[LECHO.BE, 3 avril 2023] Un mois et demi après la sortie de 12, son dernier album, le compositeur japonais Ryuichi Sakamoto, 71 ans, héritier de Debussy, pionnier des musiques électroniques et Oscar 1988 pour sa BO du Dernier empereur de Bertolucci, a été emporté par son cancer.
Il a composé des musiques de films inoubliables, inlassablement défriché en pionnier les sons numériques et milité avec ferveur pour l’environnement : le foisonnant artiste Ryuichi Sakamoto, adulé dans son Japon natal, est mort d’un cancer le 28 mars à 71 ans. “Il a vécu avec la musique jusqu’à la toute fin“, a déclaré son équipe dans un communiqué publié sur son site officiel, ajoutant que l’artiste avait souhaité des funérailles discrètes réservées à son cercle familial.
Sakamoto avait révélé début 2021 souffrir d’un cancer colorectal, après avoir été traité pour un cancer de la gorge depuis 2014.
Le grand public international l’a découvert avec ses musiques de films, à commencer par celle de Furyo de Nagisa Oshima (1983), film subversif sur un camp de prisonniers en Asie durant la Seconde Guerre mondiale, où Ryuichi Sakamoto brille aussi en tant qu’acteur au côté de David Bowie et Takeshi Kitano.
Il décroche en 1988 l’Oscar de la meilleure musique de film pour avoir co-écrit celle du Dernier Empereur de Bernardo Bertolucci, qui collaborera plusieurs fois avec lui, notamment sur son film suivant, Un thé au Sahara (1990). Ryuichi Sakamoto avait aussi travaillé pour Brian de Palma et Pedro Almodovar, et plus récemment écrit la bande originale de The Revenant d’Alejandro González Iñárritu (2015).
Le “professeur”
Né à Tokyo le 17 janvier 1952, il a grandi en baignant dans la culture et les arts, son père étant éditeur de romanciers japonais, dont les immenses Kenzaburo Oe et Yukio Mishima. Il découvre le piano très jeune. Adolescent, le rock des Beatles et des Rolling Stones le fascine tout autant que Bach et Haydn, avant de tomber éperdument amoureux de Debussy.
Tout en menant des études d’ethnomusicologie et de composition, ce qui lui vaudra au Japon le surnom respectueux de “professeur“, il commence à se produire sur scène dans le Tokyo bouillonnant des années 1970. “Je travaillais avec l’ordinateur à l’université et je jouais du jazz, j’achetais de la musique psychédélique West Coast et les premiers disques de Kraftwerk l’après-midi, et la nuit je jouais du folk. J’étais pas mal occupé !” racontait-il en 2018 au quotidien britannique The Guardian.
En 1978 il co-fonde avec Haruomi Hosono et Yukihiro Takahashi le groupe Yellow Magic Orchestra (YMO), dont l’électro-pop survitaminée aura par la suite une énorme influence sur la techno, le hip-hop et la J-pop, et inspirera les mélodies synthétisées des premiers jeux vidéo.
Le succès de YMO sera phénoménal au Japon et certains de ses tubes seront remarqués aussi en Occident, comme l’électro-funk Computer Game/Firecracker, qui sera samplé par le pionnier américain du hip hop Afrika Bambaataa, ou Behind the Mask, qui donnera lieu à des reprises par Michael Jackson et Eric Clapton.
Antinucléaire fervent
Après la dissolution de YMO fin 1983, Ryuichi Sakamoto donnera libre cours à ses projets solo, explorant au fil de sa carrière une foule de styles musicaux (rock progressif et ambient, rap, house, musique contemporaine, bossa nova…). Il multiplie les collaborations avec des artistes avant-gardistes, mais aussi avec des stars comme le punk Iggy Pop, la chanteuse capverdienne Cesaria Evora, le Brésilien Caetano Veloso ou encore le Sénégalais Youssou N’Dour. “Je veux être un citoyen du monde. Cela peut sonner très hippie, mais j’aime ça” disait Ryuichi Sakamoto, qui vivait à New York depuis les années 1990.
Artiste engagé
Loin d’être un artiste dans sa tour d’ivoire, Ryuichi Sakamoto était aussi très sensible aux grands enjeux sociétaux. Militant écologiste de longue date, il était devenu une figure de proue du mouvement antinucléaire au Japon après la catastrophe de Fukushima en mars 2011. A ce titre, il avait notamment organisé en 2012 un méga-concert contre le nucléaire près de Tokyo, en y conviant non sans ironie ses amis de Kraftwerk (qui veut dire centrale électrique en allemand), et dont l’un des titres phare s’appelle Radioactivity.
Il avait également fondé en 2007 More Trees, une ONG de gestion durable de forêts au Japon, aux Philippines et en Indonésie. Marié et divorcé à deux reprises, Ryuichi Sakamoto était notamment le père de la chanteuse de J-pop Miu Sakamoto, née en 1980 de son union avec la chanteuse et pianiste japonaise Akiko Yano.
12, l’album poignant et minimaliste de Ryuichi Sakamoto
Dans son dernier album intitulé 12 (sorti le 17 février 2023 chez Sony Music), Ryuichi Sakamoto dévoile une musique minimaliste pour douze morceaux émouvants. Dans ce nouvel album, il semble composer la bande-son de sa propre fin. Une musique poignante, minimaliste, pour douze morceaux émouvants, même sans titre.
Une des pistes, par exemple, propose des simples notes de piano qui évoquent une petite pluie fine observée derrière la fenêtre, voire le goutte à goutte d’une perfusion. Par moments, on entend le pianiste respirer, difficilement, son cancer de la gorge renforçant peu à peu son emprise sur l’ensemble de son corps.
Des mélodies que l’on croirait déjà composées dans les limbes, aériennes, flottantes, d’un musicien plus en rémission qui s’en remet au destin avec raison, dans une oraison pourtant pas funèbre. Une musique sereine – d’un homme en paix avec lui-même-, apaisée donc, d’une beauté épurée qui évoque un Érik Satie qui aurait rangé au placard sa gaieté, un Quatuor pour la fin du temps de Messiaen que Ryuichi interprète en solo, puisqu’il s’agit de la fin du sien.
AFP / Bernard Roisin
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