) : “Viens, reviens vite à Paris, actuellement je ne vois que du gris, il est temps de continuer nos chansons sur le pape.” Oui, ces chansons sur le pape n’étaient d’ailleurs pas irrévérencieuses pour le Saint-Père, mais elles étaient pleines de mysticisme mêlé d’un petit peu d’humour, d’humour absurde. Un couplet pour lequel nous avions emprunté la musique de la chanson de Jean Tranchant, “Il existe encore des bergères”, disait à peu près ceci :

Il existe encore chez Pie XI
Des tables de nuit pour enfants
Que gardent une dame de bronze
Et un éléphant…”

La « Douce France » de 1943

Georges Wertheim, professeur d’allemand, ancien déporté, avait 15 ans en 1941. Il se souvient, quarante ans après, du jeune homme exalté qu’il était alors et qui sacrifiait tout son argent de poche à Charles Trenet, sa passion, achetant disques 78-tours et formats papiers de ses chansons, ne manquant aucun de ses concerts. Il raconte : “La propagande antisémite à cette époque n’était pas que le fait de quelques journaux à faible tirage comme “le Réveil du peuple”. Je me souviens qu’au lycée, dès qu’on évoquait Charles Trenet, les noms de Trenetski ou Trenetvitch étaient prononcés, et l’on entendait couramment : “D’ailleurs, tu as vu son nez?” On disait aussi que son nom était l’anagramme de Netter. Ridicule ! J’ai assisté à ce concert de l’Avenue Music-hall, comme à tous ses autres spectacles parisiens d’ailleurs, parfois même à plusieurs reprises, jusqu’en 1943. Je me souviens que c’est là qu’il a chanté pour la première fois “Douce France” et que, pour moi comme pour tous les spectateurs, cela a été un choc. Un choc, une émotion qui me faisait lui pardonner une concession, bien mince il est vrai, lorsqu’il chantait “Biguine à Bango”: pour ne pas choquer les autorités de Vichy il disait “on travaille pour la patrie” au lieu de ”pour la République… quand on fait biguine à Bango”. Il est évident que le résistant que j’étais déjà ne confondait pas les gens comme Charles, qui chantaient et avaient raison de le faire, avec ceux qui collaboraient ostensiblement et participaient aux actions de propagande en faveur de Vichy ou des Allemands. S’il avait été un collaborateur, tout grand monsieur et parfois grand poète qu’il fût, jamais je ne serais allé l’écouter, et je ne l’aurais pas suivi partout où il se produisait à Paris.[…]”

Pendant les années noires, Charles Trenet continue de chanter, gardant une attitude digne dont témoignera son imprésario, Emile Hebey, peu de temps avant sa mort en 1983 : “Pendant toute la durée de l’Occupation, Trenet a été d’une distinction et d’une correction extraordinaires. Ainsi on lui a demandé à de multiples reprises de venir chanter en Allemagne pour les prisonniers. Il ne voulait pas. C’était non, toujours non. Tant et si bien qu’on a fini par le réquisitionner pour y aller. Les réquisitions évidemment, on n’y échappait pas ! Il a donc dû partir un beau jour. Il avait quatre galas à effectuer outre-Rhin. A son retour, il n’en avait donné que deux. “Mais comment avez-vous fait ?” lui ai-je demandé “Oh, vous savez, quand je veux être emmerdant, croyez-moi, je sais l’être … Je n’ai donné que deux galas, et encore aucun des deux n’a eu lieu à la date et à l’endroit indiqués.

Il y a eu aussi ce projet de comédie musicale qu’il devait écrire avec un monsieur très important, plein de talent aussi, mais qui avait le tort de se trouver au mieux avec les Allemands. Lorsque ce monsieur lui a apporté le projet, Charles lui a dit, avec beaucoup de poésie: “Je lirai ça ce soir avant de m’endormir, pour me donner de beaux rêves…” Puis, ce monsieur à peine sorti, il l’a déchiré et mis au panier, sans même l’avoir lu. Simplement parce qu’il ne voulait pas travailler avec quelqu’un affichant ses sympathies pour l’occupant. Cela dit, Charles n’a jamais été non plus acharné contre les Allemands. Je me souviens qu’un jour je rouspétais parce que nous devions voyager debout dans un train : “Vous vous rendez compte, Charles, tous ces Allemands qui prennent toutes les places!” C’était au début de la guerre. Et Charles m’a répondu, très calme: “Vous au moins, Emile, vous n’êtes pas mobilisé, vous avez la chance de demeurer chez vous, alors laissez-les assis à leur place ; ils sont soldats et ne doivent pas s’amuser…” Par contre il ne leur parlait jamais. Et il n’a jamais autorisé un Allemand à se faire photographier à côté de lui.

La Mer vue du train

“La Mer a été écrite en 1943, se souvient Roland Gerbeau. J’ai assisté à sa naissance. Nous étions dans un train entre Montpellier et Perpignan, en tournée, nous venions de chanter à Montpellier ou à Sète, je ne sais plus exactement, et le train donc passait le long des étangs de Thau, cette longue ligne de chemin de fer qui glisse entre la mer et les étangs. Du côté de Bouzigues, Charles s’est mis à la fenêtre, pour regarder le paysage. Et il s’est
mis à fredonner… Comme bien souvent chez Trenet, ses impressions se traduisaient immédiatement, je dirais d’instinct, par une chanson qu’il se mettait à fredonner, qu’il composait comme ça, sans crayon, sans papier, sans piano, sans rien ; il chantonnait et cela devenait tout de suite une chanson !…

Il était donc à la fenêtre et il fredonnait… La Mer” est née là, dans ce compartiment : “Voyez ! Près des étangs/ Ces grands roseaux mouillés/ Voyez/ Ces oiseaux blancs/ Et ces maisons rouillées…” Tout était là, tout défilait devant lui qui fredonnait, à mi-voix. En arrivant à Perpignan je me souviens qu’il a dit à Léa Chauliac, son pianiste, qui se trouvait aussi dans le train : “Viens Léa, on va aller travailler un petit peu au théâtre…” Ils y sont allés, pour mettre au point… “la Mer”. C’était fin 1943, mais il ne l’a lancée qu’à la Libération. Parce qu’il ne croyait pas à ce genre de chanson ! Pourtant “la Mer” très vite est devenue l’hymne de l’évasion, la chanson des congés payés, d’un certain bonheur de vivre. Mais lui au début ne voulait pas la chanter […]

Pas de doute, cette mer qui a vraiment bercé son cœur toute sa vie, ces golfes clairs de son enfance aux reflets d’argent auront fait sa fortune : on estime que la Mer, qui reste diffusée en moyenne douze fois par jour dans le monde, rapporte à Charles Trenet plusieurs dizaines de millions de centimes par an ! En fait, sur les quelques centaines de titres qu’il a déposés à la Sacem, la Mer à elle seule aurait suffi pour le rendre célèbre à jamais. […]

On ne compte plus les enregistrements (plus de 4.000) ni les pays où cette chanson-phénomène fait ses ravages, elle qui demeurera numéro un des années durant en URSS et au Japon, où Radio-Tokyo ira jusqu’à la prendre pour indicatif ! Il y a quelques années l’éditeur recevait des commandes de partitions libellées en… kilos!

Une femme pour la vie : Marie-Louise

C’est en décembre 1979, à la veille de Noël, que Charles Trenet connaîtra sa plus grande souffrance : il perd sa mère. Compagne fidèle de tant d’années de bonheur, complice de tant d’émotions capitales, elle meurt à 88 ans, vaincue par la maladie, elle s’éteint, elle qui, farouche et fière, répondait lorsqu’on lui demandait son âge : “Éternellement jeune, comme les chansons de mon fils ; comme elles, mon cœur n’a pas de rides.” Elle meurt donc, à Narbonne, sa ville natale, et pour Charles, qui finalement sa vie durant n’aura été qu’un enfant, le vide soudain est grand, intolérable. Cet homme si entouré n’est plus qu’un orphelin … Longtemps il va se terrer, frileusement replié sur son chagrin. Il n’écrit plus, ne chante plus, ne se montre plus, ne répond même pas au téléphone et ne reçoit aucun visiteur. Il a annulé ses ultimes contrats (à quelques très rares exceptions près) et les quelques télévisions prévues. Il a cessé de lire les journaux et d’écouter la radio. Muré dans son chagrin, il s’est retiré du monde. Il va errer ainsi une année durant, de propriété en propriété, ne sachant où se fixer, se sentant mal partout. Il souffre et son rire s’est éteint, l’éclat trop bleu de ses yeux s’est éteint. Il souffre. Il faut dire que dans la vie de Charles, la minuscule Marie-Louise aura tenu une place énorme, elle qui, par son absence au seuil de l’aventure, aura créé une béance douloureuse au cœur de l’enfant fragile, avant que d’être sa compagne fidèle sur l’autre versant de la vie. “Les feux de la rampe ne s’éteignent jamais, dit-il en citant Chevalier. Ils se sont éteints pour moi le jour où les yeux de ma mère se sont fermés pour toujours.” [ … ]

Lors de sa Radioscopie, le 11 mai 1978, quelques mois avant sa mort, Marie-Louise Caussat-Trenet, cette mère tant aimée, dira à Jacques Chancel : “Moi
je me suis mariée très tôt. J’avais 19 ans. C’est trop tôt, surtout avec l’éducation que nous recevions. On vous lançait dans le mariage comme quelqu’un qui vous jette à l’eau. On dit qu’il suffit de lancer les gens dans l’eau pour leur apprendre à nager, mais c’est faux parce que quelquefois ils se noient. Moi je ne me suis pas noyée tout à fait, mais c’était très difficile. Non pas que j’aie fait un mauvais mariage, je ne peux rien reprocher au père de Charles. C’est moi qui me suis trompée, ça peut arriver quand on ne sait pas. Mon mariage a été la première soirée où je sois allée. Quelle vie mondaine pouvait-on mener à Narbonne? Alors comment voulez-vous qu’on ne soit pas sage en province ? Pourtant j’ai admirablement vécu, avec
ce que l’on peut appeler le meilleur et le pire. C’est ça la vie. Il vaut mieux être secoué un peu de temps en temps que de vivre sans bouger. Ah, moi, j’ai vraiment bougé ! ll y a dans la Bible : “Celui qui sème le vent récolte la tempête.” Moi j’ai semé le vent bien sûr, et j’ai récolté la tempête. C’est normal. Mais enfin, malgré la tempête je me suis toujours efforcée de tenir le coup, de sauvegarder ma personnalité, mon intégrité à travers les ennuis, les déboires, les situations difficiles, pécuniaires, sociales… Et ça a passé comme une tempête. Pourtant, si je regrette une chose aujourd’hui, c’est d’avoir mis mes enfants en pension à l’âge où ils étaient mieux avec maman. Charles ne me l’a jamais reproché, mais cela lui a fait beaucoup de peine, parce qu’il était un garçon très affectueux, et sentimental. Je crois que c’est ce qui l’a plus chagriné dans sa vie, et marqué. Il éprouvait cruellement un manque! Oh, j’avais les enfants pendant les vacances bien sûr ! mais ça ne compensait pas. Ils n’ont jamais eu l’impression qu’ils étaient des enfants délaissés, abandonnés : c’étaient des lettres, des petits joujoux. Mais ça ne remplace pas la présence ! En fait, le vent, la tempête, cela a été pour moi, mais aussi pour eux. Et puis tout s’est arrangé, tout s’est aplani…

Étonnant personnage que cette femme de caractère qui, entre les deux guerres, dans une petite agglomération de notables comme Narbonne, n’hésite pas, épouse de notaire, à prendre un amant en ville, une espèce de bohème un peu hâbleur, brillant et plein de verve et coureur de jupons, puis à le suivre dans son errance aux quatre coins du globe, au grand désespoir du petit Charles livré à la déprime rampante d’un pensionnat. Cet abandon, sans doute, les aura marqués autant l’un que l’autre. En fait, Marie-Louise Caussat-Trenet commence à racheter les années perdues le jour où, rassemblant ses économies, elle entreprend d’installer dans ses meubles son Charles encore adolescent, qui vient tout juste de débarquer à Paris et qui vit alors dans un hôtel un peu louche.

Par la suite, lorsque Charles sera devenu célèbre, ils ne se quitteront plus, au point que certains, dans leur entourage, n’hésitent pas à évoquer aujourd’hui la présence ‘un peu envahissante’ de celle qui pour le Fou chantant était un peu Jocaste. En réalité Charles et sa mère forment un couple terrible, ils se disputent tout le temps, mais ne peuvent pas longtemps se passer l’un de l’autre. Pour qu’elle soit plus proche encore Charles lui installe un petit pavillon donnant sur la Marne, dans sa propriété de la Varenne. Elle y vient très souvent… et repart invariablement furieuse, pour des raisons toujours futiles. Des années durant, presque leur vie entière, ils ne se quitteront plus. C’est au point que jusqu’à la mort de sa mère, et même au plus fort de sa gloire, lorsqu’il est réclamé dans le monde entier, Charles ne signera jamais un contrat sans s’être assuré au préalable qu’il pourra s’échapper au moins tous les trois mois pour revenir en France l’embrasser ! Une fois seulement il restera bloqué six mois au Canada : ne pouvant rejoindre Narbonne, il exige que sa mère fasse le voyage ! “Sa mère était très belle et elle avait sur lui une emprise énorme, raconte Mme Breton. Il l’adorait, mais elle l’énervait aussi quelquefois, parce qu’il fallait toujours qu’elle sache tout, parce qu’elle voulait toujours se mêler de tout. Lorsqu’elle n’avait pas de nouvelles de lui pendant plus de huit jours, elle lui écrivait de longues, de très longues et belles lettres. C’était très beau dans leur vie à tous les deux, c’était quelque chose de très émouvant…” Ils forment un couple terrible, oui, et orageux. Ils n’ont pas vingt ans de différence d’âge.”

Richard CANNAVO


© Polydor

Maxime Le Forestier : “Je l’ai à peine croisé, c’était un type isolé qui communiquait peu avec les autres. Un monstre sacré, en somme. J’ai appris à l’apprécier à travers Brassens. Il y a chez l’un comme chez l’autre un être humain qui s’exprime. Mais, selon moi, Brassens est allé plus loin, c’était un homme plus profond. Trenet a été génial en 1936, quand il a accompagné les premiers congés payés avec ses chansons : Boum, Je chante, Nationale 7, etc. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’on dit toujours qu’il a amené le swing en France, alors que Mireille et Jean Nohain l’ont popularisé avant lui, c’était déjà la musique que les jeunes écoutaient à l’époque. Pour moi, l’homme est difficile à cerner, c’est pourquoi j’ai plus de respect pour lui que d’amour, mais ses chansons m’ont souvent transporté, comme la Folle Complainte. Et puis il a eu le génie de s’entourer d’excellents musiciens comme Crolla, Reinhardt ou Rostaing.”


Tu ne seras jamais un vieux poète
EAN 9782035826534

“Charles, où es-tu donc allé te cacher ? Je m’autorise à te tutoyer parce qu’à l’égal de l’ami Prévert je dis tu à tous ceux que j’aime. Adolescent, je chantais la Mer en m’accompagnant au piano. Plus tard, ce sera le Serpent python, Dans les pharmacies, Que reste-t-il de nos amours ? et surtout, Longtemps après que les poètes ont disparu. Je me voulais déjà poète et t’avais reconnu comme étant de la famille. Adulte, j’ai commis quelques anthologies de poésie où, bien sûr, tu as ta place à côté de Brel, de Brassens, de Ferré, de Vian, d’Aragon, de Queneau et de Carco. Cette enfance retrouvée à volonté, qui fut jusqu’au bout la tienne au cours de ta longue vie, t’a maintenu en bon état de poésie. Tu ne seras jamais un vieux poète. Tu restes ce merveilleux Fou chantant avec ton drôle de chapeau, tes yeux pervenche et ton bleuet à la boutonnière. Nous les poètes, tu le sais, écrivons contre la mort espérant que Dame Postérité aura le bon goût de ne pas nous oublier. Mais il lui arrive d’avoir des trous de mémoire, à cette dame ! La poésie est aussi une école d’humilité, une ascèse quelquefois. Mais toi, Charles, tu ne cours aucun risque de ce côté-là. Tes poèmes ne sentiront jamais le moisi, avant de tomber en poussière, puisqu’ils se promènent en liberté sur les ailes du vent, paroles et musique intimement mêlées. Ces poèmes, as-tu écrit, “la foule les chante un peu distraite en ignorant le nom de l’auteur. Parfois il manque un mot, une phrase, et quand on est à court d’idées, on fait la la la, la la la”, et la chanson continue d’être fredonnée : même si on devait oublier ton nom, Charles, on n’oubliera jamais tes chansons : elles sont dans l’air de ce temps qui ne coule pas mais jaillit, comme disait le cher Bachelard, telle une fraîche eau de jouvence. Dis, Charles, où es-tu allé te cacher ?”

Jean Orizet, poète, éditeur, fondateur de la revue Poésie 1, il est l’auteur d’une Histoire de la poésie (Larousse) qui fait référence et où il a fait entrer Trenet.


Brigitte Fontaine © Jean-Baptiste Millot

Brigitte Fontaine : “Quand j’étais jeune, je ne l’admirais pas. Je connaissais ses chansons par mon oncle qui les fredonnait. Ce n’est que plus tard que j’ai su apprécier ce grand artiste ; la Folle Complainte, le Jardin extraordinaire, etc. Moi, Trenet, je l’adore ! Il est léger, inventif, imaginatif. L’un des plus grands ! C’est un vrai poète – puisque ses textes tiennent le coup même sans musique – ce qui est rare. Et puis, il est drôle, charmant, toujours inattendu. On n’a pas fait mieux depuis.”


Georges Moustaki : “J’étais très ému d’approcher Charles Trenet à l’Olympia lors d’un de ses premiers come-back dans les années 80. Et heureux de pouvoir lui dire que je faisais partie de ceux qui ont eu envie d’écrire et de chanter grâce à lui. Peut-être a-t-il pris ces propos pour un compliment de circonstance à l’artiste après sa prestation. S’il m’en avait donné le temps, je lui aurais raconté que je l’ai découvert quand j’étais écolier à Alexandrie. J’avais commencé par me ruiner en achetant tous ses 78-tours avant d’avoir l’occasion de l’écouter dans un théâtre de la ville. C’est à cette époque que j’ai commencé à idolâtrer cet ange blond auréolé de feutre aussi à l’aise dans le charme que dans la pitrerie, dont les paroles à la fois populaires et érudites swinguaient avec grâce et légèreté sur des mélodies limpides et qui faisait exploser la planète chanson par sa folie poétique. Par la suite, nous nous sommes parfois croisés, le temps d’un sourire amical ou d’un duo pour la télévision. Lors de notre dernière rencontre, je me suis senti en face de lui comme un patriarche, émerveillé par la juvénilité d’un octogénaire adolescent.


Renée Lebas : “Je suis une admiratrice de Charles Trenet depuis ses débuts avec Johnny Hess, avant-guerre. Avec mon frère, nous les suivions partout. A l’époque je ne chantais pas encore. Après la guerre, en 1946, je suis passé en vedette américaine de son spectacle au Théâtre de l’Etoile. Plus tard, il a écrit la Mer et m’a proposé de la chanter, et c’est ainsi que j’ai créé cette chanson. Voilà pourquoi il m’appelait la mère de la Mer. Nos rencontres étaient toujours joyeuses, les contacts excellents. A la chanson française, il a apporté renouveau et fraîcheur. Il abordait tous les sujets avec poésie, joie, clarté et légèreté. Tout au long de ma carrière, j’ai eu l’occasion de créer ou d’interpréter ses chansons : Revoir Paris, Madame la Pluie, Seule depuis toujours, Fleur bleue. Il m’appelait aussi la chanteuse irréaliste.”


Et dans la documenta, nous avons conservé un PDF reprenant intégralement cet encarté de l’époque qui, autrement, aurait peut-être disparu dans les poubelles à cartons (on dirait du Trenet…)

 


Chanter encore ?

27 janvier 1945 : le camp d’Auschwitz est libéré

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La libération du camp de concentration d’Auschwitz par les troupes soviétiques a marqué le début de la libération des camps où les Allemands ont exterminé 6 millions de Juifs. France 3 revient sur cette histoire tragique à l’occasion des commémorations des 70 ans de l’évènement.

Il y a 70 ans, le 27 janvier 1945, le camp de concentration d’Auschwitz était libéré par l’armée soviétique. C’est le premier grand camp d’extermination et de déportation libéré par les Alliés. 300 survivants se recueilleront sur place. À l’époque, les Soviétiques tombent presque par hasard sur le camp, cerclé de barbelés, où ils trouvent 7.000 personnes décharnées, au bord de la mort.

6 millions de Juifs exterminés

Au fur et à mesure de leur progression, les Alliés libèrent une vingtaine de camps. Dachau près de Munich, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen entre autres. “C’est la fin d’une horreur sans nom. Il faut ouvrir les yeux et serrer les dents“, expliquaient à l’époque les médias. En tout, six millions de Juifs ont été victimes de la barbarie nazie dont Auschwitz est devenu le lieu emblématique, ainsi qu’un lieu de mémoire…” [FRANCETVINFO.FR]


Carte blanche à Stéphane DADO :

À l’heure du 76e anniversaire de la libération des camps de concentration, beaucoup se demandent ce que deviendra la transmission de la mémoire une fois que les derniers déportés auront disparu. Mon essai en cours depuis maintenant six ans sur les musiques et les musiciens des camps m’a permis de rencontrer quelques survivants de l’Holocauste – dont l’extraordinaire Paul Sobol qui vient de nous quitter – et de récolter une matière historique qui, si elle équivaut à un grain de sable dans l’immense édifice du savoir concentrationnaire, m’a toutefois permis de faire preuve d’empathie et de vibrer par sympathie avec ces différents témoins, un phénomène qui prévaut aussi à la lecture des écrits d’anciens déportés (ceux de Primo Levi, Simon Laks, Germaine Tillion ou encore Léon Halkin pour ne prendre que les plus marquants). Ces récits ont un pouvoir de persuasion tellement considérable qu’ils font de nous – au départ très involontairement – les dépositaires de ces événements et de ces témoignages.

© DR

Certes, aucun historien qui évoque aujourd’hui la Shoah n’a vécu dans sa chair l’immense douleur provoquée par la disparition des siens dans une chambre à gaz, la peur de lendemains plus qu’improbables, les affres de la souffrance provoquée par le froid, la faim et la maladie, l’agression continue des kapos et leur domination sadique, l’effroyable odeur suspendue en continu de ceux partis en fumée. Malgré ce “savoir” dont nous sommes dispensés, une conscience des faits s’installe en nous et nous aide à estimer la gravité de l’horreur, en même temps qu’elle nous permet de mesurer l’immense courage (et la formidable pulsion de vie) qui a maintenu debout ceux qui ont lutté, elle nous permet de sentir ces ressources insoupçonnées que certain(e)s hommes et femmes eurent au plus profond d’eux-mêmes, fussent-ils plongés dans les situations d’horreur les plus insoutenables.

Le jour où les derniers survivants auront disparu, leur mémoire sera à jamais la nôtre si l’on accepte de dédier une partie de sa vie à cet indispensable travail de transmission que l’on nomme maladroitement le devoir de mémoire. À mon sens, il n’y a aucun devoir qui tienne. Les humains sont libres de ne pas transmettre, de ne pas écouter, d’ignorer les faits. La mémoire n’est pas un devoir qui s’impose – toute obligation ou contrainte ne ferait rien d’autre que trahir partiellement l’histoire – mais un droit que l’on s’octroie. Il s’agit même d’une vocation qui répond à ce que nous avons de plus profondément humain et éthique en nous. D’une certaine façon, ce droit à la mémoire est un sacerdoce qui nous transforme en gardien(ne) du Temple, en nous dotant d’une force de conviction telle qu’elle nous permettra un jour de prendre le relais de ceux qui ne seront plus. Cette appropriation de l’expérience d’autrui nous donne la force de convaincre (j’allais presque écrire « convertir ») les générations qui n’auront plus droit aux témoignages de première main. Il m’est arrivé de rencontrer dans certains camps (notamment à Auschwitz, Belzec ou à Mauthausen) de jeunes historiens extraordinairement bien informés sur les crimes nazis et qui avaient « digéré » à la perfection les témoignages des anciens déportés au point d’évoquer et d’assimiler dans les moindres détails les mécanismes psychologiques et le ressenti de ceux qui les avaient exprimés. Cette énergie de la transmission, si elle s’effectue à partir de documents d’une incontestable véracité, pourra entretenir la flamme du souvenir intacte, et être à la source de narrations fiables que l’on transmettra sans rien y changer, de génération en génération. Lorsque les derniers déportés auront disparu, le patrimoine qu’ils auront légué sera si marquant qu’il paraîtra impossible d’effacer la puissance de leur expérience tout comme il sera impensable d’oublier la nature abjecte des crimes commis par leurs tortionnaires nazis.

Stéphane DADO


Débattre encore…

ERBELDING : Hawaï 4 (s.d., Artothèque, Lg)

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ERBELDING Patricia, Hawaï 4
(impression numérique rehaussée à la cire, 53 x 44 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Patricia Erbelding © galerie-insula.com

Née en 1958, Patricia ERBELDING vit et travaille à Paris. C’est une artiste associée au mouvement de la “nouvelle abstraction” française. Elle participe à de nombreuses expositions individuelles et collectives principalement en Europe, au Japon et aux Etats-Unis depuis 1991. Son travail artistique pluridisciplinaire aborde, en plus de la peinture et des collages, des domaines d’expression comme la sculpture, la photographie et les livres d’artiste en collaboration avec des écrivains et des poètes. (d’après ERBELDING.FR)

Cette impression numérique rehaussée à la cire d’abeille fait partie d’une série sur l’archipel d’Hawaï. L’utilisation de la cire rappelle les travaux de l’artiste autour de la rouille : la cire servait alors à stopper l’oxydation. Cette œuvre issue d’une photographie évoque les autres facettes du travail de l’artiste par sa palette réduite et son traitement qui confine à l’abstraction.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Patricia Erbelding ; galerie-insula.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

[DOCUMENTA]  : artiste Patricia ERBELDING

PETTERSSON, Joel (1892-1937)

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Joel PETTERSSON est né le 8 juin 1892, à Norrby (Lemland), dans l’archipel d’Åland. Ses parents sont des paysans pauvres et déjà âgés – son père a plus de 50 ans au moment de sa naissance. C’est durant son parcours scolaire que Pettersson commence à écrire et à dessiner. Même s’il s’agit encore d’un travail d’amateur, son talent attire l’attention. On ne conserve cependant aucune œuvre de cette époque.

En 1913, alors âgé de 21 ans, Pettersson quitte Åland et entre à l’école de dessin de Turku. Le directeur en est Victor Westerholm qui est à l’origine de l’Önningebykolonin, un groupe de peintres finlandais qui se réunissait à Åland entre 1886 et 1892. Le maître et l’élève n’en ont pas d’affinités pour autant, au contraire. Bien qu’il ne se sente pas à l’aise dans une ville comme Turku – ou peut-être pour cette raison, justement – Pettersson se montre particulièrement productif, tant sur le plan de l’écriture que de la peinture.

En 1915, Pettersson abandonne ses études et retourne à Åland. Etant donné l’âge avancé de ses parents (plus de 70 ans), il est contraint de les aider à la ferme, d’autant plus que son frère cadet, Karl, meurt en mer en 1916. Ses projets de mariage sont brisés lorsque sa fiancée décide de quitter Åland pour les Etats-Unis, à la recherche d’une vie meilleure. Durant la période 1915-1920, Pettersson est malgré tout très actif dans plusieurs domaines, poussé par le désir d’être reconnu en tant qu’écrivain tout autant que comme artiste. L’essentiel de sa production littéraire date d’ailleurs de cette période.

Le peintre finlandais Mikko Carlstedt qui se rend à Åland pour y peindre, en compagnie du peintre Ilmari Vuori, rencontre Pettersson dont il dira : “les gens le tiennent pour fou, mais nous l’aimons beaucoup” ; ils resteront en contact de nombreuses années. Durant les années 20, Pettersson a moins le loisir de se consacrer à son art, l’essentiel de son temps étant occupé par la ferme de ses parents vieillissants qui meurent en 1928.

Petterson espère alors vivre de son art, mais c’est un échec. Endetté, il vend tous les animaux et une grande partie de la propriété. Sa santé mentale se dégrade et il tente de se suicider. Il se remet pourtant à peindre fiévreusement et expose en 1936 à Åland. Mais sa santé physique et mentale continue de se détériorer, il est interné au Grelsby Asylum où il mourra le 5 janvier 1937.

Son œuvre littéraire, écrite en suédois, n’a pas été appréciée de son vivant, peut-être en partie à cause d’une certaine naïveté et de ses emprunts au dialecte local. Elle n’a été redécouverte et publiée que dans les années 1970. De même, ses peintures, que l’on peut qualifier d’expressionnistes, n’ont-elles connu qu’un succès posthume. Son style et sa fin tragique lui ont valu le surnom de “Van Gogh d’Åland”. Le guitariste rock Nikolo Kotsev a composé un opéra, “Joel“, inspiré de sa vie.

Philippe VIENNE

Sources

  • Illustration de l’article : Joel Pettersson, “Höstlandskap med Lemlands kyrka”

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


Plus d’arts visuels…

La Lumière (asbl fondée en 1923)

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“A la fin de la guerre 14-18, parmi les toutes nouvelles techniques utilisées sur les champs de bataille, on retrouve l’utilisation de gaz toxiques, et plus particulièrement le célèbre gaz moutarde qui a rendu aveugles de nombreux soldats. A Liège, deux jeunes Dames, Nelly DURIEU et Madeleine HENRARD, infirmières, patriotes et résistantes, les accueillent et leur procurent du travail. Elles créent la première Entreprise de Travail Adapté (ETA) dans les sous-sols d’un immeuble du Boulevard d’Avroy.

Le 25 février 1923 paraissait au Moniteur Belge les statuts de “La Lumière asbl”, œuvre de secours moral et matériel aux aveugles militaires et civils de Liège, officialisant ainsi la création d’une institution. […] Puis, au fil du siècle, à travers le développement de ses services, la mission de La Lumière devient globale : elle offre aux personnes déficientes visuelles l’encadrement médico-social qui leur permettra d’atteindre l’autonomie et la dignité.

Nelly Durieu © rtbf.be
Missions

La Lumière, Œuvre Royale pour Aveugles et Malvoyants, crée un monde meilleur pour les personnes déficientes visuelles de tous âges et pour ses travailleurs moins valides, en permettant leur inclusion ou leur intégration dans une société solidaire. Pour ce faire, La Lumière aide ses bénéficiaires à réaliser leur projet de vie, avec leur entourage. Elle ouvre les horizons :

      • d’une citoyenneté par la reconnaissance et dans le partage,
      • d’un épanouissement social et culturel,
      • de la dignité par le travail,
      • et d’un quotidien plus confortable.

Récit d’une vie : Frank Lloyd Wright, l’archi-révolutionnaire

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Génial concepteur de la Maison sur la cascade, Frank Lloyd Wright est l’un des architectes les plus marquants du XXe siècle. Retour sur l’œuvre et la vie tumultueuse du défenseur de l’architecture organique, à qui l’on doit le fantastique Guggenheim Museum de New York.

Très tôt dans la vie j’ai dû choisir entre une arrogance sincère et une humilité feinte. J’ai préféré l’arrogance et ne l’ai jamais regretté.

Frank Lloyd Wright

Dandy aux éternels chapeau et cape, l’architecte américain Frank Lloyd Wright a transgressé toutes les règles, dans son art comme dans sa vie privée. Sa personnalité a inspiré un film de King Vidor en 1950, Le Rebelle, dans lequel Gary Cooper incarne un architecte de talent, idéaliste et insoumis. Petit-fils du prédicateur Richard Lloyd-Jones, pionnier gallois venu en Amérique, Frank Lloyd Wright est issu d’une famille d’unitariens convaincus, surnommés les Jones Dieu tout-puissant en raison de leur extrême piété et de la haute opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes. Leur devise : “la vérité contre le monde“. Avant même sa naissance, sa mère avait voulu qu’il soit architecte. Enceinte, elle accroche sur les murs de la chambre du futur bébé des gravures sur bois de vieilles cathédrales anglaises.

Du Wisconsin aux Prairie Houses

Né le 8 juin 1867 à Richland Center, dans le Wisconsin, Frank est élevé “avec du pain Graham, du porridge et de la religion” avant d’être envoyé à l’âge de 11 ans dans la ferme de son oncle pour “apprendre à ajouter la fatigue à la fatigue“. Le gamin aux boucles blondes est l’adoration de sa mère, au détriment du père William Russel Wright, maître de musique qui quitte la famille à la veille des 16 ans de son fils. L’adolescent n’a pas assez d’argent pour fréquenter une école d’architecture, il suit donc des cours de génie civil à l’université de Madison. Mais il s’ennuie ferme, prend le train pour Chicago avec sept dollars en poche, et se fait engager chez l’architecte américain le plus connu à l’époque, Louis Sullivan. Dès lors, “l’apprenti aux yeux ouverts, radical et prêt à critiquer” devient “un bon crayon dans la main de son maître“.
Très vite, Frank Lloyd Wright tombe amoureux de Kathryn Tobin, une jeune fille issue d’une famille fortunée de Chicago, qui lui donnera six enfants. Ils s’installent à Oak Park, la première maison qu’il construit dans la banlieue de Chicago. “L’architecture était ma profession, la maternité devint la sienne“, raconte l’architecte, qui s’endette pour satisfaire son goût des “luxes nécessaires“. “Pourvu que nous eussions le superflu, le nécessaire pouvait bien se passer de nos soins“, écrit-il dans son Autobiographie. Mais Sullivan apprend qu’il dessine des plans pour des clients extérieurs à l’agence et le renvoie. En 1893, Wright se met à son compte. Suivra la série des Prairie Houses à partir de 1901, des maisons basses à l’espace intérieur fluide, qui rompent définitivement avec les maisons victoriennes.

WRIGHT FL, Robie House (Chicago, US) © Lykantrop
Taliesin : un manifeste, une tragédie

Mais en 1909, à presque 40 ans, l’homme reste insatisfait. “Toutes choses, personnelles ou non, m’accablaient pesamment, surtout les questions du ménage.” Wright ferme son agence, abandonne femme et enfants pour partir en Europe avec Mamah Borthwick Cheney, écrivain féministe qui lui avait commandé une maison. Durant son voyage à Berlin et en Italie, il devient la cible de la presse à scandale. La terre de sa famille, le Wisconsin, deviendra pour lui un refuge.

En 1911 débutent les travaux de Taliesin, sa maison au nom gallois qui signifie “front resplendissant“, résumé de ses convictions et de son savoir-faire. Mais en 1914, alors qu’il travaille à la construction des Midways Gardens à Chicago, survient une terrible tragédie : un domestique, Julian Carlston, met le feu à Taliesin et massacre Mamah Borthwick et ses deux enfants à coups de hache. Fou de douleur, il refuse que l’on touche au corps, remplit le cercueil de fleurs et comble lui-même la tombe de la femme qu’il aime. “Nul monument ne marque encore l’endroit où elle est enterrée. Pourquoi marquer l’endroit où a commencé et fini la désolation ?” Wright parviendra pourtant à conjurer son angoisse dans l’action. “Résolument, pierre par pierre, planche à planche, Taliesin II commença à sortir des cendres de Taliesin I. Point de retours en arrière, ni de repos pour pleurer. Dans l’année 1915, Taliesin II s’élevait à la place du premier Taliesin, debout et en armes“.

WRIGHT FL, Taliesin West (Scottsdale, Arizona, US) © Greg O’Beirne
Les leçons de l’art asiatique

L’empereur du Japon lui confie son premier projet d’envergure internationale. En 1915, il s’empresse de partir à Tokyo, où il restera six ans pour s’occuper de la conception et de la construction de l’Imperial Hotel. “L’évangile de l’élimination de l’insignifiant, prêché par l’estampe, s’imposa à moi en architecture“, raconte ce passionné d’art asiatique. La structure flexible de l’hôtel, augmenté d’un bassin ornemental, survivra au séisme qui rasera Tokyo en 1923 et au gigantesque incendie qui s’ensuivra : “Hôtel debout sans dégâts comme monument de votre génie, Félicitations“, lui câblera son commanditaire, Okura Impeho. L’hôtel, inspiré de l’architecture maya, sera finalement démoli en 1968.

WRIGHT FL, Imperial Hotel (Tokyo, JP) © Architectstudio3d
Wright le débauché

Entre-temps est apparue Miriam Noel, une artiste cultivée, fortunée et théâtrale, qui se révélera violente et morphinomane. Il vivra avec elle huit années agitées, avant de l’épouser en 1923 dans l’espoir de la calmer. Mais déjà une jeune femme de 26 ans est entrée dans la vie de l’architecte : Olgivanna Lazovich Hinzenburg, fille d’un dignitaire monténégrin et disciple de Gurdjieff, un mystique charismatique russe. Elle s’installe à Taliesin et attend bientôt un enfant de Wright. Nouveau scandale. Miriam les poursuivra pendant quatre ans, menaçant de tuer les amants.

Frappée par la foudre en 1925, Taliesin est à nouveau la proie des flammes. “Quelques jours plus tard, déblayant la ruine encore fumante en vue d’une reconstruction, je ramassais parmi les décombres de somptueuses poteries Ming qui avaient pris la couleur du bronze sous l’intensité du feu. À titre de sacrifices offerts aux dieux, quels qu’ils soient, je rangeai ces fragments pour les incorporer à la maçonnerie de Taliesin III. Et je me mis à l’œuvre pour construire mieux que précédemment, parce que j’avais tiré un enseignement de la construction des deux autres“. Dans les années 1920, l’activité dans le bâtiment est florissante, mais personne n’est disposé à faire travailler un débauché tel que Wright. L’occasion de construire un complexe hôtelier dans le désert d’Arizona est balayée par le krach boursier de 1929.

Face au modernisme : La maison sur la cascade

À la veille de ses 60 ans,Wright semble dépassé et les projecteurs se tournent vers les architectes du Style international : GropiusLe Corbusier, Van der Rohe. Le défenseur de l’architecture organique affiche un souverain mépris pour le modernisme, mais continue à souffrir de n’être pas reconnu. Olgivanna lui suggère d’écrire et de donner des conférences pour populariser ses idées, et aussi d’ouvrir une école à Taliesin, bâtie sur le modèle de celle de Gurdjieff. En 1932, il publie son autobiographie, où il s’emploie à forger sa propre légende. Et prend sa revanche.

Le père d’un de ses premiers élèves, Edgar J. Kaufmann, propriétaire d’un grand magasin à Pittsburgh, lui demande de construire une maison de vacances en Pennsylvanie. Placée au-dessus d’une cascade, construite sur un rocher, Fallingwater (1934-1937) deviendra l’une des maisons modernes les plus célèbres. En 1936, c’est Herbert Johnson, président de la Johnson & Son Company à Racine, Wisconsin, qui lui commande un projet à grande échelle, un bâtiment administratif. Il y répond par un “temple dédié au travail“, où des colonnes jaillissent du sol pour s’ouvrir en corolle sous un plafond de verre.

Le Guggenheim Museum de New York : l’ultime chef-d’œuvre

À la fin de la guerre, la prospérité suscite une explosion de la demande dans le bâtiment. Frank Lloyd Wright a presque 80 ans, mais il entre dans la phase la plus productive de son existence. Au cours des quinze ans qui suivront, l’architecte et ses disciples dessineront les plans de plus de trois cent cinquante édifices, parmi lesquels le Guggenheim Museum de New York en 1943. Wright doit se battre pendant treize ans avant que prenne forme ce bâtiment-sculpture en forme de spirale. Même après le début des travaux, la critique fait rage contre celui que l’on appelle “Frank Lloyd Wrong“.

Six mois avant sa mort, une photo montre le maître sur le toit du Guggenheim. “Il est au sommet du monde, il a presque 92 ans“, résume Meryle Secrest, sa biographe. Le 9 avril 1959, le petit-fils de pionnier gallois s’éteint à Taliesin. Le jour de son enterrement, un prêtre unitarien lut un de ses textes favoris d’Emerson : “Celui qui veut être un homme doit être un non-conformiste. Rien n’est plus sacré en dernier ressort que l’intégrité de son propre esprit“.

      • Lire l’article de Myriam BOUTOULLE -avec pubs- sur CONNAISSANCEDESARTS.COM (21 avril 2020) ;
      • l’illustration de l’article est : Frank Lloyd Wright, Maison sur la cascade (1934) © Carol M. Highsmith

J’ai longtemps vécu sous de larges portiques…

EYEN : Sans titre (Vaches folles) (s.d., Artothèque, Lg)

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EYEN Luc, Sans titre (Vaches folles)
(pointe sèche, 24 x 35 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

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Luc Eyen © creahm.be

Luc EYEN est né en 1973. C’est un artiste actif dans les ateliers du CREAHM de Liège, ainsi qu’au Cejiel. Camper hardiment dans le métal un animal ou un personnage n’a pas de secret pour lui, ses multiples portraits témoignent d’une belle “santé” plastique. Sa vie quotidienne alimentant intensément son expression artistique, il aime à représenter obligeamment tous ses amis. Le plus souvent, en marge de ces représentations anecdotiques, il prend soin de noter très méticuleusement tout un univers de prénoms, de dates de naissance, de multiples messages affectifs, comme autant de références à la “réalité” de l’instant qu’il voulut fixer. (d’après BEAUXARTSLIEGE.BE)

Deux têtes de vaches très stylisées émergent d’un entrelacs de traits bruts et géométriques. Si ces traits évoquent leur état psychologique, nous pourrions les imaginer folles.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Luc Eyen ; creahm.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

PRINCE, Richard (né en 1949)

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© artdesigntendance.com

Biographie

“Richard PRINCE, peintre et photographe américain, naît en 1949 dans la zone américaine du Canal de Panama. Il fait partie depuis les années 1980 des voix les plus influentes du monde artistique international. Richard Prince grandit près de Boston. Arrivé à New York dans les années 1970, il est employé au département des archives de Time Life, chargé de classer des coupures de presse par sujet ou par auteur. Passant son temps à découper des journaux et des magazines, il s’intéresse à tous les déchets qui restent de son travail, les publicités, les bandes dessinées, les annonces, etc. qu’il commence à collectionner. A cette époque, il côtoie la mouvance “Pictures Generation”, une génération de jeunes artistes qui compte entre autres Cindy Sherman, Robert Longo, Barbara Kruger ou encore Jeff Koons. Richard Prince commence à photographier des images publicitaires, présentes dans la sphère quotidienne et qui font partie de l’univers culturel de tout un chacun. Champion d’un art appelé “appropriation art”, son travail consiste donc à re-photographier des photographies existantes, comme si elles étaient ses propres œuvres.

Au début des années 1980, il acquiert une grande notoriété avec l’une de ses premières re-photographies, celle de l’actrice Brooke Shields âgée de 10 ans, nue et maquillée, prise à l’origine en 1975 par Garry Gross, et publiée dans le magazine Playboy. Prince se l’approprie en lui donnant le titre d’une photographie célèbre d’Alfred Stieglitz, Spiritual America.

© phillips.com

Richard Prince se fait connaître en exposant dans des formats géants des images de la culture populaire re-photographiées et recadrées. Il se réapproprie notamment les publicités Marlboro avec son célèbre cow-boy en supprimant tout slogan. Sur des images vierges de toute identité marchande, les cow-boys apparaissent alors comme de véritables icônes pop, sur fond de soleil couchant, ridiculisant les symboles d’une pseudo mythologie héroïque américaine. Son procédé implique de sortir l’image de son contexte publicitaire tout en conservant son caractère exagéré. Les photos amplifient ou soulignent certaines caractéristiques.

Au fil des ans, Richard Prince s’approprie d’autres thèmes comme les gangs, la rébellion et la sexualité. Outre le recyclage des images, il manie constamment l’autodérision, particulièrement perceptible dans la série des “jokes paintings”, textes humoristiques souvent éculés, ou dans la série des tableaux transposant des planches de bandes dessinées (celles du magazine New Yorker le plus souvent).

A partir de 2002, Richard Prince réalise la série des Nurses, une quarantaine de toiles représentant des infirmières troublantes et mystérieuses, dotées de titres éloquents, Nympho Nurse ou Debutante Nurse, à partir des couvertures bon marché de romans de gare. Cette série l’amène à collaborer avec Marc Jacobs pour Louis Vuitton en 2007.

Richard Prince réalise également tout un travail graphique basé sur des couvertures de livres populaires qu’il collectionne.

L’oeuvre de Richard Prince a été consacrée à de nombreuses reprises, aux Etats-Unis comme en Europe, notamment à la galerie Serpentine à Londres en 2008 et au Guggenheim Museum à New York en 2007. (d’après MOREEUW.COM)

 

Richard Prince sur Instagram : #escroc ou #génie ?

En 2014, Prince propose une nouvelle démarche artistique : le repérage de portraits sur Instagram, réseau social basé sur la publication d’images. La première étape de son travail d’artiste repose sur un commentaire “posté” sous la photo simulant un lien de proximité avec l’auteur de la photo, en utilisant par exemple des émoticônes. Ensuite, il fait une capture d’écran de  l’image, incluant son commentaire. Il fait reproduire cette capture d’écran en de grandes dimensions. Cette démarche est effectuée sans l’autorisation des auteurs des photos. Les propriétaires de ces “posts” sont de parfaits inconnus, mais aussi des célébrités ou amis de Prince (comme Pamela Anderson).

Ses “œuvres” sont présentées lors de l’exposition New Portraits à la Galerie Gagosian entre septembre et octobre 2014. Elles sont vendues pour une valeur moyenne de 100.000 dollars chacune. Aucun des auteurs originaux n’a bénéficié de cette vente. Ceux-ci questionnent alors la démarche de Prince : Prince est-il un simple voleur d’images, quelqu’un qui pratique sciemment le plagiat, ou sa démarche est-elle réellement celle d’un artiste créateur ? (…)

En guise de réponse, certains propriétaires réagissent et décident de vendre à leur tour leurs photographies à prix cassé. Un pied de nez à la démarche de Richard Prince ! Ainsi, @SuicideGirls (compte Instagram regroupant des  photographies de femmes tatouées et percées, souvent nues) répond à Prince en proposant à son tour des reproductions à 90 dollars (au lieu de 90.000 !) où un commentaire est ajouté : l’auteur de l’œuvre originale a alors le dernier mot. Suicidegirls  utilise la même démarche que Prince et se réapproprie par ce biais ses images. D’autres, au contraire, comme @doederrere se moque bien de l’utilisation que peut faire Richard Prince de leur compte Instagram et de sa valeur mercantile.

La pratique artistique de Prince n’est pas sans rappeler celle de Marcel Duchamp et du célèbre “ready-made”. De la même manière que l’auteur de la Fontaine, Prince expose des œuvres telles quelles, sans y apporter de modification majeure. En effet, le commentaire posté sous l’image, qui est une sorte de signature de l’artiste, est la seule participation de Prince à l’œuvre. Ce commentaire protège son travail car c’est celui-ci qui fait de l’œuvre une œuvre originale et empreinte de la personnalité de l’auteur. Le travail de Prince est donc exclu du plagiat selon la loi.

La clause la plus fréquente sur les réseaux sociaux stipule que l’utilisateur du service accorde une licence mondiale, non exclusive, qui donne au réseau social un droit d’usage des contenus qu’il héberge. Cette clause est en fait le principe même du réseau social : partage et échange de contenus au sein du réseau, voire avec d’autres réseaux sociaux. Certaines clauses protègent le contenu original partagé par d’autres utilisateurs pour éviter ce qu’on peut qualifier d’appropriation “sauvage” ou de parasitisme. Ces deux notions expriment le fait de bénéficier d’un travail original et de sa valeur sans y participer. Ces pratiques sont qualifiées de vol par certains journaux, comme L’Express dans un article paru le 22 mai 2015. Cependant, un artiste peut revendiquer son “originalité” et, aux Etats-Unis, il existe le principe du “fair use”. Ce principe considère qu’il n’y a pas atteinte au droit d’auteur si la reproduction propose une finalité critique, de commentaire ou de reportage. Contourner les clauses des réseaux sociaux est donc possible car celles-ci ne sont pas toujours adaptées dans le cas de l’appropriation.” (lire la suite sur ARTDESIGNTENDANCE.COM)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : artdesigntendance.com ; phillips.com


Plus d’arts visuels…

KLEE, Paul (1879-1940)

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KLEE Paul, Projet (1938) © zpk.org

“Poète de l’abstraction, fasciné par la lumière des pays lointains et la magie de la nature, Paul KLEE (1879 – 1940) est autant un peintre de talent qu’un grand aquarelliste. Professeur au Bauhaus, pendant l’entre-deux-guerres, le peintre théoricien a développé une approche singulière de la couleur. Considéré comme juif par les nazis, rangé dans la catégorie des peintres dégénérés, il doit fuir l’Allemagne et meurt au début de la Seconde Guerre mondiale. Un destin tragique pour un peintre rêveur. Son œuvre, bien que colorée et tournée vers une réalité intérieure, porte aussi le reflet des oppressions vécues.

L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.

Paul Klee

Paul KLEE en 1921 © Lebrecht Authors

Paul Klee est né en Allemagne mais il est d’origine et de culture helvète. D’ailleurs, un an après sa naissance, ses parents s’installent en Suisse, à Berne. L’enfance de l’artiste est baignée dans la musique, son père étant professeur et sa mère cantatrice. Le jeune garçon pratique le violon. Si la musique est sa première vocation, la peinture l’attire aussi et c’est finalement vers les arts plastiques qu’il se dirige. En 1898, Klee retourne en Allemagne. Il entreprend des études d’art. Pour se former, il voyage également en Italie puis en France. En 1906, le peintre se marie avec une jeune pianiste et le couple s’installe à Munich. C’est dans cette ville que le postimpressionnisme le touche de plein fouet. À l’occasion d’une exposition, il découvre Vincent Van Gogh et Paul Cézanne. C’est un choc.

À Munich, il fait la connaissance des membres du Blaue Reiter, emmenés par Vassily Kandinsky. En 1912, il participe à la deuxième exposition du groupe, exclusivement composée d’œuvres graphiques. Deux ans plus tard, quelques mois avant l’éclatement de la Grande Guerre, Klee se rend en Tunisie. Le peintre August Macke l’accompagne. C’est un éblouissement de couleurs et de sensations. Pendant la guerre, l’artiste est appelé sous les drapeaux allemands. Il a la charge d’une mission sans danger, en tant que secrétaire de l’école de l’air de Gersthofen, près de Munich.

De tendance abstraite, l’art de Paul Klee est fait de couleurs et de symboles. L’artiste est un mystique, fasciné par la magie de la nature mais ne reproduisant pas d’une manière illusionniste le réel. Pour lui, l’art est un moyen d’accéder à une vérité insondable, plus profonde que la surface visible des choses.

Nommé professeur au Bauhaus après la guerre (où il enseigne notamment la théorie de l’art), Klee expose de plus en plus et se rend en Égypte au cours de l’année 1929. En Allemagne, son œuvre est mal vue par les nazis qui le considèrent comme un artiste dégénéré et interdisent sa peinture. Il part s’installer en Suisse. Au cours des années 1930, une maladie incurable se déclare et Klee se voit condamné. Il décède en 1940, trois ans après que les nazis aient présenté 17 de ses œuvres dans l’exposition “L’Art dégénéré” à Munich.

Quelques œuvres clés

Ein Haus (Maison, 1915)
KLEE Paul, Ein Haus (1915) © Centre Pompidou

Après son voyage en Tunisie, l’artiste se sent véritablement peintre et l’année 1915 est marquée par une production importante d’aquarelles. Il n’a pas encore rejoint l’armée allemande. Paul Klee se sent possédé par la couleur, et traduit le paysage avec des qualités certaines d’abstraction bien qu’il demeure attaché à la représentation du réel. Dans cette aquarelle, on distingue aisément la silhouette d’une maison mais elle se dissout dans des carrés de couleurs chaudes et froides.

Eros (1923)
KLEE Paul, Eros (1923) © paul-klee.org

Les signes sont à l’œuvre dans le langage pictural de Paul Klee. Bien qu’il soit défini comme un abstrait, le peintre fait apparaître dans ses œuvres des signes et des symboles très identifiables, comme des flèches, des étoiles. L’artiste les utilise de manière dynamique, et chaque forme géométrique a selon lui une fonction. Les signes ont pour but de manifester une tension entre l’abstraction et la manifestation du monde. Pour Klee, le dessin et la peinture entretiennent une grande proximité avec l’écriture.

Polyphonie, structure en échiquier (1932)
KLEE Paul, Polyphonie (1932) © DR

Témoignage de l’importance de la musique dans la vie et l’œuvre de Paul Klee, le mot polyphonie a été choisi par l’artiste pour intituler un certain nombre d’œuvres représentant des agencements ordonnés de couleurs, sous forme de grilles. Ce sont des structures harmoniques, aux contours mouvants. Klee a affirmé que c’est la couleur qui a fait de lui un peintre, et l’on sent également l’influence qu’a pu avoir sur lui les courants modernes abstraits, en particulier l’œuvre de Vassily Kandinsky et de Robert Delaunay.”


KLEE, Sinbad le marin (1928) © paul-klee.org

Il s’endormit dans son fauteuil. Il rêva d’un marin sur un bateau. Mais le navire restait immobile. Il ne se déplaçait pas. Le marin cramponnait un harpon rouge. Il n’avait pas d’yeux. Il portait un casque avec une drôle d’antenne sur le dessus, comme les feuilles d’une fleur rouillée. Le poisson qu’il attaquait avait des bouches orange et des taches de couleur, comme une courtepointe. […] Isaac était devenu un génie dans son sommeil, il arrivait à faire resurgir des images, à rêver de peintures sur le mur, d’un chef-d’œuvre. Ah, si seulement les gens pouvaient mourir avec une telle perfection !” Fidèle à sa saga new-yorkaise, Jerome Charyn lance son héros favori, Isaac Sigel, à la recherche d’une nymphette mystérieusement disparue. Mais cette fois, la peinture de Paul Klee fait irruption dans l’intrigue politico-policière… [BABELIO.COM]


En voir plus…

HOUBRECHTS : Home, sweet home…
Les villas de Spa (2020)

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“Le Neubois” (1901) © David Houbrechts

La gestation d’un nouveau genre d’habitation : la villa (1855-1890)

“(…) dans tous les temps, l’homme a recherché, pour édifier l’habitation de plaisance (la villa), un lieu sain et élevé, accidenté et pittoresque, où, à l’ombre des grands bois, il pût entendre le murmure de la source et oublier et les tracas du trafic et les soucis de la vie publique”  (Léon de Vesly, L’architecture pittoresque du 19e siècle, 1877)

“Après la funeste Révolution française qui avait chassé la clientèle aristocratique , et le terrible incendie de 1817 qui avait ravagé le centre de la ville, Spa offrait un aspect assez désolant à l’aube du 19e siècle. En quelques décennies pourtant, sous l’impulsion de quelques Spadois et notamment du créatif bourgmestre Jules Servais, la cité prend un nouveau départ en s’orientant vers le thermalisme et la villégiature.

Dans leur allure générale, les premières villas s’apparentent aux bâtiments existants dans le centre de la ville et en particulier aux abords de l’avenue Reine Astrid. Au cours d’une première phase qui s’étend du milieu du 19e siècle jusqu’aux environs de 1890, les architectes se contentent en effet de reprendre le bâti des hôtels, meublés et châteaux tout en les singularisant par une décoration teintée d’éclectisme ou de détails empruntés à diverses constructions étrangères, en particulier les chalets.

Quelques villas s’inspirent ainsi des petits châteaux et des grandes demeures qui fleurirent dans la principauté de Liège au 18e siècle. En témoignent des villas telles que La Roseraie (1875), la Villa Clémentine (avant 1882, démolie), la Villa Bollette (1887) et la Villa Madeleine (1890) par exemple. Ces maisons recourent au même canevas : un volume unique carré ou rectangulaire souvent flanqué d ‘une tour carrée, le tout élevé en brique et recourant à la pierre de taille en certains points précis (encadrements de fenêtres, chaînages d’angle, cheminées, larmiers). L’ordonnance générale est symétrique mais, à la différence de leurs modèles qui privilégiaient les principes néo-classiques, ces villas affectionnent d’emblée le style éclectique.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, cette esthétique à la fois internationale et ancrée dans le passé rencontre un énorme succès en Belgique. Les architectes y revisitent le passé avec une certaine fantaisie en mélangeant des détails de styles différents et en les intégrant dans une forme générale d’allure contemporaine . À Spa, un certain nombre de propriétaires se font construire des demeures bourgeoises dans cet esprit, tandis que d’autres se contentent d’adapter les façades de bâtiments plus anciens, jugées désuètes, en les recouvrant d’enduits. Cette manière de souscrire “à petit prix” à l’air du temps rencontre un grand succès à Spa, où les investissements privés importants sont encore difficiles.

“Ma Jacquy” (1907) © Spa, Musée de la Ville d’Eaux

L’évolution de l’allure du centre de la ville induite par la vogue de l’éclectisme témoigne d’une mutation sans précédent. Jusque-là, en effet, la maison spadoise était ancrée dans son terroir : qu ‘il s’agisse de colombages ou de maçonneries, l’architecture avait une apparence régionale, “mosane”. Avec l’éclectisme, Spa renonce à cette identité séculaire et choisit de s’aligner sur un certain “goût belge”, éclectique, qui est la variante nationale d ‘un style international.

Le même processus est perceptible dans les villas spadoises, à ceci près que la mode de l’éclectisme y est tempérée par des habitudes régionales puis supplantée par une variante : le régionalisme. Cet autre mouvement artistique international se distingue de l’éclectisme par sa référence clairement revendiquée à une esthétique régionale, volontiers populaire, plutôt qu’aux grands styles classiques. Toutefois, en s’inspirant de modèles parfois fort éloignés, le régionalisme délocalise en quelque sorte une esthétique vernaculaire, ancrée dans un terroir, en la recréant avec une certaine distanciation, voire une fantaisie pleinement assumée.

C’est ainsi qu’à Spa, dès le milieu du 19e siècle, apparaissent des villas évoquant les “chalets suisses “. Le Chalet Quisisana (1855), le Chalet du Parc (1863) ou le Chalet Marguerite (1869) sont parmi les premiers exemples de cette tendance à la fois rustique et pittoresque qui se rencontre en France au même moment. Certes la référence est encore discrète : ce sont plutôt des détails, tels que les toitures débordantes ou l’ornementation en bois, qui évoquent l’architecture des montagnes alors que le reste du bâtiment n’y ressemble que de très loin… ou pas du tout.

Si l’influence des chalets de haute montagne est parfois à peine perceptible, comme pour le Chalet des Bruyères (1873), elle se fait plus évidente dans la Villa d’Hoctaisart (1871) , le Chalet des Hirondelles (1882) , le Chalet de Préfayhai (1883) ou encore la villa située avenue Marie-Henriette 3 (1886). Ces bâtiments ne se contentent plus d’évoquer leurs modèles par une vague décoration exotique, mais bien par leur allure générale. Dans certains cas l’ancrage local, un autre marqueur du régionalisme , s’affirme dans le choix de matériaux tels que les moellons qui évoquent la construction rurale ardennaise.

“La Hastienne” (1909) © David Houbrechts

Dans un premier temps tributaire des manières de construire du passé, l’architecture de villégiature spadoise s’individualise peu à peu en recourant à des volumes et des aménagements inédits, à une ornementation plus ou moins développée et à des couleurs variées. Si la Villa des Glaïeuls (1873) évoque encore la maison bourgeoise éclectique, la Villa Saint-Hubert (1882), Santa Maria (1882) et la Villa des Lauriers (1884) se distinguent déjà par une alternance de briques de couleurs différentes pour souligner les chaînages et les encadrements de fenêtres et de portes.

De son côté, la villa Les Ormes (1873) montre un certain changement à la fois dans la volumétrie (un volume sur pignon accolé à une tour de plan carré), dans la décoration (avec l’apparition des faux colombages) et dans les éléments rapportés : des balcons en bois évoquant les chalets, un auvent précédant l’entrée, une serre. Il est cependant possible qu’une partie de ces éléments soient postérieurs au programme initial. Légèrement plus récentes, la Villa Hortense (1882) , la Villa Madona (1882) et Mount Vernon (1883) sont les premiers exemples aboutis d’une forme promise à un bel avenir, le plan en forme de “L” : une aile principale augmentée d’une petite aile en retour.

Parmi les nouveautés appréciées des architectes, notons l’apparition du bow-window. Sorte de loggia à trois côtés vitrés, le bow-window est une fenêtre en saillie, une “fenêtre combinée de telle sorte qu’elle forme un avant-corps sur la façade”. C’est un “moyen pratique pour augmenter à la fois la surface et la clarté d’une pièce”, précise-t-on dans la littérature spécialisée, pour bénéficier d’une vue panoramique sur le jardin et pour enrichir la composition de la façade. Si l’on ajoute un prix “fort accessible”, on comprend le succès de cet “accessoire” qui devint presque incontournable dans l’architecture de villégiature.

À côté de ces tendances générales , on trouve aussi un certain nombre d’ “unica”, des exemples uniques qui témoignent du goût croissant pour la variété et la singularité : le propriétaire veut se distinguer par une maison différente , et qui lui ressemble. Ainsi les façades à rue de la villa Bel Respiro(1881) et de sa jumelle Vista Hermosa (1876) étaient-elles recouvertes de mosaïques, exemples uniques à Spa. Sorte de “show-room” avant la lettre, la villa Vista Hermosa fut dessinée par l’ingénieur Michel Body, frère de l’historien Albin Body, qui tenta de relancer la production de poteries et céramiques artistiques à Spa. Bel Respiro, sa voisine, appartenait à son frère, Octave Body. Ces deux villas témoignent du goût naissant pour une ornementation foisonnante , colorée et variée, alors que les volumes restent encore très classiques.

Maison à Sart-lez-Spa (1926), collection privée © David Houbrechts

Parmi les exemples atypiques, citons encore Byron Castle (vers 1880), curieuse union d ‘un château et d ‘une maison à colombages , la Villa Reussens (1875-1899) et le Château des Genêts (1876), qui puisent tous deux leur inspiration dans le Moyen Âge , et la Villa Spalemont (1882) , étrange et rarissime exemple de construction “néo-gothico-renaissance”. Outre les volumes et leur agencement, les baies à croisées et la maçonnerie associant lits de briques de couleur claire et de couleur naturelle évoquent clairement des modèles liégeois du début du 16e siècle. La période “gothico-renaissance” restera longtemps une source d’inspiration importante des architectes, comme nous le verrons plus loin.

Les toitures, à l’image des volumes, restent très classiques dans leur disposition, à deux pans en bâtière ou à la Mansard. Ici encore la référence au Moyen Âge est perceptible, par exemple dans les épis de faîtage en plomb ou en zinc qui rencontrent un franc succès à côté de quelques exemples de couronnements en ferronnerie de style éclectique (La Roseraie, Villa Spalemont), ou encore dans le recours aux lucarnes pour assurer l’éclairage et la ventilation des combles, à côté de petites ouvertures.

Le matériau privilégié est l’ardoise, autre référence régionale, plutôt que la tuile ou le zinc qui sont malgré tout attestés (Villa d’Hoctaisart, Villa de la Chapelle). Deux types principaux de couverture se dégagent : les ardoises de petites dimensions disposées en lits horizontaux et celles de grandes dimensions posées sur pointe.

D’une manière générale, ces bâtisses aux volumes souvent conventionnels et rehaussés d’une décoration discrète semblent peu impressionnantes face aux exemples de la Belle Époque. Pourtant une large part de ce qui fera plus tard le succès des villas est déjà perceptible, à des degrés divers. L’importance de la décoration, l’influence de l’architecture vernaculaire, le goût du Moyen Âge et du 18e siècle, les éléments rapportés tels que bow-windows, balcons et logettes, et la volonté de personnaliser la villa selon les goûts du propriétaire sont autant de signes annonciateurs du programme qui va s’imposer au tournant du 20e siècle.” [extrait de l’ouvrage de David HOUBRECHTS sur les villas de Spa]

Voici un ouvrage qui devrait faire l’unanimité : d’une lecture facile, abondamment illustré – et d’illustrations de qualité, la plupart de l’auteur – il est accessible à tous. Bien documenté, précis sans être rébarbatif, il intéressera également les spécialistes amateurs d’architecture, d’art ou d’histoire en général. Et, bien sûr, les amoureux de Spa. Au terme de la lecture, une seule petite frustration : on aimerait avoir la localisation de ces villas. Mais c’est la preuve que notre intérêt est éveillé et que l’on en souhaite davantage. A quand une suite, sur la période de l’entre-deux-guerres par exemple ?

Philippe Vienne

ISBN 9782390101666

“Depuis longtemps réputée pour ses sources aux vertus curatives, Spa devient au 19e siècle un lieu de villégiature prisé : on y vient désormais autant pour se divertir, se détendre et se ressourcer que pour se soigner. Devant tant d’atouts, nombreux sont les étrangers qui choisissent alors de s’y faire construire une villa. En quelques décennies, les abords de la ville se couvrent de maisons de plaisance variées et pittoresques : châteaux, cottages, bungalows, manoirs et autres chalets remodèlent un paysage encore largement vierge.

Au fil des cinq chapitres de cet ouvrage, le lecteur découvrira ces villas par le biais d’un séjour fictionnel pendant la Belle époque. Outre les dimensions techniques et artistiques, ce sont en réalité l’histoire et les coutumes d’une époque que nous racontent les villas spadoises au moment où la Belgique est au faîte de sa puissance industrielle. La très riche iconographie éclaire de manière significative ce patrimoine encore largement méconnu. “[EDPLG.BE]


Plus d’architecture…

BALTHUS : La Rue (1933)

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“La Rue”, 1933, huile sur toile, 195 x 240 cm © Balthus / lesechos.fr

Balthus s’est toujours refusé au commentaire de son œuvre : “Les tableaux, on n’en parle pas, on les peint. J’ai toujours pensé que si on me demande d’en parler, c’est qu’ils ne remplissent pas leur mission. A toute question, la réponse se trouve dans les tableaux.” [interview à Paris-Match, 1992] C’est donc dans le tableau, et ceux qui l’ont sans doute influencé, que nous chercherons des réponses.

Pour être plus précis, il faudrait parler des tableaux, car il existe deux versions de “La Rue” : la première date de 1929, la seconde, plus aboutie, de 1933. La toile représente une rue d’une ville pré-haussmannienne dans laquelle l’artisanat trouve encore sa place. Il s’agit de la rue de Bourbon-le- Château à Paris, rue qui menait à l’atelier de Balthus situé place Furstenberg. La palette est sombre, dominée par les ocres ; bon nombre de personnages sont mis en place que l’on retrouvera dans la version “définitive”, d’autres vont disparaître. Ainsi, les passants dont le charpentier cache le visage, ou le triporteur et la charrette. En revanche, des enfants apparaissent. Les contours des formes se font plus nets, les tons plus chauds avec l’apparition du rouge.

Un personnage est mis en évidence, il s’agit justement du charpentier. En effet, non seulement il est entièrement vêtu de blanc qui le rend plus visible encore, mais la planche qu’il porte se superpose à la diagonale du tableau qu’il traverse comme un fantôme sans visage, indifférent à ce qui l’entoure. S’agissant d’un métier de la construction, on peut dire qu’il est la matérialisation de l’architecture même de la toile. Architecture solidement établie, constituée d’horizontales et de verticales déterminant des formes rectangulaires conférant à l’ensemble un aspect stable, solide.

Cette organisation du tableau en architecture rappelle évidemment Piero della Francesca, tout comme la géométrisation des formes et les aplats évoquant la fresque. On connaît l’admiration de Balthus pour Piero dont il est allé copier les fresques à Arezzo. C’est donc tout naturellement dans le cycle d’Arezzo, “La Légende de la Vraie Croix“, qu’il faut aller chercher le modèle de Balthus pour son charpentier. Il existe d’ailleurs un dessin de Balthus, antérieur d’une dizaine d’années, qui en est directement inspiré.

A gauche, un garçon tente de retenir une jeune fille qui, visiblement, cherche à échapper à son emprise. Son vêtement est rouge, couleur de la fougue, de la passion. Cette scène traduit les rapports ambigus, complexes, des adolescents tourmentés par l’éveil de leur sexualité. Un thème récurrent, qui traverse tout l’œuvre de Balthus, et qu’il traitera également deux ans plus tard en illustrant “Les Hauts de Hurlevent” d’Emily Brontë.

Devant eux, la petite fille, se livre à un jeu bien plus innocent. Mais son mouvement fait écho à celui de l’adolescente, le préfigurant peut-être. De même, la balle – rouge – avec laquelle elle joue peut symboliser le fruit défendu. Comme souvent chez Balthus, à l’instar des artistes médiévaux, les enfants ont l’air d’adultes en réduction. L’adolescent, ou le jeune homme, en costume brun clair qui vient à la rencontre du spectateur a une tête ronde et des yeux écarquillés qui rappellent un personnage d’un autre artiste de la Renaissance italienne, Masaccio. Ce jeune homme regarde ailleurs, il semble indifférent au monde qui l’entoure. Il se dirige vers l’atelier de Balthus, peut-être est-il son double (Balthus n’a encore que 25 ans quand il peint cette toile) ?

La femme de dos, en noir, le croise ; on a même l’impression qu’elle va le bousculer. Ce duo de personnages peut être mis en parallèle avec celui qui figure plus loin dans le tableau : la femme qui porte un enfant dans les bras, enfant qui semble vouloir lui échapper et regarde lui aussi le spectateur. On peut imaginer que le jeune homme du premier plan est la même personne, devenue adulte, prenant son indépendance et partant dans une direction opposée à celle de la figure maternelle.

Tous les personnages sont, selon les termes de Camus, “pétrifiés, non pas pour toujours mais pendant un cinquième de seconde, après lequel le mouvement reprendra”, comme un arrêt sur image. Il est à noter que toutes ces figures se partagent la rue, se croisent comme autant de destins, mais n’interagissent pas. Il n’est pas interdit d’y voir une discrète dénonciation de l’indifférence, de l’égoïsme, dans une société des années ’30 qui n’est pas sans rappeler la nôtre à bien des égards.

Antonin Artaud écrivait que “Balthus peint d’abord des lumières et des formes”. Nous nous sommes beaucoup occupés des formes, voyons un peu la lumière. Comme chez Piero della Francesca, les ombres portées sont quasiment inexistantes. D’une manière plus générale, dans l’œuvre de Balthus, la lumière semble sourdre de partout : les objets et les corps (les paysages même quelquefois) sont comme phosphorescents. La lumière cependant ne scintille pas : les toiles de Balthus se caractérisent par leur matité, évoquant la fresque (on y revient toujours).

La fascination exercée par son œuvre provient sans doute, comme l’écrit Camus, du fait que “cette peinture dépayse d’autant plus qu’elle est plus réaliste”.

Philippe  VIENNE

Bibliographie
  • Balthus (catalogue d’exposition), Centre Pompidou, Paris, 1983
  • DE BEAUVAIS, P., Balthus chez Courbet, dans Paris-Match Spécial Arts, 1992
  • LEYMARIE, J., Balthus, Genève, 1982
  • VIRCONDELET, A., Mémoires de Balthus, 2016
En savoir plus…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Balthus ; lesechos.fr


Voir encore…

NERUDA : textes

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BASOALTO, Ricardo Eliécer Neftalí Reyes, alias Pablo NERUDA (1904-1973), est né dans une famille modeste, d’un père conducteur de trains et d’une mère institutrice qui meurt un mois après sa naissance. Après une enfance imprégnée de nature, il commence à écrire dès son adolescence et publie son premier recueil de poésie, “Crépusculaire“, en 1923.

Pablo Neruda entre dans les services diplomatiques et devient consul du Chili dans plusieurs villes d’Asie et d’Amérique latine. En poste en Espagne en 1935, il se lie d’amitié avec Federico Garcia Lorca. Après le putsch de Franco et l’assassinat de son ami, il se fait l’avocat de la République espagnole, ce qui provoque sa révocation.

En parallèle à la poésie, Pablo Neruda mène une vie politique et devient sénateur communiste des provinces du nord du Chili en 1945. Son opposition au président Gonzalez Videla qui fait interdire le Parti communiste l’oblige à s’exiler dans différents pays d’Europe, en Inde et au Mexique. C’est là qu’il publie, en 1950, son oeuvre poétique majeure “Le Chant général” où il exalte les luttes des peuples d’Amérique latine.

Pablo Neruda retourne au Chili en 1952. En 1969, il renonce à être candidat à l’élection présidentielle pour le Parti communiste qui l’avait désigné et apporte son soutien à Salvador Allende. Après son élection, ce dernier nomme le poète ambassadeur du Chili en France. En 1971, Pablo Neruda reçoit le Prix Nobel de Littérature. Il meurt dans des circonstances non-élucidées en 1973, peu après le putsch du général Pinochet.

Pablo Neruda est l’un des plus célèbres poètes d’Amérique latine et a eu une influence considérable sur la littérature de langue espagnole. Sa poésie, lyrique, sensuelle et engagée, chante la liberté et la fraternité d’une humanité en harmonie avec la nature.


Il meurt lentement. De nombreuses versions différentes de ce texte circulent sur internet, dans plusieurs langues, dont l’espagnol et le français. Selon le site Euroresidentes une vingtaine d’auteurs différents revendiquent la paternité de ce poème. Selon le journal péruvien El Commercio (12 janvier 2009), citant l’agence de presse espagnole EFE et le journal ABC, Muere lentamente serait l’oeuvre d’une femme au Brésil, Martha Medeiros, auteur de nombreux livres et d’articles dans le journal Zero Hora de Porto Alegre :

Il meurt lentement
celui qui ne voyage pas,
celui qui ne lit pas,
celui qui n’écoute pas de musique,
celui qui ne sait pas trouver
grâce à ses yeux. Il meurt lentement
celui qui détruit son amour-propre,
celui qui ne se laisse jamais aider.

Il meurt lentement
celui qui devient esclave de l’habitude
refaisant tous les jours les mêmes chemins,
celui qui ne change jamais de repère,
Ne se risque jamais à changer la couleur
de ses vêtements
Ou qui ne parle jamais à un inconnu. Il meurt lentement
celui qui évite la passion
et son tourbillon d’émotions
celles qui redonnent la lumière dans les yeux
et réparent les coeurs blessés.

Il meurt lentement
celui qui ne change pas de cap
lorsqu’il est malheureux
au travail ou en amour,
celui qui ne prend pas de risques
pour réaliser ses rêves,
celui qui, pas une seule fois dans sa vie,
n’a fui les conseils sensés.

Vis maintenant !
Risque-toi aujourd’hui !
Agis tout de suite !
Ne te laisse pas mourir lentement !
Ne te prive pas d’être heureux !


​Sonnet XVII (in La centaine d’Amour, 1959)

Je ne t’aime pas comme rose de sel, ni topaze
Ni comme flèche d’oeillets propageant le feu :
Je t’aime comme l’on aime certaines choses obscures,
De façon secrète, entre l’ombre et l’âme.

Je t’aime comme la plante qui ne fleurit pas
Et porte en soi, cachée, la lumière de ces fleurs,
Et grâce à ton amour dans mon corps vit l’arôme
Obscur et concentré montant de la terre.

Je t’aime sans savoir comment, ni quand, ni d’où,
Je t’aime directement sans problèmes ni orgueil :
Je t’aime ainsi car je ne sais aimer autrement,

Si ce n’est de cette façon sans être ni toi ni moi,
Aussi près que ta main sur ma poitrine est la mienne,
Aussi près que tes yeux se ferment sur mon rêve.


Citez-en d’autres :

Tangerine Dream, le rock allemand et la “musique cosmique”

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Tangerine Dream en concert © Melanie Reinisch

“Ce segment du rock allemand, souvent très apprécié par les amateurs de “beau son” et de “grandiose”, trouve ses racines à Berlin. Le groupe fondateur en est Tangerine Dream, né en 1967 mais qui ne prendra le virage de l’électronique que quelques années plus tard. Le groupe a toujours été à géométrie variable, mais ses membres essentiels dans les premières années, aux côtés d’Edgard Froese, sont Klaus Schulze et Conrad Schnitzler.

Schulze, très marqué par les opéras de Richard Wagner, prendra sa liberté dès 1970 et sera le véritable inventeur du rock spatial ou “space rock” dans la première moitié des années soixante-dix, avec ses albums comme le double “Cyborg”, “Picture Music”, “Blackdance” et “Timewind”. Tangerine Dream, reconfiguré autour d’Edgard Froese lui emboîtera le pas, comme en témoignent des disques tels “Phaedra” et “Rubycon”.

Cette musique est liée par une sorte de pacte technologique à toutes les évolutions des nouveaux instruments électroniques de l’époque, les synthétiseurs bien sûr mais aussi les boîtes à rythmes et les séquenceurs, augmentés d’effets et de machines de toutes sortes, les instruments prenant à ce moment-là beaucoup de place et exigeant une manutention délicate et un câblage sophistiqué.

Schulze et Tangerine Dream sont très prolifiques, le premier avec une approche plus rythmique (il est batteur à la base) et les seconds de façon plus romantique, à tel point que l’on peut parfois se demander s’ils ne font pas de la musique au kilomètre… Schulze sous son nom et sous le pseudonyme (wagnérien !) de Richard Wahnfried, Tangerine Dream avec un groupe qui n’arrête pas de changer autour du pilier Edgard Froese, ont chacun à leur actif des dizaines d’albums, des “live”, des coffrets, et nombre de musiques de films puisque le style s’y adapte plutôt bien, jusque dans des superproductions type “Body Love” pour Schulze ou plus tard “Risky Business” et “Red Nights” pour Tangerine Dream. Les qualificatifs de “spatiale” et de “planante” ont souvent été employés pour décrire cette musique que les critiques ont tout de suite nommée, à cause de son aspect futuriste, “kosmische Muzik” ou “musique cosmique”.

Moins médiatiques, deux autres créateurs ont aussi très largement participé à l’avènement des nouvelles esthétiques électroniques. D’abord, Conrad Schnitzler ; peintre de formation, il a étudié avec l’artiste plasticien avant- gardiste et performer Joseph Beuys et c’est un musicien autodidacte. Avec Hans-Joachim Roedelius, il a fondé le Zodiac Free Arts Lab, un lieu important de Berlin qui n’a connu qu’une existence de quelques mois, en 1969. Artistes de free jazz, de nouveau rock et pionniers des machines s’y retrouvaient pour des concerts fleuves propices à des rencontres et à une émulation entre groupes et musiciens. Schnitzler y a croisé Schulze et Edgard Froese et tous trois ont été Tangerine Dream pendant un temps, laissant même un album à la postérité, “Electronic Meditation”. C’est ensuite que Schnitzler a initié Kluster avec Roedelius et Moebius, avant de poursuivre une carrière solo jusqu’à sa mort en 2011. Bruitiste autant qu’électronicien, il a résumé à la fois l’esprit de cette période et ses propres théories en expliquant : “Nous sommes des artistes anti-mélodistes, nous nous concentrons sur une musique de sons et de bruits.”

Klaus Schulze © echoes.org

Le guitariste Manuel Göttsching, au moment où il fonde Ash Ra Tempel en 1970, gravite lui aussi dans la nébuleuse de musiciens qui fréquentent le Zodiac. Schulze en est le premier batteur, mais c’est Wolfgang Mueller qui lui succède. Lui et Göttsching mettent au point un “space rock” inventif, un temps proche de ce que fait Pink Floyd dans “Ummagumma”. “Schwingungen” est un grand album de rock planant, publié en 1972, la même année que “Seven Up” qui lui est enregistré avec la complicité de l’écrivain et philosophe américain Timothy Leary, célèbre pour ses préceptes qui prônent la consommation de L.S.D.

Edgard Froese a souvent raconté que l’un des facteurs qui l’avaient poussé à faire la musique de Tangerine Dream était sa rencontre avec Salvador Dali à Cadaqués en Espagne. Âgé de vingt ans, avec son groupe The Ones dont il était le guitariste et qui jouait du rock et du rhythm’n’blues, il avait été invité à jouer dans la villa du Maître au cours d’une soirée artistique où la musique voisinait avec la poésie et avait été profondément marqué par la liberté de création qui régnait. On retrouve l’influence de l’univers surréaliste de Dali dans la musique de Tangerine Dream, dans les visuels de ses pochettes d’albums, jusque dans le nom du groupe… Sous son nom, Edgard Froese publiera d’ailleurs en 2004 le disque “Dalinetopia”, décrit par le musicien comme “un voyage sonore surréaliste dans le monde fantastique de Dali”.

L’influence des psychotropes est notable chez plusieurs formations allemandes de l’époque. Elle a parfois mené à des expériences restées sans lendemain voire des impasses (les sessions improvisées d’Amon Düül I qui étaient ouvertes à toute personne, musicien ou non, qui voulait se joindre au groupe…), à un rock extrémiste (voir le travail de Klaus Dinger avec ou sans Neu !), et a coloré nombre de travaux qui restent importants aujourd’hui, d’Ash Ra Tempel à Guru Guru en passant par Amon Düül II.

Un peu plus tard, avant de commencer une période “space pop” à la fin des années soixante-dix, Manuel Göttsching réalisera, seul mais toujours sous le nom d’Ash Ra Tempel, l’un des albums les plus passionnants de cette décennie allemande des années soixante-dix. Il s’agit de “Inventions For Electric Guitar” (1974), qui est un peu le pendant pour guitare et machines de ce que fait à l’époque le minimaliste Terry Riley avec un orgue électrique et une chambre d’écho.

Si toutes ces musiques possèdent des parfums d’évasion et de science-fiction qui proviennent bien sûr du pouvoir de l’électronique (synthétiseurs, effets, etc.) et de son potentiel à faire rêver, on peut risquer une hypothèse : Klaus Schulze et Tangerine Dream, comme d’ailleurs un Jean-Michel Jarre ou un Vangelis, s’écouteraient plutôt de manière passive, alors que Conrad Schnitzler et Ash Ra Tempel exigeraient plutôt une écoute active.” [JEUDELOUIE.COM]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Melanie Reinisch  ;  echoes.org  |


Mais qui est la fameuse Simone de l’expression “en voiture Simone” ?

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Simone de Forest (à droite) et Fernande Hustinx (à gauche) au rallye de Monte-Carlo avec leur Peugeot 301 équipée de pneus parés à toute éventualité…

“Nous connaissons tous cette expression, “en voiture Simone”. Mais peu d’entre nous connaissent la Simone en question. Cette femme a pourtant marqué l’histoire du sport automobile.

Simone de Pinet de Borde des Forest est née en 1910 à Royan. Sa famille est aisée et vit dans le Château de Fontorte, dans l’Allier. Dès ses douze ans, elle pose les mains sur le volant de la voiture de son oncle. C’est donc tout naturellement qu’elle passe son permis de conduire à 19 ans, un acte encore rare chez les femmes de l’époque.

Talbot T150 présentée par Fernande Hustinx

En 1934, elle part à l’aventure avec son amie Fernande Hustinx. A bord d’une Peugeot 301, les deux femmes prennent le départ du Rallye Automobile de Monte-Carlo. Partant de Bucarest, ce sont 3.772 kilomètres de tempêtes de neige et de vents glacials qui les attendent. Elles arrivent en 17ème position et remporte la Coupe des Dames, récompensant, comme son nom l’indique, les femmes participant à la course. Elle renouvelle l’exploit l’année suivante, cette fois-ci aux côté d’Odette Siko.

En 1937, elle participe à un essai de vitesse au circuit de Montlhéry, organisé par Yacco Oil. Elle fait partie d’une équipe de quatre femmes, menées par Odette Siko. Malgré l’animosité de Simone et de Claire Descollas envers Hellé Nice, ce sont vingt-cinq records qui sont établis ce jour-là, dont dix records mondiaux d’endurances.

En voiture Simone !

Simone participe à de nombreuses courses et rallyes jusqu’en 1957 sans le moindre accident à son actif, allant à l’encontre de la misogynie ambiante, sévissant à cette époque. Elle est également une des premières femmes à ouvrir sa propre auto-école en 1950, y enseignant la conduite pendant plus de vingt ans.

Reconnue dans le monde du sport automobile de l’époque, une expression naît pour lui rendre hommage :

En voiture Simone ! C’est toi qui conduis, c’est moi qui klaxonne…

Ce n’est qu’en 1962 que l’expression devient populaire, grâce à Guy Lux. Il présente alors Intervilles avec Léon Zitrone et Simone Garnier et lance un tonitruant “En voiture Simone” avant les épreuves.

Si beaucoup ont aujourd’hui oublié la carrière automobile de Simone, son expression est quant à elle bien installée dans les mémoires collectives.” [OSCARONEWS.COM]


Pas très Wallonie-Bruxelles tout ça, râleront les mauvais coucheurs, voire les machos du volant… Oh que si ! Fernande Hustinx -une des “deux jeunes filles”- est une ancêtre de l’éditeur responsable de wallonica.org et, partant, elle ne pouvait démériter ni au volant, ni en amour (nul doute que notre regretté journaliste sportif maison, David Limage, ne l’ait connue !) :

© collection privée

En 1934, dans le Rallye de Monte-Carlo, la Coupe des Dames était gagnée Mlle Hustinx, qui faisait équipe avec Mlle des Forest. Mlle Hustinx avait pris le départ à Bucarest. De cette même ville et conduisant une voiture de la même marque était parti Charles de Cortanze. Bien entendu, les deux voitures firent route ensemble. La conclusion définitive de l’ épreuve est celle-ci : le mariage a récemment été célébré à Lille, de M. Charles Roero de Cortanze avec Mlle Fernande Hustinx. Et c’est ainsi qu’apparaît une utilitié supplémentaire des rallies automobiles. Nous souhaitons bonheur et succès à la nouvelle équipe constituée par M. et Mme de Cortanze.” – M. Ph.


Plus de sport tue le sport (et Trotsky tue…) !

GURNEY : Sleep (in Five Elizabethan Songs, 1920)

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“Né en Angleterre à Gloucester en 1890 et mort en 1937, Ivor Bertie GURNEY est pour certains un des grands mélodistes anglais, mariant la musique au texte poétique dans une soixantaine de mélodies sur des poèmes de différents auteurs et quatre cycles vocaux, si l’on ne considère que les œuvres publiées, soit un total de 265 mélodies, selon Michael Hurd dans l’une des rares biographie du musicien. Sa célébrité est fondée sur ses Five Elizabethan Songs pour voix et piano, affectueusement surnommés « the Elizas » écrits en 1913 et publiés en 1920, qui révèlent au public un talent qui lui vaut une bourse d’études au Royal College of Music de Londres en 1911. Puis viennent Lights Out, sur des poèmes d’Edward Thomas, ami poète mort au combat en 1916, publié en 1925 et deux cycles vocaux pour quatuor à cordes et piano, The Western Playland (and of Sorrow) et Ludlow and Teme, sur des poèmes extraits du Shropshire Lad de A. E. Housman (1859-1936), dont il commence la composition en 1907. D’autres œuvres sont publiées après sa mort grâce aux efforts du compositeur anglais Gerald FINZI (1901-1956). Le musicien s’exprime essentiellement dans l’idiome de la musique de chambre propre à l’expression de sentiments personnels, et reste étranger au monde de la symphonie et de l’opéra, malgré ses ambitions.”

Lire toute sa biographie musicale par Gilles COUDERC sur FABULA.ORG…

S’il est également poète, Gurney est principalement connu pour son travail de compositeur. La première guerre mondiale, pendant laquelle il a servi dans les rangs de l’armée britannique, a été une expérience traumatisante. Suffisamment, semblerait-il, pour que le compositeur -qui avait été gazé pendant le conflit- voie sa santé mentale progressivement décliner. Après plusieurs années d’activité sur la scène musicale, Gurney est déclaré irresponsable en 1922 et interné. Il mourra 15 ans plus tard d’une tuberculose qui s’ajoutait aux différentes affections qui marquèrent le poète-compositeur : syndrome post-traumatique, exposition à des gaz toxiques, peut-être syphilis et troubles bipolaires.

Ses Five Elizabethan Songs sont les suivants :

        1. Orpheus,
        2. Tears,
        3. Under the Greenwood Tree,
        4. Sleep,
        5. Spring.

L’Aurora Orchestra, sous la baguette de Michael COLLON, en a donné une version magnifique sur le cd Insomnia où le ténor Allan CLAYTON interprète un arrangement de Iain Farrington : la pièce originale était écrite pour voix et piano…

Come, Sleep, and with thy sweet deceiving
Lock me in delight awhile;
Let some pleasing dream beguile
All my fancies; that from thence
I may feel an influence
All my powers of care bereaving

Though but a shadow, but a sliding
Let me know some little joy!
We that suffer long annoy
Are contented with a thought
Through an idle fancy wrought:
O let my joys have some abiding!

Ivor Gurney, Five Elizabethan Songs (1920)


Ecouter encore…

RUFF, Thomas (né en 1958)

Temps de lecture : 5 minutes >

Thomas Ruff, “Ma.r.s” © cerclemagazine.com

Thomas Ruff est un photographe allemand né en 1958. Il a étudié à Düsseldorf et y travaille toujours. Interrogeant sans cesse le médium photographique au travers des avancées technologiques, le travail de Thomas Ruff est articulé en photographies conceptuelles sérielles. Entre 1977 et 1985, Ruff étudie l’art de la photographie avec Berndt et Hilla Becher, Andreas Gursky ou encore Thomas Struth. En 1993, il obtient une bourse pour entrer à la Villa Massimo à Rome.

Il débute en photographiant l’intérieur des maisons et appartements allemands et poursuit avec toute une série protocolaire de portraits. Sa méthode, très standardisée, ôte aux images les éléments gênant sa lisibilité. Passionné d’astronomie, c’est à partir de 1989 qu’il produit la série Sterne, basée sur les images de cieux nocturnes recueillies à l’observatoire Européen du Chili. Thomas Ruff sélectionne un détail de l’image et l’agrandit à sa taille optimale. En 2003 notamment, il publie une série de nus, Nudes, accompagnée de textes de Michel Houellebecq.

C’est plus tard qu’il produit ses séries Cassini et Ma.r.s. dans lesquelles il réinterprète des images numérique de Saturne ou de la planète Mars provenant de la NASA. Le travail de Thomas Ruff est visible notamment au Metropolitan Museum of Art, New York, au Museum für Gegenwart à Berlin, au Art Institute of Chicago ou encore au Guggenheim Museum de New York…” [lire la suite sur CERCLEMAGAZINE.COM]

Thomas Ruff, “Nudes” © autre.love

(…) ce qui caractérise la grande série des Portraits avec laquelle il se fait connaître en 1984. Reprenant les codes de la banale photo d’identité, Ruff constitue un ensemble majeur où les traits distinctifs du visage de chaque personne représentée se confrontent à l’aspect répétitif du procédé. Et c’est à la notion d’un tel rapport dialectique que s’articulera toute l’œuvre de l’artiste. Ici, dans le rapport d’échelle qui porte le minuscule format de la photo d’identité à celui, gigantesque, des Portraits surplombant le spectateur, le caractère intime de la photographie en plan rapproché et qui n’a de valeur que personnelle, se trouve reporté à l’échelle hors échelle, justement, de la peinture d’Histoire – soit religieuse, mythologique ou politique, l’Histoire avec un grand H, et qui donnera d’ailleurs son format écrasant à l’imagerie de propagande initiée par le Réalisme Socialiste au XXe siècle, avant que n’advienne le déferlement de son avatar, comme on pourrait nommer l’imagerie publicitaire dans laquelle nous sommes désormais immergés.

Mais si les Portraits de Ruff nous arrêtent quant à eux dans une interrogation existentielle, c’est que leur froide “objectivité”, leur neutralité dénuée d’affect, permet précisément d’en révéler l’intrinsèque vérité. Opérant le dépouillement de l’être qui se désincarne comme avoir contre l’artifice de l’avoir qui, à l’instar de la publicité, recouvre l’être jusqu’à l’asphyxier, Ruff crée le choc aussi invisible que silencieux d’une intimité confrontée à son exposition publique. Et dans cette confrontation sans concession, les Portraits qu’il réalise en nombre juxtaposent tout un jeu dialectique entre le soi et l’autre, le soi comme ressemblance et l’autre comme différence.

A partir de là, et tandis que des Sterne jusqu’aux Nudes des années 2000, les séries très différenciées vont se succéder dans le temps, Ruff ne cessera de donner corps à ce même questionnement. Comme le montrait déjà l’ensemble des Interiors qu’il avait commencé dans les années 70, c’est-à-dire avant les Portraits, nous voyons comment l’artiste cherche à ravir toute interprétation à son spectateur. L’extrême précision du cadrage venant soutenir l’expression de l’absence, de l’absence ou de l’attente comme fin du mouvement aurait peut-être dit Baudelaire, tandis que l’hyper-neutralisation de tout affect ainsi donnée à voir et à éprouver ne laisse plus aucune place à l’interprétation.

Mais s’il joue d’un rapport avec le minimalisme, c’est en écho inversé au célèbre axiome de cet historique mouvement qu’il s’inscrit. “What you see is what you see” disait le peintre Frank Stella afin de signifier qu’il n’y a rien d’autre à voir que ce que nous voyons face à une œuvre où tout, y compris ce qui lui manque, y compris ce qu’elle n’a pas, est représenté. Et que nous dit quant à lui le photographe Thomas Ruff, sinon qu’il y a de même tout à voir dans ce que nous voyons face à son œuvre, y compris ce qui manque – mais nous manque à nous, cette fois. Non pas à elle, l’œuvre, mais bien à nous, spectateurs renvoyés à ce qui fait trou en nous face à elle.

Thomas Ruff, “Portraits” exhibition © amanostudy.wordpress.com

Car ce que nous montre cette œuvre, au-delà de ce qu’elle représente, c’est ce que notre regard seul ne peut pas voir. A savoir, l’essence même de l’expérience photographique en tant qu’elle nous situe face à la nécessité de nous interroger sur notre place dans le monde, en nous situant face à la nécessité de nous interroger sur notre rapport au réel. Et pour autant qu’à ce monde où nous sommes tous en tant qu’il relève du réel, répond le réel en tant qu’il relève de tous les autres, tous les mondes que nous imaginons à l’égal des fictions que nous créons. En sorte que tous ces mondes, radicalement autres que ces fictions, n’en sont pas moins des constructions mentales au même titre qu’elles le sont elles-mêmes, ces fictions en question.

Pourquoi restons-nous en effet face à ces images évidées de tout affect et ainsi étrangères à ce que nous sommes, indifférentes à notre inaliénable désir d’empathie ? C’est qu’en dérobant le jeu des interprétations, elles laissent en nous la place entière pour l’interrogation sur le sens de notre existence. Notre existence, ce par quoi se forme la conscience d’un lien inaccessible, mais toujours invoqué si ce n’est espéré, entre notre monde et celui d’un au-delà qui nous est plus inconnu d’ailleurs qu’il nous est étranger.

Ainsi des Interiors, que l’on pourrait voir comme métaphore du monde intérieur qui nous habite à travers la saisie d’espaces domestiques dans lesquels nous vivons. Outre l’immobilité inquiétante dans laquelle Ruff les a arrêtés, on note la récurrence du motif. Faisant ainsi figure de décor, le motif prend une place de sujet en colonisant l’espace de l’œuvre. Bien loin de faire signe, le motif ici fait sens, sens de la mort qui attend ou du temps qui s’arrête, à l’instar des bougies éteintes dans les Vanités du XVIIe siècle. (lire l’article complet sur TK-21.COM)


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Plus d’arts visuels…

ILLICH : L’école enseigne à l’enfant qu’il doit être inévitablement classé par un bureaucrate

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Ivan Illich à son domicile en 1976 © Bernard Diederich / LIFE

“Aujourd’hui, les mots éducation et école sont devenus quasiment synonymes. Pourtant, l’école ne représente qu’une infime partie de l’histoire de l’éducation. Comment cet amalgame a-t-il pu se produire ? Pourquoi en sommes-nous arrivés à croire que l’éducation de nos enfants devait relever de la responsabilité de l’État ? Quelles logiques sont à l’oeuvre derrière cette vaste entreprise de normalisation des masses ? En 1972, dans un décor peuplé d’oiseaux, au micro de Roger Kahane, Ivan ILLICH (1926-2002) partageait ses observations, ses analyses après un séjour de quatre années à Puerto Rico. Le tutoiement est de mise.

Il faut substituer une véritable éducation qui prépare à la vie dans la vie, qui donne le goût d’inventer et d’expérimenter. Il faut libérer la jeunesse de cette longue gestation scolaire qui la conforme au modèle officiel. Alors, les nations pauvres cesseront d’imiter cette coûteuse erreur.

Ivan Illich

L’école obligatoire, la scolarité prolongée, la course aux diplômes, autant de faux progrès qui consistent à produire des élèves dociles, prêts à consommer des programmes préparés par les “autorités” et à obéir aux “institutions”. À cela il faut substituer des échanges, dit Ivan Illich, entre “égaux” et une véritable éducation qui prépare à la vie dans la vie, qui donne le goût d’inventer et d’expérimenter.

A l’école, l’enfant apprend avant tout qu’apprendre est le résultat d’un processus d’une institution officielle. Il apprend que, d’année en année, on acquiert de la valeur, parce qu’on accumule plus de bien non tangible. On apprend que ce qui est valable à apprendre, ce qui servira plus tard à la société, c’est ce qui est transmis par quelqu’un qui est “professionnel”. On apprend qu’enseigner, si on n’est pas professionnellement instituteur, est en quelque sorte moins valable. L’école inévitablement introjecte le capitalisme, la capitalisation du savoir. Parce qu’il est le capitaliste en savoir, qui peut démontrer avec les certificats ce qu’il a accumulé intérieurement et auquel la société reconnait une valeur sociale supérieure.

Ivan Illich

Implacable critique de la société industrielle, Ivan Illich a démontré qu’au-delà d’un certain seuil, les institutions se révèlent contre-productives et a dénoncé la tyrannie des “besoins” dictés par la société de consommation. Il fut l’un des premiers à voir dans l’aide au développement une tactique pour généraliser le productivisme et y acculturer les peuples. À cette idée comme à celle de croissance, véritables “assauts de l’économie contre la condition humaine“, il oppose une ascèse choisie et conviviale, un mode de vie qui entremêle sobriété et générosité.

Pour écouter le podcast de l’émission de Philippe Garbit sur FRANCECULTURE.FR (2 mai 2017)


D’autres discours sur les hommes et/ou les petits d’homme…

SHIOTA Chiharu (née en 1972)

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© Philippe Vienne

Née à Osaka au Japon en 1972, Chiharu SHIOTA vit et travaille à Berlin depuis 1997. Ces dernières années, l’artiste a été exposée à travers le monde, notamment au New Museum of Jakarta, Indonésie, au SCAD Museum of Art, États-Unis, au K21 Kunstsammlung NRW, Düsseldorf, ou encore au Smithsonian, Washington DC. En 2018, elle expose au Musée de Kyoto et, en 2019, aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique ainsi qu’au Mori Art Museum de Tokyo.

Les installations spectaculaires de Chiharu Shiota transforment les espaces dans lesquels elles se déploient, et immergent le visiteur dans l’univers de l’artiste. Elles associent des matières textiles telles que la laine et le coton à différents éléments, formes sculptées ou objets usagés.

L’artiste combine performances, art corporel et installations dans un processus qui place en son centre le corps. Sa pratique artistique protéiforme explore les notions de temporalité, de mouvement, de mémoire et de rêve et requièrent l’implication à la fois mentale et corporelle du spectateur. La participation très remarquée de Chiharu Shiota à la Biennale de Venise, où elle représentait le Japon en 2015, a confirmé l’envergure internationale de son travail. (d’après FINE-ARTS-MUSEUM.BE)

© pen-online.com

Un piano brûlé dans un espace couvert d’innombrables fils. Un bateau flottant dans une mer de fils rouges qui semble jaillir. Le spectateur est attiré dans le monde des œuvres d’art comme s’il était enchevêtré dans l’immense mer de fils. L’œuvre de Chiharu Shiota projette une vision du monde bouleversante qui est proprement inoubliable. L’année dernière, plus de 660 000 personnes ont visité la rétrospective Chiharu Shiota: The Soul Trembles au musée d’art Mori, soit la deuxième plus grande fréquentation d’une exposition dans l’histoire du musée. De nombreux visiteurs se sont rendus à l’exposition plus d’une fois. Il y a donc quelque chose de très captivant dans son œuvre qui attire constamment ses admirateurs — mais de quoi s’agit-il ?

“Jusqu’à présent, c’est la première exposition qui a réussi à suivre le concept de la mort de si près”, a déclaré Shiota. Il s’agissait de la plus grande exposition individuelle de son œuvre jamais réalisée, la rétrospective retraçant ses activités artistiques sur 25 années. Le lendemain de l’événement, Shiota apprenait la nouvelle de la récidive de son cancer. L’exposition, qui a été préparée et réalisée alors qu’elle luttait contre sa maladie et faisait face à un avenir incertain, fut un tournant crucial pour elle.

“Tout était si systématique à l’hôpital, et mes sentiments et mon cœur semblaient avoir été mis de côté », a-t-elle révélé. « J’ai eu le sentiment que je ne pouvais pas m’entretenir sans continuer à réaliser des œuvres“, a-t-elle ajouté. “J’ai ainsi réalisé une œuvre d’art en utilisant mon sac de médicaments contre le cancer, ou encore j’orientais la caméra sur moi pendant que je perdais mes cheveux.” Ainsi, les œuvres de Shiota des années 1990 à 2000 semblent porter un parfum de mort. 
“Parce que j’essayais simplement de vivre, je faisais de mon mieux. Où irais-je si je venais à mourir… ? C’est de là que j’ai tiré le mot “âme” pour le titre de l’exposition”.

Lits rouillés, robes, vieilles clés, fenêtres, pianos silencieux… “l’existence dans l’absence”, qui met en évidence la mémoire des choses, a toujours été son thème de prédilection. Shiota explore la respiration que l’on peut observer en cette absence, comme si elle se concentrait sur le filage d’un fil. (lire la suite sur PEN-ONLINE.COM)

© voir-et-dire.net

Quand une artiste exprime l’angoisse liée à la reprise de son cancer en produisant une oeuvre magistrale. (…) Il demeure une grande différence entre le combat que mène saint Georges (…) contre le dragon et celui qui oppose saint Michel et la bête. Le premier blesse d’abord l’animal et ne le tue qu’après avoir reçu l’assurance de la conversion de la population au christianisme. Le dragon n’est qu’un dragon et l’homme d’action demeure un conquérant, porté par un idéal. Saint Michel appartient à une catégorie de héros non humains et son ennemi, même sous les apparences d’un dragon, est d’abord un symbole du mal. Or, ce mal qui peut être extérieur à nous, nous habite aussi au-dedans. L’archange incarne dès lors des forces que nous pouvons (devons) trouver en nous-mêmes. On remarquera alors que saint Michel ne tue pas le dragon mais qu’il le terrasse. La différence est de taille puisque, par cet acte, il ne fait que le réduire au silence… passager. Le mal demeure, latent et toujours menaçant. Le serpent souterrain peut sortir de sa tanière. Comme certaines pulsions. Mais aussi comme le cancer. Face à lui, que devient le combat dès lors qu’on est un artiste ? L’œuvre de la Japonaise Chiaru Shiota aujourd’hui présentée dans la galerie Templon Bruxelles en est l’expression. Observons. Sur et autour d’un amoncellement de parapluies sombres disposés en une montagne impossible à gravir, tombe une pluie dure et noire faite de fils tendus et impénétrables.

En 1999 déjà, Chiaru Shiota, alors âgée de 27 ans, posait la question de sa propre fragilité de femme en créant un environnement inaccessible fait de robes de sept mètres de haut, couvertes de terre qu’un ruissellement continu, peu à peu, comme les jours d’une vie, lavait mais jamais jusqu’au retour de la blancheur des tissus. Demeuraient des traces, une mémoire. Mais à peine.

© Philippe Vienne

L’eau était encore présente, mais de manière allégorique lorsque, pour la Biennale de Venise 2015, elle créa un environnement immersif au centre duquel une embarcation, ouverte à la manière d’une main, était emportée par un nuage organique de 400 km de fils rouges auxquels étaient accrochés, comme pour stopper l’inévitable destin, 180 000 clés. (lire la suite sur VOIR-ET-DIRE.NET)


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Plus d’arts visuels…

HOSOKAWA, Toshio (né en 1955)

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Toshio Hosokawa, 2018. © ensembleintercontemporain.com

“Compositeur japonais né le 23 octobre 1955 à Hiroshima, Toshio HOSOKAWA se forme au piano, au contrepoint et à l’harmonie à Tokyo. En 1976, il s’installe à Berlin où il étudie la composition avec Isang Yun, le piano avec Rolf Kuhnert et l’analyse avec Witold Szalonek à la Hochshule der Künste. Il participe également aux cours d’été de Darmstadt en 1980 et suit l’enseignement de Klaus Huber et de Brian Ferneyhough à la Hochshule für Musik de Fribourg-en-Brisgau (1983-1986).

Klaus Huber l’encourage alors à s’intéresser à ses origines musicales en retournant au Japon les étudier de manière approfondie. Cette démarche double sera fondatrice d’une œuvre qui puise ses sources aussi bien dans la grande tradition occidentale –Hosokawa cite Bach, Mozart, Beethoven et Schubert parmi ses compositeurs favoris et n’ignore rien de Nono, de Lachenmann et bien sûr de Klaus Huber– que dans la musique savante traditionnelle du Japon, notamment le gagaku, l’ancienne musique de cour.

Toshio Hosokawa est invité dans les plus grands festivals de musique contemporaine en Europe comme compositeur en résidence, compositeur invité ou conférencier […]. Il collabore étroitement avec le chœur de la radio WDR de Cologne et est compositeur en résidence au Deutsches Symphonie Orchester pour la saison 2006-2007. En 1989, il fonde un festival de musique contemporaine à Akiyoshidai (sud du Japon) qu’il dirige jusqu’en 1998.
Toshio Hosokawa, “Futari Shizuka” © en.karstenwitt.com

Son catalogue comprend des œuvres pour orchestre, des concertos, de la musique de chambre, de la musique pour instruments traditionnels japonais, des musiques de film, des opéras. Ses œuvres, privilégiant la lenteur, un caractère étale et méditatif dont la dimension spirituelle n’est jamais absente, sont souvent composées en vastes cycles (“Sen”, “Ferne Landschaft”, “Landscape”, “Voyage” et “Océan”). Les thématiques du voyage intérieur et des liens entre l’individu et la nature traversent nombre d’entre elles […].

Compositeur en résidence à l’Orchestre symphonique de Tokyo de 1998 à 2007, Toshio Hosokawa est le directeur musical du Festival international de musique de Takefu et est membre de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin depuis 2001. Il est également professeur invité au Collège de musique de Tokyo depuis 2004 et chercheur invité de l’Institute for Advanced Study de Berlin de 2006 à 2009. Il anime des conférences dans le cadre des cours d’été de Darmstadt depuis 1990. Il est directeur artistique du Suntory Hall International Program for Music Composition de 2012 à 2015.[…]

Si l’œuvre de Toshio Hosokawa se caractérise, à l’instar de compositeurs japonais tels que Yoritsune Matsudaïra, Toshiro Mayuzumi ou Tōru Takemitsu, par la dialectique entre Occident et Japon, sa particularité réside dans sa grande cohérence stylistique. Dans l’une de ses premières œuvres écrites pendant ses études en Allemagne, Melodia” (1979) pour accordéon, Hosokawa évoque la sonorité du shêng (orgue à bouche chinois) par un jeu comparable au rapport inspiration/expiration : partir d’un son piano, l’épaissir ensuite par l’accumulation d’autres sons en crescendo, et enfin revenir à l’état initial en decrescendo.

Même si cette œuvre de jeunesse, entièrement basée sur ce geste quelque peu connoté aujourd’hui, est loin d’être représentative de l’ensemble de sa production, elle annonce clairement les points sur lesquels il travaillera par la suite : la musique extra-européenne (plus précisément, celle du Japon), mais aussi l’économie de moyens, le processus reposant sur un seul geste qui s’intensifie progressivement (densité sonore, conquête du registre ou gain de dynamique), la dilatation du temps ou la corporalité.” (lire plus sur BRAHMS.IRCAM.FR)

Toshio Hosokawa, “Matsukaze”, Opéra de Lille, 2014 © opera-lille.fr

“Toshio HOSOKAWA est l’un des compositeurs japonais majeurs d’aujourd’hui. Il a créé un langage musical personnel à partir de sa fascination pour la relation entre l’avant-garde occidentale et la culture japonaise traditionnelle. Sa musique est fortement liée aux racines esthétiques et spirituelles de la culture japonaise (p. e. la calligraphie) et à celles de la musique de cour japonaise (le gagaku), et il donne une expression musicale à la notion d’une beauté née de l’éphémère : “Nous entendons les notes une à une et apprécions en même temps la façon elles naissent et meurent : un paysage sonore en continuel “devenir” animé de lui-même.”

Né à Hiroshima en 1955, Toshio Hosokawa est arrivé en Allemagne en 1976 où il a étudié la composition auprès d’Isang Yun, Brian Ferneyhough et plus tard de Klaus Huber. Bien qu’il ait d’abord fondé sa musique sur l’avant-garde occidentale, il a peu à peu développé un monde musical nouveau, entre Orient et Occident. C’est en 2001, avec sa première représentation mondiale de l’oratorio “Voiceless Voice in Hiroshima” qu’il obtient une très large reconnaissance […].

Les œuvres de musique lyrique de Toshio Hosokawa sont régulièrement programmées dans les grandes salles d’opéra. Son premier opéra “Vision of Lear” a été acclamé par la critique à la Biennale de Munich en 1998. “Hanjo”, opéra de 2004, mis en scène par la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker, et commandé par l’Opéra de La Monnaie (Bruxelles) et le Festival d’Aix-en-Provence a été vu sur de nombreuses scènes depuis sa création.

Comme Hanjo”, l’opéra “Matsukaze” est également inspiré par le théâtre traditionnel japonais. Il a été représenté pour la première fois en 2011 à l’Opéra de La Monnaie, dans la chorégraphie de Sasha Waltz, puis à l’Opéra d’État de Berlin, à Varsovie, et au Luxembourg. Le monodrame “The Raven” pour mezzo-soprano et ensemble musical a été créé à Bruxelles en 2012, puis joué sur plusieurs autres scènes.” (lire plus sur SOMMETSMUSICAUX.CH)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations ensembleintercontemporain.com ;  en.karstenwitt.com; opera-lille.fr  |


CARNEVALI, Fabian : Sans titre (vers 1990)

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© Fabian Carnevali

CARNEVALI, Fabian (1967-2019), Sans titre (photographie argentique, 30 x 30 cm, vers 1990)

Il se dégage de cette image un sentiment d’étrangeté, sinon de malaise, provoqué entre autres par la présence de jeunes gens dans un décor qui ne semble pas correspondre à leur âge – on les perçoit comme une sorte d’anachronisme. Le couple (s’agit-il d’ailleurs d’un couple ou d’un frère et sa sœur – l’ambigüité renforce le trouble) se répond par la symétrie des attitudes, en même temps qu’ils se distinguent l’un de l’autre comme des opposés complémentaires. Le masculin, lumineux, au pantalon clair, au chien blanc d’un côté. De l’autre, le féminin, obscur, à la jupe et aux bas noirs auxquels le chien se confond. Enfin, la pose de la jeune fille, qui fait remonter la jupe haut sur la cuisse, révèle une sensualité contenue – sensualité suggérée de manière plus explicite par le cadre accroché au mur. Il y a quelque chose de balthusien dans cette photo.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Fabian Carnevali ; Philippe Vienne


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