L’introduction du pronom “iel” dans le dictionnaire Robert en ligne a créé de nombreux débats. Pourtant, le genre neutre existait en latin et existe toujours dans certaines langues modernes. En français, ce genre fait pourtant défaut.
“Un acte d’autocolonisation”, “l’avènement de l’idéologie woke”, “le virus de la déconstruction”… L’arrivée du pronom “iel” (ou “ielle”) dans la version en ligne du dictionnaire Robert a provoqué un vif tollé de la part de la classe politique française. Des réactions d’autant plus surprenantes que d’autres dictionnaires en ligne, tels le Wiktionnaire ou le Dictionnaire des francophones, avaient déjà tous deux intégré ce nouveau mot sans que personne n’en fasse grand cas.
“Iel“, c’est-à-dire la contraction des mots “il” et “elle”, a pour vocation de désigner une personne dont on ignore le genre, ou bien qui ne souhaite pas se voir attribuer un genre qui soit masculin ou féminin. En somme, son objectif est de proposer une troisième voie, en proposant un pronom neutre. Cette possibilité d’un genre neutre affranchi du masculin et du féminin est à l’origine de la vive inquiétude qui semble s’être emparée de l’intelligentsia française. Curieux, quand on sait qu’en matière de linguistique, le genre neutre existe dans bien des langues, y compris celles qui sont à l’origine du français.
Un genre neutre pluri-millénaire
Le genre neutre n’a en effet rien d’une nouveauté. Les ancêtres du français avaient ainsi un genre neutre, rappelle le linguiste Andrea Valentini, directeur du département Littérature et Linguistique françaises et latines à la Sorbonne-Nouvelle :
Si le latin est la langue mère du français, indo-européen est la langue “grand-mère” du français. Or, dans cette langue-là, qui n’était pas tant une langue qu’un ensemble de dialectes dispersés, il y avait une distinction générique entre le genre inanimé et le genre animé. Le latin aurait hérité de cette langue le genre neutre, en distinguant par ailleurs, avec la plupart des autres langues indo-européennes, féminin et masculin.
Le neutre existe donc en latin, au même titre d’ailleurs qu’en grec. Sa fonction propre est alors de marquer ce qui est considéré comme inanimé, c’est-à-dire le plus souvent les objets, mais il peut également, dans certains cas spécifiques, désigner des personnes, à l’instar par exemple du nom mancipia, pour “esclaves“, qui sont assimilés à des choses. “Le neutre était déjà menacé à l’époque du latin, précise néanmoins Andrea Valentini, et ce dès le latin archaïque, ou pré-classique, c’est-à-dire avant Cicéron”. Beaucoup de noms désignant des objets inanimés se voient en effet attribuer un genre différent du neutre, comme le pays (patria, féminin) par exemple ou encore le champ (ager, masculin), ce qui entretient une confusion des genres.
Le genre neutre disparaît en français… mais pas en anglais
Les langues romanes, tels que l’italien, l’espagnol et le français, perdent finalement le genre neutre en évoluant. “Il est très difficile de savoir à quel moment ont eu lieu ces changements, juge Andrea Valentini. Parfois, on estime que les sujets parlants ont simplement perdu le sentiment ou la notion du neutre, à partir d’une époque qui se situe entre le VIe et le VIIe siècle en Europe occidentale. Parmi les langues romanes, seul le roumain a conservé le genre neutre.”
C’est dans les langues slaves, comme le russe, ou les langues germaniques, tels l’anglais ou l’allemand, que le neutre continue d’être employé. Les noms neutres y désignent bien souvent des objets inanimés ou de jeunes enfants, avec leur lot d’exceptions. “Les mots neutres désignent souvent des choses, assure la linguiste Anne Abeillé, professeure à l’Université de Paris et co-directrice de La Grande Grammaire du français. Mais il y a malgré cela un certain nombre de noms de choses qui sont considérées comme masculin ou féminin, comme par exemple la lune et le soleil. En allemand c’est d’ailleurs l’inverse du français, on dit “die Sonne” (“la” soleil) et der Mond (“le” lune).”
L’anglais moderne est un bon exemple d’une langue qui a conservé un pronom neutre pour qualifier ce qui relève de l’inanimé, comme le précise à ce sujet Andrea Valentini : “Pour tout ce qui est inanimé, on utilise le pronom “it”, y compris pour des jeunes enfants, ou pour des animaux. Les anglophones opposent ainsi le genre animé au genre inanimé : dans le genre animé il y a deux pronoms (“she” et “he”), qu’on utilise uniquement pour le genre social ou le sexe.”
Faute de neutre, un genre indifférencié
Et en français alors ? Subsiste-t-il quelque chose de ce genre neutre en droite provenance des langues indo-européennes ? Pas vraiment à en croire les linguistes. Et si certains affirment que le “ce” ou le “cela” impliquerait un genre neutre, c’est oublier un peu vite qu’ils nécessitent un accord au masculin, rappelle Anne Abeillé :
Dans La Grande grammaire du français, on dit que le français a deux genres, masculin et féminin ; certaines grammaires parlent de “ce” comme un pronom “neutre” car il peut avoir un antécédent masculin (‘le sport, c’est bon pour la santé’) ou féminin (‘la natation, c’est bon pour la santé’) mais comme on le voit avec l’accord de l’adjectif (bon), c’est un pronom grammaticalement masculin.
En revanche, le français a beaucoup de formes qui sont de genre indifférencié, ou épicène, c’est-à-dire des termes qui peuvent être masculin ou féminin. C’est le cas des pronoms personnels “je”, “tu”, “nous” et “vous” ou de certains mots comme “élève” ou “artiste”. “On peut dire ‘un élève’ ou ‘une élève’, précise Anne Abeillé. Ce sont des formes qui valent pour les deux genres, mais ce n’est pas la même chose que le neutre, qui lui est un troisième.”
La langue française est-elle compliquée ?
En français, à peu près la moitié des noms qui désignent des humains sont du genre indifférencié, comme “journaliste” ou “juge“. Dans son roman Sphinx, publié en 1986, la romancière et membre de l’Oulipo Anne Garréta se prêtait déjà à un exercice de style qui joue sur cette ambiguïté de la langue : tout le roman est rédigé à l’aide de pronoms personnels indifférenciés qui sont accompagnés d’adjectifs également indifférenciés, à l’image de “solide”, “aimable” ou encore “agréable”, ce qui rend impossible d’identifier le genre des protagonistes.
Et le “on”, dont l’accord laisse parfois perplexe, pourrait-il incarner ce fameux genre neutre qui semble manquer à la langue française ? Au même titre que “je“, “tu“, “vous” et “nous“, il s’agit d’un pronom de genre indifférencié. “Ce qui est particulièrement intéressant avec le pronom “on”, c’est qu’aujourd’hui on l’utilise à l’oral pour désigner la première personne du pluriel, statue le linguiste Andrea Valentini. Mais en français classique, “on” est un pronom qui désigne les autres, et parmi les autres, il peut y avoir moi ou nous. C’est un pronom indéfini. On pourrait décider de l’utiliser comme pronom neutre ou non-genré, mais son histoire fait qu’il n’a jamais pu être utilisé de cette manière.“
Il existe bien quelques particularismes régionaux (à l’image du “J’y vois” qui, en Rhône-Alpes, peut remplacer le “Je le vois“) qui sous tendent une utilisation d’un genre neutre, mais ces derniers restent trop marginaux, comme le relèvent les auteurs de La Grande Grammaire, pour véritablement exprimer un genre neutre.
Le “they” anglais et le “hen” suédois
C’est finalement dans les pays qui ont déjà perdu la distinction de genre masculin/féminin que sont apparus de nouveaux pronoms. Sur les réseaux sociaux, on aperçoit ainsi de plus en plus des descriptions de profil dans lesquelles le pronom [they] est indiqué : il s’agit ici pour la personne de préciser qu’elle ne souhaite pas être genrée au masculin ou au féminin. Mais pourquoi utiliser “they“, alors qu’il se traduit pourtant traditionnellement par “ils” ou “elles”. Il s’agit, raconte Andrea Valentini, du “they singulier” :
En anglais, on utilise ce qu’on appelle le “Singular They“. Le “they” est utilisé à la troisième personne du singulier pour parler de personnes dont on ne connaît pas ou dont on ne veut pas dire le genre. Plutôt que de dire “she” ou “he”, on utilise ce “they“. C’est un usage qui a existé en anglais médiéval, et qui a été condamné au XVIIIe siècle, à l’époque de la grammatisation, quand les langues se sont codifiées et que ce qui sortait de la norme a été éliminé.
En Suède, depuis une dizaine d’années, un nouveau pronom personnel a été ajouté au dictionnaire : le pronom “hen”, de genre indifférencié. “Il est pour les hommes et pour les femmes, détaille Anne Abeillé. Il est utilisé comme générique, dans les formulaires pour l’administration, etc. C’est, par exemple, lorsque l’on veut dire l’étudiant, il ou elle, ou le candidat, il ou elle. Il est différent du pronom neutre (het), qui est lui réservé aux objets.” Inventé par une romancière suédoise dans les années 1970, il avait été créé pour simplifier la langue en permettant d’inviter les formes de type “il/elle” ou “il et elle”, et se passer du genre masculin, qui s’applique par défaut.
Et le “iel” alors ?
De leur côté, les langues latines sont encore loin d’avoir trouvé leur pronom neutre. En octobre 2020, en Espagne, l’Académie royale avait indiqué qu’elle se penchait sur le pronom neutre “elle”, qui venait s’inscrire en plus des pronoms féminin “ella” et masculin “el”, avant de rétropédaler face au tollé suscité. A l’instar de “iel”, le “elle” espagnol est donc encore loin de faire l’unanimité. En France, pourtant, les tentatives de proposition d’un pronom neutre n’ont pas attendu 2021. En 2011, dans son ouvrage Cyborg philosophie, le philosophe Thierry Hoquet proposait d’ores et déjà le pronom “ille” pour exprimer un genre neutre, tandis que dans leur livre Requiem pour il et elle, l’écrivaine Michèle Cuasse et la philosophe Katy Barasc suggéraient de leur côté le pronom “ul”. C’est finalement le “iel”, contraction de “il” et de “elle”, qui semble avoir le mieux pris sur les réseaux sociaux.
“On a noté cette forme ‘iel’, singulier ou pluriel, parce qu’elle existe sur les réseaux sociaux, rappelle Anne Abeillé. Dans La Grande Grammaire, on a des sources orales, des sources écrites et des sources internet : c’est une grammaire qui veut inclure tous les usages. On essaye simplement d’observer tout ce qui existe, ce n’est pas un ouvrage militant.” Les auteurs ont également noté son utilisation dans le livre Les Furtifs d’Alain Damasio. “L’exemple c’est ‘iel se sentait vide’, et on voit bien ci que l’adjectif ‘vide’, comme pas mal d’adjectifs en français, est de genre indifférencié. C’est l’usage que l’on a noté, et on l’a noté comme non accepté par tous (à l’aide du signe %). C’est un exemple marginal parmi 30 000 autres.”
Le débat autour de “iel” ne tient finalement pas tant de la protection de la langue française que de la querelle autour des questions de genre, déjà largement alimentée lors des polémiques qui entouraient la question de l’écriture inclusive. Plus que la perspective d’un pronom neutre, c’est celle de la non-binarité qui semble être à l’origine de la vague d’indignation actuelle. Comme si la possibilité de nommer une réalité -il existe des gens qui ne se définissent pas à l’aune d’un genre- risquait de la rendre plus tangible.
Reste qu’à en juger par les réactions, le “iel” est encore loin de s’être imposé, et ce malgré sa présence dans Le Robert, qui précisait pourtant déjà que son usage était rare. Paradoxalement, la couverture médiatique pétrie d’indignation dont le terme vient de bénéficier devrait achever de contraindre d’autres dictionnaires à ajouter “iel” à leur lexique.
Pierre Ropert
- L’article original (avec pubs) de Pierre Ropert est paru sur FRANCECULTURE.FR le 25 novembre 2021.
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