LE BAISER : Avant d’être affectif et amoureux, il était politique

Temps de lecture : 4 minutes >

Non, le baiser n’a pas toujours été l’expression ni le partage spontané d’un amour ou d’une sympathie réciproque. Ce désir de sentimentalité et ce sens de l’abandon à l’autre n’était pas tout à fait le ressenti de nos ancêtres… Comment ce geste politique est-il progressivement devenu désir ?

Invités sur le même plateau tv, le directeur de Philosophie Magazine Alexandre Lacroix et le sociologue Jean-Claude Kauffmann retracent les origines du baiser, une pratique culturelle qui s’est essentiellement développée en Occident, depuis la Rome antique. Ils rappellent pourquoi le baiser a une très longue histoire politique.

Au départ une reconnaissance politique entre égaux

Dans la Rome antique, on embrasse son rang

Eh oui, le geste du baiser tel que nous le pratiquons, remonte à une tradition occidentale datant de l’Empire romain. Pour les mœurs romaines, en public, le baiser était restreint au seul sentiment d’appartenance à un même clan social. Réduit à une idée d’égalité sociopolitique essentiellement. Le mariage aura directement hérité de cette conception-là du baiser lorsque les mariés s’embrassent en public à la mairie, comme pour exprimer leur union au sein de la même famille. Alexandre Lacroix explique qu’il était à ce point si codifié politiquement que les Romains déclinaient le baiser sous trois formes :

  1. Le basium qu’on se faisait au sein de la famille. C’était un baiser sur la bouche qui se comprenait comme un geste de respect, de piété filiale, de sorte à souder la famille. Une mère embrassait ses enfants sur la bouche et on s’embrassait sur la bouche entre frères et sœurs.
  2. L’osculum entre les membres d’une même corporation, ancêtre de la bise amicale quand il s’agissait à l’époque de s’embrasser quand on faisait partie du même corps politique. Entre sénateurs par exemple, on s’embrassait sur la bouche. C’est une reconnaissance entre égaux.
  3. Le suavium : le baiser des amants.

Il est impossible par exemple d’embrasser des esclaves ou des prostituées. D’ailleurs, aujourd’hui, l’interdit du baiser tel qu’il existe dans la tradition de la prostitution, c’est d’abord une opprobre qu’on a jetée sur les prostituées, parce qu’on ne les considérait pas comme des égales…

Sur un mur de Berlin…

Chez les premiers chrétiens, entre égaux qui partagent la même foi

Les premiers chrétiens s’embrassaient en signe de reconnaissance entre fidèles d’une même religion. Là encore, le baiser chrétien, avant de traduire un aspect religieux, c’est un baiser de paix qui se partage entre tous chrétiens à la messe.

Alexandre Lacroix : “Paul de Tarse, qui s’est prétendu apôtre et a connu les tout débuts du christianisme, disait qu’il fallait saluer tous les frères par un saint baiser. De culture romaine, il terminait régulièrement ses épîtres en recommandant aux croyants et aux fidèles de la même foi d’échanger entre eux ce saint baiser, les hommes s’embrassent entre eux et les femmes entre elles. Une manière d’échanger entre eux le basium romain qui est réinvesti dans le cadre de la communauté religieuse et exprimer le partage de la même foi. Cette même foi existe toujours dans nos baisers actuels comme d’une empreinte culturelle. Simplement, à défaut d’être religieuse, cette nouvelle foi s’éprouve en amour car elle reste une transcendance qui nous traverse et dont on reconnaît la valeur. Mais ce baiser de la paix tombe en désuétude à partir du XIe siècle.

Le baiser continue à structurer certaines relations d’hommes à hommes d’une manière horizontale dans le cadre de la Féodalité, quand un vassal jure fidélité à son seigneur, et quand son seigneur jure de protéger son vassal en s’embrassant ou bien quand les chevaliers s’embrassent sur la bouche en guise de reconnaissance et d’appartenance à la même communauté.

C’est au XVIe siècle que le baiser amoureux se désacralise et devient presque totalement réservé aux amants, dans un sens amoureux certes mais qui reste occulte, à l’abri de la sphère publique, cantonnée derrière les rideaux de la vie privée.

Le baiser presque invisible jusqu’au XIXe siècle

Jean-Claude Kaufmann explique pour finir que “dans la population en général, et dans les pratiques de séduction, le baiser est très rare jusqu’aux XIXe-XXe siècles. Pour exprimer sa relation, son union, on se tordait les poignets… on se jetait des cailloux… ou même, lorsqu’on passait un contrat de fiançailles, il était normal de se cracher mutuellement dans la bouche.

Une majorité de gens entre dans la vie maritale et dans la vie sexuelle sans avoir reçu un seul baiser jusqu’au XXe siècle.

On comprend donc que le baiser amoureux ne se démocratise publiquement que très tard, grâce à la photographie, aux cartes postales et surtout le cinéma d’Hollywood. Comme la censure impose une séduction cinématographique dénuée de contacts, par des jeux de regards, le baiser finit par se démocratiser d’un seul coup avec une grande ampleur à partir des années 1970. Comme s’il répondait à un besoin enfoui au plus profond de nous, de puis longtemps, un besoin auquel on avait toujours songé mais sans jamais pouvoir le faire.


Aimer encore…